Demande en indication de mesures conservatiores

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171-20231030-WRI-01-00-EN
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Incidental Proceedings
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Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
AFFAIRE DE LA SENTENCE ARBITRALE DU 3 OCTOBRE 1899
(GUYANA c. VENEZUELA)
DEMANDE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES DE LA RÉPUBLIQUE COOPÉRATIVE DU GUYANA
27 octobre 2023
[Traduction du Greffe]
DEMANDE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES DE LA RÉPUBLIQUE COOPÉRATIVE DU GUYANA
1. Conformément à l’article 41 du Statut de la Cour et aux articles 73 et 74 du Règlement, la République coopérative du Guyana (ci-après le « Guyana ») prie la Cour d’indiquer des mesures conservatoires à l’encontre de la République bolivarienne du Venezuela (ci-après le « Venezuela ») comme indiqué ci-dessous, pour les motifs exposés dans la présente demande.
A. Événements à l’origine de la présente demande
2. Le 23 octobre 2023, le Gouvernement du Venezuela, par l’intermédiaire de son Conseil national électoral, a établi une liste de cinq questions qu’il prévoit de soumettre au peuple vénézuélien dans le cadre de ce qu’il appelle un « référendum consultatif » devant se tenir le 3 décembre 20231. L’objectif de ces questions, tel qu’il ressort clairement de leur nature, du moment choisi et de la manière dont elles ont été rédigées, est d’obtenir des réponses qui appuieraient la décision du Venezuela d’abandonner la présente instance et de recourir plutôt à des mesures unilatérales pour « résoudre » le différend avec le Guyana en annexant et en intégrant officiellement au Venezuela l’ensemble du territoire en cause dans la présente instance, qui comprend plus des deux tiers du Guyana.
3. Toutes ces questions, à l’exception de la quatrième, se rapportent à l’objet du différend pendant devant la Cour. Elles sont reproduites ci-dessous dans une traduction française. La première, la troisième et la cinquième, surtout, sont particulièrement préoccupantes :
« PREMIÈREMENT : Acceptez-vous que le Venezuela rejette, par tous les moyens et conformément à la loi, la ligne frauduleusement imposée par la sentence arbitrale de Paris de 1899, qui vise à le priver de la Guayana Esequiba, territoire qui lui appartient ?
DEUXIÈMEMENT : Êtes-vous d’accord pour considérer l’accord de Genève de 1966 comme le seul instrument juridique valable pour parvenir à une solution pratique satisfaisante pour le Venezuela et le Guyana en ce qui concerne le différend portant sur le territoire de la Guayana Esequiba ?
TROISIÈMEMENT : Souscrivez-vous à la position qui a été celle du Venezuela jusqu’à présent, consistant à ne pas reconnaître la compétence de la Cour internationale de Justice pour résoudre le différend territorial de la Guayana Esequiba ?
QUATRIÈMEMENT : Acceptez-vous que le Venezuela s’oppose, par tous les moyens et conformément à la loi, à la prétention du Guyana d’utiliser unilatéralement des eaux non encore délimitées, de manière illicite et contraire au droit international ?
CINQUIÈMEMENT : Souscrivez-vous à la création d’un État de la Guayana Esequiba et à l’élaboration d’un plan accéléré de prise en charge globale de la population actuelle et future de ce territoire, qui prévoirait notamment l’octroi de la citoyenneté et de cartes d’identité vénézuéliennes, conformément à l’accord de Genève et au droit international, ainsi qu’à l’incorporation consécutive de cet État sur la carte du territoire vénézuélien ? »
1 Republic of Venezuela, National Electoral Council, Resolution on Referendum to be held on 3 December 2023 (20 Oct. 2023), annexe 1.
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4. Par la première question, le Venezuela entend manifestement obtenir un plébiscite massif de son peuple en faveur du rejet de la sentence arbitrale de 1899 et de la frontière avec le Guyana qu’elle a établie (et que le Venezuela a acceptée lors du prononcé de la sentence en 1899, dans un accord de démarcation en 1905, puis de manière continue, sans aucune interruption, jusqu’en 1962). Par la troisième question, le Venezuela recherche un appui tout aussi massif en faveur de sa décision de rejeter la compétence de la Cour afin de pouvoir abandonner la présente instance (alors même que la Cour a reconnu sa compétence dans deux arrêts, rendus les 18 décembre 2020 et 6 avril 2023). Enfin, par la cinquième question, le Venezuela entend s’assurer, dès à présent, le soutien de son peuple en vue de l’incorporation formelle, à laquelle il envisage de procéder unilatéralement, de la « Guayana Esequiba » — territoire attribué au Guyana (alors Guyane britannique) par la sentence arbitrale de 1899 — en tant que nouvel État vénézuélien (ce qui constituerait une annexion du territoire du Guyana en violation flagrante de la Charte des Nations Unies et de celle de l’OEA, ainsi que des règles fondamentales du droit international général).
5. Le référendum à venir ne peut être considéré que comme le reflet de l’intention du Venezuela non seulement de rejeter la sentence arbitrale de 1899 et la compétence de la Cour, mais aussi, menace plus grande encore pour le Guyana, de recourir à une action unilatérale pour « résoudre » le différend relatif à la frontière terrestre en procédant unilatéralement et illicitement à la confiscation, à l’annexion et à l’incorporation du territoire revendiqué par les deux Parties à la présente instance, qui a été adjugé au Guyana il y a 124 ans avec le consentement sans condition du Venezuela, et que le reste du monde reconnaît comme relevant du territoire souverain du Guyana.
6. Le 25 octobre 2023, la CARICOM a, en réponse au référendum annoncé par le Venezuela, notamment déclaré ce qui suit :
« [D]eux des questions approuvées pour être posées lors du référendum autoriseraient, en cas de réponse affirmative, le Gouvernement de la République bolivarienne du Venezuela à procéder à l’annexion d’un territoire qui constitue une partie de la République coopérative du Guyana, et à créer, à l’intérieur des frontières du Venezuela, un État désigné Guyana Essequibo.
La CARICOM réaffirme que le droit international interdit strictement au gouvernement d’un État de confisquer, d’annexer ou d’incorporer unilatéralement le territoire d’un autre État. Une réponse affirmative telle qu’évoquée ci-dessus ouvrirait la voie à une possible violation de ce principe fondamental du droit international.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La CARICOM note que, selon leur libellé, les deux questions approuvées pour être posées lors du référendum visent à affirmer et à mettre en oeuvre “par tous les moyens et conformément à la loi” la position du Venezuela sur la question. Il est raisonnablement possible d’en conclure que l’expression “par tous les moyens” englobe la force ou la guerre. »2
7. Le Guyana demande en conséquence à la Cour d’indiquer des mesures conservatoires, telles qu’exposées dans la partie E ci-dessous, en vue d’interdire au Venezuela d’entreprendre toute action, y compris au moyen de son prétendu référendum, visant à confisquer, à annexer ou à incorporer tout territoire situé du côté guyanais de la ligne frontière établie par la sentence arbitrale de 1899 et
2 Statement of the Caribbean Community (CARICOM) on the Guyana-Venezuela Border Controversy (25 Oct. 2023), annexe 2.
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l’accord de démarcation de 1905, ou à tenter de toute autre manière d’y exercer sa souveraineté, en attendant que la Cour rende son arrêt sur le fond dans la présente instance.
B. Compétence prima facie
8. La Cour a déjà conclu, à deux reprises, qu’elle avait compétence pour se prononcer sur la validité de la sentence arbitrale de 1899 et la question connexe du règlement du différend concernant la frontière terrestre entre le Guyana et le Venezuela3. Il ne peut donc y avoir aucun doute quant à sa compétence prima facie pour indiquer les mesures conservatoires demandées par le Guyana qui, comme il est expliqué ci-dessous, sont requises d’urgence pour éviter qu’un préjudice irréparable ne soit causé aux droits revendiqués par le Guyana dans la présente procédure.
C. Droits dont la protection est recherchée et lien entre ces droits et les mesures demandées
9. Par la présente demande en indication de mesures conservatoires, le Guyana cherche à voir protéger ses droits sur le territoire qui lui a été attribué par la sentence arbitrale de 1899, en attendant que la Cour se prononce sur la validité de la sentence ou, à titre subsidiaire, qu’elle règle la question de la frontière terrestre entre le Guyana et le Venezuela. Les droits du Guyana sur le territoire en litige sont directement menacés par le référendum prévu par le Venezuela et le fait que ce dernier devrait respecter la « volonté de son peuple » en ce qui concerne la réponse que celui-ci ne manquera pas d’apporter à la cinquième question, qui appelle à l’incorporation de la « Guayana Esequiba » (la région de l’Essequibo du Guyana) au territoire du Venezuela. Les droits du Guyana sur le territoire qui lui a été attribué par la sentence arbitrale de 1899 sont tout à fait plausibles au stade actuel de la procédure ; toute autre conclusion préjugerait l’issue de l’affaire au fond.
10. Ainsi, la situation en la présente espèce se distingue clairement de celle de l’affaire relative à la Sentence arbitrale du 31 juillet 1989 (Guinée-Bissau c. Sénégal), dans laquelle la Cour avait constaté que la Guinée-Bissau, bien qu’elle la priât, dans sa requête, de se prononcer sur la validité d’une sentence arbitrale,
« ne la pri[ait] pas de se prononcer sur les droits respectifs des Parties dans la zone maritime en cause ; … en conséquence les droits allégués dont il est demandé qu’ils fassent l’objet de mesures conservatoires ne sont pas l’objet de l’instance pendante devant la Cour sur le fond de l’affaire ; et … aucune mesure de ce genre ne saurait être incorporée dans l’arrêt de la Cour sur le fond »4.
11. Dans la présente affaire, en revanche, la Cour a, dans le dispositif de son arrêt du 18 décembre 2020, indiqué
« qu’elle a[vait] compétence pour connaître de la requête déposée par la République coopérative du Guyana le 29 mars 2018 dans la mesure où elle se rapporte à la validité de la sentence arbitrale du 3 octobre 1899 et à la question connexe du règlement définitif
3 Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 2020, p. 493, par. 138 ; Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), exception préliminaire, arrêt du 6 avril 2023, par. 108.
4 Sentence arbitrale du 31 juillet 1989 (Guinée-Bissau c. Sénégal), mesures conservatoires, ordonnance du 2 mars 1990, C.I.J. Recueil 1990, p. 70, par. 26.
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du différend concernant la frontière terrestre entre la République coopérative du Guyana et la République bolivarienne du Venezuela »
5.
12. Par conséquent, la question du règlement définitif de la frontière terrestre est actuellement en cause devant la Cour, et cela concerne nécessairement les droits du Guyana (de même que les droits allégués par le Venezuela) à l’égard du territoire en litige, dont la Cour déterminera de la souveraineté de quel État il relève en reconnaissant la validité de la sentence arbitrale de 1899 ou en réglant la question de la frontière terrestre.
13. Le fait que le Venezuela envisage d’imposer son propre règlement de la question de la frontière terrestre en annexant le territoire qui est en litige et fait l’objet d’un règlement par la Cour porte incontestablement préjudice aux droits du Guyana sur ce territoire.
D. Risque de préjudice irréparable et urgence
14. Si le Venezuela devait poursuivre son projet de référendum et que la réponse à la cinquième question le conduisait à annexer la « Guayana Esequiba » ou région de l’Essequibo, à accorder aux habitants de celle-ci la citoyenneté vénézuélienne et à l’incorporer à son territoire — autant de mesures expressément prévues par les termes de la question —, le préjudice subi par le Guyana serait irréparable. Même dans l’hypothèse où la Cour rendrait un arrêt au fond confirmant la validité de la sentence de 1899 ou réglant la question de la frontière d’une manière qui laisse tout ou partie de la région de l’Essequibo sous la souveraineté du Guyana, cela pourrait ne pas suffire pour que le Venezuela, étant allé jusqu’à incorporer cette région dans son territoire, fasse marche arrière et respecte la souveraineté territoriale du Guyana. Il s’agit d’un exemple type de situation dans laquelle les droits de la partie qui demande des mesures conservatoires risquent de subir un préjudice irrémédiable et doivent être préservés conformément au paragraphe 1 de l’article 41 du Statut de la Cour.
15. La nécessité de mesures conservatoires ne saurait être plus urgente. Le référendum vénézuélien doit avoir lieu le 3 décembre 2023. Pour qu’elles aient du sens et permettent d’éviter que les questions insidieuses du Venezuela n’aboutissent à un plébiscite populaire l’autorisant à commettre des faits internationalement illicites, les mesures conservatoires doivent être indiquées par la Cour avant cette date. Le Guyana demande en conséquence que les audiences relatives à sa demande soient fixées à la date la plus rapprochée possible afin d’éviter qu’un préjudice irréparable ne soit causé à ses droits du fait de l’adoption des décisions envisagées par le référendum.
E. Mesures demandées
16. Pour les raisons exposées ci-dessus, le Guyana estime que la Cour doit indiquer les mesures conservatoires suivantes, qui resteraient en vigueur jusqu’au prononcé de son arrêt au fond :
1. Le Venezuela ne doit pas procéder au référendum consultatif devant se tenir le 3 décembre 2023, tel qu’il se présente actuellement ;
2. En particulier, le Venezuela ne doit pas faire figurer les première, troisième et cinquième questions dans le référendum consultatif ;
5 Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), compétence de la Cour, C.I.J. Recueil 2020, point 1 du paragraphe 138 (les italiques sont de nous).
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3. Le Venezuela ne doit pas non plus faire figurer dans le « référendum consultatif » envisagé ou dans tout autre référendum public toute question empiétant sur les questions juridiques devant être tranchées par la Cour dans l’arrêt qu’elle rendra au fond, et notamment toute question concernant
a. la validité juridique et l’effet contraignant de la sentence arbitrale de 1899 ;
b. la souveraineté sur le territoire situé entre le fleuve Essequibo et la frontière établie par la sentence arbitrale de 1899 et l’accord de 1905 ; et
c. la création annoncée de l’État de la « Guayana Esequiba » et toute mesure s’y rapportant, y compris l’octroi de la citoyenneté et de cartes d’identité vénézuéliennes.
4. Le Venezuela ne doit pas prendre de mesures visant à préparer ou à permettre l’exercice de la souveraineté ou du contrôle de facto sur tout territoire attribué à la Guyane britannique dans la sentence arbitrale de 1899.
5. Le Venezuela doit s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend soumis à la Cour ou d’en rendre le règlement plus difficile.
Respectueusement soumis le 27 octobre 2023,
L’agent de la République coopérative du Guyana,
(Signé) Carl B. GREENIDGE.
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CERTIFICATION
Je certifie que les annexes sont des copies conformes des originaux et que les traductions anglaises fournies sont exactes.
Le 27 octobre 2023.
L’agent de la République coopérative du Guyana,
(Signé) Carl B. GREENIDGE.
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LISTE DES ANNEXES
Annexe 1
Republic of Venezuela, National Electoral Council, Resolution on Referendum to be held on 3 December 2023 (20 Oct. 2023)
Annexe 2
Statement of the Caribbean Community (CARICOM) on the Guyana-Venezuela Border Controversy (25 Oct. 2023)
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Demande en indication de mesures conservatiores

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