Opinon dissidente de M. le juge Yusuf

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180-20231117-ORD-01-01-EN
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OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE YUSUF
[Traduction]
Désaccord sur la nécessité d’indiquer des mesures conservatoires — Engagements de l’Azerbaïdjan couvrant suffisamment les droits jugés plausibles par la Cour — Engagements supprimant le risque de préjudice irréparable et l’urgence — Bonne foi d’un État prenant un engagement quant à son comportement devant être présumée — Exigence à tort d’une correspondance à tous égards entre les engagements de l’Azerbaïdjan et les mesures sollicitées — Nul besoin de répéter dans le dispositif, sous forme modifiée, des éléments des assurances de l’Azerbaïdjan — Obligation imposée à l’Azerbaïdjan de faire rapport semblant supposer une absence de bonne foi des assurances données — Nécessité d’éviter une telle impression — Demande de l’Arménie rendue sans objet par les engagements de l’Azerbaïdjan.
1. Je ne souscris pas à la décision de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires malgré les engagements précis et détaillés pris devant elle par l’Azerbaïdjan le 12 octobre 2023. L’indication de ces mesures intervient alors que la demande de l’Arménie est devenue sans objet du fait de la déclaration de l’agent de l’Azerbaïdjan. La décision ainsi rendue n’est pas conforme à la jurisprudence de la Cour, selon laquelle il n’y a pas lieu d’indiquer de mesures conservatoires lorsque le défendeur a donné des assurances adéquates.
2. L’article 41 du Statut dispose que « [l]a Cour a le pouvoir d’indiquer, si elle estime que les circonstances l’exigent, quelles mesures conservatoires du droit de chacun doivent être prises à titre provisoire ». Les droits à sauvegarder ne sont pas ceux de personnes ou de populations, mais ceux des États qui sont parties à un différend dont est saisie la Cour. Il incombe donc à cette dernière de préciser clairement, avant d’indiquer des mesures conservatoires, la nature des droits plausibles de l’État demandeur ou défendeur qui doivent être sauvegardés face au risque qu’un préjudice irréparable ne leur soit causé avant qu’elle rende sa décision définitive. C’est là une des conditions fondamentales de l’exercice par la Cour de son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires.
3. En la présente espèce, la Cour se contente de recenser les droits des personnes qu’elle juge plausibles (ordonnance, par. 40), sans préciser clairement lesquels des droits revendiqués par l’Arménie sont considérés comme plausibles et devraient de ce fait être protégés en attendant sa décision définitive. Il est simplement dit, au paragraphe 41 de l’ordonnance, que « la Cour considère comme plausibles au moins certains des droits invoqués par l’Arménie dont elle dit qu’ils ont été violés » (les italiques sont de moi). Reste à savoir lesquels. Il est regrettable qu’aucune réponse ne soit donnée dans l’ordonnance.
4. Ainsi, on peut seulement conjecturer que les droits plausibles sur la base desquels la Cour décide d’exercer son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires sont les droits des personnes désignés au paragraphe 40 de l’ordonnance. Si tel est bien le cas, la Cour ne précisant pas davantage quels droits elle juge plausibles, on peut dire que ces droits sont les suivants : « le droit des personnes de ne pas se voir obligées de fuir leur lieu de résidence par crainte d’être prises pour cible en raison de leur appartenance à un groupe protégé par la [convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR)], et leur droit de se voir garantir un retour en toute sécurité » (ordonnance, par. 40). On peut en outre supposer que ce sont là les droits dont la Cour estime que l’Arménie peut demander le respect au titre de la CIEDR dans l’attente d’une décision définitive au fond.
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5. La question se pose alors de savoir si les droits susmentionnés, que l’Arménie invoque au nom des personnes d’origine ethnique arménienne et dont la Cour juge manifestement qu’ils sont plausibles, et méritent vraisemblablement d’être protégés, sont suffisamment couverts par les engagements pris par l’Azerbaïdjan le 12 octobre 2023. Le texte intégral de ces engagements dont l’agent a donné lecture devant la Cour est reproduit au paragraphe 61 de l’ordonnance, mais il peut être utile d’en citer ici au moins la première partie :
« a) L’Azerbaïdjan s’engage à faire tout ce qui est en son pouvoir pour garantir, sans distinction fondée sur l’origine ethnique ou nationale :
a) la sécurité des habitants au Garabagh, y compris en veillant à la sûreté de leur personne et en subvenant à leurs besoins humanitaires, notamment par :
i) l’approvisionnement du Garabagh en denrées alimentaires, médicaments et autres produits de première nécessité ;
ii) l’accès aux soins médicaux disponibles ; et
iii) le maintien des services publics, notamment l’approvisionnement en gaz et en électricité ;
b) le droit des habitants du Garabagh de circuler librement et de choisir leur lieu de résidence, y compris en permettant le retour sûr et rapide de ceux qui choisissent de regagner leur foyer, et le départ sûr et sans obstacle de tous ceux qui veulent quitter le Garabagh ; et
c) la protection des biens des personnes qui ont quitté le Garabagh. »
6. Au paragraphe 62 de l’ordonnance, la Cour constate que
« les engagements de l’agent de l’Azerbaïdjan, qui ont été pris publiquement devant elle, et formulés de manière détaillée, visent à remédier à la situation dans laquelle se trouvent les personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne au Haut-Karabakh depuis l’opération déclenchée par l’Azerbaïdjan dans la région le 19 septembre 2023. Elle est d’avis que les engagements pris par l’agent de l’Azerbaïdjan au nom de son gouvernement sont contraignants et créent des obligations juridiques à la charge de cet État. »
La Cour rappelle également que, « [d]ès lors qu’un État a pris un tel engagement quant à son comportement, il doit être présumé qu’il s’y conformera de bonne foi » (Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 2014, C.I.J. Recueil 2014, p. 158, par. 44).
7. Nonobstant ces déclarations, la Cour parvient à la conclusion que les engagements de l’Azerbaïdjan n’éliminent pas le risque qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits revendiqués par l’Arménie. Selon elle,
« même compte tenu des engagements pris par l’agent de l’Azerbaïdjan au nom de son gouvernement à l’audience publique tenue l’après-midi du 12 octobre 2023, un préjudice irréparable pourrait être causé aux droits invoqués par l’Arménie et l’urgence persiste, c’est-à-dire qu’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé à ces droits avant que la Cour ne rende sa décision définitive » (ordonnance, par. 65).
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La référence aux « droits invoqués par l’Arménie » doit se comprendre, à mon sens, comme renvoyant aux droits que la Cour a jugés plausibles et non à tous les droits revendiqués par l’Arménie en la présente espèce.
8. La seule raison que donne la Cour pour expliquer sa conclusion est que les engagements « ne correspondent pas à tous égards aux mesures sollicitées » (ordonnance, par. 63). Il s’agit là d’une erreur d’appréciation. Rien dans l’ordonnance n’indique que les dix mesures demandées par l’Arménie à la présente phase de la procédure sont toutes fondées sur des droits plausibles découlant de la CIEDR qui nécessiteraient d’être protégés jusqu’à ce que la Cour se prononce de manière définitive. Il n’est par conséquent ni logique ni défendable au regard du droit d’exiger que les engagements de l’Azerbaïdjan correspondent « à tous égards » aux mesures sollicitées par l’Arménie. La Cour elle-même ne prescrit pas la plupart de ces mesures dans son ordonnance et dit que, « ayant examiné le libellé des mesures conservatoires sollicitées par l’Arménie ainsi que les circonstances de l’affaire, [elle] estime que les mesures à indiquer n’ont pas à être identiques à celles qui sont sollicitées. » (ibid., par. 68).
9. Une autre approche erronée ressort, selon moi, de la contradiction flagrante entre la manière dont la Cour traite les engagements de l’Azerbaïdjan en l’espèce et sa jurisprudence concernant les assurances formelles données par les États dans le contexte de demandes en indication de mesures conservatoires. Je pense qu’il n’est pas correct, de la part de la majorité, de s’écarter de cette jurisprudence constante et bien établie sans donner de raisons claires ou valables. Il convient ainsi de rappeler que, hormis dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue en l’affaire relative à des Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), la Cour, par le passé, a toujours tenu compte d’engagements formels comparables à ceux donnés par l’Azerbaïdjan en l’espèce, et conclu qu’au vu de ces engagements il n’existait aucun risque de préjudice irréparable. (Voir, notamment, Interhandel (Suisse c. États-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 24 octobre 1957, C.I.J. Recueil 1957, p. 112 ; Passage par le Grand-Belt (Finlande c. Danemark), mesures conservatoires, ordonnance du 29 juillet 1991, C.I.J. Recueil 1991, p. 18, par. 27 ; Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), mesures conservatoires, ordonnance du 28 mai 2009, C.I.J. Recueil 2009, p. 155, par. 72.)
10. La situation dans l’affaire relative à des Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie) était relativement différente pour ce qui est de l’engagement pris par l’Australie. Les assurances écrites données par son Attorney General étaient assorties de réserves et contenaient une exception de sécurité nationale. La Cour avait relevé à cet égard ce qui suit :
« Étant donné que, dans certaines circonstances touchant à la sécurité nationale, le Gouvernement de l’Australie envisage la possibilité de faire usage des éléments saisis, la Cour considère qu’un risque subsiste que ces informations qui peuvent se révéler hautement préjudiciables soient divulguées. » (ibid., mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 2014, C.I.J. Recueil 2014, p. 158, par. 46.)
Par conséquent, la Cour avait estimé que l’engagement de l’Australie « contribu[ait] de manière importante à atténuer le risque imminent de préjudice irréparable », mais ne le supprimait pas entièrement (ibid., p. 159, par. 47). En la présente espèce, il n’est nullement expliqué dans l’ordonnance en quoi les engagements de l’Azerbaïdjan seraient insuffisants ou loin de supprimer le risque imminent de préjudice irréparable. Je trouve cela fort regrettable.
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11. Ainsi que la Cour l’a fait observer à plusieurs reprises, le pouvoir qu’elle a d’indiquer des mesures conservatoires n’est exercé que s’il y a urgence, c’est-à-dire « s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits en litige avant qu[’elle] ne rende sa décision définitive » (voir, par exemple, Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), mesures conservatoires, ordonnance du 23 juillet 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 428, par. 61). Autrement dit, il y a urgence lorsqu’il existe un risque que la substance des droits en litige ou des droits reconnus comme plausibles par la Cour subisse un préjudice irréparable avant qu’un arrêt ne soit rendu au fond, ce qui priverait cet arrêt de toute valeur. Les deux conditions requises  l’urgence et le risque de préjudice irréparable  sont intrinsèquement liées. En la présente espèce, toutes deux ont été supprimées par les engagements pris par l’Azerbaïdjan devant la Cour. Ces engagements couvrent directement les droits dont la Cour a jugé qu’ils étaient plausibles dans le cas des personnes qui se seraient senties obligées de fuir leur lieu de résidence et de celles qui voudraient se voir garantir un retour en toute sécurité.
12. Par conséquent, les assurances données par l’Azerbaïdjan ont rendu superflue toute indication par la Cour de mesures conservatoires. Or, au lieu de reconnaître cette situation et de conclure que les circonstances n’appellent pas l’exercice par la Cour du pouvoir que lui confère l’article 41 du Statut, comme ce fut le cas dans l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal) ou dans celle du Passage par le Grand-Belt (Finlande c. Danemark), la majorité a décidé dans la présente instance de reproduire dans le dispositif de l’ordonnance, en les modifiant partiellement, deux éléments des engagements de l’Azerbaïdjan. Cela n’était nullement nécessaire car la répétition dans le dispositif de certains éléments modifiés des assurances données n’ajoute rien à la sauvegarde des droits substantiels que la Cour a jugés plausibles ni aux engagements pris devant elle par l’Azerbaïdjan, lesquels couvrent directement ces droits et garantissent qu’aucun acte susceptible de causer un préjudice irréparable ne se produira avant que la Cour ne statue de manière définitive.
13. Enfin, je trouve non seulement contradictoire mais aussi curieux que la Cour, d’un côté, rappelle qu’il convient de présumer la bonne foi d’un État qui prend un engagement quant à son comportement, comme elle l’a dit en l’affaire Timor-Leste c. Australie, et, de l’autre, enjoigne à l’Azerbaïdjan, dans le dispositif de l’ordonnance, de lui présenter sous huit semaines un rapport sur les dispositions qu’il aura prises pour donner effet à ses propres engagements publics. Cette obligation faite à un État de rendre compte sur les engagements spécifiques et précis qu’il a pris devant la Cour semble plutôt présumer que les assurances n’ont pas été données de bonne foi, en particulier quand il est dit ailleurs dans l’ordonnance que « les engagements pris par l’agent de l’Azerbaïdjan au nom de son gouvernement sont contraignants et créent des obligations juridiques à la charge de cet État » (ordonnance, par. 62). Il aurait fallu éviter cela. Au reste, cette obligation de faire rapport est inutile puisque l’Azerbaïdjan s’est engagé à faciliter les inspections de l’Organisation des Nations Unies et à coopérer avec le Comité international de la Croix-Rouge dans le territoire concerné.
14. Pour les raisons qui précèdent, j’ai voté contre l’ensemble des trois points du dispositif. J’estime, pour les mêmes raisons, que la Cour n’aurait pas dû exercer son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires étant donné que l’Azerbaïdjan s’est formellement et solennellement engagé devant elle non seulement à se conformer à ses obligations s’agissant des droits des personnes qui se seraient senties obligées de fuir leur lieu de résidence au Haut-Karabakh/Garabagh, mais aussi à protéger et à ne pas endommager ou détruire les monuments, artefacts et sites culturels sur ce
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territoire qui sont importants pour les personnes d’origine ethnique arménienne, ainsi que les documents liés à l’enregistrement, à l’identité et à la propriété privée de ces personnes. Les engagements formels pris par l’Azerbaïdjan rendaient sans objet, selon moi, la cinquième demande en indication de mesures conservatoires de l’Arménie.
(Signé) Abdulqawi Ahmed YUSUF.
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