OPINION INDIVIDUELLE DE MME LA JUGE CLEVELAND
[Traduction]
Peuples de Palestine et d’Israël ayant le droit à l’autodétermination Israël ayant insuffisamment participé à la procédure Demande de l’Assemblée générale ne portant que sur une partie.
Cour n’ayant pas examiné la situation ancienne à Gaza Portée temporelle de l’avis consultatif excluant la réponse apportée par Israël dans la bande de Gaza à l’attaque du 7 octobre 2023 Jus ad bellum déterminant la licéité de la présence d’Israël dans le Territoire palestinien occupé Cour n’ayant pas étayé la conclusion selon laquelle la présence d’Israël est illicite en ce qui concerne Gaza Regret que la Cour n’ait pas précisé les obligations juridiques incombant à Israël à l’égard de Gaza.
Annexion, dans le contexte de l’interdiction de l’acquisition de territoire par la force, consistant en l’emploi de la force pour contrôler un territoire étranger dans l’intention d’exercer un contrôle permanent Cour ayant conclu à une violation à cet égard à Jérusalem-Est et en Cisjordanie.
Conclusion que l’obligation de respecter le droit à l’autodétermination constitue une norme impérative devant s’entendre dans le contexte d’une subjugation et d’une domination étrangères Caractère erga omnes de l’autodétermination ayant guidé les conclusions de la Cour sur la responsabilité des États et de l’Organisation des Nations Unies.
1. Dans sa résolution 181 de 1947, l’Assemblée générale a proposé le partage de la Palestine sous mandat en deux États, l’un juif et l’autre arabe, qui devaient commencer d’exister dans les deux mois suivant le retrait des forces britanniques et au plus tard le 1er octobre 1948. Israël a accepté la proposition et proclamé son indépendance en mai 1948. En 1949, il a été admis en tant qu’État Membre de l’ONU sur le fondement, entre autres, de son acceptation du principe d’un État arabe dans le reste de la Palestine (résolution 273 (III) de l’Assemblée générale). En 1993, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a renoncé à la violence et reconnu l’État d’Israël ainsi que le droit de ce dernier de vivre en paix et en sécurité. De même, Israël a reconnu l’OLP comme le représentant légitime du peuple palestinien.
2. À la lumière de la demande de l’Assemblée générale, la Cour, dans son avis consultatif, a naturellement porté une attention particulière au déni persistant du droit à l’autodétermination du peuple palestinien dans le Territoire palestinien occupé. Elle a ainsi constaté que, « [e]n conséquence des politiques et pratiques d’Israël, qui se poursuiv[ai]ent déjà depuis des décennies, le peuple palestinien a[vait] été privé de son droit à l’autodétermination » (avis consultatif, par. 243), conclusion que je partage. Cela dit, ni le peuple palestinien ni le peuple israélien n’ont vu leur droit à l’autodétermination pleinement mis en oeuvre. Le peuple d’Israël a, lui aussi, le droit de disposer de lui-même, ce qui comprend le droit à l’indépendance politique, le droit à l’intégrité territoriale et le droit de vivre en paix et en sécurité à l’intérieur de frontières reconnues. Les attaques violentes que cet État, ainsi que son peuple, a subies et le refus d’autres États notamment parmi ceux participant à la présente procédure consultative de reconnaître son existence légitime entraînent une violation de ce droit également. Le droit des peuples de Palestine et d’Israël de vivre en paix à l’intérieur de frontières sûres et reconnues est un élément essentiel pour parvenir à la paix dans la région (résolutions 242 (1967), 338 (1973), 1515 (2003) et 2334 (2016) du Conseil de sécurité de l’ONU).
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3. Il est regrettable que la Cour n’ait pas véritablement cherché à prendre en considération les atteintes au droit à l’autodétermination auxquelles le peuple israélien a dû faire face depuis la création de l’État d’Israël. Outre l’examen des entraves continues au droit à l’autodétermination du peuple palestinien — qui sont innombrables et choquantes —, la Cour avait selon moi la responsabilité, dans le présent avis consultatif, de reconnaître les menaces persistantes qui pèsent sur Israël et son peuple et d’en tenir compte dans une plus large mesure.
4. Il est également regrettable qu’Israël n’ait pas réellement pris part à la présente procédure consultative. Celui-ci a soumis à la Cour un exposé écrit de cinq pages, assorti d’annexes. Il a choisi de ne pas participer à la procédure orale, bien que la Cour lui eût, jusqu’à l’ouverture des audiences, réservé trois heures pour présenter ses vues, soit un temps de parole égal à celui alloué à l’État observateur de Palestine et six fois supérieur à celui accordé à chacun des autres participants. La présente instance étant de nature consultative, aucun État n’avait l’obligation d’y prendre part, et Israël pas davantage qu’un autre. Cependant, la participation de ce dernier à la procédure orale eût été bénéfique pour la Cour. La non-participation d’un État ne saurait, pour autant, empêcher la Cour de s’acquitter de ses responsabilités en répondant à une demande d’avis consultatif.
5. Il est, enfin, à déplorer que la demande de l’Assemblée générale ait porté sur le seul comportement d’Israël à l’égard de la Palestine, et non sur les conséquences juridiques des politiques et pratiques de tous les acteurs concernés par la situation israélo-palestinienne. Israël et sa population ont eux aussi vu leurs droits au regard du droit international gravement bafoués dans la période couverte par la demande. La question israélo-palestinienne ne pourra être réglée que lorsque les atteintes commises par l’ensemble des parties prenantes seront reconnues et qu’une réponse y sera apportée.
6. Cela dit, je souscris pour l’essentiel aux conclusions de la Cour, à la lumière de la manière dont celle-ci a défini les questions soulevées. Outre ma déclaration commune avec M. le juge Nolte, qui porte sur la question de la licéité de la présence continue d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, j’ai tenu à joindre la présente opinion individuelle pour exposer mes vues au sujet de la logique adoptée par la Cour sur la question de Gaza, la notion d’annexion et l’autodétermination en tant que norme impérative de droit international.
I. LA QUESTION DE GAZA
7. La situation tragique qui règne depuis des décennies dans la bande de Gaza est désormais, ainsi que la Cour l’a souligné, « catastrophique » et « désastreuse » (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël), ordonnance en indication de mesures conservatoires du 24 mai 2024, par. 28). Cependant, on voit mal quelles conclusions juridiques et pratiques pourraient être tirées de l’avis consultatif de la Cour en ce qui concerne le comportement adopté de longue date par Israël à l’égard de la bande de Gaza. La Cour n’était pas appelée, dans la présente procédure consultative, à examiner les circonstances du conflit armé en cours dans la bande de Gaza, et, compte tenu de la portée temporelle qu’elle a établie pour l’avis, ses conclusions sont difficilement applicables à Gaza. De mon point de vue, la Cour a en outre manqué d’étayer sa conclusion selon laquelle l’illicéité de la présence d’Israël, et l’obligation concomitante de retrait qui lui incombe, s’applique à la situation actuelle dans la bande de Gaza.
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8. De plus, la Cour aurait pu, et aurait dû, examiner d’autres questions relatives aux responsabilités d’Israël et à la licéité des politiques et pratiques appliquées par ce dernier s’agissant de la bande de Gaza, qui étaient en place avant le 7 octobre 2023 et se poursuivent aujourd’hui. J’examinerai certaines d’entre elles ci-dessous.
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9. En ce qui concerne la portée temporelle de l’avis consultatif, la Cour a énoncé un point essentiel, à savoir que « les politiques et pratiques visées dans la demande de l’Assemblée générale n’inclu[ai]ent pas le comportement adopté par Israël dans la bande de Gaza en réaction à l’attaque menée contre lui par le Hamas et d’autres groupes armés le 7 octobre 2023 » (avis consultatif, par. 81). Elle est ensuite revenue sur cette importante limitation temporelle de l’avis consultatif, juste avant de répondre aux questions de l’Assemblée générale, en soulignant que sa réponse « repos[ait] sur l’ensemble des motifs qu’elle a[vait] exposés …, lesquels d[evai]ent être lus à la lumière les uns des autres, en tenant compte de la manière dont [elle] a[vait] défini la portée matérielle, temporelle et territoriale des questions (paragraphes 72 à 83) » (ibid., par. 284). Cela établit clairement, à tout le moins, que l’avis consultatif ne porte pas sur la réponse d’Israël à l’attaque du 7 octobre 2023 ni sur la situation dramatique qui en a résulté à Gaza. Il ne traite pas non plus de l’incidence éventuelle du conflit actuel sur la licéité des activités militaires auxquelles Israël se livrait déjà et continue de se livrer dans la bande de Gaza.
10. Ce point mis à part, l’avis consultatif en dit très peu sur Gaza. Lorsqu’elle a, aux paragraphes 88 à 94, établi le droit applicable, la Cour a observé qu’après son retrait en 2005, Israël avait continué d’exercer certaines prérogatives essentielles sur la bande de Gaza, notamment « le contrôle des frontières terrestres, maritimes et aériennes, l’imposition de restrictions à la circulation des personnes et des marchandises, la perception des taxes à l’importation et à l’exportation, et le contrôle militaire sur la zone tampon » (par. 93). Elle a conclu à cet égard que certains aspects du droit de l’occupation étaient demeurés applicables en ce qui concerne la bande de Gaza, proportionnellement au degré de contrôle effectif d’Israël (par. 94), mais n’a pas établi quelles obligations avaient continué de lier Israël après 2005, ni constaté de violations de telles obligations. De fait, la conclusion de la Cour selon laquelle le droit de l’occupation a continué de s’appliquer en ce qui concerne la bande de Gaza n’avait aucune incidence sur la suite de son analyse.
11. La Cour n’ayant pas précisé quelles responsabilités Israël avait conservé au regard du droit de l’occupation en ce qui concerne Gaza, et n’ayant tiré aucune conclusion à cet égard, une grande incertitude subsiste quant au statut de Gaza pendant la période en question, et aux obligations correspondantes d’Israël.
12. L’examen détaillé qu’a fait la Cour des politiques de colonisation d’Israël et de l’annexion par ce dernier de certaines parties du Territoire palestinien occupé ne porte pas sur Gaza (avis consultatif, par. 111-179). Dans son analyse des « lois et mesures discriminatoires connexes », elle a mentionné des restrictions à la liberté de circulation entre la bande de Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est (ibid., par. 202-203), mais n’a pas conclu à l’existence d’une discrimination en ce qui concerne, en particulier, les politiques et pratiques d’Israël à l’égard de Gaza. Sa constatation d’une violation de l’article 3 de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale est expressément limitée aux politiques et pratiques appliquées par Israël à Jérusalem-Est et en Cisjordanie (ibid., par. 226).
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13. En revanche, l’examen par la Cour du droit à l’autodétermination s’applique incontestablement à tous les Palestiniens du Territoire palestinien occupé, y compris ceux vivant dans la bande de Gaza. Les Palestiniens sont un peuple (Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 182-183, par. 118) et le Territoire palestinien occupé « constitue une seule et même entité territoriale, dont l’unité, la continuité et l’intégrité doivent être préservées et respectées » (avis consultatif, par. 78). Ainsi que l’a affirmé la Cour, le droit à l’autodétermination du peuple palestinien englobe le droit à l’intégrité de son territoire et de sa population, le droit à la souveraineté permanente sur ses ressources naturelles, et le droit de déterminer librement son statut politique et d’assurer son développement économique, social et culturel dans tout le Territoire palestinien occupé (ibid., par. 238-241). Par conséquent, les violations du droit à l’autodétermination qui résultent du comportement illicite d’Israël entravent nécessairement la jouissance de ce droit dans l’ensemble du Territoire palestinien occupé, quelle que soit la partie de celui-ci dans laquelle ont été appliquées les politiques et pratiques d’Israël.
14. Tout particulièrement, Gaza n’est pas mentionnée dans les principales constatations qui sous-tendent la conclusion de la Cour selon laquelle la présence d’Israël dans le Territoire palestinien occupé est illicite. Comme la Cour l’indique clairement, c’est la violation des règles relatives à l’emploi de la force, soit le jus ad bellum, qui rend illicite la présence d’une puissance occupante (avis consultatif, par. 251 et 253 ; voir aussi déclaration commune des juges Nolte et Cleveland, par. 7). Dès lors qu’un État utilise l’occupation comme un moyen d’acquisition de territoire, ainsi que l’a fait Israël à Jérusalem-Est et en Cisjordanie, une telle présence est illicite, indépendamment de toute justification fondée sur la légitime défense susceptible d’être avancée par cet État (déclaration commune des juges Nolte et Cleveland, par. 8).
15. Aucune des circonstances qui ont conduit la Cour à conclure que la présence d’Israël violait les règles relatives à l’emploi de la force ne s’applique toutefois à la bande de Gaza. La Cour n’a pas constaté qu’Israël avait étendu les colonies et les infrastructures associées dans la bande de Gaza. Le fait est que celui-ci a évacué ses colonies de Gaza en 2005 (avis consultatif, par. 68 et 114). La Cour n’a pas estimé qu’Israël avait annexé ou cherché à annexer la bande de Gaza. Elle n’a pas davantage dit qu’il avait de quelque autre manière bafoué l’interdiction de l’emploi de la force entre 2005 et 2023 s’agissant de Gaza. En conséquence, la conclusion essentielle de la Cour — à savoir que les politiques et pratiques adoptées par Israël en tant que puissance occupante emportent violation de l’interdiction de l’acquisition de territoire par la force et excluent de ce fait toute justification sur le fondement de la légitime défense — ne s’applique pas à Gaza.
16. La Cour a néanmoins tenté, en l’espace d’un seul paragraphe, de faire entrer Gaza dans sa conclusion, en estimant que la présence d’Israël dans l’« intégralité » du Territoire palestinien occupé était illicite sur le fondement de l’intégrité du Territoire palestinien occupé (avis consultatif, par. 262).
17. Il n’est cependant pas expliqué, dans ce paragraphe isolé, comment une violation du droit à l’autodétermination — en l’absence de violation de l’interdiction de l’acquisition de territoire par la force — rend illicite la présence d’une puissance occupante, ni comment une telle violation pourrait primer sur l’exercice du droit de légitime défense qu’Israël peut avoir en ce qui concerne la bande de Gaza. Comme le démontre l’examen auquel la Cour elle-même a procédé de la question de savoir si la bande de Gaza est restée occupée après 2005, il est nécessaire, pour apprécier l’existence d’une occupation, d’analyser séparément les circonstances qui s’appliquent à chaque région ou territoire spécifique (avis consultatif, par. 88-94 ; voir aussi Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 230-231, par. 174-178). De même, l’examen de la licéité de la présence militaire d’un État en territoire étranger
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requiert des analyses distinctes lorsque des circonstances différentes s’appliquent à différentes régions ; un tel examen ne saurait obéir à un principe d’unité territoriale. Ainsi, un recours à la force licite dans une partie d’un territoire peut ne pas l’être dans une autre.
18. Certaines des informations présentées à la Cour peuvent porter à croire qu’Israël a cherché à exercer un contrôle permanent sur l’entièreté du Territoire palestinien occupé, y compris la bande de Gaza, afin de faciliter l’annexion progressive de parties du territoire et la modification des caractéristiques démographiques de celui-ci, et de faire obstacle au droit à un État palestinien. La Cour ne s’est toutefois pas prononcée en ce sens ; elle n’a pas conclu qu’Israël tentait de contrôler de façon permanente le Territoire palestinien occupé dans son ensemble, ou la bande de Gaza. Le fait est qu’elle n’a pas traité la question. N’ayant pas énoncé une telle conclusion, elle n’aurait pu déterminer que la présence d’Israël violait le jus ad bellum en ce qui concerne la bande de Gaza qu’en constatant que cette présence militaire, avant le 7 octobre 2023, n’était justifiée par aucune considération de légitime défense. Pour cela, il lui eût fallu examiner certaines questions juridiques et factuelles relatives à la portée du droit légitime d’Israël de recourir à la force pour protéger son territoire et son peuple, questions qu’elle n’a pas même souhaité envisager (Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 195, par. 141).
19. En outre, compte tenu de la limitation temporelle qu’elle a imposée (avis consultatif, par. 81 et 284), on comprend mal ce que la Cour entendait lorsqu’elle a dit qu’Israël devait se retirer de la bande de Gaza dans les plus brefs délais, en faisant abstraction, d’une certaine manière, des circonstances découlant de la réponse d’Israël à l’attaque du 7 octobre 2023.
20. Des raisons compréhensibles expliquent que la Cour ait quelque réticence à se pencher sur la bande de Gaza. Dans la requête pour avis consultatif soumise par l’Assemblée générale en décembre 2022, il était demandé à la Cour d’examiner les politiques d’Israël concernant, notamment, la « colonisation », l’« annexion » et les mesures discriminatoires « connexes », ainsi que leur incidence sur le statut juridique de l’occupation. Cette formulation mettait l’accent en premier lieu sur Jérusalem-Est et la Cisjordanie, où ces politiques et pratiques sont en place (résolution 77/247 du 30 décembre 2022, par. 18). Les participants à la procédure consultative ont, de la même façon, axé principalement leurs exposés sur ces parties du Territoire palestinien occupé. De plus, la Cour pouvait difficilement examiner la situation qui s’est développée dans la bande de Gaza après le 7 octobre 2023, et qui a donc vu le jour après l’adoption de la requête par l’Assemblée générale, étant donné que cette situation concerne un conflit armé en cours et fait l’objet de deux procédures contentieuses devant elle.
21. En conséquence, pour les raisons exposées ci-dessus et celles figurant dans ma déclaration commune avec M. le juge Nolte, je souscris à la réponse formulée par la Cour, à savoir que « la présence continue de l’État d’Israël dans le Territoire palestinien occupé est illicite » (avis consultatif, point 3 du dispositif (par. 285)). Cela est exact en ce qui concerne Jérusalem-Est et la Cisjordanie. Cependant, je ne suis pas d’accord pour considérer, comme l’a fait la Cour, que cette conclusion s’applique à l’« intégralité » du Territoire palestinien occupé (ibid., par. 262). Compte tenu de la limitation temporelle établie par la Cour, à laquelle s’ajoute le fait que son analyse relative au jus ad bellum n’est pas étayée en ce qui concerne Gaza, cette conclusion particulière ne saurait s’appliquer à la situation actuelle dans la bande de Gaza.
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22. Cela étant dit, je suis d’avis que la Cour aurait pu et aurait dû, à tout le moins, énoncer plus clairement certaines responsabilités d’Israël en ce qui concerne la situation tragique qui règne depuis longtemps déjà dans la bande de Gaza, et qu’il est regrettable qu’elle ne l’ait pas fait.
23. Premièrement, ainsi que la Cour l’a noté, la politique israélienne de colonisation menée à Gaza avant 2005 « n’était pas fondamentalement différente » de celle qui se poursuit actuellement à Jérusalem-Est et en Cisjordanie (avis consultatif, par. 114). Pour les raisons que la Cour a énoncées, le transfert de la population d’une puissance occupante dans un territoire occupé est prohibé par l’article 49 de la quatrième convention de Genève (ibid., par. 115-119). Par conséquent, toute tentative future de rétablir une telle politique de colonisation en ce qui concerne la bande de Gaza constituerait une « violation flagrante » de cette interdiction (résolution 465 (1980) du Conseil de sécurité de l’ONU du 1er mars 1980 ; voir aussi Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 183-184, par. 120).
24. Deuxièmement, pour ce qui est des obligations incombant à Israël au regard du droit de l’occupation en ce qui concerne Gaza après 2005 (voir par. 10 ci-dessus), il est clair que celui-ci n’a pas exercé un contrôle effectif sur la majeure partie de l’administration courante des affaires publiques de la bande de Gaza — responsabilité qui incombe, depuis 2007, au Hamas. Israël ne détenait donc pas, de manière générale, le contrôle effectif qui lui aurait, par exemple, imposé l’obligation prévue par l’article 43 du règlement de La Haye de 1907 de maintenir l’ordre public à Gaza. Néanmoins, la Cour aurait pu conclure que le contrôle d’Israël sur les zones maritimes et l’espace aérien de la bande de Gaza, ainsi que sur les points de passage terrestres (pour partie contrôlés conjointement avec l’Égypte (avis consultatif, par. 89)), et les restrictions draconiennes qu’il a imposées, par exemple, sur les importations de nourriture, les exportations et les activités telles que la pêche dans l’espace maritime de Gaza (en violation des engagements pris par Israël dans les accords d’Oslo), mettaient en jeu, notamment, certains éléments de l’obligation « d’assurer l’approvisionnement de la population en vivres et en produits médicaux » imposée par l’article 55 de la quatrième convention de Genève, ainsi que de l’obligation de faciliter les secours humanitaires prévue par l’article 59 du même instrument.
25. La Cour aurait également pu examiner si certains aspects des restrictions imposées par Israël sur les entrées et les sorties violaient les droits économiques et sociaux et d’autres droits fondamentaux de la population palestinienne de la bande de Gaza. En outre, il est incontestable qu’un emploi de la force militaire disproportionné au regard du droit de légitime défense emporte violation du jus ad bellum, et qu’un emploi de la force qui cause à des civils des dommages disproportionnés au regard de l’avantage militaire escompté emporte violation du jus in bello.
26. Enfin, j’estime que l’avis consultatif de la Cour établit clairement que, s’il utilisait sa position de puissante occupante pour chercher à exercer un contrôle permanent sur le Territoire palestinien occupé dans son ensemble, y compris la bande de Gaza, Israël violerait le jus ad bellum. De plus, un tel emploi de la force aggraverait encore les violations du droit du peuple palestinien à l’autodétermination.
27. Toutes ces obligations concernant Gaza continuent de s’appliquer.
II. LA NOTION D’ANNEXION
28. Il peut être regrettable que l’Assemblée générale ait utilisé le terme d’« annexion » dans une partie de la question a). Le droit international, ainsi qu’il trouve son expression dans le paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies et les règles coutumières, interdit
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l’« acquisition de territoire » par la menace ou l’emploi de la force. La question essentielle est donc celle de savoir ce qui constitue une « acquisition » illicite de territoire susceptible de rendre le comportement d’une puissance occupante non conforme à cette norme fondamentale. En ce sens, l’« annexion » peut à tort être interprétée comme correspondant à l’affirmation de souveraineté formelle sur un territoire ou à l’incorporation par un État d’un territoire étranger dans son propre territoire, actes qui ne sont ni l’un ni l’autre requis pour qu’il y ait violation de l’interdiction de l’acquisition de territoire par la force. La Cour semble parfois assimiler l’annexion à l’incorporation, ce qui pourrait limiter de manière indue cette interdiction (voir, par exemple, le paragraphe 158 de l’avis consultatif, dans lequel l’annexion est définie comme « le fait, pour la puissance occupante, d’…intégrer au sien » le territoire qu’elle occupe, et le paragraphe 170, selon lequel « Israël a en outre pris des mesures visant à incorporer la Cisjordanie dans son propre territoire »).
29. Les participants à la procédure sont nombreux à avoir soutenu qu’au moins une partie du Territoire palestinien occupé avait été annexée, mais ne se sont pas penchés, pour la plupart, sur le sens de cette notion. Le Japon, cependant, a précisé, dans ses écritures, le principe d’acquisition de territoire par la force, qu’il a défini comme « l’établissement du contrôle sur un territoire par le biais de mesures coercitives », conjugué à « l’intention de s’approprier ce territoire de manière permanente »1. Ce même État a en outre avancé que l’interdiction s’appliquait à « toute tentative unilatérale de modifier par la force ou la contrainte le statut établi pacifiquement de territoires ».
30. La Cour a suivi un raisonnement qui va, pour l’essentiel, dans le sens de cette interprétation. Elle a clairement indiqué que l’interdiction de l’acquisition de territoire par la force portait, en substance, sur l’emploi de la force à l’égard d’un territoire étranger, dans l’intention d’exercer un contrôle permanent sur celui-ci. Elle a ainsi fait observer que l’annexion « présuppos[ait] l’intention de la puissance occupante d’exercer un contrôle permanent sur le territoire occupé » (avis consultatif, par. 158 ; voir aussi les paragraphes 159 et 161), et n’a pas limité l’« annexion » à l’affirmation d’une souveraineté formelle ou à une situation d’incorporation. En conséquence, elle a conclu que les politiques et pratiques d’Israël dans de vastes portions du Territoire palestinien occupé, notamment à Jérusalem-Est et en Cisjordanie, étaient « destinées à rester en place indéfiniment et à créer sur le terrain des effets irréversibles » (ibid., par. 173). En d’autres termes, ces politiques et pratiques ont vocation à être permanentes. Un tel comportement viole l’interdiction de l’acquisition de territoire par la force prévue par le jus ad bellum.
III. L’AUTODÉTERMINATION EN TANT QUE NORME IMPÉRATIVE
31. La Cour a, pour la première fois, établi le caractère de norme impérative de droit international du droit à l’autodétermination. Elle a, de fait, déclaré que, « en cas d’occupation étrangère comme celle dont il est question en la présente espèce, le droit à l’autodétermination constitue une norme impérative » (avis consultatif, par. 233). Il est toutefois regrettable qu’elle n’ait pas explicité ce qu’elle entend par « cas d’occupation étrangère comme celle dont il est question en la présente espèce », ni quelle est la relation entre cette formulation et la notion de norme impérative de droit international.
32. Le droit à l’autodétermination est fondamental. Il est aussi, dans sa pleine expression, de portée large et indéterminée, et s’applique de manière tant externe qu’interne. L’aspect externe de l’autodétermination a été très largement examiné sous la forme du droit des peuples de ne pas être soumis à la subjugation ou à la domination étrangères dans le contexte de la décolonisation (résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale des Nations Unies du 14 décembre 1960, par. 1).
1 Citant Rainer Hofmann, « Annexation », in Max Planck Encyclopedia of Public International Law (January 2020), et Coleman Phillipson, Termination of War and Treaties of Peace (EP Dutton 1916), p. 9.
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C’est dans ce cadre que l’autodétermination pourrait de toute évidence être reconnue comme une norme impérative.
33. La mention d’une « occupation étrangère comme celle dont il est question en la présente espèce » faite par la Cour vise, de mon point de vue, les caractéristiques de l’occupation israélienne qui peuvent renvoyer à une situation de domination étrangère, à savoir notamment le fait que cette occupation est prolongée, et qu’elle se traduit par une annexion mise en oeuvre au moyen d’un contrôle permanent, et de la négation correspondante de l’autodétermination, pendant des décennies. Toute occupation étrangère, si licite soit-elle, implique probablement, par définition, le déni temporaire de certains aspects du droit à l’autodétermination. Par conséquent, en utilisant la formule « occupation étrangère comme celle dont il est question en la présente espèce », la Cour entendait établir clairement que c’est en raison de ses caractéristiques particulières que l’occupation prolongée d’Israël peut être assimilée à une situation de subjugation et de domination étrangères, qui met en jeu le droit à l’autodétermination en tant que norme impérative.
34. La Cour a reconnu depuis maintenant des décennies que le droit à l’autodétermination était un principe fondateur de la Charte des Nations Unies et un droit de l’homme fondamental, et qu’il donnait lieu à des obligations erga omnes (Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 31-32, par. 55 ; Timor oriental (Portugal c. Australie), arrêt, C.I.J. Recueil 1995, p. 102, par. 29 ; Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 171-172, par. 88, et p. 199, par. 155 ; Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 131, par. 144, 146, et p. 139, par. 180). En la présente espèce, elle a, de même, accordé une attention particulière au caractère erga omnes de la norme. Pour examiner les conséquences juridiques découlant des violations du droit international commises par Israël, elle s’est, de fait, fondée sur la nature et l’importance des obligations en cause en tant qu’obligations « erga omnes », et non en tant que normes impératives de droit international. C’est à l’aune de ce caractère erga omnes, soit le fait que les normes « concernent tous les États », qu’elle a déterminé les responsabilités incombant aux États et à l’ONU (avis consultatif, par. 274 et 280). Cette logique me semble pertinente et en accord avec la jurisprudence antérieure de la Cour.
35. En d’autres termes, il n’était pas nécessaire pour la Cour de dire que l’autodétermination constitue une norme impérative de droit international pour mener à bien son analyse, et elle n’a pas formulé cet énoncé à cet effet, mais parce qu’elle l’estimait juridiquement juste.
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36. Le 7 octobre 2023, le Hamas, autorité qui gouverne de facto la bande de Gaza, s’est livré, avec d’autres groupes armés, à une attaque violente contre Israël et ses citoyens. L’État observateur de Palestine a quant à lui porté ses griefs devant l’Assemblée générale des Nations Unies et devant la Cour, au moyen de la présente demande d’avis consultatif. Ce faisant, il a cherché à mettre en oeuvre l’assistance des organes de l’ONU dans le règlement pacifique des différends et le maintien de la paix et de la sécurité internationales, conformément à la Charte des Nations Unies et au mandat de la Cour, ainsi qu’aux obligations qui incombent à tous les États Membres de l’ONU.
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37. À la fin de l’avis, la Cour a souligné que
« la réalisation du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, y compris son droit à un État indépendant et souverain, coexistant dans la paix avec l’État d’Israël, à l’intérieur de frontières sûres et reconnues pour les deux États, comme cela [étai]t prévu dans les résolutions du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale, contribuerait à la stabilité régionale et à la sécurité de tous les États du Moyen-Orient » (par. 283).
38. J’espère que l’avis consultatif de la Cour pourra être considéré comme contribuant à ce louable objectif.
(Signé) Sarah CLEVELAND.
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Opinion individuelle de Mme la juge Cleveland