Déclaration de M. le juge Bhandari

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192-20240126-ORD-01-03-EN
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192-20240126-ORD-01-00-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE BHANDARI
[Traduction]
Situation humanitaire à Gaza  Présente demande ayant pour objet l’indication de mesures conservatoires  Cour ne statuant pas sur le fond  Condition de l’existence de droits plausibles  Examen des éléments de preuve factuels versés au dossier  Pertinence du comportement aux fins de la conclusion sur la plausibilité des droits revendiqués.
1. J’ai souscrit au raisonnement suivi par la Cour à l’appui de son ordonnance et souhaite, par la présente déclaration, compléter ce raisonnement d’un point supplémentaire.
2. Il convient premièrement de rappeler, aux fins du contexte, que les attaques qui ont été menées contre des civils en Israël le 7 octobre 2023 sont des actes brutaux qui doivent être condamnés avec la plus grande fermeté. On estime que 1 200 Israéliens ont perdu la vie et que 5 500 ont été blessés ou mutilés dans ces attaques.
3. À ce jour, toutefois, plus de 25 000 civils, dont un grand nombre de femmes et d’enfants, auraient perdu la vie à Gaza du fait de la campagne militaire menée par Israël en réponse aux attaques. Plusieurs milliers de personnes seraient toujours portées disparues. Des dizaines de milliers d’autres auraient été blessées. Des habitations, des commerces et des lieux de culte ont été détruits. En outre, des organismes des Nations Unies ont fait état de ce que 26 hôpitaux et plus de 200 écoles avaient été endommagés. Environ 85 % de la population de Gaza a été déplacée en raison du conflit. Gaza est aujourd’hui frappée par une catastrophe humanitaire.
4. Je note à cet égard que, même si la présente demande ne concernait que la convention sur le génocide, d’autres corpus du droit international s’appliquent aussi dans un conflit armé tel que celui qui est en cause, notamment le droit international humanitaire.
5. Par la présente ordonnance, la Cour a indiqué des mesures conservatoires, en application du paragraphe 1 de l’article 41 de son Statut et conformément à sa jurisprudence. Aux termes de cette disposition, « [l]a Cour a le pouvoir d’indiquer, si elle estime que les circonstances l’exigent, quelles mesures conservatoires du droit de chacun doivent être prises à titre provisoire ».
6. De toute évidence, l’affaire n’a pas encore été pleinement débattue à ce stade, et la Cour ne dispose pas, tant s’en faut, d’un dossier factuel complet. Il est donc clair, ne serait-ce que pour ces raisons, que la Cour n’a pas statué  et ne pouvait statuer  sur les demandes présentées au fond par l’Afrique du Sud au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après, la « convention sur le génocide »), telles qu’elles sont exposées au paragraphe 110 de sa requête introductive d’instance (ci-après, la « requête »). De même, la Cour n’a pas, à ce stade, décidé s’il convenait de faire droit à l’un quelconque des remèdes demandés par l’Afrique du Sud au paragraphe 111 de sa requête.
7. Tout ce que la Cour a fait, c’est rendre une décision sur la demande en indication de mesures conservatoires (ci-après la « demande ») présentée par l’Afrique du Sud, laquelle est distincte de la requête. Elle a, aux fins de cette décision, appliqué des critères et des conditions juridiques différents.
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Ce sont là des considérations élémentaires, mais qui méritent d’être rappelées dans le cadre particulier de la présente affaire. C’est dans ce contexte que l’ordonnance de la Cour doit se lire.
8. Pour décider s’il y avait lieu ou non d’indiquer des mesures conservatoires, la Cour devait, en vue d’apprécier la plausibilité des droits dont la protection était demandée, examiner les éléments de preuve dont elle disposait, fût-ce à ce stade préliminaire. Elle devait notamment, en l’espèce, tenir compte des destructions de grande ampleur commises à Gaza et des pertes en vies humaines qui continuaient d’y être causées. L’article II de la convention sur le génocide dispose qu’une intention « de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel » est un élément constitutif de génocide tel que défini par la convention. La Cour a été saisie par le passé de différends concernant la signification de cette condition, et a, dans ses décisions, apporté des éclaircissements sur les composantes de l’article II. Selon sa jurisprudence, « pour déduire l’existence du dolus specialis d’une ligne de conduite, il faut et il suffit que cette conclusion soit la seule qui puisse raisonnablement se déduire des actes en cause »1. La Cour n’est toutefois pas tenue, au stade des mesures conservatoires, de se prononcer de façon définitive sur l’existence d’une telle intention. Dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires qu’elle a rendue le 23 janvier 2020 en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), elle a dit que,
« [c]ompte tenu de la fonction des mesures conservatoires, qui est de protéger les droits de chacune des parties en attendant qu’elle rende sa décision définitive, la Cour ne considère pas que l’exceptionnelle gravité des allégations formulées soit un élément décisif justifiant, comme le soutient le Myanmar, d’établir, à ce stade de la procédure, l’existence d’une intention génocidaire ».
La Cour a ajouté que « l’ensemble des faits et circonstances mentionnés … suffis[ai]ent pour conclure que les droits que la Gambie revendiqu[ait] et dont elle sollicit[ait] la protection … [étaient] plausibles »2.
9. Encore une fois, la Cour ne s’est pas, dans la présente procédure, prononcée sur le point de savoir si une telle intention existait ou avait existé. Sa décision portait uniquement sur le point de savoir si les droits revendiqués au titre de la convention sur le génocide étaient plausibles. En l’espèce, la vaste portée de la campagne militaire menée à Gaza, ainsi que l’ampleur des pertes causées, qu’il s’agisse des morts, des blessés ou des destructions, et des besoins humanitaires subséquents  qui sont, pour une large part, de notoriété publique et se poursuivent depuis octobre 2023  étaient en soi susceptibles de permettre à la Cour de conclure à la plausibilité des droits revendiqués au titre de l’article II.
10. Dans l’ensemble, et compte tenu du fait que, aux fins des mesures conservatoires, le niveau de preuve requis est moins exigeant que pour l’examen de l’affaire au fond, les éléments de preuve versés au dossier à ce stade de la procédure étaient tels que, dans les circonstances de l’espèce, la Cour était fondée à indiquer des mesures conservatoires selon les termes dans lesquels elle l’a fait.
1 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 67, par. 148.
2 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 23, par. 56.
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11. Pour aller de l’avant, cependant, tous les participants au conflit doivent assurer l’arrêt immédiat et total des combats et des hostilités et la libération inconditionnelle et immédiate des otages capturés le 7 octobre 2023 qui sont toujours en captivité.
(Signé) Dalveer BHANDARI.
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Déclaration de M. le Judge Bhandari

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