Opinion individuelle de M. le juge Yusuf

Document Number
186-20240719-ADV-01-05-EN
Parent Document Number
186-20240719-ADV-01-00-EN
Date of the Document
Document File

OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE YUSUF
[Traduction]
Caractère excessivement prolongé de l’occupation par Israël constituant un motif distinct et supplémentaire de considérer sa présence dans le Territoire palestinien occupé comme illicite  Droit de l’occupation étant fondé sur le postulat que celle-ci doit être temporaire  Occupation prolongée étant contraire à ce principe élémentaire du droit de l’occupation (jus in bello)  Occupation prolongée étant plus proche de l’occupation coloniale ou de la conquête que de l’occupation de guerre  Occupation prolongée étant en conséquence illicite au regard du jus in bello  Occupation prolongée par Israël contrevenant également au jus ad bellum  Occupation prolongée, en ce qu’elle est un recours continu à la force, devant être justifiée par l’exercice du droit de légitime défense  Occupation prolongée par Israël n’étant ni nécessaire ni proportionnée, et relevant donc d’un emploi illicite de la force.
I. INTRODUCTION
1. Dans le présent avis consultatif, la Cour conclut, en réponse à la seconde question posée par l’Assemblée générale des Nations Unies (ci-après, l’« Assemblée générale »), que la présence continue d’Israël, en tant que puissance occupante, dans le Territoire palestinien occupé est illicite. La Cour parvient à cette conclusion au vu de la violation par Israël de deux principes fondamentaux du droit international général et de la Charte des Nations Unies dans le contexte d’une occupation de guerre. Il s’agit de l’interdiction de l’acquisition de territoire par la force et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (avis consultatif, par. 261). Pour les raisons exposées ci-après, j’estime que la Cour aurait dû établir cette conclusion en se fondant également sur l’illicéité d’une occupation excessivement prolongée au regard du droit international.
2. Les règles du droit coutumier régissant l’occupation de guerre trouvent leur origine dans le droit public européen du XIXe siècle (jus publicum europaeum). Il fut considéré, à l’époque, que ces règles n’étaient pas applicables à l’« occupation coloniale » de territoires non européens. Cette exception de la colonisation prévue par le jus in bello favorisa les ambitions coloniales des puissances européennes, en permettant à celles-ci de conquérir des territoires étrangers sans limitation juridique aucune. Pour ce qui est du territoire des États appartenant au cercle autoproclamé des « nations civilisées », l’occupation de guerre devait en revanche être encadrée et limitée dans le temps conformément aux lois de la guerre incorporées dans le projet avorté de déclaration de Bruxelles (1874), le manuel d’Oxford (1880) et le règlement de La Haye (1907). Ces territoires ne pouvaient être soumis à une « occupation coloniale » illimitée, et devaient au contraire être restitués à leur souverain rapidement après la cessation des hostilités, le plus souvent au bout d’un an.
3. Ce n’est qu’avec la mise hors la loi du colonialisme qui a suivi la mise en oeuvre progressive du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes consacré par la Charte des Nations Unies que la notion d’« occupation coloniale » a été abolie en droit international. Cette évolution s’est manifestée, notamment, dans les résolutions de l’Assemblée générale qui ont codifié le droit international coutumier sur la décolonisation (par exemple, la résolution 1514 (XV)) ou élaboré les principes fondamentaux de la Charte des Nations Unies (par exemple, la résolution 2625). Parallèlement, la notion d’occupation de guerre, ainsi que son caractère temporaire, a été encore affinée dans la quatrième convention de Genève et s’est finalement imposée comme la seule norme juridique régissant l’occupation en droit international.
- 2 -
4. Ainsi, toute occupation de guerre qui, au lieu de présenter le caractère temporaire sanctionné par le droit, se poursuit sans limite dans le temps revêt les caractéristiques de l’occupation coloniale ou de la conquête, qui sont l’une et l’autre contraires à la Charte des Nations Unies et aux principes contemporains du droit international. Les deux questions principales à examiner en pareil cas sont les suivantes : premièrement, la mesure dans laquelle l’occupation prolongée s’écarte des règles et principes du droit de l’occupation de guerre (jus in bello), et deuxièmement, le point de savoir si cette occupation prolongée est contraire aux règles relatives à l’interdiction de l’emploi de la force (jus ad bellum). Une occupation prolongée qui contrevient à ces deux ensembles de règles ne saurait justifier, en droit international, la présence continue de la puissance occupante dans le territoire occupé.
II. L’OCCUPATION PROLONGÉE DU TERRITOIRE PALESTINIEN OCCUPÉ REVIENT À NIER L’APPLICABILITÉ DU DROIT DE L’OCCUPATION DE GUERRE (JUS IN BELLO)
5. Ainsi que cela est souligné dans l’avis consultatif, la nature et la portée des pouvoirs et responsabilités d’une puissance occupante « reposent … toujours sur le même postulat, à savoir que l’occupation est une situation temporaire répondant à une nécessité militaire, et qu’elle ne peut donner lieu à un transfert du titre de souveraineté à la puissance occupante » (par. 105). À cet égard, la Cour mentionne, dans l’avis consultatif, certaines règles du droit de l’occupation qui illustrent de manière particulièrement évidente l’idée que l’occupation doit être temporaire :
« Aux termes de l’article 64 de la quatrième convention de Genève et de la règle énoncée à l’article 43 du règlement de La Haye, par exemple, la puissance occupante a, en principe, l’obligation de respecter les lois en vigueur dans le territoire occupé. De même, aux termes du cinquième alinéa de l’article 50 de la quatrième convention de Genève, la puissance occupante ne doit pas entraver l’application des mesures préférentielles adoptées avant l’occupation et, aux termes du premier alinéa de l’article 54, il lui est interdit de modifier le statut des fonctionnaires ou des magistrats du territoire occupé. En outre, la règle énoncée à l’article 55 du règlement de La Haye ne confère à la puissance occupante que le statut d’administrateur et d’usufruitier des édifices publics, immeubles, forêts et exploitations agricoles dans le territoire occupé. » (Ibid., par. 106.)
6. Les règles susmentionnées exigent que la puissance occupante préserve, autant que possible, le statu quo ante dans le territoire occupé et assume à l’égard de ce territoire un rôle de tutelle, en quelque sorte, pour le compte de la population occupée, jusqu’à ce qu’il soit restitué au souverain légitime. Comme le dit la Cour dans l’avis consultatif, « [c]es dispositions soulignent que l’occupation est conçue comme une situation provisoire, durant laquelle l’exercice, par la puissance occupante, de l’autorité sur un territoire étranger est toléré dans l’intérêt de la population locale » (par. 106).
7. Cela est confirmé par le Comité international de la Croix-Rouge, qui, dans son commentaire sur l’article 47 de la quatrième convention de Genève, indiquait ce qui suit :
« L’occupation de guerre … est un état de fait essentiellement provisoire, qui n’enlève à la Puissance occupée ni sa qualité d’État, ni sa souveraineté ; elle entrave seulement l’exercice de ses droits. Elle se distingue par là de l’annexion, par laquelle la Puissance occupante acquiert tout ou partie du territoire occupé pour l’incorporer à son propre territoire. »1
1 Comité international de la Croix-Rouge, convention (IV) de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, commentaire publié sous la direction de Jean S. Pictet (1958), p. 296.
- 3 -
8. Il ressort clairement de ce qui précède que l’occupation doit, en toutes circonstances, demeurer une situation provisoire. Il est vrai que les règles du droit de l’occupation n’imposent pas expressément de délais précis dans lesquels la puissance occupante est tenue de mettre fin à son occupation et de se retirer du territoire occupé. Toutefois, si l’occupation devait pouvoir se poursuivre indéfiniment, et s’assimiler ainsi progressivement à la conquête ou à la colonisation, les principes juridiques sous-tendant le régime de l’occupation de guerre, tels que la protection des intérêts du peuple occupé et la restitution de la souveraineté, se trouveraient vidés de leur sens.
9. En ce qui concerne le Territoire palestinien occupé, Israël maintient une occupation depuis plus de 57 ans. Le Conseil de sécurité avait, dès 1980, réaffirmé « la nécessité impérieuse de mettre fin à l’occupation prolongée des territoires arabes occupés par Israël depuis 1967, y compris Jérusalem » (résolution 476 (1980) du Conseil de sécurité). Il convient de relever que le Conseil de sécurité considérait déjà, en 1980, l’occupation comme étant prolongée. Pour reprendre les mots de M. Riyad Mansour, membre de la délégation palestinienne lors des audiences devant la Cour, « si l’occupation était qualifiée de prolongée en 1980, comment doit-on la qualifier aujourd’hui, près de 45 ans plus tard ? »2 De fait, cette situation ne peut plus, en 2024, être considérée simplement comme une occupation prolongée, mais doit être qualifiée d’« occupation excessivement prolongée ». Depuis 1980  et de fait, depuis 1967, lorsque le Conseil de sécurité lui a, pour la première fois, dans sa résolution 242, demandé de se retirer du territoire occupé , Israël n’a jamais fait aucun cas des différentes résolutions par lesquelles le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale appelaient de leurs voeux la fin de l’occupation.
10. Par son occupation excessivement prolongée, Israël a soumis le peuple palestinien à un régime de subjugation et de domination étrangères illimitées, ce qui va à l’encontre de toutes les règles et de tous les principes du droit régissant l’occupation de guerre. Cela ressort de la situation concrète sur le terrain, qui se traduit notamment par le transfert par Israël de sa population civile dans le territoire occupé, la confiscation des terres, l’exploitation des ressources naturelles, l’extension du droit interne israélien au territoire occupé, ainsi que le déplacement forcé de la population palestinienne et la discrimination à l’égard de celle-ci. Cette lecture est également confortée par le fait qu’Israël a, à plusieurs reprises, contesté que la quatrième convention de Genève fût applicable au Territoire palestinien occupé, et rejeté, en conséquence, les règles et principes du droit de l’occupation de guerre.
11. Dans son avis consultatif sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, la Cour a estimé devoir préciser la situation juridique concernant l’applicabilité de la quatrième convention de Genève, en affirmant que celle-ci
« [était] applicable dans tout territoire occupé en cas de conflit armé surgissant entre deux ou plusieurs parties contractantes. Israël et la Jordanie étaient parties à cette convention lorsque éclata le conflit armé de 1967. Dès lors ladite convention est applicable dans les territoires palestiniens qui étaient avant le conflit à l’est de la Ligne verte, et qui ont à l’occasion de ce conflit été occupés par Israël, sans qu’il y ait lieu de rechercher quel était auparavant le statut exact de ces territoires. » (C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 177, par. 101.)
Dans le présent avis consultatif, la Cour a, de même, confirmé que la quatrième convention de Genève était applicable dans l’ensemble du Territoire palestinien occupé, y compris dans la bande de Gaza (voir les paragraphes 78 et 96).
2 Voir CR 2024/4, p. 113, par. 28 (Mansour).
- 4 -
12. L’occupation excessivement prolongée à laquelle Israël se livre depuis plus d’un demi-siècle viole le principe élémentaire selon lequel l’occupation de guerre doit être temporaire, qui est l’une des caractéristiques principales qui distinguent une telle occupation de l’occupation coloniale et de la conquête. Une prolongation illimitée de l’occupation a, de plus, une incidence directe sur la licéité même de celle-ci. Toute occupation militaire d’un territoire étranger qui s’écarte des caractéristiques de l’occupation de guerre au regard du droit international humanitaire et se trouve dissociée de son cadre normatif doit être considérée comme illicite. Il s’ensuit que l’occupation prolongée, par Israël, du Territoire palestinien occupé doit être considérée comme illicite du fait même de son caractère prolongé en violation du droit de l’occupation de guerre.
III. L’OCCUPATION PROLONGÉE DU TERRITOIRE PALESTINIEN OCCUPÉ REVIENT À BAFOUER LES RÈGLES DU DROIT RELATIF À L’EMPLOI DE LA FORCE (JUS AD BELLUM)
13. Ainsi que la Cour l’a énoncé dans le présent avis consultatif (par. 253), « une occupation se caractérise, de par sa nature même, par un emploi continu de la force en territoire étranger. Cet emploi de la force est cependant soumis aux règles de droit international régissant la licéité de l’emploi de la force, ou jus ad bellum. » Une occupation prolongée ne peut être justifiée sur le fondement de telles règles que si les conditions autorisant la légitime défense perdurent pendant toute sa durée. En d’autres termes, la puissance occupante doit être en mesure de prouver, à tout moment, que le maintien de son occupation prolongée répond à une nécessité militaire, laquelle doit être proportionnée au regard d’objectifs militaires légitimes. La légitime défense ne peut en revanche être invoquée contre une menace potentielle ou future susceptible d’émaner du territoire occupé.
14. Le maintien par Israël de son occupation excessivement prolongée du Territoire palestinien occupé ne répond pas à ces exigences. Il ne remplit pas le critère de nécessité et de proportionnalité de la légitime défense garantie par l’article 51 de la Charte des Nations Unies. En outre, la violation par Israël des principes élémentaires du droit de l’occupation pourrait constituer un emploi continu illégitime de la force visant à créer une situation perpétuelle de conflit afin de justifier une occupation prolongée. Or, pour que l’interdiction de l’emploi de la force consacrée par la Charte des Nations Unies garde tout son sens, l’on ne saurait permettre que l’exception au titre de la légitime défense puisse être invoquée en vue de prolonger illicitement une occupation de guerre.
15. Le Conseil de sécurité a déjà établi, dans sa résolution 242 (1967), que l’état de belligérance ayant découlé de la guerre de juin 1967, lors de laquelle a commencé l’occupation par Israël des territoires palestiniens, devait prendre fin. Il a ainsi, au paragraphe 1 de ladite résolution,
« [a]ffirm[é] que l’accomplissement des principes de la Charte exige[ait] l’instauration d’une paix juste et durable au Moyen-Orient qui devrait comprendre l’application des deux principes suivants :
i) Retrait des forces armées israéliennes des territoires occupés lors du récent conflit ;
ii) Cessation de toutes assertions de belligérance ou de tous états de belligérance et respect et reconnaissance de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique de chaque État de la région et de leur droit de vivre en paix à l’intérieur de frontières sûres et reconnues à l’abri de menaces ou d’actes de force ».
16. Bien que, ainsi que cela est souligné ci-dessus, le droit de l’occupation (jus in bello) n’impose pas de délais précis dans lesquels il doit être mis fin à l’occupation de guerre, la question de la licéité de l’emploi continu de la force dans le cadre d’une occupation de guerre est soumise au
- 5 -
droit relatif à l’emploi de la force (jus ad bellum). C’est au regard de celui-ci qu’il convient de déterminer si les conditions de la légitime défense continuent d’exister. De fait, la durée d’une occupation de guerre doit être analysée à l’aune d’un critère du jus ad bellum, soit le fait que l’emploi continu de la force, s’il ne peut plus être justifié sur le fondement de la légitime défense contre une menace ou un emploi de la force imminents, doit prendre fin.
17. Il ressort de ce qui précède que, lorsqu’il s’exerce de manière prolongée, sans limite dans le temps, contre une population occupée, l’emploi de la force emporte violation du droit y relatif. Il ne peut être justifié par une nécessité militaire pendant plus d’un demi-siècle. Un tel emploi va au-delà des exigences particulières en matière de défense qui pourraient l’avoir justifié initialement  pour autant qu’elles existent , et transforme l’occupation en subjugation et domination étrangères d’un peuple, ce qui est contraire aux principes et aux buts de la Charte des Nations Unies. Ainsi, l’occupation prolongée par Israël doit être considérée comme illicite également à raison de la violation continue du droit sur l’emploi de la force (jus ad bellum).
(Signé) Abdulqawi Ahmed YUSUF.
___________

Document file FR
Document Long Title

Opinion individuelle de M. le juge Yusuf

Order
5
Links