OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE AD HOC BARAK
[Traduction]
1. C’est la troisième fois que l’Afrique du Sud sollicite la Cour en vue d’obtenir la suspension de l’opération militaire menée dans la bande de Gaza. C’est la troisième fois qu’elle échoue. La Cour a, une fois de plus, rejeté la thèse principale de la demanderesse et s’est abstenue d’ordonner une telle suspension. J’espère voir cesser les tentatives indignes de l’Afrique du Sud de s’introduire dans la grande salle de justice par le moyen détourné des mesures conservatoires, pour que l’affaire puisse se poursuivre au fond, stade auquel la justice peut le plus sûrement s’exercer.
2. L’ordonnance rendue aujourd’hui a deux effets. Premièrement, elle réaffirme les mesures déjà indiquées par la Cour le 26 janvier 2024 ; deuxièmement, elle renforce les obligations d’Israël concernant la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire et l’accès à ceux-ci dans l’ensemble de la bande de Gaza, obligations qui, pour la plupart, figuraient déjà dans l’ordonnance du 26 janvier 2024 (voir ordonnance, par. 45).
3. La Cour réitère en outre son appel en faveur de la libération immédiate et inconditionnelle des personnes enlevées pendant l’attaque menée contre Israël le 7 octobre 2023 et détenues depuis lors par le Hamas et d’autres groupes armés (voir ordonnance, par. 50).
4. Les mesures conservatoires indiquées par la Cour sont donc d’une portée bien plus limitée que celles demandées par l’Afrique du Sud. J’ai voté contre le point 1 du dispositif parce que les mesures prescrites par la Cour dans son ordonnance du 26 janvier 2024 étaient, pour la plupart, injustifiées. Je ne peux réaffirmer des mesures conservatoires qui étaient, dès l’origine, dénuées de fondement. Dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à ladite ordonnance, je me suis longuement exprimé à ce sujet. En ce qui concerne le point 2 du dispositif, j’ai voté pour la première mesure (a)), mais contre la seconde (b)), choix dont j’expliciterai les raisons dans le présent exposé de mon opinion.
I. DÉMARCHE GÉNÉRALE ADOPTÉE PAR LA COUR EN L’AFFAIRE AFRIQUE DU SUD C. ISRAËL
5. L’Afrique du Sud a, le 29 décembre 2023, introduit devant la Cour une instance concernant l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide. Elle a cependant tenté, en présentant plusieurs demandes successives en indication de mesures conservatoires, de créer une seconde instance portant sur la conduite des hostilités sous le couvert de la convention. La Cour s’est malheureusement prêtée au jeu de l’Afrique du Sud en acceptant d’examiner des demandes qui dépassent le cadre de la convention. Elle se trouve désormais empêtrée dans un conflit armé, ce qui pose deux problèmes aux fins de l’exercice de sa fonction judiciaire.
6. En premier lieu, la réglementation de la conduite des hostilités déborde la compétence de la Cour, qui est limitée aux questions relevant de la convention sur le génocide. Des violations présumées du droit international humanitaire ne sont pas, en soi, du ressort de la Cour. Toute mesure indiquée par celle-ci doit être fondée sur l’existence d’une intention plausible de commettre un génocide. À défaut d’intention plausible, elle ne peut prescrire de mesures sur le fondement de la convention. Or le raisonnement qu’a suivi la Cour aujourd’hui est très éloigné de la convention sur le génocide et repose essentiellement sur des considérations humanitaires. L’analyse de la plausibilité, déjà fragile, est devenue presque inexistante, et la question centrale de l’intention a complètement disparu. En résumé, la Cour a accepté, comme l’y invitait l’Afrique du Sud, de gérer
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un conflit armé dans ses moindres détails et d’utiliser la convention sur le génocide pour justifier une décision fondée sur le droit international humanitaire. Gérer un conflit armé sur le fondement de la convention est un exercice périlleux, surtout lorsque l’un des belligérants n’est pas partie à cet instrument.
7. En second lieu, la Cour intervient dans un conflit armé entre le Hamas et Israël alors même que seul ce dernier est lié par ses décisions. Le Hamas n’étant pas partie à la présente instance, la Cour ne peut rien lui prescrire. Cette situation crée un déséquilibre structurel qui prend une acuité toute particulière lorsqu’il s’agit de mesures conservatoires relatives à la conduite des hostilités. La Cour est confrontée à un problème insoluble. Si elle n’a pas le pouvoir de modifier son Statut, elle doit néanmoins prendre ce déséquilibre en considération dans son raisonnement ; ce n’est malheureusement pas ce qu’elle a fait. La Cour n’a pas tenu compte du fait que la fourniture efficace d’aide humanitaire n’est pas une voie à sens unique et requiert la collaboration d’autres acteurs, dont le Hamas. De fait, une partie des mesures indiquées par l’ordonnance rendue aujourd’hui protège le Hamas et impose au contraire à Israël des obligations à titre conservatoire.
8. Je suis bouleversé par la situation humanitaire à Gaza. En janvier, j’ai voté pour les mesures relatives à l’aide humanitaire. Dans l’exposé de mon opinion individuelle, j’avais dit ce qui suit :
« Je suis, à titre personnel, profondément affecté par les pertes en vies humaines et les destructions causées à Gaza. Des pénuries de nourriture et d’eau et des épidémies sont à redouter. La population vit dans des conditions précaires, confrontée aux conséquences insondables de la guerre. Dans le cadre des fonctions de juge ad hoc qui m’ont été confiées, mais également en tant qu’homme, je tiens à exprimer mes regrets les plus sincères et profonds pour les vies innocentes perdues dans ce conflit. »
Je maintiens chacun de ces mots.
9. Il ne fait guère de doute que des efforts supplémentaires doivent être faits pour augmenter le volume d’aide acheminée. Cependant, contrairement au Conseil de sécurité, la Cour dispose de pouvoirs limités au titre de la convention sur le génocide. Dans l’ordonnance rendue ce jour, elle a artificiellement relié la convention à des questions concernant la fourniture des services et de l’aide de première nécessité et l’accès à ceux-ci, lesquels relèvent du droit international humanitaire. Le fragile équilibre auquel elle était parvenue dans son ordonnance du 26 janvier 2024 s’est rompu. La Cour non seulement n’établit pas de lien solide entre les mesures indiquées et un quelconque droit plausible conféré par la convention, mais ne tient pas compte du fait que l’autre belligérant, le Hamas, n’est pas partie à l’affaire devant elle.
10. Le changement de direction opéré par la Cour me semble préoccupant. En la présente affaire, celle-ci adopte une démarche qui tend à s’éloigner du droit au profit de la politique. Un juge ne devrait pas laisser ses idées personnelles influencer ses opinions professionnelles.
II. LACUNES DE L’ORDONNANCE DE LA COUR
11. Je mettrai l’accent sur trois défauts rédhibitoires que présente l’ordonnance rendue par la Cour : 1) il n’y a eu aucun « changement dans la situation » justifiant la modification de l’ordonnance du 26 janvier 2024 ; 2) les conditions requises pour l’indication de mesures conservatoires ne sont pas réunies, notamment parce qu’il n’existe ni intention ni lien entre les nouvelles mesures indiquées et un quelconque droit plausible au regard de la convention sur le génocide ; 3) la Cour n’a pas traité les éléments de preuve comme il se doit.
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1. Absence de « changement dans la situation » justifiant la modification de l’ordonnance initiale
12. La Cour doit rechercher si la situation ayant justifié l’indication de mesures conservatoires le 26 janvier 2024 a changé. Ce faisant, elle doit tenir compte à la fois des circonstances qui existaient lorsqu’elle a rendu son ordonnance précédente et des changements qui seraient intervenus depuis lors. Si elle constate que la situation a changé depuis ladite ordonnance, elle doit alors examiner si ce changement justifie une modification des mesures déjà indiquées1.
13. Dans l’ordonnance rendue ce jour, la Cour a considéré qu’il y avait eu un « changement dans la situation » parce que les conditions de vie des Palestiniens de la bande de Gaza s’étaient encore détériorées, en particulier au vu de la privation prolongée et généralisée de nourriture et d’autres produits de première nécessité (voir ordonnance, par. 18). Elle a également observé que les Palestiniens de Gaza n’étaient plus seulement exposés à un risque de famine, devant désormais faire face à une famine « qui s’installe » (voir ibid., par. 21).
14. Je ne doute pas que la situation humanitaire à Gaza se soit détériorée. Je ne vois cependant pas en quoi cela constitue un « changement dans la situation » au sens du paragraphe 1 de l’article 76 du Règlement de la Cour. L’Afrique du Sud a, dans sa demande initiale en indication de mesures conservatoires, formulé des accusations concernant la privation de nourriture sur le fondement de faits semblables. Le terme « food » (nourriture) y est employé 80 fois, le terme « starvation » (faim ou inanition), 20 fois, et le terme « famine » (famine), cinq fois. De plus, dans sa première ordonnance, datée du 26 janvier 2024, la Cour a explicitement constaté le risque de famine, et a indiqué des mesures sur ce fondement. La nouvelle demande soumise par l’Afrique du Sud n’est pas différente de la première. En outre, l’intensité des combats a nettement diminué par rapport aux mois de janvier et février 2024, et l’armée israélienne a réduit son personnel à Gaza.
15. La Cour est en outre d’avis que les mesures conservatoires indiquées dans l’ordonnance du 26 janvier 2024 ne couvrent pas intégralement les conséquences découlant des « changements dans la situation », ce qui justifie une modification de ces mesures (voir ordonnance, par. 23). Or, même en admettant que la situation ait changé, on voit mal pourquoi il ne pourrait y être remédié par l’ordonnance du 26 janvier 2024, dans laquelle la Cour a indiqué qu’« Israël d[eva]it prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence ». Je me demande en quoi cette mesure serait insuffisante pour répondre à la situation actuelle à Gaza. Bien qu’elles apportent peut-être certaines précisions, les mesures indiquées aujourd’hui par la Cour sont, pour l’essentiel, implicitement contenues dans l’ordonnance du 26 janvier 2024.
16. Malheureusement, la Cour confond la modification d’une ordonnance avec l’exécution de celle-ci, question sur laquelle elle ne peut se prononcer qu’au stade du fond.
2. Non-satisfaction des conditions requises pour l’indication de mesures conservatoires
17. Il n’y a lieu de modifier des mesures déjà indiquées que s’il est satisfait aux conditions générales requises pour l’indication de mesures conservatoires (voir ordonnance, par. 14). La Cour procède à une analyse étonnamment succincte. Elle se contente d’affirmer qu’elle n’a pas à revenir
1 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), demande tendant à la modification de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 7 décembre 2021, ordonnance du 12 octobre 2022, C.I.J. Recueil 2022 (II), p. 581, par. 12.
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sur sa conclusion initiale que certains droits sont plausibles, et que certaines au moins des mesures conservatoires demandées par l’Afrique du Sud visent à préserver ces droits (voir ibid., par. 25).
18. Le défaut de motivation de la décision de la Cour est particulièrement préoccupant en ce qui concerne la question de l’intention. L’Afrique du Sud n’a fait aucune mention de cette question dans sa demande tendant à la modification des mesures conservatoires, alors même qu’il s’agit d’une condition primordiale en matière de génocide.
19. Pour modifier les mesures conservatoires, la Cour devait s’assurer de l’existence plausible d’une intention dans la situation « nouvelle » à Gaza. Dans ses observations écrites, Israël a présenté des éléments de preuve concrets montrant qu’il s’efforce de remédier à la catastrophe humanitaire qui se déroule à Gaza. Il a notamment mentionné la création d’un couloir maritime (par. 22), la protection des entrepôts de l’ONU et du Qatar (par. 28), la distribution de vaccins (par. 33) et d’incubateurs (par. 32), la fourniture d’ambulances (par. 32), l’établissement d’un département de chirurgie ophtalmologique (par. 31) et la mise en place d’hôpitaux de campagne (par. 30). La Cour n’a tenu compte d’aucun de ces arguments, qui sont pourtant essentiels au regard de la question de l’intention. Elle s’est contentée d’écarter ces éléments de preuve en citant le haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, selon lequel « [l]a faim et la famine actuelles sont le résultat des restrictions importantes imposées par Israël à l’entrée et à la distribution de l’aide humanitaire » (voir ordonnance, par. 34). La Cour s’est bien gardée d’évaluer les preuves présentées par Israël qui n’allaient pas dans le même sens, et a rejeté plus de 20 documents au profit d’une seule déclaration émanant d’un unique fonctionnaire. En outre, Israël a clairement indiqué, dans les autres communications qu’il a adressées à la Cour, que le conflit armé qui se déroule à Gaza n’est pas une guerre contre les civils, mais contre le Hamas. Il a souligné que, si le Hamas libérait les otages et déposait définitivement les armes, les hostilités cesseraient. L’élément d’intentionnalité est absent de l’argumentation présentée globalement par l’Afrique du Sud en l’affaire, et plus particulièrement de sa nouvelle demande tendant à la modification des mesures conservatoires.
20. De plus, il est troublant que la Cour n’explique pas en quoi la fourniture de services de base et d’une assistance humanitaire est liée à l’un quelconque des droits jugés plausibles au regard de la convention sur le génocide. Elle présume l’existence d’un lien que n’étaye nullement le texte de la convention. Dans son ordonnance du 26 janvier 2024, la Cour a estimé qu’il était nécessaire de permettre l’accès à des services de base et à l’aide humanitaire pour préserver le droit plausible du peuple palestinien d’être protégé d’un génocide. Bien que déjà quelque peu éloignée des obligations incombant à Israël au regard de la convention, cette mesure pouvait néanmoins être justifiée par des considérations humanitaires. Cependant, la Cour entend maintenant appliquer plus largement ce raisonnement problématique en incorporant dans la convention des règles qui lui sont étrangères, sans fournir d’explication valable.
21. Pour conclure qu’il existe un risque qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits plausibles revendiqués par l’Afrique du Sud, la Cour prend note de plusieurs déclarations qui tendent à montrer que le seul moyen de remédier à la situation humanitaire à Gaza est de suspendre l’opération militaire (voir ordonnance, par. 36). Or ces déclarations ont été faites sur le fondement de considérations politiques et non juridiques, et s’adressaient à Israël et au Hamas. Plus important encore, elles n’établissent aucun lien entre la suspension des opérations militaires et la convention sur le génocide. La Cour n’affirme pas non plus qu’un tel lien existe. Ainsi, ce n’est pas parce qu’elle a tenu compte de ces déclarations pour conclure à l’existence d’un risque de préjudice irréparable qu’un cessez-le-feu est nécessaire à la mise en oeuvre des mesures qu’elle a indiquées. De fait, la Cour s’est expressément abstenue de prescrire la suspension de l’opération militaire dans le dispositif, précisément parce qu’il est possible de faire respecter l’obligation de permettre la fourniture de l’aide humanitaire par d’autres moyens.
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3. Traitement inopportun par la Cour des éléments de preuve
22. La façon dont la Cour a, de manière générale, traité les éléments de preuve pose problème. Ses conclusions se fondent sur un certain nombre de déclarations de responsables de l’ONU et de rapports d’organisations intergouvernementales qui n’ont pas été soumis par les Parties. De plus, ni Israël ni l’Afrique du Sud n’ont eu la possibilité de formuler des observations à propos de l’un quelconque des éléments de preuve sur lesquels s’est appuyée la Cour.
23. Par exemple, pour conclure que les conditions de vie à Gaza se sont détériorées depuis janvier, la Cour s’est fondée sur un rapport spécial du cadre intégré de la classification de la sécurité alimentaire (voir ordonnance, par. 19), un communiqué de presse du Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) (voir ibid., par. 20) et un bulletin quotidien du Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA) (voir ibid., par. 21). Aucun de ces documents n’a été présenté par les Parties. Plus grave encore, ils ont tous les trois été publiés après la soumission par l’Afrique du Sud et Israël de leurs écritures respectives.
24. De même, les rapports mentionnés par la Cour selon lesquels le seul moyen de remédier à la situation humanitaire à Gaza serait de suspendre l’opération militaire n’ont pas été présentés par les Parties. Ni l’Afrique du Sud ni Israël n’a pu formuler d’observations sur la déclaration à la presse du Secrétaire général adjoint de l’ONU aux affaires humanitaires, pas plus que sur les déclarations du directeur adjoint du Programme alimentaire mondial, du directeur exécutif de l’UNICEF ou de la présidente du Comité international de la Croix-Rouge (voir ordonnance, par. 36).
25. En l’affaire Arménie c. Azerbaïdjan, la Cour a dit qu’elle devait rechercher
« si, compte tenu des informations que lui [avaie]nt fournies les Parties au sujet de la situation [alors en cours], il y a[vait] lieu de conclure que celle qui avait motivé l’indication d’une mesure conservatoire en février 2023 a[vait] changé »2.
26. En la présente espèce, la Cour a malheureusement fondé ses conclusions sur des éléments de preuve que ni l’une ni l’autre des Parties n’avait présentés, qui, pour certains, n’étaient pas accessibles au public au moment où celles-ci ont rédigé leurs exposés écrits, et au sujet desquels elles n’ont pas eu la possibilité de formuler des observations.
27. En outre, la Cour rappelle que plus de 6 600 personnes ont été tuées et près de 11 000, blessées dans la bande de Gaza depuis le 26 janvier 2024, en se fondant sur un rapport de l’OCHA (ordonnance, par. 39). Elle omet toutefois de mentionner que ces chiffres proviennent du ministère de la santé de Gaza, contrôlé par le Hamas, et qu’ils représentent le nombre total de morts et de blessés, sans distinction entre civils et combattants. De plus, il s’agit de données générales sur le conflit armé qui ne disent rien de l’existence d’une famine ou d’un manque d’aide humanitaire.
28. La souplesse de la Cour en matière d’administration de la preuve ne doit pas porter atteinte au principe de l’égalité des armes. Si elle peut s’appuyer sur des informations accessibles au public, la Cour doit néanmoins faire preuve de prudence. Cela est particulièrement vrai lorsque de telles informations sont rendues publiques après que les Parties ont présenté leurs arguments. Il
2 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), demande tendant à la modification de l’ordonnance du 22 février 2023 indiquant une mesure conservatoire, ordonnance du 6 juillet 2023, C.I.J. Recueil 2023 (II), p. 406, par. 16.
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n’appartient pas à la Cour de s’acquitter de la charge de la preuve lorsque le demandeur a manifestement manqué de le faire.
29. J’espère qu’à l’avenir la Cour établira des règles plus claires pour déterminer dans quelle mesure elle peut s’appuyer sur des éléments de preuve qui n’ont pas été soumis par les parties et sur lesquels celles-ci n’ont pas eu la possibilité de formuler des observations. Une démarche plus rigoureuse s’impose en particulier dans une affaire concernant des allégations de génocide, qui exige des éléments ayant pleine force probante3.
III. MESURES INDIQUÉES PAR LA COUR
30. À l’alinéa a) du point 2 du dispositif de l’ordonnance, la Cour prescrit à Israël de prendre des mesures pour veiller à ce que soit assurée, sans restriction, la fourniture par toutes les parties intéressées des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence. Figurent au même point une liste non exhaustive desdits services et aide ainsi que des dispositions particulières que doit prendre Israël à cet égard. J’ai voté en faveur de cette mesure pour les mêmes raisons que celles exposées au paragraphe 44 de mon opinion individuelle jointe à l’ordonnance du 26 janvier 2024. Je ne crois pas que cette mesure soit fondée sur la préservation de droits plausibles au regard de la convention sur le génocide. Elle cadre toutefois avec les obligations qui incombent à Israël au titre du droit international humanitaire, si on l’interprète à la lumière de l’article 23 de la quatrième convention de Genève et du droit international coutumier applicable. C’est en ce sens, et en ce sens seulement, que j’ai soutenu cette mesure, guidé par des motivations morales, et dans l’espoir qu’elle atténue les répercussions de ce conflit armé sur les plus vulnérables.
31. Cela dit, je crois devoir rappeler que la situation sur le terrain, s’agissant de la fourniture de l’aide humanitaire, est plus complexe qu’il n’y paraît. Israël n’est pas la seule partie responsable. Le plus souvent, le Hamas s’empare rapidement de l’aide dès qu’elle entre à Gaza ou empêche son acheminement à ceux qui en ont le plus besoin. Dans d’autres cas, la livraison de l’aide aux civils déclenche des mouvements de foule qui mettent en danger les travailleurs humanitaires. Bien qu’on puisse souhaiter que des efforts bien plus importants soient déployés en vue de la fourniture de l’aide humanitaire, il s’agit d’un processus complexe. En raison du vide créé au sein du pouvoir à Gaza, en particulier dans le nord, il est plus difficile d’acheminer efficacement cette aide. Nous avons pu constater que des dispositions avaient été prises, avec le soutien d’Israël, pour permettre une livraison aérienne de l’aide, et les États-Unis envisagent la mise en place d’un port flottant. Israël a accepté d’appuyer toutes ces actions. Les principaux problèmes qui se posent aujourd’hui sont notamment le déchargement, le stockage et la distribution de l’aide, et, surtout, la lutte contre le pillage à chacune de ces étapes.
32. À l’alinéa b) du point 2 du dispositif, la Cour prescrit à Israël de veiller à ce que son armée ne commette pas d’actes emportant violation des droits des Palestiniens de Gaza au regard de la convention sur le génocide, y compris en empêchant, d’une quelconque façon, la livraison d’aide humanitaire requise de toute urgence. J’ai voté contre cette mesure pour deux raisons. Premièrement, elle n’est pas fondée sur la préservation de droits plausibles en vertu de la convention, étant donné que rien n’indique l’existence d’une intention génocidaire. Deuxièmement, cette mesure crée délibérément un lien artificiel entre les obligations d’Israël découlant de la convention et l’obligation de ne pas empêcher la livraison de l’aide humanitaire. Un État qui empêche une telle livraison peut violer le droit international humanitaire sans pour autant porter atteinte aux droits d’un groupe
3 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 129, par. 209.
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protégé par la convention. Par le passé, la Cour a pris soin d’expliquer que la convention ne devait pas être interprétée comme incorporant des règles de droit international qui lui sont étrangères
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33. J’ai voté contre la soumission d’un rapport parce que je ne suis pas convaincu qu’il s’agisse d’un outil efficace pour la Cour au vu de ses méthodes de travail actuelles.
IV. OBSERVATIONS FINALES
34. La guerre à Gaza est la seconde guerre d’indépendance d’Israël. Le 7 octobre 2023, Israël a vu son existence même mise en péril et, depuis lors, ses filles et ses fils offrent leur vie pour assurer la survie de leur nation.
35. Dans l’une des décisions que j’ai rendues en ma qualité de président de la Cour suprême israélienne, j’ai écrit ce qui suit :
« Tel est le lot d’une démocratie : elle ne juge pas tous les moyens acceptables et ses ennemis ont parfois recours à des voies détournées. Elle doit parfois combattre avec une main liée dans le dos mais, même ainsi, elle conserve l’avantage. La primauté du droit et les libertés individuelles sont des composantes importantes de ce qui constitue, dans une démocratie, la sécurité. Elles renforcent, en fin de compte, l’esprit de la démocratie, qui peut ainsi surmonter les difficultés auxquelles elle est confrontée. »5
Je me réjouis que la Cour ait décidé de ne pas lier les deux mains d’Israël, préservant ainsi son droit de protéger son peuple.
36. En tant que juges, nous suivons une démarche fondée sur des principes, en naviguant dans les limites du droit, et non en dehors. Le principe de la primauté du droit demeure fondamental. Aussi convaincantes qu’elles puissent être, les idées sur les moyens de faire cesser les combats à Gaza relèvent des opinions personnelles, et n’ont rien à faire dans les décisions judiciaires.
37. J’espère sincèrement que cette guerre prendra fin le plus rapidement possible, et que les otages rentreront immédiatement en Israël. La balle est dans le camp du Hamas ; c’est lui qui a commencé cette guerre, c’est lui aussi qui peut y mettre un terme. Il est temps que le grondement des canons cède la place au son du carillon de la paix.
(Signé) Aharon BARAK.
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4 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie ; 32 États intervenants), exceptions préliminaires, arrêt du 2 février 2024, par. 146 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221, par. 430.
5 Public Committee Against Torture v. Israel, HCJ 5100/94, 1999, p. 36-37.
Opinion individuelle de M. le juge ad hoc Barak