Opinion individuelle de M. le juge Nolte

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186-20240719-ADV-01-08-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE NOLTE
[Traduction]
Portée factuelle et juridique de l’analyse de la Cour  Différences entre procédures consultatives et procédures contentieuses  Définition de l’apartheid  Ségrégation raciale et apartheid  Élément subjectif requis dans le cadre des interdictions de l’apartheid et de la ségrégation raciale  Cour disposant d’informations insuffisantes pour constater la violation de l’article 3 de la CIEDR.
1. Par cet exposé, j’entends exprimer mes vues sur deux aspects du présent avis consultatif. Premièrement, je m’arrêterai sur la portée de l’analyse de la Cour. Deuxièmement, j’expliquerai pourquoi je ne souscris pas à l’observation supplémentaire faite par la Cour, selon laquelle les politiques et pratiques d’Israël emportent violation de l’article 3 de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après, la « CIEDR »).
PORTÉE DE L’ANALYSE DE LA COUR
2. La Cour a répondu à la demande présentée par l’Assemblée générale en se fondant sur une analyse factuelle et juridique limitée. Comme elle l’indique au paragraphe 77,
« la Cour considère que l’Assemblée générale, par sa demande, n’attend pas d’elle qu’elle détermine les caractéristiques factuelles détaillées des politiques et pratiques d’Israël. Les questions que celle-ci lui a posées visent à ce qu’elle précise la qualification juridique de ces politiques et pratiques. Pour donner un avis consultatif en la présente espèce, la Cour n’a donc pas à formuler des conclusions factuelles concernant des incidents précis qui seraient contraires au droit international. Il lui faut seulement déterminer les principales caractéristiques des politiques et pratiques d’Israël et, sur cette base, apprécier la conformité de ces politiques et pratiques au droit international. »
Ainsi, dans son avis, la Cour n’a ni « détermin[é] les caractéristiques factuelles détaillées » des politiques et pratiques d’Israël ni procédé à une détermination juridique de la responsabilité de celui-ci à raison de faits individuels. Au lieu de cela, elle offre une « qualification juridique » « [d]es principales caractéristiques des politiques et pratiques d’Israël ».
3. La manière dont la Cour définit la portée factuelle et juridique de son analyse est conforme à son approche bien établie en matière consultative, laquelle découle des différences qui existent entre procédures consultatives, d’une part, et procédures contentieuses, d’autre part. Ces différences sous-tendent les règles sur lesquelles la Cour s’appuie pour parvenir à ses conclusions factuelles et juridiques1 et sont cruciales pour la nature desdites conclusions en l’espèce.
1 Voir Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 72 :
« Il est vrai que l’article 68 du Statut prévoit que la Cour, dans l’exercice de ses attributions consultatives, s’inspirera en outre des dispositions du Statut qui s’appliquent en matière contentieuse. Mais, aux termes du même article, l’application de ces dispositions ne devrait avoir lieu que “dans la mesure où elle [la Cour] les reconnaîtra applicables”. Il en résulte clairement que cette application dépend des circonstances particulières à chaque espèce et que la Cour possède à cet égard un large pouvoir d’appréciation. »
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4. Dans les procédures contentieuses, la Cour « r[è]gle[] … les différends » au moyen d’une décision obligatoire et définitive2. Ces procédures sont rétrospectives : elles contribuent au règlement pacifique des différends en mettant fin à un litige par une décision obligatoire à caractère définitif garantissant la sécurité juridique ; c’est l’effet de chose jugée. À l’inverse, les procédures consultatives ne sont pas contraignantes et sont prospectives : la Cour donne un avis consultatif sur une question juridique pour éclairer l’organe demandeur quant à sa ligne de conduite future3. Les conclusions auxquelles la Cour parvient dans ses avis consultatifs ne marquent pas la fin, mais le début d’un processus qui vise à établir et à maintenir la paix par le droit. De fait, « l’organe demandeur reste officiellement libre d’étudier les conséquences qu’il tirera de l’avis de la Cour »4. Par conséquent, les conclusions formulées dans le cadre de procédures consultatives viennent compléter et faciliter les autres procédures de règlement pacifique des différends, mais ne peuvent jamais s’y substituer5. Du reste, la Cour a souligné que « la position juridique de 1’État qui a refusé son consentement à [l’]instance “ne saurait à aucun degré être compromise par les réponses que la Cour pourrait faire aux questions qui lui sont posées” »6.
5. Le but spécifique des procédures consultatives explique pourquoi l’appréciation des faits contenue dans le présent avis n’a pas le même objet et n’est pas aussi exhaustive que celles des procédures contentieuses. Cela ne signifie pas que le critère d’établissement de la preuve soit moins strict dans le cas des procédures consultatives. Ce critère diffère cependant de celui exigé dans les procédures contentieuses, où la charge de la preuve incombe aux parties7. Dans les procédures consultatives, la Cour n’examine les faits que dans la mesure où cela se révèle nécessaire pour lui permettre de répondre à la question juridique qui lui est posée, et la portée de ses conclusions juridiques est circonscrite par ces faits8. C’est cette approche bien établie qui l’a guidée dans la présente procédure, comme cela est rappelé au paragraphe 46 de l’avis :
« ce qui était décisif dans ces circonstances était de savoir si elle disposait de renseignements suffisants “pour être à même de porter un jugement sur toute question de fait contestée et qu’il lui faudrait établir pour se prononcer d’une manière conforme à son caractère judiciaire” []. [C]’est à [la Cour] qu’il appartient d’apprécier, dans
2 Voir art. 38, 59 et 60 du Statut de la Cour.
3 Voir aussi Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 26-27, par. 39 (« L’Assemblée générale n’a pas eu pour but de porter devant la Cour, sous la forme d’une requête pour avis consultatif, un différend ou une controverse juridique, afin d’exercer plus tard, sur la base de l’avis rendu par la Cour, ses pouvoirs et ses fonctions en vue de régler pacifiquement ce différend ou cette controverse. L’objet de la requête est tout autre : il s’agit d’obtenir de la Cour un avis consultatif que l’Assemblée générale estime utile pour pouvoir exercer comme il convient ses fonctions relatives à la décolonisation du territoire. » Et par. 41 ; Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 19.
4 Voir K. Oellers-Frahm and E. Lagrange, « Article 96 », in B. Simma, D. E. Khan, G. Nolte, A. Paulus (sous la dir. de), The Charter of the United Nations. A commentary, vol. II, 4e éd., OUP, 2024, p. 2601, par. 42. Mais voir Mara’abe v. The Prime Minister of Israel, HCJ 7957/04, 15 septembre 2005, par. 56 : « l’avis de la Cour internationale de Justice est une interprétation du droit international qui émane de la plus haute instance judiciaire de droit international (S. Rosenne, The Law and Practice of the International Court, 1920-1996, 3e éd., 1997, p. 1754). Il convient de prendre dûment et pleinement en considération l’interprétation que la CIJ donne du droit international. »
5 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 20 ; Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 71.
6 Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 27, par. 42, où est citée la demande d’avis consultatif sur l’Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 72.
7 Voir aussi J.-P. Cot et S. Wittich, « Article 68 », in A. Zimmermann, C. J. Tams, K. Oellers-Frahm, C. Tomuschat (sous la dir. de), The Statute of the International Court of Justice: A Commentary, 3e éd., OUP, 2019, p. 1863, par. 54.
8 Voir aussi Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 161, par. 56 ; Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 28-29, par. 46.
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chaque cas, la nature et l’étendue des informations nécessaires à l’exercice de cette fonction. »
Lorsque les demandes en cause ont une portée très vaste, comme en l’espèce, le rôle de l’avis consultatif consistant à assister l’organe demandeur justifie une approche de l’appréciation des faits extrêmement générale et simplement illustrative. Cependant, cette large portée, conjuguée au principe du consentement à la juridiction de la Cour, empêche cette appréciation des faits d’avoir l’effet décisif attribué à celles qui servent à déterminer la responsabilité de l’État en matière contentieuse.
6. Cette particularité de l’appréciation des faits inhérente aux procédures consultatives, à savoir que la Cour s’en tient à une vue d’ensemble de la situation, a des conséquences sur la portée juridique de ses conclusions en la présente espèce. La Cour n’ayant pas déterminé de manière plus exhaustive la responsabilité d’Israël à raison de son comportement dans le Territoire palestinien occupé, s’agissant de situations ou de comportements précis, cette responsabilité devra être établie dans le cadre d’autres procédures. C’est pourquoi il est précisé, au paragraphe 77, que le présent avis concerne « la qualification juridique de[s] politiques et pratiques » d’Israël, et non la « détermin[ation] juridique » de la responsabilité de ce dernier. Toute détermination définitive de la responsabilité d’Israël à raison d’un comportement précis exigerait d’examiner attentivement les faits constitutifs de ce comportement, et notamment de s’interroger soigneusement sur la pertinence, d’un point de vue juridique, des préoccupations d’Israël en matière de sécurité relativement à une situation donnée.
7. Il est regrettable que l’avis consultatif et les rapports sur lesquels il s’appuie n’aient pas accordé davantage d’importance aux préoccupations d’Israël en matière de sécurité, que celui-ci fait valoir pour justifier ses politiques et pratiques. Il est également regrettable qu’Israël ne se soit pas exprimé sur le fond des questions posées par l’Assemblée générale, en particulier en ce qui concerne ses préoccupations en matière de sécurité. La Cour aurait pu mieux démontrer qu’elle avait pris en considération les arguments d’Israël qui sont accessibles au public, en recourant notamment aux décisions rendues par la Cour suprême de cet État et aux arguments avancés par les autorités israéliennes dans les différentes procédures9, ainsi qu’aux informations que ce dernier a présentées devant d’autres instances internationales10. Selon moi, le présent avis consultatif aurait été bien plus convaincant s’il était apparu clairement que les informations émanant de sources officielles israéliennes y avaient été prises en considération.
9 Plusieurs décisions récentes ont été mentionnées dans des rapports internationaux, voir, par exemple, Nations Unies, rapport de la Commission internationale indépendante chargée d’enquêter dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, et en Israël, 14 septembre 2022, doc. A/77/328, par. 27 (en ce qui concerne la légalisation des avant-postes) : note 46 (où il est fait référence aux décisions rendues par la Cour suprême d’Israël (HCJ) le 9 juin 2022 dans les affaires nos 1308/17 et 2055/17), et note 48 (où il est fait référence à la décision rendue par la HCJ le 27 juillet 2022 dans l’affaire no 6364/20) ; par. 63 (en ce qui concerne les transferts forcés et les démolitions) : décisions rendues par la HCJ le 4 mai 2022 dans les affaires no 413/13 et no 1039/13 ; voir aussi, par exemple, HCJ 2205/23, Head of Council of ’Anin et al. v. Military Commander of the West Bank Area Judgment, 7 août 2023 (en ce qui concerne le système de permis dans le Territoire palestinien occupé) ; HCJ 3571/20, Khasib et al. v. Prime Minister of Israel, 1er mai 2022 (en ce qui concerne une demande de démantèlement d’une partie du mur) ; HCJ 2242/17, Jahleen v. Head of the Civil Administration for Judea and Samaria, 24 mai 2018 (en ce qui concerne l’exploitation des ressources naturelles) ; HCJ 6745/15, ILDC 2555 (IL 2015), Hashiyeh and Hashiyeh v. Military Commander of the West Bank, 11 novembre 2015 (en ce qui concerne les démolitions punitives). Pour une analyse complète, voir également : D. Kretzmer et Y. Ronen, The Occupation of Justice: The Supreme Court of Israel and the Occupied Territories, 2e éd., OUP, 2021.
10 Voir, par exemple, Nations Unies, Conseil économique et social, « Renseignements reçus d’Israël au sujet de la suite donnée aux observations finales concernant son quatrième rapport périodique », 2022, doc. E/C.12/ISR/FCO/4.
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APARTHEID ET SÉGRÉGATION RACIALE
8. La Cour considère que les lois et mesures d’Israël emportent violation de l’article 3 de la CIEDR (par. 229), mais ne se prononce pas sur la question de savoir si les politiques et pratiques d’Israël constituent une forme de ségrégation raciale ou d’apartheid. En l’absence de tout examen de l’élément subjectif de l’apartheid, qui est un élément essentiel de l’interdiction de celui-ci, l’avis ne saurait être interprété comme concluant qu’Israël a effectivement enfreint ladite interdiction. De surcroît, je ne suis pas convaincu que la Cour disposait de suffisamment d’informations pour conclure que les politiques et pratiques d’Israël sont constitutives d’apartheid ou de ségrégation raciale.
9. L’article 3 de la CIEDR ne définit pas le terme « apartheid ». Des définitions du crime d’apartheid figurent en revanche à l’article II de la convention contre l’apartheid de 1973 et à l’alinéa h) du paragraphe 2) de l’article 7 du Statut de Rome de 1998, mais Israël n’est partie à aucun de ces deux instruments. De plus, ceux-ci ne sont pas de même nature que la CIEDR, car ils régissent le « crime d’apartheid » et donc la responsabilité des individus en la matière, alors que l’interdiction de l’apartheid énoncée à l’article 3 de la CIEDR s’adresse aux États.
10. La convention contre l’apartheid et le Statut de Rome peuvent cependant clarifier l’interprétation de l’article 3 de la CIEDR en tant que moyens complémentaires d’interprétation, conformément à l’article 32 de la convention de Vienne sur le droit des traités, et, dans la mesure où ils reflètent le droit international coutumier, en tant que règles pertinentes de droit international applicables dans les relations entre les parties, conformément à l’alinéa c) du paragraphe 3) de l’article 31 de ce même instrument. Malgré les différences terminologiques entre les deux définitions, celles-ci aident à dégager le sens donné, en droit international coutumier, au terme « apartheid » employé à l’article 3 de la CIEDR. Elles démontrent que, pour ce qui est de déterminer l’existence de pratiques d’apartheid, il doit être satisfait à un critère juridique fort strict.
11. Le sens ordinaire du terme « apartheid », tel que clarifié par ces deux instruments, semble indiquer qu’il s’agit d’un régime de discrimination institutionnalisé et cautionné par l’État dont le but est d’instituer ou d’entretenir la domination et l’oppression d’un groupe racial par un autre groupe racial. Cette définition principale de l’apartheid comprend trois éléments : premièrement, les politiques et pratiques en cause doivent avoir trait à la relation entre plusieurs groupes raciaux ; deuxièmement, elles doivent se caractériser par un élément objectif (actus reus) qui consiste dans la commission d’« actes inhumains » ayant un caractère structurel et institutionnalisé11 ; troisièmement, elles doivent être motivées par un élément subjectif (mens rea), lequel exige non seulement que des actes inhumains d’une certaine gravité, nature et ampleur soient commis intentionnellement, mais également que ces actes aient pour but d’instituer et de maintenir un régime institutionnalisé de domination et d’oppression (dolus specialis)12.
12. Je doute fort que les informations dont disposait la Cour suffisent à conclure à la présence de l’élément subjectif de l’apartheid dans la situation que connaît le Territoire palestinien occupé. Compte tenu de la gravité exceptionnelle que revêt une violation de l’interdiction de l’apartheid  règle impérative du droit international général , les allégations formulées contre un État qui comprennent des accusations d’apartheid « doivent être prouvées par des éléments ayant pleine force
11 Voir articles premier et II de la convention sur l’apartheid : « politiques [ou] pratiques … de ségrégation et de discrimination raciales » ; alinéa h) du paragraphe 2) de l’article 7 du Statut de Rome : « régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination ».
12 Voir article II de la convention sur l’apartheid : « en vue d’instituer ou d’entretenir la domination d’un groupe racial d’êtres humains sur n’importe quel autre groupe racial d’êtres humains et d’opprimer systématiquement celui-ci » ; alinéa h) du paragraphe 2) de l’article 7 du Statut de Rome : « l’intention de maintenir ce régime ».
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probante »
13. Ce n’est que lorsque « la seule déduction raisonnable » qui puisse être faite du comportement d’un État est l’intention de maintenir un régime institutionnalisé d’oppression et de domination systématique d’un groupe racial ou ethnique  soit, dans le cas d’Israël, les Palestiniens par rapport aux Juifs israéliens , que la Cour devrait conclure qu’il a été satisfait à l’exigence du dolus specialis de l’apartheid14. Ce dolus specialis ne devrait être considéré comme établi que lorsqu’il apparaît clairement qu’aucune autre déduction n’est plausible.
13. Je ne crois pas que la seule déduction raisonnable qui puisse être faite des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé soit l’intention de maintenir un régime institutionnalisé d’oppression et de domination systématique des Palestiniens par rapport aux Juifs israéliens. Même si ces politiques et pratiques sont discriminatoires et disproportionnées et constituent ainsi des violations majeures du droit international relatif aux droits de l’homme et du droit international humanitaire  ce qui, de mon point de vue, ne fait aucun doute , il est possible que, par elles, Israël vise au moins deux autres buts. Premièrement, ces politiques et pratiques peuvent être motivées par des considérations de sécurité qui, bien que temporaires, s’inscrivent dans le long terme (et ce, quand bien même elles seraient injustifiées) ; et, deuxièmement, elles peuvent être dictées par la poursuite de l’objectif  mal inspiré et illicite  consistant à affirmer la souveraineté sur la Cisjordanie, sans chercher dans le même temps à maintenir ainsi de façon permanente un régime discriminatoire institutionnalisé à l’égard de tous les habitants de ce territoire.
14. Je ne suis pas certain que l’ambition qu’a Israël d’annexer la Cisjordanie, telle qu’elle ressort de la politique et des pratiques de colonisation radicales qu’il a mises en oeuvre récemment, implique nécessairement qu’il entende à présent institutionnaliser le régime juridique  jusqu’alors provisoire et à tout le moins en partie motivé par des raisons de sécurité  applicable aux habitants palestiniens de Cisjordanie par rapport aux colons et aux colonies et, partant, le rendre permanent. L’intention d’annexer un territoire ne s’accompagne pas nécessairement de la décision d’institutionnaliser un régime spécifique d’oppression de certains groupes raciaux. Bien que cela puisse tout à fait être le cas en l’espèce, il est également possible qu’Israël n’entende pas donner un caractère permanent et institutionnalisé à la manière dont il occupe la Cisjordanie du point de vue de la relation entre les Palestiniens et les colons. Je ne pense pas qu’il existe assez d’éléments pour tirer une conclusion définitive à cet égard.
15. La décision quant à la conclusion qu’il convient de tirer de l’approche ambiguë qu’a Israël en ce qui concerne la relation entre les habitants palestiniens de Cisjordanie et les colons nécessite une appréciation minutieuse des faits et des éléments de preuve y afférents. Selon moi, les informations dont disposait la Cour ne sont pas suffisantes pour conclure qu’il n’y a clairement pas d’autres déductions plausibles. En tout état de cause, l’avis de la Cour ne définit pas l’élément subjectif de l’apartheid et n’indique pas non plus en quoi le comportement d’Israël permet de considérer qu’il est présent en l’espèce. Je ne pense donc pas que l’on puisse tirer du raisonnement de la Cour relatif à l’article 3 de la CIEDR la conclusion que le comportement d’Israël est constitutif d’apartheid.
16. Les informations dont disposait la Cour suffisent-elles à conclure que les pratiques et politiques d’Israël sont constitutives de « ségrégation raciale » au sens de l’article 3 de la CIEDR ? Cela soulève l’importante question de la façon dont la ségrégation raciale est définie et dont elle se
13 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 129, par. 209.
14 Voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 67, par. 148 (« pour déduire l’existence du dolus specialis d’une ligne de conduite, il faut et il suffit que cette conclusion soit la seule qui puisse raisonnablement se déduire des actes en cause »).
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différencie de l’apartheid. Je ne suis pas convaincu par l’interprétation très stricte de l’expression « ségrégation raciale », selon laquelle celle-ci ne viserait que les pratiques équivalentes à l’« apartheid » qui ne relèvent pas de la situation historique particulière de l’Afrique du Sud
15. Il ressort des travaux préparatoires de l’article 3 de la CIEDR16, ainsi que de la définition énoncée à l’article II de la convention contre l’apartheid de 1973, que les notions d’apartheid et de ségrégation raciale renvoient à des pratiques qui, bien qu’étroitement liées, sont distinctes. L’expression « ségrégation raciale » est le terme générique et l’« apartheid » en est la forme la plus grave. Cependant, l’apartheid et la ségrégation raciale ont l’un et l’autre un caractère systémique et, comme cela est indiqué dans l’avis consultatif, constituent « deux formes particulièrement graves de discrimination raciale » au sens de l’article premier de la CIEDR. Je considère par conséquent que la « ségrégation raciale » exige aussi la preuve de la présence de l’élément subjectif requis, c’est-à-dire que la ségrégation selon des critères raciaux doit être intentionnelle17.
17. Les politiques et pratiques exposées par la Cour aux paragraphes 120 à 154 et 192 à 222 de son avis constituent assurément des violations graves des droits de l’homme et ont incontestablement des effets ségrégatifs. Toutefois, en l’absence de tout examen de l’élément subjectif de la ségrégation raciale, autrement dit de la preuve qu’Israël, par ses politiques et pratiques, entend instituer une ségrégation selon des critères raciaux ou ethniques, l’analyse de l’article 3 de la CIEDR livrée aux paragraphes 226 à 229 du présent avis demeure insuffisante. En particulier, la Cour aurait dû démontrer que les effets ségrégatifs étaient fondés sur l’un des motifs prohibés énoncés à l’article premier de la CIEDR, et non sur la citoyenneté. De fait, dans les situations d’occupation, une certaine séparation juridique entre la population de la puissance occupante et celle des territoires occupés est même prescrite par le droit de l’occupation. Selon l’article 43 du règlement de La Haye de 1907, la puissance occupante est tenue de « respect[er], sauf empêchement absolu, les lois en vigueur dans le pays ». Parallèlement, le paragraphe 2 de l’article 64 de la quatrième convention de Genève autorise la puissance occupante à
« soumettre la population du territoire occupé à des dispositions qui sont indispensables pour lui permettre de remplir ses obligations découlant de la [quatrième] Convention [de Genève], et d’assurer l’administration régulière du territoire ainsi que la sécurité soit de la Puissance occupante, soit des membres et des biens des forces ou de l’administration d’occupation ainsi que des établissements et des lignes de communication[] utilisés par elle ».
18. Ainsi, le droit de l’occupation lui-même prévoit une différence de traitement entre les ressortissants de la puissance occupante et la population protégée du territoire occupé. Cela ne signifie pas que les pratiques ségrégatives d’Israël sont justifiées au regard du droit de l’occupation. Toutefois, compte tenu du chevauchement entre ce droit et la CIEDR en l’espèce, une analyse des faits particulièrement approfondie est nécessaire pour conclure que la ségrégation en cause obéit à des critères raciaux ou ethniques.
15 Cette interprétation initiale de l’article 3 a prévalu durant les premières décennies qui ont suivi l’adoption de la CIEDR, voir M. Banton, International Action against Racial Discrimination, p. 200-201 ; P. Thornberry, « Article 3 », The International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination: A Commentary, OUP, 2016, p. 247-248.
16 Voir P. Thornberry, « Article 3 », The International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination: A Commentary, OUP, 2016, p. 243-246, où l’auteur fait observer que les États n’entendaient pas circonscrire l’article 3 à l’« apartheid ».
17 Dans le même ordre d’idées : S. Schmahl, « Artikel 3 », in Angst and Lantschner (sous la dir. de), ICERD: Internationales Übereinkommen zur Beseitigung jeder Form von Rassendiskriminierung. Handkommentar, Nomos, 2020, par. 12.
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19. La Cour ne peut « être à même de porter un jugement sur toute question de fait contestée » que si elle « dispose de renseignements et d’éléments de preuve suffisants »18. Étant donné qu’elle n’a pas recensé suffisamment d’informations venant étayer la présence de l’élément subjectif requis par l’article 3 de la CIEDR, la Cour aurait dû s’abstenir de conclure que la législation et les mesures prises par Israël emportaient violation de l’article 3 de la CIEDR. Cela ne l’aurait pas empêchée de dire que les pratiques et politiques d’Israël ont des effets ségrégatifs qui constituent des violations d’autres dispositions de la CIEDR.
(Signé) Georg NOLTE.
___________
18 Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 161, par. 56.

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