Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel
18560
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ALLÉGATIONS DE GÉNOCIDE AU TITRE DE LA CONVENTION POUR LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE
(UKRAINE c. FÉDÉRATION DE RUSSIE)
MÉMOIRE DÉPOSÉ PAR L’UKRAINE
1er juillet 2022
[Traduction du Greffe]
TABLE DES MATIÈRES
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CHAPITRE 1 ⎯ INTRODUCTION .......................................................................................................... 1
CHAPITRE 2 ⎯ CONTEXTE FACTUEL .................................................................................................. 6
A. Contexte du différend ............................................................................................................... 6
B. La Fédération de Russie accuse sans fondement l’Ukraine de commettre un génocide et en a pris prétexte pour justifier sa reconnaissance de la RPD et de la RPL et son invasion militaire de l’Ukraine .................................................................................... 10
C. L’Ukraine rejette les allégations de génocide formulées par la Fédération de Russie ainsi que l’instrumentalisation russe de ces allégations comme prétexte pour reconnaître la RPD et la RPL et recourir à la force pour prévenir et punir le génocide ........ 16
D. La Fédération de Russie a commis des atrocités et causé des destructions et des pertes extrêmes sur l’ensemble du territoire de l’Ukraine ................................................................ 18
E. L’Ukraine a introduit une instance et la Cour a indiqué des mesures conservatoires, mais la Fédération de Russie, bafouant ouvertement l’ordonnance de la Cour, a continué de semer la mort et la destruction sur le territoire de l’Ukraine et d’agir contre celle-ci ......................................................................................................................... 24
CHAPITRE 3 ⎯ LES MESURES PRISES PAR LA FÉDÉRATION DE RUSSIE SOUS LE PRÉTEXTE DE PRÉVENIR ET DE PUNIR UN GÉNOCIDE ALLÉGUÉ EMPORTENT VIOLATION DES ARTICLES PREMIER ET IV DE LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE .......................................................... 30
A. La reconnaissance de la RPD et de la RPL par la Fédération de Russie et son emploi de la force en Ukraine et contre celle-ci reposent sur une interprétation et une application erronées de la convention sur le génocide .............................................................................. 30
B. Faisant de nouveau une interprétation et une application erronées de la convention, la Fédération de Russie allègue à tort que l’Ukraine est responsable d’actes de génocide commis dans la région ukrainienne du Donbas ...................................................... 39
C. La reconnaissance de la RPD et de la RPL par la Fédération de Russie et son emploi de la force en Ukraine et contre celle-ci, sous le prétexte de prévenir et de punir un génocide allégué dans la région du Donbas, emportent violation des articles premier et IV de la convention sur le génocide ................................................................................... 46
CHAPITRE 4 ⎯ LA FÉDÉRATION DE RUSSIE CONTREVIENT DE MANIÈRE FLAGRANTE À L’ORDONNANCE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES RENDUE PAR LA COUR LE 16 MARS 2022 .................................................................................................... 52
CHAPITRE 5 ⎯ LA COUR EST COMPÉTENTE POUR CONNAÎTRE DU DIFFÉREND RELATIF À LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE QUI OPPOSE LES PARTIES .................................................... 59
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CHAPITRE 6 ⎯ REMÈDES SOLLICITÉS .............................................................................................. 65
A. La Cour devrait rendre un jugement déclaratoire ................................................................... 65
B. La Cour devrait ordonner à la Fédération de Russie de mettre fin à ses actes illicites et d’offrir des assurances de non-répétition ............................................................................... 66
C. La Cour devrait ordonner à la Fédération de Russie de réparer intégralement le préjudice causé à l’Ukraine .................................................................................................... 67
D. La Cour devrait accorder à l’Ukraine des réparations supplémentaires du fait du manquement de la Fédération de Russie à son ordonnance en indication de mesures conservatoires ..................................................................................................... 69
CONCLUSIONS .................................................................................................................................. 71
LISTE DES ANNEXES
Annexe 5 — Allocution prononcée le 21 février 2022 par le président de la Fédération de Russie .................................................................................................................... 75
Annexe 6 — Allocution prononcée le 24 février 2022 par le président de la Fédération de Russie ..................................................................................................................... 89
Annexe 7 — Mission permanente de la Fédération de Russie auprès de l’ONU, déclaration et réponse du représentant permanent, M. Vassily Nebenzia, à la séance du Conseil de sécurité de l’ONU sur l’Ukraine (23 février 2022) ............................. 96
CHAPITRE 1 INTRODUCTION
1. L’Ukraine a récemment célébré le trentième anniversaire de son existence en tant que nation indépendante. Mais le peuple ukrainien a eu beau affirmer sa souveraineté et se forger un destin indépendant tout au long des trois dernières décennies, la Fédération de Russie (ci-après également dénommée la « Russie ») a réagi par les menaces, la coercition, l’agression et la commission d’atrocités.
2. Depuis 2014, année de la Révolution de la dignité en Ukraine et de ses manifestations pacifiques contre l’ingérence russe dans les affaires intérieures ukrainiennes, la Russie prétend, sans fondement, que l’Ukraine et ses responsables cherchent à détruire la population russophone de la région du Donbas, en Ukraine orientale, en violation de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après la « convention sur le génocide »). Aujourd’hui, la Fédération de Russie a pris prétexte de ces allégations mensongères de génocide pour engager une nouvelle phase de son agression contre l’Ukraine, consistant à envahir davantage de territoire, à commettre des atrocités contre des milliers d’Ukrainiens innocents, à en déplacer des millions d’autres et à infliger plusieurs dizaines de milliards de dollars de destructions aux villes et villages de l’Ukraine. Ce faisant, la Russie a de nouveau montré à la face du monde le peu de cas qu’elle fait de la primauté du droit, son indifférence cynique vis-à-vis de la souffrance humaine et le mépris absolu dans lequel elle tient la Cour et l’ordre juridique international.
3. Pour justifier son comportement barbare, la Fédération de Russie n’a pas hésité à faire un usage abusif et dévoyé de la convention sur le génocide ⎯ dont le but légitime est de favoriser la coopération internationale pour libérer l’humanité du fléau odieux du génocide. Les membres de la communauté internationale qui se sont réunis au lendemain de la seconde guerre mondiale et de l’Holocauste afin d’élaborer une convention pour la prévention et la répression du génocide n’avaient certainement pas cela à l’esprit s’agissant de la manière dont cette convention devait être interprétée, appliquée et exécutée. La Cour ne devrait pas tolérer qu’il soit fait pareil usage abusif d’un instrument de référence relatif aux droits de l’homme.
4. En prenant prétexte de prévenir et de punir un génocide allégué de façon mensongère dans la région du Donbas, en Ukraine orientale, la Russie a d’abord, le 21 février 2022, reconnu les prétendues « République populaire de Donetsk » (RPD) et « République populaire de Louhansk » (RPL) comme des entités souveraines, puis, le 24 février 2022, a lancé une prétendue « opération militaire spéciale », comme l’a appelée par euphémisme le président Poutine, sur l’ensemble du territoire ukrainien.
5. L’emploi de la force par la Russie en Ukraine et contre celle-ci sous le prétexte de prévenir et de punir le génocide allégué s’est soldé par une horreur incommensurable. Les troupes russes et leurs intermédiaires ont semé la destruction dans toute l’Ukraine. Ainsi, à Kharkiv, les tirs d’artillerie aveugles et l’emploi d’armes à sous-munitions ont décimé la population civile. À Marioupol, le pilonnage russe a détruit 80 à 90 % de la totalité des bâtiments résidentiels, et Volnovakha est elle aussi en ruines. À Kramatorsk, la Russie a bombardé une gare ferroviaire où des civils s’étaient rassemblés en vue d’une évacuation. Les villes de Borodyanka et d’Izioum auraient été presque entièrement détruites par les bombardements russes. À Irpine, les autorités ont constaté la destruction de près de 50 % des infrastructures essentielles de la ville.
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6. Le coût humain de ces destructions est vertigineux. D’après l’Organisation des Nations Unies (ONU), on a enregistré presque autant de victimes civiles au cours des six premiers jours de l’invasion russe que pendant les cinq dernières années du conflit dans la région du Donbas. Les atrocités commises par la Russie incluent aussi des exécutions extrajudiciaires, dont celles perpétrées à Boutcha, des attaques délibérées contre des infrastructures civiles, l’utilisation d’armes thermobariques et hypersoniques, des viols, la déportation de civils hors des territoires occupés et la mise en place de soi-disant « camps de filtration ». L’Ukraine et la communauté internationale commencent tout juste à enquêter sur ces crimes et à en traduire les auteurs en justice.
7. L’agression russe a par ailleurs des répercussions à l’échelle planétaire. L’économie ukrainienne souffre, et la menace pour la paix et la stabilité dans le monde grandit. Le blocage par la Russie des voies d’exportation ukrainiennes a provoqué une crise alimentaire internationale qui a fait monter en flèche le prix du pain dans les pays à revenu intermédiaire d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie. Les attaques russes contre des installations de stockage de carburant et d’autres ressources ont causé un préjudice environnemental extrême.
8. Pareil usage abusif et dévoyé des articles premier et IV de la convention sur le génocide constitue une violation de cet instrument. La Fédération de Russie n’a produit aucune preuve à l’appui de ses allégations de génocide, et la convention sur le génocide n’autorise pas une partie contractante à invoquer la responsabilité d’une autre partie contractante au titre de la convention ni à agir de manière unilatérale pour prévenir et punir un génocide sur le territoire d’une autre partie contractante à raison d’un génocide allégué de façon mensongère. Comme l’a indiqué le ministère ukrainien des affaires étrangères au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, « [l]es allégations de génocide avancées par la Russie pour justifier son comportement illicite sont une insulte à la convention sur le génocide et aux efforts déployés par la communauté internationale pour prévenir et punir le crime le plus grave au monde »1. L’Ukraine prie instamment la Cour de juger que la responsabilité internationale de la Fédération de Russie est engagée à raison de l’usage manifestement abusif que celle-ci fait de la convention sur le génocide au service de ses propres violations flagrantes du droit international.
9. Deux jours après le début de l’invasion brutale de l’Ukraine par la Russie, le 26 février 2022, l’Ukraine a déposé une requête introductive d’instance, assortie d’une demande en indication de mesures conservatoires. Le 7 mars 2022, la Cour a tenu une audience publique à la demande de l’Ukraine, audience à laquelle la Russie s’est abstenue d’assister. Trois semaines seulement après le début de l’invasion russe, le 16 mars 2022, la Cour a rendu une ordonnance en indication de mesures conservatoires (ci-après l’« ordonnance » ou l’« ordonnance en indication de mesures conservatoires »), dans laquelle elle concluait que, prima facie, elle avait compétence pour connaître du différend qui oppose les Parties, et que l’Ukraine avait invoqué des droits plausibles au titre de la convention sur le génocide2.
10. La Cour a prescrit à la Fédération de Russie de « suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a[vait] commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine », et de « veiller à ce qu’aucune des unités militaires ou unités armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui, ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son
1 Ministry of Foreign Affairs of Ukraine, Statement of the Ministry of Foreign Affairs of Ukraine on Russia’s False and Offensive Allegations of Genocide as a Pretext for Its Unlawful Military Aggression (26 February 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.kmu.gov.ua/en/news/zayava-mzs-ukrayini-shchodo-nepravdivih-ta-obrazlivih-zvinuvachen-rosiyi-v-genocidi-yak-privodu-dlya-yiyi-protipravnoyi-vijskovoyi-agresiyi.
2 Voir Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, par. 48 et 64.
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contrôle ou sa direction, ne commette d’actes tendant à la poursuite des opérations militaires visées… ci-dessus »3. La Cour a également ordonné aux deux Parties de « s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont [elle] est saisie »4.
11. Pourtant, la Russie a fait preuve d’un mépris flagrant pour l’ordonnance de la Cour, ce qui constitue en soi une violation de ses obligations internationales. Le 17 mars 2022, dès le lendemain du prononcé de l’ordonnance de la Cour, le porte-parole du Kremlin, Dmitry Peskov, annonçait que la Russie ne serait « pas en mesure de prendre en considération cette décision »5. Depuis, le non-respect manifeste, par la Fédération de Russie, de chacune des mesures indiquées dans l’ordonnance de la Cour est une évidence pour le monde entier.
12. Loin de veiller à ce que leurs unités militaires et d’autres organisations et personnes qui pourraient se trouver sous leur direction et leur contrôle ne commettent de nouveaux actes tendant à la poursuite des opérations militaires en Ukraine, les forces russes, et d’autres se trouvant sous leur direction et leur contrôle, continuent de tuer des Ukrainiens sans discrimination et de détruire les infrastructures du pays. Des militants de la RPD ont combattu aux côtés des troupes russes, notamment pendant les sièges de Marioupol et de Lyman, et des militants de la RPL ont pris part à la bataille menée pour le contrôle de la ville ukrainienne de Severodonetsk.
13. Lorsqu’elle a prié la Cour d’indiquer des mesures conservatoires, l’Ukraine, s’exprimant à propos de la Russie, a averti que « [s]i cette agression devait se poursuivre en toute impunité, il [était] à craindre que bon nombre de vies humaines et de biens [fussent] irrémédiablement perdus et qu’une crise humanitaire se produis[ît] ; [et que] c’[était] même là une certitude »6. La réalité est en fait bien pire que ce que l’on aurait pu même alors imaginer, comme les faits connus le montrent déjà.
14. La Fédération de Russie prétend que la reconnaissance de la RPD et de la RPL et son invasion de l’Ukraine visaient à prévenir et à punir un génocide, et qu’elle exerçait le droit d’invoquer la responsabilité de l’Ukraine à raison de ses violations alléguées de la convention. Il est d’une ironie tragique que les actes unilatéraux de la Russie reposent sur des motifs fallacieux et dénués de fondement. À Kyïv, Kharkiv, Marioupol, Kherson, Severodonetsk et Volnovakha, ainsi que dans beaucoup d’autres villes et villages ukrainiens, la plus grande menace pour la population russophone d’Ukraine provient des agissements de la Fédération de Russie. La Cour devrait conclure que la convention sur le génocide n’autorise pas une partie contractante à porter atteinte à la souveraineté d’une autre partie contractante ou à recourir unilatéralement à l’emploi de la force contre une autre partie contractante sous le prétexte de prévenir ou de punir un génocide allégué de façon mensongère.
3 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 86.
4 Ibid.
5 Sofia Stuart Leeson, Russia Rejects International Court Ruling to Stop Invasion of Ukraine, EURACTIV (17 March 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.euractiv.com/section/europe-s-east/news/russia-rejects-international-court-ruling-to-stop-invasion-of-ukraine/ ; voir également Interfax, Russia Can’t Accept Int’l Court of Justice Order to Halt Operation in Ukraine — Peskov (17 mars 2022), accessible à l’adresse suivante : https://interfax.com/ newsroom/top-stories/76917/.
6 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), demande en indication de mesures conservatoires présentée par l’Ukraine (26 février 2022), p. 6, par. 18.
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15. Au vu des faits portés à la connaissance de la Cour, rien ne prouve que l’Ukraine ait commis quelque acte de génocide que ce soit dans la région ukrainienne du Donbas. Bien au contraire, les accusations de la Russie ne servent de toute évidence qu’à masquer son propre comportement illicite. En tentant de justifier son agression et les atrocités qu’elle commet en Ukraine en les faisant passer pour des actes accomplis à la lumière des droits et obligations que lui confère la convention sur le génocide, la Fédération de Russie a fait un usage abusif et dévoyé de la convention et violé les engagements solennels qu’elle a pris envers l’Ukraine et toutes les autres Parties contractantes.
* *
16. Le présent mémoire comporte six chapitres.
17. Le chapitre 2 expose le contexte factuel du différend entre les Parties. Y sont décrites les allégations mensongères systématiquement formulées par la Russie concernant les actes de génocide que l’Ukraine aurait commis dans la région du Donbas, en Ukraine orientale, en violation de la convention sur le génocide, et les mesures prises par la défenderesse dans le but déclaré de prévenir et de punir ce génocide. Y sont également traitées les conséquences des actes commis par la Russie en Ukraine et contre celle-ci sous le prétexte de prévenir et de punir un génocide allégué de façon mensongère.
18. Le chapitre 3 explique en quoi la Russie a violé les articles premier et IV de la convention sur le génocide. La convention n’autorise pas un État à recourir unilatéralement à l’emploi de la force sur le territoire d’un autre État ou de porter atteinte à la souveraineté d’un autre État pour prévenir ou punir un génocide inexistant, et, en l’espèce, les allégations de la Russie concernant un génocide en Ukraine sont entièrement fausses et non étayées. Il est établi en outre qu’en recourant à l’emploi de la force en Ukraine et en reconnaissant la RPD et la RPL sur la base d’allégations mensongères de génocide, la Russie a fait un usage abusif et dévoyé de ses engagements solennels au regard des droits et obligations erga omnes partes que lui confère la convention. Elle a par ailleurs enfreint la prescription de la convention selon laquelle les Parties contractantes doivent agir dans les limites que leur permet la légalité internationale.
19. Le chapitre 4 établit qu’en sus de ses violations matérielles de la convention sur le génocide, la Russie a violé les trois mesures conservatoires indiquées par la Cour. L’ordonnance de la Cour imposait des obligations contraignantes, auxquelles la Russie s’est soustraite de façon éhontée en continuant de recourir arbitrairement à l’emploi de la force militaire sur le territoire de l’Ukraine et en continuant de se livrer à des atrocités innommables contre le peuple ukrainien.
20. Le chapitre 5 confirme que l’Ukraine a porté devant la Cour un différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide. En conséquence, la Cour est compétente pour connaître du différend entre les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 36 de son Statut et à l’article IX de la convention sur le génocide.
21. Le chapitre 6 expose les remèdes sollicités par l’Ukraine en l’espèce. L’Ukraine est fondée à obtenir la réparation intégrale des dommages étendus que la Russie a causés par sa violation de la convention sur le génocide et de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires de la
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Cour, incluant un jugement déclaratoire, des mesures de cessation et de non-répétition et une indemnisation pour les dommages étendus subis par l’Ukraine et le peuple ukrainien.
22. Enfin, l’Ukraine expose ses conclusions.
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CHAPITRE 2 CONTEXTE FACTUEL
23. Comme le dit la Cour dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires, depuis que la Fédération de Russie a lancé son invasion à grande échelle de l’Ukraine le 24 février 2022, « d’âpres combats font rage sur le territoire ukrainien, lesquels ont coûté la vie à de nombreuses personnes, causé d’importants déplacements de populations et provoqué des dommages étendus »7. La Cour indique ensuite, entre autres mesures, que « [l]a Fédération de Russie doit suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine »8. La Russie a bafoué cette ordonnance à dessein. Pire, elle a fait montre d’un comportement encore plus abject, comme l’illustrent les exécutions systématiques de civils à Boutcha, à Irpine, à Borodyanka et en d’autres lieux, la destruction totale de Marioupol et la déportation d’enfants, pour ne mentionner que quelques-unes des nombreuses atrocités commises. À l’heure du dépôt du présent mémoire, la Russie continue de recourir à l’emploi brutal de la force en Ukraine et contre celle-ci. Environ un cinquième du territoire de l’Ukraine est occupé, l’économie ukrainienne est étranglée et subit un coût énorme, des millions d’Ukrainiens sont déplacés, et des défenseurs de l’Ukraine et des civils ukrainiens sont tués chaque jour.
A. CONTEXTE DU DIFFÉREND
24. Si la Russie cherche depuis longtemps à attiser les tensions ethniques et linguistiques en Ukraine, celle-ci s’est forgée une identité nationale forte qui ne dépend pas de la langue parlée par chacun. En décembre 1991, lorsque le peuple ukrainien a voté massivement pour l’indépendance, toutes les régions du pays ont soutenu cette décision, dont 83 % de la population des deux oblasts à forte majorité russophone de Donetsk et de Louhansk9. La Constitution ukrainienne reconnaît l’ukrainien comme la langue nationale, tout en garantissant « la libre évolution, l’utilisation et la protection de la langue russe » et en interdisant la discrimination fondée notamment sur « l’origine ethnique [ou] sociale » et « les caractéristiques linguistiques »10. De fait, de nombreux Ukrainiens sont bilingues et un grand nombre d’entre eux considèrent le russe comme leur première langue11. L’utilisation de la langue russe n’est nullement un motif de discrimination en Ukraine.
7 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 17.
8 Ibid., par. 86.
9 Voir Thomas Young, 10 Maps that Explain Ukraine’s Struggle for Independence, Brookings (21 May 2015) (données cartographiques communiquées par le Parlement ukrainien et les Archives nationales d’Ukraine), accessible à l’adresse suivante : https://www.brookings.edu/blog/brookings-now/2015/05/21/10-maps-that-explain-ukraines-struggle-for-independence/ ; Nadiya Kravets, Ukraine and Russia: Together or Apart, Ukrainian Research Institute ⎯ Harvard University
« Le 1er décembre 1991, avec un taux de participation de 84,18 %, 92,3 % des citoyens de l’État ukrainien nouvellement créé ont apporté leur soutien à la déclaration d’indépendance adoptée quelques mois auparavant par le Parlement ukrainien. Sont inclus dans ces résultats 83,86 % et 83,90 % des électeurs des régions ukrainiennes de Louhansk et de Donetsk, respectivement, qui ont soutenu l’indépendance. », accessible à l’adresse suivante : https://gis.huri.harvard.edu/ukraine-and-russia-together-or-apart.
10 Constitution ukrainienne, art. 10 et 24.
11 Voir State Statistics Committee of Ukraine, General Results of the Census: Linguistic Composition of the Population, accessible à l’adresse suivante : http://2001.ukrcensus.gov.ua/eng/results/general/language/ (où il apparaît que 14,8 % des personnes se définissant comme étant de nationalité ukrainienne considèrent le russe comme leur première langue).
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25. En Ukraine, les personnes qui se définissent comme étant d’origine ethnique russe ne font pas non plus l’objet de discrimination, comme le confirme un rapport de la rapporteuse spéciale du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies sur les questions relatives aux minorités, paru en janvier 2015, selon lequel :
« Aucun élément n’a été porté à la connaissance de la rapporteuse spéciale quant à l’existence d’un sentiment antirusse généralisé. Peu de cas de discrimination, de harcèlement ou d’abus visant des personnes ou des groupes au motif de leur identité russe ont été signalés à Kiev ou dans d’autres localités. Russes et Ukrainiens de souche ont souvent déclaré que leurs relations demeuraient cordiales. Les cas de violence intercommunautaire étaient extrêmement rares ou inexistants dans la plupart des localités au moment de la visite de la rapporteuse spéciale. »12
La rapporteuse spéciale a aussi « pris note des mauvais résultats enregistrés par les partis d’extrême-droite et censément antirusses aux élections de mai 2014 »13.
26. La Fédération de Russie a néanmoins cherché à instrumentaliser la diversité linguistique de l’Ukraine contre celle-ci. Au lendemain de la Révolution de la dignité ukrainienne de 2014, la Russie a envahi et occupé illégalement la Crimée, ce que le président Poutine a justifié en affirmant, sans le moindre fondement, que « la population russophone était menacée »14. Pourtant, loin de mettre en place une coexistence pacifique en Crimée, la Russie y a lancé une campagne de discrimination à l’égard des populations ukrainienne et tatare de Crimée, conduisant la Cour à rendre l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 19 avril 2017, qui protège ces groupes vulnérables15.
27. Après avoir occupé la Crimée, la Fédération de Russie a cherché à asseoir son influence et sa domination dans la région du Donbas, en Ukraine orientale, employant pour ce faire des moyens plus détournés. De février à mars 2014, la Russie a encouragé, organisé et financé des manifestations antigouvernementales dans des villes à forte population russophone, allant même jusqu’à faire venir en autocar et à rémunérer des personnes pour participer aux manifestations et provoquer des incidents violents16. Lorsque ces efforts ont échoué, la Russie a fourni des armes et d’autres formes de soutien à des groupes armés illicites de la région du Donbas. Deux de ces groupes armés illicites, qui se sont autoproclamés « République populaire de Donetsk » (RPD) et « République populaire de Louhansk » (RPL), sont ceux que la Russie devait reconnaître plus tard comme des États souverains sur le territoire ukrainien17. Nombre des responsables de la RPD et de la RPL entretenaient des liens
12 United Nations Human Rights Council, Report of the Special Rapporteur on Minority Issues, Rita Izsák, U.N. Doc. A/HRC/28/64/Add.1 (27 January 2015), par. 23.
13 Ibid., par. 22.
14 Direct Line with Vladimir Putin, President of Russia (17 April 2014), p. 7 (annexe 30).
15 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 140, par. 106.
16 OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 April 2014), par. 68, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/en/documents/country-reports/report-human-rights-situation-ukraine-17.
17 Il ne fait aucun doute que pareille reconnaissance emportait violation de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, et qu’il n’existait aucun motif légitime à cette reconnaissance en droit international. Voir ci-dessous, chap. 3, par. 127, note 220.
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étroits avec la Russie et ont reçu un soutien de sa part18. À mesure que ces groupes armés se sont organisés, ils ont aussi bénéficié d’un afflux d’armes provenant de sources internes à la Fédération de Russie19. D’anciens militaires russes auraient aussi intégré la RPD et la RPL pour leur prêter assistance20.
28. Depuis le printemps 2014, la RPD et la RPL ont commis de nombreuses atrocités sanglantes en Ukraine. Ainsi, en juin 2014, des observateurs du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) en Ukraine ont rapporté que la RPD et la RPL « répand[aient] de plus en plus la violence » et que leurs « attaques pren[aient] pour cible des personnes ordinaires, qui ne particip[aient] pas aux combats »21. En juillet 2014, le HCDH a rapporté ce qui suit :
« Les groupes armés qui combattent à l’est sont tenus de respecter le droit international ; or, malheureusement, ils n’en ont rien fait. Ils ont commis de graves atteintes aux droits de l’homme. Et il convient de rappeler qu’ils ont fait main basse sur le territoire ukrainien, et ont imposé à la population un régime d’intimidation et de terreur visant à maintenir leur autorité. »22
29. Face aux groupes armés illicites qui assassinent des civils et mènent une campagne de terreur contre les Ukrainiens ordinaires, le Gouvernement ukrainien a lancé une opération antiterroriste afin de rétablir l’ordre public et le respect des droits de l’homme dans la région du Donbas. Comme l’a établi la mission de surveillance des Nations Unies, l’Ukraine, aux premiers jours de l’opération, a suspendu celle-ci pour le congé de Pâques, mais il lui a fallu la poursuivre « [à] la suite de la découverte des cadavres (présentant apparemment des marques de torture) de Volodymyr Rybak, conseiller municipal de Horlivka, et de Yuriy Popravko, étudiant et militant de
18 Voir OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 July 2014), par. 8, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/Ukraine_Report_15July2014.pdf ; OHCHR, Reporton the Human Rights Situation in Ukraine (17 August 2014), par. 2, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/UkraineReport28August2014.pdf ; Conseil de l’Union européenne, liste des personnes et entités faisant l’objet de mesures restrictives imposées par l’Union européenne eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale de l’Ukraine, p. 18-20 (2017), accessible à l’adresse suivante : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/PDF/?uri=CELEX:02014R0269-20171121&from=EN.
19 Voir OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 December 2014), par. 1 et 86, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/OHCHR_eighth_report_on_ Ukraine.pdf ; OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine: 16 August to 15 November 2015 (9 December 2015), par. 2, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/ files/Documents/Countries/UA/12th OHCHRreportUkraine.pdf.
20 Voir Global Rights Compliance, International Law and Defining Russia’s Involvement in Crimea and Donbas (13 February 2022), p. 172–175, accessible à l’adresse suivante : https://globalrightscompliance.com/wp- content/uploads/ 2022/05/International-Law-and-Russia-Involvement-in-Crimea-and-Donbas.pdf?fbclid=IwAR1uC0KAsEW_T_ZRT7tfC UrvjdBonx-SgC3MdeKYomxCsjr-u2zDb4wxr1s ; Shaun Walker, Putin Admits Russian Military Presence in Ukraine for the First Time, The Guardian (17 December 2015), accessible à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com/ world/2015/dec/17/vladimir-putin- admits-russian-military-presence-ukraine.
21 OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 June 2014), par. 154, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/HRMMUReport15June2014.pdf.
22 OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 July 2014), par. 26, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/Ukraine_Report_15July2014.pdf ; voir également OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 June 2014), par. 4, 144 et 175, 207, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/HRMMUReport15June 2014.pdf ; OHCHR, Report on Human Rights Situation in Ukraine (19 September 2014), par. 16, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/en/documents/country-reports/report-situation-human- rights-ukraine. La rapporteuse spéciale sur les questions relatives aux minorités a de même qualifié de « particulièrement déstabilisateurs » les « groupes informels, officieux et parfois illégalement armés » actifs dans l’est de l’Ukraine. United Nations Human Rights Council, Report of the Special Rapporteur on Minority Issues, Rita Izsák, U.N. Doc. A/HRC/28/64/Add.1 (27 January 2015), par. 20.
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Maïdan originaire de Kyïv, dans un cours d’eau situé non loin de Slovyansk le 19 avril »23. L’incident est connu et il en a été question devant le Conseil de sécurité de l’ONU, M. Rybak a été enlevé, torturé et assassiné dans la partie de la région de Donetsk sous contrôle de la RPD pour avoir eu l’audace d’arborer le drapeau ukrainien24.
30. Alors que l’Ukraine s’efforçait de sécuriser son territoire et de protéger sa population à l’est du pays, les groupes armés illicites soutenus par la Russie susmentionnés ont continué de commettre de graves atteintes aux droits de l’homme. Ainsi, le 17 juillet 2014, la RPD a abattu l’avion de ligne qui assurait le vol MH17 alors qu’il empruntait l’espace aérien réservé aux aéronefs civils au-dessus de l’Ukraine orientale., causant la mort des 298 civils qui se trouvaient à bord25. Puis, quatre semaines durant, en janvier et en février 2015, ces groupes armés illicites ont lancé trois redoutables attaques à l’artillerie contre des civils ukrainiens dans la région du Donbas. À Volnovakha, la RPD s’en est pris à un point de contrôle fréquenté par des voitures et des autocars civils, tuant 12 civils et en blessant 17 autres26. Moins de deux semaines plus tard, des militants de la RPD ont pilonné un quartier résidentiel densément peuplé de Marioupol, tuant 30 civils et en blessant plus de 100 autres27. Puis début février 2015, la RPD a attaqué Kramatorsk, tuant 7 civils et en blessant gravement 26 autres, dont 5 enfants28.
31. L’Ukraine a continué d’oeuvrer au rétablissement de la paix et de la sécurité dans la région du Donbas et tenté à maintes reprises de parvenir à une solution négociée. Les négociations n’ont pas fait cesser les attaques pour autant et, en 2018, face au constat du contrôle par la Russie d’une partie de la région du Donbas, l’Ukraine a déclaré certaines zones de la région territoire occupé29.
32. La mission de surveillance des droits de l’homme des Nations Unies a fait état de l’appui fourni par la Russie à la RPD et à la RPL dès 2014, rapportant alors que « l’effondrement total de l’ordre public, la violence et les combats qui séviss[aient] dans les régions orientales » étaient « alimentés par l’afflux transfrontalier d’armes lourdes et sophistiquées, ainsi que de combattants
23 OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 May 2014), par. 95, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/ HRMMUReport15May2014.pdf.
24 Nations Unies, Conseil de sécurité, procès-verbal officiel des réunions, 7165e séance, doc. S/PV.7165 (29 avril 2014), p. 9 (déclaration de Mme Lucas (Luxembourg)).
25 Nations Unies, Conseil de sécurité, résolution 2166, doc. S/RES/2166 (21 juillet 2014) ; équipe d’enquête conjointe, Presentation of First Results of the MH17 Criminal Investigation, Openbaar Ministerie [Public Prosecution Service] (28 September 2016), accessible à l’adresse suivante : https://www.prosecutionservice.nl/topics/mh17-plane-crash/criminal-investigation-jit-mh17/jit-presentation-first-results-mh17-criminal-investigation-28-9-2016.
26 OSCE, Spot Report by the OSCE Special Monitoring Mission to Ukraine, 14 January 2015: 12 Civilians Killed and 17 Wounded When a Rocket Exploded Close to a Civilian Bus Near Volnovakha (14 January 2015), accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/ukraine-smm/134636.
27 Laura Smith-Spark and Radina Gigova, At Least 30 Killed in Shelling in Ukrainian City of Mariupol, Officials Say, CNN (24 January 2015), accessible à l’adresse suivante : https://www.cnn.com/2015/ 01/24/europe/ukraine-crisis/index.html ; voir également OSCE, Spot Report by the OSCE Special Monitoring Mission to Ukraine (SMM), 24 January 2015: Shelling Incident on Olimpiiska Street in Mariupol (24 January 2015), accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/ukraine-smm/136061.
28 OSCE, Statement by OSCE Chief Monitor in Ukraine on Situation in Kramatorsk (10 February 2015), accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/ukraine-smm/139796 ; OSCE, Spot report by the OSCE Special Monitoring Mission to Ukraine (SMM): Shelling in Kramatorsk, 10 February 2015 (10 February 2015), accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/ukraine-smm/139836.
29 Law of Ukraine, No. 2268-VIII, « About Features of State Policy on Ensuring the State Sovereignty of Ukraine in Temporarily Occupied Territories in the Donetsk and Luhansk Regions. » (18 January 2018), accessible à l’adresse suivante : https://cis-legislation.com/document.fwx?rgn=104612.
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étrangers, y compris de la Fédération de Russie »30. Le Bureau du procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a lui aussi associé l’« intensité accrue des combats » à l’« afflux de troupes, véhicules et armes en provenance de la Fédération de Russie »31.
33. L’appui russe concrètement fourni par la Russie à des groupes armés prenant pour cible des civils ukrainiens en Ukraine orientale souligne l’absurdité des allégations russes selon lesquelles l’Ukraine commettrait un génocide contre son propre peuple dans la région du Donbas depuis 2014.
B. LA FÉDÉRATION DE RUSSIE ACCUSE SANS FONDEMENT L’UKRAINE DE COMMETTRE UN GÉNOCIDE ET EN A PRIS PRÉTEXTE POUR JUSTIFIER SA RECONNAISSANCE DE LA RPD ET DE LA RPL ET SON INVASION MILITAIRE DE L’UKRAINE
34. Depuis 2014, la Fédération de Russie accuse l’Ukraine de commettre un génocide dans la région du Donbas, en Ukraine orientale, et n’a pourtant produit aucune preuve crédible pour étayer cette grave allégation. Elle n’en a pas moins, en février 2022, eu recours à cette même allégation pour justifier sa reconnaissance de la RPD et de la RPL en tant qu’États souverains et pour lancer une nouvelle invasion militaire de l’Ukraine.
1. Depuis 2014, la Fédération de Russie soutient de façon mensongère que l’Ukraine et ses agents sont responsables d’un génocide au sens de la convention sur le génocide
35. Cela fait huit ans que la Fédération de Russie perpétue un mensonge : celui que l’Ukraine et ses agents auraient commis des actes de génocide en violation de la convention sur le génocide dans les régions de Donetsk et de Louhansk, en Ukraine orientale. C’est le comité d’enquête de la Fédération de Russie (ci-après le « comité d’enquête ») qui, le premier, a formulé de telles allégations. Comme la Cour l’a fait observer dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires :
«[L]e comité d’[enquête] de la Fédération de Russie — organe public officiel — a engagé, depuis 2014, des poursuites pénales contre de hauts fonctionnaires ukrainiens à raison d’actes allégués de génocide contre la population russophone habitant les régions susmentionnées “en violation de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide” ».32
36. Le comité d’enquête est un organe officiel fédéral ayant pour mission d’enquêter sur les affaires pénales, y compris celles visant des fonctionnaires de haut rang33. Il est supervisé par le président de la Fédération de Russie et ses membres disposent de pouvoirs d’enquête étendus34. Depuis plusieurs années, le comité d’enquête diligente des poursuites pénales contre des responsables ukrainiens de haut rang à raison de prétendus actes de génocide contre la population russophone de
30 OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 December 2014), par. 1, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/OHCHR_eighth_report_on_Ukraine.pdf.
31 Cour pénale internationale, rapport sur les activités menées en 2017 en matière d’examen préliminaire (4 décembre 2017), par. 92, accessible à l’adresse suivante : https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/itemsDocuments/ 2017-PE-rep/2017-otp-rep-PE_FRA.pdf
32 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 37.
33 Investigative Committee of the Russian Federation, The Federal Law of 28.12.2010 No 403-FZ “On the Investigative Committee of the Russian Federation” (Extract), accessible à l’adresse suivante : https://en.sledcom.ru/ Legal_information.
34 Ibid.
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la région du Donbas, et a reproché à maintes reprises à des responsables ukrainiens, dont deux ministres de la défense consécutifs, d’avoir commis des crimes visés par la convention sur le génocide35. Ainsi :
⎯ en septembre 2014, le comité a affirmé qu’
« en violation de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, ainsi que d’autres actes juridiques internationaux condamnant le génocide, des personnes non identifiées, parmi les hauts dirigeants politiques et militaires de l’Ukraine, les forces armées ukrainiennes, la garde nationale ukrainienne et le “secteur droit” [avaient] donné des ordres visant à annihiler la population russophone vivant sur le territoire des républiques de Donetsk et de Louhansk »36.
⎯ en janvier 2015, le comité a affirmé que le « pilonnage massif » du Donbas par l’armée ukrainienne « ne p[ouvait] qu’être qualifié de génocide » et que « [l]es actes perpétrés par [celle-ci] constitu[aient] des crimes particulièrement graves non seulement au regard du droit russe, mais aussi des normes du droit international », notamment de la « convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (conclue à Paris le 9 décembre 1948) »37.
⎯ en septembre 2017, le comité a annoncé 20 actions pénales contre des responsables ukrainiens, dont le ministre de la défense en exercice. Il a soutenu que ces responsables avaient agi « en violation de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide » en donnant des « ordres délibérément criminels » visant à bombarder des infrastructures civiles à Donetsk
35 Voir, par exemple, Investigative Committee of the Russian Federation, A Criminal Case Has Been Initiated Against a Number of High-Ranking Officials of the Armed Forces of Ukraine (2 October 2014) (où est annoncée l’ouverture d’une procédure pénale contre le ministre ukrainien de la défense, Valeriy Heletey, le chef de l’état-major général des forces armées ukrainiennes (FAU), Viktor Muzhenko, et le commandant de la 25e brigade des forces armées ukrainiennes, Oleg Mykas, ainsi que d’autres membres non identifiés des forces armées, au motif que
« Geletey, Muzhenko, Mykas et les commandants de la 93e brigade (FAU) ont, délibérément, en violation de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide et d’autres actes juridiques internationaux condamnant le génocide, donné des ordres en vue de la destruction complète du groupe national des russophones vivant sur le territoire des républiques populaires autoproclamées de Louhansk et de Donetsk. » (Annexe 11)
Investigative Committee of the Russian Federation, Criminal Proceedings Have Been Initiated Against High-Ranking Ukrainian Military Personnel, as Well as Against Oleg Lyashko, a Member of Parliament (10 September 2015) (où est annoncée l’ouverture d’une procédure pénale contre le ministre ukrainien de la défense alors en exercice, Stepan Poltorak, ainsi que d’autres responsables militaires désignés nommément, et où il est indiqué que
« dans la période allant du 31 mai au 1er septembre 2015, des personnes non identifiées parmi le personnel militaire des forces armées et de la garde nationale ukrainiennes, suivant les ordres délibérément criminels de Poltorak, Muzhenko, Pushnyakov et Balan visant la destruction du groupe national de la population russophone du territoire de la République populaire de Donetsk autoproclamée, ont procédé à des tirs d’artillerie ciblés à l’arme lourde (d’un calibre d’au moins 122 mm) sur des éléments d’infrastructure civile des zones d’habitation de la république qui ne constituent pas des cibles militaires. Les enquêteurs estiment que des militaires ukrainiens ont violé … la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (conclue à Paris le 9 décembre 1948). ») (Annexe 13).
36 Investigative Committee of the Russian Federation, The Investigative Committee Opened a Criminal Investigation Concerning the Genocide of the Russian-Speaking Population in the South-East of Ukraine (29 September 2014) (annexe 9) ; voir également Investigative Committee of the Russian Federation, Kommersant: “Ukraine Has Been Compared to South Osetia” (30 September 2014) (annexe 10). L’Ukraine utilise ses propres translittérations de toponymes ukrainiens, telles que « Donbas » et « Kyiv » [« Kyïv » en français].
37 Investigative Committee of the Russian Federation, A Criminal Investigation was Initiated Over New Facts of Genocide of Russian-Speaking Civilians During Shelling of Towns and Settlements in Donbas (13 January 2015) (annexe 12).
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et à Louhansk, « agissant [ainsi] par haine de la population russophone du Donbas[], avec la volonté de tuer »38.
⎯ dans un communiqué de presse du 9 décembre 2019, le comité d’enquête a marqué l’anniversaire de l’adoption de la convention sur le génocide en notant qu’« il [était] d’usage [en cette date] de rappeler et d’honorer la mémoire des personnes ayant succombé au génocide ». Et d’ajouter :
« Guidés par les normes du droit national et international, les enquêteurs ne peuvent évidemment pas rester à l’écart lorsque des actes de génocide sont commis à notre époque. Le comité d’enquête de la Fédération de Russie enquête actuellement sur des crimes de génocide visant la population russophone du Donbas, où des civils meurent sous les tirs ciblés de l’armée ukrainienne. »39
37. Le président du comité d’enquête, Aleksander Bastrykin, s’est publiquement fait l’écho des allégations russes selon lesquelles l’Ukraine et ses agents commettraient un génocide en violation de la convention sur le génocide. Ainsi :
⎯ en novembre 2017, s’exprimant devant les étudiants d’une grande université publique russe, M. Bastrykin a déclaré :
« De 2014 à aujourd’hui, 196 actions pénales ont été engagées et 127 personnes ont été poursuivies. Certaines de ces personnes sont des hauts fonctionnaires du ministère de la défense de l’Ukraine … Ces personnes, en violation de … la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide … ont donné des ordres délibérément criminels tendant à ce que des tirs d’artillerie ciblés soient effectués sur des infrastructures et des zones d’habitation civiles des républiques populaires autoproclamées de Donetsk et de Louhansk. »40
⎯ en novembre 2018, M. Bastrykin a informé les participants à une conférence organisée dans une université publique russe que le comité « enqu[êtait] sur des affaires pénales portant sur plus de 230 cas d’activités criminelles menées par des militaires ukrainiens », notamment en relation avec le « génocide de la population russophone » en RPD et en RPL41.
⎯ en juin 2019, M. Bastrykin a indiqué que le comité d’enquête avait relevé 374 cas de crimes contre la population civile du sud-est de l’Ukraine « imputés … aux membres des forces armées ukrainiennes » et faisant intervenir des « moyens et méthodes de guerre interdits, le génocide, le meurtre et l’enlèvement42.
38. Les allégations du comité d’enquête sont tout simplement sans fondement, mais l’absence de preuves crédibles n’a pas empêché les responsables russes de perpétuer ces mensonges. Bien que
38 Investigative Committee of the Russian Federation, Criminal Cases Have Been Initiated Against 20 High-Ranking Officials of the Ministry of Defense of Ukraine (11 September 2017) (annexe 14).
39 Investigative Committee of the Russian Federation, International Day of Commemoration for the Victims of Genocide (9 December 2019) (annexe 17).
40 Investigative Committee of the Russian Federation, Alexander Bastrykin Gave a Lecture for Students of the Moscow State Institute of International Relations (MGIMO) on the Investigation of War Crimes (25 November 2017) (annexe 15).
41 Investigative Committee of the Russian Federation, The Chairman of the Investigative Committee of Russia Took Part in the International Scientific and Practical Conference “Crimes Against Peace” (30 November 2018) (annexe 16).
42 RIA Novosti, Investigative Committee Accuses the Ukrainian Military of 374 Crimes Against Residents of Donbas (28 June 2019) (annexe 34).
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le nombre de victimes civiles dans le Donbas ait diminué sans discontinuer de 2017 à 202143, des responsables russes de haut rang ont, à l’approche de l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, multiplié les allégations selon lesquelles l’Ukraine serait responsable d’actes de génocide au sens de la convention sur le génocide. Ainsi :
⎯ en novembre 2021, Boris Gryzlov, représentant autorisé de la Russie au sein du groupe de contact pour le règlement de la situation en Ukraine orientale, a indiqué que le décret du président Poutine en faveur de la RPD et de la RPL était « une réponse forcée aux actes de Kiev, qui visent à aggraver le conflit et relèvent en réalité de la convention des Nations Unies pour la prévention du génocide »44.
⎯ le 15 février 2022, la Douma russe a adressé au président Poutine un appel « sur la nécessité de reconnaître la République populaire de Donetsk et la République populaire de Louhansk ».45 Elle y soutenait que cette reconnaissance « créera[it] une base juridique permettant de garantir la sécurité et la protection des peuples de la [RPD] et de la [RPL] contre les menaces extérieures et l’exécution d’une politique de génocide »46.
⎯ quelques jours seulement avant l’invasion, le 18 février 2022, le président de la Douma russe a affirmé sans preuve que des charniers de civils avaient été découverts et déclaré : « [Si] les crimes de Kiev » [ne sont pas] « un génocide, alors qu’est-ce que c’est ? »47.
⎯ le 23 février 2022, la commissaire russe aux droits de l’homme, Tatyana Moskalkova, s’exprimant sur la situation dans le Donbas, a déclaré : « Force est d’admettre que la situation qui s’est installée là-bas présente tous les signes d’un génocide au sens des textes internationaux et de la législation nationale. »48
39. La Russie a ensuite pris deux mesures exceptionnelles sous le prétexte de prévenir et de punir le génocide allégué. Dans un premier temps, le 21 février 2022, le président Poutine a reconnu officiellement la RPD et la RPL, certaines parties du territoire ukrainien étant dès lors considérées comme des États souverains indépendants. Puis, le 24 février 2022, la Russie a entrepris de recourir à un emploi massif de la force militaire sur l’ensemble du territoire ukrainien dans le cadre d’une prétendue « opération militaire spéciale », selon l’euphémisme utilisé par le président Poutine.
43 OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (23 September 2021), p. 8, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/en/documents/country-reports/report-human-rights-situation-ukraine-1-february-31-july -2021.
44 RIA Novosti, Gryzlov Called Putin's Decree on Donbas a Response to Kyiv's Actions (18 November 2021) (annexe 35) ; voir également TASS, Putin’s Decree on Donbas is Response to Kyiv’s Refusal to Honor Minsk Accords – Envoy (18 November 2021), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/politics/1363441. Le 15 novembre 2021, le président Poutine a adopté un décret censé « apporter une aide humanitaire aux RPD et RPL autoproclamées ». RIA Novosti, Gryzlov Called Putin's Decree on Donbas a Response to Kyiv's Actions (18 November 2021) (annexe 35).
45 Resolution of the State Duma of the Federal Assembly of the Russian Federation of February 15, 2022 N 743-8 GD, “On the appeal of the State Duma of the Federal Assembly of the Russian Federation To the President of the Russian Federation V.V. Putin on the need to recognize the Donetsk People’s Republic and the Luhansk People's Republic” (15 February 2022) (annexe 4).
46 Ibid.
47 TASS, State Duma Speaker Says Kyiv’s Genocidal Crimes Swept Under the Rug by US, EU (18 February 2022), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/world/1405755.
48 RIA Novosti, The Situation in Donbas Meets All the Signs of Genocide, Says Moskalkova (23 February 2022) (annexe 36).
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2. Le 21 février 2022, la Fédération de Russie a reconnu la RPD et la RPL comme des États souverains sur la base d’allégations mensongères de génocide formulées à l’encontre de l’Ukraine
40. Dans une allocution prononcée le 21 février 2022, le président Poutine a reconnu l’« indépendance » de la RPD et de la RPL, s’exprimant en ces termes : « [J]e juge nécessaire de prendre une décision qui s’imposait depuis longtemps, en reconnaissant immédiatement l’indépendance et la souveraineté des Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk. » 49 Le motif invoqué par lui était que les habitants de cette région de l’Ukraine seraient victimes d’un génocide :
« Il ne se passe pas un seul jour sans que des communautés du Donbass ne soient pilonnées. Les importantes forces militaires récemment formées font usage de drones d’attaque, de matériel lourd, de missiles, d’artillerie et de lance-roquettes multiples. Le meurtre de civils, le blocus, les mauvais traitements infligés à la population, y compris aux enfants, aux femmes et aux personnes âgées, se poursuivent sans relâche. Au moment où nous parlons, il n’y a pas de fin en vue. Entre-temps, le monde dit civilisé, dont nos collègues occidentaux se sont autoproclamés les seuls représentants, préfère détourner le regard, comme si cette horreur et ce génocide, auxquels doivent faire face près de 4 millions de personnes, n’existaient pas. »
41. Le représentant permanent de la Russie auprès de l’ONU, Vassily Nebenzia, a défendu cette reconnaissance devant l’Assemblée générale en faisant valoir que la Russie « ne pouvait plus rester indifférente au sort des 4 millions d’habitants du Donbass », « eu égard au génocide patent » qui s’y produisait50. Et le président Poutine d’ajouter que « ce sont essentiellement … les sentiments et la douleur de ces personnes » qui ont subi un « génocide », « qui nous ont conduits à prendre la décision de reconnaître l’indépendance des républiques populaires du Donbass »51.
3. Le 24 février 2022, la Fédération de Russie a recouru à un emploi massif de la force en Ukraine et contre celle-ci dans le but déclaré de prévenir et de punir un prétendu génocide
42. Dans une allocution au peuple russe, le 24 février 2022, le président Poutine a annoncé le lancement de ce qu’il a appelé une « opération militaire spéciale » contre l’Ukraine52. Il est rapidement apparu qu’il s’agissait en fait d’une offensive militaire de grande ampleur sans discrimination sur l’ensemble du territoire ukrainien, faisant intervenir des missiles, des frappes aériennes, des chars, des systèmes de lance-roquettes multiples et d’autres armements, tandis que des villes étaient assiégées et détruites, que des civils étaient pris pour cible, que des dirigeants politiques locaux étaient enlevés et démis de leurs fonctions, et que des ports internationaux essentiels faisaient l’objet d’un blocus.
49 Allocution prononcée par le président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine (21 février 2022), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/statements/67828 (annexe 5).
50 Nations Unies, Documents officiels de l’Assemblée générale, soixante-seizième session, 58e séance plénière, doc. A/76/PV.58 (23 février 2022), p. 14.
51 Allocution prononcée par le président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine (24 février 2022), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/news/67843 (annexe 6).
52 Ibid.
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43. Comme prétexte à l’emploi de la force par la Russie, le président Poutine a indiqué que l’« objectif » de l’invasion russe était de prévenir et de punir le génocide qui, d’après la Russie, se produisait dans l’est de l’Ukraine.
« Comme je l’ai déjà dit dans ma précédente allocution, on ne peut pas regarder sans compassion ce qui se passe là-bas. Il n’est plus possible de le tolérer. Nous devions faire cesser ces atrocités, ce génocide contre les millions de personnes qui vivent là-bas et qui ont placé leurs espoirs en la Russie, en nous tous.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’objectif de cette opération est de protéger ceux et celles qui, huit années durant, ont subi les outrages du régime de Kiev et le génocide orchestré par lui. Aussi, à cette fin, nous oeuvrerons à la démilitarisation et à la dénazification de l’Ukraine et traduirons en justice les auteurs des nombreux crimes sanglants perpétrés contre des civils, dont des citoyens de la Fédération de Russie. »53
44. D’autres responsables russes ont fait écho à cette justification. S’adressant au Conseil de sécurité de l’ONU peu de temps après l’allocution de M. Poutine, le représentant permanent de la Fédération de Russie a déclaré que le président Poutine avait « décidé de lancer une opération militaire dans le Donbass », « [l]e but de cette opération spéciale [étant] de protéger une population persécutée et exposée à un génocide par le régime de Kiev »54.
45. Au cours d’une conférence de presse donnée le 25 février 2022, le ministre russe des affaires étrangères, Sergey Lavrov, a lui aussi justifié l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine par une volonté d’« empêcher les néonazis et les partisans des méthodes génocidaires de gouverner ce pays »55. M. Lavrov a aussi déclaré que « le régime de Kiev [avait] ouvertement choisi la voie de la russophobie et du génocide »56. Dans un entretien accordé le même jour, l’ambassadeur de Russie auprès de l’Union européenne, interrogé à propos du « génocide » invoqué par le président Poutine à titre de justification des actes illicites russes contre l’Ukraine, a répondu : « Nous pouvons recourir au terme officiel de génocide tel qu’il a été conçu en droit international. À la lecture de sa définition, il se révèle bien adapté à la situation. »57
53 Ibid.
54 Mission permanente de la Fédération de Russie auprès de l’ONU, déclaration et réponse du représentant permanent, Vassily Nebenzia, lors du point de presse du Conseil de sécurité de l’ONU consacré à l’Ukraine (23 février 2022) (annexe 7). En raison du décalage horaire, la déclaration faite devant le Conseil de sécurité a été prononcée peu de temps après l’allocution de M. Poutine, mais la veille.
55 TASS, Kyiv Regime Controlled by West, Neo-Nazis, Lavrov Says (25 February 2022), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/politics/1411139.
56 Interfax, Lavrov: Moscow Considers the Attitude of the Ukrainian Authorities Towards the Residents of Donbas as Genocide (25 February 2022) (annexe 37) ; voir également RBC, Lavrov Announced Non-Recognition of the Democratic Government of Ukraine (25 February 2022) (M. Lavrov aurait déclaré : « Nous ne voyons pas comment nous pourrions reconnaître comme démocratique un gouvernement qui opprime sa propre population et utilise contre elle des méthodes génocidaires. ») (Annexe 38).
57 Georgi Gotev, Russian Ambassador Chizhov: Nord Stream 2 Is Not Dead, It’s a Sleeping Beauty, EURACTIV (25 February 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.euractiv.com/section/global- europe/interview/russian-ambassador-chizhov-nord-stream-2-is-not-dead-its-a-sleeping-beauty/. Comme il est noté dans un commentaire majeur de la convention sur le génocide, « à l’heure actuelle, la définition du crime de génocide énoncée à l’article II de la convention est largement acceptée et reconnue généralement comme la définition faisant autorité ». Florian Jeßberger, The Definition of Genocide, in The UN Genocide convention: A Commentary (Paola Gaeta, ed., Oxford University Press, 2009), p. 88 (annexe 25).
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46. Depuis le début de l’invasion, le président Poutine et d’autres arguent à l’envi que l’emploi de la force par la Russie vise à prévenir et à punir un génocide. Dans une allocution prononcée le 18 mars 2022, deux jours après que la Cour a indiqué des mesures conservatoires en l’espèce, le président Poutine a réaffirmé la position russe selon laquelle les habitants du Donbas faisaient l’objet d’un « génocide », « l’objectif et le motif de l’opération militaire lancée dans le Donbas[s] et en Ukraine [étant] de libérer la population de cette souffrance, de ce génocide »58.
C. L’UKRAINE REJETTE LES ALLÉGATIONS DE GÉNOCIDE FORMULÉES PAR LA FÉDÉRATION DE RUSSIE AINSI QUE L’INSTRUMENTALISATION RUSSE DE CES ALLÉGATIONS COMME PRÉTEXTE POUR RECONNAÎTRE LA RPD ET LA RPL ET RECOURIR À LA FORCE POUR PRÉVENIR ET PUNIR LE GÉNOCIDE
47. Dès l’ouverture, en 2014, des premières « enquêtes » du comité d’enquête, l’Ukraine a toujours vivement contesté les allégations de génocide formulées par la Fédération de Russie à raison d’une prétendue violation de la convention sur le génocide. En septembre 2014, peu après que le comité d’enquête eut annoncé avoir ouvert une enquête pénale contre des responsables ukrainiens non identifiés concernant des violations alléguées de la convention sur le génocide, il a été annoncé publiquement que le bureau du procureur général de l’Ukraine estimait que les démarches du comité d’enquête étaient « sans fondement » et qu’en réalité, elles « [avaient] pour but de soutenir les activités des prétendues “RPD” et “RPL” »59.
48. Anton Gerashchenko, conseiller du ministre ukrainien de l’intérieur, a déclaré que l’enquête pénale ouverte par la Russie était « une absurdité totale » et une simple « opération de relations publiques » destinée à justifier « la séparation complète du Donbas du reste de l’Ukraine »60. Le service russe de Radio Free Europe a rapporté les propos d’un autre conseiller du ministre ukrainien de l’intérieur, Zoryan Shkiryak, selon lesquels commenter « les absurdités du comité d’enquête de la Fédération de Russie » était une tâche « ingrate », « [e]n particulier lorsque ses membres emploient des termes comme celui de génocide »61.
49. Parallèlement, le bureau du procureur général de l’Ukraine a engagé ses propres poursuites pénales contre des responsables russes du comité d’enquête62. M. Shkiryak a précisé que l’enquête pénale ouverte par l’Ukraine sur les travaux du comité d’enquête était la « réponse de la partie ukrainienne à l’évidente … schizophrénie juridique dont fait preuve aujourd’hui le gouvernement impérial russe »63.
58 President of Russia Vladimir Putin, Remarks at the Concert Marking the Anniversary of Crimea’s Reunification with Russia (18 March 2022), http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/68016 (annexe 8).
59 BBC News, Investigative Committee of Russia Accused the Military Leadership of Ukraine of “Genocide” (2 October 2014) (annexe 33).
60 BBC News, The Prosecutor General’s Office Opened Proceedings Against Russian Investigators (30 September2014) (annexe 31).
61 Lyubov Chyzhova, It is Putin Who Should be Tried for Genocide—Adviser to the Head of the Ministry of Internal Affairs of Ukraine, RFE/RL (1 October 2014) (annexe 32).
62 Voir Prosecutor General’s Office of Ukraine, The Prosecutor General’s Office of Ukraine Initiated Criminal Proceedings Against Officials of the Investigative Committee of the Russian Federation (29 September 2014) (annexe 1) ; BBC News, The Prosecutor General’s Office Opened Proceedings Against Russian Investigators (30 September 2014) (annexe 31) ; BBC News, Investigative Committee of Russia Accused the Military Leadership of Ukraine of “Genocide” (2 October 2014) (annexe 33).
63 Lyubov Chyzhova, It is Putin Who Should be Tried for Genocide — Adviser to the Head of the Ministry of Internal Affairs of Ukraine, RFE/RL (1r October 2014) (annexe 32).
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50. Tandis que les responsables russes multipliaient leurs allégations de génocide à l’approche de l’invasion russe de février 2022, l’Ukraine n’a eu de cesse de réfuter ces allégations. Ainsi, le 26 janvier 2022, le service de l’information du ministère ukrainien de la défense a publié un article en réponse aux « mythes » véhiculés par la propagande du Kremlin dans lequel il évoquait l’« absurdité » des allégations russes de génocide et déclarait ceci :
« Prétendre que l’Ukraine attaque son propre territoire et persécute ses propres citoyens est absurde. Pour accroître le soutien de la population à l’agression militaire russe, les médias d’État russes s’emploient sans relâche à dénigrer l’Ukraine, l’accusant d’un génocide en Ukraine orientale et établissant des parallèles sans fondement avec le nazisme et la seconde guerre mondiale.
En réalité, il n’existe pas la moindre preuve que, en Ukraine orientale, les personnes russophones ou d’origine ethnique russe soient victimes de persécutions, encore moins d’un génocide, de la part des autorités ukrainiennes, ce que confirment les rapports publiés par le Conseil de l’Europe, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme et l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. »64
51. Après que la Russie eut reconnu les soi-disant RPD et RPL comme des États souverains en invoquant un génocide qui serait commis dans la région du Donbas, le ministre ukrainien des affaires étrangères, Dmytro Kuleba, a déclaré, le 23 février 2022 : « Les accusations de la Russie à l’égard de l’Ukraine sont absurdes. »65 Le 26 février 2022, deux jours après que la Russie eut recouru à l’emploi de la force sous le prétexte de prévenir et de punir un génocide, le ministère ukrainien des affaires étrangères a publié une déclaration « sur les allégations mensongères et insultantes de génocide formulées par la Russie qui lui servent de prétexte pour son agression militaire illicite »66. Le ministère a déclaré ceci :
« L’Ukraine dément fermement les allégations de génocide de la Russie et rejette toute tentative d’utiliser ces allégations manipulatrices comme excuse pour une agression illégale. Le crime de génocide est défini dans la convention sur le génocide, et selon cette convention, les allégations de la Russie sont sans fondement et absurdes.
Les allégations de génocide avancées par la Russie pour justifier son comportement illicite sont une insulte à la convention sur le génocide et aux efforts
64 Ruslan Tkachuk, Seven Myths of the Kremlin Propaganda About the Russian-Ukrainian Conflict, Army Inform (26 January 2022) (où sont résumés les travaux d’EUvsDisinfo, un projet du groupe de travail East Stratcom du service européen pour l’action extérieure) (annexe 3). Army Inform est l’organe d’information du ministère ukrainien de la défense. Voir Army Inform, About Us (2 May 2019) (annexe 2).
65 Ministery of Foreign Affairs of Ukraine, Statement by H.E. Mr. Dmytro Kuleba, Minister of Foreign Affairs of Ukraine, at the UN General Assembly Debate on the Situation in the Temporarily Occupied Territories of Ukraine (23 February 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.kmu.gov.ua/en/news/vistup-ministra-zakordonnih-sprav-ukrayini-dmitra-kuleba-na-debatah-generalnoyi-asambleyi-oon-situaciya-na-timchasovo-okupovanih-teritoriyah-ukrayini -23022022 ; voir également Ministery of Foreign Affairs of Ukraine, Statement of the Ministry of Foreign Affairs of Ukraine on the Russian Federation’s Decision to Recognise the “Independence” of the So-Called “DPR” and “LPR” (22 February 2022) (rejetant la reconnaissance par la Russie de la RPD et de la RPL), accessible à l’adresse suivante : https://mfa.gov.ua/en/news/statement-ministry-foreign-affairs-ukraine-russian-federations-decision-recognise-independence-so-called-dpr-and-lpr ; voir President of Ukraine, Volodymyr Zelenskyy, Ukraine Qualifies Russia’s Latest Actions as a Violation of the Sovereignty and Territorial Integrity of Our State (22 February 2022) (id.), accessible à l’adresse suivante : https://www.president.gov.ua/en/ news/ukrayina-kvalifikuye-ostanni-diyi-rosiyi-yak-porushennya-suv-73037.
66 Ministery of Foreign Affairs of Ukraine, Statement of the Ministry of Foreign Affairs of Ukraine on Russia’s False and Offensive Allegations of Genocide as a Pretext for Its Unlawful Military Aggression (26 February 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.kmu.gov.ua/en/news/zayava-mzs-ukrayini-shchodo- nepravdivih-ta-obrazlivih-zvinuvachen-rosiyi-v-genocidi-yak-privodu-dlya-yiyi-protipravnoyi- vijskovoyi-agresiyi.
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déployés par la communauté internationale pour prévenir et punir le crime le plus grave au monde.
La Russie doit mettre fin immédiatement à l’agression illégale contre l’Ukraine qu’elle a entreprise en usant de ce prétexte sans fondement. »67
L’Ukraine a aussi démontré par ses actions qu’elle rejetait la prétention de la Russie à se prévaloir de la convention sur le génocide pour employer la force afin de prévenir et de punir des actes de génocide supposés : elle n’a pas autorisé la Fédération de Russie à pénétrer sur son territoire dans cet objectif, et a même édifié une solide défense nationale.
D. LA FÉDÉRATION DE RUSSIE A COMMIS DES ATROCITÉS ET CAUSÉ DES DESTRUCTIONS ET DES PERTES EXTRÊMES SUR L’ENSEMBLE DU TERRITOIRE DE L’UKRAINE
52. L’emploi de la force par la Fédération de Russie en Ukraine et contre celle-ci sous le prétexte de prévenir et de punir un prétendu génocide a provoqué partout en Ukraine une horreur et des dévastations incommensurables. Selon l’ONU, pendant les six premiers jours de l’invasion russe, il y a eu pratiquement autant de victimes civiles en Ukraine qu’au cours des cinq dernières années du conflit dans la région du Donbas68. Au 22 juin 2022, l’ONU faisait état de plus de 4 660 morts et de plus de 5 800 blessés parmi les civils, tout en notant que « les chiffres réels [étaient] beaucoup plus élevés » en raison du temps que l’information mettait à parvenir de zones telles que Marioupol et Izioum69. D’après le HCDH, « [l]a plupart des pertes civiles enregistrées ont été causées par l’utilisation d’armes explosives à large zone d’impact, notamment des tirs d’artillerie lourde et de lance-roquettes multiples, ainsi que des frappes de missiles et des frappes aériennes »70.
53. L’offensive russe s’est illustrée par le pilonnage aveugle de populations civiles à distance et une brutalité au contact d’une ampleur choquante. Le 13 avril 2022, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a publié un rapport sur les atrocités commises depuis l’invasion russe du 24 février, dans lequel ont été relevées de nombreuses preuves de violations des droits humains fondamentaux par les forces armées russes71. Ces dernières ont attaqué des convois humanitaires72 et arrêté et torturé des civils, y compris des journalistes73. Un interprète ukrainien travaillant pour Radio France a ainsi été arrêté par les forces russes, qui l’ont tenu en captivité, confiné dans une cave glaciale, battu à maintes reprises avec une barre de fer et des crosses de fusil, torturé à l’électricité, privé de nourriture pendant plusieurs jours et soumis à un simulacre d’exécution74. Les forces russes sont également en cause dans la disparition de responsables politiques ukrainiens et de militants pro-ukrainiens locaux75.
67 Ibid.
68 OHCHR, Civilian Casualty Report (3 March 2022), accessible à l’adresse suivante : https://ukraine.un.org/sites/ default/files/202203/Civilian%20casualties%20as%20of%2024.00%202%20March%202022% 20ENG.pdf.
69 OHCHR, Ukraine: Civilian Casualty Update (23 June 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr. org/en/news/2022/06/ukraine-civilian-casualty-update-23-june-2022.
70 Ibid.
71 Wolfgang Benedek, Veronika Bílková & Marco Sassòli, Report on Violations of International Humanitarian and Human Rights Law, War Crimes and Crimes Against Humanity Committed in Ukraine since 24 February 2022, OSCE (13 April 2022) (ci-après le « rapport de l’OSCE »), p. ii, accessible à l’adresse suivante : https ://www.osce.org/files/ f/documents/f/a/515868.pdf.
72 Ibid., p. 16-17.
73 Ibid., p. 18.
74 Ibid.
75 Ibid., p. 20-21.
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54. À Marioupol, les tirs d’artillerie russes ont détruit 80 % à 90 % des bâtiments résidentiels76.
Pendant plusieurs semaines, des centaines de milliers d’habitants ont vécu piégés dans la ville, sans
chauffage, avec peu de nourriture et d’eau, et dans une terreur constante engendrée par des
bombardements sans merci77. La Russie a tué des milliers de civils pendant son siège de la ville78.
Kharkiv, deuxième ville d’Ukraine, a ainsi essuyé des pilonnages incessants et aveugles, qui ont tué
18 personnes et en ont blessé plus de 100 en l’espace de quatre jours seulement79, et la ville d’Izioum,
d’après l’OSCE, « a été presque entièrement détruite par des bombardements russes constants »80.
Les habitants ont dû se réfugier dans leurs sous-sols et sont restés plusieurs jours sans électricité,
sans gaz, sans chauffage et sans communications81.
Figure 182
Des secouristes transportent une femme enceinte blessée à l’extérieur
d’une maternité bombardée à Marioupol, le 9 mars 202283
76 Ibid., p. 32.
77 Ibid.
78 Voir, par exemple, Ukrinform, New Mass Graves Discovered in Mariupol, There May Be More than 22,000 Dead
(30 May 2022), accessible à l’adresse suivante : https://t.co/dbbQzKD5gq ; Saskya Vandoorne & Melissa Bell, Mariupol
Death Toll at 22,000, Says Mayor’s Adviser, CNN (25 May 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.cnn.com/
europe/live-news/russia-ukraine-war-news-05-25-22/h_2ad9e6d653b92f03fc7f19312c17d7e9 ; Anthony Faiola et al., In
Mariupol, Echoes of History, Utter Devastation and a Last Stand, The Washington Post (24 April 2022), accessible à
l’adresse suivante : https://www.washingtonpost.com/world/2022/04/24/mariupol-ukraine-last-days/
79 Voir, par exemple, Oleksandr Kozhukar, Kharkiv Shelling Kills 18, Injures Scores Over Past Four Days,
Zelenskiy Says, Reuters (17 April 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.reuters.com/world/europe/shellingkills-
five-injures-13-kharkiv-city-centre-report-2022-04-17/ ; Amnesty International, Ukraine: “Anyone Can Die at Any
Time”: Indiscriminate Attacks by Russian Forces in Kharkiv, Ukraine (13 June 2022), accessible à l’adresse suivante :
https://www.amnesty.org/en/documents/eur50/5682/2022/en/.
80 Rapport de l’OSCE, p. 32.
81 Ibid. (citant Amnesty International, Ukraine: Beleaguered Town of Izium at Breaking Point After Constant Attack
from Russian Forces ⎯ New Testimony (16 March 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.amnesty.org/
en/latest/news/2022/03/ukraine-beleaguered-town-of-izium-at-breaking- point-after-constant-attack-from-russian-forcesnew-
testimony/).
82 Kyle Almond &Brett Roegiers, The Photos that Have Defined the War in Ukraine, CNN (13 May 2022) (photo
by Evgeniy Maloletka/AP), accessible à l’adresse suivante : https://www.cnn.com/interactive/ 2022/05/world/ukraine-warphotographers-
cnnphotos/.
83 La femme et son bébé sont décédés par la suite. Ibid.
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55. En mars, de violents combats à Irpine, dans la région de Kyïv, ont contraint la majorité de la population à fuir. Lorsque l’Ukraine a libéré la ville, les autorités ont constaté qu’environ 50 % des infrastructures essentielles avaient été détruites84. Toujours en mars, les forces russes ont tué et blessé de nombreux civils à Tchernihiv ⎯ après des attaques qui, selon Human Rights Watch, emportaient violation des lois de la guerre85. On mentionnera, entre autres, le bombardement d’un immeuble d’habitation qui a tué 47 civils, une attaque se soldant par la mort de 17 personnes qui attendaient du pain à l’extérieur d’un supermarché, et des attaques aux armes à sous-munitions qui ont endommagé deux hôpitaux86.
56. Dans la ville dévastée de Borodyanka, près de la frontière entre l’Ukraine et le Bélarus, les forces russes se sont livrées à une série de bombardements, détruisant ou endommageant gravement la plupart des bâtiments87. Plusieurs centaines de corps ont été retrouvés dans une fosse commune après le retrait des forces russes, et de nombreux autres civils ont sans doute été ensevelis sous les bâtiments effondrés88. Et le monde n’oubliera jamais le mépris insensé des forces russes pour la vie des civils à Boutcha, où les forces ukrainiennes qui ont libéré la ville y ont découvert des corps gisant dans les rues et des centaines de corps enterrés dans des fosses communes89.
84 Vasco Cotovio et al., Ukrainians Have Retaken Irpin from the Russian Invaders. But It’s a City that Now Lies in Ruins, CNN (31 March 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.cnn.com/2022/03/31/europe/ irpin-ukraine-war-destruction-intl/index.html.
85 Human Rights Watch, Ukraine: Russian Strikes Killed Scores of Civilians in Chernihiv (10 June 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.hrw.org/news/2022/06/10/ukraine-russian-strikes-killed-scores- civilians-chernihiv.
86 Ibid.
87 Scott Detrow et al., This Is What One Town in Ukraine Looks Like After Russian Troops Withdrew, NPR (9 April2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.npr.org/sections/pictureshow/2022/04/09/ 1091740132/ukraine-russia-borodyanka ; Julia Jacobo, Images Show Destruction Left in Ukraine Town of Borodyanka After Russian Occupation, ABC News (6 April 2022), accessible à l’adresse suivante : https://abcnews.go.com/ International/images-show-destruction-left-ukraine-town-borodyanka- russian/story?id=83910345.
88 Jeremy Bowen, Borodyanka: ‘There Are a Lot of People Left Under the Rubble’, BBC News (6 April 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/world-europe-61007427.
89 Jeremy Bowen, Ukraine War: Bucha Street Littered with Burned-Out Tanks and Corpses, BBC News (3 April 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/world-europe-60970818.
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Figure 290
Soldat ukrainien se tenant à côté d’un charnier découvert à Boutcha
Figure 391
La ville d’Irpine, après avoir subi des bombardements russes intensifs
90 Reuters, The Bodies of Bucha: Images of Dead Civilians Cause Outrage Worldwide (7 April 2022) (photo by
Alkis Konstantinidis/Reuters), accessible à l’adresse suivante : https://www.reuters.com/news/picture/the-bodies-ofbucha-
images-of-dead-civil-idUSRTS6VN22.
91 Daniel Boffey, ‘We Had Too Much to Do to Be Scared’: The Couple Who Fled Irpin with 19 Dogs, The Guardian
(23 May 2022) (photo from Google Earth), accessible à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com/ world/2022/
may/23/we-had-too-much-to-do-to-be-scared-the-couple-who-fled-irpin-with-19-dogs.
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Figure 492
Famille tuée par une attaque russe au mortier à Irpine
Figure 593
Destructions à Borodyanka
92 Kyle Almond & Brett Roegiers, The Photos that Have Defined the War in Ukraine, CNN (13 May 2022) (photo
by Lynsey Addario/Getty Images), accessible à l’adresse suivante : https://www.cnn.com/interactive/ 2022/05/
world/ukraine-war-photographers-cnnphotos/.
93 Julia Jacobo, Images Show Destruction Left in Ukraine Town of Borodyanka After Russian Occupation,
ABC News (6 April 2022) (photo by Vadim Ghirda/AP), accessible à l’adresse suivante : https://abcnews.go.com/
International/images-show-destruction-left-ukraine-town-borodyanka- russian/story?id=83910345.
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57. La Russie a également fait usage en Ukraine d’armes thermobariques, ou bombes à vide, et de missiles hypersoniques94. Les armes thermobariques sont considérées comme particulièrement dangereuses du fait que le mélange combustible libéré par la première charge pénètre par toutes les ouvertures qui ne sont pas totalement étanches, et que la deuxième charge déclenche l’explosion du nuage, ce qui provoque une déflagration massive et une suppression de l’oxygène ambiant95. L’emploi de cette arme est dévastateur pour toutes personnes et infrastructures se trouvant dans la zone environnante.
58. Outre les pertes et dommages civils, des pertes importantes sont aussi à déplorer dans les rangs de l’armée ukrainienne. Pour ne citer qu’un exemple, début mars, une frappe de missiles russe a tué plus de 70 soldats ukrainiens sur une base militaire à Okhtyrka96. Le 18 mars, la Russie a attaqué une caserne ukrainienne où dormaient 200 militaires ; au moins 50 d’entre eux ont été tués et 57 autres blessés97. Le 17 mai, une frappe russe contre une autre caserne militaire à Desna a tué 87 soldats98. Début juin, l’Ukraine a rapatrié les corps de 210 soldats ukrainiens morts à Marioupol99. Les forces russes ont utilisé des armes thermobariques contre les forces ukrainiennes à Lyman, dans la région du Donbas, lorsque la Russie s’est emparée de la ville100.
59. Le conflit a aussi provoqué des déplacements massifs de la population ukrainienne. À la mi-juin 2022, plus de 5 millions de réfugiés avaient fui l’Ukraine vers d’autres pays européens101. À l’intérieur du pays, le conflit a déplacé plus de 8 millions de personnes102. Le haut-commissaire des Nations Unies pour les réfugiés s’est dit préoccupé par la « gravité de la situation en Ukraine », notant que les personnes en quête de refuge « ont besoin de sécurité et de protection, avant tout, mais aussi d’une aide pour l’hébergement, l’alimentation, l’hygiène et d’autres aspects ; et ils en ont un besoin urgent »103.
94 Voir Ana Rivas et al., Ukraine Is Accusing Russia of Again Using Thermobaric Weapons. Here’s What Makes Them So Devastating, The Wall Street Journal (27 May 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.wsj.com/articles/ukraine-is-accusing-russia-of-again-using-thermobaric-weapons-heres-what-makes-them-so-devastating-11653679508 ; Brad Lendon, What to Know About Hypersonic Missiles Fired by Russia at Ukraine, CNN (10 May 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.cnn.com/2022/03/22/europe/biden-russia-hypersonic-missiles-explainer-intl- hnk/index.html.
95 BBC News, What is a Thermobaric or Vacuum Bomb? (10 March 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/business-60571395.
96 Nicola Slawson, First Thing: More than 70 Ukrainian Soldiers Killed Near Kharkiv, The Guardian (1 March 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com/us-news/2022/mar/01/first-thing-more- than-70-ukrainian-soldiers-killed-near-kharkiv.
97 Andrew Harding, Ukraine Conflict: Scores Feared Dead After Russia Attack on Mykolaiv Barracks, BBC News (19 March 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/world-europe-60807636.
98 Reuters, Ukraine Says 87 Were Killed in Russian Air Strike Last Week (23 May 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.reuters.com/world/europe/ukraine-says-87-were-killed-russian-air-strike-last-week-2022-05-23/.
99 Yulia Kesaieva & Ben Wedeman, Bodies of 210 Ukrainian Soldiers who Died in Mariupol Now Repatriated, Defense Ministry Says, CNN (7 June 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.cnn.com/europe/live-news/russia-ukraine-war-news-06-07-22/h_217987274a0016bfb4a102b9e89bf985.
100 Ana Rivas et al., Ukraine Is Accusing Russia of Again Using Thermobaric Weapons. Here’s What Makes Them So Devastating, The Wall Street Journal (27 May 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.wsj.com/articles/ ukraine-is-accusing-russia-of-again-using-thermobaric-weapons-heres-what-makes-them-so-devastating-11653679508.
101 U.N. High Commissioner for Refugees, Ukraine Refugee Situation: Operational Data Portal (as of 21 June 2022) (annexe 40).
102 U.N. High Commissioner for Refugees, Ukraine Emergency (17 June 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.unrefugees.org/emergencies/ukraine/.
103 Ibid.
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60. Des dégâts immenses ont également été infligés à l’économie ukrainienne. Selon la Banque mondiale, l’agression russe devrait contracter l’économie du pays de 45 % en 2022104. La Russie a bloqué les ports ukrainiens de la mer Noire et le trafic portuaire a chuté de plus de 75 %105. L’Ukraine a dû fermer quatre ports importants de la mer Noire ⎯ Pivdennyy, Tchornomorsk, Mykolaïv et Odesa106. D’autres ports importants de la mer Noire et de la mer d’Azov ⎯ Marioupol, Berdiansk, Skadovsk et Kherson ⎯ ont été occupés par les forces russes107. Le blocus russe n’a pas seulement eu des conséquences désastreuses pour l’économie ukrainienne, il a aussi déclenché une crise alimentaire internationale. D’après le directeur du Programme alimentaire mondial, le « refus [par la Russie] d’ouvrir les ports de la mer Noire est une déclaration de guerre à la sécurité alimentaire mondiale »108.
61. L’invasion russe a par ailleurs causé un préjudice environnemental extrême. Aux premiers jours de l’invasion, les troupes russes ont pénétré dans la zone protégée de Tchernobyl, retournant la structure du sol radioactif et multipliant par vingt le niveau global des radiations dans le secteur109. La Russie a en outre attaqué de nombreux dépôts de carburant, ce qui a libéré des fumées toxiques dans l’atmosphère110. Le milieu naturel souffre lui aussi. Les forêts situées à proximité des grandes villes sont jonchées de matériel militaire abandonné111. Les dommages provoqués par les missiles ont brûlé les sols, désormais contaminés en raison de la présence de métaux lourds112.
E. L’UKRAINE A INTRODUIT UNE INSTANCE ET LA COUR A INDIQUÉ DES MESURES CONSERVATOIRES, MAIS LA FÉDÉRATION DE RUSSIE, BAFOUANT OUVERTEMENT L’ORDONNANCE DE LA COUR, A CONTINUÉ DE SEMER LA MORT ET LA DESTRUCTION SUR LE TERRITOIRE DE L’UKRAINE ET D’AGIR CONTRE CELLE-CI
62. Le 26 février 2022, l’Ukraine a introduit sa requête devant la Cour et l’a assortie d’une demande en indication de mesures conservatoires. Le 1er mars 2022, la présidente de la Cour a adressé une communication urgente à la Fédération de Russie dans laquelle elle « appel[ait]
104 World Bank, Russian Invasion to Shrink Ukraine Economy by 45 Percent this Year (10 April 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.worldbank.org/en/news/press-release/2022/04/10/russian-invasion-to- shrink-ukraine-economy-by-45-percent-this-year.
105 Phillip Inman, Ukraine Economy to Shrink by Almost Half this Year, World Bank Forecasts, The Guardian (10 April 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com/business/2022/apr/10/ukraine- economy-gdp-russia-invasion-world-bank-forecast.
106 Paulia Devitt et al., Ukraine Shuts Ports as Conflict Threatens Grain Supplies, Reuters (23 February 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.reuters.com/world/europe/russia-halts-vessel-movement-azov-sea- black-sea-open-2022-02-24/.
107 Reuters, Ukraine Formally Closes Seaports Captured by Russia (2 May2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.reuters.com/world/europe/ukraine-formally-closes-seaports-captured-by-russia-2022- 05-02/.
108 Peyvand Khorsandi, War in Ukraine: WFP Renews Call to Open Black Sea Ports Amid Fears for Global Hunger, World Food Programme (20 mai 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.wfp.org/stories/ war-ukraine-wfp-renews-call-open-black-sea-ports-amid-fears-global-hunger.
109 Victoria Gill, Chernobyl: Why Radiation Levels Spiked at Nuclear Plant, BBC (25 February 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/science-environment-60528828.
110 Reuters, Ukraine Says Russian Troops Blow Up Gas Pipeline in Kharkiv (26 February 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.reuters.com/world/europe/ukraine-says-russian-troops-blow-up-gas- pipeline-kharkiv-2022-02-27/ ; Bethan McKernan, Russian Missiles Strike Fuel Depot in Key Ukraine Port of Odesa, The Guardian (3 April 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com/world/2022/apr/03/russian-missiles-thought-to-have-hit-odesa-fuel-depot.
111 Ivana Kottasová, Ukraine’s Natural Environment is Another Casualty of War. The Damage Could be Felt for Decades, CNN (22 May 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.cnn.com/2022/05/22/europe/ukraine-russia-war-environment-intl-cmd/index.html.
112 Ibid.
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l’attention de la Fédération de Russie sur la nécessité d’agir de manière que toute ordonnance de la Cour sur la demande en indication de mesures conservatoires puisse avoir les effets voulus »113. La Cour a tenu une audience le 7 mars 2022, à laquelle la Russie s’est abstenue de participer. Le 16 mars 2022, la Cour a prescrit à la Russie de « suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a[vait] commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine » et de « veiller à ce qu’aucune des unités militaires ou unités armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui, ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle ou sa direction, ne commette d’actes tendant à la poursuite des opérations militaires [sus]visées »114.
63. La Russie n’a fait aucun effort pour se conformer à cette décision. Bien au contraire, elle a rejeté expressément l’ordonnance en indication de mesures conservatoires de la Cour et continué d’employer illégalement la force sur le territoire ukrainien et contre l’Ukraine et son peuple. Le lendemain de la publication de l’ordonnance de la Cour, le porte-parole du Kremlin, Dmitry Peskov, a annoncé que la Russie ne serait « pas en mesure de prendre en considération cette décision »115.
64. Au moment même où la Cour rendait son ordonnance, les forces russes ont lancé une frappe aérienne destructrice contre un théâtre du centre-ville de Marioupol116. Des marquages indiquaient que le théâtre abritait des enfants, et de nombreux civils s’y étaient réfugiés117. Les éléments de preuve montrent que près de 600 personnes ont été tuées, et bien davantage encore blessées118. Dans les semaines qui ont suivi, les forces russes ont bombardé sans relâche Marioupol, réduisant la ville à l’état de ruines119. Selon le maire de Marioupol, plus de 22 000 habitants auraient péri pendant le siège120.
113 Communiqué de presse, Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), communication urgente adressée à la Fédération de Russie en vertu du paragraphe 4 de l’article 74 du Règlement de la Cour (1er mars 2022).
114 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 86.
115 Sofia Stuart Leeson, Russia Rejects International Court Ruling to Stop Invasion of Ukraine, EURACTIV (17 March 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.euractiv.com/section/europe-s- east/news/russia-rejects-international-court-ruling-to-stop-invasion-of-ukraine/ ; voir également Interfax, Russia Can’t Accept Int’l Court of Justice Order to Halt Operation in Ukraine – Peskov (17 March 2022), accessible à l’adresse suivante : https://interfax.com/ newsroom/top-stories/76917/.
116 Rapport de l’OSCE, p. 47-48.
117 Ibid., p. 48.
118 Lori Hinnant et al., AP Evidence Points to 600 Dead in Mariupol Theater Airstrike, AP News (4 May 2022), accessible à l’adresse suivante : https://apnews.com/article/Russia-ukraine-war-mariupol-theater-c321a196fbd568899841 b506afcac7a1.
119 Rhodri Davis & Yaroslav Lukov, Mariupol Steelworkers: ‘We Have Wounded and Dead Inside the Bunkers,’ BBC News (21 April 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/world-europe-61183062.
120 Ukrinform, New Mass Graves Discovered in Mariupol, There May Be More than 22,000 Dead (30 May 2022), accessible à l’adresse suivante : https://t.co/dbbQzKD5gq ; Saskya Vandoorne & Melissa Bell, Mariupol Death Toll at 22,000, Says Mayor’s Adviser, CNN (25 May 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.cnn.com/europe/live-news/russia-ukraine-war-news-05-25-22/h_2ad9e6d653b92f03fc7f19312c17d7e9.
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Figure 6121
À gauche : Le théâtre d’art dramatique de Marioupol, le 14 mars 2022. Le mot « enfants » est écrit en russe en grands caractères blancs à l’avant et à l’arrière du théâtre.
À droite : Le théâtre d’art dramatique de Marioupol, le 19 mars 2022, après une frappe aérienne russe.
65. Début avril, les forces ukrainiennes qui libéraient la ville de Boutcha, près de Kyïv, y ont découvert dans les rues les corps de civils exécutés. Comme l’a indiqué l’OSCE, ces civils ont été « tués les mains liées » et des charniers ont été découverts122. Des images satellite ont démenti les affirmations de la Russie selon lesquelles ces photos avaient été mises en scène123. D’après Amnesty International, la Russie a exécuté cinq hommes à Boutcha entre le 4 et le 19 mars124. Des meurtres ont ainsi été commis après que la Cour a rendu son ordonnance en indication de mesures conservatoires. Le 22 ou le 23 mars, des soldats russes ont tué un ouvrier du bâtiment de 44 ans qui sortait d’une cave où des habitants avaient trouvé refuge, puis ont lancé une grenade au bas des escaliers125.
121 Meg Kelly & Karly Domb Sadof, New Satellite Imagery Shows Bombed-Out Mariupol Theater, The Washington Post (19 March 2022) (images provided by Maxar Technologies), accessible à l’adresse suivante : https://www.washingtonpost.com/investigations/2022/03/19/mariupol-theater-satellite-images/.
122 Rapport de l’OSCE, p. 22 ; voir également ibid., p. 2 et 56 ; Daniel Boffey & Martin Farrer, ‘They Were All Shot’: Russia Accused of War Crimes as Bucha Reveals Horror of Invasion, The Guardian (3 April 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com/world/2022/apr/03/they-were-all-shot-russia-accused-of-war-crimes-as-bucha-reveals-horror-of-invasion ; Louisa Loveluck, In Bucha, A Massive Search for Bodies Left by Russian Occupiers, The Washington Post (8 April 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.washingtonpost.com/world/ 2022/04/08/bucha-body-search-massacre/.
123 BBC News, Bucha Killings: Satellite Image of Bodies Site Contradicts Russian Claims (11 April 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/60981238.
124 Amnesty International, Ukraine: Russian Forces Must Face Justice for War Crimes in Kyiv Oblast (May 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.amnesty.org/en/latest/news/2022/05/ukraine-russian-forces-must-face-justice-for-war-crimes-in-kyiv-oblast-new-investigation/.
125 Ibid.
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66. Boutcha, hélas, n’est pas un cas isolé : à mesure que des villes ukrainiennes ont été libérées, l’Ukraine et le monde entier ont découvert un cortège d’atrocités. Selon Amnesty International, « [i]l existe des preuves convaincantes » que les actes commis de la Fédération de Russie « constituent des crimes de guerre », au nombre desquels figurent des exécutions extrajudiciaires de civils et des frappes aériennes ayant entraîné la mort de nombreux civils126. Le HCDH, qui a consigné pour sa part plus de 300 allégations de meurtres de civils dans des zones contrôlées par les forces armées russes, a rappelé que « [l’]homicide intentionnel de personnes protégées, y compris les exécutions sommaires, constitu[aient] des violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et des violations graves du droit international humanitaire, ainsi que des crimes de guerre »127.
Figure 7128
Corps retrouvés dans une rue à Boutcha en avril 2022
67. Le 8 avril 2022, la Russie a bombardé une gare à Kramatorsk, tuant plus de 50 personnes qui attendaient d’être évacuées par train et en blessant plus de 100 autres129. La haute-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme a estimé que cette attaque « [était] caractéristique du non-respect du principe de distinction, de l’interdiction des attaques indiscriminées et du principe de précaution inscrits dans le droit international humanitaire »130. D’après le HCDH, « [l]es forces
126 Amnesty International, Ukraine: “He’s Not Coming Back” War Crimes in Northwest Areas of Kyiv Oblast (6 May 2022), p. 36, accessible à l’adresse suivante : https://www.amnesty.org/en/documents/ eur50/5561/2022/en/.
127 HCDH, Michelle Bachelet appelle au respect du droit international humanitaire face aux preuves de plus en plus nombreuses de crimes de guerre en Ukraine (22 avril 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/fr/ press-releases/2022/04/bachelet-urges-respect-international-humanitarian-law-amid-growing-evidence.
128 Tara John et al., Bodies of ‘Executed People’ Strewn Across Street in Bucha as Ukraine Accuses Russia of War Crimes, CNN (3 April 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.cnn.com/2022/ 04/03/europe/bucha-ukraine-civilian-deaths-intl/index.html.
129 Voir BBC News, Kramatorsk Station Attack: What We Know So Far (9 April 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/world-europe-61036740 ; HCDH, Michelle Bachelet appelle au respect du droit international humanitaire face aux preuves de plus en plus nombreuses de crimes de guerre en Ukraine (22 avril 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/fr/press-releases/2022/04/bachelet-urges-respect-international-humanitarian-law-amid-growing-evidence.
130 HCDH, Michelle Bachelet appelle au respect du droit international humanitaire face aux preuves de plus en plus nombreuses de crimes de guerre en Ukraine (22 avril 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/fr/ press-releases/2022/04/bachelet-urges-respect-international-humanitarian-law-amid-growing-evidence.
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armées russes ont bombardé et pilonné sans discernement des zones peuplées, tuant des civils et détruisant des hôpitaux, des écoles et d’autres infrastructures civiles[,] actions p[ouvant] être assimilées à des crimes de guerre »131.
Figure 8132
Scène de désolation après l’attaque de la gare de Kramatorsk par la Russie
68. Le viol et la déportation forcée comptent parmi les autres atrocités commises par la Russie. Des rapports de l’ONU, de Human Rights Watch, d’Amnesty International et de l’OSCE font état de viols systématiques de civils par des soldats russes au cours de l’invasion133. L’OSCE a signalé en avril 2022 que la Russie avait par ailleurs déporté de force vers son territoire environ 500 000 civils se trouvant dans les zones occupées, leur imposant notamment de séjourner dans des camps de filtration134. Dans ces camps, les soldats russes menacent les détenus de torture et d’exécution135. D’après les informations qui parviennent de ces camps, les détenus n’ont pas accès aux soins
131 Ibid.
132 Ambassador Michael Carpenter, The Russian Federation’s Ongoing Aggression Against Ukraine: the Attack in Kramatorsk of April 8 2022, U.S. Mission to the OSCE (11 April 2022) (image from President Zelensky’s Telegram channel), accessible à l’adresse suivante : https://osce.usmission.gov/the-russian-federations-ongoing-aggression-against-ukraine-the-attack-in-kramatorsk-of-april-8-2022/.
133 Voir United Nations, Press Briefing by the Head of the UN Human Rights Monitoring Mission in Ukraine Matilda Bogner (10 May 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.unognewsroom.org/story/ en/1271/un-human-rights-briefing-by-matilda-bogner-head-of-the-un-human-rights-monitoring-mission-in-ukraine ; Human Rights Watch, Ukraine: Apparent War Crimes in Russia-Controlled Areas (3 April 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.hrw.org/news/2022/04/03/ukraine-apparent-war-crimes-russia-controlled-areas ; Amnesty International, Ukraine: Russian Forces Extrajudicially Executing Civilians in Apparent War Crimes — New Testimony (7 April 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.amnesty.org/en/latest/news/2022/04/ukraine-russian-forces-extrajudicially-executing-civilians-in-apparent-war-crimes-new-testimony/ ; rapport de l’OSCE, p. 76.
134 Rapport de l’OSCE, p. 23.
135 Joyce Sohyun Lee & Jonathan Edwards, Video Shows Russian ‘Filtration Camp,’ Mariupol Mayor’s Office Says, The Washington Post (6 May 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.washingtonpost.com/world/ 2022/05/06/ukraine-mariupol-russian-filtration-camp-video/.
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médicaux et endurent souvent des conditions insalubres136. À la date du dépôt du présent mémoire, l’Ukraine estime que le nombre total de civils déportés vers la Russie est plus proche de 1 200 000137.
69. Ces actes et d’autres également commis par la Fédération de Russie attestent l’existence de violations flagrantes du droit international humanitaire. Quarante-trois États parties ont adressé un renvoi à la Cour pénale internationale (CPI) en vue de l’ouverture rapide d’une enquête sur les crimes de guerre perpétrés par la Russie en Ukraine, et le procureur de la CPI, Karim Khan, a annoncé qu’il procéderait à l’ouverture d’une enquête sur les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide commis par la Russie au cours de son invasion illicite et non provoquée de l’Ukraine138. En avril 2022, le Bureau du procureur de la CPI a rejoint l’équipe commune d’enquête comprenant l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Slovaquie et l’Ukraine pour enquêter sur les crimes internationaux commis par la Russie en Ukraine139. L’Allemagne a elle aussi ouvert une enquête sur les crimes de guerre commis par la Russie en Ukraine140.
70. Outre son appui à ces autres mécanismes de responsabilisation, l’Ukraine enquête activement sur les violations flagrantes des droits de l’homme commises par la Russie, y compris de possibles actes de génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité, et se réserve le droit d’intenter des actions supplémentaires sur la base de ces atrocités en particulier.
71. Il ne fait malheureusement guère de doute que les forces russes commettront d’autres atrocités en Ukraine après le dépôt du présent mémoire. De toute évidence, les atrocités russes ne sont pas une conséquence accidentelle de l’agression de la Russie contre l’Ukraine ; elles constituent le moyen par lequel l’agression russe a été exécutée. Pourtant, depuis huit ans, la Fédération de Russie, par l’intermédiaire de son comité d’enquête et par d’autres moyens, s’efforce de jeter les bases d’une justification de cette agression et de ces atrocités en proférant des allégations mensongères concernant un génocide que l’Ukraine aurait prétendument commis dans la région du Donbas. Cet usage abusif et dévoyé de la convention sur le génocide s’est soldé par la reconnaissance illégale de la RPD et de la RPL, le recours illicite à la force contre l’Ukraine, ainsi que les destructions généralisées et la perte d’innombrables vies ukrainiennes que le pays connaît actuellement.
136 Ibid.
137 Reuters, Ukraine Accuses Russia of Forcibly Deporting Over 210,000 Children (13 May 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.reuters.com/world/europe/ukraine-accuses-russia-forcibly-deporting-over-210000-children-2022-05-13/.
138 Cour pénale internationale, déclaration du procureur de la CPI, Karim A.A. Khan QC, sur la situation en Ukraine : réception de renvois de la part de 39 États parties et ouverture d’une enquête (2 mars 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-de-la-cpi-karim-aa-khan-qc-sur-la-situation-en-ukraine-reception-de ; Cour pénale internationale, situation en Ukraine, ICC-01/22, accessible à l’adresse suivante : https://www.icc-cpi.int/fr/ukraine ; voir également Press Release, United Kingdom, UK Leads Call for ICC to Investigate Russia’s War Crimes (2 March 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.gov.uk/government/news/uk-leads-call-for-icc-to-investigate-russias-war-crimes.
139 Cour pénale internationale, déclaration du procureur de la CPI, Karim A.A. Khan QC : le bureau du procureur se joint aux autorités nationales participant à l’équipe commune d’enquête sur les crimes internationaux commis en Ukraine (25 avril 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-de-la-cpi-karim-aa-khan-qc-le-bureau-du-procureur-se-joint-aux ; Eurojust, Estonia, Latvia and Slovakia Become Members of Joint Investigation Team on Alleged Core International crimes in Ukraine (31 mai 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.eurojust.europa.eu/news/estonia-latvia-and-slovakia-become-members-joint-investigation-team-alleged-core-international.
140 RFE/RL, German Authorities Investigating Several Hundred Possible Russian War Crimes in Ukraine (18 June 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.rferl.org/a/german-authorities-investigating-war-crimes-russia-ukraine/31904157.html.
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CHAPITRE 3 LES MESURES PRISES PAR LA FÉDÉRATION DE RUSSIE SOUS LE PRÉTEXTE DE PRÉVENIR ET DE PUNIR UN GÉNOCIDE ALLÉGUÉ EMPORTENT VIOLATION DES ARTICLES PREMIER ET IV DE LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE
72. La Fédération de Russie accuse de façon extravagante et mensongère l’Ukraine et ses agents de commettre des actes de génocide en violation de la convention sur le génocide. Se fondant sur cette allégation grave mais infondée, elle prétend, en reconnaissant la RPD et la RPL, que l’Ukraine n’est plus souveraine sur une partie de son territoire, et a lancé une opération militaire massive et une campagne d’atrocités contre l’Ukraine et sa population. Selon la Russie, ces mesures ont été prises en réaction à des violations par l’Ukraine de la convention sur le génocide.
73. Dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires, la Cour a déjà dit que « l’Ukraine a[vait] un droit plausible de ne pas faire l’objet d’opérations militaires par la Fédération de Russie aux fins de prévenir et [de] punir un génocide allégué sur le territoire ukrainien »141. Elle devrait à présent conclure que la convention sur le génocide ne permet pas à la Russie d’employer unilatéralement la force pour prévenir ou punir le génocide qu’elle a mensongèrement allégué, que les allégations de la Russie selon lesquelles l’Ukraine a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de la convention sont fausses, et que, en détournant et en employant de façon abusive l’engagement solennel qu’elle a pris dans le cadre de la convention, la Russie a violé les articles premier et IV de cet important traité.
A. LA RECONNAISSANCE DE LA RPD ET DE LA RPL PAR LA FÉDÉRATION DE RUSSIE ET SON EMPLOI DE LA FORCE EN UKRAINE ET CONTRE CELLE-CI REPOSENT SUR UNE INTERPRÉTATION ET UNE APPLICATION ERRONÉES DE LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE
74. L’article premier de la convention sur le génocide exprime un engagement commun entre les Parties contractantes. Aux termes de cette disposition, « [celles-ci] confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir ». La Cour a conclu que l’article premier « impliqu[ait] nécessairement l’interdiction [pour les États] de … commettre [le génocide] »142. L’article IV dispose, quant à lui, que « [l]es personnes ayant commis le génocide ou l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III seront punies ». Le présent différend soulève la question de savoir si, comme le soutient la Russie, l’Ukraine est responsable de « la commission d’un génocide » au sens de l’article premier, si les dirigeants de l’Ukraine sont des « personnes ayant commis le génocide » au sens de l’article IV, et si la Russie peut employer la force en Ukraine et contre celle-ci et violer la souveraineté de l’Ukraine en réponse à ce qu’elle interprète comme un manquement de celle-ci aux obligations que lui impose l’article premier et à titre de mesure de prévention et de répression du génocide qu’elle allègue.
75. Ainsi que la Cour l’a reconnu dans l’arrêt qu’elle a rendu sur les exceptions préliminaires en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), « les droits et obligations consacrés par la convention sont des droits et obligations erga omnes »143. Dans un rapport pour l’Institut de droit
141 Voir l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 60.
142 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 113, par. 166.
143 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 616, par. 31.
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international, Giorgio Gaja a expliqué que, « lorsqu’un État a une obligation erga omnes, tous les États auxquels cette obligation est due ont un droit correspondant »144. Appliquant ce principe à la convention sur le génocide, la Cour a, dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), conclu que « tout État partie à la convention sur le génocide, et non pas seulement un État spécialement affecté, peut invoquer la responsabilité d’un autre État partie en vue de faire constater le manquement allégué de celui-ci à ses obligations erga omnes partes et de mettre fin à ce manquement »145. Cette interprétation de la convention concorde avec l’observation formulée par le juge ad hoc Elihu Lauterpacht en l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie, selon laquelle « [l]’obligation de “ prévenir” le génocide est un devoir qui s’impose à toutes les parties, elle est une obligation que chacune des parties a contractée envers toutes les autres », qui crée une « série d’obligations » ayant « pour pendant une série de droits qui en sont la contrepartie »146.
76. La Russie a toutefois fait une interprétation erronée du droit que lui confère l’article premier de la convention sur le génocide, et l’a appliqué de façon tout aussi erronée au détriment de l’Ukraine. Le droit d’« invoquer la responsabilité d’un autre État partie » en matière de génocide ne consiste pas à accuser mensongèrement une autre partie contractante de commettre un génocide en violation de la convention, puis à infliger un préjudice à cette Partie contractante en arguant de ce prétexte. Se prévaloir du droit d’« invoquer la responsabilité d’un autre État partie » en matière de génocide que confère la convention pour prendre ensuite des mesures unilatérales qui dépassent les limites de ce que permet la légalité internationale constitue un abus manifeste de ce droit, en particulier au vu de l’effroyable campagne de destruction et d’atrocités que la Russie a menée jusqu’ici en Ukraine.
77. Conformément aux principes établis d’interprétation des traités, les obligations que les articles premier et IV de la convention sur le génocide imposent aux Parties contractantes ainsi que les droits qu’ils leur confèrent doivent être interprétés « de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but »147. L’objet et le but de la convention sur le génocide, ainsi que cela est exprimé dans son préambule, consistent à favoriser la « coopération internationale » afin de « libérer l’humanité » du « fléau … odieux » du génocide qui lui a « infligé de grandes pertes »148. Dans l’avis consultatif qu’elle a rendu en 1951 concernant les Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, la Cour a expliqué les « fins » de cet instrument comme suit :
« La Convention a été manifestement adoptée dans un but purement humain et civilisateur. On ne peut même pas concevoir une convention qui offrirait à un plus haut degré ce double caractère, puisqu’elle vise d’une part à sauvegarder l’existence même
144 Giorgio Gaja, Obligations and Rights Erga Omnes in International Law, Second Report, Annuaire de l’Institut de droit international, vol. 71, p. 191 (session de Cracovie, 2005) (annexe 23).
145 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 17, par. 41 ; voir également Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, opinion individuelle commune des juges Higgins, Kooijmans, Elaraby, Owada et Simma, p. 72, par. 28 (« Selon cette convention, ce sont les États qui se contrôlent mutuellement pour vérifier que chacun respecte l’interdiction du génocide. »).
146 Voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie (Serbie et Monténégro)), mesures conservatoires, ordonnance du 13 septembre 1993, C.I.J. Recueil 1993, opinion individuelle du juge ad hoc Lauterpacht, p. 436, par. 86.
147 Paragraphe 1 de l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités, 23 mai 1969, Nations Unies, Recueil des traités, vol. 1155, p. 331 (ci-après la « convention de Vienne »).
148 Préambule de la convention sur le génocide ; voir également Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23.
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de certains groupes humains, d’autre part à confirmer et à sanctionner les principes de morale les plus élémentaires. »149
78. L’interprétation correcte des articles premier et IV exposée ci-dessous fait émerger trois principes pertinents pour le présent différend entre l’Ukraine et la Russie. Premièrement, la convention n’autorise pas une partie contractante à invoquer la responsabilité d’une autre partie contractante en application de l’article premier de la convention sur le génocide à raison d’un génocide allégué de façon mensongère. Deuxièmement, si une partie contractante venait à invoquer la responsabilité d’une autre partie contractante à raison d’une violation de la convention, ou si une partie contractante venait à agir pour prévenir et punir un génocide, de telles mesures devraient être prises de bonne foi, sans qu’il en soit fait un usage abusif. Troisièmement, même si un État venait à ne pas respecter ses obligations au titre de l’article premier de la convention, une partie contractante ne saurait agir unilatéralement pour mettre fin à ce manquement et pour prévenir et punir un génocide d’une manière qui excède les limites de ce que permet la légalité internationale.
1. Un État ne saurait prétendre prévenir et punir un génocide qu’il a allégué de façon mensongère
79. L’article premier de la convention sur le génocide est rédigé comme un engagement mutuel entre « [l]es Parties contractantes », lesquelles « s’engagent à prévenir et à punir » le génocide et « confirment que [celui-ci] … est un crime du droit des gens ». Le sens ordinaire à attribuer à ces termes, lus de bonne foi, dans leur contexte, et à la lumière de l’objet et du but de la convention, crée des obligations réciproques pour les Parties contractantes. Ces termes imposent une obligation de ne pas commettre de génocide, de prendre des mesures pour prévenir un génocide lorsqu’il existe un risque sérieux qu’un tel crime se produise, et de punir le génocide lorsqu’il s’est produit. En tant qu’obligation erga omnes partes, l’article premier confère également à chaque Partie contractante un droit et un intérêt à ce qu’il soit mis fin à toute violation de cette disposition par un État. Lorsque rien ne justifie raisonnablement de conclure qu’un génocide est commis, ou qu’il existe un risque sérieux à cet égard, il n’y a ni obligation de prendre des mesures pour prévenir et punir pareil génocide allégué, ni droit de prendre des mesures pour mettre un terme à une violation inexistante de l’article premier par un autre État. Cet ensemble d’obligations et de droits emporte un devoir de ne pas agir au détriment d’autres États sous le prétexte de prévenir et de punir un génocide allégué de façon mensongère.
80. Ainsi que la Cour l’a exposé en l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, « [e]n son sens ordinaire, le terme “s’engagent” signifie promettre formellement, s’obliger, faire un serment ou une promesse, convenir, accepter une obligation »150. L’article premier souligne l’aspect collectif et mutuel de cet engagement pris par « [l]es Parties contractantes », confirmant leurs obligations les unes envers les autres.
81. L’engagement mutuel précis formulé à l’article premier est de « punir » et de « prévenir » le génocide. Selon le Oxford English Dictionary, le sens ordinaire de « punish » (« punir ») est le suivant : « [t]o cause (an offender) to suffer for an offence, esp. a transgression of a legal or moral code ; to subject to a penalty or sanction as retribution or as a caution against further offences »
149 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23 ; voir également Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 110-111, par. 161-162.
150 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 111, par. 162 ; voir également Oxford English Dictionary (2e éd., 1989), qui définit le verbe « s’engager » comme, notamment, « [p]rendre sur soi », entrée « undertake, v. », accessible à l’adresse suivante : https://www.oed.com/oed2/00265114.
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(« frapper (un contrevenant) d’une peine pour une infraction, en particulier une transgression d’un code juridique ou moral ; infliger une pénalité ou une sanction à titre de châtiment ou pour prévenir la commission de nouvelles infractions »)151. En l’absence de toute infraction, il n’y a rien qu’un État puisse, ou doive, « punir ». De même, le sens ordinaire de « prevent » (« prévenir ») est « [t]o preclude the occurrence » of « an anticipated event, state, etc. » (« éviter la survenance » d’« un événement, d’un état de choses, etc. attendu »), ce qui indique que la possibilité d’un génocide doit relever d’une anticipation raisonnable152. Conformément à cette interprétation, la Cour a indiqué que « l’obligation de prévention et le devoir d’agir qui en est le corollaire pren[aient] naissance, pour un État, au moment où celui-ci a[vait] connaissance, ou devrait normalement avoir connaissance, de l’existence d’un risque sérieux de commission d’un génocide »153. La Cour a également dit que « la notion de “due diligence”, qui appelle une appréciation in concreto, revêt[ait] une importance cruciale »154.
82. Les termes de l’article premier doivent de surcroît être lus dans leur contexte. Il ressort du préambule de la convention que l’engagement des Parties contractantes énoncé à l’article premier vise à encourager la « coopération internationale ». D’autres dispositions de la convention mettent elles aussi l’accent sur la dimension coopérative. Les États « s’engagent » à « accorder l’extradition », une forme de coopération en matière de répression, dans les affaires de génocide155. La convention prévoit en outre que les Parties contractantes « peu[vent] saisir les organes compétents des Nations Unies », instance de coopération internationale, afin que ceux-ci prennent des mesures « pour la prévention et la répression des actes de génocide »156. Ce contexte met en exergue le fait que, lorsque les États s’acquittent de leur « engagement » envers les autres « Parties contractantes » de « prévenir et punir le génocide », ils doivent le faire conformément à l’objectif de la convention d’encourager la coopération internationale. Ils ne peuvent, en lieu et place, prendre unilatéralement des mesures préjudiciables à une autre partie contractante en accusant de façon mensongère celle-ci de manquer aux obligations que lui impose la convention, en particulier lorsqu’il n’existe pas de risque manifeste de génocide ni de violation avérée de la convention qu’une partie contractante aurait un intérêt à faire cesser.
83. Cette interprétation de l’article premier s’impose encore au vu de l’objet et du but de la convention. Comme cela a déjà été mentionné, la Cour a indiqué que la convention avait un « but purement humain et civilisateur », à savoir qu’elle visait notamment « à confirmer et à sanctionner les principes de morale les plus élémentaires »157. À la lumière de cet objet et de ce but, l’engagement formulé à l’article premier ne saurait être interprété comme autorisant une partie contractante à porter préjudice à une autre partie contractante sous le prétexte de prévenir et de punir un génocide allégué sans fondement et sans preuve à l’appui. Au contraire, l’engagement que les Parties contractantes prennent les unes envers les autres doit être interprété comme comprenant celui de ne pas agir au détriment des autres en arguant de la volonté de prévenir et de punir un génocide allégué de façon mensongère, sans faire preuve de la diligence voulue quant à savoir si un génocide est en cours ou
151 Voir Oxford English Dictionary, punish, v. (3e éd., 2007), accessible à l’adresse suivante : https://www.oed.com/ view/Entry/154671?redirectedFrom=punish#eid.
152 Voir Oxford English Dictionary, prevent, v. (3e éd., 2007), accessible à l’adresse suivante : https://www.oed. com/view/Entry/151073?rskey=aXTcHQ&result=2&isAdvanced=false#eid.
153 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 222, par. 431.
154 Ibid., p. 221, par. 430.
155 Article VII de la convention sur le génocide.
156 Ibid.
157 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23.
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s’il existe un risque sérieux qu’un génocide soit commis, et indépendamment de la question de savoir si l’autre État manque effectivement aux obligations qui lui incombent au titre de la convention.
84. Une interprétation de bonne foi de l’« engagement » pris par les Parties contractantes impose une telle conclusion, laquelle est de surcroît corroborée par les travaux préparatoires de la convention. Tout au long des négociations, les délégués ont fait preuve de défiance à l’égard des dispositions susceptibles d’être utilisées à mauvais escient pour provoquer la discorde internationale. Ainsi, une proposition rejetée concernant la protection des « groupes politiques » a été perçue comme « fourni[ssant] un prétexte commode pour s’immiscer dans les affaires intérieures des États »158. Des préoccupations similaires ont été exprimées quant au fait qu’une proposition tendant à sanctionner toutes les formes de propagande publique « visant à attiser les haines ou inimitiés raciales, nationales ou religieuses » ou à « pousser à l’exécution de crimes de génocide » pouvait « devenir le prétexte de graves abus »159. Ayant rejeté ces propositions au motif qu’elles risquaient de servir de prétextes fallacieux, les Parties contractantes ne pouvaient envisager que l’engagement mutuel de prévenir et de punir le crime de génocide énoncé à l’article premier de la convention puisse être détourné et servir de prétexte pour commettre de graves abus et s’immiscer indûment dans les affaires intérieures d’autres États.
85. Le caractère solennel de l’« engagement » pris envers les autres « Parties contractantes », lu dans son contexte, de bonne foi et à la lumière de l’objet et du but de la convention, empêche un État d’agir au détriment d’une autre partie contractante sous le prétexte de prévenir et de punir un génocide inexistant.
2. Les États doivent s’acquitter de leur obligation de prévenir et de punir le génocide et exercer leur droit d’invoquer la responsabilité des États ayant manqué à leurs obligations de bonne foi et sans abus
86. Une conclusion similaire découle du principe fondateur pacta sunt servanda : l’obligation d’exécuter les traités de bonne foi. Ainsi que l’a dit la Cour, si « [l]’article premier ne précise pas quels types de mesures une partie contractante peut prendre pour s’acquitter de … [l’]obligation » de prévenir et de punir le génocide, « [l]es Parties contractantes doivent … exécuter cette obligation de bonne foi »160. En s’engageant solennellement à prendre des mesures pour prévenir et punir l’odieux fléau du génocide, les États ont nécessairement accepté de ne prendre de telles mesures que de bonne foi et de ne pas faire un usage abusif de cet engagement.
158 Nations Unies, compte rendu analytique des séances du Conseil économique et social, 218e séance, doc. E/SR.218, p. 712 (26 août 1948) (M. Katz-Suchy (Pologne)) :
« Grâce au changement d'attitude de la délégation chinoise, le projet de convention adopté par le Comité spécial comprend des dispositions relatives à ce que l’on appelle la protection des groupes politiques. Sans vouloir entrer dans tous les détails des manoeuvres de procédure employées par le représentant des États-Unis et par le Président du Comité spécial pour faire insérer ces dispositions dans le projet, l’orateur tient à faire observer que leur présence dans la convention aura pour effet non seulement de fournir un prétexte commode pour s’immiscer dans les affaires intérieures des États, mais aussi de rendre impossible l’adhésion d’un certain nombre d’États à la convention. »
159 Nations Unies, Sixième Commission de l’Assemblée générale, 87e séance, doc. A/C.6/SR.87, p. 251 (29 octobre 1948) (M. Fitzmaurice (Royaume-Uni) :
« Le représentant du Royaume-Uni s’oppose à l’amendement de l’Union soviétique, non parce qu’il approuve d’aucune façon l’excitation [sic] à la haine, mais parce que, s’il était adopté, cet amendement, combiné avec la protection du groupe politique, pourrait devenir le prétexte de graves abus, en donnant à un Gouvernement ⎯ et il en est plus d’un qui n’aime pas les critiques, surtout celles des journaux ⎯ le droit de se plaindre de la presse d’un autre pays. »
160 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 56.
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87. Comme le stipule l’article 26 de la convention de Vienne, « [t]out traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi. »161 Examinant cette règle dans son arrêt relatif au Projet Gabčíkovo-Nagymaros, la Cour a indiqué que « [l]e principe de bonne foi oblige[ait] les Parties à … appliquer [le traité] de façon raisonnable et de telle sorte que son but puisse être atteint »162.
88. Ainsi, en s’engageant à prévenir et à punir le génocide, les Parties contractantes s’obligent à prendre des mesures uniquement pour prévenir et punir un génocide dont il a été établi, avec diligence et de façon raisonnable, qu’il risque de se produire. De même, si le caractère erga omnes de l’obligation a pour corollaire l’existence, pour toutes les Parties contractantes, d’un droit d’invoquer la responsabilité d’un État qui viole l’article premier de la convention, aucune Partie contractante n’a le droit d’invoquer la convention de façon abusive et à des fins inappropriées. En particulier, aucune Partie contractante ne peut se prévaloir du droit de prendre des mesures contre un autre État qu’elle accuse de façon déraisonnable et sous un prétexte fallacieux d’avoir commis un génocide en violation de la convention.
89. Dans la déclaration qu’il a jointe à l’arrêt rendu en l’affaire relative à Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale, le juge Keith a expliqué que, en vertu « [d]es principes de bonne foi, d’abus de droit et de détournement de pouvoir », un État exerçant un pouvoir que lui confère un traité devait l’« exercer … aux fins pour lesquelles celui-ci lui a[vait] été conféré et non à des fins erronées ou au gré de facteurs sans rapport avec les objectifs visés »163. Bin Cheng a pour sa part écrit que
« [l]’exercice raisonnable et de bonne foi d’un droit suppos[ait] que celui-ci soit exercé sincèrement en vue d’obtenir les intérêts que ce droit est destiné à protéger et qu’il ne soit pas destiné à porter atteinte de manière inéquitable aux intérêts légitimes d’un autre État, que ceux-ci soient garantis par un traité ou par le droit international général »164.
Dans la huitième édition de son traité intitulé International Law, publié sous la direction de sir Hersch Lauterpacht, Oppenheim a expliqué qu’un État abuse d’un droit « lorsqu’[il en] fait
161 Article 26 de la convention de Vienne.
162 Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 78-79, par. 142 ; voir également Droits des ressortissants des États-Unis d’Amérique au Maroc (France c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 1952, p. 212 (où la Cour dit que le pouvoir de fixer, aux fins de l’évaluation en douane, la valeur des biens importés « appartient aux autorités douanières, mais [qu’]elles doivent en user raisonnablement et de bonne foi ») ; Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 229, par. 145 (« [S]i la France est fondée à dire que les termes de l’article 2 donnent un très large pouvoir discrétionnaire à l’État requis, l’exercice de ce pouvoir demeure soumis à l’obligation de bonne foi codifiée à l’article 26 de la convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités.»). De même, dans l’affaire des Essais nucléaires, la Cour a relevé que « la règle du droit des traités pacta sunt servanda elle-même … repos[ait] sur la bonne foi ». Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 268, par. 46 ; voir également Michel Virally, Panorama du droit international contemporain. Cours général de droit international public, Recueil des cours 1983-V, Collected Courses of the Hague Academy of International Law, vol. 183, p. 197 (où il est observé, à propos de l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire des Essais nucléaires, que « [l]e dictum de la Cour formule un principe général tout à fait analogue, pour les actes unilatéraux, à pacta sunt servanda pour les traités. Le fondement est le même dans les deux cas : c’est celui de la bonne foi ») (annexe 22).
163 Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 2008, déclaration du juge Keith, p. 279, par. 6.
164 Bin Cheng, General Principles of Law as Applied by International Courts and Tribunals, p. 131–132 (Stevens and Sons Ltd. 1953) (annexe 20).
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usage … de manière arbitraire de façon à infliger à un autre État un préjudice qui ne peut être justifié par une considération légitime de son propre avantage »165.
90. Dans la présente instance, la Fédération de Russie affirme qu’elle pourrait reconnaître de nouveaux souverains sur le territoire ukrainien et y recourir à la force ⎯ agissements contraires au droit international. Étant donné que l’article premier impose aux Parties contractantes des obligations et leur confère les droits correspondants, tout droit de ce type doit être exercé, sans être utilisé comme prétexte, de manière fondée et conforme au « but purement humain et civilisateur » de la convention. En faisant valoir le droit d’agir ultra vires en vertu de l’autorité revendiquée de la convention, la Russie n’a satisfait à aucune de ces exigences. Au contraire, elle a fait un usage abusif et dévoyé des articles premier et IV de la convention sur le génocide pour servir ses desseins personnels.
91. Lorsqu’un État fait un usage abusif et dévoyé d’un traité de cette manière, il viole cet instrument. Dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire relative à Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, la devancière de la Cour a précisé qu’un « abus » d’un droit de disposer de ses biens « donner[ait] » à un tel acte « le caractère d’une violation du traité [de Versailles] »166. Ainsi que l’a également expliqué Bin Cheng, un acte « incompatible avec l’exécution de bonne foi de l’obligation conventionnelle » constitue « une violation du traité »167. D’autres juridictions internationales ont adopté la même logique. En examinant l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), l’organe d’appel de l’Organisation mondiale du commerce s’est appuyé sur l’ouvrage de Bin Cheng pour conclure que « [l]’exercice abusif par un Membre de son propre droit conventionnel se traduit donc par une violation des droits conventionnels des autres Membres ainsi que par un manquement du Membre en question à son obligation conventionnelle »168. Pareille
165 L. Oppenheim, International Law: A Treatise, Volume 1 — Peace, p. 345 (H. Lauterpacht, ed., David McKay Company Inc., 8th ed. 1955) (annexe 21) ; voir également Oppenheim’s International Law: Volume 1 Peace, p. 407 (Robert Jennings & Arthur Watts, eds., Oxford University Press, 9th ed. 2008) (annexe 24) ; Robert Kolb, Good Faith in International Law, p. 144–145 (Hart 2017)
« [I]l existe enfin un domaine plus général de l’abus de droit. Il englobe les actes arbitraires, déraisonnables et frauduleux. Le comportement arbitraire repose sur des actes manifestement injustifiés au regard des faits, l’exercice objectivement choquant d’un droit, des actes portant atteinte à la conscience juridique élémentaire ou l’exercice discriminatoire de droits. Les actes déraisonnables sont ceux qui ne peuvent faire l’objet d’une justification acceptable. Enfin, les actes frauduleux sont ceux qui visent à contourner une interdiction juridique en recourant à des interprétations formalistes insidieuses. » (Annexe 28).
166 Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, fond, arrêt no 7, 1926, C.P.J.I. série A n° 7, p. 30.
167 Bin Cheng, General Principles of Law as Applied by International Courts and Tribunals, p. 125 (Stevens and Sons Ltd. 1953) (annexe 20). De surcroît, Cheng explique, spécifiquement à propos de l’affaire relative à la Haute-Silésie, que, « [l]’exercice de bonne foi du droit en cause serait compatible avec les obligations conventionnelles de l’Allemagne, mais son exercice contraire au principe de bonne foi constituerait un abus de droit et une violation de ces obligations, c’est-à-dire un acte illicite ». Ibid., p. 128.
168 Organisation mondiale du commerce, États-Unis — Prohibition à l’importation de certaines crevettes et de certains produits à base de crevettes (Inde, Malaisie, Pakistan, Thaïlande c. Etats-Unis d’Amérique), rapport de l’organe d’appel, doc. WT/DS58/AB/R (12 octobre 1998), p. 61-62, par. 158
« Le texte introductif de l’article XX n’est en fait qu’une façon d’exprimer le principe de la bonne foi. Celui-ci, qui est en même temps un principe juridique général et un principe général du droit international, régit l’exercice des droits que possèdent les États. L’une de ses applications, communément dénommée la doctrine de l’abus de droit, interdit l’exercice abusif de ces droits et prescrit que, dès lors que la revendication d’un droit “empiète sur le domaine couvert par une obligation conventionnelle, le droit soit exercé de bonne foi, c’est-à-dire de façon raisonnable”. L’exercice abusif par un Membre de son propre droit conventionnel se traduit donc par une violation des droits conventionnels des autres Membres ainsi que par un manquement du Membre en question à son obligation conventionnelle. Cela dit, notre tâche consiste en l’occurrence à interpréter le libellé du texte introductif, en cherchant d’autres indications à cet effet, s’il y a lieu, dans les principes généraux du droit international. » (Citant Bin Cheng, General Principles of Law as Applied by International Courts and Tribunals, p. 125 (Stevens and Sons Ltd. 1953) (deuxième citation interne supprimée).
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observation n’est pas limitée aux traités économiques comme le GATT ; en fait, un tel principe est peut-être encore plus impératif dans le contexte d’un traité relatif aux droits de l’homme.
92. L’usage abusif d’un traité emporte violation de celui-ci. Cette conclusion s’applique a fortiori lorsqu’une partie contractante fait une application fautive et un usage dévoyé des engagements qu’elle a pris au titre des articles premier et IV de la convention sur le génocide. Cet instrument est un traité unique, qui, comme la Cour l’a reconnu, a été « manifestement adopté[] dans un but purement humain et civilisateur »169. Ainsi que la Cour l’a précisé, les Parties contractantes ont « un intérêt commun, celui de préserver les fins supérieures qui sont la raison d’être de la convention »170.
93. À la lumière de l’objet et du but du traité, la Cour a, dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), établi l’existence d’obligations qui ne sont pas stipulées « expressis verbis » dans le libellé de la convention, mais procèdent de ce que cet instrument « implique nécessairement »171. Et de conclure que, en convenant de « qualifi[er] de “crime du droit des gens” [le] génocide », les Parties contractantes « s’engagent logiquement à ne pas commettre l’acte ainsi qualifié »172. De même, une partie contractante qui s’engage à prévenir et à punir le génocide « s’engage logiquement » à ne pas exercer abusivement cette responsabilité solennelle. La Russie viole la convention en en détournant l’usage pour servir des intérêts autres que la réalisation de la fin supérieure de cet instrument, en prenant, sur la base de prétextes, des mesures contre l’Ukraine alors que rien ne justifie raisonnablement de conclure qu’il existe un risque sérieux qu’un génocide soit commis, et en fondant ses actions sur l’accusation mensongère que l’Ukraine manquerait aux obligations que lui impose la convention.
3. Un État ne peut agir pour prévenir et punir un génocide que dans les limites de ce que lui permet la légalité internationale
94. L’allégation de la Russie selon laquelle l’Ukraine a violé la convention sur le génocide en commettant elle-même ce crime ne repose sur aucun fondement ni aucune preuve. Mais même lorsqu’un État a manqué aux obligations que lui impose l’article premier de la convention, un État cherchant à invoquer la responsabilité internationale de celui-ci ne peut déployer son action que dans les limites de ce que lui permet la légalité internationale.
95. En interprétant l’article premier dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), la Cour a précisé qu’« il [était] clair que chaque État ne p[ouvait] déployer son action que dans les limites de ce que lui permet[tait] la légalité internationale »173. Dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires qu’elle a rendue en la présente instance, la Cour a de même fait observer que « [l]es actes entrepris par les [P]arties contractantes pour “prévenir et … punir” un génocide doivent être conformes à l’esprit et aux buts des Nations Unies, tels
169 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23.
170 Ibid.
171 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 113, par. 166.
172 Ibid.
173 Ibid., p. 221, par. 430.
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qu’énoncés à l’article 1 de la Charte des Nations Unies »174. Elle a en particulier rappelé le but des Nations Unies, entériné dans la Charte, qui consiste à « [m]aintenir la paix et la sécurité internationales » et à « réaliser, par des moyens pacifiques, conformément aux principes de la justice et du droit international, l’ajustement ou le règlement de différends ou de situations, de caractère international, susceptibles de mener à une rupture de la paix »175. Est également pertinent le but de la Charte des Nations Unies, consacré dans son préambule, selon lequel les Membres des Nations Unies sont « résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre »176.
96. Ainsi que l’a souligné le juge Robinson dans l’opinion individuelle qu’il a jointe à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires, « l’article premier de la convention sur le génocide met la Russie dans l’obligation d’agir pour prévenir la commission d’un génocide, tout en l’astreignant à le faire dans les limites fixées par la légalité internationale »177. Ainsi, les mesures prises en vertu des articles premier et IV de la convention sur le génocide doivent s’inscrire dans les limites de ce que permet la légalité internationale et, en particulier, les normes fondamentales reflétées dans l’objet et le but de la convention.
97. Une lecture dans leur contexte des articles premier et IV de la convention sur le génocide conduit à la même conclusion. Selon la Cour, pour examiner en quoi consiste l’engagement de prévenir et punir le génocide, il convient de « ten[ir] compte » des articles VIII et IX de la convention178. En vertu de l’article VIII, les Parties contractantes « peu[vent] saisir les organes compétents des Nations Unies afin que ceux-ci prennent … les mesures qu’ils jugent appropriées » pour la prévention et la répression du génocide. L’article IX énonce pour sa part le rôle de la Cour internationale de Justice en ce qui concerne les différends relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention. En attribuant expressément des rôles aux organes politiques et judiciaires des Nations Unies en matière de prévention et de répression du génocide, ces articles indiquent en outre que l’engagement de prévenir et punir le génocide doit être mis en oeuvre dans les limites de ce que permet la légalité internationale et conformément à l’esprit et aux buts des Nations Unies. Telles sont les conditions reconnues dans lesquelles un État peut, pour reprendre les termes employés par la Cour en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), « invoquer la responsabilité d’un autre État partie en vue de faire constater le manquement allégué de celui-ci à ses obligations erga omnes partes et de mettre fin à ce manquement »179. Les articles VIII et IX ne sont peut-être pas les seules mesures à la disposition d’un État agissant de bonne foi en ce sens, mais ils apportent une preuve solide dans le cadre de la convention de ce qu’un État mettant en oeuvre les engagements qu’il a pris au titre des articles premier et IV ne peut pas subvertir le droit international et le système des Nations Unies.
174 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 58.
175 Ibid. (citant l’article 1 de la Charte des Nations Unies).
176 Charte des Nations Unies, préambule.
177 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, opinion individuelle du juge Robinson, par. 27.
178 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 56
« La Cour fait observer que, conformément à l’article premier de la convention, tous les États parties à celle-ci se sont engagés “à prévenir et à punir” le crime de génocide. L’article premier ne précise pas quels types de mesures une partie contractante peut prendre pour s’acquitter de cette obligation. Les [P]arties contractantes doivent toutefois exécuter cette obligation de bonne foi, en tenant compte d’autres parties de la convention, en particulier ses articles VIII et IX, ainsi que son préambule. »
179 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 17, par. 41.
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98. La Cour a examiné d’autres traités relatifs aux droits de l’homme s’inscrivant dans une même veine. Dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), elle s’est penchée sur les conséquences résultant de ce que, pour justifier leur intervention dans le pays, les États-Unis avaient au préalable affirmé que le Nicaragua violait les droits de l’homme180. La Cour a expliqué que, « si les États-Unis p[ouvaient] certes porter leur propre appréciation sur la situation des droits de l’homme au Nicaragua, l’emploi de la force ne saurait être la méthode appropriée pour vérifier et assurer le respect de ces droits »181. En particulier, elle a établi que les activités des États-Unis, qu’elle a jugées illicites, ne pouvaient être justifiées par un prétendu objectif humanitaire, notamment lorsqu’elles n’étaient elles-mêmes pas compatibles avec un tel objectif : « Quant aux mesures qui ont été prises en fait, la protection des droits de l’homme, vu son caractère strictement humanitaire, n’est en aucune façon compatible avec le minage de ports, la destruction d’installations pétrolières, ou encore l’entraînement, l’armement et l’équipement des contras. »182
99. La même conclusion devrait s’imposer lorsque la force est employée de la manière dont la Fédération de Russie l’a fait, notamment en se livrant à des destructions massives et en commettant des atrocités sur l’ensemble du territoire ukrainien au nom de l’objectif strictement humanitaire de prévenir et de punir un génocide que l’Ukraine aurait commis en violation de la convention. Cela est d’autant plus vrai lorsque rien ne permet de conclure à l’existence de la violation alléguée, du génocide allégué ou d’un risque sérieux qu’un tel génocide soit commis.
100. Dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires, la Cour a fait observer qu’« il [était] douteux que la convention, au vu de son objet et de son but, autorise l’emploi unilatéral de la force par une partie contractante sur le territoire d’un autre État, aux fins de prévenir ou de punir un génocide allégué »183. Ce qui est certain, c’est que la convention sur le génocide n’autorise pas une partie contractante à employer unilatéralement la force sur le territoire d’un autre État sous le prétexte de prévenir ou de punir un génocide allégué dont l’existence n’a pas été corroborée et ne pourrait plausiblement l’être. Il est également certain que la convention sur le génocide n’autorise pas une partie contractante à commettre des atrocités sur le territoire d’un autre État dans le but déclaré de prévenir ou de punir un génocide allégué. Toute autre conclusion signifierait qu’une convention qui a un caractère foncièrement humanitaire pourrait être détournée pour justifier de graves injustices internationales, y compris des violations flagrantes du jus ad bellum et du jus in bello.
B. FAISANT DE NOUVEAU UNE INTERPRÉTATION ET UNE APPLICATION ERRONÉES DE LA CONVENTION, LA FÉDÉRATION DE RUSSIE ALLÈGUE À TORT QUE L’UKRAINE EST RESPONSABLE D’ACTES DE GÉNOCIDE COMMIS DANS LA RÉGION UKRAINIENNE DU DONBAS
101. Comme cela a été démontré au chapitre 2, la Fédération de Russie tire prétexte d’un génocide qu’aurait commis l’Ukraine pour justifier son droit revendiqué à reconnaître la RPD et la RPL et à faire usage de la force en Ukraine et contre celle-ci. Selon elle, l’État ukrainien et ses agents seraient responsables d’actes de génocide perpétrés dans la région du Donbas en violation de la
180 Voir Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 134, par. 267 ; voir également ibid., p. 130, par. 257.
181 Ibid., p. 134-135, par. 268.
182 Ibid.
183 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 59.
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convention sur le génocide, ce qui lui donnerait le droit de prendre des mesures visant à prévenir et à punir ce génocide, et à mettre un terme aux violations alléguées de la convention par l’Ukraine184.
102. Or, pour les raisons précédemment exposées, la Fédération de Russie ne peut violer la souveraineté de l’Ukraine en reconnaissant la RPD et la RPL, ni recourir à la force sur le territoire ukrainien afin de prévenir et de punir un génocide allégué dans le seul but de servir de prétexte à ses actions, sans qu’aucun élément concret ne vienne justifier de tels actes. Les articles premier et IV imposent à tout le moins à un État de faire preuve de la diligence requise et de disposer d’éléments lui permettant raisonnablement de conclure à l’existence d’un risque sérieux de génocide avant de prendre des mesures au détriment d’un autre État dans le but affiché de prévenir ou de punir le génocide. En l’espèce, la Fédération de Russie a agi de manière incompatible avec les articles premier et IV en prenant des mesures visant à prévenir et à punir un génocide et en invoquant la responsabilité de l’Ukraine à raison d’actes de cette nature, en l’absence de tout fondement factuel et juridique à ces allégations.
103. Compte tenu du caractère inhabituel des allégations de la Fédération de Russie, l’Ukraine tentera d’y répondre au mieux, à la lumière de la compréhension qu’elle en a. L’allégation de génocide avancée par la Russie semble se fonder sur un récit mensonger selon lequel l’Ukraine et ses responsables auraient entrepris de « détruire » la population russophone de la région du Donbas dans l’est de l’Ukraine, en violation de l’article premier de la convention. Selon la Fédération de Russie, le fait que le conflit du Donbas ait fait des victimes parmi la population civile depuis 2014 serait la preuve de ce génocide. Or, la mise en parallèle des faits tels qu’ils se sont produits et de la définition du génocide énoncée à l’article II de la convention révèle que rien ne justifie raisonnablement de conclure que l’Ukraine ou ses agents aient commis de quelconques actes constitutifs d’un génocide au sens de la convention, ou qu’il ait jamais existé un risque sérieux qu’ils commettent de tels actes.
1. Alors que la définition du génocide énoncée dans la convention sur le génocide exige l’existence d’une intention génocidaire et celle d’actes de génocide, la Fédération de Russie n’a démontré ni l’une ni l’autre
104. L’article II de la convention sur le génocide définit le génocide comme l’un quelconque de cinq actes commis « dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». La liste des cinq actes visés à l’article II est exhaustive et inclut : a) le meurtre de membres du groupe ; b) l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) l’imposition de mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; et e) le transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.
184 Dans son opinion individuelle, le juge Robinson a observé expressément qu’« [i]l [était] raisonnable de considérer que c’est dans l’exercice de cette obligation [énoncée à l’article premier] que la Fédération de Russie a[vait] entrepris de lancer une campagne militaire en Ukraine ». Voir l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, opinion individuelle du juge Robinson, par. 27
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105. Pris séparément, aucun des cinq actes visés à l’article II ne peut être constitutif de génocide si l’intention spécifique requise (dolus specialis) n’est pas présente185. Comme l’a dit la Cour en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), « l’intention de détruire » constitue « la composante propre du génocide, qui le distingue d’autres crimes graves »186. La Cour a ensuite expliqué qu’il s’agissait d’« une intention spécifique, qui s’ajoute à celle propre à chacun des actes incriminés, pour constituer le génocide »187.
2. La Fédération de Russie ne dispose d’aucun élément crédible prouvant que l’Ukraine ou ses agents aient commis des actes de génocide dans la région ukrainienne du Donbas ou ailleurs
106. Depuis 2014, la Fédération de Russie allègue — par la voix de ses organes d’État et de ses plus hauts responsables — que l’Ukraine et ses agents commettent un génocide dans le Donbas, région d’Ukraine orientale, en violation de la convention sur le génocide. Or il n’existe tout simplement aucun élément crédible qui prouve que le Gouvernement ukrainien ou ses agents, quels qu’ils soient, aient jamais nourri l’intention de détruire un groupe d’individus russophones dans le Donbas ou ailleurs en Ukraine. En réalité, les allégations de la Russie trouvent leur origine dans un conflit qui a éclaté lorsque des groupes armés illégaux parrainés par la Fédération de Russie se sont emparés de territoires situés en Ukraine orientale, ont commis de « graves violations des droits de l’homme » dans les zones sous leur contrôle188, et ont semé la violence et l’anarchie dans toute la région du Donbas189.
107. L’Ukraine a réagi en faisant ce qu’aurait fait tout gouvernement responsable, à savoir chercher à rétablir l’ordre public et le respect des droits de l’homme sur l’intégralité de son territoire souverain. Elle a entrepris une activité militaire dans la région du Donbas, dont le but n’était pas de détruire, en tout ou en partie, un groupe de citoyens quelconque, mais de s’opposer à l’agression subie et de reprendre le territoire souverain ukrainien à des groupes armés illégaux tels que la RPD et la RPL qui, avec le soutien de la Fédération de Russie, se livraient à ce que des observateurs des droits de l’homme de l’ONU ont qualifié de « règne de l’intimidation et de la terreur » sur le territoire
185 Voir, par exemple, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 80, 128, par. 207, 440–441 (où la Cour a conclu que la Serbie n’avait pas commis de génocide, bien que l’élément matériel du génocide ait été établi et que la Serbie ait reconnu que « des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et d’autres atrocités [avaient] été perpétrés contre des Croates par divers groupes armés ») ; Florian Jeßberger, The Definition of Genocide, in The UN Genocide Convention: A Commentary (Paola Gaeta, ed., Oxford University Press, 2009), p. 105 (« [P]our être constitutif de génocide, chacun des actes visés aux alinéas a) à e) doit être commis dans l’intention de détruire un groupe protégé. ») (Annexe 25.)
186 Voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 62, par. 132.
187 Ibid.
188 OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 July 2014), par. 26, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/Ukraine_Report_15July2014.pdf
189 Voir, par exemple, OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 June 2014), par. 154, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/HRMMUReport_ 15June2014.pdf
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ukrainien190. Il n’existe pas la moindre preuve que l’Ukraine ait, ce faisant, ciblé un groupe particulier de civils, et encore moins qu’elle ait eu l’intention de détruire la population russophone de la région du Donbas.
108. Cherchant à fonder ses allégations de génocide sur la définition énoncée à l’article II de la convention sur le génocide, la Fédération de Russie accuse de façon grotesque les membres de l’élite politique et militaire de l’Ukraine d’avoir « donné des ordres visant à annihiler la population russophone vivant sur le territoire des républiques de Donetsk et de Louhansk »191. Cette allégation n’est étayée par aucune source. Le comité d’enquête de la Fédération de Russie n’a divulgué aucun élément crédible ni objectivement vérifiable à l’appui de ses graves accusations contre l’Ukraine et ses agents.
109. Cela n’est guère étonnant puisque de telles preuves n’existent tout simplement pas. Les citoyens russophones vivent en paix sur tout le territoire ukrainien, y compris dans les régions de Donetsk et de Louhansk. De nombreux Ukrainiens russophones vivaient paisiblement dans des villes telles que Kyïv, Kharkiv, Kherson et Marioupol avant que les forces armées russes ne les soumettent, eux et leurs compatriotes ukrainiens, à des attaques brutales et sans discrimination. Les allégations fallacieuses de la Russie concernant des ordres ukrainiens visant à détruire la population ukrainienne « russophone » sont en contradiction avec la coexistence pacifique des Ukrainiens de langue russe et ukrainienne d’un bout à l’autre du pays, y compris dans la région ukrainienne du Donbas. Outre qu’elle commet ainsi une erreur factuelle fondamentale, la Fédération de Russie tente par ailleurs de manipuler la portée de la convention, qui prévoit que les actes génocidaires doivent être « commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Les locuteurs russes de l’Ukraine ne se définissent pas, sur la seule base de leur langue, comme un groupe ethnique distinct susceptible de relever du champ de la convention. Bon nombre de ceux qui se définissent comme Ukrainiens sont bilingues ou considèrent le russe comme leur première langue192.
110. Les allégations de génocide formulées par la Fédération de Russie semblent reposer sur l’idée que le bilan des pertes civiles enregistrées depuis le début du conflit du Donbas en 2014 constitue la preuve d’actes de génocide au sens de l’article II de la convention sur le génocide193. Or, bien que le conflit armé du Donbas ait malheureusement fait des victimes parmi les civils, ce fait seul ne constitue pas l’élément matériel du crime de génocide au sens de la convention sur le génocide. Comme la Cour l’a expliqué en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), « si l’on estime que les attaques
190 OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 July 2014), par. 26, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/Ukraine_Report_15July2014.pdf ; voir également OHCHR, Report on Human Rights Situation in Ukraine (15 June 2014), par. 4, https://www.ohchr.org/sites/ default/files/Documents/Countries/UA/HRMMUReport15June2014.pdf ; OHCHR, Report on Human Rights Situation in Ukraine (19 September 2014), par. 16, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/en/documents/country-reports/report-situation-human-rights-ukraine ; OHCHR, Report on Human Rights Situation in Ukraine (15 December 2014), par. 41, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/ OHCHR_eighth_report_on_Ukraine.pdf.
191 Investigative Committee of the Russian Federation, The Investigative Committee Opened a Criminal Investigation Concerning the Genocide of the Russian-Speaking Population in the South-East of Ukraine (29 September 2014) (annexe 9) ; voir également ci-dessus, chap. 2, sect. B 1).
192 Voir ci-dessus, chap. 2, sect. A ; voir également State Statistics Committee of Ukraine, General Results of the Census: Linguistic Composition of the Population, accessible à l’adresse suivante : http://2001.ukrcensus.gov.ua/ eng/results/general/language/ (où il apparaît que 14,8 % des personnes se définissant comme ressortissants ukrainiens considèrent le russe comme leur première langue).
193 Voir allocution prononcée le 21 février 2022 par le président de la Fédération de Russie, accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/statements/67828 (annexe 5).
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en cause ont été exclusivement dirigées contre des objectifs militaires, et que les pertes civiles n’ont pas été provoquées de propos délibéré, on ne saurait considérer ces attaques, en tant qu’elles ont occasionné la mort de civils, comme entrant dans le champ du litt. a) de l’article II de la convention sur le génocide »194. En tout état de cause, les meurtres ou les atteintes graves à l’intégrité physique ne peuvent être qualifiés de génocide en l’absence de l’intention spéciale requise195. Bien que le conflit du Donbas ait malheureusement fait des victimes parmi la population civile, il n’existe tout simplement aucune preuve que l’Ukraine ou ses agents aient eu l’intention de détruire la population russophone dans cette région.
111. Les rapports émanant de divers observateurs internationaux et organes de l’ONU confirment également l’absence d’actes ou d’intention génocidaires de la part de l’Ukraine pour ce qui est des mesures qu’elle a prises au cours du conflit dans la région du Donbas, en Ukraine orientale. Le HCDH, l’OSCE et le Bureau du procureur de la CPI s’intéressent tous de près à la situation ukrainienne depuis 2014196, et aucun d’eux n’a laissé entendre, à quelque moment que ce soit, qu’il existerait des preuves d’actes de génocide commis par l’Ukraine. Compte tenu de la surveillance étroite, bien documentée, de la situation dans la région du Donbas par des instances internationales, la seule conclusion possible est que les opérations militaires menées par l’Ukraine
194 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 138, par. 474. L’article II a) de la convention sur le génocide mentionne expressément les « meurtre[s] » de membres d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux.
195 Voir, par exemple, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 121, par. 187
« Il ne suffit pas d’établir, par exemple aux termes du litt. a), qu’a été commis le meurtre de membres du groupe, c’est-à-dire un homicide volontaire, illicite, contre ces personnes. Il faut aussi établir une intention supplémentaire, laquelle est définie de manière très précise. Elle est souvent qualifiée d’intention particulière ou spécifique, ou dolus specialis. »
Florian Jeßberger, The Definition of Genocide, in The UN Genocide Convention: A Commentary, p. 96 (Paola Gaeta, ed., Oxford University Press, 2009) (« Selon l’article II a), le meurtre de membres d’un groupe protégé constitue un génocide s’il est commis avec l’intention requise. ») ; voir également ibid., p. 105 (« [P]our être constitutif de génocide, chacun des actes visés aux alinéas a) à e) doit être commis dans l’intention de détruire un groupe protégé. ») (Annexe 25.)
196 La mission de surveillance des droits de l’homme en Ukraine du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH), déployée en 2014, « suit la situation des droits de l’homme dans le pays, en rend compte et défend ces droits, en particulier dans la zone de conflit de l’est de l’Ukraine, la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine), territoires sous occupation temporaire de la Fédération de Russie ». Voir HCDH, le HCDH en Ukraine : profil, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/fr/countries/ukraine/our-presence ; voir également OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 April 2014), par. 33
« Les objectifs de la mission sont les suivants … établir les faits et les circonstances et cartographier les violations des droits de l’homme dont il est allégué qu’elles ont été commises au cours des manifestations puis des violences qui ont suivi entre novembre 2013 et février 2014, et établir les faits et les circonstances liés aux violations potentielles des droits de l’homme commises au cours du déploiement. », accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/en/documents/country-reports/report-human-rights-situation-ukraine-17.
La mission spéciale d’observation de l’OSCE en Ukraine a été déployée en mars 2014, et son mandat a pris fin en mars 2022. Ses attributions étaient les suivantes : « La mission réunira des informations et rendra compte de la situation en matière de sécurité, établira les faits en rapport avec des incidents particuliers et en rendra compte, y compris ceux relatifs aux violations alléguées de principes fondamentaux de l’OSCE. » Voir OSCE Special Monitoring Mission To Ukraine, Mandate, accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/special-monitoring-mission-to-ukraine/mandate. Le procureur de la CPI a ouvert un examen préliminaire en 2014. Voir Cour pénale internationale, rapport sur les activités menées en 2020 en matière d’examen préliminaire (14 décembre 2020), p. 68, accessible à l’adresse suivante : https://www. icc-cpi.int/sites/default/files/itemsDocuments/2020-PE/2020-pe-report-fra.pdf. Le 2 mars 2022, le procureur a annoncé l’ouverture d’une enquête sur la situation en Ukraine : « [L]a portée de la situation englobe toute allégation passée et actuelle de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocide commis sur une partie quelconque du territoire de l’Ukraine par quiconque depuis le 21 novembre 2013. » Voir Cour pénale internationale, situation en Ukraine, ICC-01/22, accessible à l’adresse suivante : https://www.icc-cpi.int/fr/ukraine.
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visaient à restaurer son intégrité territoriale, à mettre un terme aux actes de terrorisme, et à rétablir l’état de droit et l’ordre constitutionnel dans les régions de Donetsk et de Louhansk.
112. Qui plus est, s’il y avait eu des attaques contre des civils constitutives d’un génocide au cours de la période qui a précédé l’emploi de la force par la Fédération de Russie à partir du 24 février 2022, il y aurait eu lieu de s’attendre à une nette augmentation du nombre de pertes civiles signalées. Or, selon les données sur 12 mois établies par les observateurs des droits de l’homme, le nombre de victimes, a en réalité fortement baissé. En 2014, 2 084 pertes civiles ont été dénombrées dans le cadre du conflit dans la région du Donbas, de part et d’autre de la ligne de contact197 ; ce chiffre était de 26 en 2020 et de 25 en 2021198. Le renouvellement d’un accord de cessez-le-feu en décembre 2021 confirme également que le nombre de victimes civiles n’a pas augmenté au cours de la période qui a précédé l’invasion par la Fédération de Russie199.
113. En tout état de cause, contrairement à ce que tente de faire la Fédération de Russie, l’on ne saurait plausiblement inférer du seul bilan des pertes civiles que les forces armées ukrainiennes se sont livrées à des actes illicites, et encore moins qu’elles étaient animées d’une intention génocidaire. Au contraire, les observateurs des droits de l’homme de l’ONU ont largement rapporté que les combattants de la RPD et de la RPL étaient installés « dans des zones densément peuplées d’où ils lan[çai]ent leurs attaques, exposant ainsi dangereusement toute la population civile »200. La Fédération de Russie écarte, parmi les hypothèses envisagées, cette autre explication pourtant évidente, à savoir que ce sont les adversaires sans scrupule de l’Ukraine qui ont mis en danger les civils des deux côtés de la ligne de contact.
114. De fait, les preuves versées au dossier permettent de tirer une conclusion bien différente de celle à laquelle la Fédération de Russie affirme être parvenue. Des éléments concluants montrent en effet que ce sont les combattants de la RPD et de la RPL — et non pas les forces armées ukrainiennes — qui ont sciemment pris pour cible des zones résidentielles et des civils dans l’est de l’Ukraine. C’est ce qui ressort du dossier de l’affaire distincte dont l’Ukraine a saisi la Cour au titre de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme201. Pour ne citer que quelques exemples : la haute-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme a rapporté en juillet 2014 qu’un dirigeant de la RPD avait déclaré que « les enfants mineurs et les femmes étaient des cibles légitimes et que le but était de “les plonger dans l’horreur” »202 ; des observateurs des droits de l’homme de l’ONU ont signalé le meurtre de plusieurs militants de la société civile en raison
197 OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (1 February – 31 July 2021), p. 8 (23 September 2021), accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/en/documents/country-reports/report-human-rights-situation-ukraine-1-february-31-july-2021.
198 OHCHR, Conflict-related Civilian Casualties in Ukraine (27 January 2022), accessible à l’adresse suivante : https://ukraine.un.org/sites/default/files/2022-02/Conflict-related%20civilian%20casualties%20as%20of%2031%20 December%202021%20%28rev%2027%20January%202022%29%20corr%20EN_0.pdf ; OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine, p. 8 (23 September 2021), https://www.ohchr.org/en/documents/country-reports/report-human-rights-situation-ukraine-1-february-31-july-2021.
199 Voir OSCE, Press Statement of Special Representative Kinnunen After the Regular Meeting of Trilateral Contact Group on 22 December 2021 (22 December 2021), accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/ chairmanship/509006.
200 OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 July 2014), par. 31, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/Ukraine_Report_15July2014.pdf.
201 Voir Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie).
202 OHCHR, Intensified Fighting Putting at Risk Lives of People in Donetsk and Luhansk — Pillay (4 July 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/en/press-releases/2014/07/intensified-fighting-putting-risk-lives-people-donetsk-and-luhansk-pillay.
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de leur soutien à l’unité ukrainienne en 2014203 ; le Conseil de sécurité de l’ONU a condamné le bombardement d’un bus transportant des retraités à Volnovakha en janvier 2015, qualifié d’« acte inqualifiable »204 ; et un secrétaire général adjoint de l’Organisation a conclu que les auteurs d’une terrible attaque menée par la RPD sur un quartier résidentiel de Marioupol en février 2015 avaient « sciemment pris pour cible une population civile205 ».
115. Par ailleurs, une série de rapports publiés par le HCDH met en lumière les différences frappantes entre les objectifs visés par les forces armées ukrainiennes, d’une part, et ceux des forces de la Fédération de Russie et des groupes soutenus par elle, d’autre part. Ces rapports montrent ainsi qu’un seul groupe de participants au conflit – les groupes armés illégaux soutenus par la Fédération de Russie – ont « imposé à la population un régime d’intimidation et de terreur visant à maintenir leur autorité »206. Les rapports détaillent les souffrances considérables infligées aux civils par les forces de la RPD et de la RPL soutenues par la Fédération de Russie. Ils apportent notamment la preuve qu’une campagne de violence et de meurtres extrajudiciaires a ciblé les partisans de l’unité ukrainienne207. Divers observateurs des droits de l’homme ont continuellement rendu compte de la situation sur le terrain jusqu’au 24 février 2022, et pourtant aucun d’eux n’a fait état d’allégations d’actes de génocide commis par l’Ukraine.
116. À cet égard, la Cour peut et devrait conclure que les allégations répétées et outrancières de la Fédération de Russie, qui accuse l’Ukraine de violer la convention sur le génocide en commettant des actes de génocide dans la région du Donbas, sont non étayées, dénuées de fondement, fallacieuses, et tout simplement fausses. En alléguant de manière infondée que l’Ukraine et ses agents sont responsables d’actes de génocide en violation de la convention, et en saisissant ce prétexte pour justifier sa reconnaissance de la RPD et de la RPL et son emploi de la force en Ukraine et contre celle-ci, la Fédération de Russie a vidé de son sens la définition du crime international de génocide, et son engagement solennel de prévenir et de punir les véritables actes de génocide au titre des articles premier et IV de la convention.
203 Voir, par exemple, OHCHR, Report on Human Rights Situation in Ukraine (15 May 2014), par. 95–96, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/HRMMUReport15 May2014.pdf ; OHCHR, Report on Human Rights Situation in Ukraine (15 June 2014), par. 209, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/HRMMUReport15 June2014.pdf.
204 Nations Unies, Conseil de sécurité, déclaration à la presse faite par le Conseil de sécurité à la suite du meurtre des passagers d’un bus dans la région de Donetsk (Ukraine) (13 janvier 2015), accessible à l’adresse suivante : https://www. un.org/press/fr/2015/sc11733.doc.htm.
205 Nations Unies, Conseil de sécurité, procès-verbal officiel des réunions, 7368e séance, doc. S/PV.7368 (26 janvier 2015), p. 2 (déclaration de Jeffrey Feltman, secrétaire général adjoint aux affaires politiques de l’ONU).
206 OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 July 2014), par. 26, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/Ukraine_Report_15July2014.pdf ; voir également OHCHR, Report on Human Rights Situation in Ukraine (19 September 2014), par. 16, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/en/documents/country-reports/report-situation-human-rights- ukraine ; OHCHR, Report on Human Rights Situation in Ukraine (15 June 2014), par. 4, 144, 175, 207, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/HRMMU Report15June2014.pdf.
207 Voir, par exemple, OHCHR, Report on Human Rights Situation in Ukraine (15 June 2014), par. 209–210 (où figurent des exemples de meurtres extrajudiciaires commis par les forces russes mais aucun par les forces ukrainiennes), accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/HRMMUReport 15June2014.pdf.
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C. LA RECONNAISSANCE DE LA RPD ET DE LA RPL PAR LA FÉDÉRATION DE RUSSIE ET SON EMPLOI DE LA FORCE EN UKRAINE ET CONTRE CELLE-CI, SOUS LE PRÉTEXTE DE PRÉVENIR ET DE PUNIR UN GÉNOCIDE ALLÉGUÉ DANS LA RÉGION DU DONBAS, EMPORTENT VIOLATION DES ARTICLES PREMIER ET IV DE LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE
117. Ces allégations de génocide au titre de la convention, outre qu’elles ne reposent sur aucun élément crédible, ont servi à la Fédération de Russie de fondement à la prise de deux mesures extraordinaires. Premièrement, le 21 février 2022, la Fédération de Russie a reconnu l’indépendance de deux prétendues « républiques » à l’intérieur des frontières reconnues de l’Ukraine dans la région du Donbas — portant le même nom (à savoir « République populaire de Donetsk » et « République populaire de Louhansk ») que les groupes armés qui terrorisaient la population civile ukrainienne depuis 2014. Deuxièmement, le 24 février 2022, la Fédération de Russie a lancé une prétendue « opération militaire spéciale », laquelle s’est traduite par une invasion de grande ampleur du territoire ukrainien. Comme il a été expliqué au chapitre 2, le raisonnement invoqué par la Fédération de Russie à l’appui de sa reconnaissance de la RPD et de la RPL et, par la suite, son emploi de la force, étaient directement liés aux fausses allégations selon lesquelles l’Ukraine et ses agents auraient commis des actes de génocide en violation de la convention sur le génocide208.
118. Les déclarations officielles du président Poutine quant à la justification et aux objectifs des actions susmentionnées mettent en avant la prétendue nécessité de mettre un terme au génocide allégué, d’en protéger les victimes et d’en punir les auteurs209. Autrement dit, la Fédération de Russie revendique un droit d’agir au titre de la convention sur le génocide et présente la reconnaissance de républiques indépendantes au sein de l’État ukrainien et le recours à la force sur l’ensemble de son territoire comme des mesures destinées à prévenir et à punir un génocide au titre de la convention et à mettre un terme aux violations alléguées de la convention par l’Ukraine. Or, les affabulations du président Poutine ne sont pas protégées par le droit international. Au contraire, en prenant des mesures sous le prétexte fallacieux de prévenir et de punir un génocide, la Fédération de Russie a enfreint les engagements solennels qu’elle a pris à l’égard de l’Ukraine et de toutes les autres Parties contractantes au titre des articles premier et IV de la convention sur le génocide.
1. La Fédération de Russie n’était nullement fondée à prendre des mesures préjudiciables à l’Ukraine dans le but de prévenir et de punir le génocide qui s’y déroulerait, car il n’existe aucun élément crédible prouvant l’existence d’un tel génocide
119. Comme il a été expliqué au point 1) de la section A ci-dessus, les articles premier et IV de la convention n’autorisent pas un État à agir au détriment d’une autre partie contractante pour prévenir et punir un génocide lorsqu’il n’y a pas de motifs raisonnables de conclure que de tels actes sont commis ou risquent fort de se produire. L’affirmation de la Fédération de Russie selon laquelle l’Ukraine a commis un génocide en violation de la convention est dénuée de fondement et réduit à néant sa revendication d’un droit de mettre un terme à une violation de cet instrument. Malgré l’absence de tout fondement conventionnel, la Fédération de Russie a pris des mesures extrêmes et préjudiciables contre l’Ukraine dans le but déclaré de prévenir et de punir un génocide. Pour cette simple raison, la Fédération de Russie a transgressé les limites des articles premier et IV de la convention sur le génocide.
208 Voir ci-dessus, chap. 2, sect. B 2)-3).
209 Ibid.
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2. La Fédération de Russie ne s’est pas acquittée de bonne foi de son engagement de prévenir et de punir un génocide, et a au contraire fait un usage abusif des articles premier et IV de la convention
120. Ainsi qu’il a été exposé au point 2) de la section A ci-dessus, les États qui adhèrent à la convention sur le génocide consentent à s’acquitter de bonne foi des obligations mises à leur charge par ce traité et à ne pas faire un usage abusif ou dévoyé de l’engagement solennel qu’ils ont pris de prévenir et de punir le génocide. L’usage abusif d’un traité est caractérisé lorsqu’un État agit dans un but autre que celui visé par ledit traité, ou lorsque ses actes lèsent injustement un autre État210. En s’engageant à prévenir et à punir le génocide comme le prévoit l’article premier de la convention sur le génocide, la Fédération de Russie a convenu d’agir uniquement aux fins de la réalisation du but énoncé dans ladite convention. Dans la mesure où celle-ci confère à la Fédération de Russie un droit d’invoquer la responsabilité de toute autre partie contractante en cas de violation, la Fédération de Russie ne peut faire un usage abusif de ce droit en commettant des actes fondés sur des motifs fallacieux qui portent atteinte aux droits et intérêts d’une autre partie contractante. Or c’est précisément ce qu’a fait la Fédération de Russie lorsqu’elle a pris des mesures sous le prétexte d’un génocide allégué, faisant ainsi un usage abusif flagrant des articles premier et IV de la convention.
121. Premièrement, la Fédération de Russie a invoqué l’argument mensonger et non étayé d’un génocide perpétré par l’Ukraine en violation de la convention pour justifier sa reconnaissance de la RPD et de la RPL211. La Fédération de Russie ne disposant d’aucun élément lui permettant de formuler une telle allégation, celle-ci n’a été invoquée par elle que comme prétexte à sa reconnaissance de la RPD et de la RPL, et non dans l’objectif de s’acquitter de bonne foi de ses obligations en matière de prévention et de répression du crime de génocide. Qui plus est, cet acte visant prétendument à prévenir et à punir un génocide porte gravement atteinte à l’Ukraine. Les oblasts de Donetsk et de Louhansk — dont le territoire est revendiqué par la RPD et la RPL, toutes deux reconnues par la Fédération de Russie — sont situés à l’intérieur des frontières internationalement reconnues de l’Ukraine. De fait, la Fédération de Russie a confirmé et consigné sa reconnaissance de la souveraineté de l’Ukraine sur cette région dans le traité qu’elle a conclu en 2003 avec l’Ukraine au sujet de la frontière d’État russo-ukrainienne212. Partant, la reconnaissance par la Fédération de Russie d’États putatifs sur le territoire souverain de l’Ukraine, sans que rien ne vienne raisonnablement justifier l’allégation de génocide à laquelle cet acte de reconnaissance était supposé apporter une réponse, constitue un usage abusif et dévoyé des articles premier et IV de la convention.
122. Deuxièmement, l’emploi de la force par la Fédération de Russie en Ukraine et contre celle-ci, qui a débuté le 24 février 2022, a été expressément justifié par la nécessité, selon le président Poutine, de « protéger ceux et celles qui, huit années durant, [avaient] subi les outrages du régime de Kiev et le génocide orchestré par lui » afin de « faire cesser ces atrocités, ce génocide contre les millions de personnes qui viv[ai]ent là-bas » (à savoir, dans le Donbas), et de « traduir[e] en justice les auteurs » du génocide allégué213. Ainsi, la Fédération de Russie soutient que son invasion de
210 Voir ci-dessus, chap. 3, sect. A 2).
211 Voir ci-dessus, chap. 2, sect. B 2).
212 Voir le traité entre l’Ukraine et la Fédération de Russie sur la frontière d’État russo-ukrainienne (28 janvier 2003), accessible à l’adresse suivante : https://treaties.un.org/doc/Publication/UNTS/NoVolume/54132/Part/I-54132-08000002803fe18a.pdf
213 Allocution prononcée le 24 février 2022 par le président de la Fédération de Russie, accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/news/67843 (annexe 6).
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l’Ukraine était une mesure destinée à prévenir et à punir un génocide — un génocide dont elle estime qu’il « relève en fait de la convention des Nations Unies sur la prévention du génocide »214.
123. Or, bien qu’elle affirme mener des enquêtes sur ses allégations de génocide depuis 2014 — notamment au titre de la convention sur le génocide —, la Fédération de Russie n’a produit aucun élément crédible à l’appui de ses accusations. Elle n’a pas procédé avec diligence à l’« appréciation in concreto » dont la Cour a expliqué en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro) qu’elle « revêt[ait] une importance cruciale »215. Force est de conclure que le génocide allégué a servi de prétexte à la Fédération de Russie pour justifier son invasion unilatérale du territoire d’une autre Partie contractante, prétendument sur la base de l’engagement de prévenir et de punir le génocide au titre de la convention. Par ce recours illicite à la force, la Fédération de Russie a causé des ravages sur tout le territoire ukrainien, commettant ainsi l’abus le plus grave qui soit des droits et obligations fondamentaux énoncés aux articles premier et IV de la convention sur le génocide.
124. L’utilisation abusive de la convention sur le génocide par la Fédération de Russie est d’autant plus odieuse au vu des atrocités qu’elle a commises en Ukraine. Comme l’a souligné la Cour, « [l]a Convention a été manifestement adoptée dans un but purement humain et civilisateur »216. Un État viole la convention lorsqu’il en bafoue les buts humains et civilisateurs en recourant à la force sous le prétexte de prévenir et de punir un génocide. Les forces russes en Ukraine ont pris pour cible des civils, commis des meurtres extrajudiciaires et des viols, détruit des villes en menant des attaques sans discrimination, brandi la menace de dommages environnementaux et d’un désastre nucléaire, déporté des enfants et détruit des terminaux céréaliers destinés à nourrir la planète. Le Bureau du procureur de la CPI a ouvert une enquête sur la situation en Ukraine, dont il a été saisi par 43 États parties. De nombreux gouvernements et organisations de la société civile ont condamné les violations des normes humanitaires par la Fédération de Russie et les crimes de guerre et crimes contre l’humanité qu’elle a commis dans le cadre de son agression contre l’Ukraine et son peuple. L’Ukraine a déjà mené à bien ses premiers procès pénaux contre des soldats russes qui ont plaidé coupables de crimes de guerre217.
125. En bref, la Fédération de Russie a subverti avec cynisme la convention sur le génocide, l’un des plus importants instruments relatifs aux droits de l’homme depuis la seconde guerre mondiale. Elle a inventé le prétexte d’une violation de la convention sur le génocide par l’Ukraine pour justifier la reconnaissance d’États fantoches au sein du territoire d’un autre État souverain, et le recours à la force militaire qui inflige de lourdes pertes aux soldats et aux civils ukrainiens dans les villes de Kyïv, Boutcha, Borodyanka, Kharkiv, Tchernihiv, Marioupol, Melitopol, Kherson, Hostomel, Volnovakha, Sievierodonetsk et ailleurs. Ces allégations fabriquées de toutes pièces et leur utilisation dans le cadre de mesures supposément destinées à prévenir et à punir un génocide et à mettre un terme à une violation de la convention, pervertissent éhontément les engagements pris par les Parties contractantes à la convention, ainsi que l’objet et le but de celle-ci. À ce titre, la
214 RIA Novosti, Gryzlov Called Putin’s Decree on Donbas a Response to Kyiv’s Actions (18 November 2021) (annexe 35) ; voir également TASS, Putin’s Decree on Donbas is Response to Kyiv’s Refusal to Honor Minsk Accords – Envoy (18 November 2021), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/politics/1363441.
215 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221, par. 430.
216 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23
217 Voir, par exemple, Claire Parker et al., Russian Soldiers Get Prison Terms in Second Ukraine War Crimes Trial, The Washington Post (31 May 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.washingtonpost.com/world/2022/05/ 31/ukraine-russian-war-crimes-second-trial-sentencing/.
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Fédération de Russie fait une utilisation manifestement abusive des articles premier et IV de la convention sur le génocide et en enfreint les dispositions.
3. La Fédération de Russie, en prétendant prendre des mesures pour prévenir et punir un génocide et mettre un terme aux violations alléguées de la convention par l’Ukraine, n’a pas déployé son action dans les limites de ce que permet la légalité internationale
126. Comme il a été expliqué au point 3) de la section A ci-dessus, les États qui prennent des mesures pour prévenir et punir un génocide au titre de la convention sur le génocide doivent déployer leur action dans les limites de ce que leur permet la légalité internationale, conformément à l’esprit et aux buts des Nations Unies218. Or, les actions de la Fédération de Russie s’inscrivent également hors de ce cadre.
127. Premièrement, en reconnaissant la RPD et la RPL en tant qu’États supposément indépendants au sein du territoire souverain de l’Ukraine, la Fédération de Russie a violé l’intégrité territoriale de celle-ci. Dans l’avis consultatif qu’elle a rendu sur la Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, la Cour a rappelé que « le principe de l’intégrité territoriale constitue un élément important de l’ordre juridique international et qu’il est consacré par la Charte des Nations Unies, en particulier au paragraphe 4 de l’article 2 »219. Par la résolution adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 2 mars 2022, 141 États Membres de l’ONU ont « [d]éplor[é] la décision prise le 21 février 2022 par la Fédération de Russie concernant le statut de certaines zones des régions ukrainiennes de Donetsk et de Louhansk, qui constitue une violation de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de l’Ukraine et contrevient aux principes de la Charte »220. La reconnaissance de la RPD et de la RPL par la Russie en tant que mesure destinée à prévenir et à punir un génocide n’a pas respecté les limites imposées par le droit international ni l’esprit et les buts des Nations Unies.
218 Voir ci-dessus, chap. 3, sect. A 3) ; voir également l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 57 (citant Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221, par. 430).
219 Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 437, par. 80 ; voir également, par exemple, Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 35 (« Entre États indépendants, le respect de la souveraineté territoriale est l’une des bases essentielles des rapports internationaux. »).
220 Nations Unies, Assemblée générale, résolution ES-11/1 intitulée « Agression contre l’Ukraine », doc. A/RES/ES-11/1 (2 mars 2022), p. 3 ; voir également UN News, General Assembly Resolution Demands End to Russian Offensive in Ukraine (2 March 2022) (où il est indiqué que 141 pays ont voté en faveur de la résolution), accessible à l’adresse suivante : https://news.un.org/en/story/2022/03/1113152. En invoquant le droit à reconnaître la RPD et la RPL en tant que mesure destinée à prévenir et à punir un génocide, la Fédération de Russie semble s’appuyer sur la notion de « sécession-remède » ; or, l’exercice d’un tel droit est strictement encadré. Voir, par exemple, James Crawford, Brownlie’s Principles of Public International Law, p. 133 (Oxford University Press, 9e éd. 2019) (« Le système international reste opposé à la sécession et les rares États putatifs qui ont été largement reconnus après avoir déclaré unilatéralement leur indépendance — Kosovo, Soudan du Sud — éprouvent toujours des difficultés. ») (Annexe 29) ; Daniel Thürer & Thomas Burri, Secession, in Max Planck Encyclopedia of Public International Law (June 2009), par. 14, 17, 19 (où il est indiqué que « [l]e droit à la sécession n’est pas clairement prévu par le droit international », et que même en adoptant une interprétation progressive de la Déclaration relative aux relations amicales de 1970, « le droit à la sécession — est habituellement dormant, mais peut jouer dans des circonstances exceptionnelles ») (annexe 27). De fait, la Fédération de Russie elle-même a avisé la Cour qu’à supposer qu’un droit à la « sécession-remède » existe, ces cas « d[evraient] être limités à ceux où les circonstances sont tout à fait extrêmes, telles qu’une attaque armée directe menée par l’État parent et mettant en danger l’existence même du peuple en question ». Voir Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, exposé écrit de la Fédération de Russie (16 avril 2009), par. 88. Une allégation de génocide ne reposant sur aucun fondement factuel ne saurait justifier une éventuelle dérogation à l’obligation faite à la Fédération de Russie de respecter l’intégrité territoriale de l’Ukraine.
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128. Deuxièmement, l’emploi de la force par la Fédération de Russie en Ukraine et contre celle-ci en tant que mesure destinée à prévenir et à punir un génocide transgresse les normes les plus fondamentales du droit international. En vertu du paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies, « [l]es Membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies ». Par la résolution ES-11/1, 141 États Membres de l’ONU ont « [d]éplor[é] dans les termes les plus vifs l’agression commise par la Fédération de Russie », que ce très grand nombre d’États ont considéré comme une « violation du paragraphe 4 de l’Article 2 de la Charte »221. Par la résolution ES-11/2, datée du 24 mars 2022, 140 États Membres ont « rappel[é] » que l’Assemblée générale avait exigé que « la Fédération de Russie retir[ât] immédiatement, complètement et sans condition toutes ses forces militaires du territoire ukrainien à l’intérieur des frontières internationalement reconnues du pays »222. Beaucoup d’autres organisations internationales, telles que l’Organisation des États américains, ont condamné l’emploi « illégal » de la force par la Fédération de Russie, « [r]éitér[é] l’importance des principes fondamentaux de la Charte des Nations Unies et du respect de la souveraineté, de l’indépendance politique et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine », et ont « [d]emand[é] à la Fédération de Russie de retirer immédiatement toutes ses forces et matériels militaires se trouvant à l’intérieur des frontières de l’Ukraine reconnues internationalement et de revenir à la voie du dialogue et de la diplomatie »223.
129. Bien que la Fédération de Russie ait invoqué l’article 51 de la Charte des Nations Unies pour justifier son emploi de la force en tant que mesure destinée à prévenir et à punir un génocide, de tels arguments sont non seulement infondés, mais aussi incohérents sur le plan juridique. Le président Poutine n’a fait valoir aucun fondement à l’exercice de la légitime défense individuelle, faisant au contraire mention de l’article 51 après avoir déclaré que « [l]es républiques populaires du Donbass [avaie]nt appelé la Fédération de Russie à l’aide »224. Or, il est question à l’article 51 de
221 Nations Unies, Assemblée générale, résolution ES-11/1 intitulée « Agression contre l’Ukraine », doc. A/RES/ES-11/1 (2 mars 2022), p. 3.
222 Nations Unies, Assemblée générale, résolution ES-11/2 intitulée « Conséquences humanitaires de l’agression contre l’Ukraine », doc. A/RES/ES-11/2 (24 mars 2022), p. 1 ; voir également UN News, Ukraine: General Assembly Passes Resolution Demanding Aid Access, by Large Majority (24 March 2022) (où il est indiqué que 140 États Membres ont voté en faveur de la résolution), accessible à l’adresse suivante : https://news.un.org/en/story/ 2022/03/1114632#:~:text=A%20man%20removes%20debris%20around%20a%20residential%20building%20in%20Kyiv%2C%20Ukraine.&text=The%20UN%20General%20Assembly%20overwhelmingly,invasion%20exactly%20one%20month %20ago/.
223 Voir Organisation des États américains, la crise en Ukraine, CP/RES. 1192 (2371/22) (adoptée le 25 mars 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.oas.org/fr/council/CP/documentation/res_decs/ ; voir également Union africaine, déclaration du président de l’Union africaine, S. Exc. le président Macky Sall et du président de la commission de l’UA, S. Exc. Moussa Faki Mahamat, sur la situation en Ukraine (24 février 2022), accessible à l’adresse suivante : https://au.int/sites/default/files/pressreleases/41534-pr-french.pdf (« Le président en exercice de l’Union Africaine et président du Sénégal, Macky Sall, et le président de la commission de l’Union Africaine, Moussa Faki Mahamat, expriment leur extrême préoccupation face à la très grave et dangereuse situation créée en Ukraine. Ils appellent la Fédération de Russie et tout autre acteur régional ou international au respect impératif du droit international, de l’intégrité territoriale et de la souveraineté nationale de l’Ukraine. ») Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, Commission de la CEDEAO ⎯ communiqué sur la guerre en Ukraine (27 février 2022), accessible à l’adresse suivante : https://ecowas.int/wp-content/uploads/2022/02/ECOWAS-Commission-Communique-on-the-War-in-Ukraine.pdf
« La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) suit avec une grande préoccupation l’invasion militaire opérée par la Russie en République d’Ukraine, qui a déjà occasionné de nombreuses pertes en vies humaines, notamment au sein des populations civiles. La CEDEAO condamne fermement cet acte et appelle les deux parties à mettre fin aux combats et à recourir au dialogue pour résoudre leur différend, dans l’intérêt de la paix dans la région. »
224 Allocution prononcée le 24 février 2022 par le président de la Fédération de Russie, http://en.kremlin.ru/events/president/news/67843 (annexe 6).
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« légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies » ⎯ ce que la RPD et la RPL ne sont incontestablement pas ⎯ « est l’objet d’une agression armée »225226.
130. L’emploi de la force par la Fédération de Russie sur le territoire d’un État souverain, sans le consentement de ce dernier, afin de prévenir et de punir un génocide allégué et de mettre un terme à une violation de la convention pour laquelle il n’existe en réalité aucun fondement, déborde largement le cadre de la légalité internationale. Le comportement révoltant des forces russes en Ukraine, dont leurs attaques contre des civils, des villes et villages ukrainiens, est par ailleurs totalement incompatible avec les buts des Nations Unies de « préserver les générations futures du fléau de la guerre », de maintenir « la paix et la sécurité », de « réprimer tout acte d’agression » et de « proclamer à nouveau [la] foi dans les droits fondamentaux de l’homme », tels que reflétés à l’article 1 de la Charte des Nations Unies et dans son préambule.
* *
131. La reconnaissance de la RPD et de la RPL par la Fédération de Russie et son emploi unilatéral de la force en Ukraine et contre celle-ci ont été fondés sur une fausse accusation de génocide et ont eu des résultats dévastateurs. Rien ne prouve que l’Ukraine soit responsable d’actes de génocide commis en violation de la convention dans la région ukrainienne du Donbas ; en revanche, tous les éléments disponibles prouvent que l’accusation portée par la Fédération de Russie a simplement servi de prétexte à son comportement internationalement illicite. En tentant de justifier son agression et ses atrocités en Ukraine au nom des engagements solennels pris par elle-même et par l’Ukraine dans le cadre de la convention sur le génocide, la Fédération de Russie a fait un usage abusif de cet instrument et en a enfreint les dispositions.
225 Charte des Nations Unies, art. 51 (les italiques sont de nous).
226 Voir Nations Unies, liste des États Membres, accessible à l’adresse suivante : https://www.un.org/fr/about-us/member- states.
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CHAPITRE 4 LA FÉDÉRATION DE RUSSIE CONTREVIENT DE MANIÈRE FLAGRANTE À L’ORDONNANCE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES RENDUE PAR LA COUR LE 16 MARS 2022
132. Outre qu’elle commet des violations d’obligations de fond de la convention sur le génocide, la Russie agit continûment en violation flagrante de l’ordonnance par laquelle la Cour a indiqué des mesures conservatoires le 16 mars 2022. Ce manquement continu à une ordonnance à caractère contraignant constitue en soi un fait internationalement illicite, qui justifie et requiert un remède distinct.
133. Dans cette ordonnance, la Cour a prescrit à la Russie, premièrement, de « suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine » et, deuxièmement, de
« veiller à ce qu’aucune des unités militaires ou unités armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui, ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle ou sa direction, ne commette d’actes tendant à la poursuite des opérations militaires »227.
Elle a également indiqué une troisième mesure, aux termes de laquelle « [l]es deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont [elle] est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile »228.
134. Ces trois mesures conservatoires ont imposé à la Russie des obligations permanentes et contraignantes. Ainsi que la Cour l’a exposé en l’affaire LaGrand (Allemagne c. Etats‑Unis d’Amérique), les ordonnances indiquant des mesures conservatoires au titre de l’article 41 du Statut de la Cour « ont un caractère obligatoire »229. Et de préciser que, ayant un « caractère obligatoire », elles « mett[ent] une obligation juridique à la charge » des Etats concernés230. En outre, l’obligation d’exécuter de telles ordonnances est distincte de tout droit ou devoir qu’un État peut avoir en relation avec le différend qui a motivé l’indication des mesures, ou de l’existence de tout droit protégé par celles-ci231.
135. En la présente espèce, il ne fait aucun doute que la Russie n’a pas tenu compte de l’ordonnance de la Cour, ainsi qu’elle l’a elle-même expressément clamé. Dès le lendemain du prononcé de l’ordonnance, Dmitry Peskov, porte-parole officiel du Kremlin et attaché de presse du
227 Voir l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, dispositif.
228 Ibid.
229 LaGrand (Allemagne c. Etats‑Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 506, par. 109.
230 Voir ibid., p. 506, par. 110.
231 Voir Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 714, par. 129 (concluant que la violation, par le Nicaragua, de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires de la Cour était « indépendante de [la conclusion] … selon laquelle ces mêmes agissements emport[aient] également violation de la souveraineté territoriale du Costa Rica ») ; voir également Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 238, par. 471 (rejetant plusieurs demandes de fond relatives à un génocide, mais concluant que la Serbie avait manqué à l’obligation distincte qui lui incombait d’exécuter les ordonnances en indication de mesures conservatoires).
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président russe, Vladimir Poutine, a déclaré que la Fédération de Russie « ne sera[it] pas en mesure de prendre cette décision en considération »232.
136. Le non-respect flagrant, par la Fédération de Russie, de chacune des mesures indiquées par la Cour est d’ailleurs une évidence pour le monde entier chaque jour depuis que l’ordonnance a été rendue. Il suffit de consulter les rapports d’organisations internationales et les grands médias internationaux, y compris les déclarations de l’agence de presse officielle russe TASS, pour constater que l’emploi de la force par la Russie sur le territoire ukrainien se poursuit sans relâche depuis le 16 mars 2022, et que tel est toujours le cas à la date du dépôt du présent mémoire233. Il s’agit là d’un manquement direct à la première mesure conservatoire par laquelle la Cour a prescrit à la Fédération de Russie de « suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine ».
137. La décision délibérée de la Russie de faire fi de cette disposition essentielle de l’ordonnance de la Cour a été à la fois largement actée et largement condamnée. À une séance tenue par le Conseil de sécurité de l’ONU le lendemain de son prononcé, de nombreux États ont fait expressément référence à cette ordonnance et souligné que la Russie était dans l’obligation de l’exécuter234. Par exemple, la France a « appel[é] la Russie à cesser immédiatement cette guerre sanguinaire et à se conformer à l’ordonnance de la Cour internationale de Justice », et le Mexique s’est félicité de « [l]’ordonnance rendue [la veille] par la Cour internationale de Justice, qui ordonn[ait] la suspension immédiate des opérations militaires commencées le 24 février »235. Trois
232 Sofia Stuart Leeson, Russia Rejects International Court Ruling to Stop Invasion of Ukraine, EURACTIV (17 March 2022), accessible à l’adresse suivante : Russia rejects international court ruling to stop invasion of Ukraine – EURACTIV.com.
233 Voir, par exemple, Matthew Weaver, Russia-Ukraine War: What We Know on Day 123 of the Invasion, The Guardian (26 June 2022), accessible à l’adresse suivante : Russia-Ukraine war: what we know on day 123 of the invasion | Russia | The Guardian ; United Nations, Press Briefing by the Head of the UN Human Rights Monitoring Mission in Ukraine Matilda Bogner (10 May 2022) accessible à l’adresse suivante : UN Human Rights Briefing by Matilda Bogner head of the UN Human Rights monitoring mission in Ukraine (unognewsroom.org) ; HCDH, Michelle Bachelet appelle au respect du droit international humanitaire face aux preuves de plus en plus nombreuses de crimes de guerre en Ukraine (22 avril 2022), accessible à l’adresse suivante : Michelle Bachelet appelle au respect du droit international humanitaire face aux preuves de plus en plus nombreuses de crimes de guerre en Ukraine | OHCHR ; BBC News, Kramatorsk Station Attack: What We Know So Far (9 April 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/world-europe-61036740 ; Amnesty International, Ukraine : Les forces russes doivent être traduites en justice pour les crimes de guerre commis dans l’oblast de Kiev (mai 2022), accessible à l’adresse suivante : Ukraine. Les forces russes doivent être traduites en justice pour les crimes de guerre commis dans l’oblast de Kiev – Nouvelle enquête - Amnesty International ; BBC News, Bucha Killings: Satellite Image of Bodies Site Contradicts Russian Claims (11 April 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/60981238 ; TASS, Donbas Forces, Russian Army Pushing Towards Slavyansk, Territorial Defense Center Reports (10 June 2022), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/politics/1463361 ; voir également ci-dessus, chap. 2, sect. E.
234 Voir Nations Unies, Conseil de sécurité, procès-verbal officiel des réunions, 8998e séance, doc. S/PV.8998 (17 mars 2022).
235 Ibid., p. 9 et 18. Les États-Unis ont déclaré : « La Cour internationale de Justice a rendu hier une ordonnance sérieuse et importante à l’intention de la Fédération de Russie, et nous appelons la Russie à s’y conformer immédiatement. » Ibid., p. 7. Pour le Royaume-Uni, « [l]a Cour internationale de Justice a rendu une ordonnance juridiquement contraignante, exigeant que la Russie suspende immédiatement son action militaire en Ukraine », ibid., p. 9. L’Irlande s’est exprimée en ces termes :
« Au vu de la décision de la Cour, qui est contraignante pour la Fédération de Russie et dont elle ne saurait faire fi, l’Irlande appelle de nouveau la Fédération de Russie à honorer les obligations qui lui incombent en vertu du droit international et à mettre immédiatement fin à son agression, à retirer sans condition ses forces de l’ensemble du territoire ukrainien et à s’abstenir de toute nouvelle menace et de tout nouvel emploi de la force, quelle qu’elle soit, contre l’Ukraine ou tout autre État Membre. »
Ibid., p. 11. Selon la Norvège, « [l]a Russie doit cesser son agression militaire contre l’Ukraine. La Russie doit respecter l’ordonnance rendue par la Cour internationale de Justice et suspendre immédiatement ses opérations militaires en Ukraine. »
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semaines plus tard, le 7 avril 2022, les ministres des affaires étrangères du Groupe des sept (G7) ont publié une déclaration conjointe demandant à la Russie de respecter l’ordonnance de la Cour. Selon eux, « [l]a Russie d[eva]it immédiatement exécuter l’ordonnance juridiquement contraignante de la Cour internationale de Justice (CIJ) et suspendre les opérations militaires qu’elle a[vait] commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine »236. Six semaines plus tard, l’agression russe se poursuivait sans relâche. Plus de quarante États et l’Union européenne ont publié une déclaration commune le 20 mai 2022, appelant une fois de plus la Russie à se conformer à l’ordonnance de la Cour :
« Dans le cadre de cette procédure, la CIJ a rendu une ordonnance importante le 16 mars 2022, qui ordonne à la Russie de suspendre immédiatement ses opérations militaires en Ukraine. Nous accueillons favorablement la décision de la Cour et exhortons la Russie à se conformer à cette ordonnance juridiquement contraignante. »237
138. D’une manière plus générale, la communauté internationale convient sans ambiguïté que le fait que la Russie n’ait pas mis fin à ses opérations militaires, au mépris de la première mesure conservatoire indiquée par la Cour, a entraîné et continue d’entraîner d’autres destructions et des conséquences humanitaires dévastatrices. Huit jours après le prononcé de l’ordonnance, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté une résolution constatant la crise humanitaire de plus en plus aiguë causée par les actes de la Fédération de Russie et « [e]xige[ant] la cessation immédiate des hostilités menées par [celle-ci] contre l’Ukraine »238. Dans un rapport publié le 26 mars 2022, le HCDH a relevé que, au cours de la période allant du 24 février au 26 mars 2022 qui faisait l’objet dudit rapport, « les forces armées russes [avaient] eu recours, à 16 reprises au moins, à des armes à sous-munitions dans des zones habitées, faisant des victimes civiles et causant des dommages à des biens de caractère civil »239. Il a également indiqué que des
« [d]es munitions non guidées tirées à partir de systèmes basés au sol, comme de l’artillerie lourde, des systèmes de lance-roquettes multiples ainsi que des bombes aériennes non guidées, [étaient] largement utilisées par les forces armées russes dans des attaques visant les zones urbaines de Tchernihiv, Hostomel, Irpine, Kharkiv, Kyïv, Lyssytchansk, Marioupol, Sievierodonetsk, Soumy, Volnovakha et Jytomyr »240.
236 European External Action Service, Russia: Statement of the G7 Foreign Ministers on the Continued Aggression Against Ukraine (7 April 2022), accessible à l’adresse suivante : Russia: Statement of the G7 Foreign Ministers on the continued aggression against Ukraine | EEAS Website (europa.eu).
237 Gouvernement du Canada, déclaration commune sur la requête de l’Ukraine contre la Russie devant la Cour internationale de Justice, affaires mondiales Canada (20 mai 2022), accessible à l’adresse suivante : Déclaration commune sur la requête de l’Ukraine contre la Russie devant la Cour internationale de Justice - Canada.ca. Parmi ces États figurent l’Albanie, l’Allemagne, l’Australie, l’Autriche, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, le Canada, Chypre, la Croatie, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie, les Etats-Unis, la Finlande, la France, la Géorgie, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, l’Islande, l’Italie, le Japon, la Lettonie, la Lituanie, le Luxembourg, la Macédoine du Nord, Malte, les Îles Marshall, la Micronésie (États fédérés de), le Monténégro, la Norvège, la Nouvelle-Zélande, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Slovaquie, la Slovénie et la Suède.
238 Nations Unies, Assemblée générale, résolution ES-11/2 intitulée « Conséquences humanitaires de l’agression contre l’Ukraine », doc. A/RES/ES-11/2 (24 mars 2022), p. 3 ; voir également Nations Unies, Assemblée générale, résolution ES-11/3 intitulée « Suspension du droit de la Fédération de Russie de siéger au Conseil des droits de l’homme », doc. A/RES/ES-11/3 (7 avril 2022), p. 1
« Gravement préoccupée par la crise des droits de l’homme et la crise humanitaire en cours en Ukraine, en particulier par les informations concernant des violations des droits de l’homme et atteintes à ces droits et des violations du droit international humanitaire commises par la Fédération de Russie, y compris des violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme et des atteintes à ces droits. »
239 HCDH, Update on the Human Rights Situation in Ukraine (28 March 2022), par. 11, accessible à l’adresse suivante : HRMMU_Update_2022-03-26_EN.pdf (ohchr.org).
240 Ibid., par. 9.
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En avril 2022, le HCDH a en outre appelé l’attention sur « [l]ampleur considérable des violations des droits de l’homme à Boutcha » et recueilli des informations concernant des « homicides illicites — dont l’exécution sommaire de 50 civils », parmi d’autres atrocités241. Le Secrétaire général de l’ONU, M. Guterres, a par la suite appelé une nouvelle fois la Russie à mettre fin à l’usage de la force militaire en Ukraine. Il s’est adressé en ces termes au Conseil de sécurité le 5 mai 2022 :
« L’invasion de l’Ukraine par la Russie emporte violation de l’intégrité territoriale ukrainienne et de la Charte des Nations Unies. Elle doit cesser pour le bien des peuples ukrainien et russe et pour celui du monde entier … Le cycle de mort, de destruction, de dislocation et de perturbation doit prendre fin. »242
139. La poursuite de l’usage de la force sur le territoire de l’Ukraine par des groupes armés soutenus par la Russie contrevient aussi directement à la deuxième mesure conservatoire par laquelle la Cour a prescrit à la Fédération de Russie de
« veiller à ce qu’aucune des unités militaires ou unités armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui, ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle ou sa direction, ne commette d’actes tendant à la poursuite des opérations militaires ».
Tant l’armée russe que les groupes armés soutenus par la Russie continuent de commettre des actes tendant à la poursuite d’une invasion à grande échelle de l’Ukraine. Par exemple, des militants de la RPD ont combattu aux côtés des troupes russes pendant le siège de Marioupol et contribué à la gestion d’un important centre de tri situé à proximité de la ville243. Des militants de la RPL se sont également joints aux combats visant à s’emparer de la ville ukrainienne de Sievierodonetsk244, tandis que des militants de la RPD ont participé à la brutale offensive contre Lyman et à la prise de cette ville245.
241 HCDH, Faire respecter le principe de responsabilité face aux atrocités commises en Ukraine (27 avril 2022), accessible à l’adresse suivante : Faire respecter le principe de responsabilité face aux atrocités commises en Ukraine | OHCHR
242 UN News, Ukraine: ‘Cycle of Death, Destruction’ Must Stop, UN Chief Tells Security Council (5 May 2022), accessible à l’adresse suivante : https://news.un.org/en/story/2022/05/1117652.
243 Voir, par exemple, Tim Lister & Olga Voitovych, Russian Separatists Say More than 500 Evacuated from Mariupol Through Their Center in One Day, CNN (4 May 2022) (faisant référence à la gestion par la RPD d’un centre de tri à Bezimenne et à la coordination avec les forces russes pour y emmener les habitants de Marioupol), accessible à l’adresse suivante : (25) Mariupol mayor says contact has been lost with Ukrainian forces in Azovstal plant as heavy fighting continues (cnn.com) ; CBS News, Siege of Mariupol Over as Russia Says Ukraine's Holdout Forces from Steelworks Have “Surrendered,” (17 May 2022) (faisant référence aux activités des forces de la RPD à Marioupol), accessible à l’adresse suivante : Siege of Mariupol over as Russia says Ukraine's holdout forces from steelworks have "surrendered" - CBS News ; Olga Voitovych et al., Russia and Ukraine are Both Reporting Fighting Around Azovstal Plant in Mariupol, CNN (3 May 2022) (citant le porte-parole du ministère de la défense russe faisant état de l’engagement dans les combats des troupes de la RPD aux côtés des forces russes à l’aciérie d’Azovstal), accessible à l’adresse suivante : (32) Russia and Ukraine are both reporting fighting around Azovstal plant in Mariupol (cnn.com) ; voir également TASS, DPR Official Says Mariupol Port is 80% Liberated (11 April 2022), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/defense/1435567.
244 Voir TASS, Luhansk Republic’s Forces Gain Foothold in Severodonetsk Industrial Zone — LPR Militia (16 June 2022), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/politics/1466327 ; Joseph Golder, Pro-Russia Militia Says It's Knocking Ukrainian Forces out of Severodonetsk Industrial Zone, Newsweek (15 June 2022), accessible à l’adresse suivante : Pro-Russia Militia Says It's Knocking Ukrainian Forces Out of Severodonetsk Industrial Zone (newsweek.com).
245 Voir EURACTIV, Pro-Russian Separatists Claim Control of Lyman in East Ukraine (27 May 2022), accessible à l’adresse suivante : Pro-Russian separatists claim control of Lyman in east Ukraine – EURACTIV.com ; TASS, Donetsk Republic’s Forces Gain Full Control of Krasny Lyman, says DPR Defense Headquarters (27 May 2022), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/politics/1456765.
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140. De par son comportement depuis le 16 mars 2022, la Fédération de Russie aggrave et étend aussi le différend, contrevenant ainsi à la troisième mesure conservatoire indiquée par la Cour. Chaque nouvelle atrocité commise, chaque nouvelle arme utilisée, chaque nouveau front ouvert ou chaque nouvelle stratégie déployée contre le peuple ukrainien par la Fédération de Russie ne fait qu’élargir le gouffre moral qui sépare les Parties à ce différend et rend le règlement de celui-ci plus difficile. Au mépris délibéré de l’ordonnance de la Cour, la Russie se livre à des violations toujours plus graves du droit international humanitaire depuis le 16 mars. De fait, le jour même où la Cour a rendu son ordonnance, une attaque aérienne russe a détruit un théâtre abritant des civils dans le centre de Marioupol ; si l’OSCE a annoncé en avril que 300 personnes y avaient trouvé la mort, une enquête plus récente porte à près de 600 le nombre de victimes246. Cette attaque a été perpétrée alors que la présence d’enfants dans l’édifice avait été clairement signalée : le mot « enfants » en russe avait été peint en très grand sur le trottoir des deux côtés du théâtre247. Selon la conclusion de l’OSCE, l’attaque était sans aucun doute délibérée et « constituait très probablement une violation flagrante du droit international humanitaire »248.
141. La Cour a souligné dans son ordonnance qu’elle « a[vait] bien conscience de l’ampleur de la tragédie humaine qui se déroul[ait] en Ukraine et nourri[ssait] de fortes inquiétudes quant aux victimes et aux souffrances humaines que l’on continu[ait] d’y déplorer »249. Ces inquiétudes étaient justifiées au mois de mars et le sont encore plus maintenant. Dans les semaines qui ont suivi le prononcé de l’ordonnance, les forces russes ont continué de bombarder sans relâche Marioupol, jusqu’à la réduire en cendres250. Selon des responsables se trouvant sur place, le bilan s’élevait à des milliers de morts à cause du siège, la ville ayant été de fait rasée251.
142. Deux mois après l’audience sur les mesures conservatoires, Amnesty International a fait mention d’« éléments de preuve déterminants » montrant que les actes de la Russie «constituent des crimes de guerre », notamment des exécutions extrajudiciaires de civils et des attaques aériennes ayant provoqué la mort de nombreux civils252. Quand ce rapport a été publié, le monde avait déjà été
246 Rapport de l’OSCE, p. 47-48 ; Lori Hinnant et al., AP Evidence Points to 600 Dead in Mariupol Theater Airstrike, AP News (4 May 2022)
« Parmi toutes les atrocités qui ont eu lieu pendant la guerre en Ukraine, le bombardement russe du théâtre d’art dramatique régional de Donetsk à Marioupol le 16 mars se distingue comme l’attaque qui a fait le plus de victimes civiles à ce jour. Une enquête de l’Associated Press a réuni des éléments prouvant que cette attaque avait été bien plus meurtrière qu’estimé, le nombre de morts s’élevant plutôt à 600 personnes, à l’intérieur et à l’extérieur de l’édifice, soit près du double de celui rapporté jusqu’à présent, et de nombreux survivants estiment que le bilan est encore plus lourd. »), accessible à l’adresse suivante : AP evidence points to 600 dead in Mariupol theater airstrike | AP News.
247 Rapport de l’OSCE, p. 48 ; Lori Hinnant et al., AP Evidence Points to 600 Dead in Mariupol Theater Airstrike, AP News (4 May 2022), accessible à l’adresse suivante : AP evidence points to 600 dead in Mariupol theater airstrike | AP News.
248 Rapport de l’OSCE, p. 48.
249 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 17.
250 Voir, par exemple, Rhodri Davis & Yaroslav Lukov, Mariupol Steelworkers: ‘We Have Wounded and Dead Inside the Bunkers,’ BBC News (21 April 2022), accessible à l’adresse suivante : Mariupol steelworks: 'We have wounded and dead inside the bunkers' - BBC News.
251 Voir Anthony Faiola et al., In Mariupol, Echoes of History, Utter Devastation and a Last Stand, The Washington Post (24 April 2022), accessible à l’adresse suivante : Last stand of Mariupol, leveled by Russia's merciless assault - The Washington Post ; Saskya Vandoorne & Melissa Bell, Mariupol Death Toll at 22,000, Says Mayor’s Adviser, CNN (25 May 2022), accessible à l’adresse suivante : Mariupol death toll at 22,000, says mayor's adviser (cnn.com) ; Ukrinform, New Mass Graves Discovered in Mariupol, There May be More than 22,000 Dead (30 May 2022), accessible à l’adresse suivante : https://t.co/dbbQzKD5gq.
252 Amnesty International, “He’s Not Coming Back.” War Crimes in Northwest Areas of Kyiv Oblast (6 May 2022), p. 36, accessible à l’adresse suivante : Ukraine: "He's not coming back". War crimes in Northwest areas of Kyiv Oblast - Amnesty International.
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le témoin horrifié, lorsque Boutcha a été libérée par les troupes ukrainiennes après avoir été occupée par les forces russes, du massacre de civils que celles-ci avaient commis : de très nombreux corps jonchaient les rues, tandis que d’autres étaient retrouvés dans des tombes sommaires ou des fosses communes253. Les civils ukrainiens ont de nouveau été pris pour cible le 8 avril 2022, lorsque la Russie a bombardé une gare ferroviaire à Kramatorsk, tuant plus de 50 personnes qui attendaient d’être évacuées de la ville et faisant plus d’une centaine de blessés254.
143. L’accumulation de ces atrocités confirme malheureusement les prédictions que l’Ukraine avait faites, à l’audience du 7 mars 2022, quant aux conséquences auxquelles s’attendre si la Russie continuait de faire un usage sans restriction de la force sur son territoire. De même, l’Ukraine avait prévu que la Russie aurait recours à des armements toujours plus destructeurs et barbares255. Depuis, l’utilisation d’armes thermobariques, de missiles hypersoniques et d’armes à sous-munitions a été attestée256. La crise humanitaire s’est également aggravée, ainsi que l’Ukraine l’avait annoncé. Le 5 mars 2022, deux jours avant l’audience sur les mesures conservatoires, 1,5 million d’Ukrainiens avaient cherché refuge dans les pays voisins, selon les données du HCR257. Au 21 juin 2022, ce sont plus de 5 millions de réfugiés qui avaient fui vers d’autres pays européens258. Le 16 mars, date à laquelle l’ordonnance a été rendue, le HCDH faisait état de 1 900 victimes civiles, dont 726 morts et 1 174 blessés259. Le 22 juin 2022, il signalait plus de 4 600 morts et 5 800 blessés parmi la population civile, tout en relevant que, selon toute probabilité, le nombre réel était « considérablement plus élevé »260.
144. En ciblant les exportations agricoles de l’Ukraine, la Russie aggrave et étend aussi le différend, d’une manière qui menace la paix et la sécurité dans le monde. Le blocus d’importants ports ukrainiens a provoqué une crise alimentaire internationale, la Russie retenant 20 millions de tonnes de céréales261. D’après le directeur exécutif du Programme alimentaire mondial, l’Ukraine approvisionne en nourriture 400 millions de personnes dans 36 pays, et la fermeture de ses ports par la Russie « constitue une déclaration de guerre à la sécurité alimentaire mondiale », qui « entraînera
253 Voir Daniel Boffey & Martin Farrer, ‘They Were All Shot’: Russia Accused of War Crimes as Bucha Reveals Horror of Invasion, The Guardian (3 April 2022), accessible à l’adresse suivante : ‘They were all shot’: Russia accused of war crimes as Bucha reveals horror of invasion | Ukraine | The Guardian ; Joel Gunter, Collecting the Dead in Bucha, BBC News (13 April 2022), accessible à l’adresse suivante : Collecting the dead in Bucha - BBC News ; Louisa Loveluck, In Bucha, A Massive Search for Bodies Left by Russian Occupiers, The Washington Post (8 April 2022), accessible à l’adresse suivante : In Bucha, a massive search for bodies left by Russian occupiers - The Washington Post.
254 BBC News, Kramatorsk Station Attack: What We Know So Far (9 April 2022), accessible à l’adresse suivante : Kramatorsk station attack: What we know so far - BBC News ; HCDH, Michelle Bachelet appelle au respect du droit international humanitaire face aux preuves de plus en plus nombreuses de crimes de guerre en Ukraine (22 avril 2022), accessible à l’adresse suivante : Michelle Bachelet appelle au respect du droit international humanitaire face aux preuves de plus en plus nombreuses de crimes de guerre en Ukraine | OHCHR.
255 Voir Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), CR 2022/5 (corrigé), p. 51-52, par. 12 (Gimblett).
256 Voir ci-dessus, chap. 2, sect. D.
257 U.N. High Commissioner for Refugees, Ukraine Refugee Situation: Operational Data Portal (as of 5 March 2022) (annexe 39).
258 U.N. High Commissioner for Refugees, Ukraine Refugee Situation: Operational Data Portal (as of 21 June 2022) (annexe 40).
259 OHCHR, Ukraine: Civilian Casualty Update (16 March 2022), accessible à l’adresse suivante : Ukraine: civilian casualty update 16 March 2022 | OHCHR.
260 OHCHR, Ukraine: Civilian Casualty Update (23 June 2022), accessible à l’adresse suivante : Ukraine: civilian casualty update 23 June 2022 | OHCHR.
261 U.N. Security Council, 9036th Meeting, Lack of Grain Exports Driving Global Hunger to Famine Levels, as War in Ukraine Continues, Speakers Warn Security Council (19 May 2022) (Statement of the Secretary of State of the United States), accessible à l’adresse suivante : Lack of Grain Exports Driving Global Hunger to Famine Levels, as War in Ukraine Continues, Speakers Warn Security Council | UN Press.
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famines, déstabilisations et migrations massives dans le monde entier »262. Alors que le prix des céréales s’envole à cause de la guerre que la Russie mène contre l’Ukraine, des articles de presse indiquent que le prix du pain au Caire a grimpé de 25 %, obligeant le Gouvernement à le plafonner263. L’instabilité sociale à laquelle on peut s’attendre à la suite d’une telle hausse du prix des denrées de base dans les pays à revenu moyen mondialisera de fait les conséquences de l’agression russe — et tel est sans doute précisément l’effet que cherche à obtenir la Russie en exerçant ce blocus maritime264.
145. La Russie a en outre aggravé et étendu le différend entre les Parties en répétant à plusieurs reprises depuis le 16 mars 2022, sans en apporter la preuve, que l’Ukraine est responsable d’un génocide dans la région du Donbas. Par exemple, ainsi qu’il est mentionné au chapitre 2, presque immédiatement après le prononcé de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires, le président Poutine a expressément réaffirmé que l’emploi de la force par la Russie en Ukraine visait à prévenir et punir un génocide. Dans une allocution prononcée le 18 mars 2022, à l’occasion de la célébration de l’anniversaire de l’annexion illicite de la Crimée en 2014, il a de nouveau déclaré que la population du Donbas était victime d’un « génocide » et affirmé que les « principaux but et motif de l’opération militaire … lancée dans le Donbass et en Ukraine » étaient de « sauver les gens de cette souffrance, de ce génocide »265. De plus, le 16 mars 2022, le comité d’enquête de la Fédération de Russie a engagé de nouvelles actions pénales contre « les forces armées et autres formations militaires ukrainiennes », là encore au motif que celles-ci auraient commis un génocide « [e]n violation des dispositions de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide »266.
146. En résumé, non seulement la Russie ne s’est pas conformée à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour, mais elle a expressément rejeté cette ordonnance contraignante et agi au mépris éhonté de chacune des mesures qui y sont indiquées. Elle n’a pas « suspend[u] … les opérations militaires ... sur le territoire de l’Ukraine ». Elle continue d’apporter son soutien aux « unités militaires ou unités armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui, [ainsi qu’à toute] organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle ou sa direction ». Enfin, elle aggrave et étend le différend entre les Parties, au point que celui-ci se met rapidement à faire peser une menace encore plus grande sur la sécurité et l’économie mondiales. Chacun des actes commis par la Fédération de Russie en Ukraine depuis le 16 mars 2022 est un manquement à l’ordonnance de la Cour et un fait internationalement illicite dont la Russie est responsable, indépendamment de l’usage abusif et dévoyé qu’elle fait de la convention sur le génocide et en sus de celui-ci.
262 Ibid.
263 Voir Sarah Butler, Egypt Fixes Price of Bread as Ukraine War Hits Wheat Supply, The Guardian (21 March 2022), accessible à l’adresse suivante : Egypt fixes price of bread as Ukraine war hits wheat supply | Egypt | The Guardian ; voir également Claire Parker, 5 Countries Hit Hard by the Grain Crisis in Ukraine, The Washington Post (15 June 2022), accessible à l’adresse suivante : 5 countries hit hard by the Russia-Ukraine grain crisis - The Washington Post.
264 Voir Sarah El Saffy & Aidan Lewis, Egyptians Count Rising Bread Costs as Ukraine War Disrupts Wheat Exports, World Economic Forum (22 March 2022), accessible à l’adresse suivante : Food prices are rising in Egypt because of the Ukraine war | World Economic Forum (weforum.org).
265 President of Russia Vladimir Putin, Remarks at the Concert Marking the Anniversary of Crimea’s Reunification with Russia (18 March 2022), Concert marking the anniversary of Crimea’s reunification with Russia • President of Russia (kremlin.ru) (annexe 8).
266 Investigative Committee of the Russian Federation, A Criminal Case Has Been Initiated for Genocide Against the Residents of the Town of Shchastya in the LPR (18 April 2022) (annexe 18) ; voir également Izvestia: The Investigative Committee of Russia Initiated a Case on the Genocide Against to the Residents of the Town of Shchastya in the LPR (19 April 2022) (annexe 19).
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CHAPITRE 5 LA COUR EST COMPÉTENTE POUR CONNAÎTRE DU DIFFÉREND RELATIF À LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE QUI OPPOSE LES PARTIES
147. En vertu du paragraphe 1 de l’article 36 de son Statut, la Cour a compétence pour connaître « de toutes les affaires que les parties lui soumettront, ainsi qu[e de] tous les cas spécialement prévus … dans les traités et conventions en vigueur »267. L’Ukraine invoque la compétence de la Cour en application de l’article IX de la convention sur le génocide, à laquelle l’Ukraine et la Fédération de Russie sont toutes les deux parties sans réserve actuellement en vigueur268. L’article IX se lit comme suit :
« Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d’une partie au différend. »
148. La vaste étendue de la compétence de la Cour prévue par l’article IX ressort clairement du libellé de cette disposition. Dans une opinion individuelle commune jointe à l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), cinq membres de la Cour ont observé que « [l]’article IX vise les différends qui portent non seulement sur l’interprétation ou l’application de la convention, mais aussi sur son “exécution” », et que cet article précise en outre que « les différends pouvant être soumis à la Cour aux termes de l’article IX comprennent “ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide” »269. Ils ont en outre relevé que l’article IX confirme que « la convention sur le génocide … assigne … un rôle important » à la Cour270. Un commentaire majeur de la convention explique, de surcroît, que c’est à dessein que des termes généraux sont employés dans l’article IX :
« [l’article IX a été rédigé] pour combler toutes les failles susceptibles de réduire l’étendue de la compétence de la Cour. Le but poursuivi en 1948 était de conférer à la Cour la compétence la plus large possible dans le cadre du régime de la convention, en prévenant tous les arguments subtils qui pourraient être avancés pour la priver de sa compétence en raison d’un lien insuffisant avec cet instrument. »271
149. En conséquence, l’Ukraine a saisi la Cour d’un différend relatif aux allégations mensongères portées par la Fédération de Russie qui l’accuse d’être responsable de la commission d’un génocide en violation de la convention, et qui a prétexté de ces allégations pour reconnaître l’indépendance de la RPD et de la RPL et pour recourir à la force militaire en Ukraine contre celle-ci afin, selon ses propres dires, de prévenir et de punir un génocide et de faire cesser des violations supposées de la convention par l’Ukraine. Ainsi qu’il a été exposé au chapitre 3, l’Ukraine affirme
267 Statut de la Cour, art. 36, par. 1.
268 Convention sur le génocide, liste des Parties contractantes, accessible à l’adresse suivante : https://treaties.un.org/pages/ViewDetails.aspx?src=IND&mtdsg_no=IV-1&chapter=4&clang=_fr.
269 Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, opinion individuelle commune des juges Higgins, Kooijmans, Elaraby, Owada et Simma, p. 72, par. 28.
270 Ibid.
271 Robert Kolb, The Scope Ratione Materiae of the Compulsory Jurisdiction of the ICJ, in The UN Genocide Convention: A Commentary (Paola Gaeta, ed., Oxford University Press, 2009), p. 453 (annexe 26).
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que les actes de la Russie sont constitutifs d’abus et de violation des articles premier et IV de la convention. Comme la Cour l’a déjà établi prima facie, le présent différend a trait à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide272.
150. Outre sa compétence pour connaître du différend relatif à la convention sur le génocide qui oppose l’Ukraine à la Fédération de Russie, la Cour a également la compétence intrinsèque pour juger de la responsabilité de la Russie à raison du non-respect de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires qu’elle a rendue le 16 mars 2022.
* *
151. Pour reprendre les termes de sa devancière en l’affaire des Concessions Mavrommatis en Palestine, « [u]n différend est un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts » entre des parties273. L’existence d’un différend est une question de fond, et non de forme274. Dans ce contexte, la Cour a dit que tant les déclarations que le comportement des parties pouvaient être pertinents pour lui permettre de trancher la question de savoir s’il existe un différend275. Le chapitre 2 ci-dessus décrit le désaccord, opposant l’Ukraine à la Fédération de Russie, relatif aux allégations mensongères par lesquelles la seconde rend la première responsable de génocide en violation de la convention sur le génocide et dont elle prétexte pour reconnaître la RPD et la RPL et pour recourir à la force en Ukraine et contre celle-ci dans le but de prévenir et de punir un génocide et de faire cesser des violations alléguées de la convention276. Comme il a été expliqué au chapitre 3 ci-dessus, l’Ukraine tire grief de ce que la Russie, en agissant de la sorte, a fait un usage abusif de la convention sur le génocide et en a violé les dispositions. Par l’ordonnance qu’elle a rendue sur les mesures conservatoires, la Cour a résumé le différend entre les Parties comme suit :
« Les déclarations émanant des organes de l’État et de hauts responsables des deux Parties indiquent l’existence entre elles d’une divergence de vues sur la question de savoir si certains actes qui auraient été commis par l’Ukraine dans les régions de Donetsk et de Louhansk sont constitutifs de génocide et emportent donc violation des obligations incombant à cet État au titre de la convention sur le génocide, et si l’emploi
272 Voir l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 47.
273 Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt n° 2, 1924, C.P.J.I. série A no 2, p. 11.
274 Voir, par exemple, Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 26, par. 50 ; voir également l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 35.
275 Voir, par exemple, Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 850, par. 39–40 ; Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 32-33, par. 71 et 73 ; Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 315, par. 89.
276 Voir ci-dessus, chap. 2, sect. B–C.
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de la force par la Fédération de Russie dans le but affiché de prévenir et de punir un prétendu génocide est une mesure qui peut être prise en exécution de l’obligation de prévenir et de punir énoncée à l’article premier de la convention. Du point de vue de la Cour, les actes dont la demanderesse tire grief semblent susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention sur le génocide. »277
152. Même si la reconnaissance de la RPD et de la RPL par la Fédération de Russie en tant que mesure destinée à prévenir et à punir un génocide n’a pas été au coeur de la phase des mesures conservatoires, puisque c’est l’emploi de la force alors en cours qui conférait à la situation son caractère urgent, les Parties sont également en désaccord sur ce point.
153. Le différend a trait à « l’interprétation, l’application et l’exécution de la convention sur le génocide » à trois principaux égards au moins.
154. Premièrement, le différend se rapporte à l’allégation de la Fédération de Russie, qui accuse l’Ukraine d’être responsable de la commission d’un génocide en violation de l’article premier de la convention, et des responsables ukrainiens d’être des « personnes ayant commis le génocide » dont l’article IV prévoit qu’elles « seront punies ». L’article IX indique expressément que ses dispositions s’étendent « y compris » aux différends « relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide ». Comme il a été exposé ci-dessus, la Russie a maintes fois accusé l’Ukraine d’être responsable de la commission d’un génocide en violation de la convention — allégation qui lui a servi de prétexte pour reconnaître la RPD et la RPL et recourir à la force — et l’Ukraine rejette catégoriquement ses accusations. Pour se prononcer sur le grief de l’Ukraine, qui affirme que la Russie a indûment prétexté d’une allégation mensongère de génocide au titre de la convention pour reconnaître la RPD et la RPL et recourir à la force en Ukraine et contre celle-ci, la Cour doit appliquer la convention sur le génocide aux faits pertinents de l’espèce afin de déterminer si la Russie est fondée à prétendre que l’Ukraine est responsable d’un génocide commis en violation de la convention. Le différend relève donc indéniablement des différends « relatifs » à, entre autres, « la responsabilité d’un État en matière de génocide », dont l’article IX dit expressément qu’ils confèrent compétence à la Cour.
155. Dans le document qu’elle a communiqué à la Cour le 7 mars 2022, la Fédération de Russie a soutenu qu’« [é]voquer un génocide ne revient pas à invoquer la convention ni à admettre l’existence d’un différend au regard de celle-ci, puisque la notion de génocide existe en droit international coutumier » et « existe également dans les systèmes juridiques nationaux, dont ceux de la Fédération de Russie et de l’Ukraine »278. Or, comme la Cour l’a déclaré, « un État n’a pas à se référer expressément, dans ses échanges avec un autre État, à un traité particulier » aux fins de l’établissement d’un différend au titre de la clause compromissoire dudit traité, dès lors que « l’objet du traité [est] mentionné assez clairement »279. La Russie a bel et bien mentionné l’objet de la convention sur le génocide, à savoir tant le génocide lui-même que les mesures destinées à prévenir
277 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 45.
278 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), document (avec annexes) de la Fédération de Russie exposant sa position sur la prétendue « incompétence » de la Cour en l’affaire (7 mars 2022), p. 5-6, par. 20.
279 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 44 (citant Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 428–429, par. 83 ; Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 85, par. 30).
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et à punir un tel crime280. Même si l’invocation expresse de la convention elle-même était requise, ce critère serait rempli puisque c’est ce qu’a fait la Russie à maintes reprises, en exprimant ses allégations sous la forme de « violation[s] de la convention de 1948 “pour la prévention et la répression du crime de génocide” »281, et en indiquant que les « actes de Kiev … rel[evaient] en réalité de la convention des Nations Unies pour la prévention du génocide »282.
156. Deuxièmement, le différend se rapporte à la reconnaissance de la RPD et de la RPL par la Fédération de Russie et au recours à la force par celle-ci en Ukraine et contre celle-ci à titre de mesures prises dans le but de s’acquitter de son obligation de prévenir et de punir le génocide en vertu des articles premier et IV de la convention sur le génocide, et à titre d’exercice du droit d’invoquer la responsabilité de l’Ukraine à raison de violations alléguées de la convention. La Russie a soutenu que ces mesures visaient à faire cesser les violations de la convention sur le génocide commises par l’Ukraine283. En fait, elle les a prises pour semer la mort et la destruction sur tout le territoire ukrainien. La Russie a invoqué un droit de recourir à la force sur le territoire ukrainien pour prévenir et punir la commission d’un génocide et faire cesser les violations de la convention, mais l’Ukraine lui conteste catégoriquement tout fondement légal ou légitime à agir de la sorte284. Pour se prononcer sur le grief de l’Ukraine, qui soutient que la Russie ne saurait prétexter d’une allégation mensongère de génocide pour reconnaître la RPD et la RPL et faire usage de la force contre l’Ukraine et sur le territoire ukrainien, la Cour devra interpréter la convention et appliquer ses dispositions aux faits pertinents de l’espèce. L’Ukraine affirme que la Russie, lorsqu’elle prétendait s’acquitter de ses obligations découlant des articles premier et IV de la convention et exerçait un prétendu droit de faire cesser des violations alléguées de cet instrument, en faisait en réalité une interprétation et une application erronées. Les demandes de l’Ukraine se rapportent donc intrinsèquement à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention.
157. Dans le document qu’elle a communiqué à la Cour, la Fédération de Russie a fait valoir que la convention sur le génocide « ne régit ni l’emploi de la force entre États, ni la reconnaissance des États »285. Or, l’Ukraine ne soutient à aucun moment que l’usage de la force ou la reconnaissance des États soient régis par la convention en tant que telle. Ce qui est bel et bien régi par la convention, ce sont les mesures à prendre « pour prévenir et punir » le génocide, et la question de savoir si, et dans quelle mesure, une partie contractante a le droit de prendre de telles mesures pour faire cesser des violations alléguées de la convention286. L’Ukraine tire grief de ce que la Fédération de Russie a reconnu la RPD et la RPL, et a recouru à la force contre elle et sur le territoire ukrainien, à la fois à titre de mesures destinées à prévenir et à punir un génocide et dans l’exercice d’un droit de faire cesser des violations alléguées de la convention, alors même que rien dans cet instrument ne l’autorisait à commettre de tels actes.
280 Voir ci-dessus, chap. 2, sect. B.
281 Voir, par exemple, Investigative Committee of the Russian Federation, The Investigative Committee Opened a Criminal Investigation Concerning the Genocide of Russian-Speaking Population in the South-East of Ukraine (29 September 2014) (annexe 9) ; voir de manière générale ci-dessus, chap. 2, sect. B 1).
282 RIA Novosti, Gryzlov Called Putin's Decree on Donbas a Response to Kyiv's Actions (18 November 2021) (annexe 35) ; voir également TASS, Putin’s Decree on Donbas is Response to Kyiv’s Refusal to Honor Minsk Accords – Envoy (18 November 2021), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/politics/1363441.
283 Voir ci-dessus, chap. 2, sect. B.
284 Voir ci-dessus, chap. 2, sect. B-C.
285 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), document (avec annexes) de la Fédération de Russie exposant sa position sur la prétendue « incompétence » de la Cour en l’affaire (7 mars 2022), p. 2, par. 10.
286 Convention sur le génocide, art. premier ; voir également ibid. art. IV.
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158. Troisièmement, le différend se rapporte au grief de l’Ukraine, selon qui la Fédération de Russie, par ces actes, a fait un usage abusif et dévoyé de la convention sur le génocide et en a violé les dispositions. L’Ukraine affirme que la reconnaissance de la RPD et de la RPL par la Russie et le recours de celle-ci à la force contre elle et sur le territoire ukrainien dans le but affiché de prévenir et de punir un génocide ainsi que de l’amener prétendument à répondre de violations alléguées de la convention, constitue un abus des droits et obligations visés aux articles premier et IV, et emporte donc violation de ladite convention. Les articles premier et IV de la convention imposent à la Russie l’obligation de ne pas agir au détriment de l’Ukraine en prétextant d’un génocide faussement allégué, et de ne pas excéder les limites de ce que permet la légalité internationale dans les mesures qu’elle serait amenée à prendre pour prévenir et punir la commission d’un génocide ou pour invoquer la responsabilité d’une autre partie contractante à raison de la commission d’un génocide. Pour se prononcer sur le grief de l’Ukraine, la Cour devra interpréter la convention et en appliquer les dispositions. Plus précisément, elle devra déterminer si la Russie, lorsqu’elle prétendait s’acquitter de ses obligations de prévenir et de punir la commission d’un génocide au titre de la convention et exercer son droit d’invoquer la responsabilité d’un autre État à raison de violations de la convention, a elle-même violé la convention en faisant un usage dévoyé et abusif de ses articles premier et IV. La Cour a déjà établi que les actes de la Russie dont l’Ukraine tire grief « semblent susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention sur le génocide »287. Le chapitre 3 explique plus en détail pourquoi la Russie est responsable de violations de cette convention288. À cet égard également, le différend entre les Parties est relatif à l’interprétation, l’application et l’exécution de la convention.
159. Dans le document qu’elle a communiqué à la Cour, la Russie a affirmé qu’elle disposait d’un « fondement juridique » pour recourir à la force en Ukraine au titre d’un « exercice du droit de légitime défense », conformément à la Charte des Nations Unies289. Outre son incohérence juridique, qui a déjà été décrite ci-dessus290, cette assertion est sans rapport avec la question de la compétence de la Cour à l’égard du présent différend. Comme celle-ci l’a observé dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires, « certains actes ou omissions peuvent donner lieu à un différend entrant dans le champ de plusieurs instruments »291. Quand bien même l’Ukraine et la Russie auraient également un différend relatif à la Charte des Nations Unies, cela ne changerait rien au fait que le différend dont est saisi la Cour a trait à la convention sur le génocide. Plus précisément, la Russie a allégué que l’Ukraine est responsable de violations de la convention, justifiant sa reconnaissance de la RPD et de la RPL et son recours à la force en tant que moyens de s’acquitter de son obligation de prévenir et de punir la commission d’un génocide en vertu de la convention, et en tant qu’exercice du droit de faire cesser la prétendue violation de cet instrument par l’Ukraine. Celle-ci soutient que les mesures prises par la Russie sous ce prétexte constituent des violations de la convention. Qui plus est, pour autant qu’elle puisse être prise en considération en dépit de son manque de cohérence, l’invocation de l’article 51 par la Russie n’est pas indépendante de l’invocation de la convention sur le génocide par cet État. Dans le discours qu’elle a transmis à l’ONU à titre d’unique justification des actes qu’elle a commis en Ukraine et contre celle-ci, la Russie n’a fait mention de l’article 51 que lorsqu’elle a déclaré que « [l]es républiques populaires du Donbass
287 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 45.
288 Voir ci-dessus, chap. 3, sect. C.
289 Voir Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), document (avec annexes) de la Fédération de Russie exposant sa position sur la prétendue « incompétence » de la Cour en l’affaire (7 mars 2022), p. 4, par. 15 ; voir également ibid., annexe.
290 Voir ci-dessus, chap. 3, sect. C 3).
291 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 46 (citant Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, par. 56).
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ont appelé la Russie à l’aide », en précisant que l’« objectif » de cette aide était de « protéger ceux et celles » qui avaient subi un « génocide »292.
* *
160. La Fédération de Russie a accusé l’Ukraine de violer la convention sur le génocide en perpétrant le génocide des russophones dans la région ukrainienne du Donbas. Elle a prétexté de cette allégation de génocide pour reconnaître la RPD et la RPL et pour faire usage de la force militaire en Ukraine et contre celle-ci. L’Ukraine dément avec force ces accusations, conteste l’idée que la Russie puisse d’une quelconque manière se fonder sur la convention pour prendre ces mesures afin de s’acquitter de son obligation de prévenir et de punir la commission d’un génocide ou d’exercer un droit de faire exécuter la convention en s’opposant à l’Ukraine, et soutient que les mesures extraordinaires prises par la Russie constituent un usage abusif et dévoyé de la convention. En particulier, ces actes créent, entre les deux Parties contractantes concernées, un différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide. De prime abord, l’article IX de la convention confère compétence à la Cour pour résoudre ce différend.
292 Allocution prononcée le 24 février 2022 par le président de la Fédération de Russie, accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/news/67843 (annexe 6) ; voir également la lettre datée du 24 février 2022, adressée au Secrétaire général par le représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l’ONU, doc. S/2022/154.
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CHAPITRE 6 REMÈDES SOLLICITÉS
161. Ainsi que l’Ukraine l’a démontré dans les chapitres précédents du présent mémoire, la Fédération de Russie a commis des actes internationalement illicites qui emportent violation de la convention sur le génocide et de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 16 mars 2022. Ces violations ont causé un préjudice impensable à l’Ukraine et à ses citoyens. Non seulement la Russie a détruit des villes et des infrastructures essentielles, mais elle a tué des milliers de civils innocents au nom de la prévention et de la répression d’un génocide. Ceux qui ont eu la chance de survivre aux attaques des forces russes et d’autres groupes armés dirigés ou soutenus par la Russie subissent encore les conséquences de l’invasion, puisque des villes ukrainiennes ont été dévastées, des citoyens déportés et l’économie du pays gravement affaiblie. Dans le présent chapitre, l’Ukraine énonce les remèdes qu’elle prie la Cour d’ordonner à raison des graves préjudices qu’elle et son peuple ont subis du fait des violations, par la Russie, de la convention sur le génocide et de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 16 mars 2022.
A. LA COUR DEVRAIT RENDRE UN JUGEMENT DÉCLARATOIRE
162. Ainsi que l’a expliqué la devancière de la Cour lorsqu’elle a interprété l’arrêt qu’elle avait rendu en l’affaire fondatrice de l’Usine de Chorzów, « un jugement déclaratoire … est destiné à faire reconnaître une situation de droit une fois pour toutes et avec effet obligatoire entre les Parties, en sorte que la situation juridique ainsi fixée ne puisse plus être mise en discussion, pour ce qui est des conséquences juridiques qui en découlent »293.
163. En la présente espèce, dans laquelle elle a compétence pour résoudre un différend concernant la question de savoir si l’emploi de la force par la Russie contre l’Ukraine sous le prétexte de prévenir et de punir un prétendu génocide dans la région du Donbas emporte violation de la convention sur le génocide, la Cour devrait apporter une certitude juridique aux Parties en faisant des déclarations qui règlent ce différend.
164. Premièrement, l’Ukraine prie la Cour de déclarer qu’elle a compétence pour connaître du présent différend. Deuxièmement, l’Ukraine prie la Cour de déclarer qu’il n’y a pas d’élément crédible prouvant que des actes de génocide au sens de l’article II de la convention sur le génocide ont été commis par l’Ukraine sur son territoire, dans les oblasts de Donetsk et de Louhansk. Troisièmement, l’Ukraine prie la Cour de déclarer que la reconnaissance par la Fédération de Russie, le 21 février 2022, de l’indépendance des prétendues « République populaire de Donetsk » et « République populaire de Louhansk » repose sur cette allégation mensongère de génocide en violation des articles premier et IV de la convention sur le génocide et est par conséquent nulle et non avenue. Enfin, l’Ukraine prie la Cour de déclarer que l’emploi de la force auquel la Fédération de Russie recourt contre elle depuis le 24 février 2022, sous le prétexte de prévenir et de punir un génocide faussement allégué dans les oblasts ukrainiens de Donetsk et de Louhansk, emporte violation des articles premier et IV de la convention sur le génocide.
293 Interprétation des arrêts nos 7 et 8 (usine de Chorzów), arrêt n° 11, 1927, C.P.J.I. série A n° 13, p. 20.
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B. LA COUR DEVRAIT ORDONNER À LA FÉDÉRATION DE RUSSIE DE METTRE FIN À SES ACTES ILLICITES ET D’OFFRIR DES ASSURANCES DE NON-RÉPÉTITION
165. La Russie est tenue de mettre immédiatement fin à son comportement illicite ainsi qu’à sa campagne de destruction et de terreur en Ukraine. Aux termes de l’article 30 du Projet d’articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite (ci-après les « articles sur la responsabilité de l’Etat »), un Etat responsable d’un fait illicite a l’obligation « [d]’y mettre fin si ce fait continue » et « [d]’offrir des assurances et des garanties de non-répétition appropriées si les circonstances l’exigent »294. Cette mesure est appropriée en l’espèce pour protéger les intérêts de l’Ukraine.
166. En plus de la cessation, les assurances et garanties de non-répétition jouent un rôle préventif important en ce qui concerne la possibilité que des violations se poursuivent ou soient commises à l’avenir. Ainsi que le précisent les commentaires relatifs aux articles sur la responsabilité de l’État, de telles assurances et garanties sont « le plus souvent demandées lorsque l’État lésé a des raisons de penser que le simple retour à la situation préexistante ne le protège pas de manière satisfaisante »295. La Cour n’ignore pas le mépris dans lequel la Fédération de Russie a par le passé tenu le droit international et la souveraineté territoriale de l’Ukraine. Le président Poutine a affirmé à maintes reprises au fil des ans, notamment dans le discours qu’il a prononcé avant d’employer la force le 24 février, que l’« Ukraine n’a[vait] de fait jamais existé durablement en tant que véritable Etat »296. Par conséquent, la cessation n’est pas, à elle seule, une forme de réparation adéquate dans les circonstances de l’espèce. La Cour a fréquemment reconnu la légitimité des demandes d’assurances et de garanties et ordonné qu’il soit mis fin au comportement illicite et que des assurances de non-répétition soient fournies lorsqu’il y avait lieu297.
294 Nations Unies, Assemblée générale, résolution 56/83 intitulée « Responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite », doc. A/RES/56/83 (12 décembre 2001), annexe, art. 30 ; voir également Nations Unies, « Rapport de la Commission du droit international sur les travaux de la cinquante-troisième session », « Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite et commentaires y relatifs », cinquante-troisième session, doc. A/56/10 (23 avril-1er juin, 2 juillet-10 août 2001), art. 30, p. 94-95, par. 4-5) [ci-après le « Projet d’articles de la CDI sur la responsabilité de l’État et commentaires y relatifs »].
295 Projet d’articles de la CDI sur la responsabilité de l’État et commentaires y relatifs, art. 30, p. 95, par. 9).
296 President of Russia Vladimir Putin, Address by the President of the Russian Federation (21 February 2022), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/statements/67828 (annexe 5) ; voir également, par exemple, President of Russia Vladimir Putin, Article by Vladimir Putin « On the Historical Unity of Russians and Ukrainians » (12 July 2021) (où M. Poutine déclare notamment : « il n’existait aucune base historique ⎯ et il ne pouvait en exister aucune » pour étayer « l’idée d’un peuple ukrainien constituant une nation distincte des Russes »), http://en.kremlin.ru/events/president/news/66181 ; Angela Stent, Putin’s Ukrainian Endgame and Why the West May Have a Hard Time Stopping Him, CNN (4 March 2014) (où, notamment, M. Poutine déclare en 2008 au président en exercice des États-Unis d’Amérique, George W. Bush : « Vous devez comprendre, George, que l’Ukraine n’est même pas un pays. Son territoire se situe en partie en Europe orientale et la plus grande partie nous a été donnée. »), accessible à l’adresse suivante : https://www.cnn.com/2014/03/03/opinion/stent-putin-ukraine-russia-endgame/index.html.
297 Voir Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), arrêt du 21 avril 2022, par. 195 (où, ayant conclu que « la Colombie a[] manqué à son obligation internationale de respecter les droits souverains et la juridiction du Nicaragua », la Cour fait observer que, « [p]ar son comportement illicite, la Colombie a engagé sa responsabilité au regard du droit international [et qu’e]lle doit par conséquent cesser immédiatement ce comportement illicite ») ; ibid., par. 261, point 4) ; voir également Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 197, par. 150 (« La Cour observe qu’Israël a également l’obligation de mettre un terme à la violation de ses obligations internationales, telle qu’elle résulte de la construction du mur en territoire palestinien occupé. L’obligation d'un État responsable d’un fait internationalement illicite de mettre fin à celui-ci est bien fondée en droit international général et la Cour a, à diverses reprises, confirmé l’existence de cette obligation. »).
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167. Plus précisément, l’Ukraine demande que, pour remédier aux violations de la convention sur le génocide commises par la Russie, la Cour ordonne à celle-ci de mettre fin à son comportement illicite et de fournir des assurances de non-répétition, et notamment que :
⎯ la Russie mette immédiatement fin à l’emploi de la force qui a commencé le 24 février 2022 contre l’Ukraine et sur son territoire ;
⎯ la Russie retire immédiatement ses unités militaires du territoire de l’Ukraine, y compris la région du Donbas ;
⎯ la Russie veille à ce qu’aucune des unités militaires ou unités armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui (y compris, sans s’y limiter, celles de la RPD et de la RPL), ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle ou sa direction, ne commette de nouveaux actes tendant à soutenir l’emploi de la force auquel la Russie a recours en Ukraine et contre celle-ci depuis le 24 février 2022 ;
⎯ la Russie cesse immédiatement d’apporter son appui militaire, financier ou autre à toute unité militaire ou unité armée irrégulière qui pourrait agir sous sa direction ou bénéficier de son appui (y compris, mais sans s’y limiter, celles de la RPD et de la RPL), ainsi qu’à toute organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle ou sa direction, et qui participent à des opérations militaires en Ukraine et contre celle-ci, notamment dans la région du Donbas ;
⎯ la Russie revienne sur sa reconnaissance de la RPD et de la RPL, qui repose sur une accusation mensongère de génocide ;
⎯ la Russie fournisse des assurances qu’elle n’emploiera pas de nouveau la force en Ukraine et contre celle-ci.
C. LA COUR DEVRAIT ORDONNER À LA FÉDÉRATION DE RUSSIE DE RÉPARER INTÉGRALEMENT LE PRÉJUDICE CAUSÉ À L’UKRAINE
168. Depuis qu’elle a envahi illicitement l’Ukraine sous le prétexte de prévenir et de punir un génocide, la Russie a tué des milliers de civils innocents et causé des milliards de dollars de dégâts aux infrastructures et à l’économie ukrainiennes298. Il est bien établi dans la jurisprudence de la Cour que « l’État responsable d’un fait internationalement illicite a l’obligation de réparer en totalité le préjudice causé par ce fait »299.
169. Aux termes de l’article 34 des articles sur la responsabilité de l’État, « [l]a réparation intégrale du préjudice causé par le fait internationalement illicite prend la forme de restitution, d’indemnisation et de satisfaction, séparément ou conjointement ». Conformément au principe de la restitutio in integrum, la devancière de la Cour a dit, en l’affaire de l’Usine de Chorzów, que « la réparation d[evait], autant que possible, effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablir l’état qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis »300. Selon la Cour permanente de Justice internationale, la réparation inclut la « [r]estitution en nature, ou, si elle n’est pas possible, [le] paiement d’une somme correspondant à la valeur qu’aurait la restitution en
298 Voir ci-dessus, chap. 2, sect. D-E.
299 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 257, par. 259 ; voir également Usine de Chorzów, compétence, arrêt n° 8, 1927, C.P.J.I. série A n° 9, p. 21 ; Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 81, par. 152 ; Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 59, par. 119.
300 Usine de Chorzów, fond, arrêt, 1928, C.P.J.I. série A n° 17, p. 47.
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nature »301. La Cour a quant à elle fait observer récemment que « l’indemnisation p[ouvait] constituer une forme appropriée de réparation, en particulier dans les cas où la restitution s’av[érait] matériellement impossible »302.
170. La Russie doit à l’Ukraine et à tous ceux qui ont subi des dommages du fait de ses agissements une réparation intégrale au titre du préjudice inimaginable qu’elle leur a infligé en employant illicitement la force sous le prétexte de prévenir et de punir un génocide, réparation intégrale dont l’Ukraine établira le montant à un stade ultérieur de la procédure. La Russie est en particulier tenue de verser une indemnisation pour réparer l’intégralité des pertes matérielles résultant des violations de la convention sur le génocide qu’elle a commises lorsqu’elle a employé la force en prétextant d’un prétendu génocide, notamment, sans s’y limiter, à raison des pertes en vies humaines et des blessures infligées tant aux civils qu’aux militaires, du déplacement de la population ukrainienne, des dommages et destructions causés aux équipements et infrastructures civils et militaires, de la perte de ressources naturelles et des dommages causés à l’environnement, ainsi que de tout autre dommage causé aux biens publics et privés, y compris la perte de gains futurs pour les biens faisant l’objet d’une exploitation commerciale, et des incidences négatives sur l’économie ukrainienne.
171. La Russie est également tenue d’indemniser l’Ukraine pour réparer le préjudice moral qu’elle lui a fait subir, ainsi qu’à son peuple, du fait qu’elle a violé la convention sur le génocide lorsqu’elle a employé la force en prétextant d’un prétendu génocide, y compris à raison des innombrables atrocités qu’elle a commises contre le peuple ukrainien, et notamment, sans s’y limiter, à raison des pertes en vies humaines et des blessures infligées tant aux civils qu’aux militaires, du déplacement de la population ukrainienne, et de la violation de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de l’Ukraine.
172. Si l’ONU estime officiellement à plus de 4 660 le nombre de civils tués en Ukraine depuis le 24 février 2022, elle reconnaît que ce chiffre est probablement bien plus élevé tant il est difficile de recueillir des renseignements exacts303. Le peuple ukrainien a payé un lourd tribut du fait des violations de la convention sur le génocide commises par la Russie. Des milliers de civils ont été tués ou blessés par les forces russes dans des bombardements, des frappes aériennes et des exécutions de sang-froid304. Plus nombreux encore sont les civils qui ont été déportés illicitement vers le territoire russe, notamment vers des « camps de filtration » russes où ils sont soumis à des conditions inhumaines305. La campagne de violence impitoyable menée par la Russie a conduit à la destruction de villes ⎯ y compris des bâtiments résidentiels et des infrastructures essentielles ⎯ et la Banque mondiale prévoit une contraction de l’économie ukrainienne de près de 50 % cette année du fait de l’invasion306. Une indemnisation qui efface autant que possible toutes les conséquences des actes illicites commis par la Russie est donc due à l’Ukraine.
301 Ibid.
302 Voir Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), réparations, arrêt du 9 février 2022, par. 101.
303 OHCHR, Ukraine: Civilian Casualty Update (23 June 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/en/news/2022/06/ukraine-civilian-casualty-update-23-june-2022.
304 Voir ci-dessus, chap. 2, sect. D-E.
305 Voir ibid.
306 Voir ibid. ; Banque mondiale, « L’invasion russe va faire reculer l’économie ukrainienne de 45 % cette année » (10 avril 2022), accessible à l’adresse suivante : L'invasion russe va faire reculer l'économie ukrainienne de 45 % cette année (banquemondiale.org).
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D. LA COUR DEVRAIT ACCORDER À L’UKRAINE DES RÉPARATIONS SUPPLÉMENTAIRES DU FAIT DU MANQUEMENT DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE À SON ORDONNANCE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES
173. Outre les remèdes susmentionnés, l’Ukraine demande également réparation à raison du manquement de la Russie à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 16 mars 2022. Ainsi que cela a été exposé ci-dessus, la Russie a publiquement déclaré qu’elle ne se conformerait pas à l’ordonnance rendue par la Cour le 16 mars 2022, n’a pas suspendu ses opérations militaires sur le territoire de l’Ukraine, n’a pas veillé à ce que les groupes armés agissant sous sa direction ou bénéficiant de son appui et les organisations et personnes se trouvant sous son contrôle ou sa direction cessent de commettre des actes tendant à la poursuite de ces opérations, et a sérieusement aggravé le différend. En résumé, la Russie a, dès leur prononcé, fait fi des mesures conservatoires indiquées par la Cour. L’Ukraine prie par conséquent celle-ci de déclarer que la Fédération de Russie a enfreint son ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022 et qu’elle est, à ce titre, indépendamment responsable en droit international de toutes les conséquences de cette violation.
174. La Russie est de surcroît tenue de verser une indemnisation à raison de ses manquements à l’ordonnance rendue par la Cour. L’Ukraine demande une indemnisation permettant de réparer l’intégralité des pertes matérielles qu’elle a subies du fait que la Russie n’a pas suspendu ses opérations militaires sur le territoire ukrainien dès le 16 mars 2022, notamment, mais sans s’y limiter, à raison des pertes en vies humaines et des blessures infligées tant aux civils qu’aux militaires, du déplacement de la population ukrainienne, des dommages et destructions causés aux équipements et infrastructures civils et militaires, de la perte de ressources naturelles et des dommages causés à l’environnement, ainsi que de tout autre dommage causé aux biens publics et privés, y compris la perte de gains futurs afférents à des biens faisant l’objet d’une exploitation commerciale, et des incidences négatives sur l’économie ukrainienne.
175. Enfin, l’Ukraine demande une indemnisation permettant de réparer l’intégralité du préjudice moral qu’elle et son peuple ont subi du fait que la Russie n’a pas suspendu ses opérations militaires sur le territoire ukrainien à partir du 16 mars 2022, notamment, mais sans s’y limiter, à raison des pertes en vies humaines et des blessures infligées tant aux civils qu’aux militaires, du déplacement de la population ukrainienne, et de la violation de l’intégrité territoriale et de la souveraineté ukrainiennes.
176. Ainsi que cela a été indiqué plus haut, la Russie a impitoyablement continué de commettre des atrocités même après que la Cour a rendu une ordonnance en indication de mesures conservatoires307. Les forces russes ont tué, violé et déporté des civils308. Le monde entier a partagé l’horreur de l’Ukraine lors de la découverte du massacre commis par la Russie à Boutcha, où les troupes russes ont exécuté sommairement des civils innocents309. Même les enfants ne sont pas à l’abri de ces atrocités puisque la Russie cible les personnes à la recherche d’un refuge et celles qui attendent d’être évacuées310. Comme l’a déclaré le Secrétaire général de l’ONU au Conseil de sécurité, « le cycle de mort, de destruction, de dislocation et de perturbation doit prendre fin »311.
307 Voir ci-dessous, chap. 2, sect. E ; chap. 4.
308 Voir ci-dessous, chap. 2, sect. E.
309 Voir ibid.
310 Voir ibid.
311 UN News, Ukraine: « Cycle of Death, Destruction » Must Stop, UN Chief Tells Security Council (5 May 2022), accessible à l’adresse suivante : https://news.un.org/en/story/2022/05/1117652.
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177. À l’évidence, rien ne saurait effacer les souffrances que l’Ukraine et son peuple ont endurées du fait de ces atrocités ainsi que des innombrables autres que la Fédération de Russie a perpétrées. Cependant, étant donné que la Russie a, dans une attitude de défi, refusé de suspendre ses opérations militaires à partir du 16 mars 2022 et n’a pas veillé à ce que les groupes armés agissant sous sa direction ou bénéficiant de son appui et les organisations et personnes se trouvant sous son contrôle ou sa direction cessent de commettre des actes tendant à la poursuite de ces opérations, l’Ukraine a au moins droit à une indemnisation afin que la Russie soit contrainte de rendre compte de son non-respect flagrant de l’ordonnance de la Cour.
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CONCLUSIONS
178. Pour les motifs exposés dans le présent mémoire, l’Ukraine prie respectueusement la Cour :
a) de dire et juger qu’elle a compétence pour connaître du présent différend ;
b) de dire et juger qu’il n’y a pas d’élément crédible prouvant que l’Ukraine est responsable de la commission d’un génocide en violation de la convention sur le génocide dans les oblasts ukrainiens de Donetsk et de Louhansk ;
c) de dire et juger que l’emploi de la force auquel la Fédération de Russie recourt depuis le 24 février 2022 en Ukraine et contre celle-ci emporte violation des articles premier et IV de la convention sur le génocide ;
d) de dire et juger que la reconnaissance des prétendues « République populaire de Donetsk » et « République populaire de Louhansk » le 21 février 2022 emporte violation des articles premier et IV de la convention sur le génocide ;
e) de dire et juger que, en ne suspendant pas immédiatement les opérations militaires commencées le 24 février 2022 sur le territoire ukrainien, et en ne veillant pas à ce qu’aucune des unités militaires ou unités armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui, ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle ou sa direction ne prenne de mesures tendant à la poursuite de ces opérations militaires, la Fédération de Russie a manqué aux obligations indépendantes que lui imposait l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 16 mars 2022.
179. En conséquence, la Cour est respectueusement priée d’ordonner à la Fédération de Russie :
a) de mettre immédiatement fin à l’emploi de la force auquel elle recourt depuis le 24 février 2022 en Ukraine et contre celle-ci ;
b) de retirer immédiatement ses unités militaires du territoire ukrainien, y compris la région du Donbas ;
c) de veiller à ce qu’aucune des unités militaires ou unités armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui (y compris, sans s’y limiter, celles de la RPD et de la RPL), ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle ou sa direction, ne prenne d’autres mesures en faveur de l’emploi de la force auquel elle recourt depuis le 24 février 2022 en Ukraine et contre celle-ci ;
d) de revenir sur sa reconnaissance de la RPD et de la RPL ;
e) de fournir des assurances qu’elle ne recourra plus à l’emploi de la force en Ukraine et contre celle-ci ;
f) de réparer intégralement le préjudice subi par l’Ukraine du fait de l’emploi de la force auquel la Fédération de Russie recourt depuis le 24 février 2022 sur le territoire ukrainien, préjudice dont le montant sera déterminé à une phase distincte de la présente procédure ;
g) de réparer intégralement le préjudice subi par l’Ukraine du fait des manquements de la Fédération de Russie à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 16 mars 2022, préjudice dont le montant sera déterminé à une phase distincte de la présente procédure.
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Le 1er juillet 2022.
L’agent de l’Ukraine,
Anton KORYNEVYCH.
La coagente de l’Ukraine,
Oksana ZOLOTARYOVA.
___________
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CERTIFICATION
Je certifie par la présente que les annexes sont des copies conformes des documents auxquels il est fait référence et que les traductions fournies sont exactes.
Le 1er juillet 2022.
L’agent de l’Ukraine,
Anton KORYNEVYCH.
___________
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LISTE DES ANNEXES
Annexe
Page
Documents du Gouvernement russe
Allocutions et déclarations
5
Allocution prononcée le 21 février 2022 par le président de la Fédération de Russie
75
6
Allocution prononcée le 24 février 2022 par le président de la Fédération de Russie
89
7
Mission permanente de la Fédération de Russie auprès de l’ONU, déclaration et réponse du représentant permanent, M. Vassily Nebenzia, à la séance du Conseil de sécurité de l’ONU sur l’Ukraine (23 février 2022)
96
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ANNEXE 5 ALLOCUTION PRONONCÉE LE 21 FÉVRIER 2022 PAR LE PRÉSIDENT DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE
[Traduction]
Le Kremlin, Moscou, 21 février 2022, 22 h 35.
Vladimir Poutine, président de la Russie :
Citoyennes et citoyens de Russie, chers amis,
Mon discours porte sur les événements en Ukraine, et sur ce pourquoi ces événements sont si importants pour nous, pour la Russie. Bien entendu, mon message s’adresse également à nos compatriotes qui se trouvent en Ukraine.
La question est très grave et doit être analysée en détail.
La situation dans le Donbass a atteint un stade critique et crucial. Je m’adresse directement à vous aujourd’hui, non seulement pour expliquer ce qui se passe, mais aussi pour vous informer des décisions qui sont prises et des éventuelles étapes ultérieures.
Je tiens à rappeler que l’Ukraine n’est pas simplement notre voisin. Elle est une partie inaliénable de notre propre histoire, de notre culture et de notre espace spirituel. Il s’agit de nos camarades, des personnes qui nous sont les plus proches — non seulement nos collègues, nos amis et ceux avec qui nous avons travaillé autrefois, mais aussi nos parents, les personnes à qui nous sommes liées par le sang, par des liens familiaux.
Depuis des temps immémoriaux, les habitants du sud-ouest de ce qui constitue historiquement la terre russe se considèrent comme des Russes et des chrétiens orthodoxes. Il en était ainsi avant le XVIIe siècle, lorsqu’une partie de ce territoire a rejoint l’État russe, et par la suite.
Il nous semble que, d’une manière générale, nous connaissons tous ces faits, qu’ils sont de notoriété publique. Cela étant, pour comprendre ce qu’il se passe aujourd’hui et expliquer les motifs des actions de la Russie ainsi que les objectifs que nous nous sommes fixés, il est nécessaire de revenir brièvement sur l’aspect historique de cette question.
Je commencerai par rappeler que l’Ukraine moderne a été entièrement créée par la Russie et, plus précisément, par la Russie bolchevique et communiste. Le processus a débuté presque immédiatement après la révolution de 1917, et Lénine et ses compagnons ont procédé d’une manière très dure pour la Russie — en séparant, en découpant le territoire historique russe. Personne n’a pris l’avis des millions de personnes qui y vivaient.
Par la suite, avant comme après la grande guerre patriotique, Staline a intégré à l’URSS et transféré à l’Ukraine des territoires qui appartenaient auparavant à la Pologne, à la Roumanie et à la Hongrie. En guise de compensation, il a donné à la Pologne une partie de ce qui était anciennement un territoire allemand et, en 1954, Khrouchtchev a enlevé la Crimée à la Russie pour une raison quelconque et l’a également donnée à l’Ukraine. De fait, c’est ainsi que s’est formé le territoire de l’Ukraine moderne.
Mais je veux maintenant accorder une attention particulière aux débuts de la création de l’URSS. C’est à mon sens très important pour nous. Pour traiter cette question, je vais devoir prendre un certain recul, si l’on peut dire.
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Permettez-moi de vous rappeler que, après la révolution d’Octobre 1917 et la guerre civile qui a suivi, les bolcheviks ont commencé à construire un nouvel État et qu’il y a eu d’importants désaccords entre eux. Staline, qui cumulait en 1922 les fonctions de secrétaire général du parti communiste et de commissaire du peuple pour les nationalités, était partisan de construire le pays sur les principes de l’autonomisation, c’est-à-dire de donner aux républiques — les futures entités administratives et territoriales — de larges pouvoirs lors de leur adhésion à un État unifié.
Lénine a critiqué ce plan et proposé de faire des concessions aux nationalistes, qu’il nommait à l’époque les « indépendants ». Ce sont les idées de Lénine quant à ce qui s’apparentait à une structure étatique essentiellement confédérative et à un slogan sur le droit des nations à l’autodétermination, jusqu’à la sécession, qui ont constitué le fondement de l’État soviétique. D’abord confirmées dans la déclaration sur la création de l’URSS en 1922, ces idées ont été, après la mort de Lénine, consacrées dans la Constitution soviétique de 1924.
Cela soulève de prime abord de nombreuses questions. La première est d’ailleurs la principale : pourquoi fallait-il apaiser les nationalistes, satisfaire aux ambitions nationalistes sans cesse croissantes aux confins de l’ancien Empire ? Quel était l’intérêt de transférer à des unités administratives — les républiques de l’Union — nouvellement créées, souvent de manière arbitraire, d’immenses territoires qui n’avaient aucun lien avec elles ? Je le répète, ces territoires ont été transférés, et avec eux la population de ce qui était la Russie historique.
En outre, dans les faits, ces unités administratives avaient reçu le statut et la forme d’entités étatiques nationales. Ce qui pose une autre question : pourquoi fallait-il faire des cadeaux aussi généreux, dont les nationalistes les plus ardents n’osaient même pas rêver, et, en plus, donner aux républiques le droit de se séparer de l’État unifié sans aucune condition ?
À première vue, cela semble absolument incompréhensible, voire complètement fou. Mais ce n’est qu’à première vue. Il y a une explication. Après la révolution, les bolcheviks avaient pour principal objectif de rester au pouvoir à tout prix, coûte que coûte. Pour cela, ils sont allés jusqu’au bout : ils ont accepté l’humiliant traité de Brest-Litovsk, alors que la situation militaire et économique de l’Allemagne du Kaiser et de ses alliés était dramatique et que l’issue de la première guerre mondiale était écrite, et ils ont satisfait à toutes les exigences et tous les désirs des nationalistes à l’intérieur du pays.
S’agissant du destin historique de la Russie et de ses peuples, les principes de construction de l’État appliqués par Lénine n’étaient pas seulement une erreur. Ils étaient pires qu’une erreur, comme l’on dit, ainsi qu’il est apparu clairement après l’effondrement de l’URSS en 1991.
Bien sûr, nous ne pouvons pas changer les événements passés, mais nous devons au moins les reconnaître ouvertement et honnêtement, sans réserve aucune et sans manoeuvres politiciennes. J’ajouterai seulement qu’aucun facteur politique, aussi spectaculaire et avantageux puisse-t-il paraître à un moment donné, ne peut et ne doit servir de principe fondamental à l’État.
Je ne cherche à blâmer personne. La situation dans le pays à cette époque, avant et après la guerre civile, était extrêmement difficile ⎯ elle était critique. La seule chose que je souhaite dire aujourd’hui, c’est qu’il en est allé exactement ainsi. C’est un fait historique. En réalité, comme je l’ai déjà dit, l’Ukraine soviétique est le résultat de la politique bolchevique et peut à juste titre être appelée « l’Ukraine de Vladimir Lénine ». Celui-ci en a été le créateur et l’architecte. Les documents d’archives le confirment pleinement et complètement, y compris les sévères directives de Lénine sur le Donbass, qui a été littéralement intégré de force à l’Ukraine. Et maintenant, les « descendants reconnaissants » ont démoli des monuments érigés à la mémoire de Lénine en Ukraine. Ils appellent cela la décommunisation.
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C’est la décommunisation que vous voulez ? Très bien, cela nous convient. Mais pourquoi s’arrêter à mi-chemin ? Nous sommes prêts à vous montrer ce que signifierait une véritable décommunisation pour l’Ukraine.
Pour en revenir à l’histoire, je tiens à répéter que l’Union soviétique a été formée à la place de l’ancien Empire russe en 1922. Mais la pratique a immédiatement montré qu’il était impossible de préserver ou de gouverner un territoire aussi vaste et complexe sur la base des principes informes qui revenaient à mettre en place une confédération. Ces principes étaient bien loin de la réalité et de la tradition historique.
Il est naturel que la Terreur rouge et la transition rapide vers la dictature stalinienne, la domination de l’idéologie communiste et le monopole du parti communiste sur le pouvoir, la nationalisation et l’économie planifiée, que tout cela ait transformé en une simple déclaration les principes officiels, mais inefficaces, du gouvernement. En réalité, les républiques de l’Union n’avaient pas le moindre droit souverain, absolument aucun. Dans la pratique, cela a donné naissance à un État strictement centralisé et absolument unitaire.
En fait, ce que Staline a pleinement mis en oeuvre, ce n’étaient pas les principes de gouvernement de Lénine, mais les siens. Il n’a cependant pas apporté les modifications pertinentes aux documents essentiels, à la Constitution, et n’a pas formellement révisé les principes léninistes fondamentaux de l’Union soviétique. Apparemment, cela ne semblait pas nécessaire, car, en apparence, tout fonctionnait bien dans les conditions du régime totalitaire, et tout semblait merveilleux, attrayant et même superdémocratique.
Et pourtant, il est vraiment regrettable que les bases fondamentales et juridiques de notre État n’aient pas été rapidement nettoyées des détestables fantasmes utopiques inspirés par la révolution, qui sont absolument destructeurs pour tout État normal. Comme souvent dans notre pays auparavant, personne ne pensait à l’avenir.
Les dirigeants du parti communiste semblaient convaincus qu’ils avaient créé un système de gouvernement solide et que leurs politiques avaient réglé pour de bon la question des nationalités. Mais les falsifications, les idées erronées et la manipulation de l’opinion publique coûtent cher. Le virus des ambitions nationalistes n’a pas disparu, et la bombe posée au début, qui anéantirait l’immunité de l’État contre la contagion du nationalisme, était amorcée. Cette bombe, je le répète, était le droit de quitter l’Union soviétique.
Au milieu des années 1980, les problèmes socio-économiques croissants et la crise évidente de l’économie planifiée ont aggravé la question des nationalités, qui n’était pas pour l’essentiel posée par de quelconques attentes ou aspirations insatisfaites des peuples soviétiques, mais avant tout par les appétits grandissants des élites locales.
Cependant, au lieu d’analyser la situation, de prendre des mesures adéquates, principalement d’ordre économique, et de transformer progressivement le système politique et le gouvernement de manière réfléchie et équilibrée, la direction du parti communiste s’est contentée de tenir des propos ambigus sur la restauration du principe léniniste de l’autodétermination nationale.
De plus, dans la lutte pour le pouvoir au sein du parti communiste lui-même, chaque camp, afin d’élargir sa base de soutien, a commencé à stimuler et encourager sans réfléchir les sentiments nationalistes, jouant de ceux-ci et promettant à leurs partisans potentiels tout ce qu’ils voulaient. Dans un contexte de rhétorique superficielle et populiste sur la démocratie et un brillant avenir fondé soit sur le marché, soit sur une économie planifiée, mais dans des conditions de paupérisation réelle des populations et de pénuries généralisées, aucune des autorités établies ne pensait aux inévitables conséquences tragiques pour le pays.
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Ces autorités ont ensuite suivi sans dévier le chemin tracé à l’aube de la création de l’URSS, flattant les ambitions des élites nationalistes nourries dans leurs propres rangs. Ce faisant, elles ont cependant oublié que le parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) ne disposait plus — Dieu merci — des outils, comme la terreur d’État et la dictature de type stalinien, permettant de conserver le pouvoir et le pays lui-même, et que le rôle directeur notoire qu’il avait joué était en train de disparaître sous leurs yeux, sans laisser de trace, comme une brume matinale.
Ensuite, en septembre 1989, le comité central du PCUS réuni en séance plénière a approuvé un document véritablement funeste, la politique dite des nationalités dans des conditions modernes, qui constitue la plate-forme du PCUS. Les dispositions suivantes y figuraient, je cite : « Les républiques de l’URSS possèdent tous les droits correspondant à leur statut d’État socialiste souverain. »
Point suivant : « Les organes représentatifs suprêmes du pouvoir des républiques de l’URSS peuvent contester des résolutions et des directives du gouvernement de l’URSS et en suspendre l’effet sur leur territoire. »
Et enfin : « Chaque république de l’URSS dispose de sa propre citoyenneté, qui s’applique à tous ses habitants. »
Les conséquences qu’auraient de telles formulations et décisions n’étaient-elles pas évidentes ?
Ce n’est ni le lieu ni le moment d’aborder des questions de droit constitutionnel ou étatique ou de définir le concept de citoyenneté. On peut néanmoins s’interroger : pourquoi fallait-il ébranler davantage encore le pays qui se trouvait dans cette situation déjà difficile ? Les faits sont pourtant là.
Deux ans même avant son effondrement, le sort de l’URSS était scellé. C’est maintenant que les radicaux et les nationalistes, y compris et surtout en Ukraine, s’attribuent le mérite d’avoir obtenu l’indépendance. Comme nous pouvons le constater, ce n’est pas vrai du tout. La désintégration de notre pays uni a été causée par les erreurs historiques et stratégiques que les dirigeants bolcheviks et la direction du PCUS ont commises à différents moments dans la construction de l’État ainsi que dans les politiques économiques et celles concernant les nationalités. L’effondrement de la Russie historique que l’on appelait URSS pèse sur leur conscience.
Malgré toutes ces injustices, mensonges et pillages purs et simples de la Russie, c’est notre peuple qui a accepté les nouvelles réalités géopolitiques qui sont apparues après la dissolution de l’URSS et qui a reconnu les nouveaux États indépendants. La Russie a non seulement reconnu ces pays, mais, bien qu’elle se trouvât elle-même dans une situation totalement désastreuse, a aidé ses partenaires de la Communauté des États indépendants. Parmi ceux-ci se trouvaient nos collègues ukrainiens, qui ont sollicité notre soutien financier à de nombreuses reprises dès la proclamation de l’indépendance. Notre pays leur a fourni cette aide, tout en respectant la dignité et la souveraineté de l’Ukraine.
Selon les estimations d’experts, qui sont confirmées par un simple calcul des prix de l’énergie et du volume des prêts préférentiels, assortis de préférences économiques et commerciales, que la Russie a accordés à l’Ukraine, le bénéfice total pour le budget ukrainien pour la période allant de 1991 à 2013 s’élevait à 250 milliards de dollars.
Mais ce n’est pas tout. À la fin de l’année 1991, l’URSS devait environ 100 milliards de dollars à des pays étrangers et des fonds internationaux. Au début, il était prévu que toutes les anciennes républiques soviétiques rembourseraient ces prêts ensemble, dans un esprit de solidarité et proportionnellement à leur potentiel économique. Cependant, la Russie s’est engagée à rembourser l’intégralité des dettes soviétiques et a tenu cette promesse en achevant ce processus en 2017.
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En échange, les nouveaux États indépendants devaient remettre à la Russie une partie de leurs avoirs étrangers soviétiques. Un accord en ce sens avait été conclu avec l’Ukraine en décembre 1994. Cependant, Kiev ne l’a pas ratifié et, par la suite, a tout simplement refusé de l’honorer, revendiquant une partie du fonds diamantaire, des réserves d’or, ainsi que d’anciens biens et d’autres actifs de l’URSS à l’étranger.
Pourtant, malgré tous ces problèmes, la Russie a toujours coopéré avec l’Ukraine de manière ouverte et honnête et, je le répète, dans le respect de ses intérêts. Nos liens se sont développés dans de multiples domaines. Par exemple, en 2011, le chiffre d’affaires du commerce bilatéral a dépassé 50 milliards de dollars. Je tiens à souligner que la valeur des échanges de l’Ukraine avec l’ensemble des pays de l’Union européenne en 2019, c’est-à-dire avant la pandémie, était inférieure à ce montant.
Dans le même temps, il est frappant de constater que les autorités ukrainiennes ont toujours préféré agir de manière à jouir de tous les droits et avantages dans les relations avec la Russie, tout en restant exemptes de toute obligation.
Les autorités de Kiev ont remplacé le partenariat par un comportement de parasite, agissant parfois de manière très cavalière. Il suffit de rappeler le chantage permanent qu’elles exerçaient dans le domaine du transit énergétique et le fait qu’elles volaient littéralement du gaz.
J’ajouterais que Kiev a tenté d’utiliser le dialogue avec la Russie comme une monnaie d’échange dans ses relations avec l’Occident et brandit la menace d’un rapprochement avec la Russie pour faire chanter l’Occident afin de s’assurer des avantages, en affirmant que, autrement, l’influence russe grandirait en Ukraine.
Dans le même temps, les autorités ukrainiennes, je tiens à le souligner, ont commencé à construire leur État sur le déni de tout ce qui nous unissait, et cherché à déformer la conscience et la mémoire historique de millions de personnes, de générations entières vivant en Ukraine. Sans surprise, la société ukrainienne a dû faire face à la montée du nationalisme d’extrême droite, qui a rapidement pris la forme d’une russophobie agressive et du néonazisme. En conséquence, des néonazis et des nationalistes ukrainiens ont participé aux groupes terroristes dans le Caucase du Nord, et les revendications territoriales se sont faites de plus en plus fortes contre la Russie.
Des forces extérieures ont également joué un rôle dans ce processus ; elles ont utilisé un vaste réseau d’ONG et de services spéciaux pour privilégier leurs clients en Ukraine et faire en sorte que leurs représentants se retrouvent au pouvoir.
Il convient de noter que l’Ukraine n’a en fait jamais possédé les traditions stables d’un véritable État. Par conséquent, en 1991, elle a choisi d’imiter sans réfléchir des modèles étrangers, qui n’ont aucun lien avec son histoire et ses réalités. Les institutions politiques de l’État ont été maintes fois redessinées en faveur de clans rapidement formés et de leurs intérêts propres, qui n’avaient rien à voir avec ceux du peuple ukrainien.
Pour l’essentiel, les autorités oligarchiques ukrainiennes n’ont pas choisi le prétendu modèle civilisationnel pro-occidental pour créer de meilleures conditions favorables au bien-être du peuple, mais pour conserver les milliards de dollars que les oligarques ont volés aux Ukrainiens et détiennent sur des comptes dans des banques occidentales, ainsi que pour complaire aux rivaux géopolitiques de la Russie.
Certains groupes financiers et industriels ainsi que les partis et les politiques à leur solde se sont appuyés sur les nationalistes et les radicaux dès le tout début. D’autres se sont prétendus favorables à de bonnes relations avec la Russie et à la diversité culturelle et linguistique, parvenant au pouvoir grâce à des citoyens qui soutenaient sincèrement de telles aspirations, notamment les millions d’habitants des régions du sud-est. Or, après avoir obtenu les postes qu’ils convoitaient, ces individus ont immédiatement trahi leurs électeurs, abandonné leurs promesses électorales et mené
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une politique dictée par les radicaux, allant parfois jusqu’à persécuter leurs alliés d’hier — ces organisations publiques qui prônaient le bilinguisme et la coopération avec la Russie. Ils ont profité du fait que leurs électeurs étaient en règle générale des citoyens respectueux des lois, aux opinions modérées, habitués à faire confiance aux autorités et qui, contrairement aux radicaux, n’agissaient pas de manière agressive ou ne recouraient pas à des moyens illégaux.
Parallèlement, les radicaux se sont enhardis dans leurs actions, devenant plus exigeants d’année en année. Il leur a été facile d’imposer leur volonté à un gouvernement faible, lui-même gangrené par le virus du nationalisme et la corruption, qui a habilement substitué aux véritables intérêts culturels, économiques et sociaux du peuple et à la véritable souveraineté de l’Ukraine toutes sortes d’extrapolations sur des questions de nationalités et de signes extérieurs d’appartenance à celles-ci.
L’Ukraine n’a jamais connu d’État stable, et ses procédures électorales et autres procédures politiques ne servent que de couverture, d’écran pour la redistribution du pouvoir et de la propriété entre divers clans oligarchiques.
La corruption, qui est sans aucun doute un défi et un problème pour de nombreux pays, y compris la Russie, a pris des proportions démesurées en Ukraine. Elle a littéralement infiltré et corrodé l’État ukrainien, l’ensemble du système et toutes les branches du pouvoir.
Les nationalistes radicaux ont profité du mécontentement justifié de la population et ont manipulé les manifestations du Maïdan jusqu’à en faire un coup d’État en 2014. Ils ont également reçu l’aide directe d’États étrangers. Selon certains rapports, l’ambassade des États-Unis a donné un million de dollars par jour pour soutenir le soi-disant camp des protestataires sur la place de l’Indépendance à Kiev. En outre, d’importantes sommes — des dizaines de millions de dollars — ont été impudemment transférées directement sur les comptes bancaires des dirigeants de l’opposition. Mais les gens qui ont vraiment souffert, les familles de ceux qui sont morts dans les affrontements provoqués dans les rues et sur les places de Kiev et d’autres villes, combien ont-ils finalement reçu ? Mieux vaut ne pas le demander.
Les nationalistes qui se sont emparés du pouvoir ont mené des persécutions, une véritable campagne de terreur contre ceux qui s’opposaient à leurs actions anticonstitutionnelles. Des politiciens, des journalistes et des militants ont été harcelés et humiliés publiquement. Une vague de violence, notamment une série de meurtres très médiatisés et impunis, a balayé les villes ukrainiennes. Il est impossible de penser sans frissonner à la terrible tragédie d’Odessa, où des manifestants pacifiques ont été brutalement assassinés, brûlés vifs dans la Maison des syndicats. Les criminels qui ont commis ces atrocités n’ont jamais été punis, et personne ne les recherche même. Mais nous connaissons leurs noms et nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour les retrouver, les traduire en justice et les punir.
Le Maïdan n’a pas rapproché l’Ukraine de la démocratie et du progrès. Après le coup d’État, les nationalistes et les forces politiques qui les soutenaient ont finalement conduit le pays dans une impasse et l’ont plongé dans l’abîme de la guerre civile. Huit ans après ces événements, l’Ukraine est divisée et traverse une crise socio-économique aiguë.
Selon des organisations internationales, en 2019, près de six millions d’Ukrainiens, je le souligne ⎯ environ 15 % de l’ensemble de la population, et pas seulement celle en âge de travailler ⎯, ont été contraints de partir à l’étranger pour trouver du travail. La plupart d’entre eux font des « petits boulots ». Le fait suivant est également révélateur : depuis 2020, plus de 60 000 médecins et soignants ont quitté le pays en pleine pandémie.
Depuis 2014, le tarif de l’eau a augmenté de près d’un tiers et ceux de l’énergie ont été majorés plusieurs fois, tandis que le prix du gaz domestique s’est envolé plusieurs dizaines de fois. Beaucoup
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de gens n’ont tout simplement pas d’argent pour payer leurs charges ; ils en sont littéralement réduits à lutter pour survivre.
Que s’est-il passé ? Et pourquoi ? La réponse est évidente. Ils ont dilapidé et détourné l’héritage, non seulement de l’ère soviétique, mais aussi de l’Empire russe. Ils ont perdu des dizaines, des centaines de milliers d’emplois qui procuraient aux gens un revenu fiable et généraient des impôts, notamment grâce à l’étroite coopération avec la Russie. Des secteurs tels que la construction mécanique, l’industrie de précision, l’électronique, la construction aéronavale sont très mal en point ou complètement détruits, alors qu’ils faisaient jadis la fierté non seulement de l’Ukraine, mais aussi de toute l’Union soviétique.
En 2021, le chantier naval de la mer Noire à Nikolayev, dont les premiers docks remontent à l’époque de Catherine la Grande, a été liquidé. La célèbre entreprise Antonov n’a pas produit un seul avion commercial depuis 2016, et l’usine Yuzhmash, spécialisée dans la production de missiles et d’équipements spatiaux, est au bord de la faillite, tout comme l’aciérie de Kremenchug. Cette triste liste pourrait s’allonger encore et encore.
Quant au système de transport du gaz, entièrement construit par l’Union soviétique, il est aujourd’hui tellement délabré que son exploitation comporte des risques majeurs et a un coût élevé pour l’environnement.
Cette situation soulève la question suivante : la pauvreté, l’absence de perspectives et la perte de potentiel industriel et technologique — est-ce là le choix de civilisation pro-occidental qu’ils utilisent depuis des années pour tromper des millions de personnes en leur promettant le paradis ?
Tout cela se résume à une économie ukrainienne en lambeaux et à un vol pur et simple des citoyens du pays, tandis que l’Ukraine elle-même a été placée sous contrôle extérieur, dirigée non seulement depuis les capitales occidentales, mais aussi sur le terrain, comme on dit, par tout un réseau de conseillers étrangers, d’ONG et d’autres institutions déployées sur son territoire. Ceux-ci ont une influence directe sur toutes les nominations et destitutions à des postes clés, sur toutes les branches du pouvoir, du gouvernement central aux municipalités, ainsi que sur les entreprises et sociétés d’État, notamment Naftogaz, Ukrenergo, les chemins de fer ukrainiens, Ukroboronprom, Ukrposhta et l’autorité portuaire ukrainienne.
Il n’y a pas de système judiciaire indépendant en Ukraine. À la demande de l’Occident, les autorités de Kiev ont délégué à des organisations internationales le droit préférentiel de choisir des membres des plus hautes instances judiciaires — le conseil de la justice et la haute-commission de sélection des juges.
En outre, les États-Unis contrôlent directement l’agence nationale pour la prévention de la corruption, le bureau national de lutte contre la corruption, le bureau du procureur spécialisé dans la lutte contre la corruption et la Cour suprême anticorruption. Tout cela sous le noble prétexte d’accroître l’efficacité de la lutte contre la corruption. Bon, d’accord, mais où sont les résultats ? La corruption est plus florissante que jamais.
Les Ukrainiens savent-ils comment leur pays est géré ? Se rendent-ils compte qu’il n’est même pas sous protectorat politique ou économique, mais réduit à l’état de colonie dirigée par un régime fantoche ? L’État a été privatisé. En conséquence, le gouvernement, qui se désigne lui-même comme le « pouvoir des patriotes », a perdu son caractère national et mène immanquablement l’Ukraine vers la perte de sa souveraineté.
La politique visant à éradiquer la culture et la langue russes et à promouvoir l’assimilation se poursuit. La Verkhovna Rada promulgue sans cesse de nouvelles lois discriminatoires, et la loi sur les peuples dits autochtones est déjà en vigueur. On fait comprendre aux gens qui se considèrent
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comme Russes et veulent préserver leur identité, leur langue et leur culture qu’ils sont indésirables en Ukraine.
Conformément aux lois sur l’éducation et sur la langue ukrainienne en tant que langue officielle, le russe n’a pas sa place dans les écoles ou dans la sphère publique, y compris dans les magasins ordinaires. La loi sur le prétendu assainissement de la fonction publique a permis de régler le problème des fonctionnaires indésirables.
Les lois permettant à l’armée et aux forces de l’ordre ukrainiennes de réprimer la liberté d’expression et la dissidence et de persécuter l’opposition se multiplient. Le monde connaît bien la pratique déplorable consistant à imposer des sanctions unilatérales illégitimes à d’autres États et à des personnes physiques et morales étrangères. Eh bien, l’Ukraine a surpassé ses maîtres occidentaux en la matière, en inventant des sanctions contre ses propres citoyens, entreprises, chaînes de télévision, autres médias et même les membres du Parlement.
Kiev continue d’oeuvrer à la destruction de l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou. Ce n’est pas là un avis guidé par les émotions ; des décisions et des documents spécifiques le prouvent. Les autorités ukrainiennes ont cyniquement transformé la tragédie du schisme en un instrument de politique d’État. Les dirigeants actuels ne répondent pas aux appels du peuple ukrainien qui réclame l’abrogation des lois portant atteinte aux droits des croyants. En outre, de nouveaux projets de loi visant le clergé et les millions de paroissiens de l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou ont été enregistrés à la Verkhovna Rada.
Quelques mots sur la Crimée. Les habitants de la péninsule ont fait librement le choix d’être avec la Russie. Les autorités de Kiev ne peuvent contester ce choix clair et explicite du peuple, ce pourquoi elles misent sur des actions agressives, sur l’activation de cellules extrémistes, y compris des organisations islamiques radicales, sur l’envoi de groupes subversifs pour mener des attaques terroristes contre des infrastructures critiques et sur l’enlèvement de citoyens russes. Nous avons des preuves factuelles que de tels actes agressifs sont perpétrés avec le soutien de services de sécurité occidentaux.
En mars 2021, une nouvelle stratégie militaire a été adoptée en Ukraine. Ce document est presque entièrement consacré à la confrontation avec la Russie et vise à impliquer des États étrangers dans un conflit avec notre pays. La stratégie prévoit l’organisation de ce que l’on peut qualifier de mouvement terroriste clandestin en Crimée russe et dans le Donbass. Elle énonce également les contours d’une guerre potentielle, qui devrait prendre fin, selon les stratèges de Kiev, je cite, « avec l’aide de la communauté internationale à des conditions favorables pour l’Ukraine », ainsi que, — écoutez attentivement s’il vous plaît — « avec le soutien militaire étranger dans la confrontation géopolitique avec la Fédération de Russie ». En substance, ce n’est rien d’autre que la préparation d’un conflit avec notre pays, la Russie.
Comme nous le savons, il a déjà été dit que l’Ukraine avait l’intention de développer ses propres armes nucléaires, et ce ne sont pas de vaines fanfaronnades. En effet, l’Ukraine possède la technologie nucléaire mise au point à l’époque soviétique et des vecteurs pour ces armes, y compris aéroportés, ainsi que des missiles tactiques « Tochka-U », également de conception soviétique, dont la portée dépasse les 100 kilomètres. Mais elle peut faire plus, ce n’est qu’une question de temps. Depuis l’ère soviétique, elle dispose de tous les éléments de base nécessaires.
Autrement dit, il sera nettement plus aisé pour l’Ukraine d’acquérir des armes nucléaires tactiques que pour d’autres États que je ne mentionnerai pas ici, qui mènent de telles recherches, en particulier si Kiev reçoit un soutien technologique de l’étranger, ce que nous ne pouvons pas exclure non plus.
Si l’Ukraine acquiert des armes de destruction massive, la situation dans le monde et en Europe changera radicalement, en particulier pour nous, pour la Russie. Nous ne pouvons que réagir à ce
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danger réel, d’autant plus que, je le répète, les soutiens occidentaux de l’Ukraine peuvent contribuer à l’acquisition de ces armes afin de créer une autre menace pour notre pays. Nous constatons que le régime de Kiev est constamment approvisionné en armes. Depuis 2014, les États-Unis ont alloué à eux seuls des milliards de dollars à ces fins, notamment pour la fourniture d’armes et d’équipements ainsi que la formation de spécialistes. Ces derniers mois, les armes occidentales affluent sans cesse vers l’Ukraine, ostensiblement, sous les yeux du monde entier. Des conseillers étrangers supervisent les activités des forces armées et des services spéciaux de l’Ukraine, nous le savons bien.
Ces dernières années, sous prétexte d’exercices, des contingents militaires des pays de l’OTAN sont présents sur le territoire ukrainien de manière quasi continue. Le système de commandement des troupes ukrainiennes est déjà intégré à l’OTAN. Cela signifie que le siège de l’OTAN peut donner des ordres directs aux forces armées ukrainiennes, même à des unités et des subdivisions individuelles.
Les États-Unis et l’OTAN ont commencé sans vergogne à aménager le territoire de l’Ukraine en théâtre d’opérations militaires potentielles. Leurs exercices conjoints réguliers ont une orientation clairement antirusse. Rien que l’année dernière, ils ont fait intervenir plus de 23 000 militaires et plus de mille pièces d’équipement.
Une loi permettant à des troupes étrangères d’aller en Ukraine en 2022 pour prendre part à des exercices multinationaux a déjà été adoptée. Il est clair qu’il s’agit avant tout de troupes de l’OTAN. Au moins dix manoeuvres conjointes de ce type sont prévues pour cette année.
De toute évidence, ces manoeuvres servent de couverture à un renforcement rapide du groupe militaire de l’OTAN sur le territoire ukrainien. Cela est d’autant plus vrai depuis que le réseau d’aérodromes modernisé avec l’aide des États-Unis d’Amérique à Borispol, Ivano-Frankovsk, Chuguyev et Odessa, pour ne citer que quelques lieux, est à même d’assurer le transfert d’unités militaires en très peu de temps. L’espace aérien ukrainien est ouvert aux vols d’aéronefs et de drones stratégiques et de reconnaissance américains qui surveillent le territoire russe.
J’ajouterais que le centre d’opérations maritimes construit par les États-Unis à Ochakov permet de soutenir les activités de navires de guerre de l’OTAN, notamment l’utilisation d’armes de précision, contre la flotte russe en mer Noire et nos infrastructures sur tout le littoral pontique.
À un moment donné, les États-Unis ont eu l’intention de construire des installations similaires en Crimée également, mais les Criméens et les habitants de Sébastopol ont fait échouer ces projets. Nous ne l’oublierons jamais.
Permettez-moi de répéter que, aujourd’hui, un tel centre est déjà déployé à Ochakov. Au XVIIIe siècle, les soldats d’Alexander Suvorov ont combattu pour cette ville. Grâce à leur courage, celle-ci fait partie de la Russie. Au XVIIIe siècle encore, les terres du littoral de la mer Noire, rattachées à la Russie à la suite des guerres contre l’Empire ottoman, ont reçu le nom de Novorossiya (Nouvelle Russie). Aujourd’hui, tout est fait pour condamner à l’oubli ces jalons historiques, tout comme les noms des grands personnages d’État et militaires de l’Empire russe, sans les efforts desquels l’Ukraine moderne compterait peu de grandes villes et n’aurait pas même d’accès à la mer Noire.
Récemment, un monument à la mémoire d’Alexander Suvorov a été détruit à Poltava. Que dire ? Vous renoncez à votre propre passé ? À l’héritage prétendument colonial de l’Empire russe ? Alors, soyez cohérents !
Ensuite, l’article 17 de la Constitution de l’Ukraine dispose que le déploiement de bases militaires étrangères sur le territoire est illégal. Or, il apparaît que ce n’est qu’une convention qui peut aisément être contournée.
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L’Ukraine accueille des missions de formation de l’OTAN, qui sont, de fait, des bases militaires étrangères. Il suffit d’appeler une base une « mission », et le tour est joué.
Kiev se réclame depuis longtemps d’une orientation stratégique menant à l’adhésion à l’OTAN. Bien sûr, chaque pays a le droit de choisir son propre système de sécurité et de conclure des alliances militaires. Et cela ne poserait aucun problème, s’il n’y avait un « mais ». Les textes internationaux consacrent expressément le principe d’une sécurité égale et indivisible, qui comprend l’obligation de ne pas renforcer sa propre sécurité au détriment de celle d’autres États. Ce principe est énoncé dans la Charte de l’OSCE pour la sécurité européenne, adoptée à Istanbul en 1999, et dans sa déclaration d’Astana de 2010.
En d’autres termes, le choix des moyens permettant d’assurer la sécurité ne devrait pas constituer une menace pour d’autres États, et l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN est une menace directe pour la sécurité de la Russie.
Permettez-moi de vous rappeler que, au sommet de l’OTAN tenu à Bucarest en avril 2008, les États-Unis sont parvenus à faire accepter la décision que l’Ukraine et, soit dit en passant, la Géorgie, deviendraient membres de l’OTAN. De nombreux alliés européens des États-Unis avaient déjà bien conscience des risques liés à cette perspective, mais ont été contraints de se plier à la volonté de leur partenaire principal. Les Américains les ont simplement utilisés pour poursuivre une politique clairement antirusse.
Un certain nombre d’États membres de l’OTAN sont encore très sceptiques quant à l’adhésion de l’Ukraine. Nous recevons de certaines capitales européennes des signes nous indiquant de ne pas nous inquiéter, car cela ne se fera pas du jour au lendemain. De fait, nos partenaires américains disent la même chose. « D’accord, répondons-nous, si ce n’est demain, ce sera après-demain. Qu’est-ce que cela change d’un point de vue historique ? Rien du tout. »
En outre, nous sommes conscients de la position et des propos des dirigeants des États-Unis, selon qui l’existence de zones de combat actives dans l’est de l’Ukraine n’exclut pas la possibilité pour ce pays de rejoindre l’OTAN, s’il satisfait aux critères de l’Alliance et éradique la corruption.
En même temps, ces dirigeants ne cessent d’essayer de nous convaincre, encore et toujours, que l’OTAN est une alliance éprise de paix et purement défensive qui ne menace en rien la Russie. Encore une fois, ils voudraient qu’on les croie sur parole. Mais nous connaissons bien la véritable valeur de ces mots. En 1990, lorsqu’il a été question de la réunification allemande, les États-Unis ont promis aux dirigeants soviétiques qu’il n’y aurait pas d’extension, ne serait-ce que d’un pouce, de la juridiction ou de la présence militaire de l’OTAN vers l’est et que l’unification de l’Allemagne ne conduirait pas à l’élargissement de l’organisation militaire de l’OTAN à l’est. Il s’agit là d’une citation.
Les mêmes ont donné nombre d’assurances verbales, qui toutes se sont révélées être des phrases creuses. Puis ils ont commencé à nous assurer que l’adhésion à l’OTAN des pays d’Europe centrale et orientale ne ferait qu’améliorer les relations avec Moscou, soulagerait ces pays des craintes nées d’un héritage historique difficile et créerait même une ceinture d’États favorables à la Russie.
Pourtant, c’est exactement le contraire qui s’est produit. Les gouvernements de certains pays d’Europe de l’Est, spéculant sur la russophobie, ont apporté à l’Alliance leurs complexes et leurs stéréotypes sur la menace russe et insisté sur le renforcement des capacités de défense collective et leur déploiement contre la Russie principalement. Pire encore, cela s’est produit dans les années 1990 et au début des années 2000, alors même que, grâce à notre ouverture et à notre bonne volonté, les relations entre la Russie et l’Occident étaient à un niveau optimal.
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La Russie a rempli toutes ses obligations, y compris le retrait des troupes d’Allemagne et d’Europe centrale et orientale, contribuant ainsi largement à surmonter l’héritage de la guerre froide. Nous avons toujours proposé diverses options de coopération, notamment dans le cadre du Conseil OTAN-Russie et de l’OSCE.
D’ailleurs, je vais maintenant dire, pour la première fois, quelque chose que je n’ai jamais dit en public. En 2000, lors de sa visite à Moscou, j’ai demandé au président américain sortant Bill Clinton comment l’Amérique réagirait à l’idée d’accepter la Russie dans l’OTAN.
Je ne révélerai pas tous les détails de cette conversation, mais la réaction à ma question fut, disons, très modérée, et la façon dont les Américains ont effectivement réagi à cette possibilité se mesure aux dispositions qu’ils ont prises par la suite à l’égard de notre pays. Je fais référence au soutien ouvert aux terroristes du Caucase du Nord, à leur mépris de nos exigences et préoccupations en matière de sécurité, à l’élargissement continu de l’OTAN, au retrait du traité ABM, etc. Se pose alors la question suivante : pourquoi ? Pourquoi tout ça, pour quoi faire ? D’accord, vous ne voulez pas nous considérer comme des amis ou des alliés, mais pourquoi faire de nous un ennemi ?
Il n’y a qu’une seule réponse possible : il ne s’agit pas de notre régime politique ou de quoi que ce soit de ce genre. Ils n’ont tout simplement pas besoin d’un pays aussi grand et indépendant que la Russie. Telle est la réponse à toutes les questions. C’est l’origine de la politique américaine traditionnelle envers la Russie. D’où l’attitude à l’égard de toutes nos propositions dans le domaine de la sécurité.
Aujourd’hui, un coup d’oeil à la carte suffit pour voir dans quelle mesure les pays occidentaux ont tenu leur promesse de s’abstenir d’élargir l’OTAN vers l’est. Ils ont tout simplement triché. Nous avons connu cinq vagues successives d’élargissement de l’OTAN. En 1999, la Pologne, la République tchèque et la Hongrie y ont été admises ; en 2004, ce fut le tour de la Bulgarie, de l’Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Roumanie, de la Slovaquie et de la Slovénie, puis, en 2009, de l’Albanie et de la Croatie, en 2017, du Monténégro et enfin, en 2020, de la Macédoine du Nord.
En conséquence, l’Alliance et son infrastructure militaire sont parvenues aux frontières de la Russie. C’est l’une des principales causes de la crise de la sécurité européenne, qui a eu des incidences profondes sur l’ensemble du système des relations internationales et a abouti à la perte de confiance mutuelle.
La situation continue de se détériorer, y compris dans le domaine stratégique. Ainsi, des zones de positionnement pour des missiles d’interception sont en cours d’installation en Roumanie et en Pologne, dans le cadre du projet américain visant à créer un système global de défense antimissile. Il est notoire que ces lanceurs peuvent aussi être utilisés pour des missiles de croisière Tomahawk — des systèmes de frappe offensive.
En outre, les États-Unis développent un missile universel Standard-6 qui, en plus d’assurer une défense aérienne et antimissile, peut également frapper des cibles terrestres et aériennes. En d’autres termes, le système de défense antimissile américain, censé être défensif, s’étend et acquiert de nouvelles capacités offensives.
Les informations dont nous disposons nous donnent de bonnes raisons de croire que l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et le déploiement qui s’ensuivra des installations de l’OTAN sont déjà décidés et ne sont plus qu’une question de temps. Nous comprenons clairement que, dans un tel cas de figure, le niveau des menaces militaires contre la Russie se trouvera plusieurs fois accru, dans des proportions alarmantes. Et je tiens à souligner que le risque d’une frappe soudaine contre notre pays sera multiplié.
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Permettez-moi d’appeler l’attention sur des documents de planification stratégique des États-Unis, qui confirment la possibilité d’une frappe dite préventive sur les systèmes de missiles ennemis. Nous savons aussi qui est le principal adversaire des États-Unis et de l’OTAN. C’est la Russie. Dans les documents de l’OTAN, notre pays est officiellement désigné comme étant la principale menace pour la sécurité euroatlantique. L’Ukraine servira de tête de pont pour une telle frappe. S’ils l’entendaient, nos ancêtres n’en croiraient tout simplement pas leurs oreilles. Nous ne voulons pas le croire aujourd’hui non plus, mais c’est pourtant la vérité. Je voudrais que la population en Russie et en Ukraine le comprenne.
De nombreux aérodromes ukrainiens sont proches de nos frontières. L’aviation tactique de l’OTAN qui y est stationnée, dont des vecteurs de précision, pourra frapper notre territoire jusqu’à la ligne formée par les villes de Volgograd, Kazan, Samara et Astrakhan. Le déploiement de radars de reconnaissance sur le territoire ukrainien permettra à l’OTAN de contrôler étroitement l’espace aérien de la Russie jusqu’à l’Oural.
Enfin, après que les États-Unis ont rompu le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, le Pentagone s’est mis à développer ouvertement de nombreuses armes offensives basées au sol, notamment des missiles balistiques capables d’atteindre des cibles se trouvant jusqu’à 5 500 kilomètres de distance. S’ils sont déployés en Ukraine, ces systèmes pourront frapper des cibles sur l’ensemble du territoire européen de la Russie. Il faudrait alors moins de 35 minutes aux missiles de croisière Tomahawk pour atteindre Moscou, 7 à 8 minutes aux missiles balistiques de Kharkov et 4 à 5 minutes aux armes d’assaut hypersoniques. C’est comme un couteau sous la gorge. Je ne doute pas qu’ils comptent mettre en oeuvre ces plans, comme ils l’ont fait à maintes reprises par le passé, en étendant l’OTAN vers l’est, en avançant leurs infrastructures militaires vers les frontières russes et en ne faisant absolument aucun cas de nos préoccupations, de nos protestations et de nos avertissements. Ils se moquent complètement de tout ça et ont fait ce que bon leur semblait.
Il ne fait aucun doute qu’ils se comporteront de la même manière à l’avenir, selon le dicton bien connu : « Les chiens aboient, la caravane passe. » Permettez-moi de le dire tout de suite : nous n’acceptons pas ce comportement et nous ne l’accepterons jamais. Cela étant, la Russie a toujours prôné le règlement des problèmes les plus complexes par des moyens politiques et diplomatiques, à la table des négociations.
Nous sommes bien conscients de notre immense responsabilité en matière de stabilité régionale et mondiale. En 2008, la Russie a présenté une initiative visant à conclure un traité sur la sécurité européenne, qui disposait qu’aucun État ou organisation internationale de la région euroatlantique ne pouvait renforcer sa sécurité au détriment de celle des autres. Mais notre proposition a été rejetée d’entrée de jeu, sous le prétexte qu’on ne devrait pas permettre à la Russie de poser des limites aux activités de l’OTAN.
En outre, on nous a dit explicitement que seuls les membres de l’OTAN pouvaient bénéficier de garanties de sécurité juridiquement contraignantes.
En décembre dernier, nous avons transmis à nos partenaires occidentaux un projet de traité entre la Fédération de Russie et les États-Unis d’Amérique sur les garanties en matière de sécurité, ainsi qu’un projet d’accord sur des dispositions permettant d’assurer la sécurité de la Fédération de Russie et des États membres de l’OTAN.
Les États-Unis et l’OTAN ont répondu par des généralités, parmi lesquelles figuraient certes quelques arguments rationnels, mais qui portaient sur des questions secondaires, et tout cela ressemblait à une tentative de noyer le poisson et de détourner la discussion.
Nous avons répondu en conséquence et souligné que nous étions prêts à suivre la voie des négociations, à condition que toutes les questions soient examinées comme un ensemble comprenant les propositions principales de la Russie qui se résument en trois points clés : premièrement,
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s’abstenir d’un nouvel élargissement de l’OTAN ; deuxièmement, faire en sorte que l’Alliance ne déploie pas de systèmes d’armes offensives aux frontières russes ; troisièmement, ramener l’infrastructure et les capacités militaires du bloc en Europe à l’état de 1997, lorsque l’acte fondateur entre l’OTAN et la Russie a été signé.
Il n’a été fait aucun cas de nos propositions fondamentales. Je le répète, nos partenaires occidentaux ont une fois de plus énoncé des formules que nous ne connaissons que trop, à savoir que chaque État a le droit de choisir librement les moyens d’assurer sa sécurité et d’adhérer à toute union ou alliance militaire. Rien n’a donc changé dans leur position, et nous ne cessons d’entendre les mêmes références à la fameuse « politique de la porte ouverte » de l’OTAN. De plus, ils essaient de nouveau de nous faire chanter, nous menaçant de sanctions que, soit dit en passant, ils mettront en oeuvre de toute façon, à mesure que la Russie continuera de renforcer sa souveraineté et ses forces armées. Il est certain qu’ils n’y réfléchiront pas à deux fois avant de trouver un prétexte ou d’en inventer un pour imposer une nouvelle salve de sanctions, quelle que soit la situation en Ukraine. Ils n’ont qu’un seul et unique objectif : freiner le développement de la Russie. Et ils continueront ainsi, exactement comme ils l’ont fait par le passé, même en l’absence de prétexte formel, simplement parce que nous existons et que nous ne transigerons jamais sur notre souveraineté, nos intérêts nationaux et nos valeurs.
Soyons clairs et directs : dans les circonstances actuelles, alors que nos propositions de dialogue d’égal à égal sur des questions fondamentales sont restées sans réponse de la part des États-Unis et de l’OTAN, alors que le niveau des menaces contre notre pays a considérablement augmenté, la Russie a tout à fait le droit de réagir pour assurer sa propre sécurité. C’est exactement ce que nous ferons.
En ce qui concerne la situation dans le Donbass, nous pouvons constater que les élites dirigeantes de Kiev ne cessent de proclamer qu’elles ne sont pas disposées à mettre en oeuvre l’ensemble de mesures en vue de l’application des accords de Minsk (ci-après « les accords de Minsk ») pour régler le conflit et qu’elles ne sont pas intéressées par une solution pacifique. Au contraire, elles tentent d’orchestrer une guerre éclair dans le Donbass, comme ce fut le cas en 2014 et 2015. Nous savons tous à quoi ces desseins irresponsables ont donné lieu à l’époque.
Il ne se passe pas un seul jour sans que des communautés du Donbass ne soient pilonnées. Les importantes forces militaires récemment formées font usage de drones d’attaque, de matériel lourd, de missiles, d’artillerie et de lance-roquettes multiples. Le meurtre de civils, le blocus, les mauvais traitements infligés à la population, y compris aux enfants, aux femmes et aux personnes âgées, se poursuivent sans relâche. Au moment où nous parlons, il n’y a pas de fin en vue.
Entre-temps, le monde dit civilisé, dont nos collègues occidentaux se sont autoproclamés les seuls représentants, préfère détourner le regard, comme si cette horreur et ce génocide, auxquels doivent faire face près de 4 millions de personnes, n’existaient pas. Or ils existent bel et bien, et ce, uniquement parce que ces personnes n’étaient pas d’accord avec le coup d’État soutenu par l’Occident en Ukraine en 2014 et se sont opposées à la transition vers le nationalisme et le néonazisme néandertaliens et agressifs qui ont été élevés en Ukraine au rang de politique nationale. Elles luttent pour le respect de leur droit élémentaire de vivre sur leur propre terre, de parler leur propre langue, et de préserver leur culture et leurs traditions.
Combien de temps cette tragédie peut-elle durer ? Combien de temps encore peut-on tolérer cela ? La Russie a tout fait pour préserver l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Toutes ces années, elle a oeuvré avec constance et patience à la mise en application de la résolution 2202 adoptée le 17 février 2015 par le Conseil de sécurité de l’ONU, qui renforce les accords de Minsk du 12 février 2015, pour régler la situation dans le Donbass.
Tout cela a été fait en vain. Les présidents et les députés de la Rada se succèdent, mais, au fond, le régime agressif et nationaliste qui a pris le pouvoir à Kiev ne change pas. Il est entièrement
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le produit du coup d’État de 2014, et ceux qui ont alors emprunté la voie de la violence, du bain de sang et de l’anarchie ne connaissaient à l’époque, et ne connaissent maintenant d’autre solution à la question du Donbass qu’une solution militaire.
À cet égard, je juge nécessaire de prendre une décision qui s’imposait depuis longtemps, en reconnaissant immédiatement l’indépendance et la souveraineté des Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk.
Je tiens à demander à l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie de soutenir cette décision, puis de ratifier les traités d’amitié et d’assistance mutuelle avec ces deux républiques. Ces documents seront établis et signés prochainement.
Nous voulons que ceux qui ont pris et détiennent le pouvoir à Kiev cessent immédiatement les hostilités. À défaut, la responsabilité de la poursuite éventuelle de l’effusion de sang reposera entièrement sur la conscience du régime au pouvoir en Ukraine.
En annonçant les décisions prises aujourd’hui, je suis confiant dans le soutien des citoyens de Russie et de toutes les forces patriotiques du pays.
Merci.
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Rubriques : Actualités, discours et comptes rendus
Date de publication : 21 février 2022, 22 h 35
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ANNEXE 6 ALLOCUTION PRONONCÉE LE 24 FÉVRIER 2022 PAR LE PRÉSIDENT DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE
[Traduction]
Le Kremlin, Moscou, 24 février 2022, 6 heures
Vladimir Poutine, président de la Russie :
Citoyennes et citoyens de Russie, chers amis,
J’estime nécessaire aujourd’hui de revenir sur les événements tragiques qui se déroulent dans le Donbass et sur les aspects essentiels ayant trait à la sécurité de la Russie.
Je commencerai par ce dont il était question dans mon allocution du 21 février 2022. J’avais parlé de nos principales préoccupations et inquiétudes ainsi que des menaces existentielles que des politiciens occidentaux irresponsables ont fait peser sur la Russie, invariablement, année après année, avec une brutalité désinvolte. Je fais ici référence à l’expansion vers l’est de l’OTAN, qui ne cesse de rapprocher ses infrastructures militaires de la frontière russe.
Il est notoire que, au cours des 30 dernières années, nous avons patiemment cherché à trouver avec les principaux pays membres de l’OTAN un accord sur les principes d’une sécurité égale et indivisible en Europe. Nos propositions se sont immuablement heurtées soit à des duperies et des mensonges cyniques, soit à des tentatives de pression et de chantage, tandis que l’Alliance de l’Atlantique Nord, faisant fi de nos protestations et préoccupations, continuait de s’étendre. Sa machine de guerre est en marche et, je le répète, elle se rapproche de notre frontière.
Mais pourquoi en est-il ainsi ? D’où vient cette condescendance, ce sentiment d’exceptionnalisme, d’infaillibilité et d’omnipotence ? D’où vient cette indifférence et ce dédain à l’égard de nos intérêts et de nos revendications parfaitement légitimes ?
La réponse est simple. Tout est clair et évident. À la fin des années 1980, l’Union soviétique s’est affaiblie avant de s’effondrer complètement. Cette expérience devrait nous servir de leçon, car elle nous a montré que la paralysie du pouvoir et de la volonté constituait la première étape du déclin total et de l’oubli. Nous n’avons perdu confiance en nous qu’un court instant, mais cela a suffi pour que l’équilibre des forces dans le monde soit bouleversé.
Cela a eu pour conséquence de rendre caducs les anciens traités et accords. La persuasion et les prières ne sont d’aucun secours. Tout ce qui ne convient pas à l’état dominant, aux autorités constituées, est déclaré archaïque, obsolète et inutile. Dans le même temps, tout ce qui peut lui profiter est présenté comme la vérité ultime, qu’il faut imposer à tout prix, sans ménagement, par tous les moyens. Les contestataires sont mis au pas.
Ce que je dis ne concerne pas seulement la Russie, et la Russie n’est pas le seul pays à s’en inquiéter. Cela concerne l’ensemble du système des relations internationales, parfois même les alliés des États-Unis. La chute de l’Union soviétique a rebattu les cartes à l’échelle mondiale, et les normes de droit international en vigueur jusqu’alors — y compris les plus importantes d’entre elles, à savoir les normes fondamentales qui avaient été adoptées après la seconde guerre mondiale et en avaient largement formalisé l’issue — faisaient obstacle aux vainqueurs autoproclamés de la guerre froide.
Bien sûr, dans la pratique, dans les relations internationales et dans les règles qui les régissaient, il a fallu tenir compte de la nouvelle donne mondiale et de la modification de l’équilibre des forces. Cela aurait toutefois dû se faire de manière professionnelle, sans à-coups, avec patience
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et en prenant en considération et en respectant les intérêts de tous les États, chacun devant prendre la mesure de ses responsabilités. Au lieu de quoi, sur fond d’indigence culturelle et d’arrogance, une euphorie animée par un sentiment de supériorité absolue — une forme d’absolutisme moderne — avait gagné ceux qui formulaient et imposaient des décisions qui ne profitaient qu’à eux-mêmes. La situation prenait une autre tournure.
Les exemples sont nombreux. Tout d’abord, une opération militaire sanglante a été menée contre Belgrade, sans l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU, et l’aviation de combat et les missiles ont frappé au coeur de l’Europe. Le bombardement de villes qui aspiraient à vivre en paix et d’infrastructures vitales a duré plusieurs semaines. Je me dois de rappeler ces faits, car certains collègues occidentaux préfèrent les oublier et, lorsque nous en parlons, ils invoquent volontiers, non pas le droit international, mais les circonstances, qu’ils interprètent comme bon leur semble.
Puis vint le tour de l’Iraq, de la Libye, de la Syrie. Le recours illégal à la force militaire contre la Libye et le pervertissement de toutes les décisions du Conseil de sécurité de l’ONU sur la question libyenne ont ruiné cet État, créé un immense foyer de terrorisme international et plongé le pays dans un désastre humanitaire et dans l’abîme d’une guerre civile qui fait rage depuis des années. Cette tragédie qui a condamné des centaines de milliers, voire des millions de personnes, non seulement en Libye, mais dans toute la région, provoque un exode massif depuis l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient vers l’Europe.
Un sort similaire a été réservé à la Syrie. Les opérations militaires menées dans ce pays par la coalition occidentale sans l’accord du Gouvernement syrien ni l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU constituent tout simplement une agression et une intervention.
Cependant, c’est l’invasion de l’Iraq, totalement infondée, qui occupe bien sûr une place particulière dans cette liste. Des informations prétendument fiables dont disposaient les États-Unis quant à la présence d’armes de destruction massive en Iraq ont servi de prétexte. Pour le prouver, le secrétaire d’État américain avait brandi à la vue du monde entier une fiole contenant une poudre blanche, en soutenant à la communauté internationale qu’il s’agissait d’une arme chimique élaborée en Iraq. Il est apparu par la suite que tout cela n’était que manipulation et tromperie : l’Iraq n’avait pas d’armes chimiques. Incroyable, choquant, et pourtant vrai. Nous avons enduré des mensonges proférés au plus haut niveau étatique et depuis la tribune de l’ONU. Des mensonges qui se sont soldés par des pertes en vies humaines considérables, des destructions et une effroyable poussée du terrorisme.
D’une manière générale, il semble que presque partout, dans les nombreuses régions du monde où ils ont imposé leur ordre et leur loi, les États-Unis ont été à l’origine de plaies sanglantes qui ne cicatrisent pas et du fléau du terrorisme international et de l’extrémisme. Je n’ai cité que les exemples les plus flagrants — mais en aucun cas les seuls — du non-respect du droit international.
Du même ordre sont les promesses de ne pas étendre l’OTAN vers l’est ne serait-ce que d’un pouce. Une fois encore, on nous a trompés ou, pour le dire autrement, on nous a roulés. Certes, on entend souvent que la politique est une sale affaire. Peut-être, mais elle ne devrait pas l’être autant, pas à ce point. Ce comportement d’aigrefin est contraire non seulement aux principes des relations internationales, mais aussi et surtout aux normes de moralité et d’éthique généralement acceptées. Où sont la justice et la vérité ici ? Partout, il n’y a que mensonges et hypocrisie.
D’ailleurs, les politiciens, les politologues et les journalistes américains écrivent et disent qu’un véritable « empire du mensonge » s’est créé aux États-Unis ces dernières années. Il est difficile de ne pas être d’accord, car c’est la réalité. Mais la modestie n’est pas de rigueur : les États-Unis sont encore un grand pays, une puissance structurante. Tous leurs satellites non seulement opinent et abondent en leur sens humblement et docilement au moindre prétexte, mais les imitent et acceptent avec enthousiasme les règles qu’on leur propose. On peut donc affirmer sans crainte et à juste titre
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que l’ensemble de ce que l’on appelle le bloc occidental, créé par les États-Unis à leur image et à leur ressemblance, correspond en tout point à cet « empire du mensonge ».
Pour ce qui est de notre pays, après l’éclatement de l’URSS, malgré l’ouverture sans précédent de la nouvelle Russie moderne, sa volonté de travailler honnêtement avec les États-Unis et d’autres partenaires occidentaux et dans des conditions de désarmement quasi unilatéral, ces pays ont immédiatement essayé de nous écraser, de nous achever et de nous détruire une bonne fois pour toutes. C’est ce qui s’est passé dans les années 1990 et au début des années 2000, quand l’« Occident collectif » a activement soutenu le séparatisme et les bandes de mercenaires opérant dans le sud de la Russie. Quelles pertes, quels sacrifices avons-nous dû supporter, quelles épreuves avons-nous dû alors endurer avant de faire ployer le terrorisme international dans le Caucase ! Nous nous en souvenons et nous ne l’oublierons jamais.
Pour être exact, ces pays n’ont jamais cessé de chercher à nous utiliser pour servir leurs intérêts, jusqu’à tout récemment : ils s’évertuaient à détruire nos valeurs traditionnelles et à nous imposer leurs pseudo-valeurs, qui nous auraient rongés de l’intérieur, nous et notre peuple, autant d’attitudes qu’ils imposent déjà de façon agressive dans leurs propres pays et qui mènent directement au déclin et à la déliquescence, car elles sont contraires à la nature même de l’être humain. Cela ne se passera pas ainsi. Personne n’y est jamais parvenu, et ils n’y parviendront pas maintenant.
Malgré tout, en décembre 2021, nous avons néanmoins tenté une nouvelle fois de trouver un accord avec les États-Unis et leurs alliés sur les principes de la sécurité en Europe et sur la non-extension de l’OTAN. En vain. Les États-Unis n’ont pas changé de position. Ils ne jugent pas nécessaire de négocier avec la Russie sur cette question qui est pour nous essentielle ; ils poursuivent leurs propres objectifs sans tenir compte de nos intérêts.
Bien sûr, cette situation soulève une question : que faut-il faire maintenant et à quoi faut-il nous attendre ? Si l’on se fie aux enseignements de l’histoire, nous savons que, en 1940 et au début de l’année 1941, l’Union soviétique a fait tout ce qu’elle pouvait pour empêcher ou du moins retarder le déclenchement de la guerre. Elle avait veillé jusqu’à la toute dernière minute à ne pas provoquer un agresseur potentiel en renonçant, du moins pour un temps, aux préparatifs les plus urgents et les plus évidents qui lui auraient permis de se défendre d’une attaque imminente. Lorsqu’elle a fini par agir, il était trop tard.
De ce fait, le pays n’était pas prêt à contrer l’invasion de l’Allemagne nazie quand celle-ci a attaqué notre Patrie sans déclaration de guerre le 22 juin 1941. Le pays a arrêté l’ennemi et l’a défait, mais à un coût colossal. Les efforts déployés pour ménager l’agresseur à la veille de la grande guerre patriotique se sont révélés être une erreur qui a coûté cher à notre peuple. Au cours des premiers mois des hostilités, nous avons perdu de vastes territoires qui revêtaient une importance stratégique et des millions de vies. Nous ne commettrons pas cette erreur une deuxième fois ; nous n’en avons pas le droit.
Ceux qui ambitionnent de dominer le monde ont publiquement désigné la Russie comme leur ennemi, et ce, en toute impunité. Ne vous méprenez pas, ils n’avaient aucune raison d’agir ainsi. Il est vrai qu’ils disposent de capacités financières, scientifiques, technologiques et militaires considérables. Nous en sommes conscients et nous avons une vision objective des menaces qui pèsent constamment sur notre économie, de même que notre capacité de résister à ce chantage éhonté qu’on nous impose en permanence. Je le répète, c’est sans illusion aucune que nous faisons ce constat extrêmement réaliste.
Dans le domaine militaire, même après la dissolution de l’URSS et la perte d’une partie considérable de son potentiel, la Russie d’aujourd’hui demeure l’une des plus grandes puissances nucléaires au monde et dispose en outre d’avantages certains dans plusieurs types d’armes de pointe. Ainsi, il ne devrait donc y avoir aucun doute dans l’esprit de quiconque qu’une attaque directe contre notre pays entraînerait une défaite et des conséquences désastreuses pour tout agresseur potentiel.
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Parallèlement, les technologies évoluent rapidement, y compris dans le domaine de la défense. Dans ce domaine, la suprématie change de mains d’un jour à l’autre, mais une présence militaire dans les territoires limitrophes de la Russie, si nous laissons faire, perdurera pendant des décennies, peut-être indéfiniment, et constituera une menace toujours plus grande et totalement inacceptable pour la Russie.
D’ores et déjà, alors que l’OTAN s’étend vers l’est, la situation de la Russie se dégrade et devient au fil des ans plus dangereuse. En outre, ces derniers jours, les dirigeants de l’OTAN ont dit explicitement qu’ils devaient accélérer et intensifier les efforts pour rapprocher les infrastructures de l’Alliance des frontières russes. En d’autres termes, ils durcissent leur position. Nous ne pouvons pas rester passifs et nous contenter d’observer. Ce serait complètement irresponsable de notre part.
La poursuite de l’expansion des infrastructures de l’Alliance de l’Atlantique Nord ou la tentative en cours de s’implanter militairement sur le territoire ukrainien nous sont inacceptables. Bien sûr, le problème ne vient pas de l’OTAN elle-même, qui n’est qu’un instrument de la politique étrangère américaine. Le problème est que, sur des territoires limitrophes de la Russie, qui sont, je dois le préciser, nos territoires historiques, une « anti-Russie » qui nous est hostile est en train de prendre forme. Totalement contrôlée de l’extérieur, elle fait tout son possible pour y attirer les forces armées de l’OTAN et obtenir des armes de pointe.
Pour les États-Unis et leurs alliés, il s’agit d’une politique d’endiguement de la Russie, qui s’accompagne de retombées géopolitiques évidentes. Pour notre pays, c’est une question de vie ou de mort : il en va de notre avenir historique en tant que nation. Ce n’est pas exagéré, c’est un fait. La menace est bien réelle, non seulement pour nos intérêts, mais aussi pour l’existence même de notre État et sa souveraineté. C’est la ligne rouge dont nous avons parlé en de nombreuses occasions. Ils l’ont franchie.
Ce qui m’amène à la situation dans le Donbass. Nous constatons que les forces qui ont perpétré le coup d’État en Ukraine en 2014, s’emparant du pouvoir pour s’y maintenir au moyen d’élections de façade, se sont définitivement écartées de la voie menant à un règlement pacifique du conflit. Pendant huit ans, huit années infiniment longues, nous avons fait tout notre possible pour régler la situation par des moyens politiques pacifiques. En vain.
Comme je l’ai déjà dit dans ma précédente allocution, on ne peut pas regarder sans compassion ce qui se passe là-bas. Il n’est plus possible de le tolérer. Nous devions faire cesser ces atrocités, ce génocide contre les millions de personnes qui vivent là-bas et qui ont placé leurs espoirs en la Russie, en nous tous. Ce sont essentiellement leurs aspirations, les sentiments et la douleur de ces personnes, qui nous ont conduits à prendre la décision de reconnaître l’indépendance des Républiques populaires du Donbass.
Je tiens également à souligner ce qui suit. Afin d’atteindre leurs propres objectifs, les principaux pays de l’OTAN apportent leur soutien aux nationalistes extrémistes et aux néonazis en Ukraine, qui, eux, ne pardonneront jamais aux habitants de Crimée et de Sébastopol d’avoir librement choisi la réunification avec la Russie.
Ils tenteront bien sûr d’apporter la guerre en Crimée, comme ils l’ont fait dans le Donbass, pour tuer des innocents comme le faisaient les membres des unités punitives des nationalistes ukrainiens et les collaborateurs de Hitler pendant la grande guerre patriotique. Ils revendiquent aussi ouvertement plusieurs autres régions russes.
Au vu de l’évolution de la situation et des rapports qui nous parviennent, l’affrontement entre la Russie et ces forces est inévitable. Ce n’est qu’une question de temps. Ils se préparent et attendent le moment opportun. Ils vont jusqu’à réclamer des armes nucléaires. Nous ne laisserons pas faire.
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Comme je l’ai déjà dit, la Russie a accepté la nouvelle réalité géopolitique après la dislocation de l’URSS. Nous traitons avec respect tous les pays nouvellement formés dans l’espace postsoviétique et continuerons de le faire. Nous respectons et continuerons de respecter leur souveraineté, comme en témoigne l’aide que nous avons apportée au Kazakhstan lorsqu’il a connu des événements tragiques qui ont compromis ses structures d’État et son intégrité. Mais la Russie ne peut ni se sentir en sécurité, ni se développer, ni exister avec une menace constante émanant du territoire de l’actuelle Ukraine.
Permettez-moi de rappeler qu’entre 2000 et 2005, nous avons répondu par les armes pour repousser les terroristes dans le Caucase et défendu l’intégrité de notre État. Nous avons préservé la Russie. En 2014, nous avons soutenu les habitants de Crimée et de Sébastopol. En 2015, nous avons recouru aux forces armées pour faire rempart contre les infiltrations de terroristes depuis la Syrie vers la Russie. Nous n’avions pas d’autres moyens de nous défendre.
Cela se reproduit aujourd’hui. Ils ne nous laissent aucune autre option pour défendre la Russie et notre peuple, hormis celle à laquelle nous sommes contraints de recourir aujourd’hui. Les circonstances nous obligent à agir de manière décisive et immédiate. Les Républiques populaires du Donbass ont appelé la Russie à l’aide.
Dans ce contexte, en application de l’article 51 (chapitre VII) de la Charte des Nations Unies, avec l’aval du conseil de la Fédération de Russie et conformément aux traités d’amitié et d’assistance mutuelle conclus avec les Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk et ratifiés par l’Assemblée fédérale le 22 février, j’ai pris la décision de mener une opération militaire spéciale.
L’objectif de cette opération est de protéger ceux et celles qui, huit années durant, ont subi les outrages du régime de Kiev et le génocide orchestré par lui. Aussi, à cette fin, nous oeuvrerons à la démilitarisation et à la dénazification de l’Ukraine et traduirons en justice les auteurs des nombreux crimes sanglants perpétrés contre des civils, dont des citoyens de la Fédération de Russie.
Nous n’avons pas pour projet d’occuper le territoire ukrainien. Notre intention n’est pas d’imposer quoi que ce soit à qui que ce soit par la force. Par ailleurs, il se dit de plus en plus souvent à l’Ouest qu’il n’est plus nécessaire de donner effet aux documents qui consacrent l’issue de la seconde guerre mondiale, tels que signés par le régime totalitaire soviétique. Que peut-on bien répondre à cela ?
Les acquis de la seconde guerre mondiale et les sacrifices que notre peuple a consentis pour vaincre le nazisme sont sacrés. Cela est sans préjudice des valeurs primordiales que sont les libertés et les droits de l’homme, telles qu’elles ont émergé au cours des décennies qui ont suivi la guerre. Les nations ne sont pas pour autant privées de la jouissance du droit à l’autodétermination prévu par l’article 1 de la Charte des Nations Unies.
Il ne faut pas oublier que personne n’a demandé aux peuples qui habitent les territoires faisant partie de ce qui est aujourd’hui l’Ukraine comment ils souhaitaient mener leur vie au moment de la création de l’URSS ou après la seconde guerre mondiale. C’est la liberté qui guide nos décisions : la liberté de choisir, en toute autonomie, notre avenir et celui de nos enfants. Nous sommes convaincus que tous les peuples qui vivent dans l’Ukraine actuelle et qui le souhaitent doivent pouvoir jouir du droit de choisir librement.
Dans ce contexte, je tiens à m’adresser aux citoyens ukrainiens. En 2014, la Russie avait l’obligation de protéger les habitants de Crimée et de Sébastopol contre ceux que vous-même appelez les « nats », les nationalistes. Les habitants de Crimée et de Sébastopol ont fait leur choix, celui d’être avec leur patrie historique, la Russie, et nous avons soutenu ce choix. Encore une fois, nous ne pouvions tout simplement pas faire autrement.
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Les événements actuels ne constituent en rien une volonté de porter atteinte aux intérêts de l’Ukraine et du peuple ukrainien. Il est ici question de la défense de la Russie contre ceux qui ont pris l’Ukraine en otage et tentent de l’utiliser contre notre pays et notre peuple.
Je le répète, notre démarche relève de l’autodéfense contre les menaces qui pèsent sur nous et contre un péril encore plus grand que celui qui se produit aujourd’hui. Aussi difficile que cela soit, je vous demande de le comprendre et de coopérer pour tourner cette page tragique le plus tôt possible et avancer ensemble, en ne laissant personne s’immiscer dans nos affaires et dans nos relations, mais en les établissant de manière indépendante, et ce, afin de créer les conditions favorables pour surmonter tous ces problèmes et, malgré l’existence de frontières d’État, de nous renforcer de l’intérieur comme un tout. Telle est ma conviction, car c’est là que réside notre avenir.
Je tiens également à m’adresser au personnel des forces armées ukrainiennes.
Camarades,
Vos pères, grands-pères et arrière-grands-pères n’ont pas combattu l’occupant nazi et n’ont pas défendu notre Patrie commune pour que les néonazis d’aujourd’hui puissent prendre le pouvoir en Ukraine. Vous avez fait allégeance au peuple ukrainien, non pas à la junte, à l’adversaire du peuple qui spolie l’Ukraine et bafoue son peuple.
Je vous exhorte à refuser d’exécuter leurs ordres criminels. Je vous exhorte à déposer les armes immédiatement et à rentrer chez vous. Je vais vous expliquer ce que cela signifie : les membres de l’armée ukrainienne qui le feront pourront quitter la zone de combats librement et retourner auprès de leur famille.
Je tiens à insister à nouveau sur le fait que toute la responsabilité d’une éventuelle effusion de sang reposera entièrement sur le régime au pouvoir en Ukraine.
Maintenant, je veux adresser quelques mots très importants à ceux qui pourraient être tentés d’intervenir de l’extérieur dans les événements actuels. Quiconque essaiera de nous arrêter, et à plus forte raison de menacer notre pays et notre peuple, doit savoir que la réponse de la Russie sera immédiate et entraînera des conséquences sans commune mesure dans toute l’histoire. Quel que soit le déroulement des événements, nous sommes prêts. Toutes les décisions nécessaires ont été prises à cet égard. J’espère que je serai entendu.
Citoyennes et citoyens de Russie,
La culture et les valeurs, l’expérience et les traditions ancestrales constituent toujours un socle pour le bien-être d’États et de peuples entiers, leur existence même, leur prospérité et leur viabilité. Bien sûr, cela dépend directement de la capacité à s’adapter rapidement à l’évolution constante et à maintenir la cohésion sociale, ainsi que de la volonté de faire corps et de rassembler toutes les forces pour aller de l’avant.
Nous devons être forts, toujours, mais la force peut prendre différents aspects. Au coeur de la politique de « l’empire du mensonge » que j’ai évoquée au début de mon allocution se trouve au premier chef une force grossière et brutale. Nous avons une expression pour cela : « tout dans les bras, rien dans la tête ».
Nous savons tous que la vraie force réside dans la justice et la vérité, qui, elles, sont de notre côté. Ainsi, on conviendra sans peine que notre force et notre capacité à nous battre sont la base de l’indépendance et de la souveraineté, les fondations requises pour bâtir en toute sécurité l’avenir de votre foyer, votre famille et votre Patrie.
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Chers compatriotes,
Je suis convaincu que les soldats et officiers des forces armées russes, dévoués à leur pays, accompliront leur devoir avec professionnalisme et vaillance. Je ne doute pas que les autorités, à tous les niveaux, les experts chargés de la stabilité de notre économie, de notre système financier et des conditions sociales, ainsi que nos chefs d’entreprise et le milieu des affaires russe dans son ensemble, sauront se coordonner pour agir efficacement. Je compte sur l’ensemble des partis parlementaires et la société civile pour faire corps et faire preuve de patriotisme.
En définitive, comme cela a toujours été le cas au cours de notre histoire, le destin de la Russie se trouve entre les mains de son peuple multiethnique. Cela signifie que les décisions que j’ai prises seront appliquées, que les objectifs fixés seront atteints et que la sécurité de notre Patrie sera assurée durablement.
Je crois en votre soutien et en la force invincible que nous donne l’amour de notre Patrie.
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Rubriques : Actualités, discours et comptes rendus
Date de publication : 24 février 2022, 6 heures
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ANNEXE 7 MISSION PERMANENTE DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE AUPRÈS DE L’ONU, DÉCLARATION ET RÉPONSE DU REPRÉSENTANT PERMANENT, M. VASSILY NEBENZIA, À LA SÉANCE DU CONSEIL DE SÉCURITÉ DE L’ONU SUR L’UKRAINE (23 FÉVRIER 2022)
Le 23 février 2022
Chers collègues,
Nous avons eu une journée intense aujourd’hui, en termes de discussions sur la crise en Ukraine. Je ne répéterai pas ce que j’ai dit ce matin à l’Assemblée générale (voir A/76/PV.58). Je peux seulement déclarer avec regret que, finalement, nos messages à Kiev sur la nécessité de mettre fin aux provocations contre les Républiques populaires de Lougansk et de Donetsk n’ont pas été entendus.
Il semble que nos collègues ukrainiens, qui ont récemment été armés et encouragés par certains États, sont toujours dans l’illusion, qu’avec la bénédiction de leurs parrains occidentaux, ils peuvent parvenir à une solution militaire au problème du Donbass. Sinon, il est difficile d’expliquer l’intensification des bombardements et des actes de sabotage sur le territoire des Républiques. Au cours des dernières 24 heures, la mission spéciale d’observation de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe a enregistré près de 2 000 violations du cessez-le-feu, dont près de 1 500 explosions. Les habitants de Donetsk et de Lougansk sont toujours contraints de chercher refuge dans des sous-sols. L’afflux de réfugiés en Russie se poursuit. Bref, la nature des provocations des forces armées ukrainiennes n’a pas changé. Les membres préfèrent en faire abstraction et répéter les fables ukrainiennes selon lesquelles les habitants de Donetsk se bombardent eux-mêmes.
Il [est] surprenant que les souffrances, qui ne cessent d’augmenter, des habitants de la région du Donbass ne semblent pas toucher nos collègues occidentaux. Lors du débat d’aujourd’hui à l’Assemblée générale, ils n’ont eu aucun mot de compassion ou de sympathie pour eux. C’est comme si, pour eux, ces 4 millions de personnes n’existaient pas. Je voudrais rappeler que le principe de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des États, que l’on nous accuse de violer aujourd’hui en ce qui concerne l’Ukraine, selon la déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États, adoptée en 1970, doit être strictement respecté à l’égard de tout État « se conduisant conformément au principe de l’égalité des droits et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ... et doté ainsi d’un gouvernement représentant l’ensemble du peuple appartenant au territoire sans distinction de race, de croyance ou de couleur. » Cela ne décrit pas le Gouvernement actuel de l’Ukraine. La tragédie en Ukraine a commencé juste après le coup d’État illégal de Maïdan en 2014, lorsqu’au lieu d’engager le dialogue avec la population russophone d’Ukraine, le nouveau Gouvernement a lâché sur elle des armes et l’aviation. Il existe une abondance d’informations et de preuves à cet égard, mais nos collègues occidentaux ont choisi de ne pas en tenir compte.
[H]ier [et plus tôt dans la journée a]ujourd’hui [], nous nous sommes efforcés d’expliquer aux membres la logique qui sous-tendait les décisions prises par les dirigeants russes concernant la reconnaissance de la République populaire de Lougansk et de la République populaire de Donetsk, et avons mis en exergue la nécessité d’assurer la paix et la sécurité dans ces territoires. Mais ils n’ont pas voulu nous écouter et ils ne le veulent toujours pas. Pour nos collègues occidentaux, les personnes vivant dans le Donbass ne sont rien d’autre qu’une monnaie d’échange dans un jeu géopolitique visant à affaiblir la Russie et à rapprocher le bloc de l’OTAN de ses frontières. Alors que pour nous, ce sont des femmes, des enfants, des personnes âgées qui se cachent des bombardements et des provocations de l’Ukraine depuis huit ans. Pour nous, ce sont des Ukrainiens qui souffrent sous le joug de l’oppression du gouvernement de Maïdan. Voilà en quoi diffèrent nos approches. À moins
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de changer de perspective géopolitique, on ne pourra jamais nous comprendre. Mais celles et ceux pour qui ces décisions ont été prises et qui au cours des huit dernières années ont été oubliés et méprises par certains et qualifiés de séparatistes prorusses et de terroristes nous en seront éternellement reconnaissants. Voilà ce qui compte vraiment important pour nous.
Je tiens à réaffirmer que la crise actuelle autour de l’Ukraine trouve son origine dans les agissements de l’Ukraine elle-même, qui sabote depuis des années ses engagements directs au titre de l’ensemble de mesures en vue de l’application des accords de Minsk. La semaine dernière encore, nous espérions que Kiev reviendrait à la raison et mettrait enfin en oeuvre les engagements pris en 2015. Pour cela, il fallait avant tout engager un dialogue direct avec Donetsk et Louhansk. Mais nous avons à nouveau eu confirmation que l’Ukraine n’était pas disposée à nouer un tel dialogue ni à prendre les mesures nécessaires pour accorder au Donbass le statut spécial prévu dans les accords de Minsk, une position appuyée par ses parrains occidentaux. Tout cela a fini par nous convaincre que nous n’avions tout simplement pas le droit de laisser les habitants du Donbass souffrir plus longtemps.
Je l’ai déjà dit, les provocations ukrainiennes contre la population du Donbass n’ont pas cessé, elles se sont même intensifiées. C’est pourquoi les dirigeants des Républiques populaires de Lougansk et de Donetsk se sont tournés vers nous pour nous demander une aide militaire conformément aux accords bilatéraux de coopération qui ont été signés au moment de la reconnaissance de ces deux républiques. C’est une étape logique qui découle des agissements du régime ukrainien.
[En même temps que] la présente séance, le président russe[,] Vladimir Poutine[,] a prononcé un discours dans lequel il a déclaré avoir décidé de lancer une opération militaire spéciale dans le Donbass. Nous n’en connaissons pas encore tous les détails, mais je voudrais livrer brièvement au Conseil son raisonnement. Il ressort clairement de son message que l’occupation de l’Ukraine ne fait pas partie de nos plans. L’objectif de cette opération spéciale est de protéger les personnes qui ont été soumises à des abus et à un génocide par le régime de Kiev pendant huit ans. À cette fin, nous oeuvrerons à la démilitarisation et à la dénazification de l’Ukraine et traduirons en justice les auteurs de nombreux crimes sanglants contre des civils, y compris des citoyens de la Fédération de Russie.
Cette décision a été prise conformément à l’article 51 de la Charte des Nations Unies et autorisée par le conseil de la Fédération de Russie en application du traité d’amitié et d’assistance mutuelle signé avec les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk.
Nous recevons beaucoup d’informations à ce sujet, qui doivent encore être analysées. Nous tiendrons le Conseil informé.
[Je vous remercie.]
En réponse au représentant de l’Ukraine :
Je n’ai pas l’intention de répondre aux questions posées, parce que j’ai déjà dit tout ce que je savais à ce stade. Et je n’ai pas l’intention de réveiller le ministre Lavrov à cette heure. Comme nous l’avons dit, nous fournirons des informations sur le déroulement des événements. Je précise qu’il convient de ne pas parler de guerre ; il s’agit d’une opération militaire spéciale dans le Donbass.
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Mémoire de l'Ukraine