Déclaration commune de M. le juge Nolte et Mme la juge Cleveland

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186-20240719-ADV-01-09-EN
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DÉCLARATION COMMUNE DE M. LE JUGE NOLTE ET DE MME LA JUGE CLEVELAND
[Traduction]
Accord avec la conclusion de la Cour selon laquelle la présence d’Israël dans le Territoire palestinien occupé est illicite  Licéité de la présence des forces d’occupation étant déterminée par les règles régissant l’emploi de la force (jus ad bellum)  Légitime défense ne pouvant justifier l’acquisition de territoire  Politiques et pratiques d’Israël exprimant une intention manifeste de s’approprier Jérusalem-Est et la Cisjordanie dans son intégralité en violation du jus ad bellum  Obligation de se retirer du Territoire palestinien occupé étant la conséquence de cette violation.
1. Nous souscrivons à la conclusion principale de la Cour selon laquelle la présence continue d’Israël dans le Territoire palestinien occupé est illicite. Nous pensons cependant qu’il est nécessaire de donner de plus amples explications sur ce point.
2. Nous relèverons pour commencer que, dans son avis, la Cour ne traite pas, et à juste titre, du « comportement adopté par Israël dans la bande de Gaza en réaction à l’attaque menée contre lui par le Hamas et d’autres groupes armés le 7 octobre 2023 » (par. 81), conflit armé en cours qui n’est pas visé par les questions de l’Assemblée générale. S’agissant de la situation à l’examen, la Cour a dit ce qui suit :
« La Cour considère que les violations, par Israël, de l’interdiction de l’acquisition de territoire par la force et du droit du peuple palestinien à l’autodétermination ont un impact direct sur la licéité de la présence continue d’Israël, en tant que puissance occupante, dans le Territoire palestinien occupé. L’utilisation abusive persistante de sa position en tant que puissance occupante à laquelle Israël se livre en annexant le Territoire palestinien occupé et en imposant un contrôle permanent sur celui-ci, ainsi qu’en privant de manière continue le peuple palestinien de son droit à l’autodétermination, viole des principes fondamentaux du droit international et rend illicite la présence d’Israël dans le Territoire palestinien occupé. » (Par. 261.)
Il existe un large consensus, auquel nous adhérons, pour estimer que le comportement d’Israël en tant que puissance occupante viole non seulement des interdictions précises du droit international humanitaire et des droits de l’homme, mais aussi l’interdiction de l’acquisition de territoire par la force et le droit à l’autodétermination du peuple palestinien (par. 179 et 243). Dans la présente déclaration, nous expliquons pourquoi, à nos yeux, les violations par Israël de l’interdiction de la menace ou de l’emploi de la force et du droit à l’autodétermination rendent illicite la présence continue de celui-ci dans le Territoire palestinien occupé (par. 261) et justifient la conclusion de la Cour selon laquelle il doit se retirer de ce territoire « dans les plus brefs délais » (par. 267 et point 4 du dispositif (par. 285)).
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3. Le paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies dispose que « [l]es Membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies ». Ainsi que la Cour l’a observé,
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pour qu’une situation puisse être qualifiée d’occupation, il doit y avoir contrôle effectif d’un territoire étranger (par. 90), alors que la licéité d’une occupation (c’est-à-dire celle de la présence des forces d’occupation dans le territoire occupé) est déterminée par les règles internationales concernant l’emploi de la force en territoire étranger (jus ad bellum) (par. 251). L’occupation étant un emploi continu de la force, la présence militaire d’un État en territoire étranger peut donc être illicite soit parce que l’emploi de la force qui a conduit à l’occupation était illicite, soit parce que l’emploi continu de la force que constitue une occupation ne peut plus être justifié par la légitime défense ni par une autorisation du Conseil de sécurité (article 51 et chapitre VII de la Charte des Nations Unies).
4. La Cour n’a pas abordé la question de savoir si l’emploi initial de la force qui a abouti à la présence d’Israël dans le territoire palestinien occupé depuis 1967 était licite ou illicite (voir par. 57, « un conflit armé … éclata »). Même si l’emploi initial de la force par Israël était justifié en tant qu’exercice du droit de légitime défense prévu par l’article 51 de la Charte des Nations Unies, et si les résolutions 42 et 338 du Conseil de sécurité et les accords d’Oslo — en visant à « instaurer une paix juste et durable » — avaient une incidence sur l’application des règles relatives à l’emploi de la force, la question qui se posait à la Cour était de déterminer si la présence continue d’Israël dans le Territoire palestinien occupé pouvait encore être justifiée au regard du jus ad bellum.
5. Israël invoque des préoccupations constantes en matière de sécurité pour justifier sa présence dans le Territoire palestinien occupé. Il convient en effet de ne pas oublier que l’État d’Israël voit la légitimité de son existence remise en cause par plusieurs États et acteurs non étatiques, dont certains sont ses voisins, et qu’il a été la cible de multiples attaques lancées depuis le Territoire palestinien occupé. À cet égard, nous rappellerons que, dans l’avis consultatif sur les armes nucléaires, la Cour avait souligné qu’elle « ne saurait … perdre de vue le droit fondamental qu’a tout État à la survie, et donc le droit qu’il a de recourir à la légitime défense, conformément à l’article 51 de la Charte, lorsque cette survie est en cause »1. Un tel emploi de la force doit, bien évidemment, être circonscrit aux limites strictement définies par le droit international.
6. Nous notons en outre que, lorsqu’un État a exercé son droit de légitime défense et occupe en conséquence un territoire qui n’est pas le sien, une période raisonnable devrait être prévue pour que cet État occupant puisse évaluer la situation sur le terrain ainsi que la mesure dans laquelle sa présence continue est nécessaire en vue de s’assurer de la non-résurgence des menaces justifiant l’emploi de la force au titre de la légitime défense, négocier de bonne foi un arrangement énonçant les conditions d’un retrait complet en échange de garanties de sécurité et, enfin, organiser le retrait ordonné de ses troupes. Par conséquent, les limites définies à l’article 51 de la Charte des Nations Unies, qui incluent les exigences de nécessité et de proportionnalité des actions entreprises au titre de la légitime défense, doivent être interprétées de manière à tenir compte de ces considérations lorsqu’il s’agit de déterminer, après la fin des hostilités principales résultant d’un exercice du droit de légitime défense, à quel moment une occupation doit prendre fin.
7. En revanche, comme la Cour l’a précisé, il est interdit de recourir à la menace ou à l’emploi de la force en vue d’acquérir un territoire de manière permanente  de fait, cela est absolument prohibé. Le droit de légitime défense ne pourra jamais justifier l’acquisition de territoire par la force, y compris lorsque cet emploi de la force sert à protéger des intérêts perçus comme relevant de la sécurité. De tels actes sont strictement prohibés par la Charte des Nations Unies et le droit international coutumier2.
1 Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 263, par. 96.
2 Voir, par exemple, les résolutions 478 (1980) et 479 (1981) du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies.
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8. Israël a des préoccupations légitimes en matière de sécurité. Néanmoins, la présence de forces d’occupation ne peut se justifier que s’il existe un lien crédible avec un but défensif et temporaire ; en conséquence, toute justification possible est selon nous nécessairement vouée à l’échec dès lors qu’une présence en territoire étranger est utilisée de façon abusive à des fins d’annexion et de suppression du droit à l’autodétermination. Une puissance occupante peut manquer à certaines des obligations que lui fait le droit international humanitaire ou des droits de l’homme, notamment en portant atteinte au droit à l’autodétermination, mais pareil comportement ne rend pas illicite sa présence militaire dans le territoire occupé, pour autant que celle-ci soit justifiée par le droit de légitime défense. Cependant, lorsque la présence des forces d’occupation en vient à servir de moyen pour parvenir à une annexion, la puissance occupante viole l’interdiction de l’acquisition de territoire par la force au regard du jus ad bellum et réduit ainsi à néant toute justification possible de la présence de ses forces, y compris sur la base du droit de légitime défense. Qui plus est, en l’espèce, aucune autorisation du Conseil de sécurité concernant la présence des forces israéliennes ne saurait, à l’évidence, s’étendre à des politiques et des pratiques d’annexion. Les accords d’Oslo n’offrent pas non plus de fondement juridique à cet effet.
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9. La Cour a établi qu’Israël avait renforcé son contrôle, notamment sur Jérusalem-Est et la zone C de la Cisjordanie, par l’établissement de colonies, la confiscation de terres, l’application de la législation israélienne et l’adoption de politiques et pratiques connexes (par. 173). Le contrôle permanent que cherche à imposer Israël s’étend à la Cisjordanie dans son ensemble, ce qui prive le peuple palestinien de la continuité territoriale auquel il a droit. Les colonies et infrastructures israéliennes en Cisjordanie n’ont cessé de s’étendre depuis 1967, y compris très avant dans la zone C et, plus récemment, dans la zone B. Elles ont aussi été placées de manière stratégique pour pouvoir considérablement restreindre les communautés palestiniennes et les séparer les unes des autres, renforçant ainsi le contrôle israélien dans toute la Cisjordanie et entravant à la fois l’existence quotidienne des Palestiniens et la perspective d’un État palestinien viable et cohérent3.
10. L’intention qu’a Israël d’étendre sa souveraineté permanente à la Cisjordanie dans son ensemble, en tant que politique officielle, a été exprimée aux plus hauts niveaux du Gouvernement israélien. La loi fondamentale de 2018 intitulée « Israël — L’État-nation du peuple juif » prévoit ainsi expressément « la mise en place de colonies de peuplement juives comme une valeur nationale », colonies à l’égard desquelles l’État « prend des mesures pour encourager et faciliter leur création et leur consolidation »4. Les principes directeurs de l’accord de coalition du Gouvernement actuel appuient « l’application de la souveraineté en … Judéé-Samarie » (c’est-à-dire en Cisjordanie)5. Sur une « carte topographique » de 2021 des forces de défense israéliennes, « l’État d’Israël  incluant la Judée-Samarie » apparaît comme un seul et unique territoire6. En septembre 2023, le premier ministre Benjamin Netanyahu a pris la parole devant l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies en montrant une carte sur laquelle Israël englobait l’intégralité du
3 Voir OCHA, Map of West Bank Access Restrictions, May 2023, https://www.ochaopt.org/content/west-bank-access-restrictions-may-2023.
4 Basic Law: Israel as the Nation-State of the Jewish People, 19 July 2018.
5 Coalition Agreement between the Likud Party and the Religious Zionist Party for the Establishment of a National Government, presented to the Knesset on 28 December 2022, Art. 118.
6 Israeli Ministry of Foreign Affairs, “Topographical map of Israel”, 24 October 2021, https://www.gov.il/en/ Departments/General/topographical-map-of-israel.
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Territoire palestinien occupé
7. Ces déclarations d’intention se sont accompagnées de diverses politiques et pratiques, dont l’expansion importante des colonies vers l’intérieur de la Cisjordanie, la poursuite de l’édification du mur, la levée de certaines restrictions juridiques et politiques applicables aux colonies, et le placement de celles-ci sous contrôle civil de jure en vue d’encourager leur expansion, et ce, alors même que la Cour s’était clairement prononcée en 2004 sur l’illicéité des colonies.
11. Nous sommes d’avis que ces éléments, et d’autres encore qui ont été exposés par la Cour, expriment l’intention manifeste qu’a Israël de s’approprier de manière permanente la Cisjordanie dans son intégralité, ce qui tombe sous le coup de l’interdiction de l’acquisition de territoire par la force.
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12. En outre, par la construction des colonies de peuplement et des infrastructures connexes, l’imposition de fortes restrictions à la liberté de circulation à l’intérieur du Territoire palestinien occupé et entre certaines parties de celui-ci, et d’autres politiques et pratiques exposées par la Cour, Israël a instrumentalisé son emploi de la force, en tant que puissance occupante, dans tout le Territoire palestinien occupé dans le but d’entraver de manière permanente l’exercice par le peuple palestinien de son droit à l’autodétermination, en particulier son droit à l’intégrité territoriale et à l’indépendance politique, y compris le droit à un État indépendant et souverain. La suppression de ces droits fait partie intégrante de la tentative d’Israël de contrôler de manière permanente le Territoire palestinien occupé, en violation du jus ad bellum.
13. Nous convenons aussi que la violation par Israël du droit du peuple palestinien à l’autodétermination s’applique à l’intégralité du Territoire palestinien occupé. Le principe de l’unité du Territoire palestinien occupé procède in fine du principe de l’intégrité territoriale. Ce dernier ne s’applique pas uniquement aux États ; il peut aussi s’appliquer à des unités territoriales dans lesquelles un peuple exerce son droit à l’autodétermination8, et le recours à la menace ou à l’emploi de la force ne peut servir à l’entraver. Tout bien considéré, le principe de l’intégrité territoriale serait mis à mal si la puissance occupante pouvait recourir à la force pour fragmenter le territoire occupé.
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14. Selon les règles générales relatives à la responsabilité de l’État, la conséquence juridique de toute violation du droit international humanitaire ou des droits de l’homme commise par une puissance occupante consiste, pour celle-ci, à devoir « effacer toutes les conséquences » de la violation, au moyen de la cessation et de l’annulation de la politique en cause9. Dans le contexte
7 Netanyahu brandishes map of Israel that includes West Bank and Gaza at UN speech, Times of Israel, 22 September 2023, https://www.timesofisrael.com/liveblog_entry/netanyahu-brandishes-map-of-israel-that-includes-west-bank-and-gaza-at-un-speech/.
8 Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 134, par. 160.
9 Usine de Chorzów, fond, arrêt no 13, 1928, C.P.J.I. série A no 17, p. 47 ; article 31 des articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite.
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d’une politique illicite de colonisation contraire à l’article 49 de la quatrième convention de Genève, par exemple, cela consisterait à rapatrier les colons, révoquer et annuler tout acte venant soutenir la politique de colonisation et offrir d’autres formes de réparation. En soi, une telle violation du jus in bello ne donnerait cependant pas lieu à l’obligation plus large de mettre un terme à l’occupation elle-même.
15. Cependant, ainsi que nous l’avons conclu plus haut, et sans préjudice de l’absence d’examen par la Cour du comportement adopté par Israël dans la bande de Gaza en réaction à l’attaque menée le 7 octobre 2023 (voir le paragraphe 2 ci-dessus), le caractère global des efforts déployés par Israël pour convertir l’occupation du Territoire palestinien occupé en une forme d’annexion et de contrôle permanent, et l’entrave connexe du droit du peuple palestinien à l’autodétermination rendent illicite la présence d’Israël dans ledit territoire. Par conséquent, les violations de l’interdiction de l’acquisition de territoire par la force et du droit du peuple palestinien à l’autodétermination entraînent l’obligation de mettre fin à ces faits illicites, qui engendre à son tour, entre autres, l’obligation de se retirer du Territoire palestinien occupé conformément aux règles relatives à la responsabilité de l’État. Nous souscrivons donc à cet aspect de la conclusion de la Cour.
16. La Cour conclut qu’Israël doit mettre fin à sa présence « dans les plus brefs délais ». Il est à noter qu’elle n’a pas fait sienne la formulation fortement préconisée par certains participants, qui appelaient Israël à mettre fin « immédiatement, totalement et inconditionnellement » à l’occupation. Par les termes qu’elle a choisis, la Cour reconnaît que d’importantes questions pratiques font obstacle à un retrait « immédiat » et à la cessation de certains aspects de la présence d’Israël. En outre, l’obligation qu’a celui-ci de mettre fin à sa présence ne signifie pas nécessairement qu’il doive s’acquitter de son obligation de se retirer du Territoire palestinien occupé de la même façon ou au même moment dans toutes les parties dudit territoire. Si l’obligation de retrait « dans les plus brefs délais » s’applique de manière générale, elle peut néanmoins être mise en oeuvre différemment selon la situation dans telle ou telle partie du territoire occupé.
(Signé) Georg NOLTE.
(Signé) Sarah CLEVELAND.
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