OPINION DISSIDENTE DE MME LA JUGE SEBUTINDE
[Traduction]
Fédération de Russie ayant, selon la juge, manqué à ses obligations découlant des articles 12 et 18 de la CIRFT. Fédération de Russie manquant aussi à ses obligations découlant de la CIEDR en ce qui concerne les mesures prises contre le Majlis et ses mesures de répression Niveau d’exigence en matière de preuve appliqué par la Cour au titre de l’article 12 étant inutilement strict et imposant une charge irréaliste aux États sollicitant une entraide judiciaire Fédération de Russie ayant, par son refus d’apporter la moindre aide relativement aux enquêtes menées par l’Ukraine sur d’éventuelles infractions de financement du terrorisme, agi en violation de son obligation découlant de l’article 12 de la CIRFT Fédération de Russie n’ayant pas, s’agissant de l’article 18, pris les « mesures possibles » qui s’offraient à elle pour prévenir le financement du terrorisme Fédération de Russie ayant, en approuvant les activités de levée de fonds menées au profit de la RPD et la RPL par des représentants de l’État et des particuliers ressortissant à sa juridiction, et en ne prenant pas toutes les « mesures possibles » qui s’offraient à elle pour prévenir, restreindre ou limiter lesdites activités, agi en violation de son obligation découlant de l’article 18 de la CIRFT Application indiscriminée, par la Fédération de Russie, de sa législation antiextrémisme contre des membres de la communauté tatare de Crimée ayant eu pour effet une discrimination des Tatars de Crimée fondée sur leur origine ethnique ou nationale Autorités russes ayant fait des descentes dirigées contre des sociétés et des sites religieux sans le moindre fondement spécifique apparent permettant de déterminer que les hommes détenus pouvaient être impliqués dans des activités criminelles, portant ainsi atteinte aux droits des membres de cette minorité ethnique protégés par l’article 2 et les alinéas viii) et ix) de la litt. d) de l’article 5 de la CIEDR Interdiction visant le Majlis étant constitutive de discrimination raciale — Rôle représentatif unique joué par le Majlis en tant qu’organe exécutif du peuple tatar de Crimée n’étant ni équivalent à celui du Qurultay, ni susceptible d’être remplacé par celui de tout autre organe représentatif en Crimée, y compris le « Qurultay des musulmans de Crimée » et la « Choura » Interdiction ayant eu pour effet de porter atteinte non seulement aux droits civils des membres individuels du Majlis, mais aussi aux droits civil et culturel de la communauté tatare de Crimée de choisir ses dirigeants culturels, en violation de la CIEDR Comportement de la Fédération de Russie emportant à l’évidence manquement à l’obligation faite à cet État de s’abstenir de tout acte risquant d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour était saisie ou d’en rendre la solution plus difficile.
INTRODUCTION
1. Bien que je souscrive à certaines des conclusions de la Cour relatives au manquement de la Fédération de Russie à une partie de ses obligations internationales et que j’aie voté en faveur des points 1), 3), 5) et 6) du dispositif (par. 404), je suis en désaccord avec plusieurs constatations de la majorité à d’autres égards et ai voté contre les points 2), 4) et 7) du dispositif. En particulier, contrairement à la Cour, je considère que l’Ukraine a établi que la Fédération de Russie avait manqué à ses obligations découlant des articles 12 et 18 de la CIRFT, ainsi que de la CIEDR, s’agissant des mesures prises contre le Majlis et des mesures de répression ayant visé certains membres de la population tatare de Crimée. Je commenterai en outre l’interprétation et la conclusion de la Cour relatives à la mesure, prescrite dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires, qui faisait obligation aux Parties de « s’abstenir de tout acte qui [aurait] risqu[é] d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour [étai]t saisie ou d’en rendre la solution plus difficile ». J’exposerai ci-après mon raisonnement.
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I. MANQUEMENT ALLÉGUÉ À DES OBLIGATIONS DÉCOULANT DE LA CIRFT
2. Je souscris en grande partie à l’interprétation donnée par la Cour des dispositions applicables de la CIRFT. En particulier, je conviens que le mot « fonds », tel qu’il est défini au paragraphe 1 de l’article premier de cet instrument, ne vise pas la fourniture d’armes ou d’autres formes d’appui utilisées comme moyens de commettre des actes sous-jacents visés aux alinéas a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT.
3. Je me rallie également à la conclusion, tirée par la Cour au paragraphe 111 de l’arrêt, que la Fédération de Russie a manqué à ses obligations découlant du paragraphe 1 de l’article 9 de la CIRFT en n’enquêtant pas sur des allégations crédibles formulées par l’Ukraine en ce qui concerne le financement du terrorisme par des personnes présentes sur des territoires contrôlés par la Russie.
4. Selon moi, cependant, le comportement de la Fédération de Russie est aussi constitutif d’un manquement aux obligations découlant du paragraphe 1 de l’article 12 et du paragraphe 1 de l’article 18. À cet égard, je suis en désaccord avec les conclusions tirées par la Cour aux paragraphes 131 et 146 de l’arrêt, pour les raisons ci-après.
A. L’article 12 de la CIRFT
5. Comme la Cour l’a relevé au paragraphe 126 de son arrêt, l’article 12 de la CIRFT impose aux États parties de s’accorder l’entraide judiciaire la plus large possible dans leurs enquêtes relatives à la commission d’infractions de financement du terrorisme. Plus précisément, son paragraphe 1 dispose que les États parties « s’accordent l’entraide judiciaire la plus large possible pour toute enquête ou procédure pénale ou procédure d’extradition » ayant trait à l’infraction de financement du terrorisme et à ses actes sous-jacents, « y compris pour l’obtention des éléments de preuve en leur possession qui sont nécessaires aux fins de la procédure ». J’estime que, en l’espèce, la Fédération de Russie a manqué à cette obligation.
6. Bien que l’Ukraine ait affirmé avoir adressé plus de 91 demandes à la Russie entre 2014 et 2020, la Cour n’a, à juste titre, tenu compte que des 12 demandes d’entraide judiciaire que lui a communiquées l’Ukraine (arrêt, par. 126). Elle s’est en outre bornée, comme il se devait, à analyser les demandes qui mentionnaient spécifiquement la fourniture d’un appui financier à des personnes ou organisations qui se seraient livrées à des actes de terrorisme (arrêt, par. 128). En revanche, je suis en désaccord avec le raisonnement qui l’a conduite à conclure, au paragraphe 130 de l’arrêt, que ces demandes d’entraide judiciaire ne satisfaisaient pas au niveau de preuve requis pour mettre à la charge de la Fédération de Russie, en vertu de l’article 12, l’obligation d’aider l’Ukraine dans ses enquêtes.
7. La Cour considère que les demandes d’entraide judiciaire adressées à la Fédération de Russie ne suffisaient pas à faire naître l’obligation découlant de l’article 12 car l’Ukraine n’y décrivait pas avec la précision nécessaire la commission par les destinataires des fonds d’actes sous-jacents allégués et n’étayait pas le fait que les commanditaires présumés savaient que ces fonds seraient utilisés pour commettre de tels actes (arrêt, par. 130). Selon moi, le niveau d’exigence en matière de preuve appliqué par la Cour est inutilement strict et impose aux États demandant de l’aide pour des enquêtes relatives au financement du terrorisme une charge irréaliste. Il n’est pas rare que, avant de présenter sa demande, l’État requérant ne possède pas d’informations aussi détaillées concernant la nature exacte des actes sous-jacents, ce qui est la raison même pourquoi il sollicite une entraide judiciaire en premier lieu.
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8. L’État requérant n’a pas à démontrer que les commanditaires allégués « savaient » dans quel but les fonds devaient être utilisés, car c’est précisément cette information concernant leur mens rea qu’il cherche à déterminer au cours de son enquête. Au stade de la demande d’entraide judiciaire, il ne faut pas s’attendre à ce que l’État requérant soit en possession de tous les faits pertinents au sujet de l’infraction alléguée. Il suffit que la demande contienne des allégations crédibles d’infraction de financement du terrorisme. C’est là un critère semblable à celui appliqué dans le contexte de l’article 9 de la CIRFT, qui a trait à l’obligation d’engager des enquêtes. Selon moi, l’obligation faite par l’article 9 de mener une enquête pénale et l’obligation faite par l’article 12 d’apporter une aide à cette fin sont les deux faces de la même médaille. D’ordinaire, si l’État requérant a satisfait au niveau de preuve requis pour faire naître une obligation prévue à l’article 9, ce qui est le cas de l’Ukraine en l’espèce, il est également réputé avoir satisfait à celui requis pour donner naissance à une obligation au titre de l’article 12.
9. Dans la présente affaire, la Cour a conclu, s’agissant de l’article 9, que les communications que l’Ukraine avait adressées à la Fédération de Russie contenaient des allégations de financement du terrorisme suffisamment détaillées pour obliger celle-ci à enquêter sur les faits supposés qui y étaient mentionnés (arrêt, par. 107). Pour la même raison, la Cour aurait dû conclure que la Fédération de Russie était tenue d’accorder « l’entraide judiciaire la plus large possible » pour les enquêtes pénales ou procédures d’extradition que l’Ukraine menait elle-même au sujet d’auteurs présumés d’infractions de financement du terrorisme. Dans les demandes d’entraide judiciaire qu’elle a présentées, l’Ukraine a allégué de manière crédible que des personnes présentes sur le territoire de la Fédération de Russie finançaient des groupes armés associés à d’autres groupes armés impliqués dans des attaques contre des civils en Ukraine. Les demandes contenaient par exemple des informations concernant des sites Internet de levée de fonds créés par des membres de la Douma d’État russe et des comptes bancaires utilisés pour financer des opérations de la RPL. À l’époque, l’Ukraine avait également porté à la connaissance de la Fédération de Russie des comportements qu’elle imputait à des groupes armés associés à la RPD et à la RPL et considérait comme constitutifs d’actes sous-jacents au titre de la CIRFT (arrêt, par. 107). Selon moi, ces informations étaient suffisantes pour qu’il soit satisfait au niveau de preuve mettant à la charge de la Fédération de Russie l’obligation découlant de l’article 12.
10. À mon sens, la Fédération de Russie ne s’est pas acquittée de son obligation d’apporter une telle assistance à l’Ukraine. Comme cela a été relevé, les demandes d’entraide judiciaire les plus pertinentes sont celles que l’Ukraine a présentées le 11 novembre 2014, le 3 décembre 2014 et le 28 juillet 2015. La Fédération de Russie a rejeté dans leur intégralité chacune de ces demandes. Dans les trois cas, elle a cité l’alinéa b) de l’article 2 de la convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale, adoptée le 20 avril 1959 (ci-après, la « convention européenne »), et l’article 19 de la convention du 22 janvier 1993 relative à l’entraide judiciaire et aux relations judiciaires en matière civile, familiale et pénale, telle que modifiée par le protocole du 28 mars 1997 (ci-après, la « convention de Minsk ») pour justifier sa décision de ne pas y donner suite. Ces dispositions ont trait au rejet de demandes d’entraide judiciaire pour des raisons de souveraineté ou de sécurité. Dans les circonstances de l’espèce, je considère que le rejet par la Fédération de Russie des demandes de l’Ukraine était injustifié pour deux raisons.
11. Premièrement, la Fédération de Russie n’a pas exposé de manière adéquate les raisons de ce rejet. Même si les exceptions au titre de la sécurité qu’elle a invoquées s’appliquaient dans le cas d’espèce, ce qui est loin d’être clair, elle était tenue d’étayer ce motif. L’article 19 de la convention européenne et l’article 19 de la convention de Minsk imposent tous deux à la Fédération de Russie de notifier les raisons de son refus lorsqu’elle rejette une demande d’entraide judiciaire. Comme la Cour l’a précisé par le passé, un État ne peut se contenter de faire une « simple référence » à une disposition conventionnelle pour satisfaire à l’exigence de motivation d’un refus d’accorder une
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entraide judiciaire1. Or, c’est précisément ce qu’a fait la Fédération de Russie. Ses décisions de rejet des demandes de l’Ukraine ne contenaient guère plus qu’une référence aux dispositions conventionnelles qu’elle invoquait sans autre explication. Selon moi, cela ne suffisait pas pour justifier qu’elle se fût soustraite à l’obligation prévue à l’article 12 de la CIRFT.
12. Deuxièmement, il est remarquable que, alors même que ses réponses tenaient en un seul paragraphe, la Fédération de Russie ait mis de nombreux mois pour faire part à l’Ukraine du rejet de ses demandes d’entraide judiciaire. Elle n’a répondu à la demande en date du 11 novembre 2014 que le 31 août 2015, soit plus de neuf mois après. De même, elle a mis plus de huit mois à répondre à la demande en date du 3 décembre 2014 et plus de sept mois à celle datée du 28 juillet 2015, et ce, en dépit du fait que, comme la Cour l’a relevé dans le présent arrêt, elle « répond généralement aux demandes d’entraide judiciaire “dans un délai d’un à deux mois” » (arrêt, par. 110). Ces retards excessifs, ajoutés à l’absence de motivation des rejets des demandes d’entraide judiciaire de l’Ukraine, démontrent clairement que la Fédération de Russie a manqué à ses obligations découlant de l’article 12.
13. En résumé, la Fédération de Russie a manqué non seulement d’accorder à l’Ukraine « l’entraide … la plus large possible » dans ses enquêtes relatives au financement du terrorisme, mais aussi de lui communiquer les raisons pour lesquelles elle a rejeté ses demandes d’entraide judiciaire. Je ne peux donc me rallier à la conclusion de la Cour selon laquelle l’Ukraine n’a pas établi que la Fédération de Russie avait violé le paragraphe 1 de l’article 12 de la CIRFT.
B. L’article 18 de la CIRFT
14. Je ne peux pas non plus souscrire à la conclusion que la Cour a tirée au paragraphe 146 de l’arrêt en ce qui concerne le respect par la Fédération de Russie de l’obligation prévue à l’article 18 de la CIRFT. Selon moi, la défenderesse a manqué à ses obligations découlant de cette disposition.
15. Comme la Cour l’a relevé, le paragraphe 1 de l’article 18 impose aux États parties de prendre « toutes les mesures possibles » afin d’empêcher et de contrecarrer la préparation d’infractions de financement du terrorisme. Je conviens que, pour qu’il y ait manquement à cette obligation, il n’est pas nécessaire qu’une telle infraction ait été commise (arrêt, par. 138). Je conviens également qu’il s’agit là d’une disposition générale qui englobe toutes les mesures raisonnables et réalisables qu’un État peut prendre pour lutter contre le financement du terrorisme, notamment mais pas seulement, l’adoption d’un cadre réglementaire permettant de surveiller et d’empêcher les transactions avec des organisations terroristes (arrêt, par. 139-140). En revanche, je ne suis pas d’accord pour dire que l’Ukraine n’a pas démontré que la Fédération de Russie avait manqué à cette obligation.
16. Comme la Cour l’a précisé dans le présent arrêt, l’Ukraine a adressé à la Fédération de Russie plusieurs notes verbales et demandes d’entraide judiciaire dans lesquelles elle alléguait que des agents et des particuliers russes se livraient au financement d’actes de terrorisme. De fait, certaines de ces personnes n’ont nullement tenté de dissimuler qu’elles levaient des fonds destinés à financer des activités menées par des groupes armés dont l’objectif global était de contraindre l’Ukraine à céder aux exigences de la RPD et la RPL. Après réception de ces informations, il incombait à la Fédération de Russie d’enquêter sur les intéressés à titre individuel et, au besoin, de
1 Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 231, par. 152.
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prendre « toutes les mesures possibles » afin de contrecarrer d’éventuelles préparations en vue de la commission de l’infraction de financement du terrorisme.
17. J’estime que la Fédération de Russie n’a pas pris les « mesures possibles » qui s’offraient à elle. Je suis d’accord avec la Cour pour dire que le financement direct par cet État d’actes de terrorisme n’entre pas dans le champ d’application de la CIRFT (arrêt, par. 142). Cela n’exonère pas pour autant la Fédération de Russie de son obligation d’agir afin de contrecarrer le financement du terrorisme auquel ses représentants ou d’autres acteurs privés se livrent, à titre individuel, sur son territoire. Il ressort des éléments de preuve que la défenderesse n’a pas adopté de telles mesures et semble au contraire avoir approuvé, et même encouragé, le financement de groupes armés associés à la RPD et à la RPL.
18. De même, je suis convaincue que la Fédération de Russie n’a pas tout mis en oeuvre pour décourager et contrecarrer les levées de fonds organisées par des particuliers au profit de groupes armés opérant en Ukraine orientale et réputés avoir commis des actes de terrorisme. La Fédération de Russie dispose d’un cadre solide aux fins de la prévention du financement du terrorisme2. Elle a néanmoins choisi de ne pas s’en servir pour restreindre ou limiter d’une quelconque manière les levées de fonds destinés à la RPD et à la RPL alors que des enquêtes étaient en cours sur la complicité éventuelle de ces deux entités dans la commission d’actes de terrorisme.
II. MANQUEMENT ALLÉGUÉ À DES OBLIGATIONS DÉCOULANT DE LA CIEDR
19. J’ai voté contre le point 4) du dispositif (par. 404) où la Cour rejette de manière générale toutes les conclusions de l’Ukraine relative à la CIEDR qui n’ont pas été traitées au point précédent. Selon moi, la Fédération de Russie s’est rendue coupable, en sus des violations de la CIEDR décrites au point 3) du dispositif, de manquements à ses obligations découlant de cet instrument en ce qui concerne les mesures de répression qu’elle a prises contre des personnes d’origine tatare de Crimée et les mesures qu’elle a adoptées contre leur instance dirigeante, appelée le Majlis. J’exposerai ci-après mon raisonnement.
A. Les mesures de répression
20. L’un des griefs avancés par l’Ukraine sur le fondement de la CIEDR était que les mesures de répression appliquées par la Fédération de Russie relativement aux membres de la communauté tatare de Crimée et à ses dirigeants en Ukraine violaient cet instrument, et en particulier le paragraphe 1 de l’article 2, l’article 4, l’alinéa a) de l’article 5 et l’article 6 (arrêt, par. 222-224). Ayant examiné les mesures de répression, ainsi que la manière dont elles avaient été mises en oeuvre, la Cour a conclu à juste titre que les mesures visant à prévenir, à poursuivre et à punir certaines infractions pénales définies largement qui n’avaient pas en soi un but discriminatoire avaient néanmoins été appliquées et exécutées d’une manière qui avait eu un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits des Tatars de Crimée (arrêt, par. 226-238).
21. La Cour, après avoir relevé que la Fédération de Russie semblait s’être servie du but déclaré de certaines mesures de répression comme prétexte pour s’en prendre à des personnes qu’elle considérait comme une menace pour sa sécurité nationale en raison de leur appartenance religieuse ou politique, a cependant conclu qu’il n’avait pas été démontré que « des personnes d’origine tatare
2 Groupe d’action financière, « Anti-money laundering and counter-terrorist financing measures — Russian Federation », Fourth Round Mutual Evaluation Report, décembre 2019, p. 4.
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de Crimée [avaie]nt fait l’objet de telles mesures de répression en raison de leur origine ethnique » (arrêt, par. 241). C’est avec cette conclusion que je suis en désaccord.
22. Il existait selon moi des éléments suffisants pour conclure que l’application par la Fédération de Russie de sa législation antiextrémisme contre des membres de la communauté tatare de Crimée était constitutive de discrimination raciale au sens de la CIEDR car elle a eu pour effet de discriminer les Tatars de Crimée en raison de leur origine ethnique ou nationale. En outre, même s’il existait des éléments crédibles attestant que la communauté tatare de Crimée avait été prise pour cible parce qu’elle avait adopté des vues politiques opposées à la présence de la Fédération de Russie en Crimée après les événements de 2014, cela ne suffirait pas à exclure la possibilité que les intéressés eussent également été pris pour cible en raison de leur origine raciale ou ethnique. Il en va ainsi a fortiori lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, les vues ou préoccupations politiques d’une minorité ethnique sont inextricablement liées à son identité ethnique. Qui plus est, il n’est pas non plus inconcevable qu’une mesure donnée puisse avoir plusieurs objectifs. Ainsi, s’il est peut-être vrai que les mesures de répression visant les Tatars de Crimée étaient fondées sur les positions et vues politiques que ceux-ci avaient adoptées, cela n’exclut pas pour autant la possibilité que les mesures aient aussi eu un but discriminatoire, ou un tel effet sur les droits de ce groupe protégé.
23. La Cour a conclu à juste titre que les mesures de répression adoptées par la Fédération de Russie en Crimée avaient un effet disproportionné sur les Tatars de Crimée, fait qu’ont également relevé le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) et l’Assemblée générale des Nations Unies (arrêt, par. 238). Aussi ces mesures sont-elles constitutives de discrimination raciale à moins qu’elles puissent être justifiées de manière crédible par des raisons sans rapport avec la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique. Selon moi, la Fédération de Russie n’a pas avancé un autre motif crédible de ce type pour expliquer le traitement qu’elle a réservé aux Tatars de Crimée. Elle a cherché à justifier son comportement par le fait que des personnes d’origine tatare de Crimée étaient impliquées dans des actes d’extrémisme religieux et d’autres activités criminelles. Les éléments qu’elle soumet à l’appui de cette assertion sont toutefois loin d’être convaincants.
24. En substance, la Fédération de Russie semble avoir considéré que le fait que certaines personnes d’origine tatare de Crimée aient été impliquées dans des actes d’extrémisme religieux et des infractions telles que le trafic de stupéfiants fournissait une justification globale des perquisitions et autres mesures de répression dirigées contre les Tatars de Crimée de manière plus générale et contre leurs lieux de rencontre et de culte. La Cour a de fait relevé dans son arrêt que « le but déclaré de certaines mesures sembl[ait] avoir servi de prétexte à la Fédération de Russie pour s’en prendre à des personnes qu’elle consid[érait] comme une menace pour sa sécurité nationale en raison de leur appartenance religieuse ou politique » (par. 241). Selon moi, il ressort également des éléments de preuve que ces mesures étaient dirigées contre les Tatars de Crimée en raison de leur origine ethnique et nationale. Pareils actes de profilage racial sont inadmissibles au regard de la CIEDR. Les éléments présentés à la Cour, notamment des rapports du HCDH, démontrent que les autorités russes ont fait des descentes dirigées contre des sociétés et des sites religieux, qui ont entraîné la détention de nombreux Tatars de Crimée, et qu’il n’existe aucun fondement spécifique apparent qui permettrait de déterminer que les hommes détenus pourraient avoir été impliqués dans des activités criminelles3. Dans bien des cas, aucun chef d’inculpation n’a été retenu contre les détenus. Cette prise pour cible
3 Voir, par exemple, HCDH, Report on the human rights situation in Ukraine, 16 February to 15 May 2016, par. 183-185 ; HCDH, Situation of human rights in the temporarily occupied Autonomous Republic of Crimea and the city of Sevastopol (Ukraine), 22 February 2014 to 12 September 2017, par. 12 ; HCDH, Situation of human rights in the temporarily occupied Autonomous Republic of Crimea and the city of Sevastopol (Ukraine), 13 September 2017 to 30 June 2018, par. 31.
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disproportionnée de membres d’un groupe ethnique particulier, qui ne repose sur aucun fondement justifié, constitue un acte de discrimination raciale au sens des articles 2 et 5 de la CIEDR.
B. L’interdiction ayant visé le Majlis
25. Je ne souscris pas à la conclusion de la Cour selon laquelle l’interdiction visant le Majlis était uniquement motivée par des considérations politiques et que, partant, la Fédération de Russie n’avait pas manqué à ses obligations découlant de la CIEDR (arrêt, par. 275). À mon sens, cette interdiction constituait un acte de discrimination raciale. Je conteste en particulier deux aspects du raisonnement suivi par la Cour à cet égard.
26. Premièrement, je ne suis pas d’accord pour dire que, étant donné que le Majlis n’est pas l’unique institution représentant la communauté tatare de Crimée, l’interdiction le visant n’a pas privé la population concernée de sa représentation (arrêt, par. 269). La conclusion de la majorité selon laquelle les droits culturels du peuple criméen n’ont pas été touchés par l’interdiction visant le Majlis est fondée sur la supposition erronée que le rôle représentatif que celui-ci avait joué par le passé pouvait être assumé convenablement par le Qurultay actuel. Or, le rôle exercé par le Majlis en tant qu’organe exécutif du peuple tatar de Crimée ne correspond pas exactement à celui que remplit le Qurultay. Les deux organes ne sont pas équivalents ; ils sont distincts et complémentaires. Qui plus est, il existe des éléments attestant que le Majlis est considéré par nombre de Tatars de Crimée comme un organe traditionnel d’un peuple autochtone qui jouit d’un haut degré de légitimité en matière de représentation4. Il existe également des preuves incontestées que l’organe actuel appelé le « Qurultay des musulmans de Crimée » n’est pas représentatif de la communauté tatare de Crimée.
27. L’Ukraine a fait valoir que le Majlis et le Qurultay étaient tous deux des instances représentatives légitimes du peuple tatar de Crimée, précisant que le premier était l’« organe traditionnel du peuple tatar de Crimée », qui était élu par le second. Elle a relevé que, en juin 1991, les Tatars de Crimée avaient organisé l’élection du Qurultay, « organe démocratique, dont le nom rappelle une institution ancienne du Khanat de Crimée qui dirigea cette dernière du XVe au XVIIIe siècle ». Les délégués du Qurultay sont élus directement par le peuple tatar de Crimée au sens large tous les cinq ans. Le Qurultay élit quant à lui un Majlis, « organe exécutif chargé d’assurer, en dehors de ses propres sessions, la représentation légitime de la communauté tatare de Crimée ». L’Ukraine a également cité un rapport dans lequel le HCDH faisait observer que, « [a]lors qu’une trentaine d’ONG tatares de Crimée [étaient] actuellement enregistrées en Crimée, aucune ne [pouvait] être considérée comme ayant le même degré de représentativité et de légitimité que le Majlis et [le Qurultay] ».
28. Selon l’Ukraine, la relation entre le Qurultay et le Majlis (avant les mesures russes ayant interdit ce dernier) était la suivante. Le Qurultay était le plus haut organe représentatif des Tatars de Crimée, composé de 250 délégués élus au scrutin secret par les Tatars de Crimée et leur famille. Il était élu pour une durée de cinq ans, bien qu’il siégeât non pas en permanence, mais uniquement de manière temporaire par sessions. Le Qurultay élu en 1991 a par exemple siégé cinq jours. Le Majlis était composé de 33 personnes nommées par voie de suffrage par le Qurultay. Il agissait comme l’unique organe exécutif représentatif autorisé entre les sessions du Qurultay. La plupart du temps, lorsque celui-ci ne siégeait pas, c’était le Majlis qui assurait la représentation des Tatars de Crimée5, étant habilité à le faire dans toutes les négociations avec les autorités dirigeantes.
4 HCDH, Report on the human rights situation in Ukraine, 16 August to 15 November 2016, par. 169.
5 Mémoire de l’Ukraine, annexe 15, p. 9, par. 23.
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29. L’Ukraine a également indiqué que les « nouvelles organisations favorables à la Russie, dont celle-ci consid[érait] qu’elles [avaie]nt remplacé le Majlis, ne représent[ai]ent pas … la communauté tatare de Crimée au sens large »6. La Russie, quant à elle, s’est référée à une « session extraordinaire » du « Qurultay élargi des musulmans de Crimée » qui s’était tenue le 17 février 2018 et au cours de laquelle avait été élu le « conseil », ou la Choura, du peuple tatar de Crimée. L’Ukraine a répondu que ce « Qurultay », dont les délégués étaient désignés par des organisations religieuses locales, était une entité distincte à vocation confessionnelle, et non pas une instance représentative élue par le peuple tatar de Crimée. L’Ukraine a en outre fait valoir que M. Ablayev, qui comptait parmi les chefs de file de ce prétendu « Qurultay » et présidait désormais la Choura, était bien connu au sein de la communauté tatare de Crimée pour être un apostat marginal ayant choisi de collaborer avec les autorités russes en Crimée.
30. La défenderesse a souligné que « [l]e Qurultay n’a[vait] fait l’objet d’aucune restriction ou interdiction dans la Fédération de Russie ». Elle a cependant semblé reconnaître que certains changements avaient été apportés à la composition du Qurultay initial, précisant que « les fonctions du Qurultay des Tatars de Crimée [étaie]nt actuellement exercées par le Qurultay des musulmans de Crimée, qui a[vait] nommé des représentants de la communauté des Tatars de Crimée au conseil des Tatars de Crimée ».
31. Au vu des faits incontestés présentés par les deux Parties, il est clair que, si le Qurultay initial a habituellement été élu par le peuple tatar de Crimée lui-même, le « Qurultay des musulmans de Crimée » est en revanche composé de délégués choisis par des organisations religieuses locales. Il est également clair que la Choura désignée par le Qurultay des musulmans de Crimée est un organe distinct du Majlis. En conséquence, l’interdiction visant ce dernier a eu pour effet de porter atteinte au droit culturel de la communauté tatare de Crimée d’élire ses représentants, en violation de l’article 2 et des alinéas viii) et ix) de la litt. d) de l’article 5 de la CIEDR.
32. Deuxièmement, je disconviens que l’interdiction visant le Majlis ait été purement ou exclusivement fondée sur les positions et activités politiques de ses membres opposés à la Fédération de Russie, et non sur leur origine ethnique (arrêt, par. 271-272). Comme je l’ai précisé plus haut, lorsque les points de vue et activités politiques d’une minorité ou d’un groupe ethnique sont inextricablement liés à son identité ethnique, on ne peut exclure la possibilité qu’une mesure ait également été prise sur le fondement de l’origine ethnique et nationale et, partant, ait eu un effet discriminatoire. Une même mesure peut procéder de plusieurs motifs, et ces différents fondements ne s’excluent pas mutuellement. L’opposition politique du Majlis au contrôle exercé sur la Crimée par la Fédération de Russie est liée à l’identité ethnique de la communauté tatare de Crimée, dont l’histoire est marquée par les persécutions que lui ont fait subir les autorités soviétiques. L’interdiction a donc eu pour effet de porter atteinte aux droits civils des différents membres du Majlis, notamment à leur droit à la liberté d’opinion, d’expression, d’association et de réunion pacifique. En outre, même dans la mesure où les activités de certains membres du Majlis auraient pu justifier que des mesures fussent prises contre eux à titre individuel, il n’existe aucune raison pour laquelle ces activités auraient exigé la dissolution pure et simple de cette instance en tant que telle. En lieu et place, des mesures auraient pu être prises contre ceux des membres du Majlis soupçonnés d’activités criminelles, et le Qurultay aurait pu être autorisé à élire de nouveaux membres pour les remplacer, ce qui aurait permis au Majlis de rester en activité et de continuer d’exercer ses fonctions en tant qu’institution. J’estime par conséquent que la Fédération de Russie a manqué à ses obligations découlant de la CIEDR, notamment à l’article 2 et aux alinéas viii) et ix) de la litt. d) de son article 5, en interdisant l’instance que constitue le Majlis.
6 Réplique de l’Ukraine, par. 482.
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III. MANQUEMENT ALLÉGUÉ À DES OBLIGATIONS DÉCOULANT DE L’ORDONNANCE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES
33. Je souscris à la conclusion de la Cour selon laquelle la Fédération de Russie a manqué aux obligations que lui imposaient les mesures conservatoires indiquées à l’alinéa a) du point 1) et au point 2) du dispositif (par. 106) de son ordonnance du 19 avril 2017.
34. Selon moi, la mesure de non-aggravation comporte deux aspects, en ce qu’elle englobe à la fois tout comportement qui aggrave le différend entre les parties de manière plus générale et tout comportement qui vise plus précisément à entraver la capacité de la Cour de régler le différend dont elle est saisie dans une affaire particulière. J’estime que, lorsqu’une telle mesure a été prescrite par la Cour dans le dispositif d’une ordonnance en indication de mesures conservatoires, ces aspects créent l’un et l’autre des obligations contraignantes pour la partie à laquelle l’ordonnance est adressée. L’obligation de ne pas aggraver le différend trouve son origine au paragraphe 3 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies, qui précise que « [l]es Membres de l’Organisation règlent leurs différends internationaux par des moyens pacifiques, de telle manière que la paix et la sécurité internationales ainsi que la justice ne soient pas mises en danger ». Comme l’indique clairement l’emploi au présent du verbe « régler », le paragraphe 3 de l’article 2 est lui aussi une obligation juridiquement contraignante.
35. Il est clair de longue date, à savoir depuis l’arrêt rendu en l’affaire LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique), que les ordonnances dans lesquelles la Cour indique des mesures conservatoires au titre de l’article 41 ont un caractère obligatoire7. Cette conclusion s’applique de la même façon à toutes les mesures conservatoires indiquées par la Cour. L’obligation faite aux Parties de ne pas « aggraver ou … étendre le différend dont la Cour [étai]t saisie » ne constituait pas une simple proposition ou exhortation ; il s’agissait d’une obligation contraignante que la Cour peut faire respecter.
36. Dans la présente affaire, la Fédération de Russie a, par le comportement dont elle a fait preuve, manifestement manqué à l’obligation lui incombant de s’abstenir de tout acte qui aurait risqué d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour était saisie ou d’en rendre la solution plus difficile. En février 2022, quelques semaines à peine après que la Cour eut indiqué les mesures conservatoires en question, la défenderesse a reconnu la RPD et la RPL en tant qu’États souverains et lancé contre l’Ukraine, à l’appui de leur autonomie, une invasion militaire à grande échelle. Il est difficile d’imaginer une forme de comportement susceptible d’aggraver les tensions entre les Parties qui soit plus préjudiciable que celui adopté par la défenderesse en Ukraine depuis le prononcé de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires de la Cour. Le comportement de la Fédération de Russie a non seulement entraîné une détérioration extrême des relations entre les Parties, réduisant quasi à néant la possibilité que le différend soit réglé de manière pacifique, mais a aussi porté concrètement atteinte à la capacité de l’Ukraine de faire valoir sa cause devant la Cour, et notamment de réunir des éléments de preuve situés dans le territoire qui se trouve maintenant sous contrôle russe, rendant ainsi plus difficile la solution du différend.
(Signé) Julia SEBUTINDE.
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7 LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 506, par. 109.
Opinion dissidente de Mme la juge Sebutinde