Déclaration de Mme la juge Xue

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192-20240126-ORD-01-01-EN
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192-20240126-ORD-01-00-EN
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DÉCLARATION DE MME LA JUGE XUE
[Traduction]
1. Dans la présente affaire, je me suis associée à la décision de mes collègues de reconnaître que l’Afrique du Sud avait, prima facie, qualité pour introduire une instance contre Israël à raison du manquement de celui-ci aux obligations qui lui incombent au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après, la « convention sur le génocide »). J’estime devoir expliquer brièvement ma position à ce stade.
2. La question de la Palestine est à l’ordre du jour de l’Organisation des Nations Unies depuis sa création. Le territoire palestinien est actuellement occupé et contrôlé par Israël ; la bande de Gaza fait partie intégrante du territoire palestinien occupé. Le peuple de Palestine, notamment les Palestiniens de Gaza, n’est pas encore en mesure d’exercer son droit à l’autodétermination. Dans l’avis consultatif sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, la Cour a rappelé la déclaration formulée dans la résolution 57/107 du 3 décembre 2002 de l’Assemblée générale, selon laquelle « l’Organisation des Nations Unies a une responsabilité permanente à assumer en ce qui concerne la question de Palestine jusqu’à ce qu’elle soit réglée sous tous ses aspects de manière satisfaisante et dans le respect de la légitimité internationale » (C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 159, par. 49). Cette responsabilité impose à l’Organisation des Nations Unies, y compris à son organe judiciaire principal, de veiller à ce que le peuple palestinien soit protégé en vertu du droit international, notamment contre le plus grave des crimes, le génocide.
3. Au cours des 109 derniers jours, le monde a assisté avec effroi à ce qui se déroulait à Gaza. Selon des rapports de l’Organisation des Nations Unies, les hostilités entre l’armée israélienne et le Hamas ont causé d’immenses pertes civiles, qui sont sans précédent dans l’histoire. Depuis le massacre et la prise d’otages perpétrés le 7 octobre par le Hamas, l’opération terrestre et les bombardements aériens menés par l’armée israélienne contre Gaza, qui ciblent les bâtiments civils, les hôpitaux, les écoles et les camps de réfugiés, associés au blocus imposé sur l’approvisionnement en nourriture, en eau, en combustible, en électricité et sur les télécommunications, ainsi qu’au refus constant de laisser entrer l’aide humanitaire, ont fait de Gaza un lieu extrêmement dangereux et inhabitable. Dans ce bref laps de temps, au moins 25 700 Palestiniens auraient été tués, plus de 63 740 blessés, plus de 360 000 habitations détruites ou partiellement endommagées et environ 75 % de la population gazaouie  soit 1,7 million de personnes  déplacée à l’intérieur de Gaza (Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA), Hostilities in the Gaza Strip and Israel — reported impact, Day 109, 24 janvier 2024). La plupart des victimes sont des femmes et des enfants. La situation à Gaza demeure épouvantable, désastreuse et tragique. Aucun cessez-le-feu n’est en vue. Selon des rapports de l’Organisation des Nations Unies, les conditions de vie continuent de s’y détériorer rapidement, la population étant notamment confrontée à une famine qui atteint des niveaux catastrophiques, à une grave pénurie d’eau potable et d’autres produits de première nécessité, à l’effondrement du système médical et des infrastructures de santé et au risque imminent d’épidémies. La gravité de cette catastrophe humanitaire menace l’existence même de la population de Gaza et heurte les valeurs morales et les principes d’humanité les plus élémentaires.
4. Il y a plus de 60 ans, lorsque l’Éthiopie et le Liberia ont introduit une instance contre l’Afrique du Sud à raison de manquements allégués à ses obligations en tant que puissance mandataire dans le Sud-Ouest africain, la Cour a rejeté la qualité pour agir de ces deux demandeurs au motif qu’ils n’avaient pas d’intérêt juridique dans ces affaires. Ce déni de justice a suscité parmi les États Membres de l’Organisation des Nations Unies une vive indignation contre la Cour, dont la réputation a ainsi été gravement mise à mal. Cette question juridique a été réexaminée de manière
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plus approfondie en l’affaire de la Barcelona Traction, dans laquelle la Cour a reconnu qu’il existait, en droit international, certaines obligations dues à la communauté internationale dans son ensemble ; du fait même de l’importance de ces obligations, tous les États ont un intérêt juridique à ce que leur exécution soit protégée. Les obligations dont il s’agit sont des obligations erga omnes. La Cour n’a toutefois pas abordé la question de la qualité pour agir dans cet arrêt (Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (nouvelle requête : 1962) (Belgique c. Espagne), deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1970, p. 32, par. 33). Si le droit et la pratique continuent d’évoluer, il n’existe toutefois guère de controverse quant au fait que, s’agissant d’un groupe protégé tel que le peuple palestinien, la communauté internationale a un intérêt commun à assurer sa protection. À mon sens, la Cour se trouve ici précisément confrontée à une affaire dans laquelle elle doit reconnaître la qualité d’un État partie à la convention sur le génocide pour introduire une instance sur la base du droit erga omnes partes d’invoquer la responsabilité d’un autre État partie à raison du manquement de celui-ci aux obligations qui lui incombent au regard de la convention sur le génocide.
5. Au vu des considérations qui précèdent, et pour les raisons exposées dans l’ordonnance de la Cour, je conviens que les mesures conservatoires indiquées dans la présente ordonnance étaient, dans ces circonstances, justifiées.
(Signé) XUE Hanqin.
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