DÉCLARATION DE M. LE JUGE YUSUF
[Traduction]
Nature et fonction des clauses de non-aggravation dans le cadre de mesures conservatoires Clauses de non-aggravation ne permettant pas d’étendre la compétence de la Cour Ni le champ d’application de mesures conservatoires La Cour n’ayant jamais indiqué de mesures de non-aggravation autonomes La Cour n’ayant indiqué de mesures conservatoires qu’en ce qui concerne les droits revendiqués par l’Ukraine sur le fondement de la CIEDR Erreur factuelle quant à la portée et au fondement juridique de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires Relation erronément établie entre, d’une part, la non-aggravation et, d’autre part, la reconnaissance de la RPD et la RPL et le conflit en Ukraine Examen de ces questions dans le cadre d’un autre différend actuellement pendant devant la Cour Absence de rapport entre ces questions et la présente espèce.
I. INTRODUCTION
1. Je suis en désaccord avec les conclusions exprimées par la Cour aux paragraphes 396, 397 et 398 de l’arrêt ainsi qu’au point 6) du dispositif, qui en est le reflet. J’ai donc voté contre ce point du dispositif. Dans la partie de l’arrêt consacrée au « Contexte général », la Cour écrit, au paragraphe 28 :
« La situation en Ukraine est aujourd’hui fort différente de celle qui prévalait au moment où cet État a introduit sa requête, en janvier 2017. Les Parties sont actuellement engagées dans un intense conflit armé qui a causé d’épouvantables pertes en vies humaines et de grandes souffrances. Néanmoins, s’agissant de la situation en Ukraine orientale et dans la péninsule de Crimée, l’affaire soumise est d’une portée limitée, la Cour n’étant saisie que sur le fondement des dispositions de la CIRFT et de la CIEDR. La Cour n’est pas appelée à se prononcer en la présente espèce sur une quelconque autre question en litige entre les Parties. » (Les italiques sont de moi.)
2. Cette dernière phrase indique très clairement que la Cour ne se prononcera pas, en la présente espèce, sur des questions qu’elle n’a pas définies comme formant l’objet du différend entre les Parties (voir Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 577, par. 29-32.). Or, c’est précisément ce qu’elle fait aux paragraphes 397 et 398, lorsque, d’abord, elle observe que la Fédération de Russie a reconnu la RPD et la RPL en tant qu’États indépendants et a lancé une « opération militaire spéciale » contre l’Ukraine et qu’ensuite, elle conclut, sur ce fondement, que la Fédération de Russie a violé l’obligation que lui imposait l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue le 19 avril 2017 de s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont elle était saisie ou d’en rendre la solution plus difficile. La Cour s’est ainsi, de fait, prononcée sur des questions qui sont sans rapport avec le différend à l’examen, au rebours de ce qui était annoncé au paragraphe 28 de son arrêt. Deux questions peuvent être soulevées à cet égard. Premièrement, la clause de non-aggravation figurant dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 19 avril 2017 permet-elle à la Cour d’étendre sa compétence à des questions qui ne relèvent pas du champ d’application de la CIRFT ou de la CIEDR, telles que la reconnaissance, par la Fédération de Russie, de la RPD et de la RPL et le conflit armé en cours entre la Russie et l’Ukraine ? Je répondrai par la négative. Deuxièmement, est-il juridiquement défendable de conclure, sur le fondement de cette reconnaissance et dudit conflit armé, que la Fédération de Russie a violé les obligations lui incombant en vertu de mesures conservatoires indiquées à propos de demandes de l’Ukraine portant sur la CIEDR et le sort réservé
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aux Tatars de Crimée et aux personnes d’origine ethnique ukrainienne ? Une fois de plus, je répondrai
par la négative. Je vais m’en expliquer ci-après.
II. MÉPRISE SUR LA NATURE ET LA FONCTION DES CLAUSES DE NON-AGGRAVATION
DANS LE CADRE DE MESURES CONSERVATOIRES
3. Ainsi qu’elle l’a maintes fois précisé dans sa jurisprudence sur les mesures conservatoires,
« lorsqu’elle indique des mesures conservatoires à l’effet de sauvegarder des droits déterminés, la
Cour, indépendamment des demandes des parties, dispose aussi du pouvoir d’indiquer des mesures
conservatoires en vue d’empêcher l’aggravation ou l’extension du différend quand elle estime que
les circonstances l’exigent » (voir, par exemple, Demande en interprétation de l’arrêt du 15 juin
1962 en l’affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande) (Cambodge c. Thaïlande),
mesures conservatoires, ordonnance du 18 juillet 2011, C.I.J. Recueil 2011 (II), p. 551-552, par. 59).
Il ressort clairement de cette affirmation, que la Cour a réitérée dans plusieurs ordonnances en
indication de mesures conservatoires, que les mesures de non-aggravation sont à distinguer d’autres
mesures conservatoires qui visent à préserver et protéger les droits spécifiques des parties
conformément à l’article 41 du Statut de la Cour.
4. Les mesures de non-aggravation sont subordonnées aux mesures conservatoires de droits
indiquées par la Cour. Elles ont un caractère secondaire par rapport à ces autres mesures qui sont
expressément indiquées en vue de sauvegarder les droits des parties dans l’attente de l’arrêt définitif.
Elles ont vocation à apaiser les tensions, éviter l’escalade ou l’amplification du différend entre les
parties et à permettre à la Cour de régler celui-ci en disant le droit. De ce fait, elles viennent en
complément des mesures conservatoires principales et ont intrinsèquement une fonction auxiliaire.
Elles n’existent pas de manière autonome et ne figurent jamais seules dans les ordonnances en
indication de mesures conservatoires. Même dans l’ordonnance en indication de mesures
conservatoires rendue par la CPJI le 5 décembre 1939 qui, pour d’aucuns, se résume à une injonction
de ne pas aggraver le différend, la clause de non-aggravation n’était pas une clause isolée, mais
accompagnait une mesure prescrivant à l’État bulgare, en attendant l’arrêt de la Cour, de « veille[r]
à ce qu’il ne soit procédé à aucun acte, de quelque nature qu’il soit, susceptible de préjuger des droits
réclamés par le Gouvernement belge » (Compagnie d’électricité de Sofia et de Bulgarie, ordonnance
du 5 décembre 1939, C.P.J.I., série A/B no 79, p. 199). Elle était ainsi, même dans cette affaire,
associée à une mesure visant à sauvegarder les droits revendiqués par la Belgique dans l’attente de
l’arrêt définitif de la Cour.
5. Ainsi, les mesures de non-aggravation ne visent jamais les droits qu’il s’agit de sauvegarder
dans l’attente de l’arrêt définitif, ni n’ont vocation à ce faire. Elles visent le différend dont la Cour
est saisie de manière générale, et imposent aux parties à celui-ci de s’abstenir de tout acte qui
risquerait de l’aggraver ou de l’étendre, ou d’en rendre la solution plus difficile. Dans le cas d’espèce,
la clause de non-aggravation incluse dans l’ordonnance du 19 avril 2017 l’a été à l’appui de deux
mesures conservatoires relatives à des violations alléguées d’obligations découlant de la CIEDR en
Crimée. La Cour n’a prescrit aucune mesure conservatoire relative aux droits dont se prévalait
l’Ukraine sur le fondement de la CIRFT. Elle n’en a indiqué qu’en ce qui concerne les droits
revendiqués par celle-ci sur le fondement de la CIEDR. La clause de non-aggravation figurant dans
cette ordonnance était donc subordonnée aux mesures conservatoires indiquées par la Cour
relativement aux droits revendiqués par l’Ukraine sur le fondement de la CIEDR. Elle n’a rien à voir
avec le différend opposant les Parties au sujet des dispositions de la CIRFT ou de l’Ukraine orientale.
6. Il est donc pour le moins surprenant qu’une clause de non-aggravation incluse dans une
ordonnance en indication de mesures conservatoires concernant de prétendues violations
d’obligations découlant de la CIEDR en Crimée soit à présent interprétée comme une mesure ayant
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fait naître pour la Fédération de Russie des obligations relativement à la reconnaissance de la RPD
et de la RPL et au lancement d’une « opération militaire spéciale » contre l’Ukraine, et appliquée en
tant que telle. La base de compétence, aux fins de l’ordonnance en indication de mesures
conservatoires, en ce compris la clause de non-aggravation, était la CIEDR et elle ne pouvait
s’étendre, ni s’est étendue, à des cas de reconnaissance de la qualité d’États à des entités territoriales,
ou à des conflits armés entre deux États. Ces questions étaient et demeurent exclues du champ de
compétence de la Cour en la présente espèce.
III. ERREURS FACTUELLES QUANT À LA PORTÉE ET AU FONDEMENT JURIDIQUE
DE L’ORDONNANCE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES
7. Dans son ordonnance du 19 avril 2017, la Cour a conclu que les conditions requises pour
l’indication de mesures conservatoires relativement aux droits invoqués par l’Ukraine sur le
fondement de la CIRFT n’étaient pas remplies (Application de la convention internationale pour la
répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de
toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures
conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 132, par. 76). Elle s’est, en
conséquence, abstenue d’indiquer des mesures conservatoires relativement aux allégations de
financement du terrorisme en Ukraine orientale et aux activités de la RPD et de la RPL dans cette
région. En revanche, la Cour a conclu que les conditions auxquelles son Statut subordonne
l’indication de mesures conservatoires étaient réunies dans le cas des demandes présentées par
l’Ukraine sur le fondement de la CIEDR. C’est donc relativement à ces demandes que, en sus des
mesures indiquées pour sauvegarder des droits spécifiques prévus par la CIEDR, la Cour a inclus
dans son ordonnance une clause de non-aggravation.
8. Dans le présent arrêt, la Cour, au paragraphe 382, où elle synthétise les arguments des
Parties quant aux violations alléguées de l’ordonnance du 19 avril 2017, rappelle que l’Ukraine a fait
valoir ce qui suit : « [L]a Fédération de Russie a aggravé le différend en cautionnant officiellement
et rétrospectivement les actes commis par des groupes armés en Ukraine orientale, en reconnaissant
la RPD et la RPL, en leur fournissant une assistance financière et militaire et en envahissant le
territoire ukrainien en 2022. » C’est en référence à cet argument que la Cour observe ensuite, au
paragraphe 397, que, après que l’ordonnance en indication de mesures conservatoires a été rendue,
la Fédération de Russie a reconnu la RPD et la RPL en tant qu’États indépendants et a lancé une
« opération militaire spéciale » contre l’Ukraine.
9. Elle en tire alors deux conclusions : d’abord, que ces actes de la Fédération de Russie « ont
gravement fragilisé le socle de confiance mutuelle et de coopération et ainsi rendu la solution du
différend plus difficile » ; ensuite que, à raison de ces faits, la Fédération de Russie a violé
l’obligation que lui imposait l’ordonnance de s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver le
différend. La Cour n’établit cependant nullement en quoi la solution du différend aurait été rendue
plus difficile en l’espèce.
10. En se référant aux événements qui se sont produits en février 2022, et dont l’Ukraine a
prétendu qu’ils avaient aggravé le différend entre les Parties, et en les désignant pour motiver le
constat que la Fédération de Russie a violé l’obligation que lui imposait l’ordonnance de s’abstenir
de tout acte qui risquerait d’aggraver ce différend, la Cour établit une relation entre la clause de
non-aggravation incluse dans cette ordonnance et les demandes présentées par l’Ukraine à propos de
la CIRFT, qui concernaient la RPD et la RPL en Ukraine orientale. Il convient toutefois de rappeler
que la Cour n’a pas indiqué de mesures conservatoires relativement aux droits revendiqués par
l’Ukraine sur le fondement de la CIRFT, ayant estimé que les conditions auxquelles était
subordonnée l’indication de telles mesures n’étaient pas réunies.
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11. Qui plus est, la RPD et la RPL, dont la reconnaissance par la Fédération de Russie aurait
selon la Cour aggravé le différend entre les Parties, sont des entités territoriales qui ont été créées en
Ukraine orientale, pas en Crimée. Ainsi, la raison d’être, le fondement juridique et la portée de la
clause de non-aggravation incluse dans l’ordonnance du 19 avril 2017 n’avaient aucun rapport avec
les demandes formulées par l’Ukraine relativement à la CIRFT, à la RPD et la RPL ou encore à
l’Ukraine orientale. En conséquence, l’on comprendra que les conclusions de la Cour et le point du
dispositif de l’arrêt consacré à la clause de non-aggravation puissent donner l’impression d’être
fondés sur une confusion, la Crimée et la CIEDR étant confondues avec l’Ukraine et la CIRFT, et
les mesures de non-aggravation avec les mesures conservatoires visant à sauvegarder des droits
spécifiques.
IV. CONCLUSION
12. Compte tenu de l’analyse et des considérations exposées ci-dessus, je suis d’avis que la
Cour n’était pas fondée en droit à conclure que la Fédération de Russie a violé l’obligation que lui
imposait l’ordonnance du 19 avril 2017 de s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou
d’étendre le différend dont elle était saisie ou d’en rendre la solution plus difficile. Les événements
de février 2022, y compris la reconnaissance par la Fédération de Russie de la RPD et de la RPL, et
le conflit armé entre les Parties, auxquels la Cour se réfère dans son arrêt pour motiver son constat
de violation, n’ont aucun rapport avec le différend soumis à la Cour en la présente espèce. De fait,
l’Ukraine a introduit une instance devant la Cour au sujet du différend qui oppose les Parties quant
à ces événements en particulier. Ce différend est toujours à l’examen, et la Cour en connaît dans le
cadre d’une affaire distincte, intitulée Allégations de génocide au titre de la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie ; 32 États
intervenants). Il convient aussi de relever que rien ne permet de conclure que la violation constatée
par la Cour en ce qui concerne la clause de non-aggravation aurait d’une quelconque façon étendu le
différend dont elle est saisie en l’espèce ou en aurait rendu la solution plus difficile. En eût-il été
ainsi, la Cour n’aurait de fait pas pu rendre le présent arrêt, qui traite de tous les aspects du différend
qui lui a été soumis, ou aurait à tout le moins indiqué en quoi consistaient les obstacles par lesquels
l’une des Parties en aurait entravé le règlement. Il est donc difficile de comprendre sur quoi se fonde
le constat d’une violation de la clause de non-aggravation figurant dans l’ordonnance du 19 avril
2017. Pareil constat, outre qu’il est en contradiction avec le paragraphe 28 du présent arrêt pour ce
qui est de la portée de la compétence de la Cour en la présente espèce, implique une méprise sur la
nature et la fonction des clauses de non-aggravation, ainsi que sur la portée et le fondement juridique
des mesures conservatoires indiquées dans l’ordonnance du 19 avril 2017. Il pourrait, au surplus,
avoir pour effet de saper la crédibilité et l’efficacité de futures mesures conservatoires ou clauses de
non-aggravation.
(Signé) Abdulqawi Ahmed YUSUF.
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Déclaration M. le juge Yusuf