Déclaration de Mme la juge Charlesworth

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DÉCLARATION DE MME LA JUGE CHARLESWORTH
[Traduction]
Discrimination multiple et intersectionnelle  Effet discriminatoire des mesures d’Israël pour les femmes et les enfants.
Licéité du contrôle effectif exercé par Israël sur le Territoire palestinien occupé  Fondements juridiques de l’emploi de la force  Relation entre des menaces pour la sécurité et une agression armée  Droit de légitime défense  Nécessité et proportionnalité.
1. Je souscris aux réponses que la Cour a données aux questions posées par l’Assemblée générale. Dans la présente déclaration, je soulèverai deux points de l’avis consultatif qui, selon moi, méritent un raisonnement plus détaillé.
I. DISCRIMINATION FONDÉE SUR DES MOTIFS MULTIPLES
2. La Cour observe que la notion qui est au coeur de la discrimination prohibée en droit international est le traitement différencié entre les personnes selon qu’elles appartiennent à tel ou tel groupe (avis, par. 190-191). Elle note que « tous les membres du groupe des Palestiniens pourraient ne pas subir de la même manière le traitement différencié, et que certains d’entre eux pourraient y être soumis sur le fondement de motifs multiples » (par. 190). Cette reconnaissance de ce que les membres d’un groupe peuvent individuellement subir des discriminations de différentes manières et pour des motifs multiples est importante. Les Palestiniens ont une appartenance ethnique commune en tant que groupe, mais aussi de nombreuses identités différentes en tant qu’individus, fondées, par exemple, sur l’âge, le handicap et le genre.
3. Les organes des Nations Unies qui assurent le contrôle de l’application des traités interdisant la discrimination fondée sur des motifs particuliers ont mis en évidence les limites de l’approche axée sur un motif de discrimination unique. Par exemple, dans sa recommandation générale XXV concernant la dimension sexiste de la discrimination raciale, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a affirmé que
« la discrimination raciale n’affect[ait] pas toujours pareillement ou de la même manière les hommes et les femmes. Dans certaines circonstances, la discrimination raciale vise seulement ou essentiellement les femmes ou a des effets différents ou d’un degré différent sur les femmes que sur les hommes. Une telle discrimination raciale échappe souvent à la détection et il n’y a aucune prise en considération ou reconnaissance explicite des disparités que présente le vécu des hommes et des femmes dans la sphère de la vie publique aussi bien que privée. »1
4. La discrimination fondée sur des motifs multiples est liée à la notion de discrimination intersectionnelle. L’intersectionnalité s’entend de la façon dont différents motifs de discrimination prohibés se recoupent et s’influencent, enchevêtrant ainsi des systèmes de domination et
1 Nations Unies, Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, « Recommandation générale XXV concernant la dimension sexiste de la discrimination raciale », documents officiels de la cinquante-cinquième session de l’Assemblée générale, supplément no 18, 20 mars 2000, doc. A/55/18, annexe V, par. 1 ; voir aussi Nations Unies, Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, « Recommandation générale no 25 concernant le paragraphe 1 de l’article 4 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes relative aux mesures temporaires spéciales », documents officiels de la cinquante-neuvième session de l’Assemblée générale, supplément no 38, 18 mars 2004, doc. A/59/38, annexe I, par. 12.
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d’oppression. Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a qualifié ce phénomène d’intersectionnalité de
« fondamental pour l’analyse de la portée des obligations générales que fixe l’article 2 [de la convention pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes]. La discrimination fondée sur le sexe ou le genre est indissociablement liée à d’autres facteurs tels que la race, l’origine ethnique, la religion ou la croyance, la santé, l’état civil, l’âge, la classe, la caste et l’orientation et l’identité sexuelles. Elle peut frapper des femmes appartenant à ces groupes à des degrés différents ou autrement que les hommes »2.
5. L’adoption d’une approche multiple ou intersectionnelle fait apparaître la complexité de la discrimination en la présente espèce : la discrimination peut être subie différemment par des personnes qui se trouvent dans des situations différentes tout en partageant une même identité palestinienne. Cette vision multidimensionnelle de la discrimination reconnaît « la nature composite des sources de la discrimination et la synergie de leurs effets »3. Elle remet donc en question l’idée selon laquelle il ne peut exister qu’un seul groupe de référence. S’il est relativement aisé d’identifier un groupe de référence dans le cas d’une discrimination fondée sur un seul motif prohibé, il est en revanche plus difficile d’établir une comparaison avec un autre groupe dans le cas d’une discrimination survenant à l’intersection de deux motifs ou plus.
6. Les éléments présentés à la Cour indiquent l’existence d’une discrimination fondée sur des motifs multiples et potentiellement croisés. Par exemple, s’agissant de la politique de colonisation d’Israël, et en particulier du contrôle par ce dernier des ressources hydriques en Cisjordanie, la Cour relève qu’il donne la priorité à ses colonies au détriment des communautés palestiniennes (avis, par. 128-129). Elle ne précise toutefois pas que les pénuries d’eau subies par certaines communautés palestiniennes touchent particulièrement les femmes et les filles, car celles-ci ont des besoins supplémentaires en eau pour des raisons d’hygiène et d’intimité, et ont en outre la responsabilité de se procurer de l’eau à des fins domestiques4. La Commission internationale indépendante chargée d’enquêter dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, et en Israël a également relevé que le déclin du secteur agricole provoqué par les politiques d’Israël avait réduit de manière disproportionnée les possibilités d’emploi des femmes palestiniennes5. Elle a conclu plus généralement que les politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé avaient eu un effet discriminatoire généralisé sur les femmes palestiniennes en accroissant leur vulnérabilité économique et sociale6.
7. La Cour prend également note de l’effet discriminatoire général du système de permis de résidence pour les Palestiniens à Jérusalem-Est (par. 195). Elle conclut que ce système opère une différenciation entre Palestiniens et colons en ce qui concerne la jouissance du droit à la vie de
2 Nations Unies, Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, « Recommandation générale no 28 concernant les obligations fondamentales des États parties découlant de l’article 2 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes », 16 décembre 2010, doc. CEDAW/C/GC/28, par. 18. Voir aussi ibid., « Recommandation générale no 35 sur la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre, portant actualisation de la recommandation générale no 19 », 26 juillet 2017, doc. CEDAW/C/GC/35, par. 12.
3 Cour européenne des droits de l’homme, Garib c. Pays-Bas (requête no 43494/09), arrêt du 6 novembre 2017 (grande Chambre), opinion dissidente du juge Pinto de Albuquerque, à laquelle se rallie le juge Vehabović, par. 35 (les italiques de l’original ne sont pas reproduits) ; voir aussi Inter-American Court of Human Rights, I.V. v. Bolivia (preliminary objections, merits, reparations and costs), Series C No. 329, Judgment of 30 November 2016, par. 247.
4 Nations Unies, « Rapport de la Commission internationale indépendante chargée d’enquêter dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, et en Israël », 14 septembre 2022, doc. A/77/328, par. 71.
5 Ibid., par. 72-73.
6 Ibid., par. 78.
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famille. Elle observe en outre que les femmes palestiniennes, dont le statut de résident dépend souvent de leur conjoint, subissent particulièrement les effets du système de permis de résidence. Cependant, elle omet de mentionner une manifestation de ces effets différenciés qui est abondamment documentée dans les sources sur lesquelles elle se fonde, à savoir que les femmes palestiniennes peuvent s’abstenir de rompre un mariage de violence ou de maltraitance par crainte d’être expulsées ou séparées de leurs enfants
7.
8. Ces situations montrent que le fait d’être palestinien et le fait d’être femme dans le Territoire palestinien occupé peuvent interagir pour porter gravement préjudice aux intéressées. Comme c’est le cas dans presque toutes les sociétés, des disparités existent entre la vie des femmes et des hommes palestiniens dans la sphère publique et privée, même si les frontières entre ces deux sphères ne sont pas fixes et sont inévitablement influencées par l’occupation et ses répercussions. La dynamique hommes-femmes classique a pour effet que les hommes se trouvent davantage dans la sphère publique et que les femmes sont principalement responsables de prendre soin des enfants et des aînés et de tenir le foyer. Dans ce contexte, des rapports de l’Organisation des Nations Unies ont montré que les politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, dont certaines sont examinées dans l’avis consultatif, touchaient de façon disproportionnée les femmes et les filles8.
9. Les politiques et pratiques d’Israël ont des effets tout aussi profonds pour les enfants. Par exemple, le système de permis de résidence d’Israël ne prévoit pas la transmission automatique de ceux-ci aux enfants9, et les permis des parents sont souvent révoqués pour les raisons mentionnées dans l’avis (par. 193). La Cour relève l’effet néfaste de cette politique sur le regroupement des familles dont les membres résident dans différentes parties du Territoire palestinien occupé (par. 195), mais elle ne précise pas que celle-ci empêche des milliers d’enfants de vivre avec leurs deux parents10. De même, les effets de la pratique de démolition de biens par Israël sont particulièrement ressentis par les enfants, comme le laisse entendre l’avis consultatif (par. 217)11.
10. Dans son avis, la Cour a seulement examiné les lois et les mesures qu’elle jugeait « étroitement liées » aux politiques et pratiques de colonisation et d’annexion d’Israël (par. 181). Dans son analyse de l’effet qu’ont ces mesures sur les Palestiniens, la Cour a traité ces derniers comme un groupe partageant une même race, religion ou origine ethnique (par. 223). Quoique correcte, cette approche occulte d’autres types de discrimination qui pèsent sur la vie quotidienne des Palestiniens.
7 Nations Unies, Comité des droits de l’homme, « Observations finales concernant le cinquième rapport périodique d’Israël », 5 mai 2022, doc. CCPR/C/ISR/CO/5, par. 44-45 ; ibid., « Application des résolutions S-9/1 et S-12/1 du Conseil des droits de l’homme », 11 février 2021, doc. A/HRC/46/63, par. 45 ; Comité des droits économiques, sociaux et culturels, « Observations finales concernant le quatrième rapport périodique d’Israël », 12 novembre 2019, doc. E/C.12/ISR/CO/4, par. 40.
8 Voir, par exemple, Nations Unies, Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, « Observations finales concernant le sixième rapport périodique d’Israël », 17 novembre 2017, doc. CEDAW/C/ISR/CO/6, par. 32, al. a) ; rapport du Secrétaire général sur les pratiques israéliennes affectant les droits humains du peuple palestinien dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, 2 octobre 2023, doc. A/78/502, par. 56.
9 Nations Unies, rapport du haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme sur les colonies de peuplement israéliennes dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, et le Golan syrien occupé, 6 mars 2018, doc. A/HRC/37/43, par. 55.
10 Nations Unies, Comité des droits de l’enfant, « Observations finales concernant les deuxième, troisième et quatrième rapports périodiques d’Israël soumis en un seul document », 4 juillet 2013, doc. CRC/C/ISR/CO/2-4, par. 29, al. a).
11 Nations Unies, rapport du haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme sur les colonies de peuplement israéliennes dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, et le Golan syrien occupé, 15 mars 2023, doc. A/HRC/52/76, par. 25.
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II. LICÉITÉ DU CONTRÔLE EFFECTIF EXERCÉ PAR ISRAËL SUR LE TERRITOIRE PALESTINIEN OCCUPÉ
11. Dans sa question b), l’Assemblée générale demande à la Cour son avis sur l’effet éventuel des politiques et pratiques d’Israël sur le « statut juridique de l’occupation ». Cette expression prête à confusion, car l’occupation est en elle-même un statut : c’est un état de choses qui consiste dans l’exercice par un État d’un contrôle effectif sur un territoire étranger, et auquel le droit international attache une série de règles particulières (avis, par. 90). Par conséquent, comme l’observe la Cour, la question de l’Assemblée générale relative au « statut juridique » de l’occupation par Israël porte sur le caractère licite ou illicite de cette occupation au regard du droit international. Autrement dit, la question est de savoir si le contrôle effectif exercé par Israël sur le Territoire palestinien occupé — la présence d’Israël dans celui-ci — repose sur un fondement juridique valable (par. 82).
12. Bien que je souscrive, dans l’ensemble, à la réponse donnée par la Cour, j’estime que celle-ci aurait dû expliquer de façon plus complète le raisonnement l’ayant conduite à la conclusion selon laquelle le contrôle effectif exercé par Israël sur le Territoire palestinien occupé est dénué de fondement juridique.
13. L’avis consultatif nous rappelle que la licéité du contrôle effectif par Israël du Territoire palestinien occupé doit être évaluée à l’aune des règles relatives à l’emploi de la force (par. 251), mais il n’en explicite pas pleinement les raisons ni les implications.
14. L’état d’occupation déclenche l’applicabilité d’un ensemble de règles particulier : le droit de l’occupation (par. 85-86). Il ne s’ensuit toutefois pas que l’applicabilité d’autres règles est suspendue. Comme l’observe la Cour dans un contexte différent, le droit international des droits de l’homme reste applicable dans les situations d’occupation (par. 99). Il en va de même du droit à l’autodétermination (par. 95).
15. Surtout, l’établissement de l’occupation ne suspend pas l’applicabilité des règles relatives à l’emploi de la force. La puissance occupante n’est donc pas exonérée de l’obligation de respecter à tout moment l’interdiction de l’emploi de la force (avis, par. 109). De fait, les règles relatives à l’emploi de la force sont particulièrement pertinentes dans les situations d’occupation, compte tenu de la nature de celles-ci. L’occupation consiste dans l’exercice d’un contrôle effectif sur un territoire par un État étranger se substituant au gouvernement local (par. 90). L’établissement et le maintien de ce contrôle effectif sont rendus possibles par le fait que la puissance occupante déploie et reste capable de déployer sa présence militaire dans le territoire occupé : il s’agit d’une autorité appuyée par une force armée réelle ou par la menace de celle-ci. Autrement dit, une occupation suppose, par sa nature même, la menace ou l’emploi permanent de la force en territoire étranger. C’est pourquoi l’occupation doit à tout moment reposer sur un fondement permettant un emploi de la force admis au regard du jus ad bellum.
16. Le corollaire de cette condition est qu’aucun fondement juridique autre que ceux permettant l’emploi de la force en jus ad bellum ne peut être invoqué pour légitimer une occupation. L’établissement de l’occupation est une question de fait et, partant, n’offre pas à la puissance occupante un autre fondement juridique lui permettant de la maintenir au-delà des exceptions établies à l’interdiction de l’emploi de la force. Par conséquent, l’existence de « préoccupations en matière de sécurité » ne constitue pas un fondement juridique autorisant le maintien d’une occupation, pas
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plus que son établissement, à moins qu’elle puisse être traduite en un motif admis d’emploi de la force, tel que la légitime défense
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17. En outre, étant donné que les règles relatives à l’emploi de la force restent applicables tout au long de l’occupation, il n’est ni nécessaire ni suffisant de déterminer si celui qui a entraîné l’occupation était licite. Ce qui importe, c’est de savoir si le fondement juridique de l’emploi de la force — dans le présent contexte, le fondement juridique de l’occupation — est valable aujourd’hui. C’est pourquoi je souscris à la décision de ne pas déterminer si l’emploi de la force par Israël en 1967 était fondé en droit à cette époque, car cela n’est pas nécessaire. Sur la base de ces considérations, j’examinerai ci-après les fondements juridiques possibles de la menace ou de l’emploi permanent de la force par Israël sous la forme de l’occupation du Territoire palestinien occupé, en prenant en considération les politiques et pratiques d’Israël.
18. Le contrôle effectif exercé par Israël sur le Territoire palestinien occupé ne relève pas d’une action coercitive autorisée par le Conseil de sécurité en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Plusieurs résolutions du Conseil de sécurité, à partir de la résolution 242 du 22 novembre 1967, reposent sur la prémisse factuelle qu’Israël occupe le Territoire palestinien occupé13. Cependant, rien dans ces résolutions n’indique qu’elles ont été adoptées en application des dispositions du chapitre VII, c’est-à-dire pour cautionner des mesures coercitives d’Israël visant à préserver ou à rétablir la paix et la sécurité internationales.
19. Le contrôle effectif exercé par Israël sur le Territoire palestinien occupé n’est pas non plus avalisé par les accords d’Oslo conclus entre Israël et la Palestine. Ces accords avaient pour objet de répartir les pouvoirs entre Israël et les institutions par eux établies et reconnues ; ils visaient à compléter le régime de jus in bello applicable (voir, à ce sujet, le paragraphe 102 de l’avis). En revanche, ils ne disent rien des motifs pour lesquels l’occupation s’est fait jour, ni d’ailleurs de ceux pour lesquels elle devrait prendre fin, disposant simplement que les droits, prétentions et positions des parties sont préservés14.
20. Ne subsiste donc qu’une seule possibilité, à savoir que l’occupation par Israël relève de l’emploi de la force dans l’exercice du droit de légitime défense en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations Unies et du droit international coutumier. L’emploi de la force à des fins de légitime défense suppose qu’une « agression armée » soit commise contre Israël, et que le contrôle effectif par ce dernier du Territoire palestinien occupé soit une réponse nécessaire et proportionnée à cette agression.
21. L’application du droit de légitime défense dans la présente situation peut soulever une série de questions juridiques supplémentaires, notamment celle de savoir si ce droit est applicable dans les cas d’agressions qui ne sont pas attribuables à un État étranger ou d’agressions provenant du territoire sous occupation15. Il ne m’apparaît toutefois pas nécessaire d’examiner ces questions ici. Je partirai donc du principe qu’il n’existe pas de règle juridique interdisant catégoriquement à Israël d’occuper le Territoire palestinien occupé en réponse à des agressions commises contre lui.
12 Voir Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 223-224, par. 148.
13 Voir, par exemple, la résolution 338 (1973) du 22 octobre 1973 et la résolution 2334 (2016) du 23 décembre 2016 du Conseil de sécurité.
14 Accord d’Oslo II, art. XXXI, par. 6.
15 Voir Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 194, par. 139.
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22. Les contributions de certains participants, y compris Israël, ainsi que certains documents soumis en application de l’instruction de procédure XII, font allusion aux menaces pesant sur la sécurité d’Israël. Il est regrettable que la Cour n’ait pas reçu d’informations suffisantes concernant ces menaces. En tout état de cause, la notion de menace pour la sécurité est plus large que la notion d’agression armée16. Aussi, toutes réelles que puissent être les menaces pesant sur la sécurité d’Israël, elles ne suffisent pas à justifier l’emploi de la force à moins d’être assimilables à une agression armée (voir le paragraphe 16 ci-dessus).
23. À cet égard, il convient de rappeler que, selon le droit international coutumier, la population d’un territoire occupé ne doit pas allégeance à la puissance occupante17, et qu’il ne lui est pas interdit d’employer la force, dans le respect du droit international, pour résister à l’occupation18. Dès lors, le fait que la population du Territoire palestinien occupé ait recours à la force pour résister à l’occupation ne justifie pas en soi le maintien par Israël de son occupation. En outre, la poursuite du contrôle effectif exercé par Israël sur le Territoire palestinien occupé ne peut être justifiée par des politiques et pratiques que l’avis consultatif juge contraires au droit international, par exemple le maintien des colonies de peuplement.
24. À supposer qu’Israël soit victime d’une agression armée ouvrant droit de légitime défense, son emploi de la force — sous la forme de l’occupation continue du Territoire palestinien occupé — respecte-t-il les « limites … strictement définies »19 de ce droit ? Il convient à cet égard de garder à l’esprit le but de la légitime défense, qui est d’arrêter ou de repousser une agression armée jusqu’à ce que le Conseil de sécurité prenne des mesures. L’emploi de la force à des fins de légitime défense vise alors à rétablir la situation telle qu’elle était avant l’agression armée. La légitime défense se distingue ainsi des mesures visant à punir l’agresseur pour le préjudice infligé. Les mesures de ce type constituent des représailles armées, qui sont interdites en droit international20.
25. Les exigences juridiques de nécessité et de proportionnalité sont bien établies en droit international coutumier et sont reconnues dans la jurisprudence de la Cour comme étant les outils qui garantissent que des mesures coercitives ne dépassent pas le cadre du droit de légitime défense21. La nécessité et la proportionnalité sont des notions suffisamment malléables pour couvrir une infinité de situations, y compris des situations dans lesquelles s’additionnerait une série d’événements qui, considérés dans leur ensemble, pourraient constituer une agression armée. Ces exigences juridiques peuvent être évaluées objectivement et indépendamment de l’appréciation subjective de l’État qui affirme agir en légitime défense22. C’est pourquoi elles sont appropriées pour rechercher si l’emploi de la force par la victime d’une agression armée relève de la légitime défense. De mon point de vue, trois caractéristiques des politiques et pratiques d’Israël montrent que le maintien par celui-ci de son
16 Voir Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 117, par. 224.
17 Voir l’article 45 du règlement de La Haye et le paragraphe 3 de l’article 68 de la quatrième convention de Genève.
18 Voir, par exemple, le paragraphe 2 de la résolution 37/43 du 3 décembre 1982 de l’Assemblée générale.
19 Voir Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 223, par. 148.
20 Voir la résolution 2625 (XXV) du 24 octobre 1970 de l’Assemblée générale, annexe, premier principe, sixième paragraphe : « Les États ont le devoir de s’abstenir d’actes de représailles impliquant l’emploi de la force. » Voir aussi Institut de droit international, « Régime des représailles en temps de paix » (rapporteur N. Politis), Annuaire de l’Institut de droit international, 1934, t. 38, p. 709, art. 4.
21 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 103, par. 194 ; Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 245, par. 41.
22 Voir Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2003, p. 196, par. 73.
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occupation ne relève pas de la légitime défense : leur intensité, leur portée territoriale et leur portée temporelle.
26. L’intensité, ou la nature, du contrôle effectif exercé par Israël sur le Territoire palestinien occupé est exposée dans l’avis consultatif. Il y est observé qu’Israël utilise ce contrôle effectif pour imposer un contrôle permanent sur ledit territoire (par. 261). Ainsi que cela est examiné en détail dans l’avis consultatif, Israël a entrepris d’annexer de grandes parties du Territoire palestinien occupé et pris des mesures pour annexer la Cisjordanie dans son ensemble (par. 162-173). Ce comportement contrevient à l’interdiction de l’acquisition de territoire par la force (par. 179). Il infirme en outre l’assertion selon laquelle le contrôle effectif exercé par Israël sur le Territoire palestinien occupé relève de l’emploi admissible de la force à des fins de légitime défense. L’imposition par un État d’un contrôle permanent sur un territoire étranger est incompatible avec l’objectif de préserver l’intégrité territoriale de cet État, qui est l’une des justifications fondamentales du droit de légitime défense. Un État qui, plutôt que de préserver l’intégrité de son territoire, emploie la force pour annexer un territoire étranger vise à étendre son propre territoire aux dépens du gouvernement local. En outre, les exigences de nécessité et de proportionnalité appellent des mesures coercitives temporaires qui sont adaptées à la menace spécifique que représente l’agression armée. Lorsque celle-ci se prolonge, les exigences de nécessité et de proportionnalité demandent l’imposition de mesures coercitives qui peuvent être adaptées au caractère évolutif de l’agression et qui sont évaluées en permanence à la lumière des circonstances. L’annexion de territoire est au contraire destinée, par nature, à être permanente. Lorsqu’elle emploie la force pour annexer un territoire étranger, la puissance occupante anticipe donc que l’agression armée à laquelle elle répond sera elle-même permanente, c’est-à-dire qu’elle continuera de se produire perpétuellement.
27. La portée territoriale et temporelle de l’occupation exercée par Israël infirme également l’assertion selon laquelle cette occupation est justifiée par la légitime défense. Ainsi que cela est relevé dans l’avis consultatif, Israël a étendu son contrôle effectif au Territoire palestinien occupé dans son ensemble, c’est-à-dire à l’intégralité du territoire dans lequel s’exerce le droit du peuple palestinien à l’autodétermination (par. 262). En outre, il exerce son contrôle sur ce territoire depuis plus de 57 ans. Certes, le droit international n’impose pas, et ne saurait imposer, de limites territoriales et temporelles catégoriques à l’emploi de la force à des fins de légitime défense, y compris sous la forme d’une occupation. Ces limites sont déterminées au cas par cas par les exigences de nécessité et de proportionnalité. Selon ces exigences, l’on peut s’attendre à des opérations ciblées, y compris une occupation, dans le territoire dont émane l’agression armée, et ce, aussi longtemps que dure cette agression. Cependant, plus le temps passe, moins il est plausible qu’une agression armée se produise ou se poursuive, et moins il est plausible que l’occupation continue d’un territoire étranger entier soit une mesure de riposte nécessaire et proportionnée relevant du droit de légitime défense. Tel est en particulier le cas lorsque l’occupation s’étend à l’intégralité du territoire dans lequel s’exerce le droit d’une population à l’autodétermination.
28. Pour les raisons exposées ci-dessus, je considère que le contrôle effectif continu exercé par Israël sur le Territoire palestinien occupé est dénué de fondement juridique valable. Certes, Israël jouit, comme tous les États, du droit naturel de légitime défense contre les agressions armées commises contre lui. Toutefois, aujourd’hui comme à l’avenir, les actes de légitime défense d’Israël — comme ceux de tous les États — doivent s’accomplir dans les limites du droit international et, en particulier, dans le respect des exigences de nécessité et de proportionnalité.
(Signé) Hilary CHARLESWORTH.
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