Opinion individuelle de M. le juge ad hoc Pocar

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166-20240131-JUD-01-11-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE AD HOC POCAR
[Traduction]
Désaccord avec l’interprétation que fait la Cour du terme « fonds » — Méconnaissance du sens particulier de « biens de toute nature » qu’a ce terme — Incohérence entre, d’une part, le fait d’exclure les armes et autres biens utilisés concrètement dans la conduite d’opérations terroristes et, de l’autre, l’objet et le but de la CIRFT — Caractère injustifié de la décision d’écarter les actes sous-jacents comprenant le transfert d’armes — Manquement de la Fédération de Russie à ses obligations de coopération découlant des articles 10 et 12 de la CIRFT — Désaccord avec la manière dont la Cour conçoit la discrimination raciale telle que définie au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR — Absence de renversement de la charge de la preuve, qui aurait dû incomber à la Fédération de Russie une fois établie par l’Ukraine l’existence d’une discrimination — Interdiction du Majlis produisant un effet préjudiciable disproportionné et injustifié sur les Tatars de Crimée — Protection de l’enseignement en langue minoritaire conférée par la CIEDR plus large que ne l’admet la Cour — Violation de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires par la Fédération de Russie s’agissant de la disponibilité d’un enseignement en langue ukrainienne.
1. Je regrette de ne pouvoir me rallier à l’avis de la majorité en ce qui concerne plusieurs aspects essentiels de l’arrêt rendu aujourd’hui. En particulier, je ne souscris absolument pas à l’approche méthodologique retenue par la Cour s’agissant de l’interprétation du terme « fonds » tel qu’employé dans la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (ci-après, la « CIRFT »), que j’estime incompatible avec les règles d’interprétation énoncées par la convention de Vienne sur le droit des traités (ci-après, la « convention de Vienne ») et leurs équivalents en droit coutumier. De plus, j’ai toujours quelques réserves au sujet de l’analyse que fait la Cour de l’obligation de coopération prescrite par les articles 10 et 12 de la CIRFT. Je suis également en désaccord avec la Cour lorsqu’elle conclut que l’interdiction visant le Majlis, qui est un important organe représentatif de la population tatare de Crimée, ne constituait pas une violation de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après, la « CIEDR »). Enfin, je pense comme la majorité que la Fédération de Russie a manqué aux obligations qui lui incombaient au titre de la CIEDR en ce qui concerne la disponibilité d’un enseignement en langue ukrainienne. Cependant, je ne souscris pas à la conclusion voulant que la Fédération de Russie n’ait pas violé l’ordonnance du 19 avril 2017 en ce qu’elle lui imposait de faire en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne. Les raisons de mon dissentiment sont exposées ci-après.
I. DEMANDES FORMULÉES PAR L’UKRAINE SUR LE FONDEMENT DE LA CIRFT
1. Application de la convention de Vienne et interprétation du terme « fonds »
2. Une large partie des griefs de l’Ukraine en l’espèce reposent sur la question de savoir si le terme « fonds » tel qu’employé dans la CIRFT recouvre les biens utilisés concrètement pour commettre des actes terroristes, en particulier les armes, les munitions et les explosifs. Dans son arrêt, la Cour conclut que
« le terme “fonds”, tel qu’il est défini à l’article premier de la CIRFT et employé à l’article 2, désigne des ressources fournies ou réunies pour leur valeur pécuniaire et
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financière, et ne s’étend pas aux moyens utilisés pour commettre des actes de terrorisme, dont des armes ou des camps d’entraînement »1.
3. Je ne peux adhérer à cette conclusion. Il convient d’interpréter le terme « fonds » conformément aux règles d’interprétation énoncées aux articles 31 à 33 de la convention de Vienne qui, de plus, reflètent le droit international coutumier2. Le paragraphe 1 de l’article 31 dispose qu’un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer à ses termes dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. Cependant, selon le paragraphe 4 de ce même article, un terme sera entendu dans un sens particulier s’il est établi que telle était l’intention des parties. Or, un tel sens particulier est explicité au paragraphe 1 de l’article premier de la CIRFT, qui précise que le terme
« “[f]onds” s’entend des biens de toute nature [assets of every kind], corporels ou incorporels, mobiliers ou immobiliers, acquis par quelque moyen que ce soit, et des documents ou instruments juridiques sous quelque forme que ce soit, y compris sous forme électronique ou numérique, qui attestent un droit de propriété ou un intérêt sur ces biens, et notamment les crédits bancaires, les chèques de voyage, les chèques bancaires, les mandats, les actions, les titres, les obligations, les traites et les lettres de crédit, sans que cette énumération soit limitative ».
4. Le terme « biens » a déjà un sens ordinaire assez large, recouvrant selon certaines définitions tout ce qu’une personne peut posséder3. En tant que tel, il engloberait clairement les armes ou autres moyens utilisés concrètement par des groupes terroristes dans la conduite de leurs opérations. La portée de cette définition, déjà large, est encore amplifiée par l’ajout des mots « de toute nature ». Néanmoins, la Cour semble suggérer, dans son arrêt, que les termes « biens de toute nature » — au rebours de leur sens ordinaire — signifient en réalité « biens d’une certaine nature ». Ainsi, elle met en exergue la liste des documents ou instruments, énumérés au paragraphe 1 de l’article premier, qui sont susceptibles d’attester un droit de propriété ou un intérêt sur ces biens, notamment « les crédits bancaires, chèques de voyage, chèques bancaires, mandats, actions, titres, obligations, traites et lettres de crédit »4. Et la Cour d’en conclure :
« En conséquence, si la formule “biens de toute nature” est d’acception large, les documents ou instruments énumérés dans la définition sont généralement utilisés pour attester un droit de propriété ou un intérêt uniquement à l’égard de certains types de biens, tels que les devises, les comptes bancaires, les actions ou les obligations. »5
5. Comme je l’ai déjà fait observer dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’arrêt de 2019 sur les exceptions préliminaires, la définition du mot « fonds » que donne le paragraphe 1 de l’article premier met l’accent sur les « biens » et ne vise des documents ou instruments juridiques qu’en tant
1 Arrêt, par. 53.
2 Voir, par exemple, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2022 (II), p. 510, par. 87 ; Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J Recueil 2019 (II), p. 598, par. 106 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 109-110, par. 160.
3 Voir, par exemple, Bryan A. Garner, Black’s Law Dictionary (West 2009), p. 134, où le terme « assets » est défini comme « all the property of a person ».
4 Arrêt, par. 47.
5 Ibid.
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qu’ils sont susceptibles d’attester l’existence d’un droit de propriété sur de tels « biens »6. Par conséquent, la liste des documents et instruments qui figure dans cette disposition — qui n’est pas exhaustive, comme le confirme expressément le membre de phrase « sans que cette énumération soit limitative » — ne peut en aucune manière servir à restreindre les types de biens qui en relèvent.
6. L’interprétation réductrice que fait la Cour du terme « biens » ne peut pas non plus s’expliquer par une référence au contexte apparent de la convention. Dans son arrêt, la Cour précise que le fait que certaines dispositions de la convention traitent explicitement de « secret bancaire », de « transport … transfrontière d’espèces et d’autres instruments négociables » ou d’« infraction fiscale » signifie nécessairement que le terme « fonds » (voire l’expression « biens de toute nature ») se limite « aux ressources qui possèdent une nature financière ou pécuniaire »7. Elle reconnaît cependant que la définition des « fonds » que donne le paragraphe 1 de l’article premier englobe explicitement les biens immobiliers et incorporels, dont font par exemple partie les biens immeubles ou les brevets, qui ne sont pas de nature pécuniaire et pourraient donc ne pas relever non plus de ces dispositions particulières.
7. Pour justifier cette interprétation étroite, la Cour invoque en outre l’objet et le but de la convention. Elle affirme que « la CIRFT a pour objet de prévenir et de réprimer non pas l’appui au terrorisme de manière générale, mais une de ses formes spécifiques, à savoir le financement du terrorisme »8. Or cet argument est circulaire. Le « financement » consiste à lever ou « réuni[r] des fonds »9, lesquels sont cependant explicitement définis au paragraphe 1 de l’article premier comme étant des « biens de toute nature ».
8. La Cour finit par admettre que le terme « fonds », tel qu’employé dans la convention, couvre d’autres biens que les « biens financiers traditionnels », par exemple, le pétrole, les oeuvres d’art ou les métaux précieux, et accepte donc implicitement qu’un financement puisse être assuré « en nature »10. Cependant, elle précise également que ces autres biens ne sont inclus que dans la mesure où ils sont « fournis pour leur valeur pécuniaire » et non « en tant que moyens de commettre des actes de terrorisme »11. En excluant du champ d’application de la convention le transfert de biens utilisés concrètement dans la conduite des opérations, la Cour introduit, en fait, un nouvel élément d’intentionnalité qui n’y figure pas explicitement. Selon sa logique, et étant donné que les armes et les munitions (tout comme le pétrole et les métaux précieux) ont une valeur pécuniaire intrinsèque et font l’objet d’un vaste marché noir dans le monde entier, une personne qui fournirait des armes à un groupe terroriste en sachant que celui-ci les vendra pourrait commettre une infraction de financement du terrorisme, mais n’en commettrait pas si elle lui en livrait en sachant qu’il a l’intention de les utiliser lui-même. De même, l’infraction de financement du terrorisme sera constituée si une personne fournit un bien immeuble à un groupe terroriste en sachant que celui-ci l’échangera contre des armes, mais ne le sera pas si ce groupe installe son quartier général dans ce bien ou s’en sert pour retenir des otages.
6 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J Recueil 2019 (II), opinion individuelle du juge ad hoc Pocar, p. 674, par. 15.
7 Arrêt, par. 49.
8 Ibid., par. 50.
9 Voir convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, art. 2, par. 1. Voir aussi Bryan A. Garner, Black’s Law Dictionary (West 2009), p. 706, dont la définition du terme anglais « financing » (financement) est « to raise or provide funds » (lever ou fournir des fonds).
10 Arrêt, par. 41-42 et 48.
11 Ibid., par. 48.
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9. Cette logique ne trouve aucun appui dans le texte de la CIRFT. En effet, selon le paragraphe 1 de l’article 2, la personne concernée doit avoir l’intention de voir les « fonds » utilisés, ou savoir qu’ils seront utilisés, en vue de « commettre » les actes visés aux alinéas a) et b). Il n’est nullement précisé que les « fonds » doivent avoir servi à acheter ou à acquérir du matériel, ou être utilisés pour rétribuer les auteurs de tels actes. Dans cette optique, les commanditaires auraient, de façon absurde, intérêt à acquérir et à transférer directement des armes ou d’autres biens devant servir à commettre concrètement des actes terroristes plutôt que d’apporter une aide qui soit « uniquement » de nature « pécuniaire ». La conclusion de la Cour va donc clairement à l’encontre de l’objet et du but de la convention.
10. Enfin, la Cour cherche à justifier sa conclusion en sélectionnant certains passages des travaux préparatoires. Elle note qu’il ressort du compte rendu des négociations que « l’accent était mis sur la question de l’appui financier ou pécuniaire »12. Il était cependant indiqué, dans le projet initial établi par le Comité spécial (où il était question à la fois d’avoirs (assets, dans la version anglaise) et de biens (property)), que les « fonds » s’entendaient « des espèces, des avoirs [assets] ou de tout autre bien [property], corporel ou incorporel, acquis par quelque moyen que ce soit »13. Il ressort de la synthèse officieuse des débats du groupe de travail qu’il a été
« suggéré de supprimer les mots “ou d’autres biens” [or other property] jugés superflus. Selon un autre point de vue, c’était le mot “avoirs” [assets] qu’il fallait supprimer. D’autres délégations se sont prononcées pour le maintien des deux termes qui, ont-elles fait valoir, recouvraient des notions distinctes. D’autres encore ont indiqué préférer que le terme “biens” [property] soit interprété comme recouvrant uniquement les armes, explosifs et biens semblables. »14
Finalement, les mots « d’autres biens » (other property) ont été supprimés du texte, non pas pour en exclure les armes et les explosifs, mais parce que l’expression finalement retenue — l’énoncé « biens de toute nature » (assets of every kind) ayant été substituée à celle d’« avoirs ou de tout autre bien » (assets or any other property) — était suffisamment englobante :
« Au cours des débats du Groupe de travail sur le texte proposé par le Bureau, il a été fait observer que le mot [property] était redondant du fait qu’il était déjà contenu dans le concept de “fonds”, tel qu’il est défini à l’article premier. Il pouvait donc être supprimé. »15
En conséquence, s’il est bien possible que l’accent ait été mis, pendant les négociations, sur « l’appui pécuniaire » notamment fourni par l’intermédiaire d’« institutions caritatives réelles ou fictives »16, il ressort de ces extraits qu’il ne s’agissait certainement pas du seul souci des rédacteurs, et que la fourniture d’armes et d’armements avait été explicitement discutée. Loin de confirmer l’interprétation étroite retenue par la Cour, les travaux préparatoires montrent donc que le terme property était associé aux « armes, explosifs et biens semblables [similar goods] », et qu’il était considéré que son contenu était couvert par la définition finalement arrêtée pour « fonds », à savoir « des biens de toute nature » (assets of every kind).
12 Ibid., par. 51.
13 Nations Unies, Documents officiels de l’Assemblée générale, cinquante-quatrième session, Supplément no 37 (A/54/37), rapport du Comité spécial créé par la résolution 51/210 de l’Assemblée générale en date du 17 décembre 1996, p. 13.
14 Ibid., p. 60, par. 4 (les italiques sont de nous).
15 Nations Unies, Assemblée générale, cinquante-quatrième session, Sixième Commission, « Mesures visant à éliminer le terrorisme international », rapport du groupe de travail, doc. A/C.6/54/L.2, 26 octobre 1999, p. 73.
16 Arrêt, par. 51-52.
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11. En conclusion, je suis convaincu que la Cour a commis une erreur dans son interprétation du terme « fonds », erreur qui l’empêche d’examiner les actes sous-jacents dont la commission ne résulte que de la fourniture d’armes ou d’autres moyens de commettre lesdits actes17, par exemple la destruction en vol de l’appareil assurant le vol MH17, dont les Parties ont abondamment débattu18. En conséquence, elle a jugé que nombre des griefs et demandes d’entraide soumis par l’Ukraine à la Fédération de Russie au titre des articles 9, 12 et 18 n’entraient pas dans le champ d’application de la convention19. De plus, l’interprétation de la Cour risque fort d’avoir une incidence considérable au-delà de la présente instance, puisque des juridictions nationales pourraient s’appuyer sur la décision rendue ce jour aux fins de l’interprétation de législations internes visant à mettre en oeuvre la CIRFT. Malheureusement, cela pourrait mener à l’ouverture d’une large brèche dans le cadre juridique de prévention du terrorisme.
2. Relation entre les articles 9 et 10 de la CIRFT
12. Dans son arrêt, la Cour a jugé que la Fédération de Russie avait manqué aux obligations que lui imposait l’article 9 de la CIRFT de coopérer avec l’Ukraine et de mener les enquêtes nécessaires20. Je souscris à cette conclusion. Cependant, la Cour examine ensuite l’obligation de poursuivre ou d’extrader énoncée au paragraphe 1 de l’article 10 de la CIRFT, dont elle relève qu’elle est
« normalement mise[] en oeuvre après que l’État partie concerné s’est acquitté d’autres obligations que lui impose la CIRFT, notamment celle, énoncée à l’article 9, d’enquêter sur les faits allégués de financement du terrorisme (voir Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 455, par. 91). Ce n’est, généralement, qu’au terme d’une enquête qu’il peut être décidé de saisir de tels faits les autorités compétentes à des fins de poursuites. »21
13. La Cour rejette alors la demande présentée par l’Ukraine sur le fondement de l’article 10 en faisant valoir que les informations données par celle-ci à la Fédération de Russie ne fournissaient pas de « motifs [raisonnables] de soupçonner que des infractions de financement du terrorisme au sens de l’article 2 de la CIRFT avaient été commises »22. Cependant, la Cour rappelle également ses précédentes conclusions en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), dans laquelle elle avait examiné une obligation semblable à celle que prescrit le paragraphe 1 de l’article 10 de la CIRFT (ou principe aut dedere aut judicare). Dans cette affaire, elle avait jugé que le paragraphe 1 de l’article 6 de la convention contre la torture, dont le libellé était analogue,
« oblige[ait] l’État à procéder immédiatement à une enquête préliminaire, aussitôt que le suspect se trouv[ait] sur son territoire. L’obligation de saisine des autorités compétentes, en vertu du paragraphe 1 de l’article 7, p[ouvait] déboucher ou non sur
17 Ibid., par. 75.
18 Ibid., par. 70 et 73.
19 Ibid., par. 74, 106, 128 et 144.
20 Ibid., par. 111.
21 Ibid., par. 118.
22 Ibid., par. 119.
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l’engagement de poursuites en fonction de l’appréciation par celles-ci des éléments de preuve à leur disposition, relatifs aux charges qui p[esaient] sur le suspect. »23
14. Ainsi, que les éléments de preuve fournis par l’Ukraine aient été suffisants ou non à des fins de poursuites, l’article 10 exigeait en tout état de cause, à tout le moins, la saisine des autorités judiciaires compétentes, lesquelles, après avoir mené des enquêtes préliminaires, auraient ensuite décidé si les éléments fournis justifiaient l’engagement de telles poursuites. Or, en la présente espèce, il semble que les autorités compétentes n’aient pas même été saisies et qu’aucune véritable enquête préliminaire n’ait été menée. Cette inaction paraît suffisante pour que l’on considère qu’un État a violé l’article 10, indépendamment de la question de savoir s’il s’est préalablement acquitté de l’obligation d’enquêter lui incombant en vertu de l’article 9.
3. Rejet par la Cour des demandes présentées par l’Ukraine sur le fondement de l’article 12 de la CIRFT
15. Après avoir examiné les griefs avancés par l’Ukraine sur le fondement de l’article 12 de la CIRFT, la Cour conclut qu’« [a]ucune de[s] trois demandes [d’entraide judiciaire pertinentes] ne contenait … de description détaillée des actes sous-jacents qu’auraient commis les bénéficiaires des fonds fournis, ni d’éléments indiquant que les commanditaires présumés savaient que ces fonds seraient utilisés pour commettre de tels actes (voir paragraphe 64 ci-dessus) », et estime en conséquence que « les demandes d’entraide judiciaire mentionnées par l’Ukraine n’ont pas mis à la charge de la Fédération de Russie une obligation d’accorder à la demanderesse, au titre de l’article 12 de la CIRFT, “l’entraide judiciaire la plus large possible” pour les enquêtes pénales en question »24.
16. Cette conclusion est problématique pour plusieurs raisons. Premièrement, le paragraphe 1 de l’article 12 ne précise pas que l’État qui soumet une demande d’entraide doit fournir telles ou telles informations spécifiques concernant la commission d’actes sous-jacents, ou l’intention des commanditaires ; il fait simplement obligation à tous les États de s’accorder « l’entraide … la plus large possible » dans le cadre d’enquêtes pénales portant sur l’infraction de financement du terrorisme. Dans ce contexte, je vois mal d’où la Cour tire les exigences en matière de preuve susmentionnées.
17. Deuxièmement, le paragraphe 3 de l’article 2 de la CIRFT indique clairement qu’il n’est pas nécessaire que les actes sous-jacents aient été effectivement commis par le bénéficiaire des fonds pour que l’infraction de financement du terrorisme soit constituée. Ainsi, ce ne saurait être à la seule condition de disposer d’informations relatives à la commission d’actes sous-jacents qu’un autre État serait tenu d’apporter son concours à une enquête. On ne peut pas non plus attendre d’un État qu’il fournisse des informations détaillées sur l’intention des commanditaires présumés. Il est dans l’ordre des choses, s’agissant d’une enquête pénale, que certains éléments de l’infraction potentielle, notamment l’élément moral, restent à établir. C’est précisément pour cette raison que les articles 9 et 12 prévoient l’apport d’une aide par d’autres États susceptibles de pouvoir fournir des informations déterminantes à cet égard. Pareille obligation est particulièrement pertinente dans le cas du financement du terrorisme, qui est une infraction transfrontière par définition (voir l’article 3 de la CIRFT).
23 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 456, par. 94 (les italiques sont de nous).
24 Arrêt, par. 130.
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18. Troisièmement, et surtout, les articles 9 et 12 sont les deux faces d’une même pièce. Si l’article 9 traite des enquêtes à mener par l’État requis, l’article 12 régit l’aide qui doit être apportée à l’État requérant s’agissant de ses propres enquêtes. Il est absurde de conclure que les éléments de preuve disponibles étaient suffisants pour qu’entre en jeu l’obligation prévue par l’un (l’article 9) mais pas par l’autre (l’article 12). De fait, rien dans le texte de ces deux articles ne justifie qu’une telle distinction soit faite en ce qui concerne le niveau de preuve applicable.
19. Enfin, je note que la Cour a écarté neuf des douze demandes d’entraide judiciaire pertinentes qui ont été présentées par l’Ukraine, au motif qu’elles concernaient le transfert allégué d’armes, de munitions et d’équipements militaires et n’entraient donc pas dans le champ d’application de la convention25. À cet égard, je tiens à réaffirmer mon profond désaccord avec l’interprétation erronée que fait la Cour du terme « fonds », dont j’ai traité plus haut. De plus, même à admettre cette interprétation, le transfert d’armes relève de la convention dès lors que celles-ci sont destinées à être utilisées pour leur valeur pécuniaire et non en tant que telles. Or, l’intention précise des suspects mentionnés dans ces neuf autres demandes d’entraide judiciaire ne peut être établie que dans le cadre d’enquêtes pénales, notamment celles prévues aux articles 9 et 12. En conséquence, la Cour a commis une erreur en écartant sommairement ces demandes sans procéder à un examen plus approfondi.
II. DEMANDES FORMULÉES PAR L’UKRAINE SUR LE FONDEMENT DE LA CIEDR
20. En ce qui concerne les demandes formulées par l’Ukraine sur le fondement de la CIEDR, j’adhère à la plupart des conclusions de la Cour. Je voudrais toutefois formuler quelques critiques sur certains points.
1. Discrimination au sens de la CIEDR
21. Je voudrais commencer par examiner la définition que donne la Cour de la discrimination raciale au paragraphe 196 de son arrêt :
« Toute mesure visant à opérer une différence de traitement fondée sur un motif prohibé au paragraphe 1 de l’article premier est constitutive de discrimination raciale au sens de la convention. Une mesure dont le but déclaré est sans rapport avec les motifs prohibés énoncés au paragraphe 1 de l’article premier n’est pas, en soi, constitutive de discrimination raciale du seul fait qu’elle est appliquée à un groupe ou à une personne de telle ou telle race, couleur, ascendance ou origine nationale ou ethnique. Cependant, une discrimination raciale peut découler d’une mesure d’apparence neutre mais dont les effets montrent qu’elle est “fondée sur” un motif prohibé. Tel est le cas lorsqu’il est démontré de manière convaincante qu’une mesure, malgré son apparence neutre, produit un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits d’une personne ou d’un groupe distingué par la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, à moins que cet effet puisse s’expliquer par des considérations qui ne se rapportent pas aux motifs énumérés au paragraphe 1 de l’article premier. »
22. J’estime que le membre de phrase « à moins que cet effet puisse s’expliquer par des considérations qui ne se rapportent pas aux motifs [prohibés] » reste ambigu. Il semble indiquer qu’une discrimination prohibée doit toujours contenir un élément d’intentionnalité, qu’il soit dissimulé ou non. Cependant, comme l’a confirmé le Comité de la CIEDR, le fait d’exiger la preuve
25 Ibid., par. 128.
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de « l’intention discriminatoire est contraire à l’interdiction, consacrée dans la Convention, de tout comportement ayant un effet discriminatoire »26. Même une mesure entièrement neutre et mise en oeuvre de bonne foi peut néanmoins produire un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits d’un groupe distingué par la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique. Dans pareil cas, l’État concerné doit démontrer que la mesure qu’il a prise visait un but légitime et était proportionnée à la réalisation de ce but27. Par exemple, lorsque des mesures produisent un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits civils protégés par l’alinéa d) de l’article 5 de la CIEDR, des restrictions peuvent être imposées dans le respect des conditions prescrites à cet égard par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques28.
23. Selon le principe général onus probandi actori incumbit qui s’applique dans les procédures devant la Cour, c’est à la partie qui cherche à établir un fait qu’il incombe de le prouver29. Ce principe n’est toutefois pas absolu. Après que la discrimination a été établie prima facie par la démonstration de l’existence d’un effet préjudiciable particulièrement marqué sur un groupe distingué par la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, c’est au défendeur qu’il appartient de prouver que la mesure en cause visait un but légitime et était proportionnée. Cette pratique est bien établie dans la jurisprudence des juridictions internationales et des organes quasi judiciaires. La Cour européenne des droits de l’homme, par exemple, a relevé que, si « une présomption réfragable de discrimination relativement à l’effet d’une mesure ou d’une pratique est … établie par le requérant alléguant une discrimination …, il incombe ensuite à l’État défendeur de réfuter cette présomption en démontrant que la différence en question n’est pas discriminatoire »30. On retrouve une pratique similaire dans la jurisprudence du Comité de la CIEDR31, du Comité des droits de l’homme des Nations Unies32 et de la Cour de justice de l’Union européenne33.
24. Je pense que la Cour aurait dû appliquer ce principe aux demandes formulées par l’Ukraine sur le fondement de la CIEDR, en particulier en ce qui concerne les mesures de répression prises par la Fédération de Russie contre les Tatars de Crimée34, ainsi que l’interdiction visant le Majlis, dont je traiterai ci-après.
26 Voir, par exemple, Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, communication no 56/2014, opinion adoptée par le Comité à sa quatre-vingt-huitième session, 6 janvier 2016, doc. CERD/C/88/D/56/2014, par. 7.4.
27 Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, recommandation générale XXX, doc. CERD/C/64/Misc.11/rev.3, 2004, par. 4. Voir aussi ibid., soixante-quinzième session, recommandation générale XXXII, doc. CERD/C/GC/32, par. 8.
28 Patrick Thornberry, The International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination: A Commentary, Oxford University Press (OUP), 2016, p. 362.
29 Voir, par exemple, Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (I), p. 71, par. 161 ; Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 437, par. 101.
30 Affaire D.H. et autres c. République tchèque (requête no 57325/00), arrêt du 13 novembre 2007, par. 189.
31 Voir, par exemple, Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, avis adopté par le Comité au titre de l’article 14 de la convention concernant la communication no 60/2016, 31 mai 2021, doc. CERD/C/103/D/60/2016.
32 Voir, par exemple, Nations Unies, Comité des droits de l’homme, Karnel Singh Bhinder v. Canada, communication no 208/1986, doc. CCPR/C/37/D/208/1986 (1989).
33 Voir, par exemple, Dr. Pamela Mary Enderby v. Frenchay Health Authority et Secretary of State for Health, arrêt de la Cour du 27 octobre 1993, C-127/92. Le Conseil de l’Union européenne a explicitement indiqué, dans sa directive 2000/43/EC du 29 juin 2000, que, s’agissant du principe de l’égalité de traitement, l’aménagement des règles concernant la charge de la preuve s’imposait dès qu’il existait une présomption de discrimination et que, dans les cas où cette situation se vérifiait, la mise en oeuvre effective dudit principe requérait que la charge de la preuve revînt à la partie défenderesse.
34 Arrêt, par. 238-244.
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2. Interdiction visant le Majlis
25. Dans le présent arrêt, la Cour rejette les demandes de l’Ukraine relatives à l’interdiction visant le Majlis imposée par les autorités russes en Crimée. Elle établit d’abord une distinction entre le Majlis, que l’on peut décrire comme un organe autonome doté de fonctions quasi exécutives, et le Qurultay, organe représentatif suprême du peuple tatar de Crimée, qui se compose de représentants élus au suffrage direct35. Le Majlis seul ayant été frappé d’interdiction, elle déclare ensuite n’être « pas convaincue que l’Ukraine ait établi que, comme elle l’affirme, l’interdiction visant [celui-ci] privait l’ensemble de la population tatare de Crimée de sa représentation »36. Cette assertion est problématique dans la mesure où elle revient à poser que seules les mesures qui privent un groupe protégé de toute représentation peuvent emporter violation de la CIEDR. Or, il ne saurait en être ainsi. Le paragraphe 1 de l’article premier de la convention reconnaît explicitement qu’une discrimination raciale prohibée peut naître de l’imposition de restrictions qui ont pour but ou pour effet « de détruire ou de compromettre » les droits protégés par cet instrument.
26. Finalement, la Cour admet que l’interdiction visant le Majlis produit « un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits de personnes d’origine tatare de Crimée », encore qu’elle ne reconnaisse l’existence d’un tel effet que dans la mesure où « les membres du Majlis [sont] sans exception d’origine tatare de Crimée »37. Cependant, elle conclut ensuite que « l’Ukraine n’a pas apporté de preuves convaincantes pour établir que l’interdiction visant le Majlis était fondée sur l’origine ethnique de ses membres, et non sur ses positions et activités politiques » et donc que cette interdiction ne peut pas constituer « un acte de discrimination au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR »38. Cette conclusion va à l’encontre du principe susmentionné qui veut que la charge de la preuve soit renversée dès lors qu’un demandeur a établi prima facie l’existence d’une discrimination raciale. L’Ukraine ayant démontré de façon convaincante que l’interdiction visant le Majlis produisait un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les Tatars de Crimée, c’est sur la Fédération de Russie qu’aurait dû peser l’obligation de fournir des éléments de preuve montrant que cette interdiction n’était pas fondée sur la race ou l’appartenance ethnique, mais visait un but légitime et était proportionnée.
27. Selon la Cour, il ressort également des éléments de preuve que « le Majlis a été frappé d’interdiction en raison des activités politiques menées par certains de ses dirigeants opposés à la Fédération de Russie, et non en raison de l’origine ethnique des intéressés ». Or, même à admettre que tel soit le cas et que la principale raison de l’adoption de mesures contre les Tatars de Crimée soit leur opposition politique à l’occupation et à l’annexion de la Crimée par la Russie, il n’en serait pas pour autant exclu que les Tatars de Crimée aient été délibérément pris pour cible parce qu’il leur était prêté, sur le fondement de leur appartenance ethnique, certaines opinions politiques. Je suis d’avis que la Fédération de Russie n’a pas produit suffisamment d’éléments de preuve pour écarter cette possibilité.
28. Enfin, même à supposer que l’interdiction ait été fondée exclusivement sur les opinions politiques de certains Tatars de Crimée et non sur leur appartenance ethnique, il ne s’agirait pas d’un motif qui suffirait, à lui seul, à justifier l’effet préjudiciable particulièrement marqué qu’a eu cette interdiction sur la communauté tatare de Crimée dans son ensemble. Comme il a été mentionné plus haut, toute mesure produisant un tel effet doit viser un but légitime et être mise en oeuvre de manière proportionnée. La Fédération de Russie a fait valoir que plusieurs dirigeants du Majlis avaient
35 Ibid., par. 269.
36 Ibid.
37 Ibid., par. 270.
38 Ibid., par. 272.
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commis des « actes extrémistes », notamment en imposant un blocus touchant les échanges commerciaux et les transports en Crimée, et que le Majlis avait été frappé d’interdiction pour des raisons de sécurité dans le cadre de lois antiextrémisme neutres39. La sécurité publique et la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme sont, en principe, des buts légitimes. Cependant, la Fédération de Russie n’a jamais prétendu que le Majlis était, collectivement, responsable de tels actes, mais a simplement mentionné qu’il avait manqué de s’en « désolidariser »40. Ni la Fédération de Russie ni ses juridictions nationales n’ont expliqué de façon convaincante en quoi il était nécessaire et proportionné de dissoudre le Majlis en tant que tel, plutôt que de prendre des mesures contre les trois membres censés avoir orchestré le blocus de la Crimée (à savoir MM. Chubarov, Dzhemilev et Islyamov). J’en conclus que l’interdiction visant le Majlis constitue un manquement, par la Fédération de Russie, aux obligations que lui impose la CIEDR.
3. Droit à un enseignement en langue minoritaire au titre de la CIEDR
29. Dans son arrêt, la Cour conclut que la Fédération de Russie a manqué à ses obligations découlant de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 et du point v) de l’alinéa e) de l’article 5 de la CIEDR par la manière dont « elle a mis en place son système d’éducation en Crimée après 2014 pour ce qui est de l’enseignement scolaire en langue ukrainienne »41. Je souscris à cette conclusion. Cependant, certaines constatations faites par la Cour au sujet de la protection de la langue d’enseignement conférée par la CIEDR méritent quelques observations supplémentaires.
30. Au début de son analyse, la Cour relève que,
« bien que le point v) de l’alinéa e) de l’article 5 de la CIEDR ne prévoie pas de droit général à un enseignement scolaire dans une langue minoritaire, l’interdiction de la discrimination raciale énoncée à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 et la protection du droit à l’éducation consacrée au point v) de l’alinéa e) de l’article 5 de la convention peuvent, dans certaines circonstances, fixer certaines limites à la modification de l’enseignement scolaire dispensé dans la langue d’une minorité nationale ou ethnique »42.
La formulation choisie par la Cour donne l’impression que la CIEDR n’offre qu’une protection relativement limitée en matière de droits linguistiques. Certes, la convention ne mentionne pas explicitement le droit à l’enseignement dans une langue minoritaire, mais je crois qu’elle protège ce droit plus largement que la Cour ne veut bien l’admettre dans son arrêt.
31. En particulier, j’estime que les dispositions de la CIEDR considérées doivent être interprétées à la lumière de la pratique et des accords ultérieurs pertinents s’agissant des obligations des États en matière d’enseignement en langues minoritaires. À cet égard, il convient d’appeler l’attention sur la déclaration des Nations Unies de 1992 sur les droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques43. Cette déclaration a été adoptée par consensus par l’Assemblée générale des Nations Unies et vise à promouvoir notamment le respect « des principes contenus dans la … Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ». Elle constitue donc, d’une certaine façon, un accord ultérieur
39 Duplique de la Fédération de Russie, par. 975.
40 Ibid., par. 982.
41 Arrêt, par. 370.
42 Ibid., par. 354.
43 Nations Unies, Assemblée générale, quarante-septième session, « Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques », 18 décembre 1992, doc. A/RES/47/135.
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— ou du moins une pratique ultérieure — au sens des alinéas a) et b) du paragraphe 3 de l’article 31 de la convention de Vienne44.
32. Le paragraphe 1 de l’article premier de la déclaration dispose que « [l]es États protègent l’existence et l’identité nationale ou ethnique, culturelle, religieuse et linguistique des minorités » (en anglais : « States shall protect the existence and the national or ethnic, cultural, religious and linguistic identity of minorities ») (les italiques sont de nous). L’utilisation du présent de l’indicatif (et de « shall » en anglais) montre qu’il ne s’agit pas d’une simple recommandation. De plus, le paragraphe 3 de l’article 4 précise que les États devraient prendre « des mesures appropriées pour que, dans la mesure du possible, les personnes appartenant à des minorités aient la possibilité d’apprendre leur langue maternelle ou de recevoir une instruction dans leur langue maternelle ». À la lumière de ce libellé, je ne crois pas qu’un État dispose, comme l’affirme la Cour, d’une « grande discrétion » en ce qui concerne la modification des programmes scolaires et la langue principale d’enseignement45.
4. Mise en oeuvre par la Fédération de Russie des mesures conservatoires indiquées par la Cour concernant la disponibilité d’un enseignement en langue ukrainienne
33. Dans son ordonnance du 19 avril 2017, la Cour a prescrit à la Fédération de Russie de faire en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne46. Comme il a été mentionné plus haut, la Cour, dans le présent arrêt, a conclu que « la Fédération de Russie a[vait] manqué à ses obligations découlant de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 et du point v) de l’alinéa e) de l’article 5 de la CIEDR par la manière dont elle a[vait] mis en place son système d’éducation en Crimée après 2014 pour ce qui [était] de l’enseignement scolaire en langue ukrainienne »47. Parallèlement, elle a dit que la Fédération de Russie n’avait pas violé l’ordonnance en ce que celle-ci imposait à la défenderesse de faire en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne48. Elle relève à cet égard que l’ordonnance exigeait seulement de la Fédération de Russie qu’elle fasse en sorte qu’un enseignement en langue ukrainienne demeure « disponible »49, et que l’Ukraine n’a pas suffisamment établi que ceux qui souhaitaient bénéficier d’un tel enseignement n’en avaient pas la possibilité50.
34. Je ne peux adhérer à cette conclusion. L’Ukraine a fourni, à titre d’éléments de preuve, des rapports crédibles établis par le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies et le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme faisant état, entre autres, du « déclin rapide »51 du nombre d’établissements offrant un enseignement en langue ukrainienne, de l’absence
44 Voir Commission du droit international, « Projet de conclusions sur les accords et la pratique ultérieurs dans le contexte de l’interprétation des traités et commentaires y relatifs », Annuaire de la Commission du droit international, 2018, vol. II, deuxième partie, p. 40, par. 13.
45 Arrêt, par. 356.
46 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2022 (II), p. 140, par. 106, point 1) b) du dispositif.
47 Arrêt, par. 370.
48 Ibid., par. 395.
49 Ibid., par. 394.
50 Ibid.
51 Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights (OHCHR), “Situation of human rights in the temporarily occupied Autonomous Republic of Crimea and the city of Sevastopol (Ukraine)”, 13 September 2017 to 30 June 2018, UN doc. A/HRC/39/CRP.4 (21 September 2018), par. 69.
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d’offre correspondant à la demande en la matière52, et de pratiques d’intimidation à l’égard des parents qui souhaitaient inscrire leurs enfants à des cours dans cette langue53. De mon point de vue, il est ainsi démontré que l’accès à un tel enseignement a été entravé dans une mesure qui emporte violation de l’ordonnance du 19 avril 2017. En outre, un État ne saurait se dérober à son obligation de faire en sorte de rendre disponible un enseignement dans une langue donnée en réduisant la demande artificiellement, notamment au moyen de déplacements de population et de mesures d’intimidation. Pour ces raisons, j’estime que la Cour aurait dû juger que la Fédération de Russie avait manqué à son obligation de « faire en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne ».
(Signé) Fausto POCAR.
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52 Nations Unies, Assemblée générale, soixante-seizième session, « Situation des droits humains dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine) », rapport du Secrétaire général sur la période allant du 1er juillet 2020 au 30 juin 2021, doc. A/76/260, 2 août 2021, par. 35.
53 OHCHR, “Situation of human rights in the temporarily occupied Autonomous Republic of Crimea and the city of Sevastopol (Ukraine)”, 13 September 2017 to 30 June 2018, UN doc. A/HRC/39/CRP.4 (21 Septembre 2018), par. 69.

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Opinion individuelle de M. le juge ad hoc Pocar

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