31 JANUARY 2024
JUDGMENT
APPLICATION OF THE INTERNATIONAL CONVENTION FOR THE SUPPRESSION OF THE FINANCING OF TERRORISM AND OF THE INTERNATIONAL CONVENTION ON THE ELIMINATION OF ALL FORMS OF RACIAL DISCRIMINATION (UKRAINE v. RUSSIAN FEDERATION)
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APPLICATION DE LA CONVENTION INTERNATIONALE POUR LA RÉPRESSION DU FINANCEMENT DU TERRORISME ET DE LA CONVENTION INTERNATIONALE SUR L’ÉLIMINATION DE TOUTES LES FORMES DE DISCRIMINATION RACIALE (UKRAINE c. FÉDÉRATION DE RUSSIE)
31 JANVIER 2024
ARRÊT
TABLE DES MATIÈRES
Paragraphes
QUALITÉS 1-27
I. CONTEXTE GÉNÉRAL 28-31
II. LA CONVENTION INTERNATIONALE POUR LA RÉPRESSION DU FINANCEMENT DU TERRORISME 32-150
A. Questions préliminaires 33-85
1. Invocation de la doctrine des « mains propres » relativement à la CIRFT 34-38
2. Interprétation de certaines dispositions de la CIRFT 39-76
a) Paragraphe 1 de l’article premier de la CIRFT 40-53
b) L’infraction de « financement du terrorisme » au sens du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT 54-64
(i) La portée ratione personae de l’infraction de financement du terrorisme 56
(ii) La portée ratione materiae de l’infraction de financement du terrorisme 57-58
(iii) Les éléments moraux de l’infraction de financement du terrorisme 59-64
c) Alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT 65-69
d) Preuve de la commission d’actes sous-jacents visés aux alinéas a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT 70-76
3. Questions de preuve 77-85
B. Manquements allégués à des obligations découlant de la CIRFT 86-147
1. Violation alléguée du paragraphe 1 de l’article 8 86-98
2. Violation alléguée du paragraphe 1 de l’article 9 99-111
3. Violation alléguée du paragraphe 1 de l’article 10 112-120
4. Violation alléguée du paragraphe 1 de l’article 12 121-131
5. Violation alléguée du paragraphe 1 de l’article 18 132-146
6. Conclusions générales sur les manquements allégués à des obligations découlant de la CIRFT 147
C. Remèdes 148-150
III. LA CONVENTION INTERNATIONALE SUR L’ÉLIMINATION DE TOUTES LES FORMES DE DISCRIMINATION RACIALE 151-374
A. Questions préliminaires concernant la CIEDR 152-200
1. Invocation de la doctrine des « mains propres » relativement à la CIEDR 153-155
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2. Nature et étendue des violations alléguées 156-161
3. Questions de preuve 162-178
a) Charge et critère d’établissement de la preuve 164-171
b) Modes de preuve 172-178
4. Paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR 179-197
5. Les Tatars de Crimée et les personnes d’origine ethnique ukrainienne en tant que groupes protégés 198-200
B. Violations alléguées des articles 2 et 4 à 7 de la CIEDR 201-370
1. Faits de disparition, de meurtre, d’enlèvement et de torture subis par des Tatars de Crimée et des personnes d’origine ethnique ukrainienne 202-221
2. Fouilles, détentions, poursuites et autres mesures de répression 222-251
a) Mesures prises contre les personnes d’origine tatare de Crimée 230-244
b) Mesures prises contre le Majlis 245-251
3. Interdiction visant le Majlis 252-275
4. Mesures relatives à la citoyenneté 276-288
5. Mesures relatives aux rassemblements revêtant une importance culturelle 289-306
6. Mesures relatives aux médias 307-323
7. Mesures relatives au patrimoine culturel et aux institutions culturelles 324-337
8. Mesures relatives à l’éducation 338-370
a) Accès à l’enseignement en langue ukrainienne 358-363
b) Accès à l’enseignement en langue tatare de Crimée 364-368
c) Existence d’une pratique généralisée de discrimination raciale 369
d) Conclusion 370
C. Remèdes 371-374
IV. MANQUEMENT ALLÉGUÉ AUX OBLIGATIONS IMPOSÉES PAR L’ORDONNANCE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES DU 19 AVRIL 2017 375-403
A. Exécution des mesures conservatoires 375-398
B. Remèdes 399-403
DISPOSITIF 404
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COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ANNÉE 2024
2024
31 janvier
Rôle général
no 166
31 janvier 2024
APPLICATION DE LA CONVENTION INTERNATIONALE POUR LA RÉPRESSION DU FINANCEMENT DU TERRORISME ET DE LA CONVENTION INTERNATIONALE SUR L’ÉLIMINATION DE TOUTES LES FORMES DE DISCRIMINATION RACIALE
(UKRAINE c. FÉDÉRATION DE RUSSIE)
Contexte général — Instance introduite par l’Ukraine en janvier 2017 comme suite aux événements s’étant produits en Ukraine orientale et dans la péninsule de Crimée à partir de début 2014 — Objet du différend — Différend soumis sur le fondement de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (CIRFT) et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR) — Compétence de la Cour limitée aux violations alléguées de ces deux conventions.
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Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme.
Question préliminaire Doctrine des « mains propres » — Doctrine ne pouvant être appliquée lorsque, dans un différend interétatique, la compétence de la Cour est établie et que la requête est recevable — Rejet du moyen de défense au fond tiré de la doctrine des « mains propres ».
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Interprétation du sens du terme « fonds », tel que défini au paragraphe 1 de l’article premier de la CIRFT, conformément aux articles 31 à 33 de la convention de Vienne de 1969 — Référence générale, dans la définition du terme « fonds » que contient le texte du paragraphe 1 de l’article premier, à des « biens de toute nature » — Contexte indiquant que le terme « fonds » se limite aux ressources de nature financière ou pécuniaire et ne s’étend pas aux moyens utilisés pour commettre des actes de terrorisme — Objet et but de la CIRFT tendant à indiquer que cette convention vise spécifiquement un aspect particulier du terrorisme, à savoir son financement — Interprétation confirmée par les travaux préparatoires — Cour concluant que le terme « fonds » désigne des ressources fournies ou réunies pour leur valeur pécuniaire, et ne s’étend pas aux moyens utilisés pour commettre des actes de terrorisme, dont des armes ou des camps d’entraînement — Exclusion du champ d’application ratione materiae de la CIRFT, en conséquence, de la fourniture alléguée d’armes à des groupes armés opérant en Ukraine et de l’organisation alléguée d’entraînements à l’intention de membres de ces groupes.
Infraction de financement du terrorisme au sens du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT — Portée ratione personae — Exclusion du champ d’application de la CIRFT du financement étatique d’actes de terrorisme — Obligation faite aux États d’agir en vue de prévenir et de réprimer la commission de l’infraction de financement du terrorisme par toutes personnes, en ce compris leurs représentants — Portée ratione materiae — Distinction entre l’infraction de financement du terrorisme, visée dans la partie liminaire du paragraphe 1 de l’article 2, et les catégories d’infractions sous-jacentes visées aux alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2 (actes sous-jacents) — Membre de phrase « infractions visées à l’article 2 » renvoyant uniquement, dans la CIRFT, à l’infraction de financement du terrorisme énoncée dans la partie liminaire du paragraphe 1 dudit article — Éléments moraux de l’infraction de financement du terrorisme — Nécessité que la personne qui fournit ou réunit les fonds le fasse dans l’« intention » de les voir utilisés ou en « sachant » qu’ils seront utilisés pour perpétrer des actes sous-jacents — Fonds ne devant pas obligatoirement avoir été effectivement utilisés pour commettre des actes sous-jacents — Invocation par l’Ukraine de l’élément moral de « connaissance » — Sens ordinaire du terme « connaissance » — Commanditaire devant avoir eu conscience que les fonds seraient utilisés en vue de commettre un acte sous-jacent — Présence de l’élément de « connaissance » devant être déterminée sur la base de circonstances factuelles objectives — Question se posant de savoir si le groupe est l’auteur notoire d’actes sous-jacents ou s’il a été qualifié de terroriste par un organe de l’ONU — Désignation comme « terroriste » d’une organisation ou d’un groupe par un seul État ne pouvant suffire.
Preuve de la commission d’actes sous-jacents — Infraction de financement du terrorisme à distinguer de la commission d’actes sous-jacents — Question de savoir si les faits particuliers mis en avant par l’Ukraine constituent des actes sous-jacents ne requérant pas d’être tranchée en amont — Éléments de preuve insuffisants pour conclure que les groupes armés impliqués, selon l’Ukraine, dans la commission d’actes sous-jacents allégués sont les auteurs notoires de tels actes.
Questions de preuve — Griefs ne requérant pas l’application d’un critère d’établissement de la preuve plus rigoureux — Cour devant rechercher si les éléments de preuve sont convaincants — Seuil applicable en matière de preuve pouvant varier en fonction de la nature de l’obligation imposée par la disposition de la CIRFT précisément invoquée.
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Manquements allégués à des obligations découlant de la CIRFT.
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Obligation incombant aux États parties en vertu de l’article 8 de la CIRFT — Grief de la demanderesse portant principalement sur l’obligation alléguée de gel de fonds — Niveau de preuve Obligation de geler des fonds applicable uniquement si un État partie a des motifs raisonnables de soupçonner que ces fonds sont destinés à être utilisés à des fins de financement du terrorisme — Notes verbales et demandes d’entraide judiciaire insuffisamment précises et détaillées pour donner à la Fédération de Russie des motifs raisonnables de soupçonner que les fonds étaient destinés à être utilisés pour commettre des actes sous-jacents — Manquement de la Fédération de Russie à ses obligations découlant du paragraphe 1 de l’article 8 de la CIRFT n’ayant pas été établi.
Obligations incombant aux États parties en vertu du paragraphe 1 de l’article 9 de la CIRFT — Niveau de preuve requis pour que naisse l’obligation d’enquêter étant relativement peu élevé — Article 9 n’imposant néanmoins pas l’ouverture d’une enquête dans le cas d’allégations de financement du terrorisme non étayées — Informations communiquées à la Fédération de Russie par l’Ukraine satisfaisant au niveau de preuve requis — Obligation faite à la défenderesse d’ouvrir une enquête — Fédération de Russie ne s’étant pas acquittée de son obligation — Manquement de la Fédération de Russie aux obligations lui incombant au titre du paragraphe 1 de l’article 9 de la CIRFT.
Obligations incombant aux États parties en vertu du paragraphe 1 de l’article 10 de la CIRFT — Grief de la demanderesse portant sur l’obligation de poursuivre — Obligation de poursuivre généralement mise en oeuvre à la suite d’une enquête — Article 10 n’imposant pas d’obligation absolue — Autorités compétentes devant déterminer s’il convient d’engager des poursuites en fonction des éléments de preuve disponibles et selon les règles de droit applicables — Nécessité qu’existent des motifs raisonnables de soupçonner qu’une infraction de financement de terrorisme a été commise — Informations communiquées à l’Ukraine par la Fédération de Russie ne satisfaisant pas à ce niveau de preuve — Absence d’obligation pour la défenderesse de saisir dans tel ou tel cas précis les autorités compétentes à des fins de poursuites — Manquement de la Fédération de Russie à ses obligations découlant du paragraphe 1 de l’article 10 de la CIRFT n’ayant pas été établi.
Obligation incombant aux États parties en vertu de l’article 12 de la CIRFT — Trois seulement des 12 demandes d’entraide judiciaire communiquées par l’Ukraine en rapport avec des allégations relatives à la fourniture de fonds à des personnes ou organisations qui se seraient livrées à la commission d’actes sous-jacents — Absence, dans les demandes, de description détaillée des actes sous-jacents qu’auraient commis les bénéficiaires des fonds — Absence d’éléments témoignant de la connaissance des commanditaires présumés quant à l’utilisation de ces fonds pour commettre des actes sous-jacents — Demandes d’entraide n’ayant pas fait naître pour la Fédération de Russie une obligation d’accorder l’entraide judiciaire pour des enquêtes relatives au financement du terrorisme — Manquement de la Fédération de Russie à ses obligations découlant du paragraphe 1 de l’article 12 de la CIRFT n’ayant pas été établi.
Obligation incombant aux États parties en vertu du paragraphe 1 de l’article 18 de la CIRFT Constat d’un manquement par un État partie aux obligations que lui impose le paragraphe 1 de l’article 18 de la CIRFT non subordonné à la conclusion qu’une infraction de financement du terrorisme a été commise — Les mots « toutes les mesures possibles » recouvrant, dans leur sens ordinaire, toutes les mesures raisonnables et réalisables — Ces mesures pouvant s’entendre de mesures législatives et réglementaires — Absence d’indication par l’Ukraine des mesures spécifiques que la Fédération de Russie aurait manqué de prendre pour prévenir la commission d’infractions de financement du terrorisme — Absence d’obligation pour la Fédération de la Russie d’empêcher tout financement destiné à la « République populaire de Donetsk » (RPD) et à la « République populaire de Louhansk » (RPL) — Absence d’obligation pour la Fédération de
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la Russie de désigner tel ou tel groupe comme une entité terroriste dans son droit interne — Absence de motifs raisonnables pour la Fédération de Russie de soupçonner que les fonds en cause seraient utilisés à des fins de financement du terrorisme — Manquement de la Fédération de Russie à ses obligations découlant du paragraphe 1 de l’article 18 de la CIRFT n’ayant pas été établi.
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Remèdes s’agissant des demandes formulées sur le fondement de la CIRFT.
Déclaration de la Cour portant que la Fédération de Russie a manqué aux obligations que lui impose le paragraphe 1 de l’article 9 de la CIRFT et continue d’être tenue d’enquêter sur les allégations suffisamment étayées d’actes de financement du terrorisme dans l’est de l’Ukraine — Constat qu’il n’est pas nécessaire ou approprié d’adjuger l’un quelconque des autres remèdes demandés par l’Ukraine.
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Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR).
Questions préliminaires — Doctrine des « mains propres » inapplicable — Référence à une « campagne de discrimination raciale » dans l’arrêt de 2019 sur les exceptions préliminaires — Nécessité d’établir l’existence d’une pratique généralisée de discrimination raciale — Charge de la preuve variant en fonction de la nature des faits à établir — Critère de la preuve variant en fonction de la gravité de l’allégation — Nécessité de disposer d’éléments de preuve convaincants en la présente espèce — Valeur probante des éléments de preuve — Sens de la « discrimination raciale » telle que définie au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR — Mesure neutre pouvant être discriminatoire si elle produit un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits d’une personne ou d’un groupe protégés par la CIEDR — Tatars de Crimée et personnes d’origine ethnique ukrainienne en Crimée étant des groupes ethniques protégés par la CIEDR.
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Manquements allégués de la défenderesse aux articles 2 et 4 à 7 de la CIEDR.
Épisodes de violence physique dirigée contre des Tatars de Crimée et des personnes d’origine ethnique ukrainienne en Crimée — Personnes ciblées en raison de leurs positions politiques et idéologiques — Tout effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits de Tatars de Crimée ou de personnes d’origine ethnique ukrainienne pouvant être dû à leur opposition politique et non à des motifs prohibés — Tatars de Crimée et personnes d’origine ethnique ukrainienne n’étant pas les seules victimes de violences physiques en Crimée — Manquement allégué à l’obligation d’enquêter sur les allégations de discrimination raciale n’étant pas étayé — Manquements de la Fédération de Russie à ses obligations découlant de la CIEDR n’ayant pas été établis s’agissant des épisodes de violence physique.
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Fouilles, détentions, poursuites et autres mesures de répression visant des personnes d’origine tatare de Crimée — Effet préjudiciable particulièrement marqué de ces mesures sur les droits des personnes d’origine tatare de Crimée — Mesures n’étant pas fondées sur des motifs prohibés — Allégations de manquement de la Fédération de Russie à son obligation de prévenir, d’éliminer et de réprimer les discours haineux n’ayant pas été établies — Cour n’étant pas convaincue que la Fédération de Russie ait pris des mesures de répression discriminatoires à l’égard de Tatars de Crimée en raison de leur origine ethnique.
Mesures prises contre le Majlis Mesures ayant été prises pour faire face à une opposition politique — Fondement de ces mesures sur l’origine ethnique des personnes visées n’ayant pas été établi.
Interdiction visant le Majlis — Rôle joué par le Majlis dans la représentation de la communauté tatare de Crimée — Majlis étant l’organe exécutif du Qurultay — Qurultay n’étant pas interdit — Interdiction visant le Majlis ayant produit un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits des personnes d’origine tatare de Crimée Majlis semblant avoir été frappé d’interdiction en raison des activités politiques menées par certains de ses dirigeants et non en raison de leur origine ethnique — Manquement de la Fédération de Russie à ses obligations découlant de la CIEDR n’ayant pas été établi s’agissant de l’imposition d’une interdiction visant le Majlis.
Mesures relatives à la citoyenneté Fédération de Russie appliquant son régime de citoyenneté en Crimée à toutes les personnes sur lesquelles elle exerce sa juridiction — Manquement de la défenderesse à ses obligations découlant de la CIEDR n’ayant pas été établi s’agissant de l’application du régime de citoyenneté en Crimée.
Restrictions relatives à la tenue de rassemblements revêtant une importance culturelle pour la communauté tatare de Crimée et les personnes d’origine ethnique ukrainienne — Mesures ayant produit un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits des Tatars de Crimée et des personnes d’origine ethnique ukrainienne — Restrictions n’étant pas fondées sur des motifs prohibés — Manquement de la Fédération de Russie à ses obligations découlant de la CIEDR n’ayant pas été établi s’agissant de l’imposition de restrictions à la tenue de certains rassemblements revêtant une importance culturelle sur le plan ethnique.
Restrictions visant les médias tatars de Crimée et ukrainiens Mesures n’étant pas fondées sur l’origine ethnique des personnes associées à ces médias — Manquement de la défenderesse à ses obligations découlant de la CIEDR n’ayant pas été établi s’agissant des restrictions visant les médias tatars de Crimée et ukrainiens.
Mesures relatives au patrimoine culturel de la communauté tatare de Crimée et de la communauté d’origine ethnique ukrainienne Constat que l’imposition d’un traitement différencié à des personnes associées à des institutions culturelles ukrainiennes sur le fondement de l’origine ethnique n’a pas été établie Manquement de la Fédération de Russie à ses obligations découlant de la CIEDR n’ayant pas été établi s’agissant des mesures relatives au patrimoine culturel de la communauté tatare de Crimée et de la communauté d’origine ethnique ukrainienne.
Mesures relatives à l’éducation en Crimée — Mesures de restriction prises par un État en matière d’enseignement dans une langue minoritaire susceptibles d’entrer dans le champ d’application de la CIEDR — Observation de la diminution du nombre d’élèves recevant un enseignement en langue ukrainienne entre 2014 et 2016 — Effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits des familles d’origine ethnique ukrainienne — Fédération de Russie ne s’acquittant pas de son obligation de protéger le droit des personnes d’origine ethnique ukrainienne d’avoir accès à un enseignement en langue ukrainienne — Cour n’étant pas en mesure de conclure,
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sur la base des éléments de preuve disponibles, que la qualité de l’enseignement en langue tatare de Crimée s’est considérablement dégradée depuis 2014 — Cour concluant qu’il existe une pratique généralisée de discrimination raciale s’agissant de l’enseignement scolaire en langue ukrainienne, mais que l’existence d’une telle pratique n’est pas établie en ce qui concerne l’enseignement scolaire en langue tatare de Crimée.
Cour concluant que la Fédération de Russie a violé l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 et le point v) de l’alinéa e) de l’article 5 de la CIEDR pour ce qui est de l’enseignement scolaire en langue ukrainienne.
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Remèdes relatifs aux demandes formulées sur le fondement de la CIEDR.
Cour déclarant que la Fédération de Russie a agi en violation de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 et du point v) de l’alinéa e) de l’article 5 de la CIEDR Constat qu’il n’est pas nécessaire ou approprié d’adjuger l’un quelconque des autres remèdes demandés.
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Manquement allégué aux obligations imposées par l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 19 avril 2017.
Conclusion que la Fédération de Russie, en maintenant l’interdiction visant le Majlis, a manqué à l’obligation que lui imposait la première mesure conservatoire — Conclusion indépendante de celle selon laquelle l’interdiction visant le Majlis ne constitue pas un manquement de la Fédération de Russie à ses obligations découlant de la CIEDR — Conclusion que la Fédération de Russie n’a pas manqué à l’obligation que lui imposait la deuxième mesure conservatoire de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne — Conclusion que la Fédération de Russie, en reconnaissant la RPD et la RPL en tant qu’États indépendants et en lançant une « opération militaire spéciale » contre l’Ukraine, a manqué à son obligation de ne pas aggraver le différend.
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Remèdes relatifs aux violations de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires.
Déclaration de la Cour portant que la Fédération de Russie a violé l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 19 avril 2017 constituant pour l’Ukraine une satisfaction appropriée — Constat qu’il n’est pas nécessaire ou approprié d’adjuger l’un quelconque des autres remèdes demandés.
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ARRÊT
Présents : MME DONOGHUE, présidente ; MM. TOMKA, ABRAHAM, BENNOUNA, YUSUF, MMES XUE, SEBUTINDE, MM. BHANDARI, SALAM, IWASAWA, NOLTE, MME CHARLESWORTH, M. BRANT, juges ; MM. POCAR, TUZMUKHAMEDOV, juges ad hoc ; M. GAUTIER, greffier.
En l’affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale,
entre
l’Ukraine,
représentée par
S. Exc. M. Anton Korynevych, ambassadeur itinérant, ministère des affaires étrangères de l’Ukraine,
comme agent ;
Mme Oksana Zolotaryova, directrice générale du droit international, ministère des affaires étrangères de l’Ukraine,
comme coagente ;
Mme Marney L. Cheek, cabinet Covington & Burling LLP, membre des barreaux de la Cour suprême des États-Unis d’Amérique et du district de Columbia,
M. Jonathan Gimblett, cabinet Covington & Burling LLP, membre des barreaux du district de Columbia et de l’État de Virginie, solicitor près les juridictions supérieures d’Angleterre et du pays de Galles,
M. Harold Hongju Koh, professeur de droit international, titulaire de la chaire Sterling, faculté de droit de l’Université Yale, membre des barreaux de l’État de New York et du district de Columbia,
M. Jean-Marc Thouvenin, professeur à l’Université Paris Nanterre, secrétaire général de l’Académie de droit international de La Haye, membre associé de l’Institut de droit international, membre du barreau de Paris, cabinet Sygna Partners,
Mme Clovis Trevino, cabinet Covington & Burling LLP, membre des barreaux du district de Columbia et de l’État de New York,
M. David M. Zionts, cabinet Covington & Burling LLP, membre des barreaux de la Cour suprême des États-Unis d’Amérique et du district de Columbia,
comme conseils et avocats ;
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M. Andrii Pasichnyk, directeur adjoint, département de droit international, ministère des affaires étrangères de l’Ukraine,
Mme Anastasiia Mochulska, département du droit international, ministère des affaires étrangères de l’Ukraine,
Mme Mariia Bezdieniezhna, conseillère, ambassade d’Ukraine au Royaume des Pays-Bas,
M. Volodymyr Shkilevych, cabinet Covington & Burling LLP, membre du barreau de l’État de New York,
Mme Amanda Tuninetti, cabinet Covington & Burling LLP, membre des barreaux de l’État de New York et du district de Columbia,
Mme Ariel Rosenbaum, cabinet Covington & Burling LLP, membre des barreaux de l’État de New York et du district de Columbia,
M. Paul Strauch, cabinet Covington & Burling LLP, membre des barreaux du district de Columbia et de l’État de Californie,
M. Minwoo Kim, cabinet Covington & Burling LLP, membre des barreaux de l’État de New York et du district de Columbia,
Mme Jill Warnock, cabinet Covington & Burling LLP, membre du barreau du district de Columbia,
comme conseils ;
M. Refat Chubarov, président du Majlis des Tatars de Crimée,
M. Pavlo Kushch, métropolite Klyment de Simferopol et de Crimée, chef de l’éparchie de Crimée de l’Église orthodoxe ukrainienne,
M. Victor Trepak, général de division, service de renseignement de défense, ministère de la défense de l’Ukraine,
M. Dmytro Zyuzia, service de sécurité de l’Ukraine,
M. Mykola Govorukha, chef adjoint d’unité au bureau du procureur général de l’Ukraine,
Mme Olha Kuryshko, mission du président de l’Ukraine en République autonome de Crimée,
M. Anatolii Skoryk, professeur associé, Université de l’armée de l’air de Kharkiv,
Mme Iulia Tyshchenko, responsable du programme d’appui aux processus démocratiques au centre ukrainien de recherche politique indépendante,
M. Christopher Brown, général de corps d’armée (retraité), ancien chef de la division d’artillerie de l’armée de terre britannique,
comme membres de la délégation ;
M. Fedir Venislavskyy, service de renseignement de défense, ministère de la défense de l’Ukraine,
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Mme Ambria Davis-Alexander, cabinet Covington & Burling LLP,
M. Liam Tormey, cabinet Covington & Burling LLP,
Mme Églantine Jamet, cabinet Sygna Partners,
comme assistants,
et
la Fédération de Russie,
représentée par
S. Exc. M. Gennady Kuzmin, ambassadeur itinérant, ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie,
S. Exc. M. Alexander Shulgin, ambassadeur de la Fédération de Russie auprès du Royaume des Pays-Bas,
S. Exc. Mme Maria Zabolotskaya, représentante permanente adjointe de la Fédération de Russie auprès de l’Organisation des Nations Unies,
comme agents ;
M. Hadi Azari, professeur de droit international public à l’Université Kharazmi à Téhéran, conseiller juridique auprès du centre des affaires juridiques internationales d’Iran,
M. Michael Swainston, KC, membre du barreau d’Angleterre et du pays de Galles, Brick Court Chambers,
M. Jean-Charles Tchikaya, membre des barreaux de Paris et de Bordeaux,
M. Kirill Udovichenko, associé, cabinet Monastyrsky, Zyuba, Stepanov & Partners,
M. Sienho Yee, professeur de droit international, titulaire de la chaire Changjiang Xuezhe, et directeur de l’Institut chinois de droit international, Université des affaires étrangères de Chine, Beijing, membre des barreaux de la Cour suprême des États-Unis d’Amérique et de l’État de New York, membre de l’Institut de droit international,
comme conseils et avocats ;
M. Dmitry Andreev, conseil, cabinet Monastyrsky, Zyuba, Stepanov & Partners,
M. Konstantin Kosorukov, chef de division, département juridique, ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie,
M. Andrew Thomas, membre du barreau d’Angleterre et du pays de Galles, Brick Court Chambers,
comme conseils ;
M. Aider Abliatipov, conseiller du président du Conseil d’État de la République de Crimée,
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M. Mikhail Abramov, collaborateur senior, cabinet Monastyrsky, Zyuba, Stepanov & Partners,
M. Yury Andryushkin, premier secrétaire, département juridique, ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie,
M. Mikhail Averianov, premier secrétaire, mission permanente de la Fédération de Russie auprès de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe,
M. Ruslan Bairov, mufti adjoint de la République de Crimée,
Mme Olga Chekrizova, première secrétaire au département pour la coopération multilatérale pour les droits de l’homme, ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie,
M. Vladislav Donakanian, attaché au département juridique, ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie,
Mme Kseniia Galkina, deuxième secrétaire au département juridique, ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie,
Mme Victoria Goncharova, première secrétaire, mission permanente de la Fédération de Russie auprès de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques,
Mme Anastasia Khamenkova, experte, parquet général de la Fédération de Russie,
M. Stanislav Kovpak, conseiller principal, département de la coopération multilatérale pour les droits de l’homme, ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie,
Mme Marina Kulidobrova, collaboratrice, cabinet Monastyrsky, Zyuba, Stepanov & Partners,
M. Artem Lupandin, collaborateur, cabinet Monastyrsky, Zyuba, Stepanov & Partners,
Mme Tatiana Manezhina, ministre de la culture de la République de Crimée,
Mme Daria Mosina, deuxième secrétaire, mission permanente de la Fédération de Russie auprès de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe,
M. Igor Nazaikin, expert, service fédéral de surveillance financière de la Fédération de Russie,
Mme Emile Shirin, assistante au département de philologie russe, slave et générale, Université fédérale de la Crimée V.I. Vernadskï,
M. Ibraim Shirin, membre de la Chambre publique de la République de Crimée,
Mme Elena Stepanova, experte, parquet général de la Fédération de Russie,
M. Aider Tippa, président du comité d’État pour les relations interethniques de la République de Crimée,
M. Aleksei Trofimenkov, conseiller, département juridique, ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie,
Mme Kata Varga, collaboratrice, cabinet Monastyrsky, Zyuba, Stepanov & Partners,
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Mme Victoria Zabyyvorota, première secrétaire au deuxième département de la communauté d’États indépendants, ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie,
M. Mikhail Zaitsev, troisième secrétaire au département juridique, ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie,
Mme Olga Zinchenko, deuxième secrétaire au département pour la coopération multilatérale pour les droits de l’homme, ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie,
M. Nikolay Zinovyev, collaborateur senior, cabinet Monastyrsky, Zyuba, Stepanov & Partners,
comme conseillers,
LA COUR,
ainsi composée,
après délibéré en chambre du conseil,
rend l’arrêt suivant :
1. Le 16 janvier 2017, le Gouvernement de l’Ukraine a déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance contre la Fédération de Russie concernant de prétendues violations par cette dernière de ses obligations au titre de la convention internationale du 9 décembre 1999 pour la répression du financement du terrorisme (ci-après la « CIRFT ») et de la convention internationale du 21 décembre 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la « CIEDR »).
2. Dans sa requête, l’Ukraine entendait fonder la compétence de la Cour sur le paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT et sur l’article 22 de la CIEDR, eu égard au paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de la Cour.
3. Le 16 janvier 2017, l’Ukraine, se référant à l’article 41 du Statut et aux articles 73, 74 et 75 du Règlement de la Cour, a également présenté une demande en indication de mesures conservatoires.
4. Le greffier a immédiatement communiqué au Gouvernement de la Fédération de Russie la requête, conformément au paragraphe 2 de l’article 40 du Statut de la Cour, et la demande en indication de mesures conservatoires, conformément au paragraphe 2 de l’article 73 du Règlement de la Cour. Il a en outre informé le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies du dépôt par l’Ukraine de cette requête et de cette demande.
5. Par lettre en date du 17 janvier 2017, le greffier a également informé tous les États Membres de l’Organisation des Nations Unies du dépôt de la requête et de la demande susvisées.
6. Conformément au paragraphe 3 de l’article 40 du Statut, le greffier a informé les États Membres de l’Organisation des Nations Unies, par l’entremise du Secrétaire général, du dépôt de la requête par transmission du texte bilingue imprimé de celle-ci.
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7. Par lettres en date du 20 janvier 2017, le greffier a porté à la connaissance des deux Parties que, se référant au paragraphe 1 de l’article 24 du Statut, le membre de la Cour de nationalité russe avait informé le président de la Cour de son intention de ne pas participer au jugement de l’affaire. Conformément à l’article 31 du Statut et au paragraphe 1 de l’article 37 du Règlement, la Fédération de Russie a désigné M. Leonid Skotnikov pour siéger en qualité de juge ad hoc en l’affaire. À la suite de la démission du juge Skotnikov le 27 février 2023, la Fédération de Russie a choisi M. Bakhtiyar Tuzmukhamedov pour siéger en qualité de juge ad hoc.
8. La Cour ne comptant sur le siège aucun juge de nationalité ukrainienne, l’Ukraine s’est prévalue du droit que lui confère l’article 31 du Statut de procéder à la désignation d’un juge ad hoc pour siéger en l’affaire ; elle a désigné M. Fausto Pocar.
9. Par ordonnance en date du 19 avril 2017, la Cour, ayant entendu les Parties, a indiqué les mesures conservatoires suivantes :
« 1) En ce qui concerne la situation en Crimée, la Fédération de Russie doit, conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale,
a) S’abstenir de maintenir ou d’imposer des limitations à la capacité de la communauté des Tatars de Crimée de conserver ses instances représentatives, y compris le Majlis ;
b) Faire en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne ;
2) Les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre la solution plus difficile. » (C.I.J. Recueil 2017, p. 140-141, par. 106.)
10. Par lettre en date du 19 avril 2018, l’Ukraine a appelé l’attention de la Cour sur le prétendu non-respect par la Fédération de Russie du point 1 a) du dispositif (paragraphe 106) de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires (ci-après l’« ordonnance en indication de mesures conservatoires » ou « ordonnance du 19 avril 2017 ») rendue par la Cour. À la suite de cette communication, à la demande de la Cour, la Fédération de Russie a fourni des renseignements sur les mesures qu’elle avait prises afin d’assurer la mise en oeuvre dudit point de l’ordonnance du 19 avril 2017, et l’Ukraine a soumis des observations sur ces renseignements. À la suite d’une nouvelle demande de la Cour, les Parties lui ont communiqué des observations et des renseignements complémentaires. Par lettres en date du 29 mars 2019, les Parties ont été informées que la Cour avait examiné les diverses communications qu’elles lui avaient adressées et en avait pris bonne note. Il était précisé à cet égard qu’il pourrait se révéler nécessaire de traiter ultérieurement les questions soulevées dans ces communications. Il était également précisé que, le cas échéant, les Parties auraient la possibilité de soulever, au sujet des mesures conservatoires indiquées par la Cour, toute question présentant pour elles un intérêt.
11. Conformément aux instructions données par la Cour en vertu du paragraphe 1 de l’article 43 du Règlement, le greffier a adressé aux États parties à la CIRFT et aux États parties à la CIEDR les notifications prévues au paragraphe 1 de l’article 63 du Statut. En outre, s’agissant de ces deux instruments, il a, conformément au paragraphe 3 de l’article 69 du Règlement, adressé à l’Organisation des Nations Unies, par l’entremise de son Secrétaire général, les notifications prévues au paragraphe 3 de l’article 34 du Statut.
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12. Par ordonnance en date du 12 mai 2017, le président de la Cour a fixé au 12 juin 2018 et au 12 juillet 2019, respectivement, les dates d’expiration des délais pour le dépôt d’un mémoire par l’Ukraine et d’un contre-mémoire par la Fédération de Russie. Le mémoire de l’Ukraine a été déposé dans le délai ainsi fixé.
13. Le 12 septembre 2018, dans le délai prescrit au paragraphe 1 de l’article 79 du Règlement du 14 avril 1978, tel que modifié le 1er février 2001, la Fédération de Russie a soulevé des exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour et d’irrecevabilité de la requête. En conséquence, par ordonnance en date du 17 septembre 2018, le président de la Cour, notant que, en vertu des dispositions du paragraphe 5 de l’article 79 du Règlement du 14 avril 1978, tel que modifié le 1er février 2001, la procédure sur le fond était suspendue et, compte tenu de l’instruction de procédure V, a fixé au 14 janvier 2019 la date d’expiration du délai dans lequel l’Ukraine pouvait présenter un exposé écrit contenant ses observations et conclusions sur les exceptions préliminaires soulevées par la Fédération de Russie. L’Ukraine ayant déposé ledit exposé dans le délai ainsi prescrit, l’affaire s’est trouvée en état en ce qui concerne les exceptions préliminaires.
14. Se référant au paragraphe 1 de l’article 53 du Règlement, le Gouvernement de l’État du Qatar a demandé que lui soient communiqués des exemplaires du mémoire de l’Ukraine et des exceptions préliminaires de la Fédération de Russie déposés en l’affaire, ainsi que de tout document y annexé. Après avoir consulté les Parties conformément à cette même disposition, la Cour, tenant compte de l’objection formulée par l’une d’elles, a décidé qu’il ne serait pas opportun de faire droit à cette demande. Le greffier a dûment communiqué cette décision au Gouvernement de l’État du Qatar ainsi qu’aux Parties.
15. Des audiences publiques sur les exceptions préliminaires soulevées par la Fédération de Russie ont été tenues les 3, 4, 6 et 7 juin 2019. Dans son arrêt du 8 novembre 2019, la Cour a dit qu’elle avait compétence sur la base du paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT pour connaître des demandes formulées par l’Ukraine sur le fondement de cette convention ; elle a également dit qu’elle avait compétence sur la base de l’article 22 de la CIEDR pour connaître des demandes formulées par l’Ukraine sur le fondement de cette convention, et que la requête, en ce qu’elle avait trait à ces demandes, était recevable.
16. Par ordonnance en date du 8 novembre 2019, la Cour a fixé au 8 décembre 2020 la nouvelle date d’expiration du délai pour le dépôt du contre-mémoire de la Fédération de Russie. Par ordonnances en date des 13 juillet 2020 et 20 janvier 2021, respectivement, la Cour, à la demande de la Fédération de Russie, a reporté ladite date d’abord au 8 avril 2021, puis au 8 juillet 2021. Par ordonnance en date du 28 juin 2021, la présidente de la Cour, à la demande de la Fédération de Russie, a repoussé cette échéance au 9 août 2021. Le contre-mémoire a été déposé dans le délai ainsi prorogé.
17. Par ordonnance en date du 8 octobre 2021, la Cour a autorisé la présentation d’une réplique par l’Ukraine et d’une duplique par la Fédération de Russie, et fixé au 8 avril 2022 et au 8 décembre 2022, respectivement, les dates d’expiration des délais pour le dépôt de ces pièces. Par ordonnance en date du 8 avril 2022, la Cour, à la demande de l’Ukraine, a reporté ces échéances respectivement au 29 avril 2022 et au 19 janvier 2023. La réplique a été déposée dans le délai ainsi prorogé.
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18. Par ordonnances en date des 15 décembre 2022 et 3 février 2023, respectivement, la Cour, à la demande de la Fédération de Russie, a reporté la date d’expiration du délai pour le dépôt de la duplique au 24 février 2023 puis au 10 mars 2023. La duplique a été déposée dans le délai ainsi prorogé.
19. Par lettre en date du 21 mars 2023, le greffier, en application du paragraphe 3 de l’article 69 du Règlement, a transmis au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies des exemplaires des écritures déposées au stade du fond de l’affaire, en le priant de lui faire savoir si l’Organisation entendait présenter, en vertu de cette disposition, des observations écrites. Par lettre en date du 23 mars 2023, le sous-secrétaire général aux affaires juridiques de l’Organisation des Nations Unies a indiqué que l’Organisation n’entendait pas présenter d’observations écrites au titre du paragraphe 3 de l’article 69 du Règlement.
20. Par lettre en date du 30 mai 2023, l’agent de la Fédération de Russie, se référant à l’article 56 du Règlement de la Cour et à l’instruction de procédure IX, a soumis un document intitulé « Rapport d’expertise d’Alexey Borisovich Artyushenko, Olga Anatolyevna Zolotareva, Viktor Viktorovich Merkuryev », accompagné de pièces jointes. Par lettre en date du 2 juin 2023, l’agent de l’Ukraine a informé la Cour que son gouvernement s’opposait à la production dudit document par la Fédération de Russie. La Cour, ayant pris en considération les vues exprimées par les Parties, a décidé d’autoriser, en vertu du paragraphe 2 de l’article 56 de son Règlement, la production par la Fédération de Russie du rapport d’expertise et des pièces jointes en annexe, étant entendu que l’Ukraine aurait la possibilité de présenter des observations y relatives à l’audience. La Cour a également indiqué que l’Ukraine, si elle le souhaitait, pourrait présenter des observations par écrit et soumettre des documents à l’appui de celles-ci, conformément au paragraphe 3 de l’article 56 du Règlement de la Cour, le 26 juin 2023 au plus tard. La décision de la Cour sur la demande de la Fédération de Russie a été dûment communiquée aux Parties par lettres du greffier en date du 5 juin 2023. L’Ukraine a présenté des observations écrites sur le rapport d’expertise le 26 juin 2023.
21. Conformément au paragraphe 2 de l’article 53 de son Règlement, la Cour, après avoir consulté les Parties, a décidé que des exemplaires des pièces de procédure et des documents annexés seraient rendus accessibles au public à l’ouverture de la procédure orale, à l’exception des noms et des données personnelles de certains témoins dont il est question dans le contre-mémoire et la duplique de la Fédération de Russie, ainsi que dans les documents y annexés.
22. Des audiences publiques ont été tenues les 6, 8, 12 et 14 juin 2023, au cours desquelles ont été entendus en leurs plaidoiries et réponses :
Pour l’Ukraine : S. Exc. M. Anton Korynevych,
M. Harold Hongju Koh,
M. Jean-Marc Thouvenin,
M. David M. Zionts,
Mme Marney L. Cheek,
Mme Clovis Trevino,
M. Jonathan Gimblett,
Mme Oksana Zolotaryova.
Pour la Fédération de Russie : S. Exc. M. Alexander Shulgin,
S. Exc. M. Gennady Kuzmin,
M. Michael Swainston,
M. Hadi Azari,
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M. Sienho Yee,
M. Kirill Udovichenko,
S. Exc. Mme Maria Zabolotskaya,
M. Jean-Charles Tchikaya,
M. Konstantin Kosorukov.
23. À l’audience, une question a été posée aux Parties par un membre de la Cour, à laquelle il a été répondu oralement, conformément au paragraphe 4 de l’article 61 du Règlement.
24. Avant l’ouverture de son second tour de plaidoiries, le 14 juin 2023, la Fédération de Russie, conformément à la pratique, a transmis au Greffe le texte de ses interventions du jour, ainsi qu’un dossier à l’intention des juges. Parmi les documents fournis figurait un discours (ainsi que les diapositives correspondantes, dans le dossier de plaidoiries) dans lequel la Fédération de Russie soulevait une question qui, selon elle, risquait d’avoir une incidence en matière d’administration de la justice. La Cour a estimé que, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, la Fédération de Russie ne devait pas traiter de cette question pendant son second tour de plaidoiries, mais exprimer ses préoccupations par écrit ; l’Ukraine aurait ensuite la possibilité de présenter, également par écrit, toute observation qu’elle voudrait faire à ce sujet. La présidente a fait une déclaration dans ce sens à l’ouverture de l’audience publique du 14 juin 2023. Les préoccupations de la Fédération de Russie n’ayant cependant pas été communiquées par écrit, ni l’autre Partie ni la Cour n’ont donné suite.
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25. Dans la requête, les demandes ci-après ont été présentées par l’Ukraine :
S’agissant de la CIRFT :
« 134. L’Ukraine prie respectueusement la Cour de dire et juger que la Fédération de Russie, par l’intermédiaire de ses organes et agents d’État, d’autres personnes et entités exerçant des prérogatives de puissance publique, ainsi que d’agents opérant sur ses instructions ou sous sa direction et son contrôle, a manqué aux obligations qui lui incombent au regard de la convention contre le financement du terrorisme :
a) en fournissant des fonds, y compris par des contributions en nature sous la forme d’armes et de moyens d’entraînement, à des groupes armés illicites qui se livrent à des actes de terrorisme en Ukraine, dont la RPD, la RPL, les Partisans de Kharkiv et d’autres groupes ou personnes qui y sont associés, en violation de l’article 18 ;
b) en ne prenant pas les mesures appropriées pour détecter, geler et saisir les fonds utilisés pour assister les groupes armés illicites qui se livrent à des actes de terrorisme en Ukraine, dont la RPD, la RPL, les Partisans de Kharkiv et d’autres groupes ou personnes qui y sont associés, en violation des articles 8 et 18 ;
c) en n’enquêtant pas sur les auteurs du financement du terrorisme découverts sur son territoire, en n’engageant pas contre eux des poursuites ou en ne les extradant pas, en violation des articles 9, 10, 11 et 18 ;
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d) en n’accordant pas à l’Ukraine l’aide judiciaire la plus large possible pour toute enquête pénale relative au financement du terrorisme, en violation des articles 12 et 18 ; et
e) en ne prenant pas toutes les mesures possibles afin d’empêcher et de contrecarrer les actes de financement du terrorisme commis par des personnes privées ou publiques russes, en violation de l’article 18.
135. L’Ukraine prie respectueusement la Cour de dire et juger que la Fédération de Russie a engagé sa responsabilité internationale en soutenant le terrorisme et en n’en empêchant pas le financement au sens de la convention, à raison des actes de terrorisme commis par ses intermédiaires en Ukraine, parmi lesquels :
a) la destruction de l’appareil assurant le vol MH17 de la Malaysia Airlines ;
b) les tirs d’artillerie contre des civils, y compris à Volnovakha, Marioupol et Kramatorsk ; et
c) les attentats à la bombe contre des civils, y compris à Kharkiv.
136. L’Ukraine prie respectueusement la Cour de prescrire à la Fédération de Russie de s’acquitter des obligations qui lui incombent au regard de la convention contre le financement du terrorisme et, en particulier, de :
a) mettre fin et renoncer, immédiatement et sans condition, à tout appui notamment la fourniture d’argent, d’armes et de moyens d’entraînement aux groupes armés illicites qui se livrent à des actes de terrorisme en Ukraine, dont la RPD, la RPL, les Partisans de Kharkiv et d’autres groupes et personnes qui y sont associés ;
b) faire immédiatement tout ce qui est en son pouvoir pour s’assurer que l’ensemble des armements fournis à ces groupes armés soient retirés d’Ukraine ;
c) exercer immédiatement un contrôle approprié sur sa frontière afin d’empêcher tout nouvel acte de financement du terrorisme, y compris la fourniture d’armes, depuis le territoire russe vers le territoire ukrainien ;
d) mettre immédiatement fin aux mouvements d’argent, d’armes et de toutes autres ressources provenant du territoire de la Fédération de Russie et de la Crimée occupée à destination des groupes armés illicites qui se livrent à des actes de terrorisme en Ukraine, dont la RPD, la RPL, les Partisans de Kharkiv et d’autres groupes et personnes qui y sont associés, y compris en bloquant l’ensemble des comptes bancaires utilisés pour financer ces groupes ;
e) empêcher immédiatement le financement du terrorisme en Ukraine par des représentants russes, notamment M. Sergueï Choïgu, ministre de la défense de la Fédération de Russie ; M. Vladimir Jirinovski, vice-président de la Douma d’État ; MM. Sergueï Mironov et Guennadi Ziouganov, députés de la Douma d’État ; et engager des poursuites contre les intéressés et toute autre personne liée au financement du terrorisme ;
f) coopérer pleinement et immédiatement avec l’Ukraine pour toutes les demandes d’assistance, existantes et à venir, concernant les enquêtes relatives au financement du terrorisme lié aux groupes armés illicites qui se livrent à des actes de terrorisme en Ukraine, dont la RPD, la RPL, les Partisans de Kharkiv et d’autres groupes et personnes qui y sont associés, ainsi que l’interdiction de ce financement ;
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g) réparer intégralement le préjudice causé par la destruction de l’appareil assurant le vol MH17 de la Malaysia Airlines ;
h) réparer intégralement le préjudice causé par les tirs d’artillerie contre des civils à Volnovakha ;
i) réparer intégralement le préjudice causé par les tirs d’artillerie contre des civils à Marioupol ;
j) réparer intégralement le préjudice causé par les tirs d’artillerie contre des civils à Kramatorsk ;
k) réparer intégralement le préjudice causé par les attentats à la bombe contre des civils à Kharkiv ; et
l) réparer intégralement le préjudice causé par tous autres actes de terrorisme dont la Fédération de Russie a provoqué, facilité ou soutenu la réalisation en finançant le terrorisme et en s’abstenant d’empêcher ce financement ou d’enquêter à cet égard. »
S’agissant de la CIEDR :
« 137. L’Ukraine prie respectueusement la Cour de dire et juger que la Fédération de Russie, par l’intermédiaire de ses organes et agents d’État, d’autres personnes et entités exerçant des prérogatives de puissance publique, dont les autorités de facto qui administrent l’occupation russe illicite de la Crimée, ainsi que d’agents opérant sur ses instructions ou sous sa direction et son contrôle, a manqué aux obligations qui lui incombent au regard de la CIEDR :
a) en soumettant systématiquement à une discrimination et à des mauvais traitements les communautés ethnique ukrainienne et tatare de Crimée, dans le cadre d’une politique étatique d’annihilation culturelle de groupes défavorisés perçus comme des opposants au régime d’occupation ;
b) en organisant un référendum illicite dans un contexte de violences et de manoeuvres d’intimidation contre les groupes ethniques non russes, sans faire le moindre effort afin de trouver une solution consensuelle et inclusive pour protéger ces groupes, cette démarche étant une première mesure en vue de priver ces communautés de la protection du droit ukrainien et de les assujettir à un régime de domination russe ;
c) en privant les Tatars de Crimée des moyens d’exprimer leur identité politique et culturelle, notamment par la persécution de leurs dirigeants et l’interdiction du Majlis ;
d) en empêchant les Tatars de Crimée de se rassembler pour célébrer et commémorer d’importants événements culturels ;
e) en orchestrant et tolérant une campagne de disparitions et de meurtres visant les Tatars de Crimée ;
f) en harcelant la communauté des Tatars de Crimée en soumettant ces derniers à un régime arbitraire de perquisitions et de détentions ;
g) en réduisant au silence les médias des Tatars de Crimée ;
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h) en privant les Tatars de Crimée de la possibilité de suivre un enseignement dans leur langue et de leurs établissements d’enseignement ;
i) en privant les personnes d’origine ethnique ukrainienne de la possibilité de suivre un enseignement dans leur langue ;
j) en empêchant les personnes d’origine ethnique ukrainienne de se rassembler pour célébrer et commémorer des événements culturels importants ; et
k) en réduisant au silence les médias des personnes d’origine ethnique ukrainienne.
138. L’Ukraine prie respectueusement la Cour de prescrire à la Fédération de Russie de s’acquitter des obligations qui lui incombent au regard de la CIEDR, et, en particulier, de :
a) mettre fin et renoncer immédiatement à sa politique d’annihilation culturelle, et prendre toutes les mesures nécessaires et appropriées pour que l’ensemble des groupes présents en Crimée sous occupation russe, dont les Tatars de Crimée et les personnes d’origine ethnique ukrainienne, jouissent de la protection pleine et égale du droit ;
b) rétablir immédiatement les droits du Majlis des Tatars de Crimée et de leurs dirigeants en Crimée sous occupation russe ;
c) rétablir immédiatement le droit des Tatars de Crimée, en Crimée sous occupation russe, de prendre part à des rassemblements culturels, notamment la commémoration annuelle du Sürgün ;
d) prendre immédiatement toutes les mesures nécessaires et appropriées pour mettre fin aux disparitions et meurtres de Tatars de Crimée en Crimée sous occupation russe, et mener une enquête complète et adéquate sur les disparitions de MM. Reshat Ametov, Timur Shaimardanov, Ervin Ibragimov et de toutes les autres victimes ;
e) prendre immédiatement toutes les mesures nécessaires et appropriées pour mettre fin aux perquisitions et détentions injustifiées et disproportionnées dont font l’objet les Tatars de Crimée en Crimée sous occupation russe ;
f) rétablir immédiatement les autorisations des médias des Tatars de Crimée et prendre toutes les autres mesures nécessaires et appropriées pour leur permettre de reprendre leurs activités en Crimée sous occupation russe ;
g) mettre immédiatement fin à son ingérence dans l’éducation des Tatars de Crimée et prendre toutes les autres mesures nécessaires et appropriées pour rétablir l’enseignement dans leur langue en Crimée sous occupation russe ;
h) mettre immédiatement fin à son ingérence dans l’éducation des personnes d’origine ethnique ukrainienne et prendre toutes les autres mesures nécessaires et appropriées pour rétablir l’enseignement dans leur langue en Crimée sous occupation russe ;
i) rétablir immédiatement le droit des personnes d’origine ethnique ukrainienne de prendre part à des rassemblements culturels en Crimée sous occupation russe ;
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j) prendre immédiatement toutes les mesures nécessaires et appropriées pour permettre aux médias des personnes d’origine ethnique ukrainienne d’exercer librement leurs activités en Crimée sous occupation russe ; et
k) réparer intégralement les préjudices causés à l’ensemble des victimes de la politique et du système d’annihilation culturelle par la discrimination que la Fédération de Russie a mis en oeuvre en Crimée sous occupation russe. »
26. Dans le cadre de la procédure écrite, les conclusions ci-après ont été présentées par les Parties :
Au nom du Gouvernement de l’Ukraine,
dans le mémoire :
« 653. Pour les raisons exposées dans son mémoire, l’Ukraine prie respectueusement la Cour de dire et juger que :
S’agissant de la CIRFT :
a) La Fédération de Russie a violé l’article 18 de la CIRFT en manquant de coopérer à la prévention des infractions de financement du terrorisme visées à l’article 2, en tant qu’elle n’a pas pris toutes les mesures possibles afin d’empêcher et de contrecarrer la préparation sur son territoire de telles infractions devant être commises à l’intérieur ou à l’extérieur de celui-ci. En particulier, la Fédération de Russie a violé l’article 18 en manquant de prendre les mesures possibles afin : i) d’empêcher des représentants ou agents de l’État russe de financer le terrorisme en Ukraine ; ii) de décourager des personnes publiques ou privées ainsi que d’autres tiers ne relevant pas de l’État de financer le terrorisme en Ukraine ; iii) de surveiller sa frontière avec l’Ukraine afin de mettre un terme au financement du terrorisme ; et iv) de surveiller et suspendre les activités bancaires et autres activités de collecte de fonds entreprises par des personnes privées ou publiques sur son territoire en vue de financer le terrorisme en Ukraine.
b) La Fédération de Russie a violé l’article 8 de la CIRFT en manquant d’identifier et de détecter les fonds utilisés ou destinés à être utilisés pour financer le terrorisme en Ukraine et en manquant de geler et de saisir de tels fonds.
c) La Fédération de Russie a violé les articles 9 et 10 de la CIRFT en manquant d’enquêter sur les faits concernant des personnes qui se sont ou se seraient livrées au financement du terrorisme en Ukraine, et d’extrader ou de poursuivre les auteurs présumés de cette infraction.
d) La Fédération de Russie a violé l’article 12 de la CIRFT en manquant d’accorder à l’Ukraine l’entraide judiciaire la plus large possible pour toute enquête pénale relative à une infraction de financement du terrorisme.
e) Du fait des violations de la CIRFT commises par la Fédération de Russie, les intermédiaires de celle-ci en Ukraine ont reçu des fonds qui leur ont permis de se livrer à de nombreux actes de terrorisme, notamment la destruction de l’appareil assurant le vol MH17, les tirs d’artillerie contre Volnovakha, Marioupol, Kramatorsk et Avdiivka, les attentats à la bombe perpétrés à Kharkiv lors de la marche pour l’unité et au Stena Rock Club, ainsi que la tentative d’assassinat d’un député ukrainien.
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S’agissant de la CIEDR :
f) La Fédération de Russie a violé l’article 2 de la CIEDR en se livrant à des actes nombreux et généralisés de discrimination raciale à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée et en adoptant envers celles-ci une politique et une pratique de discrimination raciale.
g) La Fédération de Russie a également violé l’article 2 de la CIEDR en encourageant, défendant ou appuyant la discrimination raciale pratiquée par d’autres personnes ou organisations à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée.
h) La Fédération de Russie a violé l’article 4 de la CIEDR en encourageant la discrimination raciale à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée et en incitant à une telle discrimination.
i) La Fédération de Russie a violé l’article 5 de la CIEDR en manquant de garantir le droit des membres des communautés ukrainienne et tatare de Crimée à l’égalité devant la loi, notamment dans la jouissance i) du droit à un traitement égal devant les tribunaux et tout autre organe administrant la justice ; ii) du droit à la sûreté de la personne et à la protection de l’État contre les voies de fait ou les sévices de la part soit de fonctionnaires du gouvernement, soit de tout individu, groupe ou institution ; iii) de droits politiques ; iv) d’autres droits civils ; et v) de droits économiques, sociaux et culturels.
j) La Fédération de Russie a violé l’article 6 de la CIEDR en manquant d’assurer aux communautés ukrainienne et tatare de Crimée une protection et une voie de recours effectives contre les actes de discrimination raciale.
k) La Fédération de Russie a violé l’article 7 de la CIEDR en manquant de prendre des mesures immédiates et efficaces dans les domaines de l’enseignement, de l’éducation, de la culture et de l’information pour lutter contre les préjugés conduisant à la discrimination raciale à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée.
654. Les faits susmentionnés constituent des violations de la CIRFT et de la CIEDR, et donc des faits internationalement illicites à raison desquels la responsabilité internationale de la Fédération de Russie se trouve engagée. La Fédération de Russie est par conséquent tenue :
S’agissant de la CIRFT :
a) De mettre immédiatement fin à chacune des violations susmentionnées des articles 8, 9, 10, 12 et 18 de la CIRFT et de fournir à l’Ukraine des garanties appropriées et assurances publiques qu’elle s’abstiendra de commettre de tels actes à l’avenir.
b) De prendre toutes les mesures possibles afin d’empêcher la commission d’infractions de financement du terrorisme, et notamment i) de veiller à ce que les représentants de l’État russe ou toute autre personne relevant de sa compétence ne fournissent pas d’armes ou autres fonds à des groupes se livrant au terrorisme en Ukraine, notamment la RPD, la RPL, les Partisans de Kharkiv ou d’autres groupes armés illicites ; ii) de cesser d’encourager des personnes privées ou publiques ainsi que d’autres tiers ne relevant pas de l’État à financer le terrorisme en Ukraine ;
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iii) de surveiller sa frontière avec l’Ukraine afin d’y empêcher toute livraison d’armes ; et iv) de surveiller et d’interdire les transactions privées ou publiques faites depuis le territoire russe ou par des ressortissants russes en vue de financer le terrorisme en Ukraine, y compris en appliquant des restrictions bancaires afin de bloquer les transactions faites au profit de groupes se livrant au terrorisme en Ukraine, notamment la RPD, la RPL, les Partisans de Kharkiv ou d’autres groupes armés illicites.
c) De geler ou saisir les biens des personnes soupçonnées de fournir des fonds à des groupes se livrant au terrorisme en Ukraine, notamment des groupes armés illicites associés à la RPD, à la RPL ou aux Partisans de Kharkiv, et de procéder à la confiscation des biens des personnes reconnues avoir fourni des fonds à de tels groupes.
d) D’accorder à l’Ukraine l’entraide judiciaire la plus large possible pour toute enquête pénale relative à une personne soupçonnée de financer le terrorisme.
e) De verser à l’Ukraine une indemnisation, pour elle-même et en tant que parens patriae de ses ressortissants, à raison du préjudice qu’elle a subi du fait des violations de la CIRFT commises par la Russie, notamment du préjudice subi par ses ressortissants blessés du fait d’actes de terrorisme commis en conséquence desdites violations, le montant de l’indemnisation devant être déterminé lors d’une phase distincte de la présente procédure.
f) De verser à l’Ukraine, à raison du préjudice moral qu’elle a subi, des dommages-intérêts d’un montant que la Cour jugera approprié, compte tenu de la gravité des violations de la CIRFT commises par la Russie, et qu’elle déterminera dans une phase distincte de la présente procédure.
S’agissant de la CIEDR :
g) De mettre immédiatement en oeuvre les mesures conservatoires prescrites par la Cour le 19 avril 2017, notamment en levant l’interdiction imposée aux activités du Majlis des Tatars de Crimée et en faisant en sorte que soit assuré un enseignement en langue ukrainienne.
h) De mettre immédiatement fin à chacune des violations susmentionnées des articles 2, 4, 5, 6 et 7 de la CIEDR et de fournir à l’Ukraine des garanties appropriées et assurances publiques qu’elle s’abstiendra de commettre de tels actes à l’avenir.
i) De garantir le droit des membres des communautés ukrainienne et tatare de Crimée à l’égalité devant la loi, notamment dans la jouissance des droits de l’homme et des libertés fondamentales protégés par la convention.
j) D’assurer à tous les habitants de Crimée relevant de sa juridiction une protection et une voie de recours effectives contre les actes de discrimination raciale.
k) De prendre des mesures immédiates et efficaces dans les domaines de l’enseignement, de l’éducation, de la culture et de l’information pour lutter contre les préjugés conduisant à la discrimination raciale à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée.
- 22 -
l) De verser à l’Ukraine une indemnisation, pour elle-même et en tant que parens patriae de ses ressortissants, à raison du préjudice qu’elle a subi du fait des violations de la CIEDR commises par la Russie, notamment du préjudice subi par les victimes de la violation par la Russie des articles 2, 4, 5, 6 et 7 de ladite convention, le montant de l’indemnisation devant être déterminé lors d’une phase distincte de la présente procédure. »
Dans la réplique :
« 734. Pour les raisons exposées dans son mémoire et dans la présente réplique, l’Ukraine prie respectueusement la Cour de dire et juger que :
S’agissant de la CIRFT :
a) La Fédération de Russie a violé l’article 18 de la CIRFT en manquant de coopérer à la prévention des infractions de financement du terrorisme visées à l’article 2, en tant qu’elle n’a pas pris toutes les mesures possibles afin d’empêcher et de contrecarrer la préparation sur son territoire de telles infractions devant être commises à l’intérieur ou à l’extérieur de celui-ci. En particulier, la Fédération de Russie a violé l’article 18 en manquant de prendre les mesures possibles afin : i) d’empêcher des représentants ou agents de l’État russe de financer le terrorisme en Ukraine ; ii) de décourager des personnes publiques ou privées ainsi que d’autres tiers ne relevant pas de l’État de financer le terrorisme en Ukraine ; iii) de surveiller sa frontière avec l’Ukraine afin de mettre un terme au financement du terrorisme ; et iv) de surveiller et suspendre les activités bancaires et autres activités de collecte de fonds entreprises par des personnes privées ou publiques sur son territoire en vue de financer le terrorisme en Ukraine.
b) La Fédération de Russie a violé l’article 8 de la CIRFT en manquant d’identifier et de détecter les fonds utilisés ou destinés à être utilisés pour financer le terrorisme en Ukraine et en manquant de geler et de saisir de tels fonds.
c) La Fédération de Russie a violé les articles 9 et 10 de la CIRFT en manquant d’enquêter sur les faits concernant des personnes qui se sont ou se seraient livrées au financement du terrorisme en Ukraine, et d’extrader ou de poursuivre les auteurs présumés de cette infraction.
d) La Fédération de Russie a violé l’article 12 de la CIRFT en manquant d’accorder à l’Ukraine l’entraide judiciaire la plus large possible pour toute enquête pénale relative à une infraction de financement du terrorisme.
e) Du fait des violations de la CIRFT commises par la Fédération de Russie, les intermédiaires de celle-ci en Ukraine ont reçu des fonds qui leur ont permis de se livrer à de nombreux actes de terrorisme, notamment la destruction de l’appareil assurant le vol MH17, les tirs d’artillerie contre Volnovakha, Marioupol, Kramatorsk et Avdiivka, les attentats à la bombe perpétrés à Kharkiv lors de la marche pour l’unité et au Stena Rock Club, ainsi que la tentative d’assassinat d’un député ukrainien.
S’agissant de la CIEDR :
f) La Fédération de Russie a violé l’article 2 de la CIEDR en se livrant à des actes nombreux et généralisés de discrimination raciale à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée et en adoptant envers celles-ci une politique et une pratique de discrimination raciale.
- 23 -
g) La Fédération de Russie a également violé l’article 2 de la CIEDR en encourageant, défendant ou appuyant la discrimination raciale pratiquée par d’autres personnes ou organisations à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée.
h) La Fédération de Russie a violé l’article 4 de la CIEDR en encourageant la discrimination raciale à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée et en incitant à une telle discrimination.
i) La Fédération de Russie a violé l’article 5 de la CIEDR en manquant de garantir le droit des membres des communautés ukrainienne et tatare de Crimée à l’égalité devant la loi, notamment dans la jouissance i) du droit à un traitement égal devant les tribunaux et tout autre organe administrant la justice ; ii) du droit à la sûreté de la personne et à la protection de l’État contre les voies de fait ou les sévices de la part soit de fonctionnaires du gouvernement, soit de tout individu, groupe ou institution ; iii) de droits politiques ; iv) d’autres droits civils ; et v) de droits économiques, sociaux et culturels.
j) La Fédération de Russie a violé l’article 6 de la CIEDR en manquant d’assurer aux communautés ukrainienne et tatare de Crimée une protection et une voie de recours effectives contre les actes de discrimination raciale.
k) La Fédération de Russie a violé l’article 7 de la CIEDR en manquant de prendre des mesures immédiates et efficaces dans les domaines de l’enseignement, de l’éducation, de la culture et de l’information pour lutter contre les préjugés conduisant à la discrimination raciale à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée.
S’agissant de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires :
l) La Fédération de Russie a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 19 avril 2017, en tant qu’elle a maintenu des limitations à la capacité de la communauté des Tatars de Crimée de conserver ses instances représentatives, y compris le Majlis.
m) La Fédération de Russie a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 19 avril 2017, en tant qu’elle n’a pas fait en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne.
n) La Fédération de Russie a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 19 avril 2017, en tant qu’elle a aggravé et étendu le différend et en a rendu la solution plus difficile en reconnaissant l’indépendance et la souveraineté de la RPD et de la RPL et en se livrant à des actes de discrimination raciale à la faveur de son agression renouvelée contre l’Ukraine.
735. Les faits susmentionnés constituent des violations de la CIRFT, de la CIEDR et de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires de la Cour, et donc des faits internationalement illicites à raison desquels la responsabilité internationale de la Fédération de Russie se trouve engagée. La Fédération de Russie est par conséquent tenue :
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S’agissant de la CIRFT :
a) De mettre immédiatement fin à chacune des violations susmentionnées des articles 8, 9, 10, 12 et 18 de la CIRFT et de fournir à l’Ukraine des garanties appropriées et assurances publiques qu’elle s’abstiendra de commettre de tels actes à l’avenir.
b) De prendre toutes les mesures possibles afin d’empêcher la commission d’infractions de financement du terrorisme, et notamment i) de veiller à ce que les représentants de l’État russe ou toute autre personne relevant de sa compétence ne fournissent pas d’armes ou autres fonds à des groupes se livrant au terrorisme en Ukraine, notamment la RPD, la RPL, les Partisans de Kharkiv ou d’autres groupes armés illicites ; ii) de cesser d’encourager des personnes privées ou publiques ainsi que d’autres tiers ne relevant pas de l’État à financer le terrorisme en Ukraine ; iii) de surveiller sa frontière avec l’Ukraine afin d’y empêcher toute livraison d’armes ; et iv) de surveiller et d’interdire les transactions privées ou publiques faites depuis le territoire russe ou par des ressortissants russes en vue de financer le terrorisme en Ukraine, y compris en appliquant des restrictions bancaires afin de bloquer les transactions faites au profit de groupes se livrant au terrorisme en Ukraine, notamment la RPD, la RPL, les Partisans de Kharkiv ou d’autres groupes armés illicites.
c) De geler ou saisir les biens des personnes soupçonnées de fournir des fonds à des groupes se livrant au terrorisme en Ukraine, notamment des groupes armés illicites associés à la RPD, à la RPL ou aux Partisans de Kharkiv, et de procéder à la confiscation des biens des personnes reconnues avoir fourni des fonds à de tels groupes.
d) D’accorder à l’Ukraine l’entraide judiciaire la plus large possible pour toute enquête pénale relative à une personne soupçonnée de financer le terrorisme.
e) De verser à l’Ukraine une indemnisation, pour elle-même et en tant que parens patriae de ses ressortissants, à raison du préjudice qu’elle a subi du fait des violations de la CIRFT commises par la Russie, notamment du préjudice subi par ses ressortissants blessés du fait d’actes de terrorisme commis en conséquence desdites violations, le montant de l’indemnisation devant être déterminé lors d’une phase distincte de la présente procédure.
f) De verser à l’Ukraine, à raison du préjudice moral qu’elle a subi, des dommages-intérêts d’un montant que la Cour jugera approprié, compte tenu de la gravité des violations de la CIRFT commises par la Russie, et qu’elle déterminera dans une phase distincte de la présente procédure.
S’agissant de la CIEDR :
g) De mettre immédiatement fin à chacune des violations susmentionnées des articles 2, 4, 5, 6 et 7 de la CIEDR et de fournir à l’Ukraine des garanties appropriées et assurances publiques qu’elle s’abstiendra de commettre de tels actes à l’avenir.
h) De garantir le droit des membres des communautés ukrainienne et tatare de Crimée à l’égalité devant la loi, notamment dans la jouissance des droits de l’homme et des libertés fondamentales protégés par la convention.
i) D’assurer à tous les habitants de Crimée relevant de sa juridiction une protection et une voie de recours effectives contre les actes de discrimination raciale.
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j) De prendre des mesures immédiates et efficaces dans les domaines de l’enseignement, de l’éducation, de la culture et de l’information pour lutter contre les préjugés conduisant à la discrimination raciale à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée.
k) De verser à l’Ukraine une indemnisation et des dommages-intérêts, pour elle-même et en tant que parens patriae de ses ressortissants, à raison du préjudice matériel et moral qu’elle a subi du fait des violations de la CIEDR commises par la Russie, notamment du préjudice subi par les victimes de la violation par la Russie des articles 2, 4, 5, 6 et 7 de ladite convention, le montant de l’indemnisation devant être déterminé lors d’une phase distincte de la présente procédure.
S’agissant de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires :
l) De mettre immédiatement en oeuvre les mesures conservatoires prescrites par la Cour le 19 avril 2017, notamment en levant l’interdiction imposée aux activités du Majlis des Tatars de Crimée et en faisant en sorte que soit assuré un enseignement en langue ukrainienne.
m) De mettre immédiatement en oeuvre les mesures conservatoires prescrites par la Cour le 19 avril 2017, notamment en cessant les actes par lesquels elle aggrave le différend et en s’abstenant dorénavant de tout acte tendant à aggraver le différend.
n) De verser à l’Ukraine une indemnisation et des dommages-intérêts, pour elle-même et en tant que parens patriae de ses ressortissants, à raison du préjudice matériel et moral qu’elle a subi du fait de la violation par la Russie de l’ordonnance rendue par la Cour le 19 avril 2017, le montant de l’indemnisation devant être déterminé lors d’une phase distincte de la présente procédure. »
Au nom du Gouvernement de la Fédération de Russie,
dans le contre-mémoire :
S’agissant de la CIRFT :
« Pour les raisons exposées dans le présent contre-mémoire, et en se réservant le droit de compléter ou de modifier la présente conclusion, la Fédération de Russie demande respectueusement à la Cour de rejeter toutes les demandes formulées par l’Ukraine. »
S’agissant de la CIEDR :
« Pour les motifs exposés dans le présent contre-mémoire et tout en se réservant le droit de compléter ou de modifier la présente conclusion, la Fédération de Russie prie respectueusement la Cour de rejeter toutes les demandes formulées par l’Ukraine. »
dans la duplique :
S’agissant de la CIRFT :
« Compte tenu de ce qui précède, la Fédération de Russie prie respectueusement la Cour de rejeter toutes les demandes formulées par l’Ukraine sur le fondement de la CIRFT. »
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S’agissant de la CIEDR :
« Compte tenu de ce qui précède, la Fédération de Russie prie respectueusement la Cour de rejeter toutes les demandes formulées par l’Ukraine sur le fondement de la CIEDR. »
27. Lors de la procédure orale, les conclusions ci-après ont été présentées par les Parties :
Au nom du Gouvernement de l’Ukraine,
à l’audience du 12 juin 2023 :
« 1. Sur la base des faits et arguments juridiques présentés dans ses exposés écrits et oraux, l’Ukraine prie respectueusement la Cour de dire et juger que :
S’agissant de la CIRFT :
a) La Russie a violé l’article 18 de la CIRFT en manquant de coopérer à la prévention des infractions de financement du terrorisme visées à l’article 2, en tant qu’elle n’a pas pris toutes les mesures possibles afin d’empêcher et de contrecarrer la préparation sur son territoire de telles infractions devant être commises à l’intérieur ou à l’extérieur de celui-ci. En particulier, la Fédération de Russie a violé l’article 18 en manquant de prendre les mesures possibles afin : i) d’empêcher des représentants ou agents de l’État russe de financer le terrorisme en Ukraine ; ii) de décourager des personnes publiques ou privées ainsi que d’autres tiers ne relevant pas de l’État de financer le terrorisme en Ukraine ; iii) de surveiller sa frontière avec l’Ukraine afin de mettre un terme au financement du terrorisme ; et iv) de surveiller et suspendre les activités bancaires et autres activités de collecte de fonds entreprises par des personnes privées ou publiques sur son territoire en vue de financer le terrorisme en Ukraine.
b) La Fédération de Russie a violé l’article 8 de la CIRFT en manquant d’identifier et de détecter les fonds utilisés ou destinés à être utilisés pour financer le terrorisme en Ukraine et en manquant de geler et de saisir de tels fonds.
c) La Fédération de Russie a violé les articles 9 et 10 de la CIRFT en manquant d’enquêter sur les faits concernant des personnes qui se sont ou se seraient livrées au financement du terrorisme en Ukraine, et d’extrader ou de poursuivre les auteurs présumés de cette infraction.
d) La Fédération de Russie a violé l’article 12 de la CIRFT en manquant d’accorder à l’Ukraine l’entraide judiciaire la plus large possible pour toute enquête pénale relative à une infraction de financement du terrorisme.
e) Du fait des violations de la CIRFT commises par la Fédération de Russie, des groupes armés illicites en Ukraine ont reçu des fonds qui leur ont permis de se livrer à de nombreux actes de terrorisme, notamment la destruction de l’appareil assurant le vol MH17, les tirs d’artillerie contre Volnovakha, Marioupol, Kramatorsk et Avdiivka, les attentats à la bombe perpétrés à Kharkiv lors de la marche pour l’unité et au Stena Rock Club, ainsi que la tentative d’assassinat d’un député ukrainien.
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S’agissant de la CIEDR :
f) La Fédération de Russie a violé l’article 2 de la CIEDR en se livrant à des actes nombreux et généralisés de discrimination raciale à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée et en adoptant envers celles-ci une politique et une pratique de discrimination raciale.
g) La Fédération de Russie a également violé l’article 2 de la CIEDR en encourageant, défendant ou appuyant la discrimination raciale pratiquée par d’autres personnes ou organisations à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée.
h) La Fédération de Russie a violé l’article 4 de la CIEDR en encourageant la discrimination raciale à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée et en incitant à une telle discrimination.
i) La Fédération de Russie a violé l’article 5 de la CIEDR en manquant de garantir le droit des membres des communautés ukrainienne et tatare de Crimée à l’égalité devant la loi, notamment dans la jouissance i) du droit à un traitement égal devant les tribunaux et tout autre organe administrant la justice ; ii) du droit à la sûreté de la personne et à la protection de l’État contre les voies de fait ou les sévices de la part soit de fonctionnaires du gouvernement, soit de tout individu, groupe ou institution ; iii) de droits politiques ; iv) d’autres droits civils ; et v) de droits économiques, sociaux et culturels.
j) La Fédération de Russie a violé l’article 6 de la CIEDR en manquant d’assurer aux communautés ukrainienne et tatare de Crimée une protection et une voie de recours effectives contre les actes de discrimination raciale.
k) La Fédération de Russie a violé l’article 7 de la CIEDR en manquant de prendre des mesures immédiates et efficaces dans les domaines de l’enseignement, de l’éducation, de la culture et de l’information pour lutter contre les préjugés conduisant à la discrimination raciale à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée.
S’agissant de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires :
l) La Fédération de Russie a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 19 avril 2017, en tant qu’elle a maintenu des limitations à la capacité de la communauté des Tatars de Crimée de conserver ses instances représentatives, y compris le Majlis.
m) La Fédération de Russie a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 19 avril 2017, en tant qu’elle n’a pas fait en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne.
n) La Fédération de Russie a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 19 avril 2017, en tant qu’elle a aggravé et étendu le différend et en a rendu la solution plus difficile en reconnaissant l’indépendance et la souveraineté des prétendues “RPD” et “RPL” et en se livrant à des actes de discrimination raciale à la faveur de son agression renouvelée contre l’Ukraine.
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2. Les faits susmentionnés constituent des violations de la CIRFT, de la CIEDR et de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires de la Cour, et donc des faits internationalement illicites à raison desquels la responsabilité internationale de la Fédération de Russie se trouve engagée. La Fédération de Russie est par conséquent tenue :
S’agissant de la CIRFT :
a) De mettre immédiatement fin à chacune des violations susmentionnées des articles 8, 9, 10, 12 et 18 de la CIRFT et de fournir à l’Ukraine des garanties appropriées et assurances publiques qu’elle s’abstiendra de commettre de tels actes à l’avenir.
b) De prendre toutes les mesures possibles afin d’empêcher la commission d’infractions de financement du terrorisme, y compris dans les oblasts qu’elle a prétendument annexés le 30 septembre, et notamment i) de veiller à ce que les représentants de l’État russe ou toute autre personne relevant de sa compétence ne fournissent pas d’armes ou autres fonds à des groupes se livrant au terrorisme en Ukraine ; ii) de cesser d’encourager des personnes privées ou publiques ainsi que d’autres tiers ne relevant pas de l’État à financer le terrorisme en Ukraine ; iii) de surveiller sa frontière avec l’Ukraine afin d’y empêcher toute livraison d’armes ; et iv) de surveiller et d’interdire les transactions privées ou publiques faites depuis le territoire russe ou par des ressortissants russes en vue de financer le terrorisme en Ukraine, y compris en appliquant des restrictions bancaires afin de bloquer les transactions faites au profit de groupes se livrant au terrorisme en Ukraine.
c) De geler ou saisir les biens des personnes soupçonnées de fournir des fonds à des groupes se livrant au terrorisme en Ukraine, et de procéder à la confiscation des biens des personnes reconnues avoir fourni des fonds à de tels groupes.
d) D’accorder à l’Ukraine l’entraide judiciaire la plus large possible pour toute enquête pénale relative à une personne soupçonnée de financer le terrorisme.
e) De verser à l’Ukraine une indemnisation, pour elle-même et en tant que parens patriae de ses ressortissants, à raison du préjudice qu’elle a subi du fait des violations de la CIRFT commises par la Russie, notamment du préjudice subi par ses ressortissants blessés du fait d’actes de terrorisme commis en conséquence desdites violations, le montant de l’indemnisation devant être déterminé lors d’une phase distincte de la présente procédure.
f) De verser à l’Ukraine, à raison du préjudice moral qu’elle a subi, des dommages-intérêts d’un montant que la Cour jugera approprié, compte tenu de la gravité des violations de la CIRFT commises par la Russie, et qu’elle déterminera dans une phase distincte de la présente procédure.
S’agissant de la CIEDR :
g) De mettre immédiatement fin à chacune des violations susmentionnées des articles 2, 4, 5, 6 et 7 de la CIEDR et de fournir à l’Ukraine des garanties appropriées et assurances publiques qu’elle s’abstiendra de commettre de tels actes à l’avenir.
h) De garantir le droit des membres des communautés ukrainienne et tatare de Crimée à l’égalité devant la loi, notamment dans la jouissance des droits de l’homme et des libertés fondamentales protégés par la convention.
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i) D’assurer à tous les habitants de la Crimée occupée une protection et une voie de recours effectives contre les actes de discrimination raciale.
j) De prendre des mesures immédiates et efficaces dans les domaines de l’enseignement, de l’éducation, de la culture et de l’information pour lutter contre les préjugés conduisant à la discrimination raciale à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée.
k) De verser à l’Ukraine une indemnisation et des dommages-intérêts, pour elle-même et en tant que parens patriae de ses ressortissants, à raison du préjudice matériel et moral qu’elle a subi du fait des violations de la CIEDR commises par la Russie, notamment du préjudice subi par les victimes de la violation par la Russie des articles 2, 4, 5, 6 et 7 de ladite convention, le montant de l’indemnisation devant être déterminé lors d’une phase distincte de la présente procédure.
S’agissant de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires :
l) D’assurer à l’Ukraine, pour elle-même et en tant que parens patriae de ses ressortissants, la réparation intégrale du préjudice qu’elle a subi du fait des violations, par la Russie, de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 19 avril 2017, notamment sous forme de restitution, d’indemnisation et de dommages-intérêts à raison du préjudice moral, le montant de l’indemnisation devant être déterminé lors d’une phase distincte de la présente procédure.
m) En ce qui concerne la restitution, de rétablir les activités du Majlis en Crimée et les membres de celui-ci dans l’ensemble de leurs droits, notamment en leur restituant leurs biens, en annulant avec effet rétroactif toutes les mesures administratives et autres prises par la Russie en violation de l’ordonnance de la Cour, et en libérant les membres du Majlis actuellement incarcérés. »
Au nom du Gouvernement de la Fédération de Russie,
à l’audience du 14 juin 2023 :
« Pour les motifs exposés dans ses écritures et développés plus avant au cours de la procédure orale, ainsi que pour tous autres motifs que la Cour pourrait juger appropriés, la Fédération de Russie prie respectueusement la Cour :
1. de rejeter toutes les demandes formulées par l’Ukraine sur le fondement de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme ; et
2. de rejeter toutes les demandes formulées par l’Ukraine sur le fondement de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. »
*
* *
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I. CONTEXTE GÉNÉRAL
28. La présente instance a été introduite par l’Ukraine comme suite aux événements qui se sont produits en Ukraine orientale et dans la péninsule de Crimée à partir du début de l’année 2014. La situation en Ukraine est aujourd’hui fort différente de celle qui prévalait au moment où cet État a introduit sa requête, en janvier 2017. Les Parties sont actuellement engagées dans un intense conflit armé qui a causé d’épouvantables pertes en vies humaines et de grandes souffrances. Néanmoins, s’agissant de la situation en Ukraine orientale et dans la péninsule de Crimée, l’affaire soumise est d’une portée limitée, la Cour n’étant saisie que sur le fondement des dispositions de la CIRFT et de la CIEDR. La Cour n’est pas appelée à se prononcer en la présente espèce sur une quelconque autre question en litige entre les Parties.
29. En ce qui a trait à la CIRFT, la demanderesse a saisi la Cour à propos des événements en Ukraine orientale, alléguant que la Fédération de Russie n’avait pas pris les mesures voulues pour prévenir et réprimer la commission d’infractions de financement du terrorisme. En particulier, elle fait référence à des actes et activités armées en Ukraine orientale qu’elle impute à des groupes armés liés à deux entités se désignant comme la « République populaire de Donetsk » (RPD) et comme la « République populaire de Louhansk » (RPL). Elle renvoie également à des actes qu’auraient commis des individus et des groupes armés dans d’autres parties du territoire ukrainien. En ce qui a trait à la CIEDR, la demanderesse se réfère aux événements qui se sont produits en Crimée après que la Fédération de Russie eut pris le contrôle de la péninsule au début de l’année 2014, alléguant que la défenderesse s’est lancée dans une campagne de discrimination raciale qui prive les Tatars de Crimée et les personnes d’origine ethnique ukrainienne en Crimée de leurs droits politiques, civils, économiques, sociaux et culturels, en violation des obligations que lui impose ladite convention.
30. La Cour rappelle qu’elle a considéré, dans son arrêt du 8 novembre 2019 sur les exceptions préliminaires (ci-après l’« arrêt de 2019 »), que le différend comprenait deux aspects, dont le premier était relatif à la CIRFT et le second, à la CIEDR. Elle a en conséquence défini comme suit l’objet du différend opposant les Parties :
« [L]’objet du différend réside, en ce qui concerne son premier aspect, dans la question de savoir si la Fédération de Russie avait l’obligation, en application de la CIRFT, de prendre des mesures et de coopérer pour prévenir et réprimer le financement allégué du terrorisme dans le contexte des événements en Ukraine orientale, et si, le cas échéant, la Fédération de Russie a manqué à une telle obligation. L’objet du différend réside, en ce qui concerne son second aspect, dans la question de savoir si la Fédération de Russie a manqué à ses obligations découlant de la CIEDR à raison de mesures discriminatoires qu’elle aurait prises à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée, comme le prétend l’Ukraine. » (Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 577, par. 32.)
La Cour a également précisé qu’en la présente espèce, l’Ukraine ne lui demandait pas de régler des questions concernant « l’agression » ou « l’occupation illicite » du territoire ukrainien dont se serait rendue responsable la Fédération de Russie, non plus que de se prononcer sur le statut de la péninsule de Crimée au regard du droit international. Ces questions ne constituent pas l’objet du différend soumis à la Cour (ibid., par. 29).
31. Dans le même arrêt, la Cour a dit qu’elle avait compétence sur la base du paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT et de l’article 22 de la CIEDR pour connaître des demandes formulées par
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l’Ukraine sur le fondement de ces conventions. Sa compétence est ainsi limitée à la question de savoir si la Fédération de Russie a manqué aux obligations lui incombant en vertu des deux instruments invoqués par l’Ukraine, ainsi que le prétend celle-ci, et ne s’étend pas à celle de savoir si le comportement de la Fédération de Russie est conforme aux obligations qui sont les siennes en vertu d’autres règles de droit international.
II. LA CONVENTION INTERNATIONALE POUR LA RÉPRESSION DU FINANCEMENT DU TERRORISME
32. La Cour rappelle que l’Ukraine et la Fédération de Russie sont toutes deux parties à la CIRFT, qui est entrée en vigueur pour elles le 5 janvier 2003 et le 27 décembre 2002, respectivement. Aucune des Parties n’a formulé la moindre réserve à cet instrument. Ainsi que la Cour l’a déjà précisé (paragraphe 30), l’aspect du différend qui oppose les Parties relativement à la CIRFT a trait à des manquements allégués de la Fédération de Russie à certaines obligations que lui impose cette convention.
A. Questions préliminaires
33. Avant de traiter des griefs avancés par l’Ukraine sur le fondement de la CIRFT, la Cour examinera certaines questions préliminaires pertinentes pour trancher le différend, portant sur l’invocation par la Fédération de Russie de la doctrine des « mains propres », l’interprétation des dispositions applicables de la CIRFT et certaines questions de preuve.
1. Invocation de la doctrine des « mains propres » relativement à la CIRFT
34. La Fédération de Russie demande à la Cour de rejeter les demandes formulées par l’Ukraine sur le fondement de la CIRFT au motif que l’Ukraine se présente devant elle en n’ayant pas « les mains propres ». Elle argue que la demanderesse s’est elle-même rendue responsable de fautes ou de faits illicites graves présentant un lien de connexité étroit avec la réparation recherchée. Premièrement, elle fait valoir que l’Ukraine n’a pas mis en oeuvre l’« ensemble de mesures en vue de l’application des accords de Minsk », adopté à Minsk le 12 février 2015. Deuxièmement, elle soutient que l’Ukraine a bombardé des zones résidentielles et employé contre des civils en Ukraine orientale des armes frappant sans discrimination. Troisièmement, elle allègue que l’Ukraine interprète et applique la CIRFT de « façon hypocrite ». À cet égard, elle affirme que la demanderesse a porté des accusations de financement du terrorisme contre des opposants politiques du Gouvernement ukrainien, ainsi que contre des habitants des oblasts (circonscriptions territoriales) de Donetsk et de Louhansk, à raison d’activités financières et commerciales menées en RPD et en RPL sans jamais, en revanche, incriminer de ce chef d’autres Ukrainiens, y compris des personnalités politiques et de hauts représentants de l’État, pratiquant librement le commerce de charbon, d’acier et d’autres biens avec la RPD et la RPL, alors qu’elle en avait qualifié les dirigeants de « terroristes ».
35. Pour sa part, l’Ukraine invite la Cour à ne pas tenir compte des arguments de la Fédération de Russie, arguant que celle-ci applique à mauvais escient la doctrine des « mains propres » et n’a pas produit la preuve du comportement illicite dont elle l’accuse. Selon elle, la Fédération de Russie met sur le même plan, de manière fallacieuse, les achats de charbon effectués par des représentants ukrainiens sur leur propre territoire et la fourniture, par ses représentants, d’armes meurtrières à des
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groupes terroristes prenant pour cible des civils innocents en Ukraine. Celle-ci estime que l’invocation de la doctrine des « mains propres » par la Fédération de Russie vise à « détourner l’attention » et ne constitue pas un « moyen de défense » crédible opposé à ses demandes.
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36. Dans son arrêt de 2019, la Cour a statué sur plusieurs exceptions préliminaires d’incompétence et d’irrecevabilité soulevées par la Fédération de Russie relativement aux demandes de l’Ukraine (C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 558). C’est toutefois dans sa duplique, déposée le 10 mars 2023, que la Fédération de Russie a pour la première fois soulevé l’objection tirée de la doctrine des « mains propres ». La défenderesse n’a pas précisé dans cette pièce, non plus qu’à l’audience, si elle invoquait cette doctrine pour contester la recevabilité des demandes de l’Ukraine ou comme moyen de défense au fond. Cette objection n’ayant ainsi été soulevée qu’à un stade très tardif de la procédure, la Cour la considérera comme un moyen de défense au fond.
37. La Cour s’est jusqu’à présent montrée on ne peut plus circonspecte lorsque la doctrine des « mains propres » était invoquée. Elle n’a jamais accueilli cette doctrine ni ne l’a reconnue comme principe de droit international coutumier ou comme principe général de droit (Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 44, par. 122 ; Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), arrêt du 30 mars 2023, par. 81).
38. De plus, la Cour a rejeté l’invocation de la doctrine des « mains propres » en tant qu’exception d’irrecevabilité, précisant qu’elle « ne considère pas qu’une exception fondée sur [cette] doctrine … puisse en soi rendre irrecevable une requête reposant sur une base de compétence valable » (Jadhav (Inde c. Pakistan), arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 435, par. 61 ; Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), arrêt du 30 mars 2023, par. 81). De même, la Cour estime que la doctrine des « mains propres » ne peut être appliquée lorsque, dans un différend interétatique, sa compétence est établie et que la requête est recevable. En conséquence, le moyen de défense au fond que la Fédération de Russie entend tirer de la doctrine des « mains propres » doit être rejeté.
2. Interprétation de certaines dispositions de la CIRFT
39. Avant d’examiner les griefs avancés par l’Ukraine sur le fondement de la CIRFT, la Cour traitera de l’interprétation de certaines dispositions de cette convention qui sont en litige entre les Parties.
a) Paragraphe 1 de l’article premier de la CIRFT
40. Les Parties sont en désaccord quant au sens du terme « fonds », tel qu’il est défini à l’article premier et employé au paragraphe 1 de l’article 2 ainsi que dans d’autres dispositions de la CIRFT.
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41. L’Ukraine soutient que, chaque fois qu’ils entendent, dans un traité, donner un sens particulier à un terme, les États parties le font en insérant dans l’instrument en question une définition, et qu’ils l’ont fait pour le mot « fonds » à l’article premier de la CIRFT. Se référant au texte du paragraphe 1 de cet article, elle allègue que le terme « fonds », suivant le sens ordinaire à lui attribuer dans son contexte et à la lumière de l’objet et du but de la CIRFT, a une acception large et couvre les « biens de toute nature [assets of every kind], corporels ou incorporels, mobiliers ou immobiliers ». Elle argue en outre que, conformément à cette définition large, le terme « fonds » ne se limite pas aux avoirs « financiers », mais englobe toutes les formes de biens, y compris les armes et autres avoirs non financiers. À cet égard, elle souligne que les termes correspondant à ceux d’« assets of every kind » dans les versions française et espagnole, à savoir « biens de toute nature » et « bienes de cualquier tipo », étayent la conclusion que les « fonds » comprennent les armes et autres avoirs non financiers. La demanderesse cite également les travaux préparatoires de la CIRFT, dont elle affirme qu’il ressort que, en employant les termes « fonds » et « financement », les rédacteurs entendaient englober les ressources en nature, en ce compris les armes lourdes.
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42. La Fédération de Russie soutient que le terme « fonds » employé à l’article 2 de la CIRFT couvre uniquement les éléments destinés à financer la perpétration d’actes de terrorisme, et non les éléments qui sont eux-mêmes des moyens utilisés pour commettre ces mêmes actes terroristes. Selon elle, le terme « biens », tel qu’il figure au paragraphe 1 de l’article premier de la CIRFT, doit être interprété dans le contexte de la disposition dans son ensemble, et en particulier à la lumière des catégories spécifiques de biens énumérées, à savoir les « crédits bancaires, les chèques de voyage, les chèques bancaires, les mandats, les actions, les titres, les obligations, les traites et les lettres de crédit, ainsi que tous documents ou instruments attestant un droit de propriété ou un intérêt sur ces biens », c’est-à-dire des « avoirs » qui tous possèdent « une valeur pécuniaire intrinsèque en soi[,] constituent des formes de paiement [et] peuvent être librement et légalement achetés, échangés et cédés ». La Fédération de Russie estime que le terme « fonds », tel qu’il est employé à l’article 2 de la CIRFT, doit être interprété à la lumière de l’objet et du but de cette convention, qui vise à réprimer une forme spécifique de soutien aux actes de terrorisme à savoir leur financement , et non pas à interdire de manière générale toutes les formes d’appui en nature à de prétendus groupes terroristes.
43. En réponse au renvoi de l’Ukraine aux termes correspondant, dans les versions française et espagnole de la CIRFT, à l’énoncé anglais « assets of every kind », la Fédération de Russie se réfère aux textes arabe et russe, et plus particulièrement à l’emploi des mots « أموال » (« amwaal »)
et « активы » (« aktivy »), dont elle soutient qu’ils dénotent de manière restrictive des avoirs de nature financière ou pécuniaire. Elle fait également référence à d’autres règles de droit international, notamment le traité sur le commerce des armes et certaines résolutions du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies, qui établissent toutes, selon elle, une distinction entre le « financement » et l’« approvisionnement en armes ». La défenderesse insiste sur des références spécifiques faites aux termes « ressources financières » dans les travaux préparatoires de la CIRFT et argue que la discussion qu’ont eue les rédacteurs de cette convention portait exclusivement sur différents types de ressources financières. Enfin, elle allègue que la pratique des États ne plaide pas en faveur d’une définition large du terme « fonds », faisant valoir que l’Ukraine a décrit de manière erronée certaines législations nationales et invoquant le cas d’États ayant appliqué dans leurs lois internes une notion de « fonds » qui n’englobe pas les armes.
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44. Dans son arrêt de 2019, la Cour n’a pas interprété le terme « fonds », estimant que la question n’avait pas à être traitée à ce stade de la procédure, la Fédération de Russie n’ayant pas soulevé d’exception d’incompétence à ce sujet. Elle a cependant indiqué que « la définition de ce terme pourrait … être pertinente, le cas échéant, lors de l’examen au fond » (C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 586, par. 62).
45. Selon le paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT, la fourniture ou la collecte de fonds est un élément constitutif de l’infraction de financement du terrorisme (l’actus reus). Le terme « fonds » est défini au paragraphe 1 de l’article premier comme s’entendant
« des biens de toute nature, corporels ou incorporels, mobiliers ou immobiliers, acquis par quelque moyen que ce soit, et des documents ou instruments juridiques sous quelque forme que ce soit, y compris sous forme électronique ou numérique, qui attestent un droit de propriété ou un intérêt sur ces biens, et notamment les crédits bancaires, les chèques de voyage, les chèques bancaires, les mandats, les actions, les titres, les obligations, les traites et les lettres de crédit, sans que cette énumération soit limitative ».
46. La Cour interprétera les termes « fonds » et « biens de toute nature » tels qu’employés dans la CIRFT conformément aux règles d’interprétation énoncées aux articles 31 à 33 de la convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités (la « convention de Vienne »), à laquelle sont parties l’Ukraine et la Fédération de Russie. Selon ces dispositions, un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer à ses termes dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. En outre, conformément au paragraphe 4 de l’article 31 de la convention de Vienne, un terme sera entendu dans un sens particulier s’il est établi que telle était l’intention des parties.
47. En premier lieu, la Cour s’intéressera au libellé du paragraphe 1 de l’article premier de la CIRFT. La définition du terme « fonds » donnée dans cette disposition commence par une référence générale à des « biens de toute nature, corporels ou incorporels, mobiliers ou immobiliers, acquis par quelque moyen que ce soit ». Ce membre de phrase doit être interprété conformément aux dispositions susmentionnées de la convention de Vienne. Le reste du paragraphe dresse une énumération non limitative de documents ou d’instruments susceptibles d’attester un droit de propriété ou un intérêt sur ces biens. Sont notamment visés les crédits bancaires, chèques de voyage, chèques bancaires, mandats, actions, titres, obligations, traites et lettres de crédit. En conséquence, si la formule « biens de toute nature » est d’acception large, les documents ou instruments énumérés dans la définition sont généralement utilisés pour attester un droit de propriété ou un intérêt uniquement à l’égard de certains types de biens, tels que les devises, les comptes bancaires, les actions ou les obligations.
48. La Cour relève que l’emploi du membre de phrase « sans que cette énumération soit limitative » au paragraphe 1 de l’article premier semble indiquer que le terme « fonds » couvre davantage que les biens financiers traditionnels. Ce terme s’étend également à un large éventail de biens qui sont échangeables ou utilisés pour leur valeur pécuniaire. Ainsi, les métaux ou minerais précieux tels que l’or ou les diamants, les oeuvres d’art, les ressources énergétiques telles que le pétrole, ou encore les biens numériques tels que les cryptodevises sont susceptibles de relever du sens ordinaire du terme « fonds » dans le contexte de la CIRFT, dès lors que ces biens sont fournis pour leur valeur pécuniaire ; tel n’est pas le cas des biens fournis en tant que moyens de commettre des actes de terrorisme. En outre, la définition figurant à l’article premier fait expressément mention de biens « immobiliers », ce qui semble indiquer que les « fonds » peuvent comprendre les biens fonciers ou immeubles.
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49. En deuxième lieu, la Cour prendra en considération le contexte dans lequel le terme « fonds » est employé dans les autres dispositions de la CIRFT, notamment les articles 8, 12, 13 et 18. L’article 8, qui a trait à des mesures relatives à l’identification, à la détection et au gel ou à la saisie des fonds utilisés ou destinés à être utilisés pour commettre l’infraction de financement du terrorisme, accrédite l’idée que ce terme couvre différentes formes d’appui pécuniaire et financier. Au titre du paragraphe 2 de l’article 12, les États parties ne peuvent invoquer le secret bancaire pour refuser de faire droit à une demande d’entraide judiciaire, ce qui semble là encore indiquer que la CIRFT vise les opérations financières ou pécuniaires. L’article 13, qui dispose qu’aucune des infractions visées à l’article 2 ne peut être considérée, aux fins d’extradition ou d’entraide judiciaire, comme une « infraction fiscale », conduit lui aussi à le penser. Enfin, l’article 18, consacré à l’adoption de mesures concrètes de réglementation des opérations financières, notamment en ce qui concerne le transport physique transfrontière d’espèces et d’autres instruments négociables, va dans le même sens. Selon la Cour, il semble ressortir du contexte constitué par ces dispositions que le terme « fonds », tel qu’il est employé au paragraphe 1 de l’article premier de la CIRFT, se limite aux ressources qui possèdent une nature financière ou pécuniaire et ne s’étend pas aux moyens utilisés pour commettre des actes de terrorisme.
50. En troisième lieu, la Cour prendra également en considération l’objet et le but de la CIRFT pour déterminer le sens du terme « fonds ». Le préambule de la CIRFT confirme que celle-ci visait le « financement » du terrorisme, et non le terrorisme de manière générale. Il y est par exemple précisé que « le financement du terrorisme est un sujet qui préoccupe gravement la communauté internationale tout entière ». Il y est également noté que « le nombre et la gravité des actes de terrorisme international sont fonction des ressources financières que les terroristes peuvent obtenir » et que « les instruments juridiques multilatéraux existants ne traitent pas expressément du financement du terrorisme » (les italiques sont de la Cour). À cet égard, la Cour rappelle que, dans son arrêt de 2019, elle a précisé que, « [a]insi qu’il [étai]t indiqué dans son préambule, la convention vis[ait] l’adoption de “mesures efficaces destinées à prévenir le financement du terrorisme ainsi qu’à le réprimer en en poursuivant et punissant les auteurs” » (C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 585, par. 59). Le titre de la CIRFT, qui fait référence à « la répression du financement du terrorisme », indique également que celle-ci vise expressément un aspect particulier du terrorisme, à savoir son financement. En conséquence, la CIRFT a pour objet de prévenir et de réprimer non pas l’appui au terrorisme de manière générale, mais une de ses formes spécifiques, à savoir le financement du terrorisme.
51. Les travaux préparatoires confirment l’interprétation qui précède du terme « fonds ». Les Parties se sont référées au texte proposé par la France à la Sixième Commission de l’Assemblée générale et aux négociations ultérieures au sein du comité spécial créé par la résolution 51/210 de l’Assemblée générale en date du 17 décembre 1996 et du groupe de travail sur les mesures visant à éliminer le terrorisme international. Or il apparaît, d’après le compte rendu des négociations, que les rédacteurs s’inquiétaient de ce que le droit international n’offrît pas de moyen de dépister et de sanctionner efficacement les bailleurs de fonds d’organisations terroristes, alors qu’il était possible de prévenir des actes de terrorisme en privant des groupes criminels de leurs ressources financières. C’est cette lacune que la CIRFT visait à combler. Les propositions de certaines délégations au sujet du libellé de ce qui allait devenir l’article premier de cet instrument, y compris la proposition initiale de la France, montrent que l’accent était mis sur la question de l’appui financier ou pécuniaire.
52. Une interprétation de bonne foi de la CIRFT doit tenir compte de la question qui occupait les États parties au moment de la rédaction de cet instrument, et qui n’était pas celle des moyens ou ressources militaires dont les groupes terroristes étaient susceptibles de faire usage pour commettre des actes de terrorisme, mais celle de l’obtention de ressources financières qui leur permettraient,
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entre autres, d’acquérir ces moyens, y compris des armes et capacités d’entraînement. À cet égard, les travaux préparatoires révèlent que l’un des principaux problèmes mis en évidence par les États ayant négocié la CIRFT était le recours par des groupes terroristes à des institutions caritatives réelles ou fictives pour réunir des fonds à des fins en apparence légitimes.
53. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que le terme « fonds », tel qu’il est défini à l’article premier de la CIRFT et employé à l’article 2, désigne des ressources fournies ou réunies pour leur valeur pécuniaire et financière, et ne s’étend pas aux moyens utilisés pour commettre des actes de terrorisme, dont des armes ou des camps d’entraînement. En conséquence, la fourniture alléguée d’armes à divers groupes armés opérant en Ukraine et l’organisation alléguée d’entraînements à l’intention de membres de ces groupes ne relèvent pas du champ d’application ratione materiae de la CIRFT. Dans la présente affaire, seules les ressources pécuniaires ou financières fournies ou réunies aux fins de la commission d’actes de terrorisme peuvent donc constituer le fondement de l’infraction de financement du terrorisme, dès lors que les autres éléments de l’infraction visée au paragraphe 1 de l’article 2 sont également présents.
b) L’infraction de « financement du terrorisme » au sens du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT
54. La Cour en vient ensuite à l’interprétation du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT, qui se lit comme suit :
« 1. Commet une infraction au sens de la présente Convention toute personne qui, par quelque moyen que ce soit, directement ou indirectement, illicitement et délibérément, fournit ou réunit des fonds dans l’intention de les voir utilisés ou en sachant qu’ils seront utilisés, en tout ou partie, en vue de commettre :
a) Un acte qui constitue une infraction au regard et selon la définition de l’un des traités énumérés en annexe ;
b) Tout autre acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque. »
55. La Cour examinera plusieurs questions pertinentes aux fins de la détermination de la portée de l’infraction définie au paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT (ci-après le « financement du terrorisme »).
i) La portée ratione personae de l’infraction de financement du terrorisme
56. La Cour rappelle la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’arrêt de 2019 à propos du champ d’application ratione personae de la CIRFT. S’agissant de l’expression « toute personne » figurant au paragraphe 1 de l’article 2, elle a exposé ce qui suit :
« [C]es termes visent les individus de manière générale. La convention ne contient aucun élément de nature à exclure quelque catégorie de personnes que ce soit. Elle s’applique tant aux personnes agissant à titre privé qu’à celles ayant le statut d’agent d’un État. Comme l’a relevé la Cour …, le financement étatique d’actes de terrorisme n’entre pas dans le champ d’application de la CIRFT ; partant, la commission par l’agent
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d’un État d’une infraction visée à l’article 2 n’engage pas par elle-même la responsabilité de l’État concerné au titre de la convention. Toutefois, les États parties à la CIRFT sont tenus de prendre les mesures nécessaires et de coopérer pour prévenir et réprimer les infractions de financement d’actes de terrorisme commises par quelque personne que ce soit. Dans l’éventualité où un État manquerait à cette obligation, sa responsabilité au titre de la convention se trouverait engagée. » (C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 585, par. 61.)
Bien que le financement étatique du terrorisme ne soit pas, en tant que tel, couvert par la CIRFT, celle-ci impose donc aux États d’agir en vue de prévenir et de réprimer la commission de l’infraction de financement du terrorisme par toutes personnes, en ce compris les représentants d’État.
ii) La portée ratione materiae de l’infraction de financement du terrorisme
57. Plusieurs dispositions de la CIRFT font référence à la commission d’« infractions visées à l’article 2 », notamment les articles 4, 8, 9, 12 et 18. La Cour relève que l’article 2 énonce deux types d’infractions : en premier lieu, l’infraction de financement du terrorisme, qui est traitée dans la partie liminaire du paragraphe 1 de l’article 2 et, en second lieu, les deux catégories d’infractions ou d’actes sous-jacents, qui sont précisées aux alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2 (ci-après les « actes sous-jacents »).
58. De l’avis de la Cour, le membre de phrase « infractions visées à l’article 2 » doit être interprété comme renvoyant uniquement à l’infraction de financement du terrorisme énoncée dans la partie liminaire du paragraphe 1 de l’article 2. Les actes sous-jacents décrits aux alinéas a) et b) du paragraphe 1 ne sont pertinents qu’en tant qu’éléments constitutifs de ladite infraction de financement du terrorisme. Ils ne sont pas eux-mêmes des infractions relevant du champ d’application de la CIRFT. Si le membre de phrase « infractions visées à l’article 2 » était interprété comme incluant les actes sous-jacents visés aux alinéas a) et b) du paragraphe 1, les obligations incombant aux États parties à la CIRFT iraient bien au-delà de la prévention et de la répression du financement du terrorisme et s’appliqueraient entre autres à la prévention et à la répression de ces actes sous-jacents eux-mêmes. Une telle interprétation outrepasserait le champ d’application ratione materiae de la CIRFT.
iii) Les éléments moraux de l’infraction de financement du terrorisme
59. L’article 2 de la CIRFT énonce deux éléments moraux de l’infraction de financement du terrorisme (mens rea). Selon cette disposition, la commission de l’infraction de financement du terrorisme suppose que la personne qui fournit ou réunit les fonds en question le fasse « dans l’intention de les voir utilisés ou en sachant qu’ils seront utilisés » pour perpétrer les actes sous-jacents définis aux alinéas a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2. Comme l’indique l’emploi de la conjonction « ou », ces éléments d’intention et de connaissance sont des éléments moraux alternatifs. Il suffit dès lors, pour constituer l’infraction de financement du terrorisme, que l’un ou l’autre soit présent. À l’appui de ses allégations, l’Ukraine se fonde exclusivement sur l’élément moral de « connaissance ». En conséquence, la Cour se bornera à interpréter le membre de phrase « en sachant qu’ils seront utilisés », les Parties ayant des vues divergentes sur l’élément de connaissance ainsi visé.
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60. L’Ukraine fait valoir que la preuve de l’élément moral de connaissance peut être constituée dès lors que des fonds fournis ou réunis sont destinés à une organisation ou à un groupe qui est l’auteur « notoire » d’actes de terrorisme. Elle affirme qu’il n’est pas nécessaire de démontrer que le commanditaire sait que les fonds qu’il fournit seront affectés à tels ou tels actes de terrorisme en particulier, et argue que le paragraphe 3 de l’article 2 de la CIRFT renforce cette interprétation. L’Ukraine ajoute qu’il n’est pas davantage nécessaire que les groupes recevant ces fonds aient préalablement été désignés par la communauté internationale comme des organisations terroristes.
61. La Fédération de Russie soutient, à propos du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT, que, lu dans son sens ordinaire, le membre de phrase « en sachant qu’ils seront utilisés » renvoie à la connaissance effective de ce que les fonds seront utilisés en vue de commettre un acte de terrorisme. Elle argue que, pour constituer l’élément moral de connaissance, la demanderesse doit établir que le commanditaire a agi en ayant la certitude que les fonds réunis ou fournis seraient utilisés, en tout ou partie, en vue de commettre un acte de terrorisme visé aux alinéas a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT, à l’exclusion de toute autre fin (et non simplement en prenant le risque qu’ils le soient). La Fédération de Russie ajoute que, contrairement à ce qu’allègue l’Ukraine, les membres de la RPD et de la RPL n’ont jamais fait l’objet de la qualification attribuée à des « groupes terroristes notoires, tels qu’Al-Qaida ». Elle soutient encore que l’Ukraine n’a pas atteint le seuil élevé requis pour constituer l’élément de « connaissance », la RPD et de la RPL n’ayant jamais été désignées comme des groupes terroristes au niveau international.
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62. Dans son sens ordinaire, le terme « connaissance » renvoie à la conscience d’un fait ou d’une circonstance. Pour constituer l’élément moral de « connaissance », il doit être établi que, au moment de réunir ou de fournir les fonds, le commanditaire avait conscience que ceux-ci seraient utilisés, en tout ou partie, en vue de commettre un acte sous-jacent visé aux alinéas a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT.
63. Le paragraphe 3 de l’article 2 précise que, « [p]our qu’un acte constitue une infraction au sens du paragraphe 1, il n’est pas nécessaire que les fonds aient été effectivement utilisés pour commettre une infraction visée aux alinéas a) ou b) du paragraphe 1 du présent article ». Ainsi, la connaissance du commanditaire peut être établie même si les fonds réunis ou fournis ne sont pas, en définitive, utilisés en vue de commettre un acte sous-jacent.
64. C’est sur la base de circonstances factuelles objectives qu’il convient de déterminer si l’élément de « connaissance » est présent. Cet élément peut être établi s’il existe des preuves que le commanditaire savait que les fonds réunis ou fournis seraient affectés à la commission d’un acte sous-jacent. À cet égard, il peut être utile de se référer aux actes antérieurs du groupe bénéficiaire des fonds, afin de déterminer s’il s’agit d’un groupe qui est l’auteur notoire d’actes sous-jacents, notamment lorsqu’un groupe a été précédemment qualifié de terroriste par un organe de l’Organisation des Nations Unies. L’existence de l’élément de « connaissance » peut être inférée de telles circonstances. En revanche, le fait qu’un seul État désigne comme « terroriste » une organisation ou un groupe ne suffira pas, en soi, à éliminer la nécessité de prouver que le commanditaire savait que les fonds en question seraient utilisés en vue de commettre un acte sous-jacent visé aux alinéas a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2.
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c) Alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT
65. Pour que l’infraction de financement du terrorisme soit constituée, le commanditaire doit, selon le paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT, agir dans l’intention de voir les fonds qu’il réunit ou fournit utilisés, ou en sachant qu’ils seront utilisés, en vue de commettre un acte défini aux alinéas a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2. Les Parties ont des vues divergentes sur la portée et l’interprétation de ces actes sous-jacents.
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66. L’Ukraine fait valoir que l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 désigne des actes spécifiques prohibés par de précédentes conventions sur le terrorisme. Elle soutient que la question de savoir si un acte constitue un acte sous-jacent prohibé en vertu des alinéas a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2 demande à être déterminée objectivement, et ne nécessite pas de se prononcer sur l’intention subjective de son auteur. Elle considère que, pour répondre à cette question, il est possible d’inférer le but que « vise » un acte de sa « nature ou [de] son contexte ».
67. La Fédération de Russie ne conteste pas que l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 couvre les actes relevant des traités énumérés en annexe de la CIRFT. En revanche, elle est en désaccord avec l’Ukraine sur l’interprétation qu’il convient de donner de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2. Selon elle, l’existence d’une intention subjective directe de blesser ou de tuer des civils doit être établie pour que l’acte sous-jacent puisse être constitué. En outre, la Fédération de Russie soutient que l’acte doit avoir eu pour but principal, au-delà des objectifs militaires qui sont habituellement ceux d’une partie à un conflit armé, de répandre la terreur ou de contraindre un gouvernement.
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68. La Cour rappelle qu’elle a conclu plus haut que les actes sous-jacents définis aux alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2 n’étaient pas eux-mêmes des infractions relevant du champ d’application de la CIRFT et n’avaient de pertinence qu’en tant qu’éléments constitutifs de l’infraction de financement du terrorisme (voir paragraphe 58 ci-dessus). De fait, pour que l’infraction de financement du terrorisme soit constituée, il n’est pas nécessaire que l’acte sous-jacent ait été commis (voir paragraphe 63 ci-dessus). Aussi la Cour n’interprétera-t-elle la portée des alinéas a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2 que dans la mesure nécessaire aux fins de ses conclusions relatives aux manquements allégués aux obligations s’imposant à la Fédération de Russie en matière de coopération à la prévention et la répression de l’infraction de financement du terrorisme.
69. La Cour note que les Parties conviennent que la catégorie des actes sous-jacents définie à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 l’est par renvoi aux traités énumérés en annexe de la CIRFT. S’agissant de la catégorie des actes sous-jacents définie à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2, la Cour note qu’il ne suffit pas que des civils aient été délibérément tués ou grièvement blessés. Il est aussi essentiel de démontrer que l’acte commis, « par sa nature ou son contexte, … vis[ait] à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ».
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d) Preuve de la commission d’actes sous-jacents visés aux alinéas a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT
70. La demanderesse allègue que des groupes armés présents dans l’est de son territoire et soutenus par la Fédération de Russie ont commis un éventail d’actes constitutifs d’actes sous-jacents prohibés en vertu des alinéas a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT. Premièrement, elle affirme que l’appareil assurant le vol MH17 de la Malaysia Airlines a été abattu, alors qu’il survolait l’Ukraine orientale, par des membres de la RPD à l’aide d’un système de missiles sol-air Bouk-TELAR en violation de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article premier de la convention pour la répression d’actes illicites dirigés contre la sécurité de l’aviation civile, et que la destruction en vol de cet avion constitue ipso facto un acte sous-jacent visé à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT. Deuxièmement, elle soutient que des groupes armés présents en Ukraine orientale ont procédé à une série d’enlèvements et d’exécutions extrajudiciaires d’individus qui avaient soutenu le Gouvernement ukrainien, lui étaient autrement associés, ou avaient défendu l’unité ukrainienne. Troisièmement, elle fait valoir que des membres de la RPD et de la RPL soutenus par la Fédération de Russie ont mené une série d’attaques à la roquette et de bombardements en Ukraine orientale dans le but de terroriser les civils et de faire pression, politiquement, sur le Gouvernement ukrainien. Ainsi, un poste de contrôle civil a été pilonné à Volnovakha le 13 janvier 2015 ; un quartier civil de la ville de Marioupol a été bombardé le 24 janvier 2015 ; un quartier résidentiel de Kramatorsk a essuyé une attaque à la roquette le 10 février 2015, et la ville d’Avdiivka a été soumise à des tirs d’artillerie aveugles au début de l’année 2017. Quatrièmement, l’Ukraine allègue que des groupes armés directement appuyés par des représentants de la Fédération de Russie ont perpétré des attentats à l’explosif dans des villes ukrainiennes, au moyen d’armes que leur avaient fournies des individus en Fédération de Russie.
71. L’Ukraine soutient en outre que, au vu du concours que des représentants de la Fédération de Russie et des particuliers ressortissant à la Fédération de Russie auraient apporté aux groupes armés responsables de ces faits, il est légitime de conclure que lesdits représentants de l’État et particuliers ont commis des infractions de financement du terrorisme au sens de l’article 2 de la CIRFT.
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72. La Fédération de Russie conteste qu’aient été commis des actes sous-jacents visés aux alinéas a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT et rejette nombre d’assertions factuelles de l’Ukraine. Elle soutient que, faute d’avoir prouvé au moyen d’éléments « ayant pleine force probante » la matérialité des actes sous-jacents allégués, l’Ukraine n’a pas établi que les éléments requis pour constituer l’infraction de financement du terrorisme au sens de l’article 2 de la CIRFT étaient présents.
73. Premièrement, au sujet de la destruction de l’appareil assurant le vol MH 17 de la Malaysia Airlines, la Fédération de Russie conteste que cet appareil ait été abattu par des individus bénéficiant de son soutien, et nie avoir fourni le système de missiles Bouk-TELAR qui a été utilisé à cet effet. La défenderesse ajoute que, en tout état de cause, nul n’avait l’intention d’abattre un aéronef civil et que, partant, l’on ne saurait voir dans cet acte un acte sous-jacent prohibé en vertu de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT. Deuxièmement, la Fédération de Russie conteste les allégations de l’Ukraine quant aux meurtres commis par des groupes armés, arguant qu’il n’a pas été prouvé de manière concluante que l’un quelconque des homicides allégués ait été motivé par une
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volonté politique d’intimider une population ou de contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque. Troisièmement, s’agissant des épisodes de tirs d’artillerie, la défenderesse conteste la version des faits de l’Ukraine. Elle met en avant des éléments qui démontrent selon elle que les attaques avaient pour cible des objectifs militaires et ne visaient pas à terroriser les civils ou à arracher des concessions politiques. Quatrièmement, s’agissant des prétendus attentats à l’explosif, la Fédération de Russie avance que nombre d’entre eux, sinon tous, pourraient avoir été « mis en scène » par les services de sécurité ukrainiens, et conteste de manière générale les éléments de preuve fournis par l’Ukraine en ce qui concerne à la fois la nature des attaques et le soutien que leurs auteurs allégués auraient reçu d’individus en Russie.
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74. Avant de passer à l’examen du manquement allégué de la Fédération de Russie aux obligations lui incombant en vertu de la CIRFT, la Cour fera plusieurs remarques liminaires. La question qu’il échet à la Cour d’examiner est celle de savoir si la défenderesse a manqué aux obligations que lui impose cet instrument d’oeuvrer et de coopérer à la prévention et à la répression du financement du terrorisme, y compris en prenant des mesures pour geler les comptes de commanditaires présumés, collaborant à toute enquête relative aux auteurs présumés de telles infractions, engageant des poursuites pénales ou prenant toutes autres mesures possibles pour prévenir le financement du terrorisme. Afin d’y répondre, la Cour doit interpréter et appliquer un ensemble d’obligations invoquées par l’Ukraine, qui sont énoncées aux articles 8, 9, 10, 12 et 18 de la CIRFT. Si la Cour n’examinera les allégations d’infractions de financement de terrorisme que dans la mesure nécessaire pour pouvoir se prononcer sur les demandes de l’Ukraine, son interprétation et son analyse des obligations incombant aux Parties en vertu des articles 8, 9, 10, 12 et 18 de la CIRFT seront guidées par son interprétation des articles premier et 2 de celle-ci, et en particulier son interprétation du terme « fonds », tel que défini à l’article premier (voir paragraphe 53 ci-dessus). Il est par conséquent inutile que la Cour examine des actes sous-jacents allégués dont la commission ne résulte que de la fourniture d’armes ou d’autres moyens de commettre lesdits actes.
75. La Cour rappelle en outre que l’infraction de financement du terrorisme est à distinguer de la commission des actes sous-jacents visés aux alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT (voir paragraphe 58 ci-dessus). Pour se prononcer sur un éventuel manquement de la Fédération de Russie aux obligations invoquées par l’Ukraine, point n’est besoin pour elle de déterminer d’abord si les faits particuliers mis en avant par la demanderesse constituent des actes sous-jacents décrits aux alinéas a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT.
76. Enfin, la Cour note qu’elle ne dispose pas des éléments de preuve suffisants pour conclure que l’un quelconque des groupes armés qui sont, selon l’Ukraine, impliqués dans la commission des actes sous-jacents allégués, commet notoirement de tels actes. Dans ces circonstances, il ne peut être inféré du caractère du groupe bénéficiaire des fonds que le commanditaire savait que ceux-ci seraient utilisés en vue de commettre un acte sous-jacent visé à l’article 2 de la CIRFT (voir paragraphe 64 ci-dessus). Pour établir l’élément de connaissance, il doit être démontré que le commanditaire présumé savait, au moment de la collecte ou de la fourniture alléguées des fonds, que ceux-ci seraient utilisés pour commettre des actes sous-jacents visés aux alinéas a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT.
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3. Questions de preuve
77. Les Parties divergent quant au critère d’établissement de la preuve requis pour établir le bien-fondé des allégations de l’Ukraine relatives à la CIRFT. L’Ukraine argue, en se référant à la jurisprudence de la Cour, que celle-ci devrait exiger que le manquement allégué à une obligation prévue par la CIRFT soit établi par des éléments de preuve « suffisants » ou « convaincants ». Elle préconise aussi de recourir plus largement, en la présente espèce, aux présomptions de fait, aux indices ou preuves circonstancielles, puisque les éléments de preuve pertinents sont susceptibles de se trouver hors des frontières à l’intérieur desquelles elle exerce un « contrôle territorial exclusif ».
78. La Fédération de Russie affirme que l’Ukraine doit prouver par des éléments ayant « pleine force probante » que des infractions de financement du terrorisme ont été commises. Elle soutient qu’il ne pourrait être établi qu’à cette condition qu’elle a manqué aux obligations que lui impose la CIRFT et que la Cour ne doit pas, à partir d’une prétendue « ligne de conduite », aboutir à des présomptions de fait quant au financement du terrorisme à moins qu’il ne s’agisse de la seule déduction raisonnable qui puisse être faite compte tenu des circonstances.
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79. Il est constant que, « en règle générale, il appartient à la partie qui allègue un fait au soutien de ses prétentions de faire la preuve de l’existence de ce fait » (Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), réparations, arrêt, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 54, par. 115, citant Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), indemnisation, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 26, par. 33 ; Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 660, par. 54).
80. La Cour rappelle qu’il lui est arrivé de permettre qu’il soit « recour[u] plus largement aux présomptions de fait, aux indices ou aux preuves circonstancielles » lorsqu’un État n’exerce pas de contrôle effectif sur le territoire où se trouvent des éléments de preuve (Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), réparations, arrêt, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 67, par. 157, citant l’affaire du Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 18). Cette pratique pourra être pertinente dans le cas de certaines des allégations formulées en l’espèce concernant des faits qui se sont produits dans des zones sur lesquelles l’Ukraine n’exerce pas de contrôle effectif.
81. La Cour rappelle en outre que le critère d’établissement de la preuve peut varier d’un cas à l’autre en fonction, notamment, de la gravité de l’allégation. À cet égard, elle a observé que les « accusations d’une exceptionnelle gravité » telles que celle de génocide doivent être prouvées avec « un degré élevé de certitude » (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 129-130, par. 209-210). Dans d’autres affaires ne faisant pas intervenir des allégations d’une telle gravité, la Cour a toutefois appliqué un critère d’établissement de la preuve moins rigoureux.
82. Les griefs de l’Ukraine concernent les manquements allégués de la Fédération de Russie à des obligations découlant des articles 8, 9, 10, 12 et 18 de la CIRFT. Ces obligations ont trait à
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l’adoption de mesures spécifiques et à l’exercice d’une coopération en vue de prévenir et de réprimer le financement du terrorisme. Selon la Cour, ces griefs, s’ils sont assurément loin d’être anodins, ne revêtent toutefois pas le même degré de gravité que des allégations de génocide, et ne requièrent pas l’application d’un critère d’établissement de la preuve plus rigoureux.
83. Ainsi, la Cour, pour se prononcer sur les griefs de l’Ukraine, en sus d’évaluer la pertinence et la valeur probante des éléments produits par celle-ci, recherchera si ces éléments sont convaincants.
84. La Cour note également que chacune des dispositions de la CIRFT invoquées par la demanderesse impose aux États parties à cette convention une obligation distincte. Il lui faudra déterminer d’abord, dans chaque cas, le niveau de preuve d’un financement du terrorisme requis pour que naisse une obligation au titre de la disposition à l’examen. Ce niveau pourra varier en fonction du texte de ladite disposition et de la nature de l’obligation que celle-ci prescrit. Si elle conclut que, dans le cas de telle disposition de la CIRFT, l’obligation en cause s’imposait effectivement à la Fédération de Russie, la Cour devra ensuite rechercher si celle-ci y a manqué.
85. La Cour passera maintenant à l’examen des manquements allégués aux obligations incombant à la Fédération de Russie au titre de la CIRFT.
B. Manquements allégués à des obligations découlant de la CIRFT
1. Violation alléguée du paragraphe 1 de l’article 8
86. Le paragraphe 1 de l’article 8 de la CIRFT se lit comme suit :
« Chaque État Partie adopte, conformément aux principes de son droit interne, les mesures nécessaires à l’identification, à la détection, au gel ou à la saisie de tous fonds utilisés ou destinés à être utilisés pour commettre les infractions visées à l’article 2, ainsi que du produit de ces infractions, aux fins de confiscation éventuelle. »
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87. L’Ukraine soutient que, en n’adoptant pas les mesures nécessaires à l’identification, à la détection, au gel ou à la saisie des fonds utilisés à des fins de financement du terrorisme, la Fédération de Russie a manqué aux obligations que lui impose l’article 8 de la CIRFT. Elle affirme que l’obligation de prendre la mesure préventive consistant à geler des fonds prend naissance dès lors qu’il y a « raisonnablement lieu de soupçonner » que les fonds en question sont susceptibles d’être utilisés ou destinés à être utilisés pour financer des activités terroristes, un critère que, note-t-elle, nombre d’organisations internationales et d’États ont recommandé d’appliquer et adopté dans le cadre de la mise en oeuvre de leur législation en la matière. À l’appui de l’application du critère du « soupçon raisonnable » qu’elle préconise, l’Ukraine soutient que le gel de biens est une mesure de nature préventive dont la vocation est d’empêcher, en amont, le financement du terrorisme.
88. L’Ukraine s’appuie sur une série de notes verbales et de demandes d’entraide judiciaire communiquées à la Fédération de Russie entre 2014 et 2017. Elle affirme que ces documents
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contenaient les noms de dizaines de personnes physiques et morales, accompagnés des données relatives à leurs comptes en banque, des numéros de leurs cartes bancaires, de leur numéro de contribuable, de leur code d’immatriculation fiscale et d’autres données permettant de les identifier sur le plan administratif. Elle allègue encore qu’elle a, dans chaque cas, fait savoir à la Russie que les personnes et associations désignées s’étaient servies des comptes en question délibérément et en connaissance de cause pour réunir et virer des fonds destinés à financer des activités terroristes sur le territoire ukrainien. Selon elle, ces informations, conjuguées à la notoriété des activités de collecte de fonds au profit de la RPD et de la RPL, largement relayées dans les médias, étaient suffisantes pour donner raisonnablement matière à soupçonner que les fonds en question seraient utilisés à des fins de financement du terrorisme, et la Fédération de Russie avait, dès lors, l’obligation d’adopter des mesures tendant à geler les fonds en question. Or, argue l’Ukraine, la Fédération de Russie, une fois en possession de ces informations, n’a pris aucune mesure pour identifier, détecter, geler ou saisir lesdits fonds , en violation de l’obligation lui incombant au titre du paragraphe 1 de l’article 8 de la CIRFT.
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89. La Fédération de Russie, pour sa part, dément tout manquement aux obligations que lui impose l’article 8 de la CIRFT. Elle fait valoir que ledit article ne trouve à s’appliquer que sous réserve que la matérialité d’infractions visées à l’article 2 de la CIRFT ait été établie et uniquement en ce qui concerne des fonds dont il est avéré qu’ils sont associés à la commission desdites infractions. Elle conteste donc que l’article 8 s’applique lorsqu’il n’existe qu’un « soupçon raisonnable » que les fonds en question sont susceptibles d’être utilisés ou destinés à être utilisés pour financer des actes de terrorisme, et considère que l’utilisation d’un tel critère ne trouve aucune justification dans le texte de cette disposition.
90. La Fédération de Russie prétend en outre que la demanderesse a manqué d’établir que des actes sous-jacents avaient été commis ou que les fonds placés sur les comptes désignés avaient été utilisés ou étaient destinés à être utilisés aux fins du financement de tels actes. Elle soutient que l’Ukraine n’a précisé dans aucune des communications citées ni en quoi la fourniture alléguée d’un financement aux individus concernés aurait été constitutive de financement de la RPD ou de la RPL ni en quoi la fourniture alléguée d’un financement à la RPD ou à la RPL aurait été constitutive de financement du terrorisme. Selon la Fédération de Russie, les allégations de terrorisme et de financement du terrorisme avancées par l’Ukraine sont marquées au coin de la mauvaise foi et concernaient en réalité des campagnes menées pacifiquement en vue d’apporter une aide humanitaire à la population civile dans l’est de l’Ukraine. Enfin, la Fédération de Russie relève que plusieurs des comptes mentionnés dans les communications de l’Ukraine étaient des comptes ouverts dans des banques situées sur le territoire de celle-ci, et non de la Fédération de Russie. En conséquence, elle nie avoir eu la moindre obligation de geler ces fonds ou ces comptes.
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91. L’article 8 de la CIRFT impose aux États parties diverses obligations, dont celles d’identifier, de détecter, de geler ou de saisir les fonds utilisés ou destinés à être utilisés pour commettre les infractions visées à l’article 2. La Cour commencera par examiner le niveau de preuve
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requis pour que naisse une obligation au titre de l’article 8. De l’avis de la Cour, le seuil applicable, dans le cas de l’article 8 de la CIRFT, pourra varier en fonction de la portée et de la nature de l’obligation précisément considérée. Ainsi, pour l’obligation d’identifier et de détecter les fonds destinés à être utilisés à des fins de financement de terrorisme, le niveau d’exigence en matière de preuve sera moindre que lorsqu’il s’agira de l’obligation de geler des fonds. De même, la décision de geler des fonds pourra nécessiter l’application d’un niveau de preuve différent de celui requis dans le cas de la décision, plus grave, d’en saisir. L’Ukraine n’a pas désigné de fonds ou de comptes spécifiques que la Fédération de Russie aurait manqué d’identifier ou de détecter. La Cour note que le grief de l’Ukraine porte principalement sur le manquement allégué de la Fédération de Russie à son obligation de geler certains fonds appartenant à des individus et organisations qui seraient impliqués dans des activités de financement du terrorisme. Il est par conséquent nécessaire de déterminer le niveau de preuve au-delà duquel un État partie à la CIRFT sera tenu de geler des fonds dont il est allégué qu’ils sont utilisés ou destinés à être utilisés à des fins de financement du terrorisme.
92. La Cour estime que le gel de fonds est une mesure de prévention qui ne requiert pas que soit établie la matérialité de l’infraction de financement du terrorisme visée à l’article 2 de la CIRFT. Cela étant, elle a conscience qu’il s’agit d’une mesure lourde de conséquences qui peut limiter considérablement la capacité d’une personne à user et à disposer de fonds qui lui appartiennent. Compte tenu de ce qui précède, la Cour est d’avis que l’obligation de geler des fonds au titre de l’article 8 ne devient applicable que lorsque l’État partie concerné a des motifs raisonnables de soupçonner que ces fonds sont destinés à être utilisés à des fins de financement du terrorisme.
93. La Cour observe que ce critère des motifs raisonnables de soupçonner correspond à celui que préconise le Groupe d’action financière (ci-après le « GAFI ») dans ses recommandations spéciales en matière de lutte contre le financement du terrorisme. Le GAFI est un organisme intergouvernemental qui lutte, entre autres, contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, notamment en formulant des recommandations destinées à aider les États à mettre en oeuvre et se conformer aux obligations qui leur incombent en vertu des instruments internationaux applicables, tels que la CIRFT. Bien que les États parties à cette dernière ne soient pas tous membres du GAFI, la manière dont ceux qui le sont ont interprété et appliqué la CIRFT au sein de cet organisme constitue une pratique pertinente aux fins de l’interprétation des dispositions de celle-ci. La Cour relève en outre que la Fédération de Russie est membre du GAFI, et que l’Ukraine a coopéré avec celui-ci à l’élaboration de rapports d’évaluation mutuelle dans lesquels est résumée et appréciée la mise en oeuvre sur le territoire ukrainien de mesures de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. La Cour fait également observer que l’application de l’article 8 suppose, aux termes de celui-ci, que « [c]haque État Partie adopte, conformément aux principes de son droit interne, les mesures nécessaires ». À cet égard, il est utile de relever que le droit interne russe prévoit le gel de biens lorsqu’il existe « des motifs suffisants de soupçonner » que ces biens servent à financer le terrorisme. La Cour considère que le critère ainsi appliqué dans le droit interne russe est analogue à celui des « motifs raisonnables de soupçonner ».
94. La Cour doit ensuite déterminer si les informations dont disposait la défenderesse étaient suffisantes pour placer celle-ci dans l’obligation d’ordonner le gel de fonds particuliers. Pour que les obligations prévues à l’article 8 trouvent à s’appliquer, il n’est pas, aux termes dudit article, indispensable qu’un État partie ait reçu de telles informations d’un autre État partie. Par conséquent, un État partie peut être tenu de prendre des mesures au titre de cet article indépendamment du moyen par lequel il aura pris connaissance de ce que des fonds donnés sont utilisés ou destinés à être utilisés pour commettre des infractions visées à l’article 2 de la CIRFT. En l’espèce, les arguments de
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l’Ukraine se rapportent essentiellement aux informations que celle-ci a communiquées à la Fédération de Russie quant à l’utilisation alléguée de certains fonds et comptes bancaires à cet effet. La Cour concentrera donc son examen sur ces communications.
95. Sur l’ensemble des notes verbales et demandes d’entraide judiciaire que l’Ukraine a produites devant la Cour, quatre seulement contiennent des descriptions de personnes et comptes spécifiques censés être associés au financement d’actes sous-jacents visés par la CIRFT. C’est notamment le cas de deux notes verbales en date, respectivement, des 12 et 29 août 2014 adressées au ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine. Toutes deux contiennent des allégations générales au sujet de transferts de fonds de la Fédération de Russie vers la RPD et la RPL, et d’autres allégations concernant des personnes nommément désignées ainsi que l’utilisation de comptes et cartes bancaires et de portefeuilles électroniques précisément identifiés pour ces transferts. L’Ukraine invoquait dans chacune de ces notes l’article 8 de la CIRFT et demandait aux autorités russes de prendre des mesures pour identifier, détecter, geler et saisir tous les fonds utilisés ou destinés à être utilisés en vue de la commission des infractions alléguées.
96. Sont également pertinentes deux demandes d’entraide judiciaire en date des 11 novembre et 3 décembre 2014, adressées aux autorités compétentes de la Fédération de Russie par la division centrale des enquêtes du ministère de l’intérieur de l’Ukraine. Bien que moins détaillées que les notes verbales d’août 2014, l’une et l’autre contenaient des allégations touchant à la collecte de fonds destinés à la RPL et donnaient à la Fédération de Russie des informations sur différents comptes bancaires censés être utilisés à cette fin.
97. Ayant examiné les allégations et les éléments de preuve contenus dans ces documents, la Cour conclut que ces derniers n’étaient pas suffisamment précis et détaillés pour donner à la Fédération de Russie des motifs raisonnables de soupçonner que les comptes, cartes bancaires et autres instruments financiers qui y sont énumérés étaient utilisés ou destinés à être utilisés pour commettre les infractions visées à l’article 2 de la CIRFT. En particulier, les documents n’offrent que des descriptions vagues et très générales des actes qui auraient été commis par des membres de la RPD et de la RPL et dont il a été allégué qu’ils présentaient les caractéristiques requises pour constituer des actes sous-jacents au regard des alinéas a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT. Par conséquent, les éléments de preuve ne démontrent pas que les commanditaires présumés « sa[vaie]nt » que les fonds qu’ils fournissaient seraient utilisés pour commettre des actes constitutifs d’actes sous-jacents. L’Ukraine n’a pas non plus établi que la Fédération de Russie aurait dû avoir connaissance de ces informations grâce à une autre source. En l’absence d’éléments de preuve convaincants, la Fédération de Russie n’avait pas de motifs raisonnables de soupçonner que les fonds en question seraient utilisés à des fins de financement du terrorisme et, partant, elle n’était pas dans l’obligation de les geler.
98. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’a pas été établi que la Fédération de Russie avait manqué à ses obligations découlant du paragraphe 1 de l’article 8 de la CIRFT. En conséquence, la demande soumise par l’Ukraine sur le fondement de l’article 8 ne peut être accueillie.
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2. Violation alléguée du paragraphe 1 de l’article 9
99. Le paragraphe 1 de l’article 9 de la CIRFT se lit comme suit :
« Lorsqu’il est informé que l’auteur ou l’auteur présumé d’une infraction visée à l’article 2 pourrait se trouver sur son territoire, l’État Partie concerné prend les mesures qui peuvent être nécessaires conformément à sa législation interne pour enquêter sur les faits portés à sa connaissance. »
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100. L’Ukraine avance que la Fédération de Russie a manqué à maintes reprises d’enquêter sur des infractions présumées de financement du terrorisme qui auraient été commises par des personnes se trouvant sur le territoire russe et qu’elle a, ce faisant, failli aux obligations qui lui incombent au titre de l’article 9 de la CIRFT. Selon l’Ukraine, alors qu’elle-même lui avait soumis de nombreuses demandes en ce sens, la Fédération de Russie n’a pas véritablement cherché à mener des enquêtes sur les personnes désignées dans ces communications ou n’a fait aucun cas de celles-ci. La demanderesse considère que l’article 9 est formulé en termes généraux et fixe, en ce qui concerne l’obligation d’enquêter, un niveau d’exigence en matière de preuve relativement peu élevé. Elle affirme que l’article 9 impose à tout État partie, aussitôt qu’il est informé d’allégations de financement du terrorisme, d’« enquêter sur les faits portés à sa connaissance » et, si « les circonstances le justifient », de « prend[re] les mesures appropriées … pour assurer la présence d[u suspect] aux fins de poursuites ou d’extradition ». Selon elle, un État n’est nullement tenu, pour avoir l’obligation d’ouvrir une enquête, d’avoir reçu des informations identifiant une personne précise ou contenant des éléments détaillés donnant raisonnablement matière à soupçonner qu’une infraction de financement du terrorisme a été commise.
101. La Fédération de Russie se défend de tout manquement à des obligations prévues à l’article 9 de la CIRFT. Elle estime que cet article n’impose pas à un État partie d’examiner toute allégation de financement du terrorisme. L’État requérant doit communiquer des informations suffisantes à propos de personnes précises présentes sur le territoire de l’État requis, ainsi que des éléments de preuve donnant « raisonnablement lieu de soupçonner » qu’une infraction de financement du terrorisme visée à l’article 2 de la CIRFT a été commise. La Fédération de Russie estime que les informations reçues de l’Ukraine ne s’accompagnaient pas de références suffisantes ni même crédibles au financement du terrorisme par des personnes précises. En particulier, elle souligne que les notes verbales auxquelles se réfère l’Ukraine ne contenaient, en guise d’éléments d’information, guère plus que des affirmations péremptoires. En outre, elle prétend que l’Ukraine, lorsqu’elle l'a invitée à lui communiquer des informations complémentaires, y compris des « données factuelles » sur les enquêtes pénales qu’elle avait diligentées, n’a pas répondu. La Fédération de Russie affirme par conséquent qu’elle n’était nullement tenue d’enquêter au sujet de personnes présentes sur son territoire et que l’Ukraine n’a pas établi l’existence d’une violation de l’article 9 de la CIRFT.
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102. L’article 9 de la CIRFT concerne l’obligation qu’a un État partie d’enquêter sur les allégations de commission d’infractions de financement du terrorisme dont les auteurs présumés se trouveraient sur son territoire.
103. La Cour commencera de nouveau par examiner le niveau de preuve requis pour que naisse l’obligation d’enquêter sur des faits allégués susceptibles de constituer une infraction de financement du terrorisme. Le seuil fixé en la matière par le paragraphe 1 de l’article 9 est relativement peu élevé. S’agissant de l’obligation d’enquêter, ledit paragraphe exige seulement qu’un État partie soit informé que l’auteur ou l’auteur « présumé » d’une infraction de financement du terrorisme pourrait se trouver sur son territoire. Lorsque les informations communiquées font seulement état de « présomptions » relatives à la commission d’une infraction visée à l’article 2, il n’est pas nécessaire que celle-ci soit avérée. C’est en effet précisément le but de l’enquête que de mettre au jour les faits indispensables pour déterminer si une infraction pénale a été commise. Tous les détails relatifs à l’infraction peuvent ne pas encore être connus et les faits portés à la connaissance de l’État partie peuvent donc être de nature générale. Qui plus est, aux fins de l’obligation d’enquêter, l’article 9 n’exige pas qu’un État partie reçoive des informations d’un autre État partie. Toute information crédible provenant d’une autre source peut faire naître une telle obligation.
104. Cela étant, la Cour considère que l’article 9 n’impose pas l’ouverture d’une enquête dans le cas d’allégations de financement du terrorisme que rien ne viendrait étayer. Exiger des États parties qu’ils entament des enquêtes dans de telles circonstances ne serait pas conforme à l’objet et au but de la CIRFT.
105. Si un État partie a reçu suffisamment d’informations indiquant qu’une infraction de financement du terrorisme aurait été commise par une personne se trouvant sur son territoire, il a l’obligation d’enquêter sérieusement sur les faits allégués dans le respect des lois et procédures auxquelles il a pour pratique de se conformer lorsque des informations sur la perpétration d’un crime grave sont portées à sa connaissance. Lorsqu’il s’acquitte de cette obligation, il doit en outre s’efforcer de coopérer avec tous autres États parties intéressés et leur communiquer rapidement les résultats de son enquête (voir le paragraphe 6 de l’article 9 de la CIRFT). Cette obligation de coopérer aux fins d’enquêtes sur des infractions de financement de terrorisme découle aussi de l’objet et du but de la CIRFT, laquelle vise, ainsi qu’énoncé en son préambule, à « renforcer la coopération internationale entre les États » en matière de prévention et de répression du financement du terrorisme.
106. La Cour examinera à présent si la Fédération de Russie a reçu des informations suffisantes pour mettre à sa charge une obligation d’enquêter sur des allégations d’infractions visées par l’article 2 de la CIRFT. L’Ukraine a évoqué plusieurs notes verbales adressées au ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie par son propre ministère des affaires étrangères, contenant selon elle des allégations crédibles de financement du terrorisme par des personnes se trouvant sur le territoire de la Fédération de Russie. La Cour s’intéressera à trois d’entre elles, à savoir les notes verbales datées des 12 et 29 août et du 3 novembre 2014. Elle observe que les autres notes verbales versées au dossier ne portent que sur la fourniture alléguée de moyens de commettre des actes sous-jacents, dont celle d’armes, de munitions ou d’équipements militaires. Les faits qui y sont allégués n’entrent donc pas dans le champ d’application de l’article 2 de la CIRFT (voir paragraphe 53 ci-dessus).
107. De l’avis de la Cour, les trois documents susmentionnés, et en particulier les notes verbales en date des 12 et 29 août 2014, contenaient des allégations suffisamment détaillées pour
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placer la Fédération de Russie dans l’obligation d’enquêter sur les faits qui y étaient rapportés. Les informations reçues comprenaient un résumé des types de comportement que l’Ukraine imputait à des membres de groupes armés associés à la RPD et à la RPL et jugeait constitutifs d’actes sous-jacents relevant de la CIRFT, les noms de plusieurs individus soupçonnés de financement du terrorisme et des renseignements sur les comptes utilisés et les types de biens achetés avec les fonds transférés. La Cour considère que ces informations satisfaisaient au niveau d’exigence relativement peu élevé que fixe l’article 9 et imposaient donc à la défenderesse d’enquêter.
108. Compte tenu de la conclusion qui précède, la Cour doit à présent déterminer si la Fédération de Russie s’est acquittée de son obligation d’enquêter sérieusement sur les faits allégués dans les notes verbales. Le ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie a d’abord répondu aux communications de l’Ukraine par une note verbale datée du 14 octobre 2014. Il y informait l’Ukraine de la « nécessité de fournir à la partie russe des éléments de preuve sur la substance des points évoqués » dans ses notes verbales. La Fédération de Russie n’a cependant donné aucun éclaircissement quant aux informations complémentaires qui étaient précisément requises.
109. Subséquemment, le 31 juillet 2015, comme suite aux informations reçues de l’Ukraine, le ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie a adressé à celle-ci une note verbale détaillant les mesures qui avaient été prises par les autorités russes compétentes. Y étaient notamment mentionnés les résultats des enquêtes menées sur deux des auteurs présumés d’infractions désignés par l’Ukraine. La Fédération de Russie concluait qu’aucun de ceux-ci n’était impliqué dans l’apport de soutien financier à la RPD et la RPL. Elle ne donnait toutefois aucune information claire au sujet des autres personnes mises en cause dont l’Ukraine avait affirmé dans ses communications qu’elles se trouvaient sur le territoire de la Fédération de Russie. Dans un cas, elle déclarait avoir donné les instructions nécessaires pour obtenir les données personnelles des intéressés et des informations sur leurs comptes bancaires. Dans plusieurs autres, elle affirmait qu’il « n’exist[ait] aucune trace de ces personnes en Fédération de Russie » ou qu’il n’avait pas été possible de déterminer où elles se trouvaient. Enfin, pour toute réaction aux informations figurant dans la note verbale de l’Ukraine en date du 29 août 2014, le ministre des affaires étrangères de la Fédération de Russie s’est contenté d’indiquer que « les résultats des mesures opérationnelles d’investigation visant à identifier les personnes nommées [dans cette] note … [étaie]nt en cours d’examen ».
110. La Cour prend note du temps qui s’est écoulé avant que la Fédération de Russie ne communique les réponses susmentionnées aux notes verbales de l’Ukraine. À cet égard, elle observe que, dans son rapport d’évaluation mutuelle concernant les mesures prises par la Fédération de Russie pour lutter contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme de 2019, le GAFI indique que la Fédération de Russie répond généralement aux demandes d’entraide judiciaire « dans un délai d’un à deux mois » (GAFI, « Anti-money laundering and counter-terrorist financing measures — Russian Federation, Fourth Round Mutual Evaluation Report » (décembre 2019), p. 203). Il est donc remarquable que, près d’un an après avoir reçu les communications contenant les allégations de l’Ukraine, la Fédération de Russie n’ait apparemment pas même identifié plusieurs des auteurs présumés d’infractions de financement du terrorisme. Qui plus est, en cas de difficultés à déterminer où se trouvaient ou qui étaient certaines des personnes nommément désignées dans les communications de l’Ukraine, la défenderesse se devait de rechercher la coopération de cette dernière pour mener les enquêtes nécessaires et lui préciser quelles autres informations auraient pu être requises (voir paragraphe 105 ci-dessus).
111. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la Fédération de Russie a manqué aux obligations lui incombant au titre du paragraphe 1 de l’article 9 de la CIRFT.
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3. Violation alléguée du paragraphe 1 de l’article 10
112. Le paragraphe 1 de l’article 10 de la CIRFT est ainsi libellé :
« Dans les cas où les dispositions de l’article 7 sont applicables, l’État Partie sur le territoire duquel se trouve l’auteur présumé de l’infraction est tenu, s’il ne l’extrade pas, de soumettre l’affaire, sans retard excessif et sans aucune exception, que l’infraction ait été ou non commise sur son territoire, à ses autorités compétentes pour qu’elles engagent des poursuites pénales selon la procédure prévue par sa législation. Ces autorités prennent leur décision dans les mêmes conditions que pour toute autre infraction de caractère grave conformément aux lois de cet État. »
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113. L’Ukraine avance que la Fédération de Russie a manqué aux obligations que lui impose le paragraphe 1 de l’article 10 en ne prenant pas la moindre mesure en vue d’extrader ou de poursuivre des auteurs présumés d’infractions de financement du terrorisme se trouvant sur son territoire. La demanderesse considère que les obligations prévues à l’article 10 s’appliquent indépendamment du point de savoir si c’est un autre État qui a donné les informations relatives à l’infraction, ou si l’État partie lui-même aurait dû savoir que des actes de financement du terrorisme se produisaient sur son territoire. En outre, l’Ukraine affirme que la Fédération de Russie ne peut exciper de ce qu’elle a manqué d’enquêter sur des infractions de financement du terrorisme pour s’abstenir de poursuivre ou d’extrader des personnes soupçonnées de commettre de telles infractions.
114. La Fédération de Russie, pour sa part, argue qu’elle s’est acquittée des obligations lui incombant en vertu de l’article 10 de la CIRFT. Elle fait valoir que l’obligation de poursuivre ou d’extrader au sens de cet article ne devient applicable que lorsque les informations données à l’État partie font état d’une infraction de financement du terrorisme et précisent qui en serait l’auteur. La défenderesse souligne en outre que le paragraphe 1 de l’article 10 n’impose pas d’obligation absolue de poursuivre ou d’extrader, et qu’il admet l’éventualité que les autorités judiciaires concluent à l’absence de base suffisante pour engager des poursuites si les éléments de preuve censés établir la matérialité d’une infraction de financement du terrorisme sont limités. La Fédération de Russie affirme qu’elle n’avait nullement l’obligation d’engager des poursuites, l’Ukraine n’ayant pas établi qu’il y avait ne serait-ce que raisonnablement lieu de soupçonner que les personnes qu’elle avait identifiées se fussent livrées au financement du terrorisme.
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115. Le paragraphe 1 de l’article 10 exige des États parties à la CIRFT qu’ils poursuivent ou extradent les auteurs présumés d’infractions de financement du terrorisme au sens de l’article 2. La Cour constate que la demanderesse n’a pas porté à son attention la moindre demande d’extradition visant les auteurs présumés de telles infractions et que son argumentation semble par conséquent exclusivement axée sur une allégation de manquement par la Fédération de Russie à son obligation de poursuivre.
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116. La Cour commence par relever que la formulation du paragraphe 1 de l’article 10 ressemble fort à celle employée dans de nombreuses autres conventions internationales et, en particulier, au paragraphe 1 de l’article 7 de la convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants adoptée le 10 décembre 1984 (ci-après la « convention contre la torture »). Elle a eu l’occasion d’examiner la portée de cette dernière disposition dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal) (C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 422).
117. Dans cet arrêt, la Cour a donné de la disposition en question la description suivante :
« Ainsi qu’il ressort des travaux préparatoires de la convention, le paragraphe 1 de l’article 7 s’inspire d’une disposition similaire contenue dans la convention pour la répression de la capture illicite d’aéronefs, signée à La Haye le 16 décembre 1970. L’obligation de soumettre l’affaire aux autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale (ci-après l’“obligation de poursuivreˮ) a été conçue de manière à laisser à celles-ci le soin de décider s’il y a lieu ou non d’engager des poursuites, dans le respect de l’indépendance du système judiciaire respectif des États parties. Les deux conventions précitées soulignent d’ailleurs que ces autorités prennent leur décision dans les mêmes conditions que pour toute infraction de droit commun de caractère grave en vertu du droit de cet État (paragraphe 2 de l’article 7 de la convention contre la torture et article 7 de la convention de La Haye de 1970). Il en découle que les autorités compétentes saisies gardent la maîtrise du déclenchement des poursuites, en fonction des preuves à leur disposition et des règles pertinentes de la procédure pénale. » (Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal, arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 454-455, par. 90.)
118. De même que l’obligation de poursuivre ou d’extrader énoncée dans la convention contre la torture, les obligations visées au paragraphe 1 de l’article 10 de la CIRFT sont normalement mises en oeuvre après que l’État partie concerné s’est acquitté d’autres obligations que lui impose la CIRFT, notamment celle, énoncée à l’article 9, d’enquêter sur les faits allégués de financement du terrorisme (voir Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 455, par. 91). Ce n’est, généralement, qu’au terme d’une enquête qu’il peut être décidé de saisir de tels faits les autorités compétentes à des fins de poursuites. En outre, de même que celle examinée par la Cour dans l’affaire susmentionnée, l’obligation aut dedere aut judicare figurant à l’article 10 de la CIRFT ne constitue pas une obligation absolue de poursuivre (ibid., p. 455, par. 90). Les autorités compétentes des États parties à la CIRFT conservent la responsabilité de déterminer s’il convient d’engager des poursuites en fonction des éléments de preuve disponibles et selon les règles de droit applicables, étant entendu qu’elles prennent leur décision dans les mêmes conditions que pour d’autres infractions graves en vertu du droit de ces États.
119. La Cour note que la décision de saisir les autorités compétentes à des fins de poursuites est une décision lourde de conséquences qui requiert, à tout le moins, qu’il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu’une infraction a été commise. Elle rappelle qu’elle a conclu que les informations communiquées par l’Ukraine à la Fédération de Russie ne fournissaient pas de tels motifs de soupçonner que des infractions de financement du terrorisme au sens de l’article 2 de la CIRFT avaient été commises (voir paragraphe 97 ci-dessus). Au vu de cette conclusion, la Cour ne considère pas que la Fédération de Russie était dans l’obligation, au titre de l’article 10 de la CIRFT, de saisir dans tel ou tel cas précis les autorités compétentes à des fins de poursuites.
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120. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’a pas été établi que la Fédération de Russie avait manqué à ses obligations découlant du paragraphe 1 de l’article 10 de la CIRFT. En conséquence, la demande soumise par l’Ukraine sur le fondement de l’article 10 ne peut être accueillie.
4. Violation alléguée du paragraphe 1 de l’article 12
121. L’article 12 de la CIRFT dispose notamment ce qui suit :
« 1. Les États Parties s’accordent l’entraide judiciaire la plus large possible pour toute enquête ou procédure pénale ou procédure d’extradition relative aux infractions visées à l’article 2, y compris pour l’obtention des éléments de preuve en leur possession qui sont nécessaires aux fins de la procédure.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
5. Les États Parties s’acquittent des obligations qui leur incombent en vertu des paragraphes 1 et 2 en conformité avec tout traité ou autre accord d’entraide judiciaire ou d’échange d’informations qui peut exister entre eux. En l’absence d’un tel traité ou accord, les États Parties s’accordent cette entraide en conformité avec leur législation interne. »
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122. L’Ukraine affirme que la Fédération de Russie a manqué aux obligations que lui impose le paragraphe 1 de l’article 12 de la CIRFT en lui refusant toute assistance dans ses enquêtes sur des infractions de financement du terrorisme. Elle invoque à cet égard au moins 12 demandes d’entraide judiciaire qu’elle avait soumises à la Fédération de Russie. Elle estime qu’elle n’était pas tenue d’y mentionner expressément la CIRFT et soutient que la Fédération de Russie avait connaissance de ce que l’Ukraine sollicitait cette aide en rapport avec des infractions de financement du terrorisme.
123. L’Ukraine fait valoir que la Fédération de Russie a invoqué de prétendues « formalités procédurales » et « considérations techniques » pour refuser son assistance. Elle interroge également le refus de la Fédération de Russie de faire droit à ses demandes d’entraide judiciaire pour des raisons de souveraineté et de sécurité, arguant que la défenderesse était tenue de motiver ce refus plus explicitement qu’elle ne l’a fait et que c’est de mauvaise foi qu’elle a invoqué ces exceptions. L’Ukraine appelle en outre l’attention sur les retards prolongés avec lesquels la Fédération de Russie répond à ses demandes d’entraide judiciaire, qui selon elle attestent encore la mauvaise foi de la défenderesse et emportent manquement aux obligations que lui impose l’article 12.
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124. La Fédération de Russie, pour sa part, conteste tout manquement à ses obligations découlant du paragraphe 1 de l’article 12. Elle considère que cette disposition ne s’applique que lorsqu’une enquête ou procédure pénale est en cours, que celle-ci est fondée sur des allégations se
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rapportant à une infraction visée à l’article 2 de la CIRFT et qu’il n’existe aucun motif prévu par les traités applicables ou les arrangements juridiques conclus entre les Parties de refuser l’entraide judiciaire. La défenderesse fait valoir que les demandes d’entraide judiciaire auxquelles se réfère l’Ukraine ne mentionnaient ni ne concernaient l’infraction de financement du terrorisme visée à l’article 2 de la CIRFT, mais portaient sur d’autres infractions réprimées par le droit ukrainien.
125. La Fédération de Russie soutient qu’elle a rejeté les demandes de l’Ukraine ou reporté leur traitement parce que les autorités ukrainiennes ne s’étaient pas conformées aux dispositions conventionnelles applicables, notamment celle concernant la traduction des documents en russe, ou en raison de l’existence d’un risque pour sa souveraineté ou sa sécurité. Enfin, la défenderesse considère qu’elle n’avait pas à expliquer par le menu son rejet de certaines demandes de l’Ukraine, les deux Parties ayant pour pratique, lorsqu’elles refusent de faire droit à telles demandes, d’invoquer des raisons de souveraineté ou de sécurité sans entrer dans le détail.
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126. L’article 12 de la CIRFT exige des États parties qu’ils s’entraident dans leurs enquêtes portant sur le financement du terrorisme. Dans ses plaidoiries, la demanderesse a indiqué que, selon les données en sa possession, elle avait soumis 91 demandes d’entraide judiciaire à la Fédération de Russie entre 2014 et 2020, dont 29 seulement ont été exécutées. La défenderesse, pour sa part, fait valoir que, pendant la même période, les autorités russes ont en fait reçu de l’Ukraine 814 demandes d’entraide judiciaire, dont 777 ont été entièrement exécutées. La Cour n’est pas en mesure, au vu des éléments de preuve dont elle dispose, de vérifier les assertions de l’une ou l’autre des Parties. Elle ne peut se prononcer que sur les demandes d’entraide judiciaire qui lui ont été communiquées, soit les 12 demandes mentionnées plus haut, qui ont été présentées entre septembre 2014 et novembre 2017.
127. La Cour recherchera à présent si les éléments de preuve démontrent que la Fédération de Russie a manqué de se conformer aux obligations lui incombant en vertu de l’article 12 en ce qui concerne ces 12 demandes d’entraide judiciaire. Elle doit d’abord déterminer si celles-ci entrent dans le champ d’application de l’article en question. À cet égard, elle constate que les États disposent d’une latitude non négligeable en matière de mise en oeuvre de la CIRFT dans leur droit interne. Pour relever de l’article 12, il suffit qu’une enquête ait pour objet des infractions visées à l’article 2 de cet instrument. La Cour ne considère donc pas que la CIRFT elle-même doive être spécifiquement mentionnée dans une demande d’entraide judiciaire pour que l’obligation prévue par l’article 12 devienne applicable.
128. Trois seulement des 12 demandes d’entraide judiciaire communiquées par l’Ukraine concernaient des enquêtes menées sur l’apport de fonds à des personnes ou organisations qui se seraient livrées à la commission d’actes sous-jacents. Il s’agit des demandes que l’Ukraine a adressées aux autorités compétentes russes les 11 novembre 2014, 3 décembre 2014 et 28 juillet 2015, alléguant dans chaque cas que des citoyens de la Fédération de Russie étaient impliqués dans la collecte de fonds au profit de la RPD ou de la RPL. Les neuf autres demandes d’entraide judiciaire portaient sur des allégations qui concernaient soit la commission d’actes susceptibles de constituer des actes sous-jacents, soit la fourniture de moyens armes, munitions et équipements militaires notamment de commettre de tels actes. Conformément à l’interprétation que la Cour a faite de l’article premier de la CIRFT, de tels comportements n’entrent pas dans le champ d’application de l’article 2 et, partant, les demandes contenant pareilles allégations ne peuvent donner lieu à un
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manquement par la Fédération de Russie aux obligations que lui impose l’article 12. La Cour limitera donc son analyse à la question de savoir si la défenderesse a honoré les obligations qui lui incombent en vertu de l’article 12 s’agissant des trois demandes d’entraide judiciaire susmentionnées.
129. La Cour observe que, selon le paragraphe 5 de l’article 12, les États parties concernés doivent s’acquitter des obligations qui leur incombent en vertu du paragraphe 1 de ce même article en conformité avec les autres traités d’entraide judiciaire en vigueur entre eux. Les traités applicables en la présente espèce sont notamment la convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale adoptée le 20 avril 1959 et la convention relative à l’entraide judiciaire et aux relations judiciaires en matière civile, familiale et pénale adoptée le 22 janvier 1993.
130. Les demandes d’entraide judiciaire en date des 11 novembre et 3 décembre 2014 comprenaient toutes deux des allégations indiquant que des membres de la Douma d’État russe collectaient des fonds destinés à la RPL et avaient diffusé des déclarations publiques en ligne à cette fin. La demande en date du 28 juillet 2015 faisait état de l’implication du chef d’état-major des forces armées russes dans le financement de « groupes armés extrajudiciaires » actifs en Ukraine orientale ainsi que dans la création de la RPD et de la RPL. Aucune de ces trois demandes ne contenait toutefois de description détaillée des actes sous-jacents qu’auraient commis les bénéficiaires des fonds fournis, ni d’éléments indiquant que les commanditaires présumés savaient que ces fonds seraient utilisés pour commettre de tels actes (voir paragraphe 64 ci-dessus). En conséquence, la Cour estime que les demandes d’entraide judiciaire mentionnées par l’Ukraine n’ont pas mis à la charge de la Fédération de Russie une obligation d’accorder à la demanderesse, au titre de l’article 12 de la CIRFT, « l’entraide judiciaire la plus large possible » pour les enquêtes pénales en question. Compte tenu de ce qui précède, la Cour n’est pas tenue de déterminer si le rejet par la Fédération de Russie de ces demandes d’entraide judiciaire était fondé sur les motifs légitimes prévus à cet égard par les traités d’entraide judiciaire en vigueur entre les Parties.
131. Pour les raisons mentionnées ci-dessus, la Cour conclut qu’il n’a pas été établi que la Fédération de Russie avait manqué à ses obligations découlant du paragraphe 1 de l’article 12 de la CIRFT. En conséquence, la demande soumise par l’Ukraine sur le fondement de l’article 12 de la CIRFT ne peut être accueillie.
5. Violation alléguée du paragraphe 1 de l’article 18
132. Le paragraphe 1 de l’article 18 de la CIRFT est libellé comme suit :
« Les États Parties coopèrent pour prévenir les infractions visées à l’article 2 en prenant toutes les mesures possibles, notamment en adaptant si nécessaire leur législation interne, afin d’empêcher et de contrecarrer la préparation sur leurs territoires respectifs d’infractions devant être commises à l’intérieur ou à l’extérieur de ceux-ci, notamment :
a) Des mesures interdisant sur leur territoire les activités illégales de personnes et d’organisations qui, en connaissance de cause, encouragent, fomentent, organisent ou commettent des infractions visées à l’article 2 ;
b) Des mesures faisant obligation aux institutions financières et aux autres professions intervenant dans les opérations financières d’utiliser les moyens disponibles les plus efficaces pour identifier leurs clients habituels ou occasionnels, ainsi que les clients
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dans l’intérêt desquels un compte est ouvert, d’accorder une attention particulière aux opérations inhabituelles ou suspectes et de signaler les opérations présumées découler d’activités criminelles. À cette fin, les États Parties doivent envisager :
i) D’adopter des réglementations interdisant l’ouverture de comptes dont le titulaire ou le bénéficiaire n’est pas identifié ni identifiable et des mesures garantissant que ces institutions vérifient l’identité des véritables détenteurs de ces opérations ;
ii) S’agissant de l’identification des personnes morales, d’exiger que les institutions financières prennent, si nécessaire, des mesures pour vérifier l’existence et la structure juridiques du client en obtenant d’un registre public ou du client, ou des deux, une preuve de la constitution en société comprenant notamment des renseignements concernant le nom du client, sa forme juridique, son adresse, ses dirigeants et les dispositions régissant le pouvoir d’engager la personne morale ;
iii) D’adopter des réglementations qui imposent aux institutions financières l’obligation de signaler promptement aux autorités compétentes toutes les opérations complexes, inhabituelles, importantes, et tous les types inhabituels d’opérations, lorsqu’elles n’ont pas de cause économique ou licite apparente, sans crainte de voir leur responsabilité pénale ou civile engagées pour violation des règles de confidentialité, si elles rapportent de bonne foi leurs soupçons ;
iv) D’exiger des institutions financières qu’elles conservent, pendant au moins cinq ans, toutes les pièces nécessaires se rapportant aux opérations tant internes qu’internationales. »
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133. L’Ukraine fait valoir que le paragraphe 1 de l’article 18 de la CIRFT prévoit une obligation de large portée de « coop[érer] pour prévenir les infractions [de financement du terrorisme] », notamment « en prenant toutes les mesures possibles … afin d’empêcher et de contrecarrer la préparation » de telles infractions. Elle soutient que cette disposition ne se contente pas de prescrire l’adoption d’un cadre réglementaire pour la prévention du financement du terrorisme, mais contient une obligation de prendre toutes les mesures possibles pour empêcher que des infractions visées à l’article 2 de la CIRFT ne se produisent. La demanderesse souligne en outre que cette obligation s’applique à la commission d’infractions de financement du terrorisme par des personnes privées comme par des représentants de l’État. Elle soutient que l’article 18 impose l’obligation de « coop[érer] » pour prévenir le financement du terrorisme et que, par conséquent, il est manqué à cette obligation dès lors que les mesures visées ne sont pas prises alors qu’elles sont requises, que des actes de financement du terrorisme soient finalement commis ou non.
134. De l’avis de l’Ukraine, la Fédération de Russie a manqué aux obligations que lui impose l’article 18 en ne prenant pas au moins quatre « mesures possibles » (« practicable measures ») pour prévenir le financement du terrorisme. Premièrement, l’Ukraine affirme que la Fédération de Russie n’a pas pris de mesures visant à prévenir un tel financement par ses représentants, arguant que la défenderesse n’a pas donné consigne à ses représentants de s’abstenir de procurer des ressources à des groupes qui étaient les auteurs notoires d’actes de terrorisme en Ukraine. Deuxièmement, elle
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soutient que la Fédération de Russie n’a pris aucune mesure pour mener des enquêtes sur des acteurs privés qui finançaient ouvertement le terrorisme dans l’est de l’Ukraine ou pour empêcher ce financement. Troisièmement, elle fait valoir que la Fédération de Russie n’a pas cherché à surveiller sa frontière afin d’empêcher le transfert d’armes ou d’autres formes de soutien à des groupes armés, malgré ses demandes de coopération en matière de contrôle des frontières. Enfin, elle allègue que la Fédération de Russie n’a pas surveillé ni démantelé les réseaux de financement et de collecte de fonds actifs en territoire russe, notamment ceux associés au financement de la RPD et de la RPL.
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135. La Fédération de Russie, pour sa part, soutient que les obligations imposées par le paragraphe 1 de l’article 18 sont beaucoup plus limitées que ne le suggère l’Ukraine. Selon elle, cette disposition prévoit seulement l’obligation de créer un cadre réglementaire visant à empêcher ou à contrecarrer le financement du terrorisme et à permettre l’échange d’informations. La défenderesse souligne que le paragraphe 1 de l’article 18 n’impose pas stricto sensu une obligation de prévenir le financement du terrorisme mais seulement de « coop[érer] pour prévenir » les infractions visées à l’article 2 de la CIRFT. Cette disposition impose donc seulement une obligation de comportement, et non de résultat, à laquelle il est satisfait dès lors qu’un État partie a adopté un cadre réglementaire adéquat. La Fédération de Russie fait aussi valoir que le paragraphe 1 de l’article 18 impose seulement une obligation de prévenir des actes réellement constitutifs de financement du terrorisme et que, en conséquence, la Cour doit déterminer que de tels actes se sont produits pour pouvoir faire droit à la demande de l’Ukraine. À cet égard, elle se fonde sur la conclusion à laquelle est parvenue la Cour en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, à savoir qu’il ne peut y avoir de manquement à l’obligation de prévenir le génocide que si un génocide a effectivement été commis (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro) (C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221, par. 431).
136. La Fédération de Russie rejette le grief que lui fait l’Ukraine d’avoir manqué à ses obligations découlant du paragraphe 1 de l’article 18. Elle soutient que celle-ci n’a pas établi que l’apport de fonds à la RPD et la RPL constituait une infraction visée à l’article 2 de la CIRFT. Elle soutient en outre que l’argument de l’Ukraine est indéfendable parce qu’il porte sur la fourniture d’armes, qui ne sont pas des « fonds » au sens de la CIRFT, et parce que l’Ukraine n’a pas pu mettre en évidence le moindre manquement de la Fédération de Russie à son obligation d’adopter un cadre réglementaire pour prévenir le financement du terrorisme. Enfin, elle fait valoir que, même s’il était interprété au sens large et appliqué aux faits allégués par l’Ukraine, l’article 18 pourrait tout au plus imposer une obligation d’agir avec la diligence requise pour prévenir le transfert de fonds, à laquelle la demanderesse n’a pas montré qu’il avait été manqué.
* *
137. La Cour commencera par examiner la portée de l’obligation imposée par le paragraphe 1 de l’article 18. Aux termes de cette disposition, les États parties sont tenus de
« coop[érer] pour prévenir les infractions visées à l’article 2 en prenant toutes les mesures possibles, notamment en adaptant si nécessaire leur législation interne, afin d'empêcher et de contrecarrer la préparation sur leurs territoires respectifs d’infractions devant être commises à l’intérieur ou à l’extérieur de ceux-ci ».
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138. La Cour rappelle la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, qui portait sur l’interprétation et l’application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après « la convention sur le génocide ») ((Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 43), à savoir que « la responsabilité d’un État pour violation de l’obligation de prévenir le génocide n’est susceptible d’être retenue que si un génocide a effectivement été commis » (ibid., p. 221, par. 431). Elle estime que cette conclusion ne s’applique pas s’agissant de l’article 18 de la CIRFT. Contrairement à l’article premier de la convention contre le génocide, qui impose l’obligation de « prévenir » la commission d’un acte préjudiciable, l’obligation prévue au paragraphe 1 de l’article 18 est celle de « coop[érer] pour prévenir » le financement du terrorisme. Le paragraphe 1 de l’article 18 a pour objet de favoriser la coopération en vue de prévenir les infractions visées à l’article 2, et non de prévenir directement la commission de ces infractions. En conséquence, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de constater que l’infraction de financement du terrorisme a été commise pour conclure au manquement par un État partie aux obligations que lui impose le paragraphe 1 de l’article 18 de la CIRFT.
139. La Cour examinera à présent les types de mesures visées au paragraphe 1 de l’article 18. Elle considère que le sens ordinaire des mots « toutes les mesures possibles » vient à l’appui d’une interprétation de la disposition plus large que celle que propose la défenderesse. Cette disposition, de par ses termes, recouvre toutes les mesures raisonnables et réalisables qu’un État peut prendre pour empêcher la commission d’infractions de financement du terrorisme au sens de l’article 2 de la CIRFT. Il peut s’agir notamment, mais pas seulement, de l’adoption d’un cadre réglementaire permettant de surveiller et d’empêcher les transactions avec des organisations terroristes.
140. La Cour constate que le paragraphe 1 de l’article 18 mentionne expressément la nécessité pour les États parties à la CIRFT d’« adapt[er] … leur législation interne ». Cette référence à des mesures législatives est cependant précédée de l’adverbe « notamment », ce qui montre que son inclusion visait uniquement à illustrer le type de mesures que les États sont tenus de prendre, et non à définir précisément l’étendue des obligations imposées par l’article 18. La Cour relève également que ce dernier est le seul article de la CIRFT qui mentionne expressément la « prévention » des infractions de financement du terrorisme. Ce contexte tend à indiquer qu’il faut éviter de donner des mots « toutes les mesures possibles » une interprétation trop restrictive. Par conséquent, la Cour considère que le paragraphe 1 de l’article 18 vise un éventail de mesures qu’il est possible de prendre pour prévenir le financement du terrorisme, comprenant, mais sans s’y limiter, des mesures législatives et réglementaires.
141. La Cour en vient maintenant à l’examen de la thèse de l’Ukraine voulant que la Fédération de Russie ait failli aux obligations lui incombant en vertu du paragraphe 1 de l’article 18. Elle traitera tour à tour chacun des arguments exposés.
142. La Cour rappelle que, selon le premier argument de l’Ukraine mentionné ci-dessus (paragraphe 134), la Fédération de Russie aurait manqué de défendre à ses représentants de se livrer à des activités de financement du terrorisme. Elle rappelle également que, dans son arrêt de 2019, elle a conclu que « les États parties à la CIRFT [étaie]nt tenus de prendre les mesures nécessaires et de coopérer pour prévenir et réprimer les infractions de financement d’actes de terrorisme commises par quelque personne que ce soit » (C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 585, par. 61). Cette obligation inclut l’adoption de mesures aux fins de la prévention du financement du terrorisme par des représentants de l’État (ibid.). Cependant, la Cour rappelle qu’elle a aussi conclu que « [l]e financement par un État d’actes de terrorisme n’[étai]t pas visé par la CIRFT » et par conséquent « n’entr[ait] pas dans le champ d’application de cet instrument » (ibid., p. 585, par. 59). Or, en substance, l’Ukraine
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demande à la Cour de conclure que la Fédération de Russie a manqué aux obligations que lui impose la CIRFT à raison non pas de mesures prises par certains de ses représentants à titre personnel, mais d’une politique qui aurait consisté à financer des groupes armés dans l’est de l’Ukraine. Cette demande n’entre pas dans le champ d’application de l’article 18 de la CIRFT et, en conséquence, elle ne peut être accueillie.
143. La Cour traitera ensuite du deuxième argument de l’Ukraine, qui porte sur la question de savoir si la Fédération de Russie a manqué aux obligations que lui impose l’article 18 en s’abstenant d’enquêter sur le financement du terrorisme par des particuliers et d’empêcher ce financement. En ce qui concerne l’absence d’enquête sur le financement du terrorisme reprochée à la Fédération de Russie, elle considère que ce grief ne relève pas du champ d’application de l’article 18 mais se rapporte à la violation des articles 9, 10 et 12 alléguée par l’Ukraine, dont elle a déjà traité (voir paragraphes 99-131 ci-dessus). Quant au grief que l’Ukraine fait à la Fédération de Russie de n’avoir pris aucune mesure pour mener des enquêtes sur des acteurs privés qui finançaient ouvertement le terrorisme, la Cour considère que l’Ukraine n’en a pas établi le bien-fondé. L’Ukraine n’a pas davantage précisé quelles mesures la Fédération de Russie aurait manqué de prendre pour prévenir la commission d’infractions de financement du terrorisme. En conséquence, rien ne permet à la Cour de conclure à une violation de l’article 18 en ce qui a trait au manquement allégué de la Fédération de Russie à son obligation d’enquêter et de prévenir le financement du terrorisme par des personnes privées.
144. S’agissant du troisième argument de l’Ukraine, concernant la question de la surveillance de la frontière entre les Parties, la Cour observe que les éléments de preuve produits par l’Ukraine au sujet de l’aide continue qui aurait été apportée à travers la frontière à des groupes armés actifs sur son territoire se limitent à des allégations relatives à la fourniture d’armes et de munitions. La Cour rappelle qu’elle a conclu que la fourniture d’armes et de munitions en tant que moyens de commettre des actes sous-jacents n’entrait pas dans le champ d’application ratione materiae de la CIRFT (voir paragraphe 53 ci-dessus). Dans ces circonstances, elle ne considère pas qu’il ait été prouvé de manière convaincante que la Fédération de Russie aurait manqué à son obligation de prendre les mesures requises pour empêcher les mouvements, vers le territoire ukrainien, de « fonds » destinés à financer le terrorisme.
145. Enfin, pour ce qui est du quatrième argument de l’Ukraine, la Cour se demandera si la Fédération de Russie a manqué aux obligations que lui impose l’article 18 en s’abstenant de surveiller et de démanteler certains réseaux de collecte de fonds opérant sur son territoire, ainsi qu’en refusant de reconnaître le caractère extrémiste ou terroriste de la RPD et la RPL. S’agissant du premier volet de cet argument, la Cour rappelle qu’elle a conclu que la Fédération de Russie n’avait pas de motifs raisonnables de soupçonner que les fonds en question seraient utilisés à des fins de financement du terrorisme et, partant, qu’elle n’était pas dans l’obligation de geler ces fonds (voir paragraphe 97 ci-dessus). En l’absence de soupçon raisonnable en ce sens, la Fédération de Russie n’était pas non plus tenue, au titre de l’article 18, d’empêcher tout financement destiné à la RPD et à la RPL. Pour ce qui est du second volet de l’argument, qui porte sur la décision de la Fédération de Russie de ne pas faire figurer la RPD et la RPL sur sa liste de groupes extrémistes ou terroristes notoires, la Cour observe que, dans les circonstances de l’espèce, la Fédération de Russie n’était pas tenue, à titre préventif, de désigner tel ou tel groupe comme une entité terroriste dans son droit interne.
146. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’a pas été établi que la Fédération de Russie avait manqué à ses obligations découlant du paragraphe 1 de l’article 18 de la CIRFT. En conséquence, la demande soumise par l’Ukraine sur le fondement de l’article 18 ne peut être accueillie.
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6. Conclusions générales sur les manquements allégués à des obligations découlant de la CIRFT
147. Au vu de toutes les considérations et constatations qui précèdent, la Cour conclut que la Fédération de Russie a manqué à ses obligations découlant du paragraphe 1 de l’article 9 de la CIRFT.
C. Remèdes
148. La Cour rappelle que, s’agissant des demandes formulées sur le fondement de la CIRFT, l’Ukraine souhaite obtenir, outre un jugement déclaratoire, la cessation des violations persistantes qu’elle impute à la Fédération de Russie, des garanties et des assurances de non-répétition, ainsi qu’une indemnisation et des dommages-intérêts à raison du préjudice matériel et moral subi (voir paragraphe 27 ci-dessus).
149. La Cour déclare, par le présent arrêt, que la Fédération de Russie a manqué aux obligations que lui impose le paragraphe 1 de l’article 9 de la CIRFT et qu’elle continue d’être tenue, en vertu de cette disposition, d’enquêter sur les allégations d’actes de financement du terrorisme dans l’est de l’Ukraine dès lors que ces allégations sont suffisamment étayées.
150. La Cour n’estime pas qu’il soit nécessaire ou approprié d’adjuger l’un quelconque des autres remèdes demandés par l’Ukraine.
III. LA CONVENTION INTERNATIONALE SUR L’ÉLIMINATION DE TOUTES LES FORMES DE DISCRIMINATION RACIALE
151. La Cour rappelle que l’Ukraine et la Fédération de Russie sont toutes deux parties à la CIEDR. Ainsi qu’elle l’a déjà précisé dans son arrêt de 2019, l’aspect du différend qui oppose les Parties relativement à la CIEDR a trait au grief tiré par l’Ukraine de ce que la Fédération de Russie aurait manqué aux obligations que lui impose la CIEDR en prenant des mesures discriminatoires à l’égard de Tatars de Crimée et de personnes d’origine ethnique ukrainienne en Crimée (voir paragraphe 30 ci-dessus).
A. Questions préliminaires concernant la CIEDR
152. Avant de traiter des griefs avancés par l’Ukraine sur le fondement de la CIEDR, la Cour examinera certaines questions préliminaires pertinentes pour trancher cet aspect du différend.
1. Invocation de la doctrine des « mains propres » relativement à la CIEDR
153. La Fédération de Russie avance que la doctrine des « mains propres » empêche l’Ukraine d’invoquer la CIEDR. Elle affirme que, depuis 1991, l’Ukraine n’a pas su protéger certains groupes ethniques en Crimée et que, avant 2014, les représentants de diverses communautés ethniques, y compris les Tatars de Crimée, manifestaient régulièrement pour dénoncer le traitement qui leur était réservé dans la péninsule. La défenderesse affirme aussi que, en dehors de la Crimée, l’Ukraine omet de protéger certains groupes ethniques contre la violence et les discours haineux, que le patrimoine culturel de ces groupes est en proie au vandalisme et que plusieurs d’entre eux pâtissent du chômage et de la pénurie de logements convenables. Elle allègue en outre que la langue et la culture russes ont fait l’objet de restrictions progressives.
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154. Selon l’Ukraine, la Fédération de Russie cherche à détourner l’attention de ses propres agissements en prétendant que c’est l’Ukraine qui maltraite les minorités ethniques de son territoire, y compris les Tatars de Crimée. L’Ukraine affirme que, avant la prétendue annexion par la Fédération de Russie, elle s’attachait à construire une société réellement multiethnique en Crimée. Elle soutient que c’est sans fondement que la Fédération de Russie dénonce une oppression des russophones par les Ukrainiens et le Gouvernement ukrainien. Enfin, elle souligne que la Fédération de Russie s’est abstenue de présenter des demandes reconventionnelles pour mettre en cause sa responsabilité au regard de la convention. À son avis, cette omission montre que l’invocation par la Fédération de Russie de la doctrine des mains propres est non seulement fallacieuse, mais aussi dépourvue de toute pertinence juridique en l’espèce.
* *
155. Comme il est indiqué ci-dessus, la Cour ne considère pas que la doctrine des « mains propres » soit applicable lorsque, dans un différend interétatique, la compétence de la Cour est établie et la requête est recevable (voir paragraphe 38). En conséquence, elle ne peut faire droit au moyen de défense que la Fédération de Russie entend tirer de la doctrine des « mains propres » en ce qui concerne les demandes que l’Ukraine a formulées sur le fondement de la CIEDR.
2. Nature et étendue des violations alléguées
156. Les Parties sont en désaccord sur la nature et l’étendue des violations alléguées que doit examiner la Cour en l’espèce. La Cour rappelle qu’elle a dit, dans son arrêt de 2019, qu’elle examinerait au stade du fond « la question de savoir si la Fédération de Russie a[vait] effectivement entrepris la campagne de discrimination raciale alléguée par l’Ukraine, manquant de ce fait aux obligations lui incombant au titre de la CIEDR » (C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 606, par. 131).
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157. L’Ukraine soutient que la Fédération de Russie a commis de nombreuses violations individuelles de la CIEDR qui, prises ensemble, sont constitutives d’une ligne de conduite et d’une pratique discriminatoires dirigées, en Crimée, contre les communautés ethniques tatare de Crimée et ukrainienne. Selon elle, l’arrêt rendu par la Cour en 2019 ne l’empêche pas d’arguer de ce que la Russie a commis de multiples violations de la CIEDR qui, prises ensemble, constituent une campagne de discrimination raciale. D’après l’Ukraine, la « ligne de conduite » et la « campagne de discrimination raciale » de la Fédération de Russie emportent violation de la CIEDR, ainsi que le montrent des exemples individuels et illustratifs d’actes qui sont également constitutifs de discrimination raciale. À son avis, les nombreuses violations individuelles de la CIEDR dont elle a apporté la preuve, prises ensemble, viennent étayer la conclusion que la Fédération de Russie s’est livrée à une campagne systématique de discrimination.
158. La Fédération de Russie, pour sa part, avance que la présente espèce a une portée limitée. Elle soutient que l’Ukraine a saisi la Cour non pas d’une instance relative à des épisodes distincts constituant autant de violations de la CIEDR par la Fédération de Russie, mais d’une demande tendant à faire constater que celle-ci aurait mené, dans la péninsule, une « campagne systématique
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de discrimination raciale » contre la communautés tatare de Crimée et la communauté d’origine ethnique ukrainienne. D’après la Fédération de Russie, l’Ukraine s’efforce de déplacer l’objet de sa demande en évoquant des épisodes isolés de prétendue discrimination raciale sans lien entre eux. Or, à son avis, l’arrêt rendu par la Cour en 2019 énonce clairement que la seule demande susceptible d’être avancée par l’Ukraine en l’espèce est celle qui se rapporte à une « campagne systématique de discrimination raciale », à l’exclusion de toutes allégations concernant des épisodes distincts de discrimination raciale. De fait, affirme-t-elle, c’est bien en raison de la formulation précise donnée par l’Ukraine à sa demande que la Cour a rejeté l’exception d’irrecevabilité soulevée par la Fédération de Russie au motif de non-épuisement des voies de recours internes.
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159. La Cour considère que le désaccord qui oppose les Parties quant à la nature et à la portée des violations alléguées soumises à son examen est plus apparent que réel. Toutes deux conviennent que l’arrêt de 2019 est décisoire. La Cour y a rejeté l’exception préliminaire d’irrecevabilité de la demande de l’Ukraine soulevée par la Fédération de Russie sur le fondement de la règle de l’épuisement des voies de recours internes. Elle a dit que cette règle ne s’appliquait pas à la demande soumise par l’Ukraine pour le motif que
« l’Ukraine n[e prenait] pas fait et cause pour un ou plusieurs de ses ressortissants, mais reproch[ait] à la Fédération de Russie, sur le fondement de la CIEDR, le comportement systématique que celle-ci aurait adopté s’agissant du traitement réservé aux communautés ukrainienne et tatare de Crimée » (C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 606, par. 130).
160. En même temps, la Cour a relevé que « si l’Ukraine [avait] cit[é] des cas individuels dans ses exposés, c’[étai]t à titre d’exemples des actes par lesquels la Fédération de Russie aurait mené une campagne de discrimination raciale » (C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 606, par. 130).
161. Par conséquent, la Cour n’est pas appelée à se prononcer, dans le dispositif du présent arrêt, sur la question de savoir s’il y a eu des manquements à des obligations découlant de la CIEDR dans des cas particuliers, ce qui ne l’empêche pas d’examiner, « à titre d’exemples », tous « actes par lesquels la Fédération de Russie aurait mené une campagne de discrimination raciale » (C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 606, par. 130). À cet égard, elle relève que l’expression « campagne de discrimination raciale » est employée par l’Ukraine pour caractériser la « ligne de conduite générale » de la Fédération de Russie. Dans son arrêt de 2019, la Cour a jugé recevable la demande de l’Ukraine tendant à faire constater l’existence d’une « ligne de conduite » de la Fédération de Russie relevant de la discrimination raciale (ibid.). Cela peut concerner chacune des catégories de violations alléguées par l’Ukraine. Pour pouvoir conclure à l’existence d’une pratique généralisée de discrimination raciale, la Cour doit avoir constaté, d’abord, qu’un nombre considérable d’actes individuels de discrimination raciale au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR ont eu lieu et, ensuite, que ceux-ci constituent collectivement une pratique généralisée de discrimination raciale.
3. Questions de preuve
162. Ayant défini la nature et la portée des violations alléguées soumises à son examen en l’espèce, la Cour relève que les Parties sont en désaccord sur un certain nombre de faits. Elle
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remarque que leurs divergences concernent moins l’existence de certaines situations factuelles que d’éventuelles inférences à en tirer pour prouver la commission d’actes de discrimination raciale et l’existence d’une « pratique généralisée » de discrimination raciale.
163. La Cour observe que les Parties s’opposent sur diverses questions de preuve. Elle traitera donc la question du critère d’établissement de la preuve et des modes de preuve, ainsi que celle du poids à accorder à certains types de preuve, avant de procéder à l’application des règles de droit international pertinentes (voir Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), réparations, arrêt, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 53, par. 111 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 72, par. 167).
a) Charge et critère d’établissement de la preuve
164. L’Ukraine soutient que la Fédération de Russie n’a fourni aucune raison justifiant de déroger au critère de la preuve habituellement appliqué par la Cour dans le cas d’allégations graves n’allant toutefois pas jusqu’au génocide, à savoir celui de la preuve « suffisant[e] » ou « convaincant[e] ». Elle avance que le seuil élevé que la Cour a appliqué en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro) ne s’impose pas en l’espèce. Si elle reconnaît la gravité de ses allégations, l’Ukraine fait valoir que les actes ici visés ne sont pas du même type que ceux qui étaient en cause dans ladite affaire. En outre, elle conteste qu’il lui faille, comme le prétend la Fédération de Russie, satisfaire à un critère de la preuve plus rigoureux au motif qu’elle a qualifié le comportement de cette dernière de « campagne systématique » de discrimination raciale.
165. L’Ukraine argue qu’il lui est impossible, faute d’accès à la Crimée, de fournir la preuve directe de certains faits et qu’il devrait en conséquence lui être permis de recourir plus largement aux présomptions de fait, aux indices ou aux preuves circonstancielles, conformément aux arrêts rendus par la Cour dans les affaires du Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie) et des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda). Elle affirme que, outre qu’elle l’a directement empêchée de procéder à la collecte de données statistiques en Crimée, la Fédération de Russie a, selon les propres termes du comité pour l’élimination de la discrimination raciale (ci-après le « comité de la CIEDR »), « refus[é] … de discuter [et] de répondre aux questions » posées par celui-ci sur son comportement en Crimée.
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166. Selon la Fédération de Russie, l’Ukraine doit satisfaire à un critère d’établissement de la preuve qui soit en rapport avec la gravité de ses allégations. Elle affirme qu’il est d’une exceptionnelle gravité d’accuser un État de se livrer à une campagne systématique de discrimination raciale et d’annihilation culturelle. Citant les arrêts rendus par la Cour dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro) et l’affaire du Détroit de Corfou, la Fédération de Russie soutient que l’allégation formulée par l’Ukraine qui lui impute une « campagne systématique de discrimination raciale » « exige d’être prouvée avec un degré élevé de certitude, à la mesure de sa gravité », au moyen d’« éléments ayant pleine force probante ». Elle ajoute que le même critère s’applique lorsqu’il s’agit de l’attribution de tels actes.
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167. La Fédération de Russie soutient en outre que la possibilité que l’Ukraine soit privée d’accès à la Crimée est sans pertinence en l’espèce, les données statistiques étant à la disposition du public. Elle signale que, dans la jurisprudence de la Cour, l’administration des preuves circonstancielles est assujettie à un niveau de preuve élevé.
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168. La Cour rappelle le principe général suivant lequel c’est à la partie qui allègue un fait qu’il appartient d’en démontrer l’existence (voir paragraphe 79 ci-dessus). En conséquence, c’est à l’Ukraine qu’il incombe de démontrer l’existence des faits qu’elle invoque à l’appui de ses demandes.
169. Si la charge de la preuve pèse, en principe, sur la partie qui allègue un fait, cela ne relève pas pour autant l’autre partie de son devoir de coopérer « en produisant tout élément de preuve en sa possession susceptible d’aider la Cour à régler le différend dont elle est saisie » (Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (I), p. 71, par. 163). La Cour a également reconnu qu’un État qui n’est pas en mesure d’apporter la preuve directe de certains faits doit pouvoir « recourir plus largement aux présomptions de fait, aux indices ou preuves circonstancielles (circumstantial evidence) » (Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 18). Gardant à l’esprit certaines des obligations en cause et les circonstances de la présente espèce, notamment l’impossibilité pour l’Ukraine d’avoir accès à la Crimée, la Cour considère que la charge de la preuve varie en fonction de la nature des faits qu’il est nécessaire d’établir (voir Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 660-661, par. 55-56).
170. La Cour observe que les Parties sont en désaccord sur le critère de la preuve à l’aune duquel sera établie l’existence d’une « pratique généralisée » de discrimination raciale. Elle rappelle que le critère applicable peut varier d’un cas à l’autre en fonction, notamment, de la gravité de l’allégation (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 129-130, par. 209-210). S’agissant d’allégations de violations massives des droits de l’homme, la Cour a dans le passé exigé des éléments de preuve « convaincants » (voir, par exemple, Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 241, par. 210, et p. 249, par. 237). En l’espèce, elle vérifiera s’il existe des éléments de preuve convaincants lorsqu’elle examinera les griefs avancés par l’Ukraine sur le fondement de la CIEDR.
171. La Cour recherchera donc s’il existe des éléments convaincants permettant d’établir que des actes individuels de discrimination raciale ont eu lieu et, dans l’affirmative si, pris ensemble, ceux-ci constituent une « pratique généralisée » de discrimination raciale (voir paragraphe 161 ci-dessus).
b) Modes de preuve
172. En réponse à l’assertion de la Fédération de Russie selon laquelle il lui fallait prouver ses allégations par des données statistiques, l’Ukraine argue que ni la Cour ni le comité de la CIEDR n’ont jamais considéré que la convention imposait une telle exigence. Elle relève en outre que les autorités ukrainiennes sont temporairement exclues de la Crimée et qu’elle n’est par conséquent pas en mesure de compiler des statistiques ; elle a, cependant, produit des analyses à partir des données
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dont elle disposait. De surcroît, elle affirme que les comparaisons statistiques présentées par la Fédération de Russie ne sont pas concluantes, car elles ne montrent pas, selon elle, si tel groupe ethnique a été touché plus fréquemment que les autres dans telle région, et ne disent rien de l’importance qualitative des incidences sur le groupe ethnique en question.
173. Selon la Fédération de Russie, un « traitement différencié» doit être démontré par comparaison au moyen de « données statistiques ». S’agissant du poids à accorder aux éléments de preuve présentés par l’Ukraine, la Fédération de Russie fait valoir que ceux-ci émanent de personnes qui n’ont aucune connaissance directe de la situation en Crimée et que les rapports du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (ci-après le « HCDH ») sur cette situation ne sauraient être considérés comme des preuves pleinement convaincantes puisque celui-ci n’a, en dépit des invitations qui lui ont été adressées, jamais envoyé de représentants dans la péninsule pour y recueillir des éléments directs.
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174. Pour se prononcer sur les allégations de l’Ukraine, la Cour doit évaluer la pertinence et la valeur probante des éléments produits par chacune des Parties à l’appui de sa version des faits relativement aux différentes demandes (voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 74, par. 180 ; Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 200, par. 58). Elle rappelle qu’elle a appliqué divers critères pour apprécier les éléments de preuve (voir Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), réparations, arrêt, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 55, par. 120 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 129-130, par. 209-210). Elle considère que la discrimination raciale peut être prouvée au moyen de données statistiques fiables et significatives ou par tout autre mode de preuve fiable.
175. S’agissant du poids à accorder à certains types de preuves, la Cour rappelle qu’elle
« traitera avec prudence les éléments de preuve spécialement établis aux fins de l’affaire ainsi que ceux provenant d’une source unique. Elle leur préférera des informations fournies à l’époque des événements par des personnes ayant eu de ceux-ci une connaissance directe. Elle prêtera une attention toute particulière aux éléments de preuve dignes de foi attestant de faits ou de comportements défavorables à l’État que représente celui dont émanent lesdits éléments (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 41, par. 64). La Cour accordera également du poids à des éléments de preuve dont l’exactitude n’a pas, même avant le présent différend, été contestée par des sources impartiales. » (Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 201, par. 61 ; voir aussi Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 130-131, par. 213 ; Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), réparations, arrêt, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 55, par. 121.)
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La Cour a également déjà dit que la valeur probante des rapports émanant d’organes officiels ou indépendants
« dépend[ait], entre autres, 1) de la source de l’élément de preuve (par exemple, la source étai[t]-elle partiale ou neutre ?), 2) de la manière dont il a[vait] été obtenu (par exemple, étai[t]-il tiré d’un rapport de presse anonyme ou résult[ait]-il d’une procédure judiciaire ou quasi judiciaire minutieuse ?) et 3) de sa nature ou de son caractère (s’agi[ssai]t-il de déclarations contraires aux intérêts de leurs auteurs, de faits admis ou incontestés ?) » (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 76, par. 190 ; voir aussi Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), réparations, arrêt, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 56, par. 122).
176. La Cour examinera au cas par cas, à l’aune de ces critères, la valeur probante de tels rapports.
177. En ce qui concerne les déclarations de témoins, la Cour rappelle que « les dépositions … recueillies de nombreuses années après les événements en cause, en particulier lorsqu’elles ne sont pas étayées par d’autres éléments d’information, doivent être traitées avec prudence » (Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), réparations, arrêt, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 63, par. 147). De plus, elle a fait observer que « ce qui, dans les témoignages reçus, ne correspondait pas à l’énoncé de faits, mais à de simples opinions sur le caractère vraisemblable ou non de l’existence de ces faits, dont le témoin n’avait aucune connaissance directe, … ne saurai[]t tenir lieu de preuves » (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 42, par. 68). Aux fins de la détermination de la valeur probante des éléments de preuve fournis par une partie, la Cour traite également avec prudence les dépositions de témoins qui ne sont pas désintéressés quant à l’issue de l’affaire, surtout lorsqu’elles ne sont pas étayées par d’autres éléments d’information. Elle tiendra compte de ces considérations au moment de déterminer la valeur probante à accorder à toute déposition.
178. Enfin, la Cour a déjà dit qu’elle considérait certains éléments, tels que les articles de presse et extraits de monographies, « non pas comme la preuve des faits, mais comme des éléments qui peuvent contribuer, dans certaines conditions, à corroborer leur existence, [c’est-à-dire] à titre d’indices venant s’ajouter à d’autres moyens de preuve » (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 40, par. 62), notamment lorsqu’ils sont « d’une cohérence et d’une concordance totales en ce qui concerne les principaux faits et circonstances de l’affaire » (Personnel diplomatique et consulaire des États-Unis à Téhéran (États-Unis d’Amérique c. Iran), arrêt, C.I.J. Recueil 1980, p. 10, par. 13 ; Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 204, par. 68). Elle ne voit aucune raison de déroger à cette position au moment d’apprécier la valeur probante de pareils éléments.
4. Paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR
179. Les Parties sont en désaccord sur le sens de la « discrimination raciale », telle que définie au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR.
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180. L’Ukraine avance que la définition de la « discrimination raciale », au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR, comporte trois éléments, en ce qu’elle suppose i) une « distinction, exclusion, restriction ou préférence », ii) « fondée sur » un motif visé, à savoir « la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique » et iii) ayant « pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice … des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».
181. L’Ukraine affirme que le premier élément, à savoir la nécessité d’une « distinction, exclusion, restriction ou préférence », vise toutes les formes de discrimination raciale, et argue que les travaux préparatoires de la convention confirment cette interprétation large.
182. De l’avis de l’Ukraine, le deuxième élément, supposant que la discrimination soit « fondée sur » un motif prohibé, est de large portée, couvrant non seulement les restrictions ayant expressément un tel fondement, mais aussi celles qui « affecte[nt] directement » une personne ou un groupe sur un ou plusieurs de ces fondements. À l’appui de cette interprétation, l’Ukraine relève que le comité de la CIEDR a expliqué dans sa recommandation générale no XIV que « dans la version anglaise, les termes “based on” n’ont pas un sens différent des termes “on the grounds of” ». Selon elle, le fait qu’un comportement discriminatoire soit également motivé par des raisons politiques ne l’empêche pas d’être « fondé sur » un motif visé par la CIEDR. La demanderesse souligne que, dans le cas contraire, il suffirait à un État d’attribuer une motivation politique à ses agissements pour se soustraire à sa responsabilité sous le régime de la CIEDR. Elle illustre cet argument en affirmant que, alors que la déportation des Tatars de Crimée en 1944 avait été motivée par des accusations de collaboration avec l’Allemagne au cours de la seconde guerre mondiale, il aurait fallu, si la CIEDR avait été en vigueur à cette époque, qualifier cette mesure de distinction fondée sur l’origine ethnique.
183. S’agissant du troisième élément, l’Ukraine fait valoir que le paragraphe 1 de l’article premier garantit une protection contre tout comportement dont il peut être démontré qu’il a un but discriminatoire, ainsi que contre toute discrimination tenant aux effets d’une mesure. Pour ce qui est du but discriminatoire, elle soutient qu’il peut se déduire du but déclaré de la mesure ou encore s’inférer de preuves circonstancielles. Selon l’Ukraine, un mobile racial peut ainsi être inféré de la nature et du contexte d’une mesure ou du fait qu’une mesure neutre en apparence vise en réalité un groupe protégé. L’Ukraine estime qu’il n’est pas requis que la discrimination soit intentionnelle, et que la discrimination par l’effet qu’elle considère comme synonyme de « discrimination indirecte » est visée par le paragraphe 1 de l’article premier. Citant la recommandation générale no XIV du comité de la CIEDR concernant la définition de la discrimination raciale, elle fait valoir qu’il existe un effet discriminatoire lorsqu’une mesure neutre en apparence « a une incidence préjudiciable et disproportionnée » sur un groupe protégé ou « une conséquence distincte abusive » en ce qui le concerne. À son avis, une conséquence distincte est défendable lorsqu’elle repose sur une justification qui, au regard « [des] objectifs et [des] buts de la Convention, [es]t légitime[] », ce qui suppose que la mesure en cause soit nécessaire, qu’elle poursuive un but légitime et qu’elle soit proportionnée, en ce que l’avantage escompté par rapport au but légitime poursuivi l’emporte sur toute atteinte aux droits de l’homme.
184. L’Ukraine avance que l’interdiction de la discrimination raciale énoncée par la CIEDR est absolue et ne souffre aucune dérogation, que la mesure incriminée soit discriminatoire par son but ou par son effet. Elle fait valoir que, dans la mesure où elle affirme que la sécurité nationale,
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la répression de l’extrémisme et l’ordre public justifient que certaines restrictions soient apportées à des droits de l’homme substantiels, la Fédération de Russie n’a pas respecté les critères largement admis en droit s’agissant de l’imposition de telles restrictions.
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185. De son côté, la Fédération de Russie soutient que le terme « discrimination raciale », tel qu’employé au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR, recouvre quatre éléments : i) une « distinction, exclusion, restriction ou préférence », ii) « fondée sur » un ou plusieurs des critères mentionnés au paragraphe 1 de l’article premier, iii) qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, iv) dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
186. La Fédération de Russie convient que la définition figurant au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR englobe non seulement le but mais aussi l’effet discriminatoires. Elle plaide toutefois en faveur du rejet de l’interprétation large de la « discrimination indirecte » que fait l’Ukraine, arguant que la définition que celle-ci donne de ce terme, à savoir un « traitement égal qui a un effet disproportionné sur un groupe défini en fonction des critères énumérés » ou une « conséquence distincte » découlant de « l’inégalité du résultat et non [de] l’inégalité de traitement », est incompatible avec les quatre éléments que recouvre, selon elle, la définition de la discrimination raciale, ainsi qu’avec l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis).
187. S’agissant du premier élément, la Fédération de Russie souligne que les obligations qu’impose la convention supposent un « traitement différencié », pouvant consister en une « distinction, exclusion, restriction ou préférence ». Selon elle, la notion de « discrimination indirecte » telle qu’avancée par l’Ukraine en est exclue, l’« égalité de traitement » ne pouvant être constitutive de discrimination raciale.
188. Pour ce qui est du deuxième élément, la Fédération de Russie avance que toute différence de traitement doit être « fondée sur » l’un des critères énumérés au paragraphe 1 de l’article premier, et que l’appartenance ethnique ne saurait inclure les convictions politiques ou religieuses. Il s’ensuit selon elle que la « discrimination indirecte » ne relèverait de la CIEDR que si le traitement différencié « cibla[i]t ou singularisa[i]t directement les communautés tatare ou ukrainienne en tant que telles ».
189. Quant au troisième élément, la Fédération de Russie convient que la discrimination raciale tenant aux effets d’une mesure peut emporter violation de la CIEDR, mais elle soutient que l’interprétation large que fait l’Ukraine de la « discrimination indirecte » n’est pas envisagée par la convention. Selon elle, la disparité de résultats entre groupes ethniques n’est pas en soi constitutive de discrimination raciale, à moins qu’il ne s’agisse de la conséquence objective d’une distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique. D’après elle, toute disparité de cette nature n’emporte pas discrimination raciale, en particulier lorsqu’elle n’est que l’effet secondaire ou collatéral d’une mesure. La Fédération de Russie souligne qu’une telle « disparité » n’est constitutive de discrimination raciale que si un lien de causalité peut être établi avec une différence de traitement fondée sur la race.
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190. En ce qui concerne le quatrième élément, la Fédération de Russie soutient que la formule « de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales » montre clairement qu’il doit y avoir effectivement destruction ou compromission (c’est-à-dire violation) d’un droit existant, et non une simple possibilité à cet égard. À son avis, l’existence d’une discrimination raciale telle que définie au paragraphe 1 de l’article premier présuppose nécessairement la violation d’un droit de l’homme protégé en droit international.
191. Enfin, la Fédération de Russie soutient qu’une mesure ne saurait être qualifiée de discriminatoire dans ses effets si elle peut être « raisonnablement justifiée » ou considérée comme légitime au vu des circonstances. Selon elle, les justifications possibles comprennent, entre autres, les limitations raisonnables apportées aux droits de l’homme ou aux droits civiques et susceptibles d’être nécessaires dans une société démocratique afin de protéger l’ordre public contre les actes de terrorisme et d’extrémisme, lorsqu’elles sont prévues par la loi applicable et imposées dans le respect des formes régulières.
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192. Les Parties sont en désaccord sur la signification de l’expression « discrimination raciale » qui figure au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR, ainsi que sur la question de savoir si un quelconque comportement de la Fédération de Russie est constitutif de discrimination raciale au sens de cette disposition. La Cour commencera par interpréter l’expression « discrimination raciale » telle qu’employée au paragraphe 1 de l’article premier de la convention, dans la mesure nécessaire pour décider si la Fédération de Russie a manqué aux obligations substantielles ou procédurales que lui impose la CIEDR.
193. Le paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR énonce que
« l’expression “discrimination raciale” vise toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique ».
194. La convention interdit la discrimination raciale sous toutes les formes et manifestations mentionnées dans cette définition. En conséquence, toute différence de traitement qui est « fondée sur » l’un des motifs prohibés la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique est discriminatoire au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la convention, dès lors qu’une atteinte à la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice des droits de l’homme et des libertés fondamentales découle de son but ou de son effet (voir Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 108-109, par. 112).
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195. La « discrimination raciale » au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR comporte donc deux éléments. En premier lieu, une « distinction, exclusion, restriction ou préférence » doit être « fondée sur » l’un des motifs prohibés, à savoir « la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique ». En second lieu, une telle différence de traitement doit avoir « pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme ».
196. Toute mesure visant à opérer une différence de traitement fondée sur un motif prohibé au paragraphe 1 de l’article premier est constitutive de discrimination raciale au sens de la convention. Une mesure dont le but déclaré est sans rapport avec les motifs prohibés énoncés au paragraphe 1 de l’article premier n’est pas, en soi, constitutive de discrimination raciale du seul fait qu’elle est appliquée à un groupe ou à une personne de telle ou telle race, couleur, ascendance ou origine nationale ou ethnique. Cependant, une discrimination raciale peut découler d’une mesure d’apparence neutre mais dont les effets montrent qu’elle est « fondée sur » un motif prohibé. Tel est le cas lorsqu’il est démontré de manière convaincante qu’une mesure, malgré son apparence neutre, produit un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits d’une personne ou d’un groupe distingué par la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, à moins que cet effet puisse s’expliquer par des considérations qui ne se rapportent pas aux motifs énumérés au paragraphe 1 de l’article premier. Les simples effets collatéraux ou secondaires sur des personnes distinguées sur le fondement d’un des motifs prohibés n’emportent pas en eux-mêmes discrimination raciale au sens de la convention (voir Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 108-109, par. 112).
197. Lorsqu’elle déterminera si la Fédération de Russie a manqué aux obligations que lui impose la CIEDR, la Cour sera guidée par l’interprétation du paragraphe 1 de l’article premier de la convention qu’elle a donnée ci-dessus.
5. Les Tatars de Crimée et les personnes d’origine ethnique ukrainienne en tant que groupes protégés
198. Selon l’Ukraine, les deux Parties sont d’accord pour dire que les Tatars de Crimée et les personnes d’origine ethnique ukrainienne en Crimée sont des groupes ethniques protégés par la CIEDR, et leurs divergences sur la définition précise d’un groupe ethnique sont sans conséquence en droit. Elle avance que les groupes ethniques se caractérisent souvent par le désir de vivre ensemble dans un État politique commun. À son avis, l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis) ne vient pas contredire cette position puisque, dans cette affaire, la question en litige portait sur le sens des mots « origine nationale » et non « origine ethnique ».
199. La Fédération de Russie reconnaît que les Tatars de Crimée et les personnes d’origine ethnique ukrainienne sont des groupes ethniques protégés par la CIEDR. Elle affirme toutefois que celle-ci ne permet pas d’interpréter la notion d’« origine ethnique » comme incorporant les convictions et l’affiliation politiques, ce qui rendrait ce terme méconnaissable et, de ce fait, nuirait à l’efficacité de la « convention apolitique et universelle » envisagée par ses rédacteurs. Selon elle,
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l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis) a indiqué sans ambiguïté que les « références à l’“origine” désign[ai]ent, respectivement, le rattachement de la personne à un groupe national ou ethnique à sa naissance ».
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200. La Cour rappelle que les Parties conviennent que les Tatars de Crimée et les personnes d’origine ethnique ukrainienne sont des groupes ethniques protégés par la CIEDR (Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 595, par. 95). Elle ne voit aucune raison de remettre en question cette qualification. Elle rappelle dans ce contexte « que la définition de la discrimination raciale figurant dans la convention inclut l’“origine nationale ou ethnique” » et que « [c]es références à l’“origine” désignent, respectivement, le rattachement de la personne à un groupe national ou ethnique à sa naissance », comme le font aussi « les autres éléments de la définition de la discrimination raciale, … à savoir la race, la couleur et l’ascendance » (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 98, par. 81). En conséquence, l’identité politique ou la position politique d’une personne ou d’un groupe ne sont pas des facteurs pertinents pour la détermination de son « origine ethnique » au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR.
B. Violations alléguées des articles 2 et 4 à 7 de la CIEDR
201. Avant d’en venir aux violations alléguées des obligations découlant de la CIEDR, la Cour rappelle que, au titre de l’article 22 de cet instrument, sa compétence se limite aux demandes présentées par l’Ukraine sur le fondement de la convention. En la présente instance, elle n’a pas compétence pour se prononcer sur des manquements allégués à d’autres obligations imposées par le droit international, notamment celles qui découlent d’autres instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme. Cependant, le fait qu’une cour ou un tribunal n’ait pas compétence pour se prononcer sur des violations alléguées de ces obligations ne signifie pas que celles-ci n’existent pas. Ces dernières conservent leur validité et leur force juridique. Les États sont tenus de s’acquitter des obligations qui leur incombent au titre du droit international, et demeurent responsables des actes contraires au droit international qui leur sont attribuables (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 46, par. 86 ; Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, p. 52-53, par. 127).
1. Faits de disparition, de meurtre, d’enlèvement et de torture subis par des Tatars de Crimée et des personnes d’origine ethnique ukrainienne
202. L’Ukraine soutient que la Fédération de Russie a manqué aux obligations que lui impose la CIEDR, en particulier les alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2, l’alinéa b) de l’article 5 et l’article 6, en se livrant directement à des violences physiques contre des Tatars de Crimée et des personnes d’origine ethnique ukrainienne dans la péninsule, en encourageant et en tolérant de tels agissements par l’entremise de ses agents et, en tout état de cause, en omettant de prévenir les épisodes dénoncés ou d’enquêter effectivement à leur sujet.
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203. L’Ukraine fait état de 13 épisodes de violence physique subis par des Tatars de Crimée et des personnes d’origine ethnique ukrainienne nommément désignés pour « illustrer » ce qu’elle qualifie de « pratique généralisée et systématique de violence et d’intimidation » de la part de la Fédération de Russie. Au nombre de ces épisodes figurent le meurtre de Reshat Ametov, ainsi que les faits d’enlèvement et de torture dont ont été victimes Mykhailo Vdovchenko, Andrii Shchekun, Anatoly Kovalsky, Aleksandr Kostenko et Renat Paralamov. L’Ukraine souligne que cette liste n’est pas exhaustive. Selon elle, la Fédération de Russie porte la responsabilité de tous ces épisodes, qu’ils soient antérieurs ou postérieurs au 18 mars 2014.
204. D’après l’Ukraine, les violences physiques incriminées étaient motivées par une distinction d’ordre racial ou ethnique. À l’appui de cette assertion, l’Ukraine soutient qu’en tant que ces agissements visaient des militants de premier plan, ils ont privé la communauté tatare de Crimée et la communauté d’origine ethnique ukrainienne de dirigeants ou futurs dirigeants. Elle avance qu’il s’agissait ainsi de soumettre les groupes ethniques présumés s’opposer à l’occupation russe.
205. Pour prouver le bien-fondé de ses allégations, l’Ukraine invoque des rapports émanant d’organisations intergouvernementales et non gouvernementales, et montrant, selon elle, que les Tatars de Crimée et les personnes d’origine ethnique ukrainienne ont été plus durement touchés que d’autres par ces violences physiques. Se référant à des rapports de l’Organisation des Nations Unies, elle fait valoir que neuf des dix personnes disparues et manquant toujours à l’appel sont des Tatars de Crimée ou des personnes d’origine ethnique ukrainienne. D’après elle, ces rapports démontrent l’existence non seulement d’un effet mais aussi d’un but discriminatoires. À la Fédération de Russie qui lui reproche de ne pas avoir produit de données statistiques, l’Ukraine répond qu’elle en a fourni, et que des statistiques plus détaillées ne sont pas nécessaires s’agissant d’établir une violation de la CIEDR. Elle relève que la Fédération de Russie, bien qu’elle ait librement accès aux données pertinentes, n’a apporté aucun élément crédible pour réfuter les accusations portées contre elle.
206. L’Ukraine affirme également que la Fédération de Russie a violé l’article 6 de la CIEDR en manquant d’enquêter sur les disparitions et autres actes de violence physique. À l’appui de ses allégations, elle invoque principalement des dépositions de témoins et des rapports d’organisations intergouvernementales, notamment deux rapports du HCDH.
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207. La Fédération de Russie soutient que l’Ukraine n’a pas prouvé que l’un quelconque des épisodes invoqués lui était attribuable. La défenderesse affirme qu’aucun d’eux ne peut être relié à l’appartenance ethnique des victimes respectives, et qu’elle s’est, dans tous les cas, conformée à son obligation d’enquêter. Elle fait observer que même les rapports de l’ONU invoqués par l’Ukraine expliquent les épisodes en question par les convictions politiques des victimes, et non par leur appartenance ethnique. Elle ajoute que l’Ukraine ne saurait invoquer des épisodes qui se seraient produits avant le 18 mars 2014, date de ce qu’elle appelle la « réunification » de la Crimée avec la Fédération de Russie, puisqu’ils débordent la compétence ratione temporis de la Cour, telle que définie dans l’arrêt du 8 novembre 2019.
208. La Fédération de Russie soutient également que ces épisodes ne peuvent valablement être considérés comme ayant touché de manière disproportionnée un groupe ethnique particulier. Il s’agit selon elle d’épisodes isolés et sans liens entre eux, qui ne sauraient en conséquence établir l’existence
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d’une pratique généralisée de violence physique dirigée contre les populations d’origine ethnique ukrainienne et tatare de Crimée. La Fédération de Russie fait valoir que l’Ukraine n’a pas produit d’analyse statistique complète comparant les cas signalés à ceux concernant d’autres groupes ethniques et la population de la Crimée dans son ensemble. Elle se réfère à des données statistiques émanant du parquet général russe, qui, selon elle, prouvent que les Tatars de Crimée et les personnes d’origine ethnique ukrainienne n’ont pas été en nombres disproportionnés victimes de disparitions. D’après elle, la plupart des personnes dont la disparition a donné lieu à des poursuites pénales sont d’origine ethnique russe et elles représentent près de 80 % de l’ensemble des personnes portées disparues en Crimée. La Fédération de Russie affirme également que les rapports du HCDH dont se réclame l’Ukraine n’étayent pas les allégations de celle-ci et reposent de surcroît sur des méthodes inappropriées.
209. La Fédération de Russie rejette également le grief tiré par l’Ukraine de ce qu’elle aurait violé les obligations qui lui incombent au titre de l’article 6 de la CIEDR en manquant d’enquêter de façon satisfaisante sur les actes allégués de violence physique. Selon elle, c’est le fait que la procédure ait été régulière, et non qu’un résultat particulier ait été obtenu, qui détermine qu’une enquête a été menée en bonne et due forme. La défenderesse affirme que l’Ukraine n’a pas établi l’existence d’une quelconque irrégularité en matière d’enquête. À l’appui de son assertion, elle produit des documents qui, d’après elle, prouvent que des enquêtes ont été conduites de façon satisfaisante.
210. La Fédération de Russie soutient par conséquent que sa responsabilité ne saurait être engagée au titre de la CIEDR à raison des épisodes de violence physique allégués par l’Ukraine, et que les demandes de cette dernière à ce titre doivent être rejetées.
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211. La Cour observe que les Parties conviennent que plusieurs épisodes de violence physique ont eu lieu en Crimée depuis le début du mois de mars 2014. Au nombre de ceux-ci figurent le meurtre de Reshat Ametov en mars 2014, la disparition de Timur Shaimardanov et de Seiran Zinedinov en mai 2014, ainsi que celle d’Ervin Ibragimov en mai 2016. En outre, la Cour prend note des rapports du HCDH indiquant que, « pour la période allant du 3 mars 2014 au 30 juin 2018[,] au moins 42 personnes ont été victimes de disparition forcée » (HCDH, Situation of human rights in the temporarily occupied Autonomous Republic of Crimea and the City of Sevastopol (Ukraine) (13 September 2017 to 30 June 2018), UN doc. A/HRC/39/CRP.4, par. 32 ; voir aussi HCDH, United Nations Human Rights Monitoring Mission in Ukraine Briefing Paper: “Enforced Disappearances in the Autonomous Republic of Crimea and the City of Sevastopol, Ukraine, Temporarily Occupied by Russian Federation”, 31 mars 2021, p. 3-12). Ces rapports corroborent également les allégations de l’Ukraine concernant les mauvais traitements infligés aux victimes d’enlèvement en Crimée ; on y lit ainsi que « [l]es responsables ont eu recours à la torture et aux mauvais traitements pour amener les victimes à s’incriminer elles-mêmes ou à déposer contre d’autres » (ibid., p. 1 ; voir aussi HCDH, Situation of human rights in the temporarily occupied Autonomous Republic of Crimea and the City of Sevastopol (Ukraine) (22 February 2014 to 12 September 2017), UN doc. A/HRC/36/CRP.3 (25 Sept. 2017), par. 101).
212. La Cour observe qu’il lui faut déterminer si un acte de discrimination raciale au sens de l’article premier de la convention a été commis avant de pouvoir décider si la Fédération de Russie
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a manqué aux obligations que lui imposent les alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2 et l’alinéa b) de l’article 5 de la CIEDR. Par conséquent, elle doit d’abord rechercher si les violences physiques alléguées par l’Ukraine sont constitutives d’épisodes de discrimination raciale au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la convention.
213. La Cour note que l’Ukraine s’appuie sur deux arguments principaux pour soutenir que les actes de violence physique allégués étaient motivés par l’origine ethnique des personnes ciblées. En premier lieu, s’agissant des 13 épisodes de violence physique allégués concernant des personnes nommément désignées, l’Ukraine affirme que les victimes étaient des militants tatars de Crimée et d’origine ethnique ukrainienne bien connus représentant leurs communautés ethniques respectives. En second lieu, elle invoque des rapports d’organisations internationales et non gouvernementales pour montrer que les violences physiques en Crimée visaient de manière disproportionnée les personnes d’origine ethnique ukrainienne ou tatare de Crimée.
214. S’agissant du premier argument de l’Ukraine, la Cour observe que les rapports du HCDH confirment que plusieurs des victimes étaient des militants pro-ukrainiens, ainsi que des membres et collaborateurs du Majlis (HCDH, Situation of human rights in the temporarily occupied Autonomous Republic of Crimea and the City of Sevastopol (Ukraine) (22 February 2014 to 12 September 2017), UN doc. A/HRC/36/CRP.3 (25 Sept. 2017), par. 81 et note 105 (Ametov), et par. 86, 98, 101 et 104 ; HCDH, United Nations Human Rights Monitoring Mission in Ukraine, Briefing Paper: “Enforced Disappearances in the Autonomous Republic of Crimea and the City of Sevastopol, Ukraine, Temporarily Occupied by Russian Federation”, 31 mars 2021, p. 8 (Shaimardanov, Zinedinov et Ibragimov)). Les rapports d’organisations intergouvernementales et autres publications invoqués par l’Ukraine indiquent en outre que les victimes ont été ciblées en raison de leurs convictions politiques et idéologiques, en particulier leur opposition au référendum tenu en mars 2014 en Crimée et leur appui au Gouvernement ukrainien. Ainsi, selon l’un d’entre eux, les violences en cause avaient été commises en « représailles de leur affiliation ou position politique » (ibid., p. 1). Un autre rapport fait état de « circonstances évoquant une motivation politique » (HCDH, Situation of human rights in the temporarily occupied Autonomous Republic of Crimea and the City of Sevastopol (Ukraine) (22 February 2014 to 12 September 2017), UN doc. A/HRC/36/CRP.3 (25 Sept. 2017), par. 104). La Cour rappelle que l’identité ou les positions politiques d’une personne ou d’un groupe ne sont pas des facteurs pertinents aux fins de la détermination de son « origine ethnique » au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR (voir paragraphe 200 ci-dessus). En conséquence, elle considère que les opinions politiques des victimes et le rôle politique important que celles-ci jouaient au sein de leurs communautés respectives ne prouvent pas, en soi, que ces personnes ont été prises pour cible en raison de leur origine ethnique.
215. La Cour relève que, selon le second argument de l’Ukraine, une large proportion de Tatars de Crimée et de personnes d’origine ethnique ukrainienne figurait parmi les victimes de violences physiques, ce qui démontrerait un traitement discriminatoire fondé sur l’origine ethnique. Les preuves statistiques limitées que l’Ukraine a fournies proviennent principalement de rapports d’organisations intergouvernementales (voir paragraphe 205 ci-dessus). Bien que la Cour accorde généralement un poids particulier aux rapports des organisations internationales spécifiquement chargées de surveiller la situation dans une région donnée (voir Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), réparations, arrêt, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 125, par. 360), elle doit aussi tenir compte de l’absence d’accès à la Crimée de la mission de surveillance des droits de l’homme en Ukraine, dont les observations ont servi de base aux rapports en question (HCDH, Situation of human rights in the temporarily occupied Autonomous Republic of Crimea and the City of Sevastopol (Ukraine) (22 February 2014 to 12 September 2017), UN doc. A/HRC/36/CRP.3 (25 Sept. 2017), par. 2 et 35).
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216. Eu égard à ces considérations, la Cour observe que les rapports susmentionnés confirment que, dans la péninsule, des violences physiques ont été infligées non seulement à des Tatars de Crimée et à des personnes d’origine ethnique ukrainienne, mais également à des personnes originaires de Russie et d’Asie centrale (HCDH, Situation of human rights in the temporarily occupied Autonomous Republic of Crimea and the City of Sevastopol (Ukraine) (22 February 2014 to 12 September 2017), UN doc. A/HRC/36/CRP.3 (25 Sept. 2017), par. 102 ; HCDH, Situation of human rights in the temporarily occupied Autonomous Republic of Crimea and the City of Sevastopol, Ukraine, 13 September 2017 to 30 June 2018, UN doc. A/HRC/39/CRP.4, par. 33 ; HCDH, United Nations Human Rights Monitoring Mission in Ukraine, Briefing Paper: “Enforced Disappearances in the Autonomous Republic of Crimea and the City of Sevastopol, Ukraine, Temporarily Occupied by Russian Federation”, 31 mars 2021, p. 4).
217. La Cour reconnaît que l’absence d’accès à la Crimée empêche l’Ukraine de produire davantage d’éléments de preuves. Toutefois, même en admettant pour cette raison un recours plus large aux présomptions de fait, aux indices ou aux preuves circonstancielles (voir paragraphe 169 ci-dessus), elle n’est pas convaincue, au vu des éléments qui lui ont été présentés, que des Tatars de Crimée et des personnes d’origine ethnique ukrainienne ont été victimes de violences physiques en raison de leur origine ethnique. En réalité, un quelconque effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits de Tatars de Crimée et de personnes d’origine ethnique ukrainienne peut s’expliquer par leur opposition politique au comportement de la Fédération de Russie en Crimée, et non par des considérations qui se rapportent aux motifs prohibés par la CIEDR (voir paragraphe 196 ci-dessus). Les conditions prévues au paragraphe 1 de l’article premier de la convention n’étant pas réunies, il n’est pas nécessaire que la Cour examine si l’un ou l’autre des actes incriminés est imputable à la Fédération de Russie, ni qu’elle détermine la date précise à laquelle la Fédération de Russie a commencé à exercer un contrôle territorial sur la Crimée.
218. Pour ce qui est du grief que l’Ukraine fait à la Fédération de Russie de ne pas avoir effectivement enquêté sur les violences visant des Tatars de Crimée et des personnes d’origine ethnique ukrainienne, la Cour rappelle que l’article 6 énonce que
« [l]es États parties assureront à toute personne soumise à leur juridiction une protection et une voie de recours effectives, devant les tribunaux nationaux et autres organismes d’État compétents, contre tous actes de discrimination raciale qui, contrairement à la présente Convention, violeraient ses droits individuels et ses libertés fondamentales ».
219. La Cour fait observer que l’article 6 assortit l’interdiction de la discrimination raciale d’un mécanisme de garantie procédurale en obligeant les États à assurer, par l’intermédiaire de leurs organes, notamment judiciaires, une protection et une voie de recours effectives contre tous actes de discrimination raciale. Cette obligation comporte un devoir d’enquêter sur toute allégation de discrimination raciale dès lors qu’il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu’une telle discrimination a été exercée. À cet égard, il n’est pas nécessaire, pour qu’il y ait violation de l’article 6, qu’il y ait eu manquement à une quelconque garantie substantielle prévue par la CIEDR. L’article 6 peut également avoir été violé s’il existait, dans une situation donnée, des motifs raisonnables de soupçonner qu’une discrimination raciale a été exercée et qu’aucune mesure n’a été prise au moment voulu pour enquêter effectivement sur l’incident en question, même si ces suspicions se révèlent infondées à un stade ultérieur.
220. La Cour prend note de ce que la Fédération de Russie prétend avoir enquêté sur les épisodes de violence physique dénoncés par l’Ukraine. Parallèlement, elle observe que des doutes au sujet de l’efficacité des investigations menées ont été exprimés dans les rapports d’organisations
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intergouvernementales. Ainsi, dans son rapport sur la situation des droits de l’homme dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine) temporairement occupées, qui couvre la période allant du 22 février 2014 au 12 septembre 2017, le HCDH a indiqué que
« [l]e groupe [de contact s’occupant principalement des disparitions] s’est réuni pour la première fois le 14 octobre 2014 en présence des autorités chargées d’enquêter et de proches de[] cinq Tatars de Crimée portés disparus, mais la rencontre n’a donné que peu de résultats au-delà de l’échange d’informations et de la décision de confier les investigations au département central des enquêtes de la Fédération de Russie. Seul un des 10 cas de disparitions mentionné[]s faisait toujours l’objet d’une enquête[] pénale[] au 12 septembre 2017. Les investigations avaient été suspendues dans six cas en raison de l’impossibilité d’identifier les suspects et, dans trois autres[], aucune mesure d’enquête n’avait été prise, les disparitions n’ayant prétendument pas été signalées. » (UN doc. A/HRC/36/CRP.3 (25 Sept. 2017), par. 103.)
Cependant, les éléments de preuve ne permettent pas d’établir que la Fédération de Russie a manqué de rechercher effectivement si les actes dénoncés par l’Ukraine étaient constitutifs de discrimination raciale. L’Ukraine n’a pas démontré qu’il existait, à l’époque considérée, des motifs raisonnables de soupçonner qu’une discrimination raciale avait été exercée, motifs qui auraient dû inciter les autorités russes à enquêter. En conséquence, l’Ukraine n’a pas prouvé que, comme elle l’alléguait, la Fédération de Russie avait manqué à l’obligation d’enquêter que lui imposait l’article 6 de la CIEDR.
221. La Cour conclut qu’il n’a pas été établi que la Fédération de Russie avait manqué aux obligations substantielles ou procédurales que lui imposait la CIEDR à raison des épisodes de violence physique allégués par l’Ukraine.
2. Fouilles, détentions, poursuites et autres mesures de répression
222. L’Ukraine avance que la Fédération de Russie a violé la CIEDR, en particulier le paragraphe 1 de l’article 2, l’article 4, l’alinéa a) de l’article 5 et l’article 6, en ciblant les dirigeants tatars de Crimée et plus généralement la population tatare de Crimée, et en les soumettant, sur le fondement de sa législation antiextrémisme, à des mesures de répression manifestement disproportionnées, notamment à des fouilles, des détentions et des poursuites arbitraires. Elle soutient que la législation antiextrémisme de la Fédération de Russie témoigne en soi du but discriminatoire de ces mesures de répression. Selon l’Ukraine, cette législation se prête, en raison de son caractère vague et indéterminé, à un usage abusif visant à réduire arbitrairement au silence des groupes exposés à la discrimination, telles les minorités ethniques.
223. La Fédération de Russie nie avoir violé la CIEDR en prenant ce qu’elle considère comme des mesures d’application de la loi contre les dirigeants tatars de Crimée et certains autres membres de la communauté tatare de Crimée par suite de leurs activités extrémistes, séparatistes et terroristes en Crimée. Elle soutient que le régime de droit interne qui a servi de fondement aux mesures incriminées, formé de la loi fédérale no 114-FZ du 25 juillet 2002 sur la lutte contre les activités extrémistes (ci-après la « loi sur la lutte contre l’extrémisme »), de la loi fédérale no 35-FZ du 6 mars 2006 sur la lutte contre le terrorisme (ci-après la « loi sur la lutte contre le terrorisme »), et du décret du chef de la République de Crimée no 26-U du 30 janvier 2015 « sur l’approbation du plan global de lutte contre l’idéologie du terrorisme en République de Crimée pour 2015-2018 », est conforme aux normes consacrées par de nombreux traités internationaux.
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224. La Cour déterminera si les mesures de répression prises par la Fédération de Russie sont constitutives de discrimination raciale au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR avant de décider si la défenderesse a manqué aux obligations de prévention, de protection et de réparation qui lui incombent au titre de la convention.
225. En conséquence, la Cour examinera d’abord la question de savoir si la législation adoptée par la Fédération de Russie est en elle-même constitutive de discrimination raciale, puis passera aux allégations concernant l’application de cette législation. Sur ce point, elle prend note de ce que, selon l’Ukraine, les mesures prises par la Fédération de Russie étaient fondées sur une législation antiextrémisme qui attesterait en soi l’existence d’une discrimination raciale.
226. La Cour relève que la conformité des lois russes dont il est question, en particulier les dispositions sur les « activités extrémistes », aux obligations en matière de droits de l’homme incombant à la Fédération de Russie a été mise en doute par d’autres juridictions internationales et organes internationaux de contrôle. Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a constaté que
« la définition extrêmement large du terme “activités extrémistes”, à l’article 1 de la loi sur la [lutte contre] l’extrémisme, qui ne prévoit aucun élément de violence ou de haine, permet de porter contre toute personne ou organisation des accusations d’extrémisme à raison de formes d’expression ou de culte entièrement pacifiques, comme l’étaient celles des demandeurs en l’espèce. Cette définition large de l’“extrémisme” non seulement risquait de conduire, et a conduit, à des poursuites arbitraires, mais laissait les personnes et organisations dans l’impossibilité de prévoir que leur comportement, si pacifique et dénué de haine ou d’animosité fût-il, pourrait être qualifié d’“extrémiste” et faire l’objet de mesures restrictives. » (CEDH, Taganrog LRO et autres c. Russie, requêtes nos 32401/10 et 19 autres, arrêt (au principal et satisfaction équitable), 7 juin 2022, par. 158 ; CEDH, Ibragim Ibragimov et autres c. Russie, requêtes nos 1413/08 et 28621/11, arrêt, 28 août 2018, par. 85.)
227. La Cour prend également note de l’avis émis par la commission de Venise du Conseil de l’Europe selon lequel la loi sur la lutte contre l’extrémisme, « du fait de son libellé large et imprécis » confère un « pouvoir discrétionnaire excessif aux fins de son interprétation et son application, ce qui ouvre la voie à l’arbitraire », expose « les personnes et les organisations non gouvernementales à de possibles dangers » et peut faire l’objet d’une « interprétation préjudiciable » (European Commission for Democracy through Law (Venice Commission), Revised Draft Opinion on the Federal Law “On combating extremist activity” of the Russian Federation, doc. CDL(2012)011rev, 1er juin 2012, par. 77 et 78).
228. La Cour fait observer qu’elle n’est pas appelée à contrôler la conformité du droit interne des États parties à la CIEDR à leurs obligations internationales en matière de droits de l’homme en général. Son rôle se limite en effet à examiner la question de savoir si une loi interne a pour but d’imposer un traitement différencié à des personnes ou à des groupes de personnes distingués sur le fondement d’un des motifs prohibés énoncés au paragraphe 1 de l’article premier de la convention, ou si elle est susceptible de produire un effet préjudiciable particulièrement marqué, en l’espèce, sur les droits de Tatars de Crimée ou de personnes d’origine ethnique ukrainienne.
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229. À cet égard, il n’a été présenté à la Cour aucun élément de preuve tendant à montrer que la loi interne dont il s’agissait avait pour but d’opérer une distinction entre des personnes en fonction d’un des motifs prohibés énoncés au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR. En réalité, le régime de droit interne dont il est question régit la prévention, la poursuite et la punition de certaines infractions pénales définies largement. En outre, l’Ukraine n’a pas prouvé que ce régime était susceptible de produire un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits de Tatars de Crimée ou de personnes d’origine ethnique ukrainienne. En conséquence, la Cour est d’avis que le régime interne n’emporte pas, en soi, violation de la CIEDR. Cette conclusion est toutefois sans préjudice de la question de savoir si l’application de cette législation interne emporte manquement à des obligations énoncées par la convention. La Cour relève que les deux Parties font une distinction entre l’application des lois internes à la population tatare de Crimée dans son ensemble et aux dirigeants tatars de Crimée en particulier. Elle traitera donc tour à tour ces deux cas de figure.
a) Mesures prises contre les personnes d’origine tatare de Crimée
230. L’Ukraine soutient que la Fédération de Russie a soumis plus largement les Tatars de Crimée à des perquisitions et détentions arbitraires afin de déstabiliser la communauté dans son ensemble. Selon elle, depuis le référendum de mars 2014, des mosquées, des établissements d’enseignement et des domiciles tatars de Crimée ont été fouillés, et les perquisitions se sont poursuivies après le dépôt de la requête. L’Ukraine avance que ces perquisitions ont été ordonnées principalement sur le fondement d’allégations d’extrémisme religieux, phénomène absent de l’histoire de la Crimée jusqu’à la prise de contrôle de cette dernière par la Fédération de Russie, ce qui indiquerait qu’il ne s’agissait que d’un prétexte pour exercer une discrimination. Elle fait également état du « barrage » des routes menant à certains villages, de la fouille d’espaces publics tels que les marchés, restaurants et cafés fréquentés par les Tatars de Crimée, et de la prise pour cible de ces derniers en raison de leur apparence.
231. Afin d’établir le caractère discriminatoire qu’elle attribue à ces mesures, l’Ukraine fait référence à la résolution 75/192 de l’Assemblée générale des Nations Unies, à des rapports du Secrétaire général de l’ONU, à des rapports du HCDH, à des observations du comité de la CIEDR, à des déclarations émanant d’organisations intergouvernementales et à des rapports d’organisations non gouvernementales.
232. L’Ukraine affirme que le fait que la Fédération de Russie ait agi dans le respect de ses lois internes ne légitime pas les mesures incriminées, et que ces lois attestent d’ailleurs en soi l’existence d’une discrimination raciale. Elle souligne que des juridictions internationales et des organes internationaux de contrôle se sont dits préoccupés par l’absence dans ces lois de critères clairs et précis permettant de définir un comportement « extrémiste ».
233. L’Ukraine soutient que, en tout état de cause, la Fédération de Russie a appliqué son droit interne de façon discriminatoire. À cet égard, elle souligne que les mesures prises par la Fédération de Russie pour lutter contre l’extrémisme « religieux », notamment celles dirigées contre des membres des mouvements Hizb ut-Tahrir et Tablighi Jamaat, reposaient sur des prétextes et touchaient de manière disproportionnée la communauté tatare de Crimée à majorité musulmane. Elle affirme également que la Fédération de Russie a violé l’article 4 en prenant pour cible les Tatars de Crimée, qualifiés d’extrémistes religieux, ce qui a alimenté la méfiance entre les communautés ethniques et a accru le risque de discrimination raciale.
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234. S’agissant des allégations de l’Ukraine relatives à l’existence d’une pratique généralisée de perquisitions et de placements en détention discriminatoires dirigée contre l’ensemble de la population tatare de Crimée, la Fédération de Russie fait valoir que ces mesures visaient principalement à lutter contre « l’extrémisme religieux », le « radicalisme musulman » et le « terrorisme islamique » et qu’elles n’étaient pas fondées sur l’origine ethnique. Selon elle, lesdites mesures étaient fondées sur des motifs objectifs et raisonnables et ont été prises dans le respect du droit interne applicable, toute possibilité de discrimination raciale au sens de la CIEDR étant dès lors exclue. La Fédération de Russie souligne que les lois pertinentes, telles que la loi sur la lutte contre l’extrémisme et la loi sur la lutte contre le terrorisme, sont conformes au droit international, en particulier aux normes relatives aux droits de l’homme.
235. La Fédération de Russie soutient que les éléments de preuve invoqués par l’Ukraine n’ont pas valeur probante. En ce qui concerne les mesures dirigées contre des membres des mouvements Hizb-ut Tahrir et Tablighi Jamaat, la Fédération de Russie souligne qu’elles sont justifiées, qu’elles constituent des restrictions légitimes et que la Cour européenne des droits de l’homme a confirmé la licéité de l’interdiction visant ces organisations sur son territoire et dans d’autres pays. Pour elle, le fait que certaines des personnes chez qui une perquisition a été faite ou qui ont été placées en détention étaient des Tatars de Crimée ne suffit pas à établir l’existence d’une discrimination raciale. En fait, selon elle, le régime juridique interne concernant les activités extrémistes présumées et les organisations interdites s’applique de la même manière à tous, y compris aux personnes qui ne sont pas membres de la communauté tatare de Crimée et à leurs organisations, et l’existence d’un traitement différencié fondé sur l’origine ethnique ne peut donc être établie. Le nombre élevé de Tatars de Crimée concernés découle, selon la Fédération de Russie, du fait que les musulmans de Crimée sont pour la plupart tatars, et non d’origine ethnique russe ou ukrainienne. La défenderesse fait valoir que l’extrémisme religieux était considéré comme un problème de sécurité en Ukraine avant le référendum organisé en mars 2014.
236. Selon la Fédération de Russie, le fait que les allégations de l’Ukraine relatives à des mesures de répression relevant de la discrimination raciale ne concernaient que des Tatars de Crimée, et non des personnes d’origine ethnique ukrainienne, atteste que ces mesures ne trouvaient pas leur origine dans des distinctions illicites fondées sur l’appartenance ethnique, mais servaient à lutter contre l’extrémisme en Crimée conformément à la loi.
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237. La Cour soulignera d’abord que les mesures de répression qui sont appliquées à des personnes ou à des groupes sur le simple fondement de la présomption qu’ils seraient susceptibles de commettre certains types d’infractions pénales en raison de leur origine ethnique sont injustifiables sous l’empire de la CIEDR. En la présente espèce, l’Ukraine a produit des éléments de preuve qui semblent indiquer que des personnes d’origine tatare de Crimée ont été particulièrement exposées aux mesures de répression prises par la Fédération de Russie. La Cour doit donc rechercher si ces mesures avaient pour but de cibler les Tatars de Crimée ou si elles ont eu un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits de membres de ce groupe.
238. À cet égard, la Cour accorde un poids considérable aux rapports établis par plusieurs organismes et organes de contrôle des Nations Unies selon lesquels les mesures en question ont touché de manière disproportionnée des Tatars de Crimée. Il en est ainsi, en particulier, des rapports
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dans lesquels le Secrétaire général et le HCDH indiquent que « [l]es Tatars de Crimée sont de manière disproportionnée victimes de descentes, souvent suivies d’arrestations, menées par la police et le FSB dans leurs domiciles, leurs entreprises privées ou leurs lieux de rencontre » (HCDH, Report on the situation of human rights in the temporarily occupied Autonomous Republic of Crimea and the city of Sevastopol, Ukraine (13 September 2017 to 30 June 2018), doc. A/HRC/39/CRP.4, 21 septembre 2018, par. 31 ; voir également Secrétaire général, Situation des droits de l’homme dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine), rapport du Secrétaire général, doc. A/74/276, 2 août 2019, par. 18). La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a constaté le nombre disproportionné de personnes d’origine tatare de Crimée victimes de perquisitions brutales. En outre, la Cour relève que, dans sa résolution n° 75/192 intitulée « Situation des droits de l’homme dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine) », l’Assemblée générale des Nations Unies s’est déclarée
« [v]ivement préoccupée par les informations persistantes selon lesquelles les services russes chargés de l’application de la loi proc[édai]ent à des perquisitions et des raids dans des habitations privées, des entreprises et des lieux de rencontre en Crimée, qui affect[ai]ent de manière disproportionnée les Tatars de Crimée ».
À la lumière de ces documents, la Cour conclut que l’Ukraine a suffisamment démontré que les mesures de répression concernées produisaient un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits de personnes d’origine tatare de Crimée. Il est donc nécessaire de se demander si un tel effet peut s’expliquer par des considérations qui ne se rapportent pas aux motifs prohibés énoncés au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR (voir paragraphe 196 ci-dessus).
239. La Cour relève que la Fédération de Russie a exposé, dans certains cas particuliers, les circonstances qui avaient motivé les mesures de répression prises contre des personnes d’origine tatare de Crimée. Elle fait observer à cet égard que la Fédération de Russie justifie nombre de ces mesures par le fait qu’elles s’inscrivent dans le cadre de sa lutte contre l’« extrémisme » religieux et le « terrorisme », les liant à l’appartenance des personnes concernées à des groupes religieux dont les activités ont été interdites sur l’ensemble de son territoire et dans d’autres pays, et rappelant que les interdictions visant ces organisations ont été jugées licites par des organes judiciaires internationaux.
240. Dans d’autres cas particuliers, la Fédération de Russie met en avant des circonstances qui auraient porté à croire que les personnes en cause participaient à des activités criminelles, notamment à des attaques contre les forces de l’ordre, à la perturbation de l’ordre public, au trafic de biens volés, d’armes, de munitions et de stupéfiants ainsi qu’à l’extorsion de fonds. D’autres mesures ont été prises, selon la Fédération de Russie, dans le cadre d’une « opération d’entraînement stratégique à grande échelle » qui s’est déroulée simultanément en six points du territoire sur lequel elle exerce un contrôle. Dans le cas de certaines perquisitions, la Fédération de Russie invoque des préoccupations relatives à la « santé publique » que suscitait la vente d’aliments avariés.
241. La Cour relève que le but déclaré de certaines mesures semble avoir servi de prétexte à la Fédération de Russie pour s’en prendre à des personnes qu’elle considère comme une menace pour sa sécurité nationale en raison de leur appartenance religieuse ou politique. La Cour estime cependant que l’Ukraine n’a pas présenté d’éléments de preuve convaincants permettant d’établir que des personnes d’origine tatare de Crimée ont fait l’objet de telles mesures de répression en raison de leur origine ethnique. Elle conclut donc que ces mesures ne sont pas fondées sur les motifs prohibés énoncés au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR.
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242. S’agissant du grief que l’Ukraine fait à la Fédération de Russie d’avoir violé l’article 4 de la CIEDR, la Cour note que les alinéas a) et b) de cet article exigent des États parties qu’ils adoptent immédiatement des mesures effectives aux fins de la prévention, de l’élimination et de la répression des propos qui visent à encourager ou justifier la haine raciale ou à inciter à la discrimination sur le fondement d’un ou plusieurs des motifs prohibés énoncés au paragraphe 1 de l’article premier. De plus, l’alinéa c) de cet article dispose spécifiquement que les États parties ne permettront pas « aux autorités publiques [et] aux institutions publiques, nationales ou locales, d’inciter à la discrimination raciale ou de l'encourager ». En l’espèce, cependant, la Cour n’est pas persuadée que l’Ukraine ait présenté des éléments convaincants montrant que des représentants de l’État de la Fédération de Russie ont fait des déclarations hostiles aux Tatars de Crimée sur le fondement de leur origine ethnique ou nationale. L’Ukraine n’a pas non plus prouvé le grief qu’elle fait à la Fédération de Russie d’avoir manqué à son obligation de prévenir, d’éliminer et de réprimer tout propos tenu par un particulier en vue d’encourager ou de justifier la haine raciale à l’égard des Tatars de Crimée et des personnes d’origine ethnique ukrainienne en raison de leur origine nationale ou ethnique.
243. S’agissant du grief que l’Ukraine fait à la Fédération de Russie d’avoir violé l’article 6 de la convention en manquant d’enquêter effectivement sur des allégations d’application de mesures de répression discriminatoires prises contre des Tatars de Crimée et des personnes d’origine ethnique ukrainienne, la Cour estime que l’Ukraine n’a pas démontré qu’il existait, à l’époque considérée, des motifs raisonnables de soupçonner qu’une discrimination raciale avait été exercée, motifs qui aurait dû inciter les autorités russes à enquêter (voir paragraphes 219 et 220 ci-dessus). La Cour n’est donc pas persuadée que l’Ukraine ait établi que la Fédération de Russie avait manqué à son obligation d’enquêter.
244. Pour ces raisons, la Cour n’est pas convaincue que la Fédération de Russie ait pris des mesures de répression constitutives de discrimination à l’égard de personnes d’origine tatare de Crimée en raison de leur origine ethnique.
b) Mesures prises contre le Majlis
245. En ce qui concerne les membres des instances dirigeantes de la communauté tatare de Crimée, l’Ukraine affirme que la Fédération de Russie a restreint leurs déplacements en leur interdisant d’entrer en Crimée ou en les empêchant d’en sortir. Elle fait état de mesures prises contre le Majlis et ses dirigeants par la Fédération de Russie avant l’interdiction de celui-ci en avril 2016, notamment de perquisitions menées dans le bâtiment l’abritant et de la saisie d’avoirs appartenant à des entités qui lui étaient liées. Elle ajoute que la Fédération de Russie a poursuivi et condamné de façon discriminatoire certains dirigeants du Majlis, notamment deux de ses vice-présidents, à savoir Akhtem Chiygoz, du chef de participation à une manifestation organisée devant le bâtiment du Parlement de Crimée le 26 février 2014, et Ilmi Umerov, du chef de séparatisme. L’Ukraine allègue que tous deux ont été maltraités en détention avant d’être remis en liberté. Selon elle, les mesures prises contre ces figures de proue de la communauté tatare de Crimée avaient pour but d’« intimid[er] … la communauté tatare de Crimée dans son ensemble » et de la priver de ses dirigeants politiques et de sa capacité à défendre ses droits. Pour prouver que ces actes relèvent de la discrimination raciale, l’Ukraine invoque des rapports établis par des organisations intergouvernementales et non gouvernementales ainsi que des dépositions faites par les personnes concernées. Elle affirme également que, au lieu de protéger de la discrimination raciale la communautés tatare de Crimée et la communauté d’origine ethnique ukrainienne, les tribunaux ont activement pris part au comportement discriminatoire en condamnant des dirigeants tatars de Crimée sur la base d’accusations « forgées de toutes pièces ». Selon l’Ukraine, la Fédération de Russie a donc également manqué aux obligations que lui impose l’article 6 de la CIEDR.
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246. La Fédération de Russie fait valoir que les mesures prises contre le Majlis et les membres des instances dirigeantes de la communauté tatare de Crimée l’ont été en application de son droit interne, qu’elles visaient à lutter contre l’extrémisme politique et le séparatisme et n’étaient donc pas fondées sur l’origine ethnique. En ce qui concerne les restrictions apportées aux déplacements de dirigeants tatars de Crimée, elle soutient que c’est en toute légitimité que l’entrée sur le territoire de Crimée a été refusée à certaines personnes, au motif qu’il ne s’agissait pas de ressortissants russes, et que la CIEDR ne s’applique pas aux distinctions opérées entre les ressortissants et les non-ressortissants. Pour ce qui est des autres cas, la Fédération de Russie fait valoir que l’Ukraine n’a pas établi que les restrictions en cause étaient fondées sur l’origine ethnique des personnes concernées. S’agissant des mesures prises contre le Majlis et les personnes et organisations liées à celui-ci avant son interdiction, elle affirme qu’elles étaient fondées sur le non-respect de la loi par la personne ou l’entité concernée et non sur des motifs ethniques. Elle soutient que les poursuites et condamnations rétroactives dont Akhtem Chiygoz, Ilmi Umerov et d’autres personnes ont fait l’objet à raison des manifestations organisées le 26 février 2014 n’étaient pas fondées sur des motifs ethniques, mais sur la participation des intéressés à des activités extrémistes et à des atteintes à « l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie ». Elle rejette l’allégation de l’Ukraine selon laquelle les personnes en cause ont été maltraitées pendant leur détention. Elle maintient en outre que les mesures prises contre les membres du Majlis étaient fondées sur des motifs objectifs et raisonnables, conformes à la procédure normale applicable en pareilles affaires, et sans rapport avec la discrimination raciale.
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247. La Cour relève que la Fédération de Russie ne conteste pas que les mesures alléguées ont été prises contre les dirigeants de la communauté tatare de Crimée et le Majlis avant l’interdiction de ce dernier, mais conteste qu’elles constituent des actes de discrimination raciale au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR. Selon la Fédération de Russie, ces mesures n’étaient pas fondées sur l’origine ethnique des personnes concernées, mais sur leur participation à des agissements qu’elle considère comme des comportements à caractère « extrémiste » ou « séparatiste ».
248. La Cour rappelle que l’appartenance de personnes visées aux instances dirigeantes d’un groupe ethnique ne suffit pas, en soi, à établir que les mesures ayant sur elles un effet préjudiciable relèvent de la discrimination raciale (voir paragraphe 214 ci-dessus). Il faudrait également que l’Ukraine démontre que les mesures en cause étaient « fondées sur » l’origine ethnique des personnes ou le caractère ethniquement représentatif des institutions assujetties à ces mesures. Selon la Cour, il ressort du contexte dans lequel elles ont été prises que les mesures visaient à faire face à l’opposition politique manifestée par les personnes et institutions concernées contre le contrôle territorial que la Fédération de Russie exerçait en Crimée.
249. De l’avis de la Cour, l’Ukraine n’a pas prouvé que, ainsi qu’elle l’affirme, les dirigeants de la communauté tatare de Crimée qui s’opposaient politiquement au contrôle de la Crimée par la Fédération de Russie avaient été touchés de manière disproportionnée par des mesures de répression par rapport à d’autres personnes aux positions politiques similaires. La Cour estime par conséquent que les mesures concernées n’étaient pas fondées sur l’origine ethnique des personnes visées et ne relèvent donc pas du champ d’application du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR.
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250. La Cour note que l’Ukraine a affirmé que les mesures prises contre les dirigeants de la communauté tatare de Crimée avaient pour but d’intimider et de déstabiliser l’ensemble de la population tatare de Crimée. L’Ukraine invoque à l’appui de cette allégation des dépositions de témoins et des rapports établis par des organisations intergouvernementales et non gouvernementales. La Cour rappelle qu’elle a fait observer que « les dépositions … recueillies de nombreuses années après les événements en cause, en particulier lorsqu’elles [n’étaient] pas étayées par d’autres éléments d’information, [devaient] être traitées avec prudence » (voir paragraphe 177 ci-dessus). Elle estime que les rapports invoqués par l’Ukraine, étant donné qu’ils ne contiennent aucune information spécifique en lien avec l’allégation en question, ne sont guère utiles pour confirmer que les mesures en cause relèvent de la discrimination raciale.
251. Compte tenu de toutes ces considérations, la Cour conclut qu’il n’a pas été établi que les mesures prises par la Fédération de Russie contre les membres du Majlis étaient fondées sur l’origine ethnique des personnes concernées.
3. Interdiction visant le Majlis
252. L’Ukraine fait grief à la Fédération de Russie d’avoir violé la CIEDR, en particulier l’alinéa a) du paragraphe 1 de son article 2, ses articles 4, 5 et 6, en imposant une interdiction visant le Majlis le 26 avril 2016.
253. L’Ukraine affirme que le Majlis était l’organe représentatif des Tatars de Crimée. Elle fait valoir que cet organe, dont les membres sont élus indirectement par l’ensemble de la population tatare de Crimée, est reconnu de longue date par les organisations internationales comme représentant ladite population. À son avis, aucun des autres organes mentionnés par la Fédération de Russie ne partage la légitimité et la représentativité du Majlis. En réponse à l’allégation de la Fédération de Russie selon laquelle la population et d’autres institutions tatares de Crimée se sont distanciées du Majlis et ont exprimé leur soutien à l’interdiction, l’Ukraine fait valoir que ces institutions ne jouissent pas de la même légitimité électorale ou ont été mises en place par les autorités d’occupation de la Fédération de Russie dans le but de saper le Majlis. Elle souligne également que, dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires, la Cour a jugé qu’aucune de ces organisations ne pouvait prétendre jouer le même rôle que le Majlis en tant qu’instance représentative légitime du peuple tatar de Crimée.
254. De l’avis de l’Ukraine, l’interdiction visant le Majlis s’inscrit dans une campagne soutenue visant à démanteler l’instance politique et culturelle centrale de la communauté tatare de Crimée. L’Ukraine fait valoir que son grief ne repose pas sur l’idée que la CIEDR confère aux minorités le droit de disposer d’un organe représentatif. Bien au contraire, elle affirme, premièrement, que l’interdiction visant le Majlis illustre les atteintes discriminatoires et concertées portées par la Fédération de Russie aux droits politiques et civils des groupes ethniques de Crimée, notamment à leurs droits à l’égalité de traitement devant les tribunaux, à la liberté d’opinion et d’expression, ainsi qu’à la liberté d’association et de réunion pacifique, et, deuxièmement, que cette interdiction indique que la communauté tatare de Crimée elle-même est singulièrement soumise à un traitement discriminatoire.
255. Selon l’Ukraine, la Fédération de Russie ne saurait justifier l’interdiction visant le Majlis par des raisons de sécurité nationale. L’Ukraine allègue que l’interdiction de la discrimination raciale est absolue et que celle-ci ne saurait par conséquent trouver sa justification dans le droit interne de la Fédération de Russie. Elle affirme que, à supposer même que la CIEDR autorise les restrictions
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fondées sur des raisons de sécurité nationale, l’interdiction visant le Majlis n’a pas été prononcée dans le respect des conditions strictes prévues pour de telles restrictions. S’appuyant sur des rapports d’experts, elle soutient que la législation interne de la Fédération de Russie tendant à lutter contre l’extrémisme a en soi des répercussions discriminatoires. Elle ajoute que l’interdiction pure et simple visant le Majlis était, en tout état de cause, disproportionnée. Elle fait valoir que cette interdiction visait la communauté tatare de Crimée, s’appuyant sur une déclaration du HCDH selon laquelle l’interdiction pourrait être perçue comme une punition collective contre la communauté tatare de Crimée. Elle cite également des déclarations de l’Assemblée générale des Nations Unies, du Comité de la CIEDR et du Parlement européen appelant à la levée de l’interdiction.
256. L’Ukraine soutient que les raisons invoquées pour justifier l’interdiction visant le Majlis sont dépourvues de fondement factuel. Selon elle, cette interdiction était une punition collective infligée au peuple tatar de Crimée en raison de son opposition à l’agression perpétrée par la Fédération de Russie. L’Ukraine rejette l’allégation de la Fédération de Russie selon laquelle le Majlis a été un groupe extrémiste tout au long de son histoire, et insiste quant à elle sur les effets persistants de la persécution du peuple tatar de Crimée perpétrée par Staline en 1944. Elle souligne également que le Majlis n’a jamais été frappé d’interdiction par le Gouvernement ukrainien. Elle soutient que les allégations relatives aux activités extrémistes et violentes que la Fédération de Russie accuse le Majlis d’avoir menées sont inexactes en fait et que ces activités constituent des prétextes. En ce qui concerne plus particulièrement le « blocus civil » de 2015, l’Ukraine fait valoir qu’il s’agissait d’une protestation pacifique en faveur de principes, ouverte au public, organisée sur son territoire et dirigée contre une législation ukrainienne considérée comme un instrument de facilitation des échanges commerciaux avec la Crimée. Elle affirme que, en tout état de cause, le blocus ne justifie pas l’interdiction du Majlis, celui-ci ne l’ayant pas instauré ni organisé et n’y ayant pas participé. Selon elle, les membres du Majlis qui y ont participé, à savoir MM. Chubarov et Dzhemilev, l’ont fait à titre personnel. De plus, l’Ukraine souligne que toutes les tentatives faites par les membres du Majlis pour obtenir la levée de l’interdiction se sont soldées par un échec.
257. L’Ukraine estime que l’interdiction visant le Majlis, en ce qu’elle fait partie de la « campagne de désinformation » menée par la Fédération de Russie en vue de démanteler l’instance politique et culturelle centrale de la communauté tatare de Crimée et d’avilir les Tatars de Crimée, emporte violation de l’article 4. Elle allègue en outre que les juridictions russes ont pris part à ce comportement discriminatoire en rejetant les demandes de plaignants tatars de Crimée qui avaient cherché à obtenir le réexamen de l’interdiction visant le Majlis, et que la Fédération de Russie a donc également manqué aux obligations que lui impose l’article 6 de la CIEDR.
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258. La Fédération de Russie, pour sa part, soutient que l’interdiction visant le Majlis ne constitue pas une violation de la CIEDR.
259. La Fédération de Russie fait valoir que l’interdiction qu’elle a prononcée contre le Majlis ne visait pas la communauté tatare de Crimée en tant que telle. Selon elle, le Majlis n’a jamais été, de jure ou de facto, l’organe représentatif des Tatars de Crimée en Crimée, mais un organe exécutif responsable devant le Qurultay. La défenderesse relève que la communauté tatare de Crimée est représentée par de nombreuses organisations et associations en Crimée. Elle souligne que parmi les
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institutions, organisations et associations en place qui prétendent défendre les intérêts de la communauté tatare de Crimée, y compris le Qurultay, le Majlis est la seule qui a été frappée d’interdiction, et ce en raison de ses activités violentes. Elle relève également que la majorité des membres de la communauté tatare de Crimée ne se sentent pas représentés par le Majlis et ont exprimé leur soutien aux restrictions adoptées contre ce dernier.
260. La défenderesse affirme que, en tout état de cause, l’interdiction visant le Majlis ne relève pas du champ d’application de la CIEDR. Elle fait valoir que la CIEDR ne garantit pas aux minorités le droit de disposer d’un organe représentatif et de le conserver. Elle affirme que l’interdiction en question ne constitue pas un manquement à ses obligations découlant de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIEDR, cette disposition ne s’appliquant à une institution comme le Majlis que dans la mesure où celui-ci représente la communauté tatare de Crimée, ce qui, selon elle, n’est pas le cas. En ce qui concerne l’article 4 de la CIEDR, la Fédération de Russie soutient que l’Ukraine n’a pas démontré en quoi l’interdiction visant le Majlis pourrait éventuellement en enfreindre les dispositions. Elle affirme que cette interdiction ne constitue pas un manquement à ses obligations découlant de l’alinéa a) de l’article 5 de la CIEDR, au motif que cette disposition ne peut s’interpréter comme conférant un droit substantiel, mais seulement un droit procédural. Elle relève que des représentants du Majlis se sont vu offrir les moyens de demander un contrôle juridictionnel et de faire appel des décisions relatives à l’interdiction, qu’ils ont fait valoir leurs positions et été autorisés à se faire représenter devant la justice. Elle affirme que l’interdiction visant le Majlis ne constitue pas non plus un manquement à ses obligations découlant de l’alinéa c) de l’article 5 de la CIEDR, les Tatars de Crimée n’ayant pas été empêchés de prendre part au gouvernement ni à la direction des affaires publiques en raison de leur appartenance ethnique. S’agissant du point ix) de l’alinéa d) de l’article 5 de la CIEDR, la Fédération de Russie soutient que le droit qu’il prévoit n’est pas applicable au Majlis, celui-ci n’étant pas une « réunion » et n’ayant pas un caractère « pacifique ».
261. La Fédération de Russie fait valoir que, en tout état de cause, l’interdiction visant le Majlis était motivée par des considérations de sécurité, l’existence d’activités extrémistes suscitant des inquiétudes qui, selon elle, constituent un « motif valable » pour prendre des mesures restrictives aux termes des règles internes et internationales applicables. S’appuyant sur des rapports d’experts, la Fédération de Russie souligne que, par cette interdiction, elle n’a pas appliqué au Majlis un traitement différent de celui réservé à d’autres organisations extrémistes. Se référant à la liste des organisations extrémistes tenue par son gouvernement, qui en dénombre actuellement 101, elle déclare que ces entités sont composées de personnes appartenant à différents groupes ethniques et principalement de nationalistes pseudo-russes.
262. Pour prouver le bien-fondé de ses allégations relatives aux activités violentes du Majlis, la Fédération de Russie invoque, tout d’abord, le blocus imposé contre la Crimée en 2015 en matière d’échanges commerciaux et de transports qui, selon elle, a eu de graves répercussions sur la population et l’environnement de la péninsule. Elle rejette l’allégation de l’Ukraine selon laquelle les membres du Majlis qui ont participé au blocus l’ont fait à titre personnel et insiste sur le fait qu’ils ont agi en tant que représentants de cette institution. Elle fait valoir que le Majlis ne s’est pas dissocié des actes de MM. Dzhemilev et Chubarov, qui en étaient les présidents. À l’appui de ses allégations concernant la participation du Majlis au blocus, elle invoque des rapports établis par des organismes des Nations Unies ainsi qu’une décision de la Cour suprême de la Fédération de Russie en date du 29 septembre 2016 confirmant l’interdiction en appel.
263. La défenderesse fait valoir que, outre qu’il aurait pris part au blocus, le Majlis a participé à une série d’activités violentes et extrémistes s’étendant sur une longue période qui ont été examinées en détail par la Cour suprême de la Fédération de Russie dans sa décision de confirmation
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de l’interdiction, mais n’ont pas été traitées par l’Ukraine. Elle soutient que l’interdiction était proportionnée en ce qu’elle avait été précédée de plusieurs avertissements adressés aux membres du Majlis. Elle relève que, malgré l’interdiction, le Majlis et ses dirigeants continuent d’inciter à mener des activités violentes et de les mener eux-mêmes. En réponse aux allégations de l’Ukraine faisant état de l’échec de toutes les tentatives de recours en contestation de l’interdiction faites après le prononcé de la décision de la Cour suprême de la Fédération de Russie, elle souligne que la menace grave que le Majlis faisait peser sur la sécurité nationale et l’ordre public continue d’exister.
264. La Fédération de Russie rejette l’allégation de l’Ukraine selon laquelle l’interdiction du Majlis emporte violation de l’article 4 et fait observer que l’Ukraine n’a pas expliqué comment cet article pourrait entrer en jeu dans ce contexte. Quant à la violation de l’article 6 alléguée par l’Ukraine, la Fédération de Russie soutient que les représentants du Majlis ont eu la possibilité de faire appel de la décision d’interdiction, que leurs positions ont été entendues et que leurs avocats ont pu faire valoir l’intégralité de leurs arguments, comme le montre le texte des arrêts rendus, et qu’elle n’a donc pas manqué à ses obligations découlant de la CIEDR.
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265. La Cour relève tout d’abord que plusieurs organisations intergouvernementales et organes internationaux de contrôle ont invité la Fédération de Russie à lever l’interdiction visant le Majlis parce qu’elle portait atteinte aux droits civils et politiques (résolution 71/205 de l’Assemblée générale des Nations Unies, Situation des droits de l’homme dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine), adoptée le 19 décembre 2016, doc. A/RES/71/205 (1er février 2017), par. 2 g) ; Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, Observations finales concernant le rapport de la Fédération de Russie valant vingt-cinquième et vingt-sixième rapports périodiques (25 avril 2023), par. 24 d)). Toutefois, elle n’a pas compétence, en l’espèce, pour rechercher si l’interdiction visant le Majlis est conforme aux obligations internationales qui incombent à la Fédération de Russie en matière de droits de l’homme en général. En réalité, l’article 22 de la CIEDR ne lui confère compétence que pour apprécier la conformité de l’interdiction aux obligations de la Fédération de Russie découlant de cet instrument (voir paragraphe 201 ci-dessus).
266. La Cour doit déterminer si un acte de discrimination raciale au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la convention a été commis avant de pouvoir décider si la Fédération de Russie a manqué à ses obligations découlant des alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2 et des alinéas a) et c) de l’article 5 de la CIEDR. Il lui faut donc rechercher si l’interdiction visant le Majlis constitue un acte de discrimination raciale au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR (voir paragraphe 212 ci-dessus). À cette fin, la Cour examinera si cette interdiction relève d’une différence de traitement fondée sur un motif prohibé et si elle avait pour but ou a eu pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales des Tatars de Crimée.
267. L’interdiction emporte exclusion du Majlis de la vie publique en Crimée. Toutefois, pour que l’interdiction constitue un acte de discrimination raciale, l’Ukraine doit également démontrer que cette exclusion était fondée sur l’origine ethnique des Tatars de Crimée en tant que groupe ou sur celle des membres du Majlis et qu’elle avait pour but ou a eu pour effet de détruire ou de compromettre la jouissance de leurs droits.
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268. La Cour prend note du rapport établi par le HCDH sur la situation des droits de l’homme en Ukraine pour la période allant du 16 mai au 15 août 2016, selon lequel « l’interdiction visant le Majlis, qui est un organe autonome doté de fonctions quasi exécutives, semble priver les Tatars de Crimée — peuple autochtone de Crimée — du droit de choisir leurs institutions représentatives » (paragraphe 177 du rapport). Elle prend note également du rapport suivant du HCDH sur la situation des droits de l’homme en Ukraine pour la période allant du 16 août au 15 novembre 2016, selon lequel « aucune des ONG tatares de Crimée actuellement enregistrées en Crimée ne peut être considérée comme jouissant du même degré de représentativité et de légitimité que le Majlis, dont les membres sont élus par l’assemblée des Tatars de Crimée, à savoir le Kurultay » (paragraphe 188 du rapport).
269. La Cour reconnaît que le Majlis a joué un rôle historique important dans la représentation des intérêts de la communauté tatare de Crimée depuis que cette communauté, déportée en Asie centrale en 1944, s’est réinstallée dans la péninsule en 1991. La Cour estime cependant que le Majlis n’est ni la seule ni la principale institution représentant la communauté tatare de Crimée. Il n’est pas nécessaire qu’elle détermine si les institutions tatares de Crimée qui ont été créées après 2014 contribuent aussi véritablement à la représentation du peuple tatar de Crimée. La Cour se bornera à faire observer que le Majlis est l’organe exécutif du Qurultay et que ses membres sont élus par ce dernier et responsables devant lui (haut-commissaire pour les minorités nationales de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (HCMN), “The Integration of Formerly Deported People in Crimea, Ukraine: Needs Assessment” (août 2013), p. 16). Le Qurultay, quant à lui, est élu directement par le peuple tatar de Crimée et est, comme le reconnaît l’Ukraine, « considéré par la plupart des Tatars de Crimée comme leur organe représentatif ». Le Qurultay n’a pas été interdit et la Cour ne dispose pas de preuves suffisantes démontrant que les autorités de la Fédération de Russie l’ont empêché concrètement de jouer son rôle dans la représentation de la communauté tatare de Crimée. Par conséquent, la Cour n’est pas convaincue que l’Ukraine ait établi que, comme elle l’affirme, l’interdiction visant le Majlis privait l’ensemble de la population tatare de Crimée de sa représentation. Il s’ensuit qu’il n’est pas nécessaire en l’espèce que la Cour détermine les circonstances dans lesquelles le traitement appliqué à des institutions représentant des groupes qui sont distingués par leur origine nationale ou ethnique peut constituer un manquement à des obligations découlant de la CIEDR.
270. L’interdiction visant le Majlis, du fait de sa nature même, produit également un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits de personnes d’origine tatare de Crimée, les membres du Majlis étant sans exception d’origine tatare de Crimée. Toutefois, la Cour doit vérifier si cet effet peut s’expliquer par des considérations qui ne se rapportent pas aux motifs prohibés énoncés au paragraphe 1 de l’article premier (voir paragraphe 196 ci-dessus).
271. Au vu des éléments de preuve dont elle dispose, il apparaît à la Cour que le Majlis a été frappé d’interdiction en raison des activités politiques menées par certains de ses dirigeants opposés à la Fédération de Russie, et non en raison de l’origine ethnique des intéressés. L’Ukraine avait d’ailleurs indiqué dans sa réplique que « [l]a véritable raison de l’interdiction est l’opposition du peuple tatar de Crimée, exprimée par le Majlis, à l’acte d’agression illicite de la Russie ».
272. La Cour en conclut que l’Ukraine n’a pas apporté de preuves convaincantes pour établir que l’interdiction visant le Majlis était fondée sur l’origine ethnique de ses membres, et non sur ses positions et activités politiques, et qu’elle constituait donc un acte de discrimination au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR.
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273. En ce qui concerne le grief fait par l’Ukraine à la Fédération de Russie d’avoir violé l’article 4 de la CIEDR, la Cour ne considère pas que l’Ukraine ait établi de manière convaincante que, en adoptant l’interdiction visant le Majlis, les autorités ou les institutions de la Fédération de Russie ont incité à la discrimination raciale ou l’ont encouragée (voir paragraphe 242 ci-dessus). La Cour n’est donc pas persuadée que la Fédération de Russie ait violé ses obligations découlant de cette disposition.
274. Quant au grief fait par l’Ukraine à la Fédération de Russie d’avoir manqué à ses obligations découlant de l’article 6 de la CIEDR en n’offrant pas de voies de recours utile permettant de contester l’interdiction visant le Majlis, la Cour fait observer que l’Ukraine n’a pas établi que la Fédération de Russie s’était abstenue d’offrir de tels recours.
275. Pour ces raisons, la Cour conclut qu’il n’a pas été établi que la Fédération de Russie avait manqué à ses obligations découlant de la CIEDR en interdisant le Majlis.
4. Mesures relatives à la citoyenneté
276. L’Ukraine allègue que la Fédération de Russie a manqué aux obligations que lui impose la CIEDR, en particulier l’alinéa c), les points i), ii) et iii) de l’alinéa d) et les points i) et iv) de l’alinéa e) de l’article 5, en introduisant en Crimée son propre régime de nationalité et d’immigration dans le cadre de la loi constitutionnelle fédérale n° 6-FKZ du 21 mars 2014 « Sur l’admission de la République de Crimée et la formation de nouvelles entités constitutives au sein de la Fédération de Russie — la République de Crimée et la ville fédérale de Sébastopol » (ou « loi sur l’admission »).
277. L’Ukraine fait valoir que les exceptions prévues par les paragraphes 2 et 3 de l’article premier de la CIEDR ne s’appliquent pas au régime spécial de citoyenneté imposé par la Fédération de Russie. Elle relève que la Cour a conclu dans son arrêt de 2019 que les mesures dont elle tirait grief, notamment l’imposition de la citoyenneté, « entr[aient] … dans les prévisions de [la convention] ». Elle soutient que la position de la Fédération de Russie est incompatible avec celle du comité de la CIEDR.
278. L’Ukraine allègue en outre que la Fédération de Russie a transformé sa loi relative à la citoyenneté en « arme » pour promouvoir une politique et une pratique de discrimination raciale dirigées contre la communauté tatare de Crimée et la communauté d’origine ethnique ukrainienne. Selon elle, cette loi neutre en apparence a servi à faciliter l’exercice d’une discrimination à l’égard des Tatars de Crimée et des personnes d’origine ethnique ukrainienne. Il s’ensuit, soutient l’Ukraine, que le régime de citoyenneté mis en place par la Fédération de Russie avait pour but ou a eu pour effet de priver les deux communautés de leurs droits civils fondamentaux.
279. De l’avis de l’Ukraine, la discrimination découle du fait que la Fédération de Russie a forcé les membres des groupes ethniques ukrainien et tatar de Crimée à faire un choix : soit recevoir la citoyenneté russe et prêter serment d’allégeance à la Fédération de Russie, soit conserver la citoyenneté ukrainienne et accepter que leurs droits civils et politiques fassent l’objet de restrictions sur le territoire de la Crimée. L’Ukraine soutient qu’il ne s’agit pas d’un choix volontaire, éclairé ou libre. Elle affirme également que les Tatars de Crimée et les personnes d’origine ethnique ukrainienne ont été touchés de manière disproportionnée par rapport aux personnes d’origine ethnique russe résidant en Crimée.
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280. L’Ukraine fait valoir que la question des effets discriminatoires découlant d’un régime d’imposition de la citoyenneté sur un groupe protégé par la CIEDR n’a pas été abordée en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis). Selon elle, la Cour a traité d’une question distincte dans cette affaire, celle de savoir si la discrimination fondée sur la nationalité possédée par une personne au moment considéré relevait du champ d’application de l’interdiction de la discrimination raciale au sens de la convention.
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281. La Fédération de Russie soutient que le régime de citoyenneté qu’elle a mis en place en Crimée n’emporte pas violation de la CIEDR et que les demandes de l’Ukraine doivent donc être rejetées.
282. Selon la Fédération de Russie, l’introduction et la mise en oeuvre de sa législation relative à la citoyenneté en Crimée, notamment des dispositions régissant l’octroi de la citoyenneté, les restrictions apportées à l’acquisition de la citoyenneté et celles fondées sur la citoyenneté ne relèvent pas du champ d’application du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR. La Fédération de Russie fait valoir que les distinctions, restrictions ou préférences fondées sur la citoyenneté sont exclues du champ d’application de la convention par les paragraphes 2 et 3 de son article premier. Elle s’appuie sur l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis) pour soutenir que la citoyenneté, en tant qu’élément de la « nationalité », ne relève d’aucun des critères mentionnés au paragraphe 1 de l’article premier, y compris celui de l’« origine nationale ».
283. La Fédération de Russie fait valoir en outre que, à supposer même qu’il relève du champ d’application du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR, le grief de l’Ukraine ne pourrait concerner que la question de savoir si l’octroi de la citoyenneté et le régime qui lui est associé constituent des actes de discrimination dirigés contre une nationalité particulière ou un groupe particulier au sens de ce paragraphe. La Fédération de Russie soutient que son régime de citoyenneté n’est pas discriminatoire à l’égard d’une nationalité particulière ou d’un groupe particulier. Elle relève que les dispositions en question s’appliquent à toutes les personnes qui résident en Crimée sans distinction fondée sur leur appartenance ethnique.
284. La Fédération de Russie soutient que les prétendus effets découlant de son régime de citoyenneté ont un caractère « collatéral ou secondaire » et ne sont donc pas susceptibles d’entrer dans le champ d’application du paragraphe 1 de l’article premier. Elle allègue en outre que son régime de citoyenneté est conforme à la pratique internationale en vigueur de longue date. Elle souligne que les habitants de la Crimée, dont les personnes d’origine ethnique ukrainienne et les Tatars de Crimée, n’ont pas été contraints d’acquérir la citoyenneté russe, mais se sont vu simplement offrir un choix à cet égard.
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285. La Cour doit déterminer si le régime de citoyenneté mis en place par la Fédération de Russie en Crimée et les mesures prises sur son fondement entrent dans le champ d’application de l’article premier de la CIEDR.
286. La Cour relève que les traitements différenciés appliqués selon qu’il s’agit « de ressortissants ou de non-ressortissants » (paragraphe 2 de l’article premier) et les « dispositions législatives des États parties … concernant la nationalité, la citoyenneté ou la naturalisation » (paragraphe 3 de l’article premier) sont en soi exclus du champ d’application de la convention. Il découle de ces paragraphes que la CIEDR ne s’applique ni aux motifs, ni aux modalités d’octroi de la nationalité. Toutefois, les dispositions en question ne peuvent être interprétées comme excluant du champ de la convention l’application de lois relatives à la citoyenneté ayant pour but ou pour effet de donner lieu à des actes de discrimination fondés sur l’origine nationale ou ethnique.
287. En l’espèce, la Cour n’estime pas que l’Ukraine ait établi de manière convaincante que l’application du régime de citoyenneté russe en vigueur en Crimée aboutissait à une différence de traitement fondée sur l’origine ethnique. Pour établir que les Tatars de Crimée et les personnes d’origine ethnique ukrainienne ont été victimes de discrimination en raison de leur origine ethnique, l’Ukraine s’appuie principalement sur la difficulté face à laquelle se trouvaient les personnes concernées, contraintes de choisir entre les conséquences juridiques de l’adoption de la citoyenneté russe et celles de la conservation de la citoyenneté ukrainienne. La Cour considère cependant que ces conséquences juridiques découlent de la possession du statut de ressortissant russe ou d’étranger. Ce statut s’applique à toutes les personnes sur lesquelles la Fédération de Russie exerce sa juridiction, quelle que soit leur origine ethnique. Si les mesures en cause peuvent avoir des effets sur un nombre important de Tatars de Crimée ou de personnes d’origine ethnique ukrainienne résidant en Crimée, cela ne constitue pas pour autant une discrimination raciale au sens de la convention (voir Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 108-109, par. 112).
288. Pour ces raisons, la Cour conclut qu’il n’a pas été établi que la Fédération de Russie avait manqué à ses obligations découlant de la CIEDR en adoptant et en appliquant son régime de citoyenneté en Crimée.
5. Mesures relatives aux rassemblements revêtant une importance culturelle
289. L’Ukraine fait grief à la Fédération de Russie d’avoir manqué à ses obligations découlant de la CIEDR, en particulier de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 et des points ix) de l’alinéa d) et vi) de l’alinéa e) de l’article 5, en réprimant des rassemblements revêtant une importance culturelle tant pour la communauté tatare de Crimée que pour la communauté d’origine ethnique ukrainienne.
290. L’Ukraine fait également grief à la Fédération de Russie d’avoir, dans la péninsule de Crimée, illicitement remplacé le régime ukrainien de réunions publiques par ses propres lois plus restrictives. Selon elle, ce sont ces lois qui sont à l’origine de multiples manquements de la Fédération de Russie aux obligations que lui impose la CIEDR, puisqu’elles donnent aux responsables russes une grande latitude pour restreindre arbitrairement les droits à la liberté d’expression et à la liberté de réunion. À l’appui de son assertion, l’Ukraine invoque deux affaires jugées par la Cour européenne des droits de l’homme, dans lesquelles celle-ci a estimé que les pouvoirs conférés par ces lois avaient « souvent été employés de manière arbitraire et discriminatoire ».
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291. En outre, l’Ukraine fait grief à la Fédération de Russie d’avoir manqué à ses obligations découlant de la CIEDR en appliquant ces lois de manière discriminatoire pour priver la communauté tatare de Crimée et la communauté d’origine ethnique ukrainienne de la possibilité de commémorer des événements importants sur le plan culturel. À cet égard, elle cite des exemples de restrictions apportées à des rassemblements revêtant une importance culturelle pour les deux communautés qui relèvent, selon elle, d’une pratique généralisée de discrimination. En ce qui concerne les rassemblements de Tatars de Crimée, l’Ukraine cite, entre autres, des restrictions apportées à la commémoration du Sürgün entre 2014 et 2017 et à la célébration de la Journée internationale des droits de l’homme. S’agissant des rassemblements de personnes d’origine ethnique ukrainienne, l’Ukraine met en avant la persécution dont Sergei Dub a été victime pour avoir célébré la Journée du drapeau ukrainien en 2014 ainsi que les obstacles mis par la Fédération de Russie à la commémoration en 2015 de la naissance de Taras Shevchenko.
292. Selon l’Ukraine, le nombre élevé et l’importance culturelle des rassemblements culturels des personnes d’origine ethnique ukrainienne et des Tatars de Crimée que la Fédération de Russie a entravés attestent l’existence d’un effet discriminatoire. À l’appui de son argument selon lequel les Tatars de Crimée et les personnes d’origine ethnique ukrainienne ont été touchés de manière disproportionnée, l’Ukraine invoque des rapports d’organisations intergouvernementales et non gouvernementales. L’Ukraine invoque en outre un rapport rédigé par un expert, M. Magocsi, pour établir que la célébration de personnages et d’événements historiques est au coeur de l’identité culturelle des Tatars de Crimée, ainsi que des dépositions de témoins et la correspondance relative aux différentes demandes d’autorisation de manifestations revêtant une importance culturelle et aux décisions de rejet de ces demandes. En réponse à l’argument de la Fédération de Russie selon lequel les Tatars de Crimée n’étaient pas traités moins favorablement que les personnes d’origine ethnique russe, l’Ukraine fait valoir que plusieurs demandes déposées par des personnes d’origine ethnique russe en vue d’obtenir l’autorisation de commémorer des événements revêtant une importance culturelle ont été accueillies.
293. L’Ukraine affirme que les motifs avancés par la Fédération de Russie pour limiter les rassemblements publics en question ne peuvent constituer des moyens de défense contre des allégations de violation de la CIEDR, l’interdiction de la discrimination raciale énoncée dans cet instrument étant absolue et n’admettant pas d’exceptions fondées sur des raisons de sécurité nationale ou d’autres motifs. Elle relève que, si le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la convention européenne des droits de l’homme autorisent des restrictions et des dérogations dans des circonstances bien précises, ces instruments précisent cependant tout aussi clairement que l’application de telles restrictions et dérogations ne saurait être entachée de discrimination raciale.
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294. Selon la Fédération de Russie, toutes les mesures dont l’Ukraine tire grief ont été prises parce que les demandeurs n’avaient pas respecté les conditions d’organisation de ce type de manifestations telles que définies par la législation russe et elles ne sont donc contraires à aucune des obligations qui lui incombent au titre de la CIEDR.
295. La Fédération de Russie fait valoir que les lois russes s’appliquent uniformément sur l’ensemble de son territoire et sans aucune discrimination fondée sur l’origine nationale ou ethnique. Elle relève que le régime juridique régissant les manifestations publiques en Crimée fait obligation
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aux personnes qui entendent organiser de telles manifestations d’en informer au préalable les autorités compétentes. Elle note également que l’organisation d’une manifestation publique notifiée peut être refusée, suspendue ou interrompue, et que les motifs de telles mesures, prévus par la loi, constituent des restrictions légitimes apportées à l’exercice du droit à la liberté de réunion pacifique. Selon la défenderesse, la question de savoir si ces règles sont trop strictes par rapport aux normes internationales échappe à la compétence conférée à la Cour par la CIEDR.
296. La Fédération de Russie estime que l’Ukraine n’a pas démontré que les mesures en cause avaient été prises en raison de l’appartenance ethnique, et non pour d’autres motifs, en l’occurrence des considérations relatives à la sécurité. Elle relève que l’Ukraine n’a pas produit de statistiques comparatives permettant de prouver que les manifestations de Tatars de Crimée et de personnes d’origine ethnique ukrainienne étaient spécialement visées ou traitées différemment de celles organisées par des Russes.
297. La Fédération de Russie déclare qu’il ressort de son examen de chacun des cas invoqués par l’Ukraine que cette dernière n’a pas établi que la loi était appliquée de manière discriminatoire ou arbitraire contre un groupe ethnique en Crimée, notamment les Tatars de Crimée et les personnes d’origine ethnique ukrainienne, par rapport aux personnes d’origine ethnique russe. Selon elle, l’« importance culturelle » qu’il prêtait aux rassemblements servait de prétexte au Majlis pour organiser des manifestations à caractère politique. La Fédération de Russie relève que les rassemblements organisés par les Tatars de Crimée et les personnes d’origine ethnique ukrainienne étaient autorisés et invoque des dépositions de témoins allant dans ce sens.
298. Selon la défenderesse, il ressort des deux affaires jugées par la Cour européenne des droits de l’homme que l’Ukraine a invoquées, à savoir Lashmankin c. Russie et Navalnyy c. Russie, ainsi que des données statistiques de la Crimée sur les manifestations publiques, que les deux communautés n’ont pas été touchées de manière disproportionnée par la réglementation des rassemblements publics. En réponse au moyen tiré par l’Ukraine de plusieurs cas dans lesquels des manifestations organisées par des personnes d’origine ethnique russe avaient été autorisées, la Fédération de Russie fait valoir que les autorisations avaient été accordées parce que les personnes concernées avaient respecté les conditions applicables prévues par le droit interne russe. Elle ajoute que l’attitude pro-russe de l’organisation tatare de Crimée dont les rassemblements ont été autorisés n’enlève rien à la valeur de ces manifestations en tant que preuve de l’absence de discrimination raciale.
299. La Fédération de Russie souligne que la liberté d’expression et la liberté de réunion sont soumises à des limites. Selon elle, les faits confirment que les mesures en cause étaient fondées sur des motifs objectifs et raisonnables, qu’elles étaient légitimes et licites et qu’elles n’avaient aucun lien avec la discrimination raciale.
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300. La Cour déterminera d’abord si un acte de discrimination raciale au sens de l’article premier de la CIEDR a été commis avant de décider si la défenderesse a manqué aux obligations de prévention, de protection et de réparation qui lui incombent au titre de la convention. Pour que la
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Cour conclue que la Fédération de Russie a manqué aux obligations que lui imposent l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 et les points ix) de l’alinéa d) et vi) de l’alinéa e) de l’article 5 de la CIEDR, il faut donc que les restrictions aux rassemblements des Tatars de Crimée et des personnes d’origine ethnique ukrainienne constituent des actes de discrimination raciale au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la convention.
301. À cet égard, la Cour prend note du moyen tiré par l’Ukraine de ce que les mesures adoptées par la Fédération de Russie étaient fondées sur une législation susceptible d’être détournée à des fins de traitement discriminatoire. Elle fait observer que la conformité des lois de la Fédération de Russie en cause, notamment les dispositions relatives à l’« extrémisme », aux obligations qui incombent à cet État en matière de droits de l’homme a été remise en question par des organes judiciaires ou organes d’experts internationaux en raison du risque d’interprétation arbitraire et d’abus que ces lois comportent (voir Lashmankin et autres c. Russie, CEDH, requête no 57818/09, arrêt (fond), 7 février 2017, par. 415 ; Navalnyy c. Russie, CEDH, requête no 29580/12, arrêt, 15 novembre 2018, par. 118 ; Commission de Venise, Avis sur la loi fédérale n° 54-FZ du 19 juin 2004 relative aux réunions, rassemblements, manifestations, marches et piquets de grève de la Fédération de Russie (adopté les 16 et 17 mars 2012), par. 49).
302. Le régime juridique interne considéré réglemente la prévention, la poursuite et la répression de certaines infractions pénales définies en termes généraux. Rien ne porte à croire que la législation interne en cause a pour but d’établir une différenciation fondée sur l’un des motifs prohibés énoncés au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR. De plus, l’Ukraine n’a pas apporté la preuve que ce régime juridique était susceptible de produire un effet préjudiciable particulier sur les droits des personnes d’origine ethnique tatare de Crimée ou ukrainienne. Par conséquent, la Cour est d’avis que le régime juridique interne en cause ne constitue pas, en soi, un manquement à une obligation prévue par la CIEDR. Toutefois, cette constatation ne préjuge en rien de la question de savoir si l’application de la législation interne en cause constitue, par son effet, un acte de discrimination fondé sur l’un des motifs prohibés énoncés au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR (voir paragraphe 196 ci-dessus).
303. La Cour fait observer qu’il ressort de rapports d’organisations intergouvernementales et non gouvernementales que les interdictions et les autres restrictions imposées à l’égard des rassemblements visant à commémorer certains événements produisaient un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits des Tatars de Crimée. Elle relève en particulier la constatation suivante faite dans un rapport du HCDH : « [L]es Tatars de Crimée étaient particulièrement visés et recevaient des lettres de mise en garde à l’approche de leurs fêtes commémoratives » (HCDH, Civic Space and Fundamental Freedoms in Ukraine, 1 November 2019-31 October 2021 (7 décembre 2021), par. 77).
304. En ce qui concerne les restrictions imposées aux rassemblements revêtant une importance culturelle organisés par les personnes d’origine ethnique ukrainienne, la Cour juge établi que la Fédération de Russie a mis en place des mesures restrictives concernant la célébration de la Journée du drapeau ukrainien et de l’anniversaire de Taras Chevtchenko, et que ces mesures ont produit un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits des personnes d’origine ethnique ukrainienne qui organisaient des manifestations revêtant une importance culturelle ou souhaitaient y participer.
305. La Cour retient cependant que la Fédération de Russie a justifié ces restrictions par des considérations qui ne se rapportent pas à l’un des motifs prohibés énoncés au paragraphe 1 de
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l’article premier de la convention. Il est établi que certaines organisations de personnes d’origine ethnique ukrainienne et de Tatars de Crimée ont en fait réussi à obtenir l’autorisation d’organiser des manifestations et que de multiples manifestations organisées par des personnes d’origine ethnique russe ont été interdites. En outre, compte tenu du contexte de ces restrictions et du fait que la Cour européenne des droits de l’homme a confirmé dans plusieurs décisions que la Fédération de Russie imposait généralement des restrictions en matière de rassemblements publics (voir, par exemple, Lashmankin et autres c. Russie, CEDH, requête no 57818/09, arrêt (fond), 7 février 2017, par. 419-420 ; Navalnyy c. Russie, CEDH, requête no 29580/12, arrêt, 15 novembre 2018, par. 118), l’Ukraine n’a pas, de l’avis de la Cour, suffisamment prouvé le bien-fondé du moyen qu’elle tire de ce que les restrictions étaient fondées sur un ou plusieurs des motifs prohibés visés au paragraphe 1 de l’article premier. Par conséquent, la Cour n’est pas convaincue que l’Ukraine ait suffisamment établi que des Tatars de Crimée et des personnes d’origine ethnique ukrainienne avaient été victimes de discrimination en raison de leur origine ethnique.
306. Pour ces raisons, la Cour conclut qu’il n’a pas été établi que la Fédération de Russie avait manqué à ses obligations découlant de la CIEDR en imposant des restrictions à la tenue de rassemblements revêtant une importance culturelle pour la communauté tatare de Crimée et la communauté d’origine ethnique ukrainienne.
6. Mesures relatives aux médias
307. L’Ukraine fait grief à la Fédération de Russie d’avoir manqué à ses obligations découlant de la CIEDR, en particulier du paragraphe 1 de l’article 2 et des points viii) de l’alinéa d) et vi) de l’alinéa e) de l’article 5, en mettant en place des restrictions frappant des personnes et des institutions représentant les médias qui s’adressent à la communauté tatare de Crimée et à la communauté d’origine ethnique ukrainienne (ci-après « les médias tatars de Crimée et ukrainiens »).
308. L’Ukraine fait valoir que la Fédération de Russie a imposé une obligation d’enregistrement des médias qui constitue un « moyen d’exclure des médias … toute voix qui pourrait être critique », en particulier celles des Tatars de Crimée et des personnes d’origine ethnique ukrainienne. Selon l’Ukraine, la Fédération de Russie a en outre imposé en Crimée ses propres lois antiextrémisme qui lui permettent de porter arbitrairement atteinte à la liberté d’expression.
309. L’Ukraine affirme en outre que la Fédération de Russie applique son régime juridique d’une manière discriminatoire à l’égard des organisations et des journalistes de médias tatars de Crimée et ukrainiens. Elle soutient que l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis) n’exclut pas que ses allégations concernant les restrictions imposées aux organisations médiatiques puissent relever du champ d’application de la CIEDR lorsque l’effet discriminatoire des restrictions se fait sentir sur des groupes protégés et non sur les sociétés de médias elles-mêmes. À cet égard, elle fait valoir que la Fédération de Russie défavorise de façon disproportionnée les Tatars de Crimée et les personnes d’origine ethnique ukrainienne dans l’application de ses conditions de réenregistrement. À l’appui de ses allégations, elle cite des cas de refus d’enregistrement et de réenregistrement, ainsi que de harcèlement d’organisations médiatiques et de journalistes. Pour étayer son allégation de traitement discriminatoire réservé aux médias tatars de Crimée et ukrainiens, elle invoque des rapports d’organisations internationales et non gouvernementales.
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310. L’Ukraine fait valoir que l’application discriminatoire des lois de la Fédération de Russie en Crimée a fait chuter considérablement le nombre de médias s’adressant à la communauté tatare de Crimée et à la communauté d’origine ethnique ukrainienne depuis l’introduction des lois relatives aux médias et de la législation antiextrémisme en Crimée en 2014. En outre, le contenu proposé par les autres médias n’est pas comparable, selon elle, au contenu authentique et diversifié proposé par les médias tatars de Crimée et ukrainiens qui étaient auparavant actifs et accessibles en Crimée.
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311. La Fédération de Russie affirme que les allégations de l’Ukraine concernant le traitement réservé aux médias tatars de Crimée et ukrainiens ne sont pas fondées et que les demandes qu’elle a formulées à cet égard doivent donc être rejetées.
312. La Fédération de Russie soutient que l’Ukraine n’a pas établi que le régime juridique applicable aux activités des médias en Crimée était discriminatoire. Elle souligne que son régime juridique régissant les activités des médias est analogue à celui de l’Ukraine à cet égard.
313. En ce qui concerne les allégations relatives aux restrictions imposées aux médias, la Fédération de Russie rappelle que la Cour a confirmé, en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), que la CIEDR « ne s’appliqu[e] qu’aux individus ou groupes d’individus » et que les personnes morales telles que les sociétés de médias n’entrent pas dans son champ d’application. Elle soutient que l’Ukraine n’a pas établi que les mesures prises contre les sociétés de médias étaient spécialement dirigées contre la communauté tatare de Crimée ou la communauté d’origine ethnique ukrainienne en tant que telles, ni que les médias tatars de Crimée et ukrainiens étaient traités d’une manière dénotant une discrimination au sens de la CIEDR. Elle relève que l’Ukraine elle-même a soutenu que le traitement discriminatoire allégué était fondé non pas sur l’un quelconque des motifs énoncés au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR, mais sur les opinions politiques des personnes ou entités concernées.
314. En ce qui concerne les cas de harcèlement et de refus de réenregistrement allégués par l’Ukraine, la Fédération de Russie soutient que le petit nombre de cas cités n’est pas révélateur de la situation générale des médias en Crimée et, en tout état de cause, n’atteste pas l’existence d’un traitement discriminatoire exercé pour des motifs liés à la nationalité ou à l’appartenance ethnique. Elle affirme que les mesures prises contre les organisations médiatiques et les journalistes en question l’ont été parce que les intéressés n’avaient pas respecté les règles d’enregistrement ou avaient un comportement que la législation russe qualifiait d’extrémiste.
315. Selon la Fédération de Russie, le paysage médiatique de Crimée permet à tous les groupes culturels et ethniques, dont les Tatars de Crimée et les personnes d’origine ethnique ukrainienne, de préserver et de promouvoir leur histoire, leur langue et leur culture. S’agissant de la fermeture alléguée de médias tatars de Crimée et ukrainiens, la Fédération de Russie affirme que la majorité d’entre eux continuent d’exercer leurs activités. Pour ce qui est des médias fermés, elle affirme qu’ils l’ont été soit par les propriétaires eux-mêmes, soit conformément aux lois russes relatives aux médias. Elle cite des données statistiques mettant en parallèle les fermetures de médias tatars de
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Crimée et celles de médias créés dans son territoire en général qui, selon elle, confirment que « le nombre de médias tatars de Crimée fermés par décision de justice en Crimée est nettement inférieur à celui enregistré dans le reste de son territoire ».
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316. La Cour déterminera d’abord si un acte de discrimination raciale au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR a été commis en relation avec des médias avant de décider si la défenderesse a manqué aux obligations de prévention, de protection et de réparation que lui impose la convention. Pour qu’il y ait eu manquement aux obligations incombant à la défenderesse au titre du paragraphe 1 de l’article 2 ainsi que du point viii) de l’alinéa d) et du point vi) de l’alinéa e) de l’article 5 de la CIEDR, il faut que les restrictions imposées par la Fédération de Russie à des personnes et institutions représentant des médias ukrainiens et tatars de Crimée constituent des actes de discrimination raciale au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la convention.
317. La Cour prend note du moyen tiré par l’Ukraine de ce que les mesures prises par la Fédération de Russie se fondent sur une législation susceptible d’être détournée à des fins de traitement discriminatoire. À cet égard, elle observe que la conformité des lois en question, notamment de celle relative à la « lutte contre l’extrémisme », aux obligations qui incombent à la Fédération de Russie au regard des droits de l’homme internationaux a été remise en question par des juridictions internationales et des organes internationaux de contrôle en raison du risque d’interprétation arbitraire et d’abus que ces lois comportent (voir paragraphes 226-227 ci-dessus).
318. La Cour rappelle que les restrictions imposées aux sociétés de médias n’entrent dans le champ d’application de la CIEDR que dans la mesure où celles-ci sont des « organes collectifs ou [des] associations, qui représentent des individus ou des groupes d’individus » et où ces restrictions sont fondées, par leur but ou leur effet, sur l’origine nationale ou ethnique (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 107, par. 108). Il n’est cependant pas nécessaire de déterminer si les sociétés de médias concernées représentent des individus ou des groupes d’individus dès lors que les mesures imposées à ces sociétés ne sont pas fondées sur l’origine nationale ou ethnique.
319. Le régime de droit interne en cause réglemente les activités des médias de masse et vise à prévenir, à poursuivre et à punir certaines infractions pénales définies largement. La Cour observe qu’il n’existe aucun élément de preuve convaincant qui semble indiquer que son but soit d’établir une distinction entre des médias associés à des personnes d’origine ethnique ukrainienne ou tatare de Crimée et d’autres médias sur la base de l’un des motifs prohibés énoncés au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR. L’Ukraine n’a pas non plus apporté de preuve que ce régime soit susceptible de produire un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits de personnes d’origine ethnique ukrainienne ou tatare de Crimée. Par conséquent, la Cour considère que le régime de droit interne ne constitue pas, en soi, un manquement aux obligations incombant à la Fédération de Russie au titre de la CIEDR. Cette conclusion est toutefois sans préjudice de la question de savoir si son application est constitutive, par son effet, d’un acte de discrimination fondé sur l’un des motifs prohibés visés au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR (voir paragraphe 196 ci-dessus).
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320. La Cour est d’avis que les rapports des organisations internationales auxquels l’Ukraine fait référence viennent dans une certaine mesure étayer son grief tiré de ce que les médias ukrainiens et tatars de Crimée ont sérieusement pâti de l’application et de la mise en oeuvre des lois russes relatives aux médias de masse et à la répression de l’extrémisme (voir OSCE, Office for Democratic Institutions and Human Rights (ODIHR) and the High Commissioner on National Minorities (HCNM), Report of the Human Rights Assessment Mission on Crimea (6–18 July 2015) (17 septembre 2015), par. 75-79) ; OHCHR, Situation of human rights in the temporarily Occupied Autonomous Republic of Crimea and the City of Sevastopol (Ukraine) (22 February 2014 to 12 September 2017), UN doc. A/HRC/36/CRP.3 (25 Sept. 2017), par. 156-157).
321. La Cour observe également que certains de ces rapports d’organisations internationales et non gouvernementales suggèrent l’existence d’un lien entre les mesures visant les médias tatars de Crimée et l’origine ethnique de leurs propriétaires ou des personnes concernées (voir OSCE, ODIHR et HCNM, Report of the Human Rights Assessment Mission on Crimea (6–18 July 2015), p. 7, par. 17). Parallèlement, elle relève que les déclarations qui y figurent sont vagues et ne sont pas étayées par d’autres éléments de preuve pour ce qui est de l’existence d’une discrimination raciale.
322. Sur la base des éléments de preuve soumis par l’Ukraine, la Cour n’est pas en mesure de conclure que les mesures prises contre les médias ukrainiens et tatars de Crimée étaient fondées sur l’origine ethnique des personnes associées à ces médias. Elle estime qu’il ressort des explications avancées par la Fédération de Russie, en particulier la comparaison, étayée par des statistiques, entre les fermetures de médias en Crimée et celles dans d’autres parties du territoire (voir paragraphe 315 ci-dessus), que les restrictions imposées n’étaient pas fondées sur l’origine nationale ou ethnique. Pour la même raison, elle n’est pas convaincue que l’Ukraine ait établi que les mesures prises contre des personnes associées à des médias tatars de Crimée l’ont été sur le fondement de l’origine nationale ou ethnique de ces personnes.
323. Pour ces raisons, la Cour conclut qu’il n’a pas été établi que la Fédération de Russie avait manqué à ses obligations découlant de la CIEDR en imposant des restrictions aux médias ukrainiens et tatars de Crimée et en prenant des mesures contre des personnes associées à des sociétés de médias ukrainiennes et tatares de Crimée.
7. Mesures relatives au patrimoine culturel et aux institutions culturelles
324. L’Ukraine affirme que la Fédération de Russie a manqué aux obligations que lui impose la CIEDR, plus précisément le paragraphe 1 de l’article 2, le point vi) de l’alinéa e) de l’article 5 et l’article 6, en conduisant une « attaque générale » contre le patrimoine culturel de la communauté tatare de Crimée et de la communauté d’origine ethnique ukrainienne qui a notamment consisté à détruire, à démolir, à ne pas préserver ou à fermer des sites et des institutions revêtant une importance historique et culturelle.
325. En ce qui concerne le patrimoine tatar de Crimée, l’Ukraine avance que le site historique du palais du Khan de Crimée (le « palais du Khan ») est en train d’être partiellement détruit par « des rénovations, commandées et gérées par les autorités criméennes, qui ne tiennent aucunement compte de [s]a valeur culturelle ». Citant la jurisprudence de la Cour, elle soutient que « la dégradation de sites du patrimoine culturel par un État peut emporter violation de la CIEDR ». Elle se réfère également à d’autres exemples de dégradation du patrimoine culturel tatar de Crimée, notamment la destruction de cimetières musulmans et de sites archéologiques dans le palais du kalga-sultan ou « Aqmescitsaraï ». En outre, l’Ukraine affirme que la Fédération de Russie a violé l’article 6 de la CIEDR en refusant de faire droit aux recours visant à protéger le patrimoine culturel tatar de Crimée.
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326. En ce qui concerne le patrimoine culturel ukrainien, l’Ukraine se réfère, entre autres, à la fermeture d’une école d’art dramatique en langue ukrainienne et à la réduction de l’espace consacré au musée Lesya Ukrainka. Elle dénonce également un harcèlement subi par des personnes associées à des organisations non gouvernementales établies en Crimée qui, selon elle, contribuent grandement à promouvoir les médias en langue ukrainienne, ainsi que par le personnel du centre culturel ukrainien de Simferopol.
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327. La Fédération de Russie, quant à elle, affirme qu’aucune des mesures que ses autorités ont adoptées et dont l’Ukraine tire grief ne relève de la discrimination raciale, et que les demandes de l’Ukraine doivent donc être rejetées.
328. S’agissant des allégations relatives à la préservation du patrimoine culturel des Tatars de Crimée, la Fédération de Russie soutient que l’Ukraine tente de faire croire que les mesures prises en vue de préserver des sites revêtant une importance culturelle et historique pour la communauté tatare de Crimée constituent une attaque contre le patrimoine culturel de celle-ci. Selon elle, les travaux réalisés dans le palais du Khan étaient nécessaires. La Fédération de Russie estime que, en tout état de cause, les éléments versés au dossier contredisent les allégations de l’Ukraine faisant état de réparations et restaurations défectueuses de ce bâtiment. Elle renvoie à une série de photographies qui, selon elle, montrent que l’état du palais a été amélioré.
329. En ce qui concerne les allégations de destruction de sépultures musulmanes et d’autres sites, la Fédération de Russie soutient qu’elles sont infondées et doivent être rejetées. Elle fait observer que, contrairement à ce que prétend l’Ukraine, les autorités russes ont adopté de nombreuses mesures pour préserver et promouvoir le patrimoine culturel de la communauté tatare de Crimée.
330. En ce qui concerne l’invocation de l’article 6 de la CIEDR par l’Ukraine, la Fédération de Russie affirme que les requérants tatars de Crimée, qui ont été déboutés de leurs demandes par les tribunaux nationaux, n’avaient pas qualité pour agir dans le cadre du droit interne applicable.
331. La Fédération de Russie soutient également que les allégations factuelles de l’Ukraine au sujet de la fermeture d’institutions culturelles ukrainiennes sont erronées. En ce qui concerne le harcèlement dont auraient été victimes des personnes associées à des institutions culturelles, elle prétend que les mesures prises contre certains militants étaient liées à des inspections et des enquêtes motivées par des violations des lois antiextrémisme, et non aux activités que menaient ces personnes au sein du centre culturel ukrainien de Simferopol. Elle fait valoir en outre que celui-ci n’a lui-même jamais été fermé.
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332. La Cour rappelle qu’elle déterminera d’abord si un acte de discrimination raciale au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR a été commis avant de décider si la défenderesse a manqué aux obligations de prévention, de protection et de réparation qui lui incombent au titre de la convention.
333. La Cour observe que la Fédération de Russie nie que le patrimoine culturel tatar de Crimée ait fait l’objet d’une quelconque différence de traitement qui aurait désavantagé la communauté tatare de Crimée. Au contraire, la défenderesse affirme, sur la base de textes législatifs, de documents et de preuves photographiques, qu’elle a pris des mesures pour préserver ce patrimoine. Toutefois, la Cour prend note de ce que, le 1er juin 2023, dans des observations finales auxquelles l’Ukraine fait référence, le comité de la CIEDR, se disant
« profondément préoccupé par … [l]es allégations de destruction et de détérioration du patrimoine culturel des Tatars de Crimée, par exemple des pierres tombales, des monuments et des lieux saints, et l’absence d’informations à propos des enquêtes menées sur ces allégations et des autres mesures visant à prévenir ces actes de vandalisme », a recommandé à l’État partie « [d]’enquêter efficacement sur les allégations de destruction et de détérioration du patrimoine culturel des Tatars de Crimée et d’agir pour prévenir ces actes » (comité de la CIEDR, observations finales concernant le rapport de la Fédération de Russie valant vingt-cinquième et vingt-sixième rapports périodiques, doc. CERD/C/RUS/CO/25-26 (1er juin 2023), par. 23 b) et 24 b)).
334. La Cour observe cependant que le comité de la CIEDR ne se prononce pas sur la question de savoir si les allégations en question sont véridiques, et qu’il ne s’appuie pas sur des preuves de première main. En outre, quand bien même les travaux de préservation entrepris par la Fédération de Russie dans le palais du Khan auraient été effectués de manière négligente, la Cour n’est pas convaincue qu’une telle négligence procéderait d’une discrimination fondée sur l’origine ethnique des Tatars de Crimée. La Cour estime également que l’Ukraine n’a pas suffisamment étayé son allégation de dégradation de deux autres sites culturels tatars de Crimée. Pour ces raisons, elle n’est pas convaincue, sur la base des éléments de preuve fournis par l’Ukraine, que les mesures adoptées par la Fédération de Russie à l’égard des sites en question emportaient discrimination à l’égard des Tatars de Crimée en tant que groupe.
335. S’agissant de la violation alléguée de l’article 6 de la CIEDR, la Cour note que le recours porté par un membre de la communauté tatare de Crimée devant des juridictions nationales concernant l’emploi de certaines entreprises pour la réalisation de travaux de rénovation dans le palais du Khan n’a pas abouti, tandis qu’une autre juridiction a conclu que ces mêmes entreprises n’avaient pas respecté les normes en matière de rénovation sur le chantier d’un objet culturel important aux yeux de la communauté d’origine ethnique russe. Cependant, la Fédération de Russie a donné une explication plausible à cette différence de traitement, à savoir l’absence de qualité pour agir des requérants tatars de Crimée, motif qui n’a aucun rapport avec ceux énoncés au paragraphe 1 de l’article premier de la convention.
336. La Cour est d’avis que l’Ukraine, s’agissant de ses allégations concernant la dégradation de certains aspects du patrimoine culturel de personnes d’origine ethnique ukrainienne, n’a pas établi qu’un traitement différencié avait été réservé, en raison de leur origine ethnique, à des personnes associées à des institutions culturelles en Crimée. Elle relève que la Fédération de Russie a fourni, pour justifier les mesures prises contre les personnes en question, des explications qui n’ont aucun rapport avec les motifs prohibés énoncés au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR. Elle
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relève également que la Fédération de Russie a apporté des preuves montrant qu’elle avait tenté de préserver ce patrimoine et a donné des explications pour justifier les mesures adoptées à l’égard de celui-ci. L’Ukraine n’a, quant à elle, pas produit d’éléments montrant en quoi la fermeture de certaines institutions procéderait d’une discrimination fondée sur l’origine ethnique.
337. Pour ces raisons, la Cour conclut qu’il n’a pas été établi que la Fédération de Russie avait manqué à ses obligations au regard de la CIEDR en adoptant des mesures à l’égard du patrimoine culturel des communautés d’origine ethnique ukrainienne et tatare de Crimée.
8. Mesures relatives à l’éducation
338. L’Ukraine affirme que la Fédération de Russie, en modifiant le système d’éducation en Crimée, cherche à promouvoir la langue et la culture russes au détriment des langues et des cultures ukrainiennes et tatares de Crimée, et qu’elle a pris des mesures préjudiciables à l’éducation des élèves des deux communautés, ce qui emporte violation de l’interdiction de se livrer à des actes ou pratiques de discrimination raciale prévue à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIEDR, ainsi que manquement à l’obligation, énoncée au point v) de l’alinéa e) de l’article 5, de garantir le droit à l’égalité devant la loi dans la jouissance du droit à l’éducation et à la formation professionnelle.
339. L’Ukraine soutient que la Fédération de Russie a appliqué une stratégie d’annihilation culturelle en prenant des mesures visant à empêcher les groupes ethniques ukrainien et tatar de Crimée d’utiliser le système d’éducation pour transmettre leur culture aux générations futures. La demanderesse soutient que la réorientation radicale du système d’éducation criméen vers la langue et la culture russes privera des Tatars de Crimée et des personnes d’origine ethnique ukrainienne de possibilités d’étudier et d’obtenir un emploi dans le pays de leur choix, contraignant de nombreuses familles de la péninsule à déménager en Ukraine continentale afin de préserver les vestiges de leur culture d’origine. Selon l’Ukraine, les « autorités d’occupation » russes se sont employées, ouvertement ou non, à limiter les possibilités, pour les enfants de Crimée, d’accéder à un enseignement en langues tatare de Crimée ou ukrainienne, ont privilégié le russe comme langue d’études dominante, et ont réorienté le programme scolaire et les diplômes vers le modèle russe. L’Ukraine avance que les changements apportés par la Fédération de Russie au système d’éducation en Crimée se sont traduits, pour les diverses communautés ethniques, par des différences en matière d’accès général à l’éducation et à la formation professionnelle des diverses communautés ethniques.
340. L’Ukraine précise que sa demande ne présuppose pas un droit à l’éducation dans une langue minoritaire. Pour établir qu’une discrimination raciale a été exercée en violation de la CIEDR, il suffit de montrer que la Fédération de Russie a privé certains groupes ethniques, mais pas d’autres, de l’accès à l’enseignement dans une langue minoritaire. À l’appui de sa demande, l’Ukraine se réfère à l’avis consultatif sur les Écoles minoritaires en Albanie rendu par la Cour permanente de Justice internationale, qui avait appliqué, dans une situation comparable, le principe selon lequel « l’égalité en fait peut … rendre nécessaires des traitements différents en vue d’arriver à un résultat qui établisse l’équilibre entre des situations différentes ».
341. L’Ukraine affirme que la Fédération de Russie impose des restrictions en matière d’enseignement en langues ukrainienne et tatare de Crimée dans la péninsule depuis 2014. Selon elle, nombre de parents criméens ont constaté que les « autorités d’occupation » n’avaient fait aucun cas des demandes d’enseignement en langues ukrainienne ou tatare de Crimée qu’ils avaient présentées pour leurs enfants, et d’autres ont estimé trop hasardeux de seulement soumettre de telles demandes, subi des pressions pour choisir un enseignement en russe ou été harcelés s’ils osaient revendiquer une éducation dans la langue maternelle de leurs enfants.
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342. L’Ukraine affirme que les mesures prises par la Fédération de Russie ont entraîné une réduction notable du nombre d’établissements scolaires de Crimée offrant un programme destiné à la population ukrainienne ainsi que du nombre de personnes d’origine ethnique ukrainienne inscrites dans les établissements ukrainophones de la péninsule. Ainsi, selon elle, pour l’année scolaire 2013-2014, un enseignement général en langue ukrainienne a été dispensé à 12 694 enfants, contre 2 154 l’année suivante. En 2015-2016, ce nombre s’est trouvé réduit de moitié, avec moins de 1 000 élèves. Sur les sept établissements ukrainophones qui existaient en Crimée jusqu’en 2014, un seul reste ouvert et encore a-t-il cessé d’offrir un enseignement en ukrainien aux classes de première et de deuxième années.
343. En ce qui concerne l’enseignement en tatar de Crimée, l’Ukraine soutient que, si le nombre d’élèves inscrits dans des établissements tatars de Crimée est resté relativement stable, la qualité de l’enseignement qui leur y est dispensé a toutefois fortement diminué depuis 2014. Jusqu’à l’année scolaire 2017-2018, les manuels scolaires ont été fournis tardivement, présentaient une version nettement russifiée de l’histoire et faisaient de Staline un héros, malgré la déportation de Tatars de Crimée en 1944. Selon l’Ukraine, un manuel d’histoire de dixième année dépeignait les Tatars de Crimée comme des collaborateurs pronazis au cours de la seconde guerre mondiale, ravivant ainsi le stéréotype ayant servi de prétexte à Staline pour organiser cette déportation. Enfin, l’Ukraine avance que les « autorités d’occupation » russes ont perturbé l’éducation des Ukrainiens et des Tatars de Crimée en soumettant les établissements scolaires et les enseignants de ces communautés à des perquisitions intrusives.
344. L’Ukraine affirme que, pris ensemble, les éléments de preuve présentés démontrent non seulement l’effet discriminatoire des mesures adoptées par la Fédération de Russie, mais aussi leur but manifestement discriminatoire. Selon elle, ce but discriminatoire a été clairement annoncé en juin 2014, lorsque le prétendu ministère criméen de l’éducation a déclaré que l’étude des langues tatare de Crimée et ukrainienne « ne d[eva]it pas se faire au détriment de l’enseignement et de l’étude de la langue officielle de la Fédération de Russie ».
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345. La Fédération de Russie maintient que le droit à l’éducation et à la formation professionnelle prévu au point v) de l’alinéa e) de l’article 5 de la CIEDR n’inclut pas de droit à un enseignement dans une langue minoritaire. Selon elle, l’interdiction de la discrimination en matière d’éducation est liée au droit de « toute personne, quelle que soit son origine ethnique, [d’avoir] accès à un système national d’enseignement sans discrimination ». La Fédération de Russie observe que l’Ukraine ne prétend pas qu’il existe un droit à l’enseignement dans une langue minoritaire protégé par la CIEDR et n’explique pas comment, en l’absence de ce droit, elle peut soutenir que l’introduction en Crimée d’un enseignement en russe s’est traduite, pour les diverses communautés ethniques, par des différences en matière d’accès à l’éducation et à la formation professionnelle des diverses communautés ethniques.
346. La Fédération de Russie avance que l’invocation par l’Ukraine de l’avis de la Cour permanente de Justice internationale sur les Écoles minoritaires en Albanie n’est pas fondée. Elle soutient qu’un enseignement public sans discrimination est garanti en Crimée, non seulement en russe, mais aussi en tatar de Crimée et en ukrainien, qui sont tous deux reconnus comme des langues officielles de la République de Crimée et ont été intégrés dans le système d’éducation.
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La défenderesse affirme également que sa législation reconnaît à tous les citoyens russes le droit de recevoir un enseignement général de base d’une durée de neuf ans dans l’une des langues des peuples qui la composent, parmi lesquelles les langues ukrainienne et tatare de Crimée. Cette durée d’enseignement général est l’expression d’un choix politique qu’elle a fait. Elle souligne que la diminution de la demande d’enseignement en langue ukrainienne en Crimée ne constitue pas, en tout état de cause, une violation de la CIEDR puisque la possibilité pour tout un chacun de suivre en tout temps un enseignement général en ukrainien a été maintenue dans le système d’éducation criméen depuis 2014. Elle présente les témoignages de fonctionnaires, notamment d’enseignants et de directeurs d’école, affirmant que leurs établissements sont prêts à dispenser un enseignement en ukrainien si la demande vient à se présenter, ainsi que d’autres éléments de preuve visant à démontrer la disponibilité, en Crimée, d’un enseignement en ukrainien et en tatar de Crimée.
347. La Fédération de Russie ne conteste pas l’allégation de l’Ukraine concernant la baisse du nombre d’élèves ayant choisi l’ukrainien comme langue d’enseignement général depuis 2014, mais elle affirme que cette diminution ne résulte pas d’une mesure juridique ou d’une contrainte qu’elle aurait imposée. La défenderesse produit plusieurs témoignages selon lesquels le recul de la demande est dû à d’autres facteurs, notamment le fait que les citoyens aient moins besoin que leurs enfants suivent un enseignement en langue ukrainienne, un rapport utilitaire ou pragmatique avec la langue ukrainienne fondé sur les possibilités offertes en matière d’études supérieures et les restrictions d’accès aux établissements d’enseignement supérieur ukrainiens mises en place par l’Ukraine elle-même. Parmi les autres facteurs figurent, selon elle, la politique ukrainienne ayant consisté, avant 2014, à imposer de force l’ukrainien comme langue d’enseignement dans les programmes scolaires, et le fait que, après mars 2014, certaines personnes d’origine ethnique ukrainienne ont quitté la Crimée, la plupart pour se rendre en Ukraine. Elle considère que les allégations de l’Ukraine selon lesquelles les demandes des parents sont restées lettre morte ou ces derniers ont subi des pressions les poussant à ne pas choisir le tatar de Crimée ou l’ukrainien comme langue d’enseignement sont démenties par les explications qu’elle a fournies et ne sont nullement étayées par les éléments de preuve présentés par la demanderesse.
348. En ce qui concerne l’enseignement en tatar de Crimée, la Fédération de Russie affirme qu’elle a considérablement assoupli les conditions pour ceux qui souhaitent étudier dans cette langue. Elle fait observer que 16 écoles continuent d’offrir un enseignement complet dans cette langue jusqu’à la neuvième année et que ce nombre n’a pas diminué depuis 2014. La Fédération de Russie conteste, divers indicateurs à l’appui, notamment en matière de financement, que la qualité de l’enseignement en tatar de Crimée aurait diminué depuis 2014.
349. La Fédération de Russie maintient que l’assertion de l’Ukraine selon laquelle les manuels « perpétuent les récits haineux et la propagande russes, au détriment des faits historiques » ne s’appuie que sur un seul manuel qui mentionnait la présence de collaborateurs parmi les Tatars de Crimée pendant la seconde guerre mondiale, comme parmi d’autres groupes ethniques, y compris les Russes, et précise que ce passage a été retiré du manuel à la demande de la communauté tatare de Crimée.
350. Pour ce qui est des perquisitions qui auraient été menées dans des établissements scolaires tatars de Crimée et ukrainiens, la Fédération de Russie soutient que l’Ukraine n’en a pas établi le caractère discriminatoire. Les documents cités par cette dernière montrent que les opérations se sont principalement déroulées dans des écoles confessionnelles et que les forces de l’ordre étaient à la recherche de matériel à caractère extrémiste, dans le cadre d’une stratégie de prévention menée contre les organisations religieuses extrémistes exerçant leurs activités en Crimée.
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351. Enfin, selon la Fédération de Russie, le ministère de l’éducation de Crimée, en déclarant dans une lettre que l’étude des langues ukrainienne et tatare de Crimée « ne devait pas se faire au détriment de l’enseignement et de l’étude de la langue officielle de la Fédération de Russie », se contentait de rappeler les dispositions du droit fédéral en vigueur.
* *
352. La Cour examinera si le comportement de la Fédération de Russie en matière d’éducation en Crimée est constitutif de discrimination raciale au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR et emporte manquement aux obligations énoncées à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2, au point v) de l’alinéa e) de l’article 5 et à l’article 7.
353. L’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 est ainsi libellé :
« 1. Les États parties condamnent la discrimination raciale et s’engagent à poursuivre par tous les moyens appropriés et sans retard une politique tendant à éliminer toute forme de discrimination raciale et à favoriser l’entente entre toutes les races, et, à cette fin :
a) Chaque État partie s’engage à ne se livrer à aucun acte ou pratique de discrimination raciale contre des personnes, groupes de personnes ou institutions et à faire en sorte que toutes les autorités publiques et institutions publiques, nationales et locales, se conforment à cette obligation ».
Le point v) de l’alinéa e) de l’article 5 énonce que,
« [c]onformément aux obligations fondamentales énoncées à l’article 2 de la présente Convention, les États parties s’engagent à interdire et à éliminer la discrimination raciale sous toutes ses formes et à garantir le droit de chacun à l’égalité devant la loi sans distinction de race, de couleur ou d’origine nationale ou ethnique, notamment dans la jouissance des droits suivants :
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
e) Droits économiques, sociaux et culturels, notamment :
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
v) Droit à 1’éducation et à la formation professionnelle ».
354. La Cour considère que, bien que le point v) de l’alinéa e) de l’article 5 de la CIEDR ne prévoie pas de droit général à un enseignement scolaire dans une langue minoritaire, l’interdiction de la discrimination raciale énoncée à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 et la protection du droit à l’éducation consacrée au point v) de l’alinéa e) de l’article 5 de la convention peuvent, dans certaines circonstances, fixer certaines limites à la modification de l’enseignement scolaire dispensé dans la langue d’une minorité nationale ou ethnique. Pour déterminer si ces dispositions s’appliquent, elle doit d’abord rechercher si le comportement en question est constitutif de discrimination raciale au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR.
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355. La plupart des mesures dont l’Ukraine tire grief concernent des restrictions à la disponibilité de l’ukrainien ou du tatar de Crimée en tant que langues d’enseignement dans les écoles primaires. La langue est souvent un lien social essentiel pour les membres d’un groupe ethnique. Les mesures de restriction de l’utilisation d’une langue prises par un État partie peuvent donc, dans certaines situations, constituer une « distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur … l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique » au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR.
356. La CIEDR laisse une grande discrétion aux États parties en ce qui concerne les programmes scolaires et la langue principale d’enseignement. Cependant, lorsqu’il conçoit et met en oeuvre un programme scolaire, un État partie ne doit pas opérer de discrimination à l’égard d’un groupe national ou ethnique. Le fait qu’un État choisisse de proposer un enseignement dans une seule langue n’est pas en soi discriminatoire, au sens de la CIEDR, envers une minorité nationale ou ethnique dont les membres souhaitent que leurs enfants suivent un enseignement dans leur propre langue.
357. Les modifications structurelles concernant la disponibilité d’une langue d’enseignement dans les écoles peuvent emporter discrimination au sens de la CIEDR si, par la manière dont elles sont mises en oeuvre, elles produisent un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits d’une personne ou d’un groupe distingués sur le fondement des motifs énumérés au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR, à moins que cet effet puisse s’expliquer par des considérations qui ne se rapportent pas aux motifs prohibés énoncés dans cet article (voir paragraphe 196 ci-dessus). Cela serait notamment le cas si, en raison de la façon dont un changement était mis en oeuvre dans l’enseignement d’une langue minoritaire disponible dans le système d’éducation public, par exemple au moyen d’une pression informelle, il devenait trop difficile pour les membres d’un groupe national ou ethnique de s’assurer que leurs enfants, dans le cadre du droit général à l’éducation dont ils jouissaient, ne subissent pas d’interruptions indûment contraignantes de l’enseignement dans leur langue principale.
a) Accès à l’enseignement en langue ukrainienne
358. En ce qui concerne l’enseignement en ukrainien, la Cour observe et les Parties conviennent que le nombre d’élèves étudiant dans cette langue a fortement diminué entre 2014 et 2016. Selon le HCDH,
« [l]e nombre d’élèves suivant un enseignement en langue ukrainienne a diminué de façon spectaculaire. Pendant l’année scolaire 2013-2014, 12 694 élèves étudiaient dans cette langue. Après l’occupation de la Crimée, ce chiffre est tombé à 2 154 en 2014-2015, 949 en 2015-2016, puis 371 en 2016-2017. … Entre 2013 et 2017, le nombre d’écoles ukrainiennes est passé de sept à une, et le nombre de classes de 875 à 28. » (OHCHR report, Situation of human rights in the temporarily occupied Autonomous Republic of Crimea and the city of Sevastopol (Ukraine) (22 February 2014 to 12 September 2017, UN doc. A/HRC/36/CRP.3 (25 Sept. 2017), par. 197.)
359. Ainsi, le nombre d’élèves recevant un enseignement en langue ukrainienne a diminué de 80 % la première année, et de 50 % supplémentaires l’année suivante. Il est incontesté qu’aucune diminution de cet ordre ne s’est produite en ce qui concerne l’enseignement scolaire dans d’autres langues, notamment en tatar de Crimée. Une baisse aussi brutale et importante a produit un effet préjudiciable particulièrement marqué sur des droits d’enfants d’origine ethnique ukrainienne et de leurs parents.
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360. La Fédération de Russie exerce un contrôle total sur le système d’éducation public en Crimée, en particulier sur la langue d’enseignement et les conditions que doivent remplir parents et enfants pour y avoir accès. Cependant, elle n’a pas fourni d’explication convaincante justifiant les changements soudains et radicaux apportés à l’usage de l’ukrainien en tant que langue d’instruction, changements qui produisent un effet préjudiciable particulièrement marqué sur des droits de personnes d’origine ethnique ukrainienne. Sur ce point, les Parties sont en désaccord quant aux raisons de la baisse, à partir de 2014, du nombre d’élèves recevant un enseignement scolaire en ukrainien.
361. Les explications proposées par la Fédération de Russie pour expliquer cette baisse ne sont pas entièrement convaincantes. Dans son rapport, le HCDH relève ainsi que, « parmi les principaux facteurs qui expliquent cette diminution figurent notamment l’environnement culturel russe dominant et le départ de milliers de résidents criméens pro-ukrainiens en Ukraine continentale. » Cependant, même en tenant compte du fait que de nombreuses familles d’origine ethnique ukrainienne ont quitté la Crimée après 2014, la Cour n’est pas convaincue que ces départs, associés à une « réorientation du système d’éducation criméen vers la Russie », expliquent à eux seuls une réduction de plus de 90 % de la demande réelle d’enseignement scolaire en langue ukrainienne en Crimée.
362. Les deux Parties ont présenté à la Cour des éléments de preuve concernant la mesure dans laquelle les parents sont libres de choisir l’ukrainien comme langue principale d’enseignement pour leurs enfants. L’Ukraine a soumis des témoignages selon lesquels un nombre important de parents et d’enfants ont été victimes de harcèlement et de manipulations visant à les faire renoncer à exprimer leur préférence pour l’ukrainien ou à choisir cette langue. La Fédération de Russie a quant à elle produit des témoignages selon lesquels le choix des parents en matière de langue d’instruction était sincère et ne résultait d’aucune pression, comme le confirmait le fait que les parents ne réagissaient généralement pas aux incitations actives de certains enseignants pour que leurs enfants continuent à recevoir un enseignement en ukrainien.
363. La Cour observe que les déclarations de témoin produites par les deux Parties ont été faites par des personnes qui ne sont pas désintéressées quant à l’issue de l’affaire. Ces déclarations ne sont en outre pas étayées par des documents fiables. Il convient cependant de relever que le HCDH a fait observer qu’« on a[vait] également fait état de pressions exercées par des personnels enseignants et des directions d’école dans le but de faire cesser l’enseignement en langue ukrainienne ». Bien qu’elle ne soit pas en mesure de conclure, sur la base des éléments de preuve produits, que des parents ont été victimes de harcèlement et de manipulations visant à les faire renoncer à exprimer leur préférence, la Cour estime que la Fédération de Russie n’a pas démontré qu’elle s’était acquittée de son obligation de protéger les droits de personnes d’origine ethnique ukrainienne d’un effet préjudiciable particulièrement marqué lié à leur origine ethnique en prenant des mesures pour atténuer la pression qu’une exceptionnelle « réorientation du système d’éducation criméen vers la Russie » avait fait peser sur les parents dont les enfants avaient reçu jusqu’en 2014 un enseignement scolaire en ukrainien.
b) Accès à l’enseignement en langue tatare de Crimée
364. S’agissant de l’éducation scolaire en langue tatare de Crimée, la Cour observe que les allégations de l’Ukraine portent sur la qualité de l’enseignement proposé dans cette langue, et non sur sa disponibilité effective ou sur une évolution notable du nombre d’élèves. Elle n’est pas en mesure de conclure, sur la base des éléments de preuve soumis par les Parties, que la qualité de l’enseignement en tatar de Crimée s’est considérablement dégradée depuis 2014.
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365. La Cour relève avec inquiétude qu’il existe un exemple de manuel scolaire relatant l’histoire de la communauté tatare de Crimée de façon discriminatoire. Elle considère toutefois que l’Ukraine n’a pas réfuté l’assertion de la Fédération de Russie selon laquelle il s’agirait d’un fait isolé auquel il a été remédié à la demande de représentants de ladite communauté.
366. La Cour remarque que l’Ukraine a présenté certains éléments de preuve montrant que des écoles confessionnelles fréquentées par des enfants tatars de Crimée avaient été soumises de manière répétée à des perquisitions par des agents de la Fédération de Russie. Elle prend également note de l’explication fournie par la Fédération de Russie selon laquelle ces perquisitions avaient été effectuées dans le but de trouver du « matériel à caractère extrémiste » diffusé par des « organisations religieuses extrémistes ». Cependant, l’Ukraine n’a pas établi de manière convaincante l’existence d’un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les écoles confessionnelles que fréquentaient des Tatars de Crimée par rapport à celles que fréquentaient d’autres groupes ethniques de religion musulmane.
367. En ce qui concerne le manquement allégué à l’obligation imposée par l’article 7 de la CIEDR, la Cour rappelle le libellé de cette disposition :
« Les États parties s’engagent à prendre des mesures immédiates et efficaces, notamment dans les domaines de l’enseignement, de l’éducation, de la culture et de l’information, pour lutter contre les préjugés conduisant à la discrimination raciale et favoriser la compréhension, la tolérance et l’amitié entre nations et groupes raciaux ou ethniques, ainsi que pour promouvoir les buts et principes de la Charte des Nations Unies, de la Déclaration universelle des droits de l’homme, de la Déclaration des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et de la présente Convention. »
368. La Cour observe que l’Ukraine a invoqué certains épisodes qui, à son sens, démontrent que la Fédération de Russie a manqué aux obligations que lui impose l’article 7 de la CIEDR. Il s’agit notamment de l’utilisation du manuel scolaire dont il est question au paragraphe 365 ci-dessus, et de déclarations d’enseignants justifiant la déportation des Tatars de Crimée en 1944. La Cour rappelle que l’article 7 exige des États parties qu’ils prennent des mesures immédiates et efficaces pour prévenir ce type de situations. Cependant, les éléments de preuve dont la Cour dispose ne démontrent pas que la Fédération de Russie ait manqué d’adopter des mesures immédiates et efficaces contre la discrimination raciale. La Cour conclut qu’il n’est pas établi que la Fédération de Russie avait manqué à ses obligations découlant de l’article 7 de la CIEDR.
c) Existence d’une pratique généralisée de discrimination raciale
369. Pour déterminer si la Fédération de Russie a manqué aux obligations que lui impose la CIEDR en la présente espèce, la Cour doit rechercher si les violations constatées relèvent d’une pratique généralisée de discrimination raciale (voir paragraphe 161 ci-dessus). Les mesures législatives et autres prises par la Fédération de Russie en matière d’enseignement en langue ukrainienne en Crimée s’appliquaient à tous les enfants d’origine ethnique ukrainienne dont les parents souhaitaient qu’ils étudient en ukrainien, et ne concernaient donc pas seulement des cas individuels. Il appert ainsi que ces mesures étaient destinées à amener un changement structurel du système d’éducation. La Cour est donc d’avis que le comportement en question relève d’une pratique généralisée de discrimination raciale. En revanche, elle n’est pas convaincue, au vu des éléments de preuve dont elle dispose, que les épisodes relatifs à l’enseignement scolaire en langue tatare de Crimée relèvent d’une telle pratique.
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d) Conclusion
370. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que la Fédération de Russie a manqué à ses obligations découlant de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 et du point v) de l’alinéa e) de l’article 5 de la CIEDR par la manière dont elle a mis en place son système d’éducation en Crimée après 2014 pour ce qui est de l’enseignement scolaire en langue ukrainienne.
C. Remèdes
371. Ayant établi que la Fédération de Russie a manqué à ses obligations découlant de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIEDR et du point v) de l’alinéa e) de l’article 5 (voir paragraphe 370 ci-dessus), la Cour déterminera maintenant les remèdes qu’appelle ce comportement internationalement illicite.
372. La Cour rappelle que, s’agissant des demandes formulées sur le fondement de la CIEDR, l’Ukraine souhaite obtenir, outre une déclaration de violations, la cessation des violations persistantes qu’elle impute à la Fédération de Russie, des garanties et des assurances de non-répétition, ainsi qu’une indemnisation et des dommages-intérêts à raison du préjudice matériel et moral subi (voir paragraphe 27 ci-dessus).
373. Par le présent arrêt, la Cour déclare que la Fédération de Russie a manqué aux obligations que lui imposent l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 et le point v) de l’alinéa e) de l’article 5 de la CIEDR. Elle considère que la Fédération de Russie demeure dans l’obligation de veiller à ce que le système d’enseignement en langue ukrainienne tienne dûment compte des besoins et des attentes raisonnables des enfants et des parents d’origine ethnique ukrainienne.
374. La Cour n’estime pas qu’il soit nécessaire ou approprié d’adjuger l’un quelconque des autres remèdes demandés par l’Ukraine.
IV. MANQUEMENT ALLÉGUÉ AUX OBLIGATIONS IMPOSÉES PAR L’ORDONNANCE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES DU 19 AVRIL 2017
A. Exécution des mesures conservatoires
375. Dans ses conclusions finales, l’Ukraine prie la Cour de dire et juger que :
« l) La Fédération de Russie a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 19 avril 2017, en tant qu’elle a maintenu des limitations à la capacité de la communauté des Tatars de Crimée de conserver ses instances représentatives, y compris le Majlis.
m) La Fédération de Russie a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 19 avril 2017, en tant qu’elle n’a pas fait en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne.
n) La Fédération de Russie a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 19 avril 2017, en tant qu’elle a aggravé et étendu le différend et en a rendu la solution plus
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difficile en reconnaissant l’indépendance et la souveraineté des prétendues “RPD” et “RPL” et en se livrant à des actes de discrimination raciale à la faveur de son agression renouvelée contre l’Ukraine. »
376. Dans son ordonnance du 19 avril 2017 (C.I.J. Recueil 2017, p. 140-141, par. 106), la Cour a indiqué les mesures conservatoires suivantes :
« 1) En ce qui concerne la situation en Crimée, la Fédération de Russie doit, conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale,
a) S’abstenir de maintenir ou d’imposer des limitations à la capacité de la communauté des Tatars de Crimée de conserver ses instances représentatives, y compris le Majlis ;
b) Faire en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne ;
2) Les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre la solution plus difficile. »
377. Les Parties sont en désaccord sur la question de savoir si la Fédération de Russie s’est conformée à l’ordonnance rendue par la Cour le 19 avril 2017.
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378. L’Ukraine avance que la Fédération de Russie a violé l’ordonnance rendue par la Cour le 19 avril 2017 en s’abstenant de lever l’interdiction visant le Majlis qu’elle avait imposée, en ne faisant pas en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne en Crimée, ainsi qu’en aggravant le différend et en en rendant la solution plus difficile.
379. Selon l’Ukraine, l’ordonnance exigeait clairement que la Fédération de Russie lève l’interdiction visant le Majlis, laquelle constituait nécessairement une « limitation » des activités de ce dernier. L’Ukraine fait observer que la Fédération de Russie n’a pas levé cette interdiction. Elle rejette l’interprétation proposée par la Fédération de Russie, qui revient à considérer que celle-ci a toute latitude pour juger des obligations imposées par la première mesure conservatoire. À son avis, cette interprétation est incompatible tant avec le texte même de la première mesure conservatoire qu’avec le caractère contraignant que revêtent les mesures conservatoires de manière générale. L’Ukraine avance que, si la Cour devait souscrire à cette interprétation, tout État comparaissant devant elle serait libre de ne tenir aucun compte d’une éventuelle ordonnance en indication de mesures conservatoires pour la simple raison qu’il s’estimerait susceptible d’obtenir gain de cause, à terme, sur le fond.
380. L’Ukraine soutient également que la Fédération de Russie a violé l’ordonnance en ce qui concerne la langue d’enseignement. Selon elle, depuis que la Fédération de Russie a pris le contrôle de la Crimée, le nombre d’élèves recevant un enseignement en ukrainien a diminué de près de 100 %. L’Ukraine précise que, sur les sept établissements offrant un enseignement dans cette langue en 2014, un seul existe encore aujourd’hui, et que l’ukrainien y est simplement une matière enseignée dans
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quelques classes et à certains niveaux seulement. Selon elle, cette diminution brutale n’est pas due à une insuffisance de la demande, mais au fait que les parents sont harcelés et dissuadés de choisir un enseignement en langue ukrainienne pour leurs enfants, et que les ressources nécessaires à l’existence d’un tel enseignement en Crimée sont en forte baisse.
381. Enfin, l’Ukraine affirme que la Fédération de Russie, par le comportement qu’elle a observé après le prononcé de l’ordonnance du 19 avril 2017, a aggravé le différend entre les Parties, s’agissant de la CIRFT comme de la CIEDR.
382. En ce qui concerne la CIRFT, l’Ukraine avance que le différend est défini dans sa requête, où elle demande à la Cour de dire que la Fédération de Russie doit
« coopérer pleinement et immédiatement avec l’Ukraine pour toutes les demandes d’assistance, existantes et à venir, concernant les enquêtes relatives au financement du terrorisme lié aux groupes armés illégaux qui se livrent à des actes de terrorisme en Ukraine, dont la RPD, la RPL, les Partisans de Kharkiv et d’autres groupes et personnes qui y sont associés, ainsi que l’interdiction de ce financement ».
Elle est d’avis que la Fédération de Russie a aggravé le différend en cautionnant officiellement et rétrospectivement les actes commis par des groupes armés en Ukraine orientale, en reconnaissant la RPD et la RPL, en leur fournissant une assistance financière et militaire et en envahissant le territoire ukrainien en 2022.
383. En ce qui concerne la CIEDR, l’Ukraine affirme que, depuis le prononcé de l’ordonnance du 19 avril 2017, la Fédération de Russie a aggravé le différend, plusieurs de ses déclarations et autres agissements ayant contribué à perpétuer et aggraver la discrimination raciale à l’égard des personnes d’origine ethnique ukrainienne et des Tatars de Crimée. Elle relève ainsi que le comité de la CIEDR, dans une déclaration datant du mois de juin 2023, a critiqué le fait que la Fédération de Russie, notamment « des personnalités et des hauts responsables » russes, avait « incit[é] à la haine raciale et … diffus[é] de[s] stéréotypes racistes à l’égard des Ukrainiens, notamment sur les stations de radio et chaînes de télévision d’État ». Elle se réfère également à des déclarations récentes du président Vladimir Poutine, qui a qualifié les Ukrainiens de nazis et a nié l’existence d’un peuple ukrainien à part entière et le droit des Ukrainiens à leur propre État.
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384. La Fédération de Russie nie avoir violé l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour.
385. La Fédération de Russie est d’avis que la première mesure ne lui impose pas nécessairement de lever ou de suspendre l’interdiction visant les activités du Majlis, puisqu’elle se contente de lui prescrire de prendre des mesures conformes aux obligations lui incombant au titre de la CIEDR. Les droits protégés par la convention n’étant pas illimités, il serait difficile, selon la Fédération de Russie, d’imaginer que la Cour exigerait que des États parties à la CIEDR renoncent à leur droit de préserver leur sécurité nationale et leur ordre public. La Fédération de Russie maintient qu’elle s’est véritablement appliquée à agir vis-à-vis du Majlis en veillant à ne pas compromettre le principe de l’État de droit ni la protection de la sécurité nationale.
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386. En ce qui concerne la mesure relative à l’accès à un enseignement en langue ukrainienne, la Fédération de Russie ne conteste pas la baisse du nombre d’élèves recevant un enseignement en langue ukrainienne. Elle estime néanmoins que cette diminution est due à la faible demande d’enseignement en ukrainien en raison de ce qu’elle considère comme un changement de souveraineté en Crimée. Elle maintient que, en dépit de cette faible demande, elle n’a jamais limité la possibilité d’accéder à un tel enseignement, ni empêché les élèves le souhaitant d’étudier en ukrainien. Elle affirme que l’accès à l’enseignement en langue ukrainienne n’est pas refusé à ceux qui souhaitent en bénéficier et que l’ukrainien peut être la langue d’instruction des élèves qui en font la demande. La défenderesse affirme qu’il reste possible de l’étudier dans diverses universités de Crimée.
387. Enfin, en ce qui concerne la troisième mesure, la Fédération de Russie est d’avis que l’affaire dont la Cour est saisie est d’une portée limitée et que les événements intervenus depuis le mois de février 2022 qu’invoque l’Ukraine sont sans rapport avec la présente instance. Elle en veut pour preuve le fait que l’Ukraine ait introduit devant la Cour une instance distincte, sur le fondement de la convention sur le génocide, concernant ces mêmes événements. La défenderesse affirme en outre qu’elle a activement recherché un règlement négocié entre les Parties en la présente affaire, que l’Ukraine a exclu en qualifiant sa proposition d’inappropriée. À cet égard, elle fait observer que la Cour a précisé par le passé que, « en attendant [sa] décision ... sur le fond, toute négociation entre les Parties en vue de parvenir à un règlement direct et amiable serait la bienvenue ».
* *
388. La Cour rappelle que ses « ordonnances indiquant des mesures conservatoires au titre de l’article 41 [du Statut] ont un caractère obligatoire » (LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 506, par. 109).
389. La Cour examinera la question de l’exécution de chacune des mesures conservatoires indiquées dans son ordonnance du 19 avril 2017.
S’agissant de la première mesure conservatoire, la Cour rappelle qu’elle a indiqué que,
« 1) [e]n ce qui concerne la situation en Crimée, la Fédération de Russie d[evai]t, conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale,
a) [s]’abstenir de maintenir ou d’imposer des limitations à la capacité de la communauté des Tatars de Crimée de conserver ses instances représentatives, y compris le Majlis ».
390. L’Ukraine affirme que la Fédération de Russie a violé cette mesure en s’abstenant de lever l’interdiction visant le Majlis qu’elle avait imposée. Les Parties ne contestent pas que la Fédération de Russie n’a ni suspendu ni levé cette interdiction. Cependant, elles sont en désaccord sur la question de savoir si la partie liminaire de la mesure conservatoire, en faisant référence à la CIEDR, peut être interprétée comme laissant à la Fédération de Russie une marge de discrétion quant à la manière dont elle doit s’acquitter des obligations découlant de cette mesure.
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391. La Cour rappelle que les obligations découlant de mesures conservatoires sont contraignantes pour les parties indépendamment de la situation factuelle ou juridique que ces mesures cherchent à préserver (voir Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 665, par. 129). Elle est d’avis que, dans l’ordonnance du 19 avril 2017, la référence aux obligations imposées par la CIEDR à la Fédération de Russie n’offre nullement la possibilité à celle-ci de s’arroger le droit de déterminer si l’interdiction visant le Majlis et la confirmation de cette interdiction par les juridictions russes étaient et demeurent justifiées. La formule « conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale » que contient la partie liminaire renvoie à la source des droits que la mesure indiquée vise à préserver et ne restreint pas la portée de cette mesure ni ne confère à la Partie concernée le pouvoir de décider de l’exécuter ou non.
392. La Cour conclut en conséquence que la Fédération de Russie, en maintenant l’interdiction visant le Majlis, a violé l’ordonnance en indication de mesures conservatoires. Elle fait observer que cette conclusion est indépendante de celle exposée ci-dessus (voir paragraphe 275) selon laquelle cette interdiction n’emporte pas manquement aux obligations incombant à la Fédération de Russie au titre de la CIEDR.
393. S’agissant de la deuxième mesure conservatoire, la Cour rappelle qu’elle a indiqué que,
« 1) [e]n ce qui concerne la situation en Crimée, la Fédération de Russie d[evai]t, conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
b) [f]aire en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne ».
394. La Cour note que l’ordonnance du 19 avril 2017 imposait à la Fédération de Russie de faire en sorte qu’un enseignement en langue ukrainienne demeure « disponible ». À cet égard, elle prend note d’un rapport du HCDH selon lequel « un enseignement en ukrainien était dispensé dans une école ukrainienne et 13 cours d’ukrainien donnés dans des écoles russes étaient fréquentés par 318 enfants » (HCDH, “Report on the situation of human rights in the temporarily occupied Autonomous Republic of Crimea and city of Sevastopol, Ukraine, 13 September 2017 to 30 June 2018”, UN doc. A/HRC/39/CRP.4, par. 68), ce qui confirme que ledit enseignement était disponible après l’adoption de l’ordonnance. Bien que l’Ukraine ait montré que l’offre en la matière avait fortement baissé après 2014, il n’a pas été établi que la Fédération de Russie avait manqué de se conformer à l’obligation, énoncée dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires, de faire en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne.
395. La Cour conclut en conséquence que la Fédération de Russie n’a pas violé l’ordonnance en ce que celle-ci imposait à la défenderesse de faire en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne.
396. Dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires, la Cour a en outre déclaré que « [l]es deux Parties d[evai]ent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour [étai]t saisie ou d’en rendre la solution plus difficile ».
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397. La Cour observe que, après que l’ordonnance en indication de mesures conservatoires a été rendue, la Fédération de Russie a reconnu la RPD et la RPL en tant qu’États indépendants et a lancé une « opération militaire spéciale » contre l’Ukraine. Elle estime que ces actes ont gravement fragilisé le socle de confiance mutuelle et de coopération et ainsi rendu la solution du différend plus difficile.
398. Pour ces raisons, la Cour conclut que la Fédération de Russie a violé l’obligation que lui imposait l’ordonnance de s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour était saisie ou d’en rendre la solution plus difficile.
B. Remèdes
399. Dans ses conclusions finales, l’Ukraine a également prié la Cour de dire et juger que la Fédération de Russie est tenue :
« l) D’assurer à l’Ukraine, pour elle-même et en tant que parens patriae de ses ressortissants, la réparation intégrale du préjudice qu’elle a subi du fait des violations, par la Russie, de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 19 avril 2017, notamment sous forme de restitution, d’indemnisation et de dommages-intérêts à raison du préjudice moral, le montant de l’indemnisation devant être déterminé lors d’une phase distincte de la présente procédure.
m) En ce qui concerne la restitution, de rétablir les activités du Majlis en Crimée et les membres de celui-ci dans l’ensemble de leurs droits, notamment en leur restituant leurs biens, en annulant avec effet rétroactif toutes les mesures administratives et autres prises par la Russie en violation de l’ordonnance de la Cour, et en libérant les membres du Majlis actuellement incarcérés. »
400. La Cour rappelle que les ordonnances en indication de mesures conservatoires imposent une obligation juridique aux États concernés (LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 506, par. 110) et qu’il est bien établi en droit international que « la violation d’un engagement entraîne l’obligation de réparer dans une forme adéquate » (Usine de Chorzów, compétence, arrêt no 8, 1927, C.P.J.I. série A no 9, p. 21).
401. La Cour considère qu’une déclaration de sa part portant que la Fédération de Russie a violé l’ordonnance en indication de mesures conservatoires en maintenant l’interdiction visant le Majlis et a manqué aux obligations que lui imposait la mesure de non-aggravation contenue dans la même ordonnance constitue pour l’Ukraine une satisfaction appropriée.
402. En ce qui concerne les demandes de restitution de l’Ukraine s’agissant du Majlis, la Cour constate que, dès lors qu’elle a conclu que l’interdiction visant ce dernier n’emportait pas manquement par la Fédération de Russie aux obligations découlant de la CIEDR (voir paragraphe 275 ci-dessus), une restitution ne peut plus être due, l’appréciation faite au stade des mesures conservatoires n’ayant pas été confirmée au fond.
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403. La Cour n’estime pas qu’il soit nécessaire ou approprié d’adjuger l’un quelconque des autres remèdes demandés par l’Ukraine.
*
* *
404. Par ces motifs,
LA COUR,
1) Par treize voix contre deux,
Dit que la Fédération de Russie, en s’abstenant de prendre des mesures pour enquêter sur les faits portés à sa connaissance par l’Ukraine concernant les auteurs présumés d’une infraction visée à l’article 2 de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, a manqué à l’obligation que lui impose le paragraphe 1 de l’article 9 de ladite convention ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ; M. Pocar, juge ad hoc ;
CONTRE : Mme Xue, juge ; M. Tuzmukhamedov, juge ad hoc ;
2) Par dix voix contre cinq,
Rejette le surplus des conclusions présentées par l’Ukraine en ce qui a trait à la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme ;
POUR : MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mme Xue, MM. Salam, Iwasawa, Nolte, Brant, juges ; M. Tuzmukhamedov, juge ad hoc ;
CONTRE : Mme Donoghue, présidente ; Mme Sebutinde, M. Bhandari, Mme Charlesworth, juges ; M. Pocar, juge ad hoc ;
3) Par treize voix contre deux,
Dit que la Fédération de Russie, par la manière dont elle a mis en place son système d’éducation en Crimée après 2014 pour ce qui est de l’enseignement scolaire en langue ukrainienne, a manqué aux obligations que lui imposent l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 et le point v) de l’alinéa e) de l’article 5 de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ; M. Pocar, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Yusuf, juge ; M. Tuzmukhamedov, juge ad hoc ;
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4) Par dix voix contre cinq,
Rejette le surplus des conclusions présentées par l’Ukraine en ce qui a trait à la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ;
POUR : MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mme Xue, MM. Salam, Iwasawa, Nolte, Brant, juges ; M. Tuzmukhamedov, juge ad hoc ;
CONTRE : Mme Donoghue, présidente ; Mme Sebutinde, M. Bhandari, Mme Charlesworth, juges ; M. Pocar, juge ad hoc ;
5) Par onze voix contre quatre,
Dit que la Fédération de Russie, en maintenant l’imposition de limitations au Majlis, a manqué à l’obligation que lui imposait le point 1 a) du dispositif (paragraphe 106) de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 19 avril 2017 ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; MM. Abraham, Bennouna, Yusuf, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, juges ; M. Pocar, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Tomka, Mme Xue, M. Brant, juges ; M. Tuzmukhamedov, juge ad hoc ;
6) Par dix voix contre cinq,
Dit que la Fédération de Russie a manqué à l’obligation que lui imposait le paragraphe 2 du dispositif (paragraphe 106) de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 19 avril 2017 de s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend entre les Parties, ou d’en rendre la solution plus difficile ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; MM. Tomka, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ; M. Pocar, juge ad hoc ;
CONTRE : MM. Abraham, Bennouna, Yusuf, Mme Xue, juges ; M. Tuzmukhamedov, juge ad hoc ;
7) Par onze voix contre quatre,
Rejette le surplus des conclusions présentées par l’Ukraine en ce qui a trait à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 19 avril 2017.
POUR : Mme Donoghue, présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mme Xue, MM. Bhandari, Salam, Iwasawa, M. Brant, juges ; M. Tuzmukhamedov, juge ad hoc ;
CONTRE : Mme Sebutinde, M. Nolte, Mme Charlesworth, juges ; M. Pocar, juge ad hoc.
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Fait en anglais et en français, le texte anglais faisant foi, au Palais de la Paix, à La Haye, le trente-et-un janvier deux mille vingt-quatre, en trois exemplaires, dont l’un restera déposé aux archives de la Cour et les autres seront transmis respectivement au Gouvernement de l’Ukraine et au Gouvernement de la Fédération de Russie.
La présidente,
(Signé) Joan E. DONOGHUE.
Le greffier,
(Signé) Philippe GAUTIER.
Mme la juge DONOGHUE, présidente, joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle ; MM. les juges TOMKA, ABRAHAM, BENNOUNA et YUSUF joignent des déclarations à l’arrêt ; Mme la juge SEBUTINDE joint à l’arrêt l’exposé de son opinion dissidente ; MM. les juges BHANDARI et IWASAWA, et Mme la juge CHARLESWORTH, joignent à l’arrêt les exposés de leur opinion individuelle ; M. le juge BRANT joint une déclaration à l’arrêt ; M. le juge ad hoc POCAR joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle ; M. le juge ad hoc TUZMUKHAMEDOV joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle, en partie concordante et en partie dissidente.
(Paraphé) J.E.D.
(Paraphé) Ph.G.
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Arrêt du 31 janvier 2024