Demande en indication de mesures conservatoires addtionnelles et de la modification des décisions antérieures de la Cour

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192-20240306-WRI-01-00-EN
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Incidental Proceedings
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COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
APPLICATION DE LA CONVENTION POUR LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE DANS LA BANDE DE GAZA
(AFRIQUE DU SUD c. ISRAËL)
DEMANDE URGENTE TENDANT À L’INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES ADDITIONNELLES ET À LA MODIFICATION DES DÉCISIONS ANTÉRIEURES DE LA COUR RELATIVES AUX MESURES CONSERVATOIRES PRÉSENTÉE EN APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DU STATUT DE CELLE-CI ET DES ARTICLES 75 ET 76 DE SON RÈGLEMENT
[Traduction du Greffe]
INTRODUCTION
1. La République sud-africaine (ci-après l’« Afrique du Sud ») est contrainte de s’adresser de nouveau à la Cour à la lumière des faits nouveaux et des changements dans la situation à Gaza — en particulier la privation de nourriture infligée à l’ensemble de la population —, entraînés par les violations graves de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après la « convention sur le génocide ») que continue de commettre l’État d’Israël (ci-après « Israël ») et son inexécution manifeste et persistante des mesures conservatoires indiquées par la Cour le 26 janvier 2024 (ci-après l’« ordonnance »).
2. L’Afrique du Sud prie la Cour d’indiquer de nouvelles mesures conservatoires ou de modifier celles qu’elle a indiquées le 26 janvier 2024 en la présente affaire, en application de l’article 41 de son Statut, et des paragraphes 1 et 3 de l’article 75 et du paragraphe 1 de l’article 76 de son Règlement, respectivement, afin d’assurer de toute urgence la sûreté et la sécurité des 2,3 millions de Palestiniens de Gaza, dont plus d’un million d’enfants. La présente demande est soumise à la lumière de changements dans la situation à Gaza ou de faits nouveaux survenus depuis l’ordonnance rendue par la Cour le 26 janvier 2024 et la décision qu’elle a prise par la suite, le 16 février 2024, par laquelle elle a demandé à Israël de s’acquitter de l’obligation qui lui incombe d’assurer « la mise en oeuvre immédiate et effective des mesures conservatoires indiquées par [elle] dans [ladite] ordonnance » (ci-après la « décision du 16 février 2024 »).
3. Les six mesures conservatoires indiquées par la Cour le 26 janvier 2024 à l’intention d’Israël étaient destinées à préserver, notamment, le « droit des Palestiniens de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et les actes prohibés connexes visés à l’article III » de la convention sur le génocide1. Elles ont été prescrites sur le fondement de l’« urgence, en ce sens qu’il exist[ait] un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits qu[e la Cour] a[vait] jugés plausibles, avant qu’elle ne rende sa décision définitive »2.
4. Le 16 février 2024, la Cour a jugé que les circonstances n’« exige[aient] pas qu’elle indiqu[ât] des mesures conservatoires additionnelles » sur le fondement du paragraphe 1 de l’article 75 de son Règlement, « l’État d’Israël demeur[ant] pleinement tenu de s’acquitter des obligations lui incombant au titre de la convention sur le génocide et d’exécuter l[’]ordonnance »3. Elle a cependant précisé que parmi les obligations mises à la charge d’Israël par l’ordonnance figurait celle d’assurer « la sûreté et la sécurité des Palestiniens dans la bande de Gaza »4. La Cour a également dit que « l’évolution récente de la situation dans la bande de Gaza, et en particulier à Rafah, “pourrait entraîner une aggravation exponentielle de ce qui [étai]t d’ores et déjà un cauchemar humanitaire aux conséquences régionales insondables”, ainsi que l’a[vait] indiqué le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies » et que « cette situation alarmante exige[ait] la mise en oeuvre immédiate et effective des mesures conservatoires indiquées … dans [l’]ordonnance du 26 janvier 2024 »5.
1 Ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue le 26 janvier 2024 en la présente affaire (ci-après l’« ordonnance du 26 janvier 2024 »), par. 54.
2 Ibid., par. 74.
3 Décision de la Cour en date du 16 février 2024 concernant la demande en indication de mesures additionnelles présentée par l’Afrique du Sud en la présente affaire.
4 Ibid.
5 Ibid. [les italiques sont de nous].
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5. D’« alarmante », la situation est devenue terrifiante, à tel point qu’elle est aujourd’hui indescriptible, comme l’ont dit certains responsables de l’ONU chargés des questions humanitaires6. Cela justifie — et, de fait, exige — l’indication de nouvelles mesures conservatoires, sur le fondement de l’article 75 du Règlement, et la modification des décisions antérieures de la Cour concernant les mesures conservatoires, sur le fondement de l’article 76.
FAITS NOUVEAUX ET CHANGEMENTS DANS LA SITUATION À GAZA
6. Lorsqu’elle a accordé des mesures conservatoires, la Cour a constaté qu’« [a]ujourd’hui [soit au 26 janvier 2024], de nombreux Palestiniens de la bande de Gaza n’[avaie]nt pas accès aux denrées alimentaires de première nécessité, à l’eau potable, à l’électricité, aux médicaments essentiels ou au chauffage »7. Pour parvenir à cette conclusion, elle a pris note des déclarations de responsables humanitaires de l’ONU et d’autres organisations, selon lesquels « [l]a précarité alimentaire [à Gaza] attei[gnai]t des niveaux jamais enregistrés » et « [l]a famine [étai]t imminente »8. Ces responsables ont aussi fait état de ce que « 93 % de la population de Gaza — proportion sans précédent — [était] confrontée à une situation de crise alimentaire caractérisée par l’insuffisance des denrées et un niveau élevé de malnutrition », soulignant qu’« [a]u moins un ménage sur quatre vi[vai]t dans des “conditions catastrophiques” [,] souffr[ait] d’un manque extrême de nourriture et de la famine, et a[vait] dû vendre ses biens et prendre d’autres mesures drastiques pour pouvoir se payer un simple repas », et que « [l]a famine, le dénuement et la mort saut[ai]ent aux yeux »9. Comme la Cour l’a relevé, l’Afrique du Sud a, sur le fondement des faits présentés dans sa requête, avancé le « point de vue » selon lequel les Palestiniens de Gaza étaient « exposés au risque immédiat de mourir de faim, de déshydratation et de maladie en conséquence du siège que continu[ait] d’imposer Israël, de la destruction des villes palestiniennes, de l’insuffisance de l’aide autorisée à parvenir à la population palestinienne et de l’impossibilité de distribuer cette aide limitée tant que les bombardements se poursuiv[ai]ent »10.
7. Les Palestiniens de Gaza ne sont plus « exposés au risque immédiat de mourir de faim »11. Rien que la semaine dernière, au moins 15 enfants palestiniens — dont des nourrissons — ont succombé à la privation de nourriture à Gaza, chiffre probablement bien en deçà de la réalité12. Ces pertes en vies humaines sont « causées par l’homme, elles sont prévisibles et entièrement
6 United Nations Relief and Works Agency (UNRWA), @UNRWA, Tweet (9:06 pm, 12 February 2024), accessible à l’adresse suivante : https://twitter.com/UNRWA/status/1757119039686553711 ; Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH), déclaration du haut-commissaire Volker Türk sur l’opération israélienne à Rafah (12 février 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/fr/statements-and-speeches/2024/02/un-high-commissioner-human-rights-volker-turk-israeli-operation.
7 Ordonnance du 26 janvier 2024, par. 70.
8 Ibid., par. 47.
9 Ibid., par. 48.
10 CR 2024/01 (11 janvier 2024), p. 12, par. 5, tel que cité dans l’ordonnance du 26 janvier 2024, par. 63.
11 Ibid. (les italiques sont de nous).
12 United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs (UN OCHA), “Hostilities in the Gaza Strip and Israel — Flash Update #131” (4 March 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.ochaopt.org/ content/hostilities-gaza-strip-and-israel-flash-update-131 ; Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF), déclaration d’Adele Khodr, directrice régionale de l’UNICEF pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (3 mars 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.unicef.org/fr/communiques-de-presse/declaration-directrice-regionale-de-lunicef-pour-le-moyen-orient-bebes-malnutris-gaza ; UN News, “Gaza: Worst famine fears realised as 10th child reportedly ‘starves to death’” (1 March 2024), accessible à l’adresse suivante : https://news.un.org/en/story/2024/03/1147112.
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évitables »
13 ; il est à prévoir que, à défaut de cessation des activités militaires et de levée du blocus, elles augmenteront de façon non pas linéaire mais exponentielle14.
8. Des enfants palestiniens meurent de faim en conséquence directe des actes et omissions que commet délibérément Israël — en violation de la convention sur le génocide et de l’ordonnance de la Cour —, notamment en cherchant délibérément à paralyser l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA)15, dont dépend la survie d’une vaste majorité d’hommes, de femmes, d’enfants et de nourrissons palestiniens assiégés, déplacés et affamés16.
9. Israël utilise souvent l’aide humanitaire comme « monnaie d’échange dans les négociations »17 en soumettant les organismes d’aide à un environnement hostile dans lequel ils ne peuvent mener leurs opérations. Cela consiste notamment à faire obstruction à cette aide et à imposer des restrictions et interdictions d’accès18, à fermer les points de passage19, à cibler et à tuer délibérément les travailleurs humanitaires20, à détruire les cultures et les terres arables
13 UNRWA, @UNRWA, Tweet (8:25 pm, 3 March 2024), accessible à l’adresse suivante : https://twitter.com/ UNRWA/status/1764356343299719303.
14 Voir, par exemple, United Nations Conference on Trade and Development (UNCTAD), “Preliminary Assessment of the Economic Impact of the Destruction in Gaza and Prospects for Economic Recovery” (31 January 2024), accessible à l’adresse suivante : https://unctad.org/system/files/official-document/osginf2024d1_en.pdf, p. 4 et 16.
15 UNRWA, Letter from the Commissioner-General to the President of the UN General Assembly (22 February 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.unrwa.org/newsroom/official-statements/letter-commissioner-general-president-general-assembly ; Israel’s Minister of Foreign Affairs: Israel Katz, @Israel_katz, Tweet (6:15 pm, February 4, 2024), accessible à l’adresse suivante : https://twitter.com/Israel_katz/status/1754176771967029757.
16 World Health Organisation, “Regional Director opening remarks at EMRO press briefing” (22 February 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.emro.who.int/media/news/regional-director-opening-remarks-at-emro-press-briefing.html.
17 UN OHCHR, “UN experts condemn ‘flour massacre’, urge Israel to end campaign of starvation in Gaza” (5 March 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/en/press-releases/2024/03/un-experts-condemn-flour-massacre-urge-israel-end-campaign-starvation-gaza.
18 Association of International Development Agencies, Snapshot of Deprivation of Humanitarian Aid in the Gaza Strip (20 February 2024), accessible à l’adresse suivante : https://aidajerusalem.org/download/snapshot-of-deprivation-of-humanitarian-aid-in-the-gaza-strip/ ; UNICEF, déclaration d’Adele Khodr, directrice régionale de l’UNICEF pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (3 mars 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.unicef.org/fr/ communiques-de-presse/declaration-directrice-regionale-de-lunicef-pour-le-moyen-orient-bebes-malnutris-gaza ; UN OCHA, Statement by Principals of the Inter-Agency Standing Committee, “Civilians in Gaza in extreme peril while the world watches on: Ten requirements to avoid an even worse catastrophe” (21 February 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.ochaopt.org/content/civilians-gaza-extreme-peril-while-world-watches-ten-requirements-avoid-even-worse-catastrophe.
19 Amnesty International, « En ne permettant pas l’entrée d’une aide humanitaire suffisante dans Gaza, Israël ne respecte pas l’ordonnance de la CIJ visant à prévenir le génocide » (26 février 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2024/02/israel-defying-icj-ruling-to-prevent-genocide-by-failing-to-allow-adequate-humanitarian-aid-to-reach-gaza/.
20 Médecins sans frontières, « Gaza : devant le Conseil de sécurité de l’ONU, MSF dénonce le mépris de la vie des civils et appelle à un cessez-le-feu immédiat » (2[2] février 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.msf.fr/ communiques-presse/gaza-devant-le-conseil-de-securite-de-l-onu-msf-denonce-le-mepris-de-la-vie-des-civils-et-appelle-a-un-cessez-le-feu ; UNRWA, “UNRWA Situation report #82 on the situation in the Gaza Strip and the West Bank, including East Jerusalem” (26 February 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.unrwa. org/resources/reports/unrwa-situation-report-82-situation-gaza-strip-and-west-bank-including-east-Jerusalem ; UNRWA, “UNRWA Situation report #70 on the situation in the Gaza Strip and the West Bank, including East Jerusalem” (29 January 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.unrwa.org/resources/reports/unrwa-situation-report-70-situation-gaza-strip-and-west-bank-including-east-Jerusalem.
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palestiniennes
21, à abattre le bétail palestinien22, à priver le nord de Gaza — en particulier  de livraisons suffisantes d’aide humanitaire23, à réduire les hommes, les femmes et les enfants palestiniens à la nécessité de se nourrir d’aliments impropres à la consommation humaine tels que fourrage, graines pour oiseaux et feuilles24, et à attaquer systématiquement les Palestiniens désespérés qui essaient de trouver de l’aide auprès des convois humanitaires, comme il sera exposé plus en détail ci-après. Les « prédictions de famine les plus noires » formulées par des responsables d’organismes humanitaires se sont « réalisées »25. Comme l’a déclaré l’organisation Medical Aid for Palestinians, « jamais auparavant l’état nutritionnel d’une population n’a décliné aussi rapidement. Cela signifie que des enfants meurent de faim à un rythme sans précédent dans l’histoire de l’humanité. »26
10. Le 3 mars 2024, le rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation a déclaré qu’« une famine [étai]t probablement déjà en train de se produire » puisque Israël « affam[ait] intentionnellement le peuple palestinien de Gaza », soulignant que « le seul moyen de mettre fin à cette famine ou de l’éviter [étai]t un cessez-le-feu immédiat … [et que] le seul moyen d’obtenir un cessez-le-feu [étai]t de sanctionner Israël »27. Le 4 mars 2024, le directeur général de l’Organisation mondiale de la Santé a lui aussi demandé un cessez-le-feu au vu des « conclusions alarmantes » formulées par le personnel de son organisation envoyé sur place, faisant état de « taux élevés de malnutrition, d’enfants mourant d’inanition, de graves pénuries de carburant, de nourriture et de fournitures médicales, et de la destruction de bâtiments » dans deux hôpitaux du nord de Gaza28.
21 United Nations Satellite Centre (UNOSAT), “UNOSAT Gaza Strip Agricultural Damage Assessment — January 2024” (1 February 2024), accessible à l’adresse suivante : https://unosat.org/products/3792 ; Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), « Gaza : chaque jour, un nombre croissant de personnes sont confrontées à des conditions proches de la famine » (12 février 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.fao. org/newsroom/detail/gaza-every-day-more-and-more-people-are-on-the-brink-of-famine-like-conditions/fr.
22 FAO, « Gaza : dans un exposé présenté au Conseil de sécurité de l’ONU, la FAO appelle à la cessation immédiate des hostilités et au rétablissement de l’espace humanitaire en vue d’éliminer le risque de famine » (27 février 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.fao.org/newsroom/detail/gaza-in-a-briefing-to-the-un-security-council-fao-calls-for-immediate-cessation-of-hostilities-and-restoration-of-humanitarian-space-to-eliminate-the-risk-of-famine/fr.
23 UNICEF, déclaration d’Adele Khodr, directrice régionale de l’UNICEF pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (3 mars 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.unicef.org/fr/communiques-de-presse/declaration-directrice-regionale-de-lunicef-pour-le-moyen-orient-bebes-malnutris-gaza ; UN OCHA, “Humanitarian Access Snapshot — Gaza Strip — Mid-February 2024” (21 February 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.ochaopt. org/content/humanitarian-access-snapshot-gaza-strip-mid-february-2024.
24 UN OCHA, “Hostilities in the Gaza Strip and Israel — Flash update #125” (23 February 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.ochaopt.org/content/hostilities-gaza-strip-and-israel-flash-update-125 ; UN News, “Gazans eating wild plants to survive” (29 February 2024), accessible à l’adresse suivante : https://news.un.org/en/story /2024/02/1147077 ; Action Aid, “‘People have begun to wish for death’: Gazans starve as food aid blocked from entering Rafah, with UN officials warning famine is imminent” (29 February 2024), accessible à l’adresse suivante : https://actionaid.org/news/2024/people-have-begun-wish-death-gazans-starve-food-aid-blocked-entering-rafah-un-officials.
25 UN News, “Gaza: Worst famine fears realised as 10th child reportedly ‘starves to death’” (1 March 2024), accessible à l’adresse suivante : https://news.un.org/en/story/2024/03/1147112.
26 Medical Aid for Palestinians, @MedicalAidPal, Tweet (1:59 pm, February 29, 2024), accessible à l’adresse suivante : https://twitter.com/MedicalAidPal/status/1763172220900151317.
27 Michael Fakhri, @MichaelFakhri, Tweet (6:30 am, March 3, 2024), accessible à l’adresse suivante : https://twitter.com/MichaelFakhri/status/1764146409136390191 ; voir aussi Prof. Roni Strier, Chairman of the Israeli National Council for Food Security, Facebook post (1 March, 2024), accessible à l’adresse suivante : https://web.facebook.com/rstrier1/posts/pfbid0AEtDgDak6SKpeP3pBa58gbVe1RZxMS3Dqjd6jeTrqd4UTwwFxbR5kM114GV1BKasl.
28 Tedros Adhanom Ghebreyesus, @DrTedros, Tweet (4:02 pm, March 1, 2024), accessible à l’adresse suivante : https://twitter.com/DrTedros/status/1764652624492515832.
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11. Israël massacre maintenant des Palestiniens désespérés et affamés venus chercher de la nourriture pour leurs enfants mourants29. Le drame du 29 février 2024  que l’on a appelé le « massacre de la farine »30 —, au cours duquel 118 Palestiniens ont été tués et 760, blessés, est le pire événement de ce type survenu jusqu’à présent31. Il s’inscrit toutefois dans une campagne de plus en plus intense d’attaques meurtrières lancées par Israël contre les Palestiniens  qu’il affame délibérément , alors que ceux-ci tentent d’accéder à l’aide humanitaire32. Cela a conduit un groupe d’experts de l’ONU en matière de droits de l’homme à déclarer sans détour qu’« Israël ne respect[ait] pas ses obligations juridiques internationales, ne met[tait] pas en oeuvre les mesures conservatoires indiquées par la Cour internationale de Justice et commet[tait] des atrocités de masse »33.
12. La mort abominable d’enfants et de nourrissons palestiniens par inanition, provoquée par les actes et omissions délibérés que commet Israël en violation de la convention sur le génocide et de l’ordonnance de la Cour — notamment les efforts concertés qu’il déploie depuis le 26 janvier 2024 pour priver l’UNRWA de financement34, conjugués aux attaques qu’il mène contre les Palestiniens affamés cherchant à accéder à l’infime quantité d’aide humanitaire qu’il laisse entrer dans le nord de Gaza — est constitutive de violation de sa part des litt. a) et c) de l’article II et des première, deuxième et quatrième mesures conservatoires indiquées dans l’ordonnance de la Cour. Ces pertes en vies humaines représentent en outre un changement dans la situation à Gaza, aux fins du paragraphe 2 de l’article 76 du Règlement de la Cour, ainsi que des faits nouveaux, aux fins du paragraphe 3 de l’article 75. Dans une telle situation, où un État affame sciemment un peuple au mépris flagrant de l’ordonnance de la Cour, ces pertes de vies humaines justifient — et, de fait, exigent — que des mesures conservatoires additionnelles soient indiquées de toute urgence ou que les décisions précédentes de la Cour relatives aux mesures conservatoires soient modifiées. L’UNICEF a fait état de ce qui suit :
« Aujourd’hui, les décès d’enfants que nous redoutions sont une réalité et risquent d’augmenter rapidement si la guerre ne prend pas fin et si les obstacles à l’aide humanitaire ne sont pas immédiatement levés.
29 UN OHCHR, “UN Human Rights Office strongly deplores killing of at least 112 Palestinians during food aid distribution in Gaza City” (1 March 2024), accessible à l’adresse suivante : https://reliefweb.int/report/occupied-palestinian-territory/un-human-rights-office-strongly-deplores-killing-least-112-palestinians-during-food-aid-distribution-gaza-city-enar ; UN OCHA, “Hostilities in the Gaza Strip and Israel — Flash Update #131” (4 March 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.ochaopt.org/content/hostilities-gaza-strip-and-israel-flash-update-131.
30 UN OHCHR, “UN experts condemn ‘flour massacre’, urge Israel to end campaign of starvation in Gaza” (5 March 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/en/press-releases/2024/03/un-experts-condemn-flour-massacre-urge-israel-end-campaign-starvation-gaza ; António Guterres, @antonioguterres, Tweet (3:30 am, March 1, 2024), accessible à l’adresse suivante : https://twitter.com/antonioguterres/status/1763391376350212248?t =_iPtrcbuXwuWYBcA7EM_Bg ; Philippe Lazzarini, @UNLazzarini, Tweet (5:17 pm, February 29, 2024), accessible à l’adresse suivante : https://twitter.com/UNLazzarini/status/1763237115767169110.
31 UN OCHA, “Hostilities in the Gaza Strip and Israel — Flash Update #131” (4 March 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.ochaopt.org/content/hostilities-gaza-strip-and-israel-flash-update-131.
32 UN OHCHR, “UN Human Rights Office — OPT: UN Human Rights Office strongly deplores killing of at least 112 Palestinians during food aid distribution in Gaza City” (1 March 2024), accessible à l’adresse suivante : https://reliefweb.int/report/occupied-palestinian-territory/un-human-rights-office-opt-un-human-rights-office-strongly-deplores-killing-least-112-palestinians-during-food-aid-distribution-gaza-city-enar ; Airwars, “Two weeks under scrutiny: Patterns of harm reported in Gaza following ICJ ruling” (26 February 2024), accessible à l’adresse suivante : https://airwars.org/news/two-weeks-under-scrutiny-patterns-of-harm-reported-in-gaza-following-icj-ruling/.
33 UN OHCHR, “UN experts condemn ‘flour massacre’, urge Israel to end campaign of starvation in Gaza” (5 March 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/en/press-releases/2024/03/un-experts-condemn-flour-massacre-urge-israel-end-campaign-starvation-gaza.
34 UNRWA, Letter from the Commissioner-General to the President of the UN General Assembly (22 February 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.unrwa.org/newsroom/official-statements/letter-commissioner-general- president-general-assembly.
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Si le sentiment d’impuissance et de désespoir doit être insoutenable pour les parents et les médecins lorsqu’ils se rendent compte qu’une aide vitale, disponible à quelques kilomètres seulement, leur est inaccessible, les cris d’angoisse de ces bébés qui périssent lentement sous les yeux du monde entier sont tout simplement indescriptibles. La vie de milliers de bébés et d’enfants dépend des mesures urgentes qui seront prises dès maintenant. »35
13. « La vie quitte Gaza à une vitesse terrifiante. »36 Comme l’a déclaré l’UNRWA, « ces pertes en vies humaines sont causées par l’homme, elles sont prévisibles et entièrement évitables. Gaza est devenu l’enfer sur Terre. Quand le monde finira-t-il par dire : “Assez !” ? »37
14. Ces changements dans la situation à Gaza et ces faits nouveaux — qui constituent en soi des violations flagrantes de la convention sur le génocide et de l’ordonnance, comme la Cour l’a clairement indiqué dans la décision du 16 février 2024 — exigent que de nouvelles mesures conservatoires soient indiquées d’urgence et que les décisions précédentes de la Cour relatives aux mesures conservatoires, notamment l’ordonnance du 26 janvier 2024 et la décision du 16 février 2024, soient modifiées.
MESURES ADDITIONNELLES SOUMISES À L’EXAMEN DE LA COUR / DEMANDE DE MODIFICATION DES DÉCISIONS DE LA COUR
15. L’Afrique du Sud prie la Cour d’exercer d’urgence les pouvoirs que lui confèrent l’article 41 du Statut et l’article 75 du Règlement en examinant s’il y a lieu d’indiquer des mesures conservatoires additionnelles à la lumière des faits nouveaux. Elle demande en outre à la Cour, sur le fondement de l’article 41 du Statut et de l’article 76 du Règlement, de modifier d’urgence ses précédentes décisions relatives aux mesures conservatoires, comme exposé ci-dessous. La Cour est priée, à cet effet, de donner « aux parties la possibilité de présenter des observations à ce sujet » (paragraphe 3 de l’article 76) sans tenir d’audiences, étant donné l’urgence extrême de la situation.
16. L’Afrique du Sud prie la Cour de modifier deux des mesures conservatoires précédemment prescrites en l’espèce, et d’en indiquer deux nouvelles, notamment pour préciser certaines des mesures précédentes. Elle fait valoir que cela est nécessaire et indispensable à la lumière des circonstances pressantes dans lesquelles se trouvent les Palestiniens de Gaza, et pour répondre aux violations de l’ordonnance et de la décision de la Cour qu’Israël continue de commettre et au mépris qu’il continue d’afficher à leur égard.
17. L’Afrique du Sud demande à la Cour d’indiquer de nouvelles mesures conservatoires ou de préciser ou modifier les mesures déjà prescrites, de la manière suivante :
1) Tous les participants au conflit doivent assurer la cessation immédiate de l’intégralité des combats et des hostilités, ainsi que la libération immédiate de tous les otages et détenus.
35 UNICEF, déclaration d’Adele Khodr, directrice régionale de l’UNICEF pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (3 mars 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.unicef.org/fr/communiques-de-presse/declaration- directrice-regionale-de-lunicef-pour-le-moyen-orient-bebes-malnutris-gaza (les italiques sont de nous).
36 Martin Griffiths, @UNReliefChief, Tweet (4:52 pm, February 29, 2024), accessible à l’adresse suivante : https:// twitter.com/UNReliefChief/status/1763215562455359648.
37 UNRWA, @UNRWA, Tweet, (8:25 pm, March 3, 2024), accessible à l’adresse suivante : https://x.com/unrwa/ status/1764356343299719303 (les italiques sont de nous).
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2) Toutes les parties à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide doivent, sans délai, prendre toutes les mesures nécessaires pour se conformer à l’ensemble des obligations qui leur incombent au regard de cet instrument.
3) Toutes les parties à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide doivent, sans délai, s’abstenir d’entreprendre toute action, notamment toute action armée ou toute activité visant à soutenir une telle action, qui porterait atteinte au droit des Palestiniens de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et les actes prohibés connexes, ou à tous autres droits au regard de tout arrêt que la Cour pourrait rendre en l’affaire, ou risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend porté devant elle ou d’en rendre la solution plus difficile.
4) L’État d’Israël doit prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier à la famine et à la privation de nourriture ainsi qu’aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza, et notamment :
a) suspendre immédiatement ses opérations militaires à Gaza ;
b) lever le blocus qu’il impose à Gaza ;
c) abolir toutes les autres mesures et pratiques existantes qui ont pour effet direct ou indirect d’entraver l’accès des Palestiniens de Gaza à l’aide humanitaire et aux services de base ; et
d) veiller à ce que soit assuré un accès adéquat et suffisant à la nourriture, à l’eau, au combustible, aux abris, aux vêtements, aux produits et installations d’hygiène et d’assainissement, ainsi qu’aux soins, à l’assistance et au matériel médicaux.
5) L’État d’Israël doit, dans un délai d’un mois à compter de la date de la présente ordonnance, soumettre à la Cour un rapport public sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour donner effet à toutes les mesures conservatoires indiquées par la Cour à ce jour.
18. La Cour a déjà établi qu’il existait un différend relatif à l’interprétation, à l’application ou à l’exécution de la convention sur le génocide relevant, prima facie, de sa compétence, que l’Afrique du Sud avait, en tant que partie à la convention sur le génocide, qualité pour agir, tous les États parties à cet instrument ayant « un intérêt commun à veiller à ce que le génocide soit prévenu, réprimé et puni »38, qu’il y avait urgence, et qu’un préjudice irréparable risquait d’être causé aux droits revendiqués par l’Afrique du Sud, notamment « le droit des Palestiniens de la bande de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et actes prohibés connexes visés à l’article III » de la convention sur le génocide39. Il existe aussi, manifestement, un lien entre de tels droits et les mesures conservatoires additionnelles et modifiées aujourd’hui sollicitées.
LA MODIFICATION DE MESURES CONSERVATOIRES OU L’INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES ADDITIONNELLES DANS LE CONTEXTE D’ALLÉGATIONS PLAUSIBLES DE GÉNOCIDE
19. Dans les affaires jointes relatives à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et à la Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), la Cour a noté que, pour que soit remplie la condition énoncée au paragraphe 1 de l’article 76 de son Règlement, selon laquelle elle peut « rapporter ou
38 Ordonnance du 26 janvier 2024, par. 33.
39 Ibid., par. 66.
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modifier » une décision concernant des mesures conservatoires « si un changement dans la situation » le justifie, elle doit procéder selon les deux étapes suivantes :
« La Cour doit …, dans un premier temps, rechercher si, compte tenu des faits aujourd’hui portés à sa connaissance par chacune des Parties, il y a lieu de conclure que la situation qui a motivé l’indication de certaines mesures conservatoires a depuis [la date l’ordonnance] changé. S’il en est ainsi, elle devra, dans un second temps, s’interroger sur le point de savoir si un tel changement justifie qu’elle modifie, dans le sens préconisé par les Parties ou autrement, les mesures antérieurement indiquées. »40
20. Statuant sur une nouvelle demande présentée dans ces mêmes instances en application du paragraphe 3 de l’article 75 du Règlement, sur le fondement de « faits nouveaux », la Cour a conclu que « la situation … a[vait] changé » et a indiqué de nouvelles mesures conservatoires venant « s’ajouter à celles s’imposant déjà » afin de « répondre à la nouvelle situation »41.
21. L’Afrique du Sud affirme que l’un et l’autre de ces critères, pour autant qu’il existe une différence entre eux, sont remplis.
22. L’Afrique du Sud rappelle les observations formulées par la Cour en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie (Serbie et Monténégro)) sur le caractère sui generis des mesures conservatoires dans le contexte d’allégations plausibles de génocide. La Cour a considéré que les obligations incombant aux États sont renforcées « dans [les] situation[s] … où aucune réparation ne pourrait effacer les conséquences d’un comportement qu[’elle] pourrait juger avoir été contraire au droit international »42. Dans l’exposé de son opinion individuelle, le juge ad hoc Lauterpacht a souligné ce qui suit :
« Dans la présente instance, la Cour se trouve face à une affaire dont la dimension humaine atteint une ampleur sans précédent. On ne saurait comparer cette affaire à des différends ayant trait à des questions maritimes ou territoriales, ou à la responsabilité d’un État en matière de déni de justice, d’expropriation abusive ou de destruction d’aéronef. Même des affaires comme celles du Sud-Ouest africain et des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, bien que relatives aux droits fondamentaux de la personne humaine et à la sécurité d’un grand nombre d’individus, sont sans commune mesure avec les assassinats et sévices délibérés et les terribles souffrances personnelles qui ont marqué et continuent de marquer l’actuel conflit en Bosnie-Herzégovine. »43
40 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), demandes tendant à la modification de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 8 mars 2011, ordonnance du 16 juillet 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 234, par. 17.
41 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), mesures conservatoires, ordonnance du 22 novembre 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 364, par. 44 ; p. 367, par. 51.
42 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie (Serbie et Monténégro)), mesures conservatoires, ordonnance du 13 septembre 1993, C.I.J. Recueil 1993, p. 349, par. 58.
43 Ibid., opinion individuelle du juge ad hoc Lauterpacht, p. 408, par. 2 (les italiques sont de nous).
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23. Ce qui valait à l’époque pour les musulmans de Bosnie-Herzégovine vaut tragiquement aujourd’hui pour le peuple palestinien. Les « assassinats et sévices délibérés et les terribles souffrances personnelles qui ont marqué et continuent de marquer l’actuel conflit » à Gaza justifient et, de fait, exigent que la Cour indique des mesures conservatoires susceptibles d’éviter au peuple palestinien de continuer d’endurer de terribles souffrances, y compris la faim et la famine.
24. Comme l’a noté le juge Cançado Trindade dans l’exposé de son opinion individuelle qu’il a joint à l’ordonnance du 18 juillet 2011 rendue en l’affaire relative à la Demande en interprétation de l’arrêt du 15 juin 1962 en l’affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande) (Cambodge c. Thaïlande), la Cour, « lorsqu’elle a indiqué des mesures conservatoires » dans un certain nombre d’affaires antérieures44, « est … allée au-delà de la dimension interétatique, en s’inquiétant aussi du sort des personnes qui se trouvaient en danger ou en situation de vulnérabilité ou de détresse ». Le juge Cançado Trindade en a conclu ce qui suit45 :
« [D]ans son ordonnance du 10 janvier 1986 en l’affaire du Différend frontalier [(Burkina Faso/République du Mali)], la Chambre de la Cour a affirmé son pouvoir, “indépendamment des demandes présentées par les Parties”, d’indiquer des mesures conservatoires “en vue d’empêcher l’aggravation ou l’extension du différend quand elle estime que les circonstances l’exigent” (C.I.J. Recueil 1986, p. 9, par. 18). Ce pouvoir — a-t-elle ajouté —, elle est d’autant plus fondée à l’exercer face à “un recours à la force inconciliable avec le principe du règlement pacifique des différends internationaux”, lorsqu’elle peut indiquer des mesures conservatoires “contribuant à assurer la bonne administration de la justice” (ibid., p. 9, par. 19). Elle a décidé d’indiquer de telles mesures, prescrivant notamment aux Parties de retirer leurs forces armées, car elle considérait que les faits en cause “expos[ai]ent les personnes et les biens se trouvant dans la zone litigieuse, ainsi que les intérêts des deux États dans cette zone, à un risque sérieux de préjudice irréparable” (ibid., p. 10, par. 21). »
25. L’inquiétude entourant le « sort des personnes qui se trouv[]ent en danger ou en situation de vulnérabilité ou de détresse » à Gaza et leur survie même en tant que groupe justifie que la Cour indique des mesures conservatoires contribuant à assurer la bonne administration de la justice, et notamment qu’elle prescrive la cessation immédiate des opérations militaires à Gaza. À défaut, le « but purement humain et civilisateur » de la convention sur le génocide — qu’a rappelé la Cour dans son ordonnance46  risque d’être vidé de sa substance.
26. À cet égard, l’Afrique du Sud rappelle que les affaires mettant en jeu des obligations erga omnes concernent, par nature, des droits « qui dépassent les droits et obligations propres des États en litige, [et que, en conséquence,] le droit international devra voir plus loin que les règles de procédure élaborées aux seules fins du contentieux inter partes » et « faire plus que peser les droits et obligations des parties à l’aune unique de l’intérêt individuel propre des États, sans tenir compte
44 Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), mesures conservatoires, ordonnance du 10 janvier 1986, C.I.J. Recueil 1986, p. 3 ; Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigeria (Cameroun c. Nigeria), mesures conservatoires, ordonnance du 15 mars 1996, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 13 ; Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), mesures conservatoires, ordonnance du 1er juillet 2000, C.I.J. Recueil 2000, p. 111.
45 Demande en interprétation de l’arrêt du 15 juin 1962 en l’affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande) (Cambodge c. Thaïlande), mesures conservatoires, ordonnance du 18 juillet 2011, C.I.J. Recueil 2011 (II), opinion individuelle du juge Cançado Trindade, p. 591, par. 74.
46 Ordonnance du 26 janvier 2024, par. 65.
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des préoccupations générales de l’humanité dans son ensemble »
47. Les affaires dans lesquelles des allégations plausibles de génocide sont formulées imposent, par essence, de suivre une telle approche.
LE BESOIN URGENT DE MESURES CONSERVATOIRES ADDITIONNELLES OU MODIFIÉES
27. Les faits nouveaux ou le changement dans la situation à Gaza exigent que la Cour modifie les mesures conservatoires déjà prescrites ou en indique de nouvelles. Cette exigence ne saurait être plus impérieuse, étant donné l’ampleur et la gravité des difficultés auxquelles est confronté le peuple palestinien de Gaza. Israël a, de manière continue, agi sciemment et délibérément au mépris de l’ordonnance. En plus des enfants et des nourrissons palestiniens qui meurent de faim par sa faute, il a, depuis le 26 janvier 2024, tué 4 548 hommes, femmes et enfants palestiniens et en a blessé 7 556 autres, ce qui porte le triste compte des victimes à 30 631 tués et à 72 043 blessés48. On ignore combien de cadavres sont toujours ensevelis sous les décombres. Le nombre des Palestiniens déplacés s’élève à 1,7 million49, dont beaucoup le sont de façon permanente, Israël ayant endommagé ou détruit environ 60 % des logements de Gaza50. Quelque 1,4 million de personnes sont entassées à Rafah, contre laquelle Israël a annoncé son intention de lancer une attaque imminente. La destruction par ce dernier du système de santé palestinien s’est poursuivie à un rythme soutenu, les hôpitaux, les installations sanitaires, les ambulances et le personnel médical étant pris pour cible de manière continue et répétée51. Israël a en outre poursuivi ses attaques généralisées contre des écoles, des mosquées, des entreprises et des villages et quartiers entiers52. En résumé, il n’a pas  ou n’a pas substantiellement  modifié son comportement comme le lui prescrivait l’ordonnance, et a au contraire redoublé d’efforts pour accomplir ses desseins et ses actes génocidaires.
28. Israël a ainsi manifesté le mépris dans lequel il tient la Cour et son ordonnance par ses actes. Il l’a également manifesté par ses paroles : de hauts responsables israéliens, non contents d’affirmer que la Cour n’avait en réalité imposé à Israël aucune obligation, s’agissant de ses opérations militaires, qu’il n’observerait pas déjà, sont allés jusqu’à dénigrer la Cour et son ordonnance. Ils ont déclaré que le fait que celle-ci n’ait pas débouté l’Afrique du Sud de sa demande
47 Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt C.I.J. Recueil 1997, opinion individuelle du vice-président Weeramantry, p. 118.
48 UN OCHA, “Hostilities in the Gaza Strip and Israel — Reported impact — Day 150” (5 March 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.ochaopt.org/content/hostilities-gaza-strip-and-israel-reported-impact-day-150 ; UN OCHA, “Hostilities in the Gaza Strip and Israel — Reported impact — Day 111” (26 January 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.ochaopt.org/content/hostilities-gaza-strip-and-israel-reported-impact-day-111.
49 Ibid.
50 Ibid.
51 United Nations, UN News, Global Perspective Human Stories, “Gaza: UN health agency warns over continuing attacks on healthcare” (9 February 2024), accessible à l’adresse suivante : https://news.un.org/en/story/2024/02/1146387 ; World Health Organization, “OPT Emergency Situation Report” (20 February 2023), accessible à l’adresse suivante : https://www.emro.who.int/images/stories/Sitrep_-_issue_23.pdf.
52 Education Cluster, Save the Children, UNICEF, “Verification of damages to schools based on proximity to damaged sites — Gaza, Occupied Palestinian Territory” (10 February 2024), accessible à l’adresse suivante : https://reliefweb.int/report/occupied-palestinian-territory/verification-damages-schools-based-proximity-damaged-sites-gaza-occupied-palestinian-territory-10-february-2024 ; UN OCHA, “Hostilities in the Gaza Strip and Israel — Reported impact — Day 142” (26 February 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.ochaopt.org/content/hostilities-gaza- strip-and-israel-reported-impact-day-142 ; UN OCHA, “Hostilities in the Gaza Strip and Israel — Reported impact — Day 111” (26 January 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.ochaopt.org/content/hostilities-gaza-strip-and- israel-reported-impact-day-111 ; UN OHCHR, “Widespread destruction by Israeli Defence Forces of civilian infrastructure in Gaza” (8 February 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/en/press-releases/2024/02/widespread- destruction-israeli-defence-forces-civilian-infrastructure-gaza ; UNCTAD, “Preliminary Assessment of the Economic Impact of the Destruction in Gaza and Prospects for Economic Recovery” (31 January 2024), accessible à l’adresse suivante : https://unctad.org/system/files/official-document/osginf2024d1_en.pdf.
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constituait une « marque infamante qui ne pourra[it] être effacée pendant des générations » (premier ministre d’Israël)
53, et revenait à proférer « une accusation antisémite odieuse qui sap[ait] les valeurs mêmes sur lesquelles la Cour a[vait] été établie » (président d’Israël)54, ou encore que « des décisions menaçant l’existence même de l’État d’Israël ne mérit[ai]ent pas d’être respectées, et [qu’Israël] dev[ait] continuer à écraser l’ennemi jusqu’à la victoire absolue » (ministre de la sécurité nationale d’Israël)55.
29. Compte tenu des actes, omissions et propos clairs et délibérés d’Israël, l’Afrique du Sud considère qu’il est nécessaire de faire plus que réaffirmer que « l’État d’Israël demeure pleinement tenu de s’acquitter des obligations lui incombant au titre de la convention sur le génocide et d’exécuter [l’]ordonnance [de la Cour] »56.
30. En conséquence, l’Afrique du Sud prie la Cour de faire droit à sa demande en indiquant des mesures conservatoires additionnelles en la présente instance, notamment pour préciser les mesures conservatoires indiquées précédemment. Elle demande en outre que soient modifiées les mesures conservatoires déjà indiquées par la Cour dans son ordonnance, ainsi que cela est exposé ci-dessus. Compte tenu de l’urgence de la situation à laquelle est confronté le peuple palestinien de Gaza, l’Afrique du Sud souhaite qu’il soit statué sans audience sur sa demande. Elle prie la Cour, dans l’éventualité où celle-ci déciderait de tenir une audience, de considérer que la présente demande est également soumise en application de l’article 73.
CONCLUSION
31. Comme l’a déclaré le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, « il semble qu’il n’y ait aucune limite aux horreurs qui se déroulent sous nos yeux à Gaza et qu’il n’y ait pas de mots pour les décrire »57. Face à ces horreurs, le Secrétaire général des Nations Unies a réitéré son « appel à un cessez-le-feu humanitaire et à la libération inconditionnelle de tous les otages »58.
32. L’extrême gravité de la situation dans laquelle se trouvent les hommes, les femmes, les enfants et les nourrissons palestiniens, ainsi que le risque que la campagne militaire génocidaire d’Israël fait peser sur l’existence du peuple palestinien de Gaza en tant que partie du groupe national ou ethnique des Palestiniens exigent une nouvelle intervention de la Cour. À cette fin, on rappellera
53 Israel Prime Minister’s Office (Hebrew), Prime Minister Netanyahu in reference to the decision of the International Court of Justice in The Hague (26 January 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.gov.il/he/ departments/news/spoke-hague260124 ; PM Sam Sokol, “Failure to throw out genocide claims a ‘mark of disgrace’ on ICJ, Netanyahou declares”, The Times of Israel (26 janvier 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www. timesofisrael.com/failure-to-throw-out-genocide-claims-a-mark-of-disgrace-on-icj-netanyahu-declares/.
54 Ministry of Foreign Affairs, President Herzog addresses ICJ Ruling (28 January 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.gov.il/en/departments/news/president-herzog-addresses-icj-ruling-28-jan-2024.
55 Paz Abuhatzirah, “Ben Gvir on the court’s decision: ‘Hague Shmague, they continue with the hypocrisy and the persecution of the Jewish people’”, 0404 (26 January 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.0404.co.il/?p= 954729.
56 Voir Afrique du Sud c. Israël, décision du 16 février 2024 de la Cour sur la demande de mesures conservatoires additionnelles de l’Afrique du Sud.
57 United Nations, @UN, Tweet (7:12 pm, February 29, 2024) https://twitter.com/UN/status/1763250853 366857813.
58 UN News, “Statement attributable to the Spokesperson for the Secretary-General – on Gaza” (29 February 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.un.org/sg/en/content/sg/statement/2024-02-29/statement-attributable- the-spokesperson-for-the-secretary-general-gaza. Voir aussi “Hamas says it will abide by any ICJ ceasefire order if Israel reciprocates”, Reuters (25 January 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.reuters.com/world/middle-east/ hamas-says-it-will-abide-by-any-icj-ceasefire-order-if-israel-reciprocates-2024-01-25/.
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la demande de mesures conservatoires additionnelles que la Bosnie-Herzégovine avait présentée à celle-ci en 1993 en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie (Serbie et Monténégro)). Dans sa demande écrite, la Bosnie-Herzégovine implorait la Cour en ces termes :
« Ne vous y trompez pas : cette occasion est la dernière qu’aura la présente Cour de sauver le peuple et l’État de Bosnie-Herzégovine de l’extermination et de l’annihilation par génocide que lui réserve le défendeur. Dieu prendra acte pour l’éternité de la suite que vous donnerez à notre demande. »59
33. L’Afrique du Sud craint que sa demande ne soit la dernière occasion qu’aura cette même Cour de sauver les Palestiniens de Gaza, qui meurent déjà de faim et sont aujourd’hui « au bord » de la famine60.
34. Dans l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Serbie et Monténégro, la Cour a refusé d’indiquer les mesures conservatoires additionnelles qui lui avaient été demandées le 27 juillet 199361. À peine deux ans plus tard, 7 336 Bosniaques de ce qui était appelé la « zone de sécurité » de Srebrenica étaient massacrés, événement que la Cour qualifierait par la suite de génocide62. Aujourd’hui, l’Afrique du Sud prie la Cour d’agir dès maintenant — avant qu’il ne soit trop tard — afin de faire ce qui est en son pouvoir pour sauver les Palestiniens de Gaza d’une famine génocidaire.
La Haye, le 6 mars 2024.
___________
59 Demande en indication de mesures conservatoires présentée par le Gouvernement de la République de Bosnie-Herzégovine le 27 juillet 1993 en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie (Serbie et Monténégro), p. 55.
60 UN OCHA, “Mr. Ramesh Rajasingham updating the Security Council on food security risks in Gaza” (27 February 2024), accessible à l’adresse suivante : https://www.ochaopt.org/content/mr-ramesh-rajasingham-updating -security-council-food-security-risks-gaza.
61 Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie (Serbie et Monténégro)), mesures conservatoires, ordonnance du 13 septembre 1993, C.I.J. Recueil 1993, p. 325.
62 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie et Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 238, point 5 du dispositif (par. 471) ; p. 162, par. 289, citant Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), Chambre de première instance, Le Procureur c/ Krstić, affaire no IT-98-33-T, jugement (2 août 2001), par. 426-427, et TPIY, Chambre de première instance I, Le Procureur c/ Blagojević, affaire no IT-02-60-T, jugement (17 janvier 2005), par. 643.

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Demande de l'Afrique du Sud en indication de mesures conservatoires additionnelles et de la modification des décisions antérieures de la Cour relatives aux mesures conservatoires.

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