Opinion dissidente de Mme la juge Sebutinde

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192-20240126-ORD-01-02-EN
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192-20240126-ORD-01-00-EN
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OPINION DISSIDENTE DE MME LA JUGE SEBUTINDE
[Traduction]
Différend entre l’État d’Israël et le peuple de Palestine étant selon moi fondamentalement et historiquement un différend d’ordre politique, qui nécessite un règlement diplomatique ou négocié, ainsi que la mise en oeuvre de bonne foi, par l’ensemble des parties concernées, de toutes les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité en vue de trouver une solution permanente permettant aux peuples israélien et palestinien de coexister pacifiquement — Il ne s’agit pas d’un différend d’ordre juridique susceptible de faire l’objet d’un règlement judiciaire par la Cour — Certaines des conditions préalables requises pour indiquer des mesures conservatoires n’ayant pas été réunies — Afrique du Sud n’ayant pas établi, même prima facie, que les actes commis, selon elle, par Israël, et dont elle tirait grief, étaient sous-tendus par l’intention génocidaire requise et, partant, susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention sur le génocide — Afrique du Sud n’ayant pas non plus établi, puisque les actes prétendument commis par Israël ne s’accompagnaient pas d’une intention génocidaire, que les droits qu’elle revendiquait et dont elle cherchait à obtenir la protection par l’indication de mesures conservatoires étaient plausibles au regard de la convention sur le génocide — Mesures conservatoires indiquées par la Cour dans la présente ordonnance n’étant pas justifiées.
I. INTRODUCTION : CONTEXTE
A. Portée limitée de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires
1. Étant donné l’intérêt et l’attention publique sans précédent que la présente affaire a suscités, comme en témoignent, entre autres, les comptes rendus des médias et les manifestations organisées partout dans le monde, il importe de se garder de supposer ou de déduire, à la lecture de la présente ordonnance, que la Cour, en indiquant des mesures conservatoires, a déjà conclu que l’État d’Israël (ci-après, « Israël ») avait effectivement manqué aux obligations lui incombant au titre de la convention sur le génocide. Tel n’est assurément pas le cas à ce stade de la procédure, puisque pareille conclusion ne pourrait être formulée qu’au stade de l’examen de l’affaire au fond (voir ordonnance, par. 30). Il ne faut pas non plus présumer que la Cour a tranché de façon définitive le point de savoir si les droits revendiqués par la République sud-africaine (ci-après, l’« Afrique du Sud »), et dont elle cherchait à obtenir la protection pendente lite, existaient effectivement. À ce stade, la Cour s’est uniquement préoccupée de sauvegarder, par l’indication de mesures conservatoires, et dans l’attente de sa décision définitive en l’affaire, les droits qu’elle pourrait ultérieurement reconnaître à l’une ou l’autre des Parties (voir ordonnance, par. 35 et 36). À cet égard, elle a souligné qu’
« [elle] n’a[vait] pas, aux fins de sa décision sur la demande en indication de mesures conservatoires, à établir l’existence de violations de la convention sur le génocide, mais d[eva]it déterminer si les circonstances exige[aie]nt l’indication de telles mesures à l’effet de protéger certains droits conférés par cet instrument. Elle n’est pas habilitée, à ce stade, à conclure de façon définitive sur les faits, et sa décision sur la demande en indication de mesures conservatoires laisse intact le droit de chacune des Parties de faire valoir à cet égard ses moyens au fond. » (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 24-25, par. 66.)
2. De même, il serait erroné de présumer que la Cour a déjà déterminé qu’elle avait compétence pour connaître des demandes de l’Afrique du Sud sur le fond et a déjà conclu à la recevabilité de celles-ci. Ces deux questions doivent être tranchées à un stade ultérieur de l’affaire, après que
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l’Afrique du Sud et Israël auront chacun eu la possibilité de faire valoir leurs moyens en ces matières (voir ordonnance, par. 84).
B. La compétence de la Cour était limitée aux demandes relevant de la convention sur le génocide et ne s’étendait pas aux violations graves du droit international humanitaire
3. Dans sa requête introductive d’instance, l’Afrique du Sud a invoqué, comme base de compétence de la Cour, l’article IX de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après, la « convention sur le génocide »), ainsi que le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de la Cour. L’Afrique du Sud et Israël sont tous deux parties à la convention sur le génocide et ni l’une ni l’autre n’a formulé de réserve à cet instrument (voir ordonnance, par. 18). Par conséquent, aux fins de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires, la compétence prima facie de la Cour était limitée aux demandes relevant de la convention sur le génocide et ne s’étendait pas aux violations alléguées du droit international humanitaire. Ainsi, s’il n’est pas inconcevable que des violations graves du droit international humanitaire constitutives de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité puissent avoir été commises contre les populations civiles tant en Israël qu’à Gaza (question qui ne relève pas de la compétence de la Cour en la présente espèce), de telles violations graves ne constituent toutefois pas, en soi, des « actes de génocide » tel que ce terme est défini à l’article II de la convention sur le génocide, à moins qu’il puisse être démontré qu’elles ont été commises « dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ».
C. Le désaccord entre Israël et la Palestine est, depuis toujours, d’ordre politique
4. Je suis de surcroît fermement convaincue que le désaccord ou différend qui oppose l’État d’Israël au peuple de Palestine est, fondamentalement et historiquement, d’ordre politique ou territorial (et, oserais-je dire, idéologique). Il exige non seulement un règlement diplomatique ou négocié, mais également la mise en oeuvre de bonne foi, par l’ensemble des parties concernées, de toutes les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité, en vue de trouver une solution permanente permettant aux peuples israélien et palestinien de coexister pacifiquement. Tout bien considéré, on n’est pas ici, selon moi, en présence d’un différend ou d’un désaccord d’ordre juridique appelant un règlement judiciaire de la Cour. Lorsque les États se refusent, répugnent ou ne parviennent pas à régler un désaccord politique tel que celui-ci par des moyens diplomatiques ou des négociations efficaces, ils en viennent parfois malheureusement à invoquer le prétexte d’un traité tel que la convention sur le génocide, dans le champ duquel ils tentent de faire entrer le différend  comme dans le soulier de verre de Cendrillon  afin d’en obtenir le règlement par la voie judiciaire. La présente affaire me semble s’inscrire dans ce schéma, et c’est précisément pour cette raison, ainsi que d’autres, exposées dans la présente opinion dissidente, que j’ai voté contre les mesures conservatoires indiquées par la Cour dans le dispositif (par. 86) de l’ordonnance. Il est indispensable d’avoir à l’esprit le désaccord historique qui oppose l’État d’Israël et le peuple de Palestine pour comprendre le contexte dans lequel la Cour a été saisie de la présente affaire.
II. CONTEXTE POLITIQUE DU CONFLIT ISRAÉLO-PALESTINIEN
5. L’Organisation des Nations Unies (ONU) s’est, depuis toujours, résolument engagée en faveur du règlement du conflit israélo-palestinien. En 1947, deux ans seulement après la création de l’ONU, l’Assemblée générale recommandait un plan de partage concernant le gouvernement de la Palestine sous mandat. Ce plan prévoyait la création de deux États indépendants — l’un juif, l’autre arabe — en reconnaissance du droit à l’autodétermination qu’avaient respectivement les habitants juifs et les habitants arabes du territoire (résolution 181 (II) adoptée le 29 novembre 1947 par l’Assemblée générale). C’est sur cette base que l’État d’Israël était créé en mai 1948. Le rejet du plan
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de partage par certains dirigeants arabes et le déclenchement de la guerre en 1948 devaient malheureusement empêcher la réalisation de l’objectif louable de création de deux États pour deux peuples. Depuis lors, et en particulier après l’annexion par Israël de la Cisjordanie et de la bande de Gaza lors de la guerre arabo-israélienne de 1967, l’ONU n’a jamais cessé de se préoccuper du conflit.
6. En 1967, le Conseil de sécurité a affirmé, dans sa résolution 242, que « l’instauration d’une paix juste et durable au Moyen-Orient » exigeait que fussent réunies deux conditions interdépendantes, à savoir le retrait d’Israël des territoires confisqués par ce dernier lors du conflit et la reconnaissance de sa souveraineté et de son intégrité territoriale, ainsi que de son « droit de vivre en paix à l’intérieur de frontières sûres et reconnues à l’abri de menaces ou d’actes de force » (résolution 242 adoptée le 22 novembre 1967 par le Conseil de sécurité). Dans la résolution 338 qu’il a adoptée, pour demander un cessez-le-feu, dans le contexte de la guerre arabo-israélienne de 1973, le Conseil de sécurité a de nouveau décidé que, « immédiatement et en même temps que le cessez-le-feu, des négociations commencer[aie]nt entre les parties en cause sous les auspices appropriés en vue d’instaurer une paix juste et durable au Moyen-Orient » (résolution 338 adoptée le 22 octobre 1973 par le Conseil de sécurité). L’accent ainsi mis sur l’importance du processus de paix israélo-palestinien et, plus largement, arabo-israélien, a par la suite été confirmé par l’Assemblée générale, qui a souligné la nécessité de parvenir à un « règlement juste et global du conflit arabo-israélien » (résolution 47/64 D) adoptée le 11 décembre 1992 par l’Assemblée générale).
7. Les efforts déployés par la communauté internationale pour encourager les négociations entre les parties ont porté leurs fruits, aboutissant notamment à la signature du traité de paix de 1979 entre Israël et l’Égypte et d’un accord de paix entre Israël et la Jordanie en 1994. Tout particulièrement, les accords d’Oslo de 1993 ont permis la reconnaissance de l’État d’Israël par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et la reconnaissance par Israël de l’OLP en tant que représentante du peuple palestinien. La déclaration de principes sur des arrangements intérimaires d’autonomie, signée par les représentants des deux parties, entérinait le cadre défini par le Conseil de sécurité dans ses résolutions 242 et 338 et exprimait l’entente entre les parties sur la nécessité de « mettre fin à des décennies d’affrontement et de conflit, de reconnaître leurs droits légitimes et politiques mutuels, et de s’efforcer de vivre dans la coexistence pacifique et la dignité et la sécurité mutuelles et de parvenir à un règlement de paix juste, durable et global ainsi qu’à une réconciliation historique par le biais du processus politique convenu » (déclaration de principes sur des arrangements intérimaires d’autonomie, 13 septembre 1993). Bien qu’ils n’aient pas encore été pleinement mis en oeuvre, les accords d’Oslo continuent de lier les parties concernées et de fournir un cadre aux fins de la répartition des responsabilités entre les autorités israéliennes et les autorités palestiniennes et dans l’intérêt des négociations à venir.
8. Depuis, l’ONU a à maintes reprises réaffirmé la nécessité que des négociations soient tenues en vue de parvenir à une solution à deux États et de régler le différend entre Israël et la Palestine. En 2003, le Conseil de sécurité a, dans la résolution 1515, « [a]pprouv[é] la Feuille de route axée sur les résultats en vue d’un règlement permanent du conflit israélo-palestinien prévoyant deux États, établie par le Quatuor » (le quatuor était composé de représentants des États-Unis d’Amérique, de l’Union européenne, de la Fédération de Russie et de l’ONU) (résolution 1515 adoptée le 19 novembre 2003 par le Conseil de sécurité). Dans cette résolution, le Conseil de sécurité « [d]emand[ait] aux parties de s’acquitter des obligations qui leur incomb[ai]ent en vertu de la Feuille de route, en coopération avec le Quatuor, et de concrétiser la vision de deux États vivant côte à côte dans la paix et la sécurité » (ibid.). De même, le Conseil de sécurité a, en 2008, exprimé son soutien en faveur des négociations entre les parties et « [a]ppu[yé] les principes convenus par [elles] pour le processus de négociations bilatérales et leurs efforts résolus visant à atteindre l’objectif de la conclusion d’un traité de paix qui résoudrait toutes les questions non réglées » (résolution 1850 adoptée le 16 décembre 2008 par le Conseil de sécurité). En 2016, il a de nouveau rappelé les
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obligations incombant aux deux parties et « [i]nvit[é] toutes les parties à continuer, dans l’intérêt de la promotion de la paix et de la sécurité, de déployer collectivement des efforts pour engager des négociations crédibles sur toutes les questions relatives au statut final dans le cadre du processus de paix au Moyen-Orient » (résolution 2334 adoptée le 23 décembre 2016 par le Conseil de sécurité). À cet égard, il a « [p]réconis[é] vivement … l’intensification et l’accélération des efforts diplomatiques entrepris et de l’appui apporté aux niveaux international et régional en vue de parvenir sans tarder à une paix globale, juste et durable au Moyen-Orient » (ibid.).
9. De même, l’Assemblée générale a régulièrement rappelé les accords d’Oslo et la feuille de route du quatuor dans ses résolutions relatives au conflit israélo-palestinien. Elle a ainsi,
« [d]emand[é] de nouveau qu’une paix globale, juste et durable [fût] instaurée sans délai au Moyen-Orient sur le fondement des résolutions pertinentes de l’Organisation des Nations Unies, notamment la résolution 2334 (2016) du Conseil de sécurité, du mandat de la Conférence de Madrid, y compris le principe de l’échange de territoires contre la paix, de l’Initiative de paix arabe et de la feuille de route du Quatuor, et qu’il [fût] mis fin à l’occupation israélienne qui a[vait] commencé en 1967, y compris à Jérusalem-Est, et, [a] à cet égard, réaffirm[é] son appui indéfectible, conforme au droit international, au règlement prévoyant deux États, Israël et la Palestine, vivant côte à côte dans la paix et la sécurité, à l’intérieur de frontières reconnues sur la base de celles d’avant 1967 » (voir résolutions 77/25 du 30 novembre 2022, 76/10 du 1er décembre 2021 et 75/22 du 2 décembre 2020, adoptées par l’Assemblée générale).
10. Enfin, la Cour s’est elle-même prononcée par le passé sur l’importance de la poursuite des négociations. Dans l’avis consultatif qu’elle a donné sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, elle a exposé ce qui suit :
« Depuis 1947, année de l’adoption de la résolution 181 (II) de l’Assemblée générale et de la fin du mandat pour la Palestine, se sont multipliés sur le territoire de l’ancien mandat les conflits armés, les actes de violence indiscriminés et les mesures de répression. La Cour relèvera qu’aussi bien Israël que la Palestine ont l’obligation de respecter de manière scrupuleuse le droit international humanitaire, dont l’un des buts principaux est de protéger la vie des personnes civiles. Des actions illicites ont été menées et des décisions unilatérales ont été prises par les uns et par les autres alors que, de l’avis de la Cour, seule la mise en oeuvre de bonne foi de toutes les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité, en particulier les résolutions 242 (1967) et 338 (1973), est susceptible de mettre un terme à cette situation tragique. La « feuille de route » approuvée par la résolution 1515 (2003) du Conseil de sécurité constitue l’effort le plus récent en vue de provoquer des négociations à cette fin. La Cour croit de son devoir d’appeler l’attention de l’Assemblée générale, à laquelle cet avis est destiné, sur la nécessité d’encourager ces efforts en vue d’aboutir le plus tôt possible, sur la base du droit international, à une solution négociée des problèmes pendants et à la constitution d’un État palestinien vivant côte à côte avec Israël et ses autres voisins, et d’assurer à chacun dans la région paix et sécurité. » (Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 200-201, par. 162.)
11. Il apparaît clairement, à la lumière du rappel historique exposé ci-dessus, qu’une solution permanente au conflit israélo-palestinien ne peut résulter que de négociations de bonne foi menées par des représentants israéliens et palestiniens déterminés à parvenir à un règlement juste et durable prévoyant deux États. Elle ne saurait être imposée par des tiers, et moins encore par voie de règlement
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judiciaire. Il convenait de garder ce contexte à l’esprit aux fins de l’examen de la requête et de la demande en indication de mesures conservatoires de l’Afrique du Sud.
III. LES ÉVÉNEMENTS DU 7 OCTOBRE 2023
12. Le 7 octobre 2023, des milliers de membres du Harakat al-Muqawama al-Islamiya (« mouvement de la résistance islamique » ou « Hamas »), organisation sunnite palestinienne, constituée d’une branche politique et d’une branche armée, qui gouverne à Gaza, sont entrés sur le territoire de l’État d’Israël, accompagnés de milliers de roquettes tirées sans discernement sur Israël, et ont massacré, mutilé, violé et enlevé des centaines de civils israéliens, hommes, femmes et enfants. (Israël indique que, ce jour-là, plus de 1 200 personnes ont été assassinées, plus de 5 500 ont été mutilées, et plus de 240 ont été prises en otage et enlevées, parmi lesquelles des nourrissons, des familles entières, des personnes âgées, des handicapés, ainsi que des rescapés de l’Holocauste). Selon Israël, les otages sont, pour la plupart, toujours retenus captifs, voire sont portés disparus, et beaucoup ont été torturés, ont subi des violences sexuelles et des privations de nourriture, ou ont été tués en captivité.
13. Peu après l’attaque du 7 octobre, Israël, exerçant ce qu’il appelle « son droit de se défendre », a lancé une « opération militaire » dans la bande de Gaza, dont l’objectif était, d’une part, de vaincre le Hamas et son réseau et, d’autre part, de porter secours aux otages israéliens. L’Afrique du Sud soutient que le conflit armé qui a suivi entre Israël et le Hamas au cours des 11 dernières semaines a entraîné le déplacement à l’intérieur du territoire de 1,9 million de Palestiniens vivant à Gaza (85 % de la population), tué plus de 22 000 Palestiniens, dont 7 729 enfants, auxquels s’ajoutent plus de 7 780 personnes portées disparues ou présumées mortes sous les décombres, grièvement blessé ou soumis à des atteintes à l’intégrité mentale plus de 55 243 personnes, et causé la destruction de vastes zones et de quartiers entiers de Gaza, et notamment de 355 000 maisons, lieux de culte, cimetières, sites culturels et archéologiques, hôpitaux et autres infrastructures essentielles.
14. Le 28 décembre 2023, l’Afrique du Sud a déposé au Greffe une requête introductive d’instance contre Israël concernant des violations alléguées de la convention sur le génocide. Elle soutenait que les actes commis par Israël contre le peuple palestinien à la suite des attaques menées sur son territoire le 7 octobre 2023 revêtaient un caractère génocidaire en ce qu’« ils vis[ai]ent à entraîner la destruction d’une partie importante du groupe national, racial et ethnique des Palestiniens, celle qui vit dans la bande de Gaza » (requête, par. 1). Selon la demanderesse, Israël avait forfait aux obligations lui incombant au regard de la convention sur le génocide à plusieurs égards, notamment en manquant de prévenir le génocide, en commettant le génocide, et en manquant de prévenir et de punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide. Le texte des demandes de l’Afrique du Sud est reproduit au paragraphe 2 de l’ordonnance.
15. Parallèlement à la requête, l’Afrique du Sud a prié la Cour d’indiquer des mesures conservatoires. Le texte des mesures conservatoires demandées par l’Afrique du Sud au terme de ses plaidoiries est reproduit au paragraphe 11 de l’ordonnance. Pour sa part, Israël, tout en reconnaissant que les événements du 7 octobre 2023 et la guerre qui a suivi entre le Hamas et lui-même ont infligé des souffrances indicibles à des civils israéliens et palestiniens innocents, notamment des pertes en vies humaines sans précédent, a contesté le terme « génocide » employé par la demanderesse pour qualifier son comportement pendant cette guerre. Pour le défendeur, tous les conflits ne sont pas génocidaires, et la menace ou l’emploi de la force ne constitue pas nécessairement un acte de génocide au sens de l’article II de la convention. Israël a affirmé que, continuant de subir les menaces, brutalités et actes illicites du Hamas, il avait le devoir naturel et légitime de protéger son peuple et son territoire, en accord avec le droit international humanitaire, des attaques d’un ou de plusieurs
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groupes armés ayant ouvertement déclaré leur intention de détruire l’État juif. Selon Israël, la demande en indication de mesures conservatoires soumise par l’Afrique du Sud revenait à chercher à le priver de sa capacité de s’acquitter de son obligation juridique de défendre ses citoyens, de secourir ses otages toujours détenus par le Hamas et de permettre aux plus de 110 000 Israéliens déplacés dans le pays de rentrer chez eux en toute sécurité. Dans ses plaidoiries, Israël a prié la Cour de rejeter la demande en indication de mesures conservatoires de l’Afrique du Sud et de radier l’affaire de son rôle.
IV. CERTAINES DES CONDITIONS REQUISES POUR INDIQUER DES MESURES CONSERVATOIRES N’ÉTAIENT PAS RÉUNIES
16. La Cour a, au fil de sa jurisprudence, établi des normes ou critères juridiques pour déterminer si elle doit, dans un cas donné, exercer le pouvoir que lui confère l’article 41 de son Statut d’indiquer des mesures conservatoires. Dans la présente affaire, elle devait établir 1) si elle avait compétence prima facie pour connaître du différend allégué entre les Parties (Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 217, par. 24 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 9-17, par. 16-42) ; 2) si les droits revendiqués par l’Afrique du Sud étaient plausibles et avaient un lien avec les mesures demandées (Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 3 octobre 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 638, par. 53) ; et 3) si la situation revêtait un caractère d’urgence et présentait un risque qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits allégués (ibid., p. 645-646, par. 77-78).
A. Absence d’indicateurs d’une intention génocidaire de la part d’Israël
17. Je ne suis pas convaincue qu’il ait été satisfait à l’ensemble des conditions requises pour indiquer des mesures conservatoires, telles que rappelées ci-dessus, en la présente affaire. En particulier, l’Afrique du Sud n’a pas démontré, même prima facie, que les actes commis, selon elle, par Israël, et dont elle tirait grief, étaient sous-tendus par l’intention génocidaire requise et, par conséquent, qu’ils étaient susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention sur le génocide. De même, en ce qui concerne les droits que l’Afrique du Sud a revendiqués et qu’elle a cherché à voir protéger par l’indication de mesures conservatoires, rien n’indiquait que les actes prétendument commis par Israël s’accompagnaient d’une intention génocidaire, et que, partant, les droits invoqués par la demanderesse étaient plausibles au regard de la convention sur le génocide. Ce qui distingue le crime de génocide (y compris les actes visés aux litt. a) à d) de l’article II de la convention sur le génocide) d’autres violations graves du droit international des droits de l’homme, c’est l’existence de « l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». Par conséquent, les actes dont l’Afrique du Sud tirait grief, ainsi que les droits qui s’y rapportaient, ne pouvaient être susceptibles d’« entrer dans les prévisions de ladite convention » que s’il existait une intention génocidaire, faute de quoi ils constituaient simplement des violations graves du droit international humanitaire et non un génocide en tant que tel.
18. Ainsi, même à ce stade préliminaire des mesures conservatoires, la Cour aurait dû examiner les éléments de preuve qui lui avaient été soumis pour déterminer s’il existait des indicateurs d’une intention génocidaire (quand bien même pareille conclusion ne serait pas, à ce stade, la seule qui pût être tirée des éléments de preuve versés au dossier), pour pouvoir conclure que les actes dont la demanderesse tirait grief étaient, prima facie, susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention sur le génocide. De même, pour parvenir à une conclusion sur la plausibilité des droits, la Cour ne pouvait s’en tenir à l’examen des allégations concernant les violations graves énumérées
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aux litt. a) à d) de l’article II de la convention. Il était nécessaire d’établir que les droits découlaient de façon plausible de la convention.
19. En la présente espèce, l’Afrique du Sud a soutenu qu’au moins certains des actes dont elle tirait grief étaient susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention sur le génocide, à savoir notamment 1) le meurtre de Palestiniens de Gaza (en violation de la litt. a) de l’article II) ; 2) les atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale des Palestiniens de Gaza (en violation de la litt. b) de l’article II) ; 3) la soumission intentionnelle des Palestiniens de Gaza à des conditions d’existence devant entraîner leur destruction physique, totale ou partielle, en tant que groupe (en violation de la litt. c) de l’article II) ; et 4) l’imposition de mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe (en violation de la litt. d) de l’article II). L’Afrique du Sud a en outre affirmé qu’Israël avait recours à des méthodes de guerre qui continuaient de cibler des infrastructures essentielles à la survie et entraînaient la destruction du peuple palestinien en tant que groupe, notamment par la privation de nourriture, d’eau, de soins médicaux, de logements et de vêtements, le manque d’hygiène, l’expulsion systématique des logements ou le déplacement (en violation de la litt. c) de l’article II) (voir requête, par. 125-127). Elle a en outre avancé que certains responsables et représentants politiques israéliens avaient, par leurs déclarations, publiquement incité les forces de défense israéliennes à commettre le génocide (en violation de la litt. c) de l’article III) et qu’Israël n’avait pas puni les personnes responsables des violations susmentionnées. Pour démontrer l’intention génocidaire, l’Afrique du Sud a invoqué la « manière systématique » dont les opérations militaires israéliennes étaient menées à Gaza, donnant lieu aux actes visés à l’article II de la convention, ainsi que des déclarations formulées par divers responsables et représentants politiques israéliens qui, de l’avis de la demanderesse, étaient l’expression de la politique de l’État d’Israël et le reflet d’une rhétorique génocidaire contre les Palestiniens de Gaza, notamment celles du premier ministre israélien, du vice-président du Parlement israélien (la Knesset), du ministre de la défense, du ministre de l’énergie et des infrastructures, du ministre du patrimoine, du président d’Israël et du ministre de la sécurité nationale.
20. Israël a contesté les accusations selon lesquelles il commettait des actes de génocide à Gaza ou avait l’intention spécifique de détruire, en tout ou en partie, le peuple palestinien en tant que tel. Il a fait valoir que la guerre qu’il menait n’était pas dirigée contre le peuple palestinien lui-même, mais contre le Hamas, organisation terroriste au pouvoir à Gaza qui est déterminée à anéantir l’État d’Israël. Son opération militaire à Gaza avait, selon lui, pour seuls objectifs de secourir les Israéliens pris en otage le 7 octobre 2023 et de protéger son peuple contre les déplacements et contre toutes nouvelles attaques auxquelles pourrait se livrer le Hamas, notamment en neutralisant les structures de commandement et le fonctionnement de l’organisation. Le défendeur a en outre soutenu que toute intention génocidaire alléguée par la demanderesse était contredite par 1) le fait qu’il menait des attaques restreintes et ciblées sur des objectifs militaires légitimes à Gaza ; 2) le fait qu’il limitait les dommages causés aux civils en avertissant la population, à l’aide de tracts, de messages radio et d’appels téléphoniques, d’une attaque imminente ; et 3) le fait qu’il facilitait l’aide humanitaire. Israël a en outre avancé que les déclarations dont l’Afrique du Sud affirmait qu’elles véhiculaient une rhétorique génocidaire avaient toutes été sorties de leur contexte et visaient en réalité le Hamas, et non le peuple palestinien comme tel, ajoutant que les autres personnes ayant pu faire des déclarations reflétant un discours génocidaire étaient totalement étrangères aux processus d’élaboration des politiques et de prise des décisions de l’État d’Israël.
21. Ainsi que cela a été exposé ci-dessus, les événements tragiques du 7 octobre 2023 ainsi que la guerre qui a suivi à Gaza sont les symptômes d’un désaccord politique plus profondément enraciné entre l’État d’Israël et le peuple de Palestine. Ayant examiné les éléments de preuve soumis par chacune des Parties, je ne suis pas convaincue qu’une intention génocidaire ait été démontrée prima facie, à l’aide d’indicateurs, contre Israël. Ce n’est pas lui qui a commencé la guerre, mais le Hamas, qui l’a attaqué le 7 octobre 2023, déclenchant ainsi l’opération militaire lancée par Israël
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pour se défendre et tenter de porter secours à ses otages. En outre, je ne peux que souscrire à l’idée que toute « intention génocidaire » alléguée par la demanderesse était contredite par 1) le fait qu’Israël menait des attaques restreintes et ciblées sur des objectifs militaires légitimes à Gaza ; 2) le fait qu’il limitait les dommages causés aux civils en avertissant la population, à l’aide de tracts, de messages radio et d’appels téléphoniques, d’une attaque imminente ; et 3) le fait qu’il facilitait l’aide humanitaire. Examinés attentivement, la politique de guerre d’Israël et le texte intégral des déclarations des responsables israéliens attestaient eux aussi l’absence d’intention génocidaire. Je tiens à préciser immédiatement sur ce point que, si Israël était tenu de mener son opération militaire conformément au droit international humanitaire, les violations du droit international humanitaire ne pouvaient toutefois être l’objet de la présente procédure, qui relève exclusivement de la convention sur le génocide. L’ampleur des souffrances et des pertes en vies humaines causées à Gaza est malheureusement aggravée non pas par une intention génocidaire, mais par plusieurs facteurs, au rang desquels la tactique du Hamas lui-même, consistant souvent à infiltrer la population et les installations civiles, qui se trouvent ainsi exposées aux attaques militaires légitimes.
22. En ce qui concerne les déclarations de hauts responsables et représentants israéliens dont l’Afrique du Sud affirme qu’elles contiennent une rhétorique génocidaire, un examen attentif de celles-ci, dans leur contexte exact et entier, montre que l’Afrique du Sud a utilisé des citations sorties de leur contexte ou a simplement mal compris les propos des représentants en question. La grande majorité de ces déclarations faisaient référence à la destruction du Hamas et non à celle du peuple palestinien en tant que tel. Certaines déclarations faites à titre personnel par des responsables qui n’étaient pas chargés de mener les opérations militaires d’Israël ont par la suite suscité les plus vives critiques du Gouvernement israélien lui-même. Plus important encore, la politique de guerre officielle du Gouvernement israélien, telle qu’elle a été présentée à la Cour, ne contenait aucun indicateur d’une intention génocidaire. À mon sens, il n’existait pas non plus d’indicateur d’une incitation à commettre le génocide.
23. En résumé, je ne suis pas convaincue que les actes dont le demandeur tirait grief étaient susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention sur le génocide, en particulier parce qu’il n’a pas été démontré, même prima facie, que le comportement d’Israël à Gaza s’accompagnait de l’intention génocidaire requise. De surcroît, les droits revendiqués par l’Afrique du Sud n’étaient pas plausibles et la Cour n’aurait pas dû indiquer les mesures conservatoires demandées. Toutefois, au vu de l’ordonnance rendue par la Cour, je tiens à examiner ci-après l’ensemble des critères requis pour indiquer des mesures conservatoires, ce qui m’amène à une autre condition à laquelle il n’était, selon moi, pas non plus satisfait, soit l’existence nécessaire d’un lien entre les droits revendiqués par l’Afrique du Sud et les mesures conservatoires sollicitées.
B. Absence de lien entre les droits revendiqués et les mesures conservatoires demandées par l’Afrique du Sud
24. La question suivante est celle du lien entre les droits revendiqués et les mesures sollicitées. L’Afrique du Sud a demandé à la Cour d’indiquer neuf mesures, qui peuvent être regroupées en plusieurs catégories.
1. Première et deuxième mesures
25. Les première et deuxième mesures demandées concernaient les opérations militaires israéliennes en cours à Gaza. Elles consistaient à prescrire à Israël non seulement de mettre fin à tous les actes de génocide qui lui étaient reprochés au regard des articles II et III de la convention, mais également à suspendre toutes ses opérations militaires à Gaza, sans tenir compte de la question de savoir si le Hamas, organisation qui n’est pas partie à la présente procédure, continuait de l’attaquer
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ou maintenait des otages israéliens en captivité. Ainsi, il était demandé à Israël de cesser unilatéralement les hostilités, ce qui, à mon sens, était irréaliste. Ces deux mesures étaient selon moi trop vagues et dépourvues de lien clair avec les droits revendiqués par l’Afrique du Sud. Israël est actuellement engagé dans un conflit armé avec le Hamas, provoqué par l’attaque menée par ce dernier contre des cibles militaires et civiles israéliennes le 7 octobre 2023. Les opérations militaires israéliennes, qui visent des membres du Hamas et d’autres groupes armés opérant à Gaza  et se distinguent d’actions destinées à causer des dommages à la population civile de Gaza  n’entrent pas, selon moi, dans le champ des obligations incombant à Israël au regard de la convention sur le génocide. Tel est le cas, en particulier, des opérations militaires israéliennes qui respectent le droit international humanitaire. Par conséquent, les première et deuxième mesures ne présentaient pas, à mon avis, un lien suffisant avec les droits revendiqués. Le rejet de ces deux mesures est conforme à l’approche suivie par la Cour dans les affaires Bosnie c. Serbie et Gambie c. Myanmar, où elle a indiqué des mesures conservatoires sans toutefois interdire, ce faisant, ni à la Serbie ni au Myanmar de poursuivre, plus généralement, leurs opérations militaires (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie (Serbie et Monténégro)), mesures conservatoires, ordonnance du 8 avril 1993, C.I.J. Recueil 1993, p. 24, par. 52 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 30, par. 86). Les mesures indiquées étaient limitées à la commission d’actes de génocide.
2. Troisième mesure
26. L’Afrique du Sud a demandé que cette mesure s’applique aux deux Parties, mais on voit mal comment, étant donné qu’elle n’est pas partie au conflit à Gaza, elle pourrait contribuer à la protection des droits des Palestiniens de Gaza, et encore moins « prévenir le génocide ». En réalité, cette mesure ne s’appliquait qu’à Israël. De surcroît, prescrire à ce dernier de « prendre … toutes les mesures raisonnables en [son] pouvoir pour prévenir le génocide » à Gaza revenait simplement à répéter l’obligation lui incombant déjà, comme à tout autre État partie, au regard de la convention sur le génocide. Cette mesure était donc, semble-t-il, superflue.
3. Quatrième et cinquième mesures
27. La quatrième mesure demandée consistait à prescrire à Israël de s’abstenir d’entreprendre des actes particuliers que l’Afrique du Sud estimait relever de l’obligation de celui-ci de s’abstenir de commettre l’un quelconque des actes visés aux litt. a) à d) de l’article II de la convention. À mon sens, cette mesure, comme la première et la deuxième, imposait de fait à Israël de cesser unilatéralement les hostilités avec le Hamas, seul moyen de garantir qu’aucun des actes visés ne fût commis. Toutefois, comme je l’ai déjà dit, cette mesure, lorsqu’elle est éloignée de l’intention génocidaire requise, revient à exiger simplement d’Israël qu’il se conforme au droit international humanitaire, et non aux obligations lui incombant au regard de la convention sur le génocide. De même, la cinquième mesure, qui imposait à Israël de s’abstenir de soumettre intentionnellement les Palestiniens de Gaza à des conditions d’existence devant entraîner leur destruction totale ou partielle, revient, lorsqu’elle ne s’inscrit pas dans le contexte de l’intention génocidaire requise, à exiger d’Israël qu’il respecte ses obligations au regard du droit international humanitaire, et non de la convention sur le génocide. Ainsi, l’expulsion des Palestiniens de Gaza de leurs foyers et le déplacement forcé de cette population pourraient constituer des violations du droit international humanitaire, mais, comme la Cour l’a déjà établi dans l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, pareils actes ne sont pas, en tant que tels, constitutifs de génocide. La Cour a exposé ce qui suit :
« Ni l’intention, sous forme d’une politique visant à rendre une zone “ethniquement homogène”, ni les opérations qui pourraient être menées pour mettre en oeuvre pareille politique ne peuvent, en tant que telles, être désignées par le terme de
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génocide : l’intention qui caractérise le génocide vise à “détruire, en tout ou en partie” un groupe particulier ; la déportation ou le déplacement de membres appartenant à un groupe, même par la force, n’équivaut pas nécessairement à la destruction dudit groupe, et une telle destruction ne résulte pas non plus automatiquement du déplacement forcé. » (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 123, par. 190.)
Un tel déplacement forcé ou d’autres formes de « nettoyage ethnique » peuvent toutefois être constitutifs de génocide s’ils visent à entraîner la destruction physique du groupe.
28. De même, la privation des fournitures humanitaires nécessaires ne serait constitutive de génocide que si elle s’accompagnait de l’intention spécifique requise. Ainsi que je l’ai exposé ci-dessus, je suis d’avis que cette intention spécifique n’existait pas en la présente espèce. Une telle mesure n’était donc pas justifiée. Au troisième point de la cinquième mesure, il est fait mention d’actes consistant à « détruire la vie palestinienne à Gaza ». Cette mesure, extrêmement vague, est, me semble-t-il, largement comprise dans celle qui vise à prescrire à Israël de s’abstenir de soumettre intentionnellement la population palestinienne de Gaza à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique. On voit donc mal ce qu’aurait apporté l’indication de cette mesure distincte. Il semblerait par conséquent que les quatrième et cinquième mesures étaient sans lien avec les droits revendiqués par le demandeur au titre de la convention sur le génocide.
4. Sixième mesure
29. La sixième mesure, telle que rédigée, ne faisait que répéter les interdictions sollicitées dans les quatrième et cinquième mesures, et n’était donc pas liée aux droits revendiqués par l’Afrique du Sud.
5. Septième mesure
30. La septième mesure demandée concernait la conservation des éléments de preuve. Si la Cour a, à propos d’une mesure similaire qui avait été demandée en l’affaire Gambie c. Myanmar, constaté l’existence du lien nécessaire et décidé d’indiquer ladite mesure dans l’ordonnance qu’elle a rendue dans cette instance (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 24, par. 61), rien ne permettait toutefois, en la présente espèce, de conclure qu’Israël se fût délibérément livré à la destruction d’éléments de preuve relatifs au génocide. De surcroît, la mesure demandée, qui consistait à prescrire à celui-ci d’autoriser des missions d’établissement des faits et d’autres organismes à accéder à Gaza, semblait aller au-delà des obligations lui incombant au regard de la convention sur le génocide. La mesure de conservation susceptible d’être imposée à Israël au titre de ses obligations envers la Cour et l’Afrique du Sud ne pouvait concerner que les éléments de preuve se trouvant sous son contrôle. Une obligation d’autoriser l’accès à Gaza à des tiers ne semble en revanche pas liée aux droits revendiqués par l’Afrique du Sud. Il convient de noter que, dans l’ordonnance qu’elle a rendue en l’affaire Canada et Pays-Bas c. République arabe syrienne, la Cour a rejeté une demande similaire, concernant l’accès aux mécanismes de contrôle indépendants, présentée par les États demandeurs (Application de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Canada et Pays-Bas c. République arabe syrienne), mesures conservatoires, ordonnance du 16 novembre 2023, par. 13 et 83).
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6. Huitième et neuvième mesures
31. En ce qui concerne les huitième et neuvième mesures, et pour reprendre des termes déjà employés par la Cour,
« la question de leur lien avec les droits que [la demanderesse] cherch[ait] à protéger ne se pos[ait] pas puisqu’elles viseraient à prévenir tout acte susceptible d’aggraver ou d’étendre le différend existant ou d’en rendre le règlement plus difficile, ainsi qu’à fournir des informations sur la mise en oeuvre par les Parties de toute mesure conservatoire spécifique qui pourrait être indiquée par la Cour ».
Comme je l’ai fait observer précédemment, la présente affaire est compliquée par le fait que, dans le contexte d’une guerre en cours avec le Hamas, qui n’est pas partie à l’instance, il serait irréaliste d’imposer des limites à l’une des parties belligérantes et pas à l’autre. Israël aurait toutes les raisons d’invoquer son droit de se défendre contre le Hamas, ce qui « aggraverait » très probablement « la situation à Gaza ». Pour toutes ces raisons, je suis d’avis qu’il ne semblait exister aucun lien entre les mesures conservatoires demandées par l’Afrique du Sud et les droits qu’elle revendiquait, et que les mesures conservatoires ne pouvaient donc être indiquées, cette condition nécessaire n’étant pas remplie.
32. En conclusion, je ne suis pas convaincue que les droits revendiqués par l’Afrique du Sud étaient plausibles au regard de la convention sur le génocide, dans la mesure où les actes dont le demandeur tirait grief ne semblaient pas entrer dans les prévisions de la convention. Bien qu’ils puissent constituer des violations graves du droit international humanitaire, ces actes n’étaient pas, prima facie, sous-tendus par l’intention génocidaire requise. J’estime en outre que les mesures conservatoires demandées par l’Afrique du Sud n’étaient pas liées aux droits revendiqués. Je tiens toutefois à présenter ma position sur les mesures conservatoires que la Cour a effectivement indiquées, qui, à mon sens étaient elles aussi injustifiées, pour les raisons exposées dans la présente opinion dissidente.
V. LES MESURES CONSERVATOIRES INDIQUÉES PAR LA COUR N’ÉTAIENT PAS JUSTIFIÉES
33. À mon avis, la première mesure, prescrivant à Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission … de tout acte entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention », reflète, de fait, l’obligation qui incombe déjà à Israël au titre des articles premier et II de la convention sur le génocide, et elle est donc superflue. La deuxième mesure, selon laquelle Israël doit veiller, « avec effet immédiat, à ce que son armée ne commette aucun des actes visés au point 1 ci-dessus », semble également superflue en ce qu’elle est déjà couverte par la première mesure ou bien reflète l’obligation qui incombe par ailleurs à Israël au titre des articles premier et II de la convention sur le génocide. De même, la troisième mesure, qui impose à Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide », reflète l’obligation lui incombant déjà au titre des articles premier et III de la convention, et est donc superflue. La quatrième mesure, prévoyant qu’Israël doit « prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza » n’a aucun lien avec l’un quelconque des droits revendiqués au titre de la convention sur le génocide. En d’autres termes, la convention n’impose pas à un État partie l’obligation, en tant que telle, de fournir ou de permettre que soit fournie l’aide humanitaire. Une obligation équivalente existe sans doute en droit international humanitaire, mais la convention sur le génocide ne prévoit rien de tel. De plus, des éléments de preuve soumis à la Cour ont établi que l’aide humanitaire était déjà fournie, avec le concours d’Israël et d’organisations internationales, nonobstant la poursuite de l’opération militaire. Les éléments de preuve semblaient en outre indiquer
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une amélioration dans la prise en charge des besoins essentiels dans les zones concernées. Dans ces conditions, cette mesure était elle aussi, à mon sens, inutile. En ce qui concerne la cinquième mesure, qui prescrit à Israël de « prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes entrant dans le champ d’application des articles II et III de la convention [sur le génocide] », rien, selon moi, ne permettait de supposer qu’Israël se fût livré à la destruction délibérée d’éléments de preuve en tant que tels. Les destructions d’infrastructures ne sont pas imputables à une tentative délibérée d’Israël de détruire des éléments de preuve, mais aux impératifs d’un conflit en cours avec le Hamas, qui n’est pas partie à la présente instance. On voit mal comment l’une des parties belligérantes peut se voir imposer l’obligation unilatérale de « prévenir la destruction … des éléments de preuve », tandis que l’autre serait libre de poursuivre sans relâche ses activités. S’agissant, enfin, de la sixième mesure, il n’y avait aucune raison, puisque les autres mesures n’étaient pas justifiées, de prescrire à Israël de « soumettre à la Cour un rapport sur l’ensemble des mesures qu’il aura[it] prises pour donner effet à l[’]ordonnance ».
34. Je tiens, pour finir, à dire quelques mots au sujet des otages israéliens toujours captifs, ainsi que de leurs familles. Je m’associe à la majorité pour exprimer les graves préoccupations de la Cour concernant le sort de ces otages (parmi lesquels se trouvent des enfants, des nourrissons, des femmes, des personnes âgées et parfois des familles entières) retenus par le Hamas et d’autres groupes armés depuis l’attaque menée en Israël le 7 octobre 2023, et pour demander leur « libération immédiate et inconditionnelle » (voir ordonnance, par. 85). Je souhaite néanmoins ajouter l’observation suivante. Dans sa demande en indication de mesures conservatoires, l’Afrique du Sud a souligné que les deux Parties à la présente procédure avaient le devoir d’agir conformément aux obligations leur incombant au titre de la convention sur le génocide en ce qui concerne la situation à Gaza. Cela amène à se demander de quelle manière la demanderesse pourrait contribuer positivement aux efforts tendant à désamorcer le conflit en cours dans la région. Pendant la procédure orale en la présente affaire, il a été porté à l’attention de la Cour que l’Afrique du Sud, et en particulier certains organes de son gouvernement, avaient entretenu et continuaient d’entretenir des relations cordiales avec les dirigeants du Hamas. Compte tenu de cet élément, l’Afrique du Sud aurait pu être encouragée, en tant que partie à la présente procédure et à la convention sur le génocide, à user de toute son influence afin de tenter de persuader le Hamas de libérer immédiatement et sans condition les otages toujours retenus, pour faire la preuve de sa bonne volonté. Je ne doute pas qu’un tel geste contribuerait grandement à désamorcer le conflit actuel à Gaza.
VI. CONCLUSION
35. Pour toutes les raisons exposées ci-dessus, j’estime que les mesures indiquées par la Cour dans la présente ordonnance n’étaient pas justifiées et j’ai par conséquent voté contre elles. Je réaffirme que le différend qui oppose l’État d’Israël au peuple de Palestine est, selon moi, fondamentalement et historiquement un différend d’ordre politique, qui nécessite un règlement diplomatique ou négocié, ainsi que la mise en oeuvre de bonne foi, par l’ensemble des parties concernées, de toutes les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité, en vue de trouver une solution permanente permettant aux peuples israélien et palestinien de coexister pacifiquement.
(Signé) Julia SEBUTINDE.
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Opinion dissidente de Mme la juge Sebutinde

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