Réplique de l'Ukraine

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166-20220429-WRI-01-00-EN
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Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel
18199
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
AFFAIRE RELATIVE À L’APPLICATION DE LA CONVENTION INTERNATIONALE
POUR LA RÉPRESSION DU FINANCEMENT DU TERRORISME ET
DE LA CONVENTION INTERNATIONALE SUR L’ÉLIMINATION
DE TOUTES LES FORMES DE DISCRIMINATION RACIALE
(UKRAINE c. FÉDÉRATION DE RUSSIE)
RÉPLIQUE DÉPOSÉE PAR l’UKRAINE
29 avril 2022
[Traduction du Greffe]
TABLE DES MATIÈRES
Page
PREMIÈRE PARTIE. INTRODUCTION .................................................................................................... 1
Chapitre 1. Introduction de la réplique .................................................................................... 1
Chapitre 2. Structure et résumé de la réplique ......................................................................... 5
DEUXIÈME PARTIE. LES PRÉTENTIONS DE L’UKRAINE AU TITRE DE LA CIRFT .............................. 10
Section A. Interprétation de la CIRFT ........................................................................................ 10
Chapitre 3. Manquements de la Fédération de Russie en matière de coopération à la
prévention et la répression du financement du terrorisme : cadre général
d’évaluation ...................................................................................................................... 10
A. La Russie a manqué à l’obligation de coopération que lui impose la convention ...... 11
B. Dans son contre-mémoire, la Russie tente de restreindre le champ d’application
de la CIRFT et la portée des obligations qui lui incombent ....................................... 12
C. Il incombe à l’Ukraine d’établir que la Russie a manqué à ses obligations de
coopération au titre de la CIRFT, mais pas à l’aune de critères de la preuve plus
stricts ........................................................................................................................... 13
Chapitre 4. Interprétation du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT .................................. 20
A. La CIRFT définit les «fonds» comme englobant les «biens de toute nature»,
armes comprises ......................................................................................................... 21
B. La condition relative à la connaissance énoncée au paragraphe 1 de l’article 2 est
remplie dès lors que des fonds sont fournis, en connaissance de cause, à un
groupe qui commet des actes de terrorisme ................................................................ 31
Chapitre 5. Interprétation des alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2 : actes dont
le financement est prohibé ................................................................................................ 39
A. L’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article premier de la convention de Montréal
s’applique aux faits incontestés relatifs à la destruction de l’appareil assurant le
vol MH17 .................................................................................................................... 40
B. Les Parties s’accordent sur l’interprétation du paragraphe 1 de l’article 2 de la
CIRATE ...................................................................................................................... 48
C. La définition générale des actes de terrorisme, telle qu’énoncée à l’alinéa b) du
paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT, et l’interprétation erronée qu’en fait la
Russie ......................................................................................................................... 48
Section B. Actes de financement du terrorisme visés à l’article 2 .............................................. 63
Chapitre 6. Des groupes armés illicites ont commis une série d’actes de terrorisme visés
aux alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2 ............................................................ 63
- ii -
A. L’Ukraine a établi que la RPD et la RPL avaient ouvertement et notoirement
commis contre des civils une série de meurtres et autres attaques constitutifs
d’actes visés à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT ....................... 64
B. L’Ukraine a établi que la destruction de l’appareil assurant le vol MH17
constituait un acte de terrorisme visé à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2
de la CIRFT ................................................................................................................ 68
C. L’Ukraine a établi que les tirs d’artillerie lancés par la RPD sur des secteurs civils
constituaient des actes de terrorisme visés à l’alinéa b) du paragraphe 1 de
l’article 2 de la CIRFT ................................................................................................ 71
D. L’Ukraine a établi que les attentats à l’explosif commis dans les villes
ukrainiennes constituaient des actes de terrorisme visés aux alinéas a) et b) du
paragraphe 1 de l’article 2 de la convention ............................................................... 92
Chapitre 7. L’Ukraine a apporté la preuve que des infractions en matière de financement
du terrorisme avaient été commises par des représentants de l’Etat russe, entre autres,
sur le territoire de la Russie .............................................................................................. 93
A. Des personnes oeuvrant sur le territoire russe ont fourni des fonds à des groupes
armés illicites en Ukraine, lesquels se sont ensuite livrés à des attaques contre
des civils ..................................................................................................................... 94
B. Les fonds ont été fournis avec la connaissance requise au paragraphe 1 de
l’article 2 ................................................................................................................... 102
Section C. Les violations de la CIRFT commises par la Russie ............................................... 108
Chapitre 8. L’Ukraine a apporté la preuve que la Russie avait manqué aux obligations
qui lui incombent au titre de l’article 8 de la CIRFT ...................................................... 108
A. L’Ukraine a apporté la preuve que la Russie avait violé l’article 18 ........................ 108
B. L’Ukraine a apporté la preuve que la Russie avait violé l’article 8 .......................... 114
C. L’Ukraine a apporté la preuve que la Russie avait violé l’article 9 .......................... 119
D. L’Ukraine a apporté la preuve que la Russie avait violé l’article 10 ........................ 127
E. L’Ukraine a apporté la preuve que la Russie avait violé l’article 12 ........................ 128
TROISIÈME PARTIE. LES PRÉTENTIONS DE L’UKRAINE AU TITRE DE LA CIEDR ........................... 132
Section D. La présentation juridiquement erronée des questions en litige par la Russie .......... 134
Chapitre 9. Les principes généraux mis en jeu par les violations de la CIEDR commises
par la Russie .................................................................................................................... 134
A. Le différend dont la Cour est saisie concerne les violations de la CIEDR
commises par la Russie et dénoncées par l’Ukraine dans le mémoire ..................... 136
B. L’Ukraine n’a pas à satisfaire à une norme de preuve plus exigeante pour la
simple raison que les violations de la CIEDR commises par la Russie sont
systématiques ............................................................................................................ 138
- iii -
C. Il n’est pas contesté que les communautés ukrainienne et tatare de Crimée sont
des groupes ethniques au sens de la CIEDR ............................................................. 140
D. Les considérations politiques invoquées par la Russie n’excusent en rien la
discrimination raciale ............................................................................................... 143
E. L’Ukraine est en droit de fonder ses prétentions sur des éléments de preuve non
statistiques ................................................................................................................ 144
F. La Russie ne peut prétexter de préoccupations relatives à la sécurité nationale ou
à l’extrémisme pour justifier la violation de la CIEDR ............................................ 146
G. La responsabilité de la Russie en tant qu’Etat est engagée pour les agissements
de ses agents et représentants en Crimée entre le 20 février et le 18 mars 2014 ...... 149
Section E. La Russie a manqué aux obligations que lui impose la CIEDR .............................. 151
Chapitre 10. Disparitions, meurtres, enlèvements et torture ................................................ 151
A. Les violences physiques commises contre les communautés ukrainienne et tatare
de Crimée emportent violation de la CIEDR ............................................................ 151
B. Les éléments de preuve confirment la véracité du récit fait par l’Ukraine des
violences ciblant les communautés ukrainienne et tatare de Crimée ........................ 153
C. Au lieu de s’acquitter de son obligation d’enquêter sur les agissements en
question, la Russie les a fomentés, encouragés et tolérés ......................................... 156
D. L’ensemble des disparitions forcées, meurtres, enlèvements et actes de torture
exposés dans le mémoire de l’Ukraine, y compris ceux qui sont antérieurs au
18 mars 2014, sont imputables à la Russie ............................................................... 160
Chapitre 11. Répression politique du peuple tatar de Crimée .............................................. 162
A. L’interdiction du Majlis et les autres actes de répression politique dirigés contre
la communauté tatare de Crimée emportent violation de la CIEDR ........................ 163
B. L’interdiction du Majlis par la Russie a privé la communauté tatare de Crimée
de son organe représentatif légitime ......................................................................... 165
C. L’invocation par la Russie de préoccupations en matière de sécurité nationale
comme justification de l’interdiction du Majlis est infondée en fait comme en
droit ........................................................................................................................... 168
D. Le contre-mémoire confirme les autres formes de harcèlement visant les
dirigeants politiques et dénoncées dans le mémoire ................................................. 171
Chapitre 12. Perquisitions et détentions arbitraires ............................................................. 177
A. L’Ukraine s’est acquittée de la charge de la preuve en présentant des documents
objectifs émanant d’organisations internationales et d’ONG respectées .................. 177
B. L’Ukraine n’a pas à démontrer que les voies de droit internes n’auraient servi à
rien ou que les tribunaux russes ont agi de manière déraisonnable et de mauvaise
foi .............................................................................................................................. 180
- iv -
C. L’observation, alléguée par la Russie, de sa législation interne, y compris les lois
de lutte contre l’extrémisme, n’excuse pas la violation de la CIEDR ...................... 180
D. Les preuves présentées par la Russie confirment clairement la véracité du récit
de l’Ukraine quant aux diverses mesures d’instruction ............................................ 183
Chapitre 13. L’imposition de la citoyenneté ........................................................................ 192
A. L’imposition par la Russie de son régime de citoyenneté contrevient à
la CIEDR .................................................................................................................. 192
B. La situation résultant de la loi sur l’admission en matière de citoyenneté pour les
habitants de la Crimée n’indique pas un choix libre et éclairé ................................. 194
C. L’imposition de la législation russe en matière de citoyenneté a engendré en
Crimée divers effets discriminatoires pour les communautés ukrainienne et tatare
de Crimée .................................................................................................................. 197
Chapitre 14. Interdiction de grands rassemblements culturels ............................................. 203
A. Le régime législatif russe relatif aux manifestations publiques a été
précédemment jugé impropre à empêcher la prise de décisions arbitraires par ses
fonctionnaires ........................................................................................................... 203
B. La Russie a appliqué son régime relatif aux rassemblements de manière
discriminatoire .......................................................................................................... 206
Chapitre 15. Restrictions et harcèlement visant les médias ................................................. 216
A. Les moyens de défense avancés par la Russie pour justifier son comportement
discriminatoire ne résistent pas à l’examen .............................................................. 216
B. La Russie n’est pas parvenue à réfuter les cas individuels de harcèlement et
d’entrave au réenregistrement évoqués par l’Ukraine .............................................. 220
Chapitre 16. Dégradation du patrimoine culturel ................................................................. 225
A. La tentative stérile de la Russie de faire passer la transformation scandaleuse du
palais du Khan pour une banale rénovation .............................................................. 225
B. Contrairement à ce qu’affirme la Russie, les agissements discriminatoires dirigés
contre la communauté tatare de Crimée que dénonce l’Ukraine ne se limitent pas
aux dommages causés au palais du Khan ................................................................. 229
C. La Russie est incapable de réfuter les allégations de l’Ukraine concernant
l’atteinte qu’elle a portée au patrimoine culturel ukrainien en Crimée .................... 230
Chapitre 17. Atteinte aux droits à l’éducation ..................................................................... 232
A. Les restrictions imposées par la Russie à l’enseignement dans les langues
ukrainienne et tatare de Crimée portent atteinte au droit général à l’éducation des
communautés visées ................................................................................................. 232
B. La pratique sous le régime de la CIEDR et des traités analogues en matière de
droits de l’homme amène à conclure que les restrictions imposées à
- v -
l’enseignement dans les langues minoritaires peuvent emporter violation du droit
général à l’éducation ................................................................................................. 234
C. Les démentis opposés par la Fédération de Russie aux allégations de
discrimination au sein du système d’éducation de Crimée sont factuellement
inexacts ..................................................................................................................... 238
QUATRIÈME PARTIE. VIOLATIONS, PAR LA RUSSIE, DE L’ORDONNANCE EN INDICATION DE
MESURES CONSERVATOIRES QU’A RENDUE LA COUR ............................................................... 247
Chapitre 18. La Russie a impudemment violé l’ordonnance en indication de mesures
conservatoires rendue par la Cour .................................................................................. 247
A. La Russie a maintenu son interdiction des activités du Majlis ................................. 248
B. La Russie n’a pas fait en sorte de rendre disponible un enseignement en langue
ukrainienne en Crimée .............................................................................................. 249
C. Les actes récemment commis par la Russie ont aggravé le différend et en ont
rendu la solution plus difficile .................................................................................. 249
CINQUIÈME PARTIE. CONCLUSIONS ............................................................................................... 253
PREMIÈRE PARTIE
INTRODUCTION
CHAPITRE 1
INTRODUCTION DE LA RÉPLIQUE
1. L’Ukraine soumet la présente réplique conformément aux ordonnances de la Cour en date
des 8 octobre 2021 et 8 avril 2022.
2. Comme l’a indiqué l’Ukraine dans son mémoire, la présente instance fait suite à une attaque
éhontée et généralisée contre les droits de l’homme et le droit international sur le territoire ukrainien.
En 2014, dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol, la Fédération de Russie
a envahi et occupé le territoire souverain de l’Ukraine, instaurant et maintenant un régime de
discrimination raciale et d’annihilation culturelle visant les communautés ukrainienne et tatare de
Crimée sous son contrôle. Dans l’est de l’Ukraine, des groupes armés illicites ont lancé ce que des
observateurs des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies (ONU) ont qualifié de
«#campagne d’intimidation et de terreur» contre la population civile. Ils ont bénéficié, pour ce faire,
du concours d’agents russes et d’autres personnes ressortissant à la Fédération de Russie, qui leur
ont fourni des armes et une aide financière, cependant que le Gouvernement de la Fédération de
Russie refusait de prendre des mesures en vue de coopérer à la prévention et à la répression de ce
financement d’actes de terrorisme.
3. A l’heure où l’Ukraine s’apprête à déposer sa réplique, le monde entier peut voir se dérouler
sous ses yeux la tragédie que portaient en germe les agissements de la Russie en cause dans la
présente affaire, révélateurs de son mépris tant pour le droit international que pour le peuple
ukrainien. Le 21 février 2022, la Russie a annoncé qu’elle reconnaissait l’indépendance des
prétendues «République populaire de Donetsk» et «République populaire de Louhansk» — soit
précisément les groupes armés illicites responsables des actes de terrorisme que met en évidence le
mémoire de l’Ukraine. Puis, le 24 février 2022, la Russie a lancé une invasion à grande échelle contre
l’Ukraine. Son armée a recours à des moyens illicites pour accomplir une mission qui ne l’est pas
moins, soumettant à des attaques des populations entières de citadins ukrainiens, et faisant pleuvoir
roquettes et obus de mortier sur des quartiers résidentiels pacifiques — des attaques analogues au
pilonnage de civils dont fait état le mémoire de l’Ukraine dans la présente affaire, mais
incommensurablement plus nombreuses et géographiquement étendues, et qui sont le fait des forces
armées russes. La Russie emploie également, dans les territoires nouvellement occupés, des
techniques répressives rappelant celles déployées dans le cadre de sa campagne de discrimination
raciale en Crimée.
4. La récente agression de l’Ukraine par la Russie fait l’objet d’une affaire distincte
actuellement pendante devant la Cour, dans laquelle celle-ci a indiqué des mesures conservatoires1.
Cependant, au moment d’examiner les violations de la CIRFT et de la CIEDR que la Russie a
commises précédemment, il ne saurait être fait abstraction de ses agissements actuels.
5. Premièrement, la Cour devrait évaluer l’appui que la Russie avait apporté à l’époque aux
attaques contre des civils ukrainiens dans l’est de l’Ukraine, et le programme d’annihilation culturelle
1 Voir Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022.
- 2 -
qu’elle s’est employée à mettre en oeuvre en Crimée, à la lumière des offensives meurtrières
auxquelles elle soumet la population civile, et du refus qu’elle affiche de reconnaître l’identité
ukrainienne et le droit des Ukrainiens à un Etat qui leur soit propre, depuis le 24 février 2022. Le
comportement récent de la Russie met en évidence la mauvaise foi caractéristique dont elle a fait
montre tout au long de son contre-mémoire, n’hésitant pas à affirmer que ce qui est noir serait blanc
et que le jour serait en fait la nuit. Elle nous présente dans ses écritures un monde fictionnel où tous
les groupes ethniques de la Crimée occupée seraient traités de manière juste et équitable. Elle y
défend en outre les attaques menées par la RPD et la RPL contre les civils, avant de chercher à établir
une équivalence pour le moins spécieuse entre les agissements des groupes armés illicites soumettant
la population à un régime de terreur et les actions des forces armées ukrainiennes tentant de s’y
opposer et de rétablir l’ordre constitutionnel. Ces jours-ci, la Russie déploie directement des armes à
sous-munitions et autres armes puissantes contre les villes ukrainiennes — elle est allée jusqu’à
prendre pour cible un théâtre servant d’abri à Marioupol, malgré l’avertissement «ENFANTS», écrit
en majuscules et visible depuis les images satellite2. A la lumière de ces faits récents, l’on ne saurait
voir dans le contre-mémoire de la Russie autre chose qu’une série de digressions et autres
faux-fuyants concoctés par des juristes ; en aucun cas n’y trouve-t-on exposée la position d’un Etat
sincèrement déterminé à s’acquitter des obligations mises à sa charge par la CIRFT et la CIEDR.
6. Deuxièmement, si les violations du droit international et des droits de l’homme commises
alors par la Russie peuvent sembler dérisoires face à l’ampleur de son offensive actuelle en Ukraine,
les violations de la CIRFT et de la CIEDR en cause dans la présente affaire n’en revêtent pas moins
un caractère exceptionnel et une importance particulière. Le monde entier sait désormais que la
Russie, si elle n’est pas contrainte de rendre compte des violations du droit international qu’elle a
perpétrées, ne reculera devant aucune surenchère. Des années durant, la Russie a imposé une
campagne de discrimination raciale et d’annihilation culturelle en Crimée ; aujourd’hui, elle menace
d’étendre les tactiques employées dans ce cadre à l’intégralité du territoire ukrainien avec, en toile
de fond, le glaçant refus du président russe de reconnaître l’existence d’un peuple ukrainien doté
d’une identité distincte et de son droit historique à un Etat qui lui soit propre. Des années durant, les
responsables russes ont livré des armes militaires meurtrières destinées à être utilisées contre des
aéronefs civils, des quartiers résidentiels et des rassemblements pacifiques en faveur de l’unité ;
aujourd’hui, l’armée russe dirige ces mêmes systèmes d’armement, et bien d’autres, directement
contre la population ukrainienne.
7. A l’heure où l’Ukraine met la dernière main à la présente réplique, la Russie cherche à
étendre son occupation du territoire ukrainien. La population ukrainienne court désormais le risque
d’être soumise au régime de discrimination que subissent déjà les Ukrainiens vivant en Crimée
occupée. Pour parvenir à ses fins, la Russie déploie les tactiques d’intimidation et de coercition déjà
éprouvées par la RPD et la RPL dans l’est de l’Ukraine au début de l’année 2014. La symétrie entre
événements passés et présents est à la fois tragique et indéniable. En 2015, un car de pensionnés
essuyait des tirs d’artillerie alors qu’il se trouvait à un poste de contrôle civil près de Volnovakha ;
aujourd’hui, c’est un hôpital de cette ville qui est bombardé, et la ville elle-même a été «pratiquement
détruite» par l’artillerie3. En 2015, un quartier résidentiel de Marioupol était délibérément pris pour
cible ; aujourd’hui, c’est la ville tout entière qui est en ligne de mire, et des attaques directes contre
2 OSCE, Report on Violations of International Humanitarian and Human Rights Law, War Crimes and Crimes
Against Humanity Committed in Ukraine Since 24 February 2022 (13 avril 2022), p. 47-48 ; Human Rights Watch,
Ukraine: Mariupol Theater Hit by Russian Attack Sheltered Hundreds (16 mars 2022).
3 OSCE, Report on Violations of International Humanitarian and Human Rights Law, War Crimes and Crimes
Against Humanity Committed in Ukraine Since 24 February 2022 (13 avril 2022), p. 82 ; Euronews, “Heavy Fighting
Leaves Much of Volnovakha in Ruins” (13 mars 2022) ; Reuters, “Inside the Almost Completely Destroyed Town of
Volnovakha” (12 mars 2022).
- 3 -
des civils ont fait des milliers de morts, dont de nombreux enfants4. En 2015, le centre de Kramatorsk
était frappé par des tirs d’un lance-roquettes multiples sophistiqué ; aujourd’hui, c’est une gare
ferroviaire de Kramatorsk qui est la cible d’un missile, et l’on dénombre plus de cinquante morts
parmi les civils qui attendaient là d’être évacués5.
8. Troisièmement, en violation de l’ordonnance de la Cour datée du 19 avril 2017, la Russie
s’est livrée à des «acte[s] risquera[nt] d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou
d’en rendre la solution plus difficile»6. La quatrième partie de la réplique reviendra plus en détail sur
ces violations de l’ordonnance de la Cour, mais il y a lieu de noter ici que l’invasion russe du territoire
ukrainien complique par ailleurs on ne peut plus concrètement le règlement du présent différend. En
obligeant l’Ukraine à se défendre contre une guerre d’agression, en la contraignant à affecter ses
ressources publiques à la satisfaction des besoins les plus élémentaires de sa population, en forçant
les témoins dans cette affaire à se consacrer à la défense de leur pays, et en obligeant d’autres parties
prenantes à l’instance qui se trouvent en Ukraine à penser avant tout à leur propre sécurité, la Russie
a compromis la capacité du Gouvernement ukrainien à parachever cette réplique et à prêter à la Cour
l’assistance voulue pour régler le différend au fond. La Russie est même allée jusqu’à donner à
entendre à l’Ukraine, alors que les deux pays négociaient en vue de mettre fin à son acte d’agression
illicite, que l’abandon de ses actions en justice pourrait faire partie du prix à payer pour le retour de
la paix7.
9. La foi qu’a l’Ukraine dans le droit international, intacte en dépit de l’agression dont elle est
victime, lui interdit de renoncer à faire valoir ses prétentions en l’espèce, et elle continuera ainsi de
demander que la Russie soit reconnue responsable — et tenue de rendre compte — des violations de
la CIRFT et de la CIEDR qu’elle a commises. Cependant, l’Ukraine fera occasionnellement
référence, dans cette réplique, à des renseignements à sa disposition qu’elle n’a toutefois pas encore
pu verser au dossier sous forme de preuves documentaires ou de témoignages formels du fait de
l’invasion russe. La Cour reconnaît depuis longtemps qu’«un Etat qui n’est pas en mesure d’apporter
la preuve directe de certains faits doit pouvoir «recourir plus largement aux présomptions de fait, aux
indices ou preuves circonstancielles»»8. Ce principe s’applique a fortiori lorsque l’impossibilité
d’avoir accès à certains éléments de preuve résulte de l’invasion du territoire de l’Etat demandeur
par l’Etat défendeur lancée, sans provocation préalable, alors même que tous deux sont parties à une
importante affaire pendante devant la Cour. Bien que le dossier, tel qu’en l’état, vienne amplement
étayer les assertions de l’Ukraine, celle-ci se réserve le droit de demander à la Cour, en vertu du
paragraphe 2 de l’article 56 de son Règlement, l’autorisation de produire des preuves documentaires
supplémentaires dès que cela lui sera possible, ce qui, dans les circonstances de l’espèce, serait
indéniablement justifié.
4 Voir OSCE, Report on Violations of International Humanitarian and Human Rights Law, War Crimes and Crimes
Against Humanity Committed in Ukraine Since 24 February 2022 (13 avril 2022), p. 32, 46-48 ; U.N. News, “UN Alarm
Over Mounting Ukraine Casualties, Amid Desperate Scenes in Mariupol” (25 mars 2022) ; Human Rights Watch, Ukraine
Theater Hit by Russian Attack Sheltered Hundreds (16 mars 2022).
5 Voir U.N. News, “Ukraine: UN Condemns Deadly Attack on Train Station, Dozens of Civilians Killed” (8 avril
2022) ; Jonathan Beale, “Ukraine War: Disbelief and Horror after Kramatorsk Train Station Attack”, BBC (10 avril 2022).
6 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures
conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 140, par. 106.
7 StoryUkraine, Arahamiya in an Interview with RBC-Ukraine on Negotiations between Ukraine and Russia and
Security Guarantees (30 mars 2022), https://news.storyua.com/news/3360.html.
8 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), réparations, arrêt
du 9 février 2022, p. 40, par. 125 (citant l’affaire du Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt,
C.I.J. Recueil 1949, p. 18).
- 4 -
10. A bien des égards, la Russie ne pouvait contester, dans son contre-mémoire, les faits les
plus déterminants, et elle ne l’a d’ailleurs pas fait. Ainsi, elle n’a pas nié la fourniture massive
d’armes et de fonds à des groupes armés illicites en Ukraine dont nul n’ignorait qu’ils étaient à
l’origine d’attaques contre des civils, ni n’a démenti qu’elle avait toujours refusé de contrôler sa
frontière ou de prendre d’autres mesures de coopération qu’il lui était possible d’adopter en vue de
lutter contre le financement des actes de terrorisme en Ukraine. La Russie ne nie pas non plus qu’elle
n’a eu de cesse de restreindre le droit des communautés ukrainienne et tatare de Crimée à célébrer
des commémorations revêtant pour elles une importance culturelle, ni qu’elle a accordé la priorité
aux besoins en matière d’éducation de la communauté criméenne d’origine ethnique russe de Crimée,
au détriment de ceux des Tatars de Crimée et des Ukrainiens. Faute de pouvoir nier ces faits, ainsi
que bien d’autres, la Russie s’emploie à manipuler le droit en sa faveur — rejetant les interprétations
les plus naturelles de ses obligations au profit de lectures alambiquées et de seuils de la preuve
artificiellement élevés, dans le simple but de se soustraire à la responsabilité qu’elle encourt à raison
d’actes indéfendables. Bien loin de se fonder sur une interprétation de bonne foi axée sur le respect
des obligations internationales, la stratégie à laquelle elle a recours est une stratégie qui vise à offrir
des échappatoires à un Etat résolu à s’affranchir des règles.
11. Le premier des subterfuges qu’utilise ainsi la Russie pour s’y soustraire consiste à vider de
toute substance les obligations qui lui incombent, en traitant les mots comme s’ils étaient dénués de
sens. Ainsi, alors que la CIRFT définit le terme «fonds» comme incluant les «biens de toute nature»,
il ne couvrirait selon la Russie que les avoirs «financiers», à l’exclusion des avoirs «non financiers»9
— et donc pas les biens de toute nature. Alors que la CIRFT impose aux Etats de prendre «toutes les
mesures possibles» afin d’empêcher et de contrecarrer la préparation d’infractions de financement
du terrorisme, la Russie prétend n’être tenue de prendre que des mesures d’ordre réglementaire
— soit «certaines» mesures seulement, et non pas toutes les mesures possibles, comme le prévoit le
traité. Ces interprétations contorsionnées, si elles étaient acceptées, dispenseraient la Russie de toute
obligation de prendre des mesures afin d’empêcher la livraison, depuis son territoire, d’armes létales
aux auteurs notoires de violences terroristes. De même, la Russie ne fait aucun cas de l’interdiction
absolue de toute discrimination raciale prescrite par la CIEDR, alléguant que celle-ci peut être l’objet
de dérogations fondées sur sa propre appréciation subjective de ses besoins en matière de sécurité
nationale, y compris ceux supposément consacrés par des lois anti-extrémisme largement critiquées.
12. Le deuxième subterfuge auquel recourt la Russie consiste à superposer plusieurs couches
d’obligations en matière de preuves, dépourvues de tout fondement, dans l’espoir que le moindre
doute qu’elle aura pu instiller conduise au rejet des prétentions de l’Ukraine. Ainsi, en ce qui
concerne la CIRFT, la Russie soutient que l’Ukraine ne devrait pas être autorisée à se fonder sur des
conclusions raisonnables quant à l’objectif des attaques contre les civils, alors même que la
convention indique que la volonté d’intimidation ou de contrainte doit s’apprécier eu égard à «[l]a
nature ou [au] contexte» des actes de la tierce partie. En ce qui concerne la CIEDR, qui définit
l’expression «discrimination raciale» comme incluant tout acte qui a «pour but ou pour effet de
détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions
d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique,
économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique», la Russie soutient que
l’«effet» seul n’est pas suffisant et que l’Ukraine doit aussi prouver le «but». Par ailleurs, dans les
deux cas, la Russie ne tient aucun compte de ce que les auteurs d’infractions de financement du
terrorisme et de faits de discrimination raciale se trouvent en territoire contrôlé par la Russie et que,
9 Voir CMFR, première partie, par. 37, 73, 101.
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en conséquence, l’Ukraine doit pouvoir, selon la jurisprudence de la Cour, «recourir plus largement
aux présomptions de fait, aux indices ou preuves circonstancielles»10.
13. Le troisième subterfuge de la Russie consiste à passer sous silence les faits qui la dérangent
pour en inventer de nouveaux, en s’appuyant sur des démonstrations en trompe-l’oeil. En ce qui
concerne la CIRFT, par exemple, la Russie se contente d’affirmer que les cas dûment documentés de
civils assassinés du seul fait de leurs opinions pro-ukrainiennes relèvent de simples «crimes de droit
commun»11. Elle tente d’escamoter l’existence d’une campagne d’attaques à l’explosif à travers de
nombreuses villes de l’Ukraine ne jouant aucun rôle dans les hostilités, sans même daigner se pencher
sur les éléments de preuve indiquant que les armes sophistiquées à usage militaire utilisées à ces
occasions étaient de provenance russe. A la déclaration du Secrétaire général de l’ONU ayant
déterminé que les auteurs du bombardement d’un quartier résidentiel de Marioupol avaient
«sciemment pris pour cible une population civile», elle oppose l’avis d’un général russe qui se risque
tout au plus à affirmer du bout des lèvres que le carnage qui s’en est suivi pourrait, en théorie, avoir
d’autres explications. En ce qui concerne la CIEDR, la Russie oppose aux allégations de l’Ukraine
qui, preuves à l’appui, a montré que les communautés ukrainienne et tatare de Crimée avaient été la
cible de mesures policières arbitraires ayant eu pour effet de détruire ou de compromettre la
jouissance de leurs droits fondamentaux, des conclusions émanant de membres des services russes
chargés de l’application de la loi indiquant de manière péremptoire que chacun de ces actes a été
accompli dans le respect du droit russe.
14. L’Ukraine démontera point par point, dans la présente réplique, la stratégie que la Russie
a mise en oeuvre en vue de se dérober à sa responsabilité : elle montrera en quoi ses interprétations
juridiques sont erronées, la charge de la preuve qu’elle préconise, infondée, et son analyse des faits,
dépourvue de crédibilité. L’interprétation de bonne foi de la CIRFT et de la CIEDR, et des faits
soumis à la Cour, ne peut mener qu’à une seule conclusion : la Russie a violé de manière éhontée ces
traités, affichant, ce faisant, son profond mépris pour les droits fondamentaux du peuple ukrainien.
CHAPITRE 2
STRUCTURE ET RÉSUMÉ DE LA RÉPLIQUE
15. Dans son mémoire, l’Ukraine a exposé ses griefs relatifs à la violation, par la Russie, de
nombreuses obligations lui incombant en vertu de la CIRFT et de la CIEDR. Le 8 novembre 2019,
la Cour a rendu un arrêt dans lequel elle a dit «qu’elle a[vait] compétence sur la base du paragraphe 1
de l’article 24 de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme pour
connaître des demandes formulées par l’Ukraine sur le fondement de cette convention», et «qu’elle
a[vait] compétence sur la base de l’article 22 de la convention internationale sur l’élimination de
toutes les formes de discrimination raciale pour connaître des demandes formulées par l’Ukraine sur
10 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), réparations, arrêt
du 9 février 2022, p. 40, par. 125 (citant l’affaire du Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt,
C.I.J. Recueil 1949, p. 18).
11 CMFR, deuxième partie, par. 515.
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le fondement de cette convention, et que la requête, en ce qu’elle a[vait] trait à ces demandes, [était]
recevable». Le 9 août 2021, la Fédération de Russie a déposé un contre-mémoire en deux parties12.
16. La deuxième partie de la réplique est consacrée aux prétentions de l’Ukraine au titre de
la CIRFT, la section A portant sur l’interprétation de cette convention. Au chapitre 3, l’Ukraine
reviendra sur les éléments qui vicient l’interprétation que fait la Russie de son évaluation de ses
obligations. Elle présentera brièvement le dispositif en vertu duquel la Russie était tenue de coopérer
avec l’Ukraine à la prévention et la répression du financement du terrorisme, montrera que la Russie
n’a jamais fait le moindre cas de ses obligations, expliquera les erreurs que l’on retrouve tout au long
de l’interprétation que la Russie donne de la CIRFT, et déconstruira sa tentative de durcir
artificiellement le seuil de la preuve applicable aux fins d’établir un manquement à ses obligations.
17. Le chapitre 4 porte sur l’interprétation qu’il convient de faire du paragraphe 1 de
l’article 2 de la CIRFT. L’Ukraine réfutera celle, arbitraire, de la Russie, tendant à restreindre le sens
du terme «fonds», pourtant défini de manière large à l’article premier comme englobant les «biens
de toute nature», en en excluant les armes et autres avoirs non financiers. Elle traitera ensuite de
l’obligation d’établir un état d’esprit donné prévue au paragraphe 1 de l’article 2, étant entendu que
les Parties s’accordent à penser que l’élément de connaissance requis est présent dès lors qu’un
bailleur de fonds fournit des biens à un groupe ou à un individu dont l’activité terroriste est notoire.
L’Ukraine réfutera ensuite l’argument de la Russie, sans ancrage dans la convention, voulant qu’une
désignation internationale formelle ou autre qualification analogue soit nécessaire aux fins d’établir
cet élément de connaissance, la notoriété des actes du groupe en question ne suffisant pas à cet effet.
18. Le chapitre 5 revient sur l’interprétation que donne la Russie des actes de terrorisme dont
le financement est prohibé. L’Ukraine examinera, en premier lieu, la convention de Montréal pour
la répression d’actes illicites dirigés contre la sécurité de l’aviation, en montrant que l’intention de
détruire un aéronef civil n’est pas un élément constitutif de l’infraction et que, quand bien même elle
le serait, l’existence de cette intention serait établie dès lors qu’une personne aurait conduit un tir
vers un espace aérien ouvert à l’aviation civile, au moyen d’une arme n’ayant pas la capacité de faire
la distinction entre une cible militaire et une cible civile. Elle reviendra en outre sur la lecture erronée
que donne la Russie de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT, lequel ne fait pas
référence à l’état d’esprit d’une tierce partie, mais à la nature objective de l’acte, et prescrit
d’apprécier la volonté d’intimider ou de contraindre à la lumière de la nature ou du contexte dudit
acte.
19. La section B de la deuxième partie est consacrée aux arguments de la Russie selon lesquels
l’Ukraine n’a pas établi l’existence d’actes de financement du terrorisme au sens de l’article 2 de la
CIRFT. Le chapitre 6 passera en revue les éléments de preuve qui attestent que des groupes armés
illicites en Ukraine ont commis de nombreux actes visés aux alinéas a) et b) du paragraphe 1 de
l’article 2 de la CIRFT, en tant qu’auteurs de meurtres ciblés de civils ukrainiens, des tirs ayant
conduit à la destruction de l’appareil qui assurait le vol MH17, du pilonnage de zones abritant des
12 Dans les préfaces respectives des deux parties du contre-mémoire, il est précisé que la «Russie dépose … deux
contre-mémoires». Le greffier a fait observer, dans une lettre aux Parties, que la Cour «regrett[ait] que, dans la préface de
chacun des deux volumes de son contre-mémoire, la Fédération de Russie [eût] indiqu[é] soumettre «deux
contre-mémoires», puisque «le paragraphe 1 de l’article 45, du Règlement de la Cour prévoit uniquement la présentation
d’un mémoire par le demandeur et d’un contre-mémoire par le défendeur dans une affaire donnée». Lettre en date du
24 septembre 2021 adressée à Yevhenii Yenin, agent de l’Ukraine devant la Cour internationale de Justice par
Philippe Gautier, greffier de la Cour. La Cour a donné pour instruction, dans toute pièce de procédure ultérieure, «de faire
référence à la première et à la deuxième parties du contre-mémoire». Ibid. La Russie n’ayant pas précisé quelles sont les
première et deuxième parties de son contre-mémoire, l’Ukraine, à des fins de cohérence avec la présentation de son
mémoire, désignera le volume du contre-mémoire consacré à la CIRFT en tant que «première partie du contre-mémoire»
et celui traitant de la CIEDR en tant que «deuxième partie du contre-mémoire».
- 7 -
civils et d’attaques à l’explosif dans de grandes villes ukrainiennes. L’Ukraine montrera que, dans
bon nombre de cas, les éléments de preuve déterminants qui établissent que ces actes relèvent de
l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 ne sont pas contestés, et qu’aucun crédit ne peut être accordé
aux arguments avancés par la Russie pour tenter d’expliquer et de justifier le pilonnage de zones
civiles par la RPD. L’Ukraine établira au chapitre 7 qu’il est également incontesté que des individus
se trouvant sur le territoire russe ont fourni de l’argent, des armes et d’autres équipements aux
groupes armés illicites qui ont perpétré les actes de terrorisme visés par la convention, et montrera
comment la Russie s’est employée à minorer l’importance, ou n’a fait aucun cas, des preuves
indiquant que des responsables russes avaient fourni les bombes ayant servi à commettre une vague
d’attentats terroristes sur l’ensemble du territoire ukrainien. Interprétant comme il se doit le
paragraphe 1 de l’article 2, elle montrera ensuite que les nombreuses personnes qui ont fourni des
fonds depuis le territoire russe l’ont fait en ayant la connaissance requise de l’usage auxquels ceux-ci
étaient destinés.
20. La section C, composée du chapitre 8, conclut la deuxième partie en revenant sur les
arguments de la Russie tendant à priver de tout effet concret les obligations incombant à celle-ci au
titre de la CIRFT, et en montrant que la Russie a manqué aux obligations mises à sa charge par les
articles 18, 8, 9, 10 et 12.
21. La troisième partie de la présente réplique porte sur les prétentions formulées par
l’Ukraine au titre de la CIEDR. La section A montre comment la Russie s’efforce de dénaturer les
arguments de l’Ukraine et de faire admettre une interprétation erronée du droit applicable afin de se
soustraire à la responsabilité qu’elle encourt à raison de ses pratiques de discrimination raciale. Au
chapitre 9, l’Ukraine définira le cadre juridique applicable à ses demandes et expliquera pourquoi
les excuses qu’elle avance en vue de justifier ses actes, notamment de prétendues préoccupations en
matière de sécurité nationale, ne sauraient offrir à la Russie de base juridique l’autorisant à se
soustraire aux obligations que lui impose la CIEDR. Elle reviendra également sur la tentative
malavisée de la Russie de dénaturer à la fois les allégations de discrimination formulées par l’Ukraine
et la démonstration que celle-ci doit faire pour établir l’existence d’une violation de la CIEDR.
22. Dans la section B, l’Ukraine reviendra sur la violation qu’elle prête à la Russie de
nombreuses dispositions de la CIEDR. La Russie se défend d’avoir mené une politique de
discrimination à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée dans les domaines civil
et politique ; aux chapitres 10 à 13, l’Ukraine battra en brèche ses arguments. Elle montrera, au
chapitre 10, que la Russie a violé le paragraphe 1 de l’article 2, l’alinéa b) de l’article 5 et l’article 6
de la CIEDR, en se livrant directement à des actes de violence physique visant des Ukrainiens et
Tatars de Crimée, ou en encourageant ou tolérant de tels agissements, et en s’abstenant
systématiquement d’enquêter lorsqu’ils se produisaient. Le chapitre montrera que des données
émanant de sources diverses et dignes de foi confirment invariablement que les actes de violence
perpétrés par les forces de l’ordre touchent de manière disproportionnée les Ukrainiens et Tatars de
Crimée. Si la Russie prétend avoir pris toutes les mesures d’investigation possibles, les éléments de
preuve qu’elle a elle-même produits confirment que ses prétendues mesures d’enquête sont
demeurées au stade de la simple formalité. Le chapitre se clôt sur la conclusion que la Russie est
responsable de l’ensemble des cas cités en exemple dans le mémoire de l’Ukraine.
23. Le chapitre 11 montre que la campagne de harcèlement menée par la Russie à l’égard du
Majlis et l’interdiction d’exercer ses activités qu’elle continue d’imposer à cette institution portent
atteinte à nombre des droits de l’homme dont est fondée à jouir la communauté des Tatars de Crimée,
y compris ceux protégés par le paragraphe 1 de l’article 2, par l’article 4, et par l’alinéa a) de
l’article 5 de la CIEDR. L’Ukraine veillera à éliminer tout malentendu sur le Majlis, que la Russie a
cherché, de manière fallacieuse, à présenter comme une organisation représentative des Tatars de
- 8 -
Crimée parmi tant d’autres, et montrera que les préoccupations touchant à la sécurité nationale
invoquées par la Russie pour justifier l’interdiction de cet organe sont infondées en fait comme en
droit. Elle répliquera pour finir à la thèse de la Russie voulant que ses allégations de répression
politique soient totalement infondées. Le fait est, et le chapitre le montre, que le propre récit de la
Russie confirme clairement la véracité de chacun des cas de harcèlement personnel des membres du
Majlis.
24. Au chapitre 12, l’Ukraine établira que la Russie a pris pour cible la communauté des
Tatars de Crimée, au mépris du paragraphe 1 de l’article 2, de l’article 4, de l’alinéa a) de l’article 5
et de l’article 6 de la CIEDR, en la soumettant à une série de perquisitions et de détentions arbitraires.
Elle montrera que les exemples cités dans le mémoire de l’Ukraine attestent l’existence d’une série
de mesures d’instruction arbitraires n’ayant cessé de toucher de manière disproportionnée les Tatars
de Crimée. Elle établira que l’observation alléguée par la Russie de sa législation interne, y compris
en matière de lutte contre l’extrémisme, n’excuse pas la violation de la CIEDR, et traitera, en
conclusion, des critiques formulées par la Russie quant aux éléments factuels de la thèse de l’Ukraine,
qui sont contredites par les propres éléments de preuve produits par celle-ci.
25. Le chapitre 13 montre que l’imposition de la citoyenneté russe et le régime de la Russie
en matière de résidence et d’immigration ont servi de bases juridiques à sa campagne de
discrimination raciale systématique à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée,
en violation de l’alinéa c), des points i), ii) et iii) de l’alinéa d), et des points i) et iv) de l’alinéa e) de
l’article 5 de la CIEDR. L’Ukraine reviendra sur la tentative que fait la Russie de présenter les effets
discriminatoires de ces actes comme des restrictions fondées sur la citoyenneté échappant au champ
d’application de la CIEDR eu égard aux paragraphes 1, 2 et 3 de l’article premier. Elle démontrera
que l’application du régime russe d’acquisition automatique de la citoyenneté emportait de fait
obligation de choisir entre deux options ayant toutes deux pour effet de restreindre illicitement,
quoique de manière différente, les droits fondamentaux des Ukrainiens et des Tatars de Crimée.
26. Aux chapitres 14 à 17, l’Ukraine réfutera les allégations de la Russie démentant tout acte
de discrimination et de répression culturelles, en montrant les effets désastreux que les politiques
russes ont eus sur les communautés ukrainienne et tatare de Crimée dans ce domaine. Au
chapitre 14, elle démontrera que, quels que soient les moyens de défense invoqués par la Russie
pour justifier son régime législatif et réglementaire en matière de rassemblements, ce dernier a visé
de manière discriminatoire les communautés ukrainienne et tatare de Crimée en violation du
paragraphe 1 de l’article 2, ainsi que du point ix) de l’alinéa d) et du point vi) de l’alinéa e) de
l’article 5 de la CIEDR. Elle resituera dans leur indispensable contexte les justifications avancées par
la Russie pour rejeter les demandes de rassemblement présentées par des Ukrainiens et des Tatars de
Crimée, montrant que ce droit leur a été refusé sous différents prétextes, alors que les rassemblements
pro-russes, eux, étaient autorisés.
27. Au chapitre 15, l’Ukraine reviendra sur la ligne de défense de la Russie consistant à
affirmer qu’elle ne pourrait être accusée de discrimination dès lors que son régime législatif et
réglementaire, relatif en l’occurrence aux médias, serait licite. Il s’agit d’un sophisme, et l’Ukraine
démontrera que l’application aux médias de Crimée d’un régime restrictif avait pour but, ou a eu
pour effet, de porter une atteinte disproportionnée au droit à la liberté d’expression des communautés
ukrainienne et tatare de Crimée, en violation du paragraphe 1 de l’article 2, ainsi que du point viii)
de l’alinéa d) et du point vi) de l’alinéa e) de l’article 5 de la CIEDR.
28. Alors que la Russie tente de réduire ses affirmations quant à la dégradation du patrimoine
culturel à un seul et unique grief, relatif à la destruction du palais du Khan, l’Ukraine, au chapitre 16,
- 9 -
mettra en évidence de nombreux autres cas de tentatives d’annihilation du patrimoine culturel
emportant violation du paragraphe 1 de l’article 2, du point vi) de l’alinéa e) de l’article 5 et de
l’article 6, et montrera que les travaux entrepris au palais de Khan ne relèvent pas, comme tente de
le faire accroire la Russie, d’une banale «restauration» ne portant pas à conséquence.
29. Le chapitre 17 montre que, indépendamment de la question de savoir si le système
éducatif de la Russie accorde le même traitement à tous les étudiants, son introduction en Crimée
avait pour but, ou a eu pour effet, de réduire considérablement l’accès à l’éducation des communautés
ukrainienne et tatare de Crimée en restreignant de façon importante l’offre préexistante
d’enseignement dans leurs langues maternelles et en réduisant significativement la qualité des cours
qui continuent d’être dispensés dans ces langues, en violation du paragraphe 1 de l’article 2, des
points v) et vi) de l’alinéa e) de l’article 5 et de l’article 7 de la CIEDR.
30. La quatrième partie, composée du chapitre 18, traite des violations flagrantes et
persistantes, par la Russie, de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires de la Cour du
19 avril 2017 — à savoir, son manquement à l’obligation qui lui a été faite de lever l’interdiction du
Majlis et de faire en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne en Crimée,
ainsi que de prévenir toute aggravation des divers aspects du différend — qui constituent une autre
forme, distincte, de manquement à ses obligations internationales. Enfin, l’Ukraine présentera ses
conclusions dans la cinquième partie.
- 10 -
DEUXIÈME PARTIE
LES PRÉTENTIONS DE L’UKRAINE AU TITRE DE LA CIRFT
31. La CIRFT exige des Etats parties qu’ils prennent des mesures concrètes afin de coopérer
à la prévention et à la répression du financement du terrorisme. Le but de la convention est reflété
dans son préambule qui insiste sur «la nécessité urgente de renforcer la coopération internationale
entre les Etats pour l’élaboration et l’adoption de mesures efficaces destinées à prévenir le
financement du terrorisme ainsi qu’à le réprimer en en poursuivant et punissant les auteurs»13. La
CIRFT posait donc comme prémisse que le financement du terrorisme est un phénomène
transfrontalier, que seule une coopération de bonne foi entre Etats peut permettre de prévenir et de
réprimer efficacement. Dans cette partie, l’Ukraine reviendra sur les interprétations de la CIRFT
données par la Russie qui vont à l’encontre à la fois du texte et de l’objet et du but de la convention,
et montrera que le dossier factuel présenté à la Cour atteste de nombreux cas de financement du
terrorisme, et que la Russie n’a nullement respecté les obligations que lui fait la convention d’adopter
des mesures de coopération afin de prévenir et de punir le financement du terrorisme.
SECTION A
INTERPRÉTATION DE LA CIRFT
CHAPITRE 3
MANQUEMENTS DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE EN MATIÈRE DE COOPÉRATION
À LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DU FINANCEMENT DU TERRORISME :
CADRE GÉNÉRAL D’ÉVALUATION
32. Comme pour d’autres dommages transfrontières impliquant que les conséquences
d’actions menées dans un Etat se ressentiront dans un autre, l’Etat sur le territoire duquel sont
commises les infractions de financement du terrorisme est le mieux placé pour prendre à cet égard
des mesures de prévention ou de répression, en agissant à la fois en amont et en coopération avec
celui sur le territoire duquel les actes de terrorisme ainsi financés provoquent des dommages. La
CIRFT encourage cette coopération en imposant aux Etats parties de prendre des mesures de
coopération spécifiques, qu’elle énonce expressément. L’article 8 fait ainsi obligation aux Etats
parties de prendre les mesures nécessaires à l’identification, à la détection, au gel ou à la saisie de
tous fonds utilisés ou destinés à être utilisés pour commettre les infractions visées par la convention ;
l’article 9 leur impose d’enquêter sur toute allégation, quelle qu’en soit la source, se rapportant au
financement du terrorisme ; l’article 10 énonce leurs obligations en matière de poursuite et
d’extradition ; l’article 12 exige qu’ils «s’accordent l’entraide judiciaire la plus large possible» dans
le cadre de toute enquête ou procédure pénale. Enfin, l’article 18 leur commande de «coop[érer] pour
prévenir les infractions visées à l’article 2 en prenant toutes les mesures possibles … afin d’empêcher
et de contrecarrer la préparation … d’infractions devant être commises à l’intérieur ou à l’extérieur
de [leurs territoires respectifs]»14.
33. Ces dispositions concourent à jeter les bases d’une coopération qui soit accordée non pas
de mauvaise grâce, mais sans arrière-pensée. L’Etat résolu à s’acquitter de son obligation de coopérer
à la prévention du financement du terrorisme prendra toutes les mesures propres à empêcher la
commission de cette infraction sur son territoire. Il établira un cadre législatif et réglementaire
spécialement conçu pour lutter contre le financement du terrorisme, mais il ne s’en contentera pas
en refusant par ailleurs de prendre d’autres mesures de coopération. Un Etat recevant, d’un autre Etat
13 CIRFT, préambule.
14 CIRFT, art. 18.
- 11 -
ou de quelque autre source, des informations pertinentes mènera promptement une enquête
approfondie et, si les actes de financement du terrorisme allégués sont avérés, en poursuivra ou en
extradera les auteurs. S’il a raisonnablement lieu de soupçonner que des fonds seront utilisés à des
fins de financement du terrorisme, il les gèlera immédiatement. S’il est informé ou a des raisons de
penser que des armes franchissant ses frontières serviront à des actions terroristes, il s’emploiera
immédiatement à surveiller lesdites frontières. Et s’il a le moindre motif de soupçonner l’implication
de ses propres représentants dans le financement de groupes dont il est notoire qu’ils commettent des
actes visant des civils, il prendra des mesures pour interdire et empêcher un tel comportement.
34. En la présente espèce, la Fédération de Russie a tout au plus fait mine de s’acquitter de
telles obligations. Elle n’a pas fait montre d’une sincère volonté de coopérer pour prévenir et réprimer
le financement du terrorisme en Ukraine, vidant de leur substance les obligations prévues à cet effet
par la convention. Loin de contribuer à réprimer le financement du terrorisme, la Russie a failli à ses
obligations et fait obstruction à la réalisation de ce qui constitue l’objet et le but mêmes de la CIRFT.
A. La Russie a manqué à l’obligation de coopération que lui impose la convention
35. La Russie a systématiquement manqué à son obligation de coopération en ce qu’elle n’a
pas pris les mesures que la convention lui impose de mettre en oeuvre pour prévenir et réprimer les
actes de financement du terrorisme, quels qu’en soient les auteurs et en ce compris les représentants
de l’Etat. Ainsi qu’il a été établi dans le mémoire, son refus de coopérer a pris diverses formes. La
Russie n’a ainsi fait aucun cas des demandes de coopération par lesquelles l’Ukraine sollicitait
expressément des mesures d’enquête et le gel de biens, et s’est mise en défaut de fournir à celle-ci
une aide réelle et d’adopter des mesures qu’il lui était possible de prendre pour prévenir le
financement du terrorisme, en manquant notamment de surveiller sa propre frontière et de donner
des instructions à ses propres agents15.
36. Il n’est guère contesté que l’Ukraine a sollicité la coopération de la Russie et ne l’a pas
obtenue. Ainsi, l’Ukraine a fourni à la Russie des dizaines de noms de personnes et d’organisations,
de numéros de comptes bancaires et autres éléments permettant l’identification de fonds dont elle
soupçonnait l’utilisation à des fins de financement du terrorisme. Pour autant, et en dépit de ses
demandes répétées, la Russie n’a gelé aucun des biens identifiés16. L’Ukraine a demandé à la Russie
d’enquêter au sujet de plus de 50 personnes nommément désignées soupçonnées d’infractions en
rapport avec le financement du terrorisme, requêtes auxquelles la Russie n’a donné aucune suite ou
qu’elle n’a pas instruites en bonne et due forme17. Pour ne citer qu’un exemple flagrant de sa
mauvaise foi, l’Ukraine l’ayant informée de l’implication de Konstantin Malofeev, l’un des hommes
d’affaires les plus en vue en Russie et un proche collaborateur du président russe, dans le financement
du terrorisme, la Russie est restée sans répondre près d’un an durant avant de faire cette déclaration
invraisemblable : «Il n’a pas été possible de déterminer où se trouve» M. Malofeev18. Dans son
contre-mémoire, la Russie passe sous silence ces faits embarrassants, comme bien d’autres
mentionnés dans le mémoire de l’Ukraine pour illustrer son défaut de coopération.
37. Le contre-mémoire est muet au sujet de plusieurs des mesures, exposées dans le mémoire
de l’Ukraine, que la Russie aurait pu et dû prendre, mais n’a pas prises, pour prévenir la perpétration
15 Voir MU, chap. 3.
16 Voir MU, chap. 3, sect. B.
17 Voir MU, chap. 3, sect. B.
18 Russian Federation Note Verbale No. 10448 to the Ukrainian Ministry of Foreign Affairs (31 July 2015) (MU,
annexe 376).
- 12 -
d’actes de financement du terrorisme sur son sol. La Russie aurait ainsi dû donner consigne à ses
propres représentants de ne pas financer le terrorisme, contrôler sa frontière pour empêcher l’entrée
d’armes sur le territoire ukrainien et surveiller et démanteler les réseaux de financement de la RPD
et de la RPL sur son sol19. A plusieurs reprises, l’Ukraine l’a par exemple informée de l’imminence
de mouvements de fonds depuis le territoire russe vers le sien sans que la Russie ne tienne le moins
du monde compte de ces avertissements ni ne prenne la moindre mesure pour empêcher la circulation
de ces fonds20. Le peu de cas dont elle fait des demandes de coopération à la frontière soumises par
l’Ukraine est particulièrement choquant : l’Ukraine ayant sollicité des mois durant la tenue d’une
réunion entre les deux services idoines sur le problème de la circulation d’armes à la frontière, la
Russie lui a finalement opposé cette réponse incroyable qu’elle n’avait pas su trouver l’organe de
l’administration russe compétent en la matière21.
38. De cette absence générale de coopération découlent les nombreuses violations spécifiques
des articles 8, 9, 10, 12 et 18 de la CIRFT commises par la Russie, qui seront traitées plus en détail
au chapitre 8. Prises conjointement, celles-ci dressent le portrait d’un Etat n’ayant en rien le souci de
coopérer à la prévention et la répression du financement du terrorisme, du moins quand l’Etat qui en
subit les conséquences est l’Ukraine.
B. Dans son contre-mémoire, la Russie tente de restreindre le champ d’application
de la CIRFT et la portée des obligations qui lui incombent
39. A présent contrainte de répondre de son inaction devant la Cour, la Russie ne cherche pas
à établir qu’elle a pris des mesures en vue de coopérer. Plutôt que de tenter de défendre
l’indéfendable, elle avance au sujet de ce que recouvre le respect des obligations imposées par la
CIRFT une thèse d’une faiblesse invraisemblable qui priverait la convention de tout sens et de tout
effet.
40. La Russie ne conteste pas la plupart des principaux faits allégués devant la Cour. Ainsi,
elle ne nie pas que des groupes armés illicites présents sur le territoire de l’Ukraine ont semé la mort,
la destruction et la terreur au sein de la population civile ukrainienne. Elle ne nie pas que, dès 2014,
il avait été largement constaté par des organes de surveillance des droits de l’homme des
Nations Unies et d’autres sources fiables que ces groupes ciblaient des civils, assassinaient des
opposants politiques et «fai[saien]t subir aux populations un régime d’intimidation et de terreur afin
de maintenir leur hégémonie»22. Elle ne nie pas que des individus et des organisations ont organisé
sur son sol d’importantes levées de fonds destinés à financer des groupes présents en Ukraine dont il
était notoire qu’ils s’en prenaient aux civils. Elle ne nie pas que ses propres agents ont fourni à ces
groupes des biens, notamment le système de missiles Bouk utilisé pour abattre l’appareil assurant le
vol 17 de la Malaysian Airlines et les systèmes de lance-roquettes multiples qui ont servi à pilonner
des zones civiles dans les villes ukrainiennes. Elle ne nie pas davantage avoir laissé sans suite les
nombreuses demandes d’enquête relatives à des allégations de financement du terrorisme sur son
territoire ; avoir de même pris le parti de l’inaction lorsqu’il lui a été demandé de surveiller sa
frontière à l’effet de prévenir le financement du terrorisme ; et s’être abstenue de prendre la moindre
mesure pour empêcher ses propres agents de financer des groupes qui commettent des actes
terroristes en Ukraine.
19 Voir MU, chap. 6, sect. A.
20 Voir MU, chap. 3, sect. A.
21 Voir MU, par. 185.
22 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 July 2014), par. 26 (MU, annexe 296).
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41. En revanche, la Russie cherche à vider de toute substance les obligations de coopération
inscrites dans la CIRFT, procédant à cet effet essentiellement de deux façons : premièrement, elle
multiplie les interprétations qui dénaturent le texte de la convention et vont à l’encontre de son objet
et de son but ; deuxièmement, elle cherche à obtenir le durcissement des critères à l’aune desquels
doit être établi l’acte de financement du terrorisme au sens de l’article 2 de la convention. Il s’agit à
l’évidence de faire en sorte que l’obligation de coopérer à la prévention et la répression du terrorisme
mise à sa charge ne puisse jamais être applicable.
42. Le premier volet de cette stratégie s’illustre de façon évidente depuis le début de la
procédure. Au stade des exceptions préliminaires, la Russie avait ainsi argué que l’expression «toute
personne» employée à l’article 2 ne s’appliquait pas à certaines personnes, en l’occurrence les
représentants de l’Etat, de sorte qu’elle ne serait nullement tenue de prendre des mesures de
coopération pour empêcher ses propres agents de financer le terrorisme. La Cour lui a donné tort
mais la Russie n’en a pas moins continué d’avancer des interprétations restrictives incompatibles
avec les termes de la convention23. Elle soutient par exemple à présent que les termes «biens de toute
nature» ne recouvriraient que les biens d’une certaine nature, de sorte que la fourniture à des
terroristes d’avoirs non financiers (tels que des armes) ne constituerait pas une infraction au regard
de la convention ; suivant une logique aussi paradoxale que perverse, la Russie serait ainsi déchargée
de toute obligation de prendre des mesures en vue de prévenir et de réprimer la fourniture d’armes à
des groupes qui commettent des attentats terroristes contre des civils24.
43. La Russie soutient en outre que l’obligation de coopérer en prenant «toutes les mesures
possibles» énoncée à l’article 18 ne concerne que certaines mesures, de nature législative ou
réglementaire uniquement, allant jusqu’à écrire que la CIRFT ne lui impose pas de prendre des
mesures pour «empêcher» effectivement «d’agir»25 des personnes dont les activités de financement
du terrorisme seraient notoires. Les interprétations erronées de la Russie seront traitées plus en détail
dans les chapitres qui suivent, mais elles participent en tout état de cause d’une tentative méticuleuse
de dépouiller les termes de la CIRFT de leur sens ordinaire et de faire échec aux principaux objectifs
de la convention.
44. En sus de ces interprétations restrictives, la Russie voudrait — c’est le second volet de sa
stratégie — voir la Cour retenir des critères d’établissement de la preuve singulièrement élevés,
puisés dans des précédents touchant à la responsabilité de l’Etat pour crime de génocide26. Mais la
présente espèce concerne la violation par la Russie des dispositions conventionnelles d’un autre
ordre, et non l’engagement de la responsabilité étatique pour crime de génocide. Elle a pour objet le
manquement de la Russie à son obligation de coopérer à la prévention et la répression, sur son sol et
par toute personne, du financement d’actes de terrorisme. L’inadéquation manifeste de l’approche
préconisée par la Russie en matière de preuve sera établie dans la section suivante.
C. Il incombe à l’Ukraine d’établir que la Russie a manqué à ses obligations de coopération
au titre de la CIRFT, mais pas à l’aune de critères de la preuve plus stricts
45. Il incombe à l’Ukraine, devant la Cour, d’établir à l’aune des critères d’établissement de
la preuve ordinairement appliqués que la Russie n’a pas pris les mesures de coopération requises par
23 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 585, par. 61 [arrêt sur les exceptions préliminaires].
24 Voir CMFR, première partie, chap. II.
25 Voir CMFR, première partie, chap. VIII, sect. VI.
26 Voir CMFR, première partie, chap. I, sect. IV.
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la CIRFT aux fins de la prévention et de la répression du financement du terrorisme. Ce que la Russie
affirme, dans son contre-mémoire, quant à la preuve que l’Ukraine doit apporter et la façon dont elle
doit le faire est erroné. Qui plus est, la Russie peut bien tenter d’alourdir la charge de la preuve, le
fait — le seul qui soit ici déterminant — n’en demeure pas moins qu’elle n’a en rien tenté de
coopérer. Les arguments de la Russie ne peuvent masquer ce fait, indéniable, qu’elle a entièrement
failli à ses obligations au titre de la CIRFT.
1. La responsabilité de la Russie à raison du manquement à son obligation de prendre des
mesures de coopération peut être établie en l’absence de preuves concluantes que des actes
de financement du terrorisme ont été commis
46. L’Ukraine soutient que la Russie n’a pas pris les mesures spécifiques qui étaient exigées
d’elle au titre des articles 8, 9, 10, 12 et 18 de la convention. Or, en réponse, la Russie traite bien peu
de la question de sa propre coopération ou absence de coopération, préférant se focaliser sur les faits
de tiers, en l’occurrence les personnes ayant financé des actes visés par la convention et, partant,
commis des infractions au regard du premier paragraphe de son article 2 et (plus éloignées encore)
les tierces parties ayant perpétré les actes en question. Elle affirme que, «pour faire droit à la demande
de l’Ukraine, la Cour devra d’abord déterminer qu’il y a eu un acte de financement du terrorisme,
avant de rechercher si la Russie a respecté une obligation de prévenir un tel acte»27 invoquant
essentiellement, à l’appui de cette approche, la conclusion énoncée dans l’affaire
Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro selon laquelle «la responsabilité d’un Etat pour
violation de l’obligation de prévenir le génocide n’est susceptible d’être retenue que si un génocide
a effectivement été commis»28.
47. Précisons que l’Ukraine n’a pas manqué de rapporter la preuve de nombreux actes de
financement du terrorisme. Ces infractions et les preuves y relatives seront traitées au chapitre 7 de
la présente réplique. La Russie n’en a pas moins tort de prétendre pouvoir se soustraire à la
responsabilité qu’implique son manquement à l’obligation de prendre les mesures de coopération
requises par la convention du seul fait que les preuves seraient insuffisantes pour établir l’infraction
de financement du terrorisme à laquelle se rapporte cette obligation. L’absence totale de coopération
aux fins de la répression et la prévention du financement du terrorisme dont a fait montre la Russie
emporte violation de dispositions de fond de la CIRFT, indépendamment de la preuve de la
matérialité d’actes de terrorisme ou de faits de financement particuliers.
48. Pour commencer, les griefs de l’Ukraine touchent à des obligations de prendre des mesures
de coopération différentes, qui ont chacune des seuils de mise en oeuvre différents. L’article 9, par
exemple, impose à un Etat d’enquêter dès lors qu’il est informé qu’une personne est «présumé[e]
avoir commis une infraction visée à l’article 2». Un Etat qui reçoit des informations impliquant des
allégations de financement du terrorisme doit ainsi prendre des mesures d’enquête. L’article 8
commande quant à lui de prendre les mesures nécessaires à l’identification, à la détection, au gel ou
à la saisie des biens utilisés ou destinés à être utilisés à des fins de financement du terrorisme. Le
niveau de preuve sera nécessairement fonction de la sévérité de la mesure en question. En présence
de soupçons raisonnables d’actions de financement du terrorisme, par exemple, un Etat devra, à titre
urgent et conservatoire, ordonner le gel des biens en cause.
27 CMFR, première partie, par. 596.
28 CMFR, première partie, par. 595 (citant Application de la convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221, par. 431 (ci-après
l’«affaire Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro»).
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49. L’article 18 impose à l’Etat «de coop[érer] pour prévenir les infractions visées à
l’article 2», et ce, «en prenant toutes les mesures possibles … afin d’empêcher et de contrecarrer la
préparation» desdites infractions. Si la prévention du financement du terrorisme est l’objectif de ces
mesures, l’obligation mise à la charge de l’Etat est celle de prendre lesdites mesures.
50. La Russie argue que, en l’absence de preuve concluante que des infractions de financement
du terrorisme ont été commises, nulle violation de l’article 18 n’est possible. Cet argument repose
sur une analogie erronée entre l’article premier de la convention sur le génocide, aux termes duquel
les Etats «s’engagent à prévenir» le génocide, et l’article 18 de la CIRFT, selon lequel les Etats
«coopèrent pour prévenir» le financement du terrorisme «en prenant toutes les mesures possibles».
Or, l’analogie de la Russie ne tient pas, et ce pour plusieurs raisons.
51. Premièrement, l’obligation de «coopérer» à la prévention d’un acte en prenant certaines
«mesures» est différente de celle d’en «prévenir» la perpétration. Au paragraphe 3 de l’article 14 de
ses Articles sur la responsabilité de l’Etat, la Commission du droit international précise que «la
violation d’une obligation internationale requérant de l’Etat qu’il prévienne un événement donné a
lieu au moment où l’événement survient»29. S’il existe une obligation de prévenir un dommage et que
ce dommage ne se produit pas, l’obligation de le prévenir a été remplie. A contrario, l’obligation
inscrite à l’article 18 est une obligation de «coopérer» en prenant «les mesures possibles». Si un Etat
est tenu de prendre des mesures et qu’il ne les prend pas dans une situation où ces mesures sont
requises, il aura manqué à son obligation indépendamment de ce qui se passera ensuite. Par exemple,
si la fourniture d’une mine ventouse à un terroriste s’apprêtant à frapper des civils est empêchée par
l’action diligente de forces de l’ordre avant que la mine ne change de mains, cet événement fortuit
n’exonérera pas la Russie de sa responsabilité à raison d’un manquement manifeste au devoir de
prendre les mesures préventives exigées d’elles au titre de la convention. L’intérêt d’une obligation
de prendre des mesures préventives concrètes est précisément de garantir que les Etats parties
agissent avant que les conséquences préjudiciables d’un acte terroriste ne se produisent.
52. La Russie tente d’établir une analogie avec l’arrêt rendu en l’affaire Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro, mais ne tient pas compte de l’observation de la Cour, notant que le devoir
de prévenir s’accompagnait en l’occurrence d’un «devoir d’agir qui en [étai]t le corollaire»30. Ce
«devoir d’agir» ne requiert pas qu’ait été apportée la preuve qu’un génocide a été commis mais
«prend naissance, pour un Etat, au moment où celui-ci a connaissance, ou devrait normalement avoir
connaissance, de l’existence d’un risque sérieux de commission d’un génocide»31. Ainsi, l’Etat est
tenu d’agir préventivement, «s’il dispose de moyens susceptibles d’avoir un effet dissuasif à l’égard
des personnes soupçonnées de préparer un génocide, ou dont on peut raisonnablement craindre
qu’elles nourrissent l’intention spécifique (dolus specialis)32». Le manquement à ce devoir d’agir ne
peut engager, seul, la responsabilité au regard de la convention sur le génocide, car le manquement
au devoir de prévenir le génocide ne peut être constitué que si, et à partir du moment où, le fait de
génocide a été commis. Les obligations prévues par la CIRFT sont différentes : les Etats parties ont
pour devoir non pas uniquement de prévenir le financement du terrorisme, mais également de
coopérer en prenant toutes les mesures possibles. C’est une obligation positive d’agir qui est mise à
29 Nations Unies, résolution 56/83 de l’Assemblée générale, doc. A/RES/56/83, Responsabilité de l’Etat pour fait
internationalement illicite, annexe (28 janvier 2002) (les italiques sont de nous). Dans l’affaire Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro, la Cour s’est appuyée sur cet article pour conclure que le manquement au devoir de prévenir le
génocide n’est établi que lorsque le génocide a effectivement eu lieu. Voir Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro,
par. 431.
30 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, par. 431.
31 Ibid. (les italiques sont de nous).
32 Ibid. (les italiques sont de nous).
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leur charge. L’Etat qui ne coopère pas — en ne prenant pas les mesures nécessaires au vu des
circonstances — faillit à ce devoir, quelles qu’en soient les conséquences ultimes.
53. La CIRFT repose sur la coopération entre les Etats parties. Par conséquent, si un Etat se
voit prier par un autre de prendre des mesures visant à parer à l’éventualité d’actes de financement
du terrorisme, il doit envisager cette requête dans une optique de coopération. Un Etat agissant dans
cette optique et respectueux des lois présumera que la demande qui lui est faite l’est de bonne foi et
prendra les mesures préventives sollicitées, à moins d’avoir expliqué pourquoi celles-ci sont
impossibles à mettre en oeuvre ou inappropriées (explication que la Russie n’a fournie pour aucune
des demandes de coopération de l’Ukraine, qu’elle a rejetées d’emblée ou laissées sans suite). Au
minimum, s’il existe des soupçons raisonnables de financement du terrorisme, un Etat est tenu, en
application de l’article 18, de prendre toute mesure en son pouvoir pour intervenir et diminuer le
risque que l’infraction soit commise. Un Etat ne peut refuser catégoriquement de prendre la moindre
mesure pour prévenir le financement du terrorisme et se contenter d’invoquer ensuite, pour justifier
ce refus, une absence de preuve concluante attestant l’existence des éléments moraux d’un acte
terroriste tels qu’énoncés à l’article 2 de la convention, qui ne sera généralement établie qu’après la
perpétration d’une infraction et au terme d’une enquête pénale.
54. Deuxièmement, le texte et le contexte de la convention viennent confirmer la conclusion
voulant qu’il y a manquement au devoir de coopérer en prenant toutes les mesures possibles dès lors
que des mesures qui devraient être prises ne le sont pas. Le paragraphe 3 de l’article 2 de la CIRFT
énonce qu’«il n’est pas nécessaire que les fonds aient été effectivement utilisés pour commettre» un
acte de terrorisme, ce qui, comme l’a observé la diplomate finlandaise ayant participé aux
négociations de la CIRFT, Marja Lehto, montre que le financement du terrorisme est «une infraction
à effet prospectif» qui «est susceptible de conduire — ou non — à des violences terroristes»33. Le
paragraphe 4 de l’article 2 précise que «[c]ommet également une infraction quiconque tente de
commettre une infraction» au sens dudit article. Et l’article 18 prévoit que les mesures évoquées
doivent être prises en vue non seulement d’«empêcher» la perpétration d’infractions de financement
du terrorisme mais aussi de «contrecarrer la préparation … d’infractions devant être commises». Ce
principe trouve de nombreuses illustrations dans d’autres contextes. Par exemple, en droit
international de l’environnement, l’obligation de prévention des dommages est une obligation de
comportement et, conséquemment, «il y a violation [de cette règle] lorsque le comportement de l’Etat
concerné ne satisfait pas à la norme de diligence requise»34. Pour citer un exemple tiré cette fois du
droit interne, si une personne est légalement tenue de prendre des mesures de précaution pour stocker
des matériaux explosifs dans le respect des normes de sécurité, mais laisse ceux-ci dangereusement
exposés au feu, elle aura manqué à l’obligation en question, que les explosifs s’enflamment ou non35.
Comme ces autres exemples de manquement au devoir d’exercer la diligence requise, le constat du
manquement à une obligation de prendre des mesures pour empêcher et contrecarrer la préparation
d’une infraction de financement du terrorisme ne peut être conditionné à la manifestation de la preuve
des conséquences de l’absence de telles mesures. La violation est constituée dès lors que celles-ci
n’ont pas été prises.
33 Marja Lehto, Indirect Responsibility for Terrorist Acts 258 (2009), p. 296 (MU, annexe 490).
34 Jutta Brunnée, Harm Prevention, in The Oxford Handbook of International Environmental Law
(Lavanya Rajamani & Jacqueline Peel, eds., 2d ed. 2021) (annexe 73) ; voir aussi Commission du droit international,
Rapport de la Commission à l’Assemblée générale sur les travaux de sa cinquante-troisième session (23 avril-1er juin et
2 juillet-10 août 2001), Projet d’articles sur la prévention des dommages transfrontières résultant d’activités dangereuses,
avec commentaires, doc. A/56/10, art. 16 et son commentaire, par. 7, reproduit dans Annuaire de la Commission du droit
international 2001, vol. II (2e partie) («C’est le comportement de l’Etat d’origine qui déterminera si celui-ci s’est acquitté
de l’obligation qui lui incombe en vertu des présents articles.»).
35 Voir, par exemple, The Explosive Regulations 2014, SI 2014/1638 (Royaume-Uni), accessible à l’adresse
suivante : https://www.legislation.gov.uk/uksi/2014/1638/data.pdf.
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55. Troisièmement, la preuve concluante qu’un acte de financement du terrorisme a été
commis sur le territoire d’un Etat ne pourra souvent être rapportée qu’avec la coopération dudit Etat.
C’est donc précisément le refus de celui-ci de coopérer qui pourra être à l’origine de l’absence de
preuves permettant d’établir la matérialité de l’infraction alléguée. En l’espèce, la Russie, qui a refusé
ne serait-ce que d’enquêter sur des allégations de financement du terrorisme, prétend maintenant que
l’Ukraine ne dispose pas de preuves suffisantes pour établir divers éléments moraux de l’infraction
alléguée et les actes de terrorisme en constituent le substrat. Mais si, comme l’avance la Russie, il ne
pouvait y avoir de violation de la convention sans preuve définitive qu’un acte de terreur, d’une part,
a été commis, et, d’autre part, a été financé en connaissance de cause, toute la logique de la
convention se trouverait inversée : un Etat pourrait se prémunir contre le risque de voir sa
responsabilité engagée sur le fondement de la CIRFT, se forgeant à cet égard une immunité quasi
complète, en refusant obstinément toute forme de coopération. Conséquence des plus perverses de
cette interprétation, un Etat partie se verrait récompensé de fouler aux pieds ses obligations de
coopération, ce qui ne pourrait être plus contraire à l’objet et au but de la convention.
2. Le critère de la preuve plus strict proposé dans le contre-mémoire est inadéquat s’agissant
d’établir les infractions de financement du terrorisme qui sont à l’origine des violations, par
la Russie, des dispositions de la CIRFT
56. Non contente de réclamer la preuve que des infractions de financement du terrorisme ont
été commises, la Russie avance que l’Ukraine doit apporter cette preuve au moyen d’éléments «ayant
pleine force probante», à l’exclusion de toute inférence qui ne constituerait pas «la seule déduction
raisonnable qui puisse être faite»36. Les éléments objectifs de ces infractions étant en grande partie
incontestés, la Russie demande à la Cour d’appliquer ce critère d’établissement de la preuve plus
strict «en particulier quant à l’existence des éléments moraux requis»37. Si la Russie justifie le recours
à ce critère par des arguments légalistes, la Cour doit prendre acte de ce qu’il emporterait
concrètement. La Russie considère que, même s’il y avait tout lieu d’inférer qu’un groupe prend
délibérément pour cible des civils à des fins d’intimidation et qu’une personne présente sur son
territoire finance en connaissance de cause ce groupe et ses actes, elle n’aurait nullement l’obligation
de prendre des mesures pour empêcher cette personne d’agir tant qu’il resterait possible de parvenir
à une conclusion différente quant au but et à l’intention de tierces parties qui, en bout de chaîne,
assassinent des militants de la société civile, pilonnent des zones d’habitation ou commettent des
attentats à la bombe contre des rassemblements pacifiques. La Russie est toutefois bien en peine
d’expliquer pourquoi une interprétation de bonne foi de la convention devrait conduire à décharger
un Etat de l’obligation de prendre les mesures qu’il lui est loisible d’adopter — telles que la
surveillance effective de ses frontières — pour prévenir la survenance probable ou ne serait-ce
qu’éventuelle d’infractions de financement du terrorisme du seul fait qu’il serait vaguement possible
de tirer ainsi une conclusion différente quant à l’intention et au but motivant le comportement d’une
tierce partie. Elle ne peut davantage expliquer ce qui justifierait qu’un Etat soit autorisé à exiger d’un
autre le niveau de preuve normalement réservé aux poursuites pénales avant de consentir à prendre
des mesures de coopération élémentaires face à un risque de financement du terrorisme.
57. Le critère d’établissement de la preuve plus strict que prône la Russie n’a jamais été
appliqué par la Cour que dans des contextes où celle-ci était priée de constater la responsabilité d’un
Etat pour fait de génocide. Ce contexte inhabituel appelait le recours à des critères d’établissement
de la preuve particuliers exclusivement réservés à de telles circonstances. En la présente espèce,
cependant, l’Ukraine allègue que la Russie a failli à son devoir de coopérer à la prévention du
financement du terrorisme faute d’avoir adopté les mesures qu’il lui aurait été possible de prendre.
Il s’agit d’une violation grave d’un traité, mais non d’une accusation pénale portée contre l’Etat
36 CMFR, première partie, par. 13 (citant Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, par. 290).
37 CMFR, première partie, par. 12. Comme le montre l’analyse du chapitre V, la Russie assimile erronément la
nature objective des actes dont le financement est prohibé à des «éléments moraux».
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lui-même. L’Ukraine ne cherche pas davantage à établir la responsabilité étatique de la Russie à
raison des actes de terrorisme sous-jacents ou de la violation de tout devoir de prévenir de tels actes.
Le critère de la preuve applicable en l’espèce ne saurait donc être l’équivalent de celui auquel doit
satisfaire un procureur ayant à charge d’établir l’engagement de la responsabilité pénale pour fait de
génocide.
58. Le critère de la preuve préconisé dans le contre-mémoire est particulièrement inadapté en
la présente instance, dans laquelle la Russie met singulièrement l’accent sur les actes de terrorisme
sous-jacents commis par de tierces parties. Selon la Russie, l’Ukraine doit prouver par des éléments
«ayant pleine force probante», en ne tirant de conclusions que lorsqu’aucune autre inférence n’est
possible, que l’acte d’une tierce partie était «destiné à tuer ou blesser grièvement un civil» et visait
«à intimider une population ou à contraindre un gouvernement»38. Il est ipso facto plus difficile de
prouver l’état d’esprit d’une tierce partie, et le libellé de la CIRFT en tient compte : le paragraphe 3
de l’article 2 établit qu’il n’est pas nécessaire d’apporter la preuve d’un acte de terrorisme résultant
du financement en cause et l’alinéa b) du premier paragraphe de l’article 2 commande d’appréhender
le but d’un tel acte à la lumière de «sa nature ou son contexte». Au regard de la convention, un Etat
partie ne saurait présumer qu’un groupe armé illicite qui porte de fait préjudice à des civils peut
néanmoins être financé tant que la preuve irréfragable de l’état d’esprit qui l’anime n’a pas été
produite. Dans ce contexte, durcir le critère de la preuve applicable comme le propose la Russie serait
contraire à la lettre de la CIRFT et mettrait à mal l’objectif consistant à renforcer la coopération en
matière de prévention et de répression du financement du terrorisme que poursuit la convention.
59. Hormis dans le contexte du génocide, la Cour s’est prononcée au sujet de violations
d’importantes normes internationales, telles que l’emploi illicite de la force par un Etat contre un
autre, sans recourir aux critères de la preuve plus stricts que la Russie l’invite à appliquer en l’espèce,
se contentant de rechercher s’il existait des «éléments de preuve suffisants» ou des «éléments de
preuve convaincants» pour établir ces violations. Par exemple, dans l’affaire des Activités armées
sur le territoire du Congo, la Cour a estimé qu’il y avait «suffisamment d’éléments de preuve attestant
que des attaques [avaie]nt eu lieu contre l’ambassade et que des mauvais traitements [avaie]nt été
infligés à des diplomates ougandais à l’aéroport international de Ndjili»39 ainsi que «des éléments de
preuve convaincants du fait que des enfants-soldats [avaie]nt été entraînés dans les camps
d’entraînement des UPDF [Uganda People’s Defence Force (forces de défense du peuple ougandais)]
et que celles-ci n’[avaie]nt rien fait pour empêcher leur recrutement dans les zones sous leur
contrôle»40. La Cour a analysé divers rapports des Nations Unies à la recherche d’«éléments de
preuve suffisants»41. Elle a utilisé ce même critère dans l’affaire des Plate-formes pétrolières, où il
était aussi question de recours illicite à la force42.
60. De plus, la Cour a rappelé récemment qu’«un Etat qui n’est pas en mesure d’apporter la
preuve directe de certains faits doit pouvoir «recourir plus largement aux présomptions de fait, aux
38 CMFR, première partie, par. 13.
39 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt,
C.I.J. Recueil 2005, p. 277, par. 334 (les italiques sont de nous) ; voir aussi «éléments de preuve suffisants», ibid., par. 173,
208, 246, 298, 342.
40 Ibid., par. 210 (les italiques sont de nous) ; voir aussi «éléments de preuve convaincants», ibid., par. 83, 91, 237.
41 Ibid., par. 208, 210.
42 Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2003,
p. 190, par. 61 («En bref, après avoir examiné très attentivement les éléments et arguments présentés par chaque Partie, la
Cour estime que les preuves apportées à l’appui de la responsabilité iranienne dans l’attaque contre le Sea Isle City ne
suffisent pas à fonder les affirmations des Etats-Unis.»).
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indices ou preuves circonstancielles»»43. L’une des circonstances dans lesquelles la Cour a autorisé
un Etat à procéder ainsi est celle où les éléments de preuve pertinents se trouvent hors des frontières
à l’intérieur desquelles l’Etat requérant exerce le «contrôle territorial exclusif»44. Or, c’est bien le cas
ici : dans son contre-mémoire, la Russie met l’accent sur l’état d’esprit de bailleurs de fonds présents
sur son sol, et sur l’intention et les buts des auteurs des actes qu’ils financent, dont certains se trouvent
dans des zones qui échappent au contrôle de l’Ukraine.
61. En l’espèce, le défaut de la Russie de coopérer sous une quelconque forme à la prévention
et la répression du financement du terrorisme constitue une violation du droit international, grave
certes, mais qui ne commande pas pour autant de transposer des critères réservés au contexte
sui generis de la responsabilité étatique pour crime de génocide. La Cour devrait appliquer les
critères dont elle a coutume de faire usage lorsqu’elle tranche des différends entre Etats touchant à
d’autres violations graves du droit international. Dans cette démarche, elle devrait recourir largement
aux présomptions, indices et preuves circonstancielles, compte tenu i) de la structure de la CIRFT et
de la pertinence des actes de tierces parties et ii) du fait que les tierces parties en cause ne se trouvent
pas sur un territoire contrôlé par l’Ukraine. S’il existe des preuves suffisantes que, faute d’avoir pris
des mesures de prévention, la Russie a manqué aux nombreuses obligations de coopération que lui
impose la convention, la violation sera établie.
43 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), réparations, arrêt
du 9 février 2022, p. 39, par. 120 (citant l’affaire du Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt,
C.I.J. Recueil 1949, p. 18).
44 Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 18.
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CHAPITRE 4
INTERPRÉTATION DU PARAGRAPHE 1 DE L’ARTICLE 2 DE LA CIRFT
62. Les obligations de coopération imposées aux Etats parties au titre de la CIRFT le sont dans
le but de prévenir et réprimer les infractions de financement du terrorisme, telles qu’elles sont
définies à l’article 2 de la convention. Tout au long de son contre-mémoire, la Russie tente d’ôter
toute portée utile à la définition énoncée dans ledit article. L’interprétation qu’elle propose a pour
effet de neutraliser les obligations de fond qui lui incombent en matière de coopération.
63. Premièrement, la Russie cherche à donner un nouveau sens au terme «fonds», qui, selon
la définition figurant à l’article premier de la Convention, inclut les «biens de toute nature» («assets
of every kind»)*. Espérant voir réduite à peau de chagrin la portée de la CIRFT, elle propose de limiter
l’extension des termes «biens de toute nature» aux seuls biens d’une certaine nature — les «avoirs
financiers»45, les biens de nature non financière, tels que les armes et équipements, en étant exclus46.
Ce faisant, la Russie envisage un régime conventionnel poreux qui interdirait à une personne de
fournir à des terroristes l’argent leur permettant d’acheter des armes mais laisserait à cette même
personne toute liberté de leur en procurer directement. A ce titre, lorsque des personnes sur son
territoire fournissent directement des armes à des personnes ou entités qui se livrent à des actes de
terrorisme sur le territoire d’un autre Etat, la Russie ne s’estime pas tenue de coopérer pour les en
empêcher et pour les sanctionner.
64. Deuxièmement, la Russie entend faire en sorte qu’il soit excessivement difficile de prouver
l’élément de connaissance requis de la part du bailleur de fonds, dans une volonté là encore de limiter
ses propres obligations de coopérer à la prévention et la répression du financement du terrorisme.
Dans un premier temps, elle semble arguer que le commanditaire doit savoir avec certitude que des
fonds donnés seront spécifiquement destinés à financer des actes de terrorisme. Or une telle règle,
dans la pratique, viderait la CIRFT de sa substance. Les rédacteurs de la convention savaient
pertinemment que les groupes qui se livrent à des actes de terrorisme se livrent aussi à d’autres
activités et qu’il est impossible à un bailleur de fonds de savoir exactement comment une tierce partie
utilisera des biens fongibles. La Russie, on le conçoit, n’est pas prête à accepter les implications de
sa propre thèse et se rend finalement à l’argument principal de l’Ukraine, en admettant que l’élément
de connaissance visé au paragraphe 1 de l’article 2 peut être établi dès lors qu’une personne procure
des fonds à un groupe ou un individu dont l’activité terroriste est connue47. Mais même là, elle tente
de priver sa concession de toute portée concrète, proposant une règle arbitraire, sans ancrage dans la
convention, selon laquelle ne pourrait être considéré comme un groupe dont l’activité terroriste est
notoire qu’un groupe «reconn[u] par la communauté internationale comme l[’]auteu[r] d’actes de
terreur»48. Or, cet argument ne cadre pas avec la décision délibérée des rédacteurs de la CIRFT de
mettre l’accent sur les actes et non sur les qualifications, désignations et caractérisations, non plus
qu’avec la pratique des Etats dans l’application concrète de la convention.
* Ndt : «Assets» peut avoir le sens plus restrictif d’«avoirs».
45 CMFR, première partie, par. 73, 99.
46 CMFR, première partie, par. 37.
47 CMFR, première partie, par. 125.
48 CMFR, première partie, par. 125.
- 21 -
A. La CIRFT définit les «fonds» comme englobant
les «biens de toute nature», armes comprises
65. Au paragraphe 1 de son article premier, la CIRFT définit le terme «fonds» comme
s’entendant de
«biens de toute nature, corporels ou incorporels, mobiliers ou immobiliers, acquis par
quelque moyen que ce soit, et des documents ou instruments juridiques sous quelque
forme que ce soit, y compris sous forme électronique ou numérique, qui attestent un
droit de propriété ou un intérêt sur ces biens, et notamment les crédits bancaires, les
chèques de voyage, les chèques bancaires, les mandats, les actions, les titres, les
obligations, les traites et les lettres de crédit, sans que cette énumération soit
limitative»49.
66. Ainsi le terme «fonds» a-t-il un sens particulier aux fins de la CIRFT. A chacune de ses
occurrences, il renvoie à des avoirs ou biens «de toute nature»50.
67. En tant que biens «corporels» et «mobiliers», les armes entrent sans conteste dans la
définition énoncée au paragraphe 1 de l’article premier. La Cour, lorsqu’elle a rejeté les exceptions
préliminaires soulevées par la Russie, a d’ailleurs précisé que «[c]ette définition englobe de
nombreuses sortes d’instruments financiers ainsi que d’autres biens»51. Avant le dépôt de son
contre-mémoire, y compris au stade des exceptions préliminaires, la Russie n’avait jamais nié que
les armes entraient dans la catégorie des «biens de toute nature». Elle avance pourtant, à présent, que
les «avoirs non financiers» n’entrent pas dans le champ de la convention52. Selon la nouvelle position
de la Russie, l’expression «biens de toute nature» ne désignerait pas tous mais seulement certains
types d’avoirs : elle dénoterait ainsi les «avoirs financiers»53 mais, curieusement, pas les «avoirs non
financiers»54, notamment les armes.
68. Il convient de rejeter l’interprétation du terme «fonds» proposée par la Russie. Elle va à
l’encontre du constat qu’a fait la Cour lorsqu’elle a précisé que la convention couvre des «instruments
financiers ainsi que d’autres biens»55. Développée à partir du texte anglais, cette interprétation
dénature le sens ordinaire de l’expression «assets of every kind» — sachant que la version française
emploie non pas le substantif «avoirs» mais le terme «biens», hyperonyme qui englobe les deux
notions (property et goods, en anglais). L’interprétation de la Russie tend également à faire échec à
l’objet et au but de la convention, qui sont de promouvoir la coopération en matière de prévention
du financement du terrorisme de sorte que les terroristes ne puissent se procurer les armes et autres
matériels nécessaires à la perpétration de leurs méfaits. Il n’y aurait aucun sens à créer un régime
international tendant à empêcher les terroristes d’obtenir l’argent dont ils ont besoin pour acheter les
armes et les équipements nécessaires à l’exécution de leurs desseins sans chercher à intervenir sur ce
que la Russie nomme l’«appui direct en nature», dont relève le transfert d’armes, alors que celui-ci
49 CIRFT, article premier, par. 1 (les italiques sont de nous).
50 Voir convention de Vienne sur le droit des traités, 23 mai 1969, Nations Unies, Recueil des traités (RTNU),
vol. 1155, p. 131, art. 31, par. 4 («Un terme sera entendu dans un sens particulier s’il est établi que telle était l’intention
des parties») ; Richard Gardiner, Treaty Interpretation (2d ed., 2015), p. 339 ( «le moyen le plus courant d’indiquer un sens
particulier dans une convention est d’y inclure un article de définition») (annexe 72).
51 Arrêt sur les exceptions préliminaires, p. 586, par. 62 (les italiques sont de nous).
52 CMFR, première partie, par. 37.
53 CMFR, première partie, par. 73, 99.
54 CMFR, première partie, par. 37.
55 Arrêt sur les exceptions préliminaires, p. 586, par. 62 (les italiques sont de nous).
- 22 -
peut être plus immédiatement et directement utile à la commission de tels actes56. Les travaux
préparatoires confirment que ce singulier résultat n’était pas celui que recherchaient les Etats parties.
Comme l’ont résumé les Etats-Unis au moment de ratifier la convention, la définition du terme
«fonds» (funds) au sens de la convention «était interprétée par toutes les délégations comme
englobant les biens (property)»57.
69. Nonobstant ce qui précède, la Russie fonde son argument sur le postulat que l’expression
générique «financement du terrorisme» utilisée dans le titre et le préambule limite le champ
d’application de la convention. Ce faisant, elle fait l’impasse sur le raisonnement de sa propre Cour
suprême, laquelle a estimé que «le financement du terrorisme … doit aussi s’entendre de la fourniture
ou de la collecte non seulement d’argent (en espèces ou sous d’autres formes) mais aussi de biens
matériels»58. Cette interprétation de ce que recouvre le financement du terrorisme donnée par la Cour
suprême russe elle-même est conforme à celle qu’appelle l’expression «biens de toute nature» dans
le contexte de l’article premier de la CIRFT.
1. L’expression «biens de toute nature», telle qu’interprétée suivant son sens ordinaire et dans
son contexte, recouvre toutes les formes de biens, armes comprises
70. Les armes, dans le sens ordinaire du terme, entrent dans la catégorie des «assets of every
kind». Les dictionnaires de langue anglaise définissent le terme asset comme incluant «the property
(les biens) of a person»59. On retrouve cette même acception large dans les autres versions
linguistiques de la convention faisant foi. Si le paragraphe 1 de l’article premier avait été censé
désigner uniquement les biens de nature financière, le substantif «avoirs» aurait pu être utilisé dans
la version française. La convention lui préfère cependant l’expression «biens de toute nature»,
«biens» étant un terme hyperonyme. De même, le texte espagnol utilise l’expression «los bienes de
cualquier tipo», employant là aussi un terme (bienes) qui englobe les notions anglaises de goods ou
property en général, et ne se limite pas aux avoirs financiers. Même la Russie trouve naturel, dans la
version originale anglaise de son contre-mémoire, d’opérer une distinction entre «financial assets»
(avoirs financiers) et «non-financial assets» (avoirs non financiers)60. Le fait qu’elle lui accole
l’adjectif «financial» confirme que le terme assets, en tant que tel, ne désigne pas exclusivement les
avoirs financiers.
71. La définition exhaustive du terme «fonds» au paragraphe 1 de l’article premier vient
confirmer la conclusion selon laquelle l’expression «biens de toute nature» inclut les armes et autres
avoirs non financiers. Ayant spécifié que les «fonds» s’entendent des «biens de toute nature»,
l’article premier précise que les «biens» ainsi définis peuvent être «corporels ou incorporels,
mobiliers ou immobiliers, acquis par quelque moyen que ce soit». Ces mots reflètent la nature
englobante de la définition et confortent l’interprétation selon laquelle aucun type de bien n’en est
exclu. A l’évidence, les armes sont des biens à la fois corporels et mobiliers et elles entrent par
conséquent dans la définition de la convention.
56 Voir CMFR, première partie, par. 101.
57 Submittal Letter from the Secretary of State, International Convention for the Suppression of Financing Terrorism
(Oct. 3, 2000), accessible à l’adresse suivante : https://www.congress.gov/106/cdoc/tdoc49/CDOC-106tdoc49.pdf.
58 Resolution of the Plenum of the Supreme Court of the Russian Federation, No. 1 of 9 February 2012, “On Some
Aspects of Judicial Practice Relating to Criminal Cases on Crimes of Terrorist Nature”, par. 16 (MU, annexe 438) (les
italiques sont de nous).
59 Asset, Oxford English Dictionary (2d ed., 1989) ; Asset, Oxford English Dictionary (3d ed., 2008).
60 CMFR, première partie, par. 37, 73, 99.
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72. En outre, la précision que les biens peuvent être «corporels ou incorporels» ainsi que
«mobiliers et immobiliers» n’aurait pas de raison d’être si la formule «biens de toute nature» ne
renvoyait qu’à des avoirs financiers. Selon la norme comptable internationale qui guide la pratique
commune, l’adjectif «incorporel» renvoie à «un actif non monétaire identifiable sans substance
physique» tel que «des connaissances scientifiques ou techniques» et des «logiciels, brevets [et]
droits de reproduction»61. Ces biens incorporels, qui sont des avoirs non monétaires, ne relèveraient
pas de l’étroite catégorie des «avoirs financiers» définie par la Russie, alors même que le
paragraphe 1 de l’article premier les inclut sans ambiguïté dans le champ de la définition qu’il
énonce. De même, un bien «immobilier» désigne un bien foncier, terme qui recouvre les terres et les
bâtiments62. L’interprétation de la Russie exclurait, en tant qu’il s’agit d’avoirs non financiers, les
biens immobiliers, auxquels s’étend pourtant expressément la définition donnée au paragraphe 1 de
l’article premier.
73. Selon cette définition, les fonds s’entendent
«des biens de toute nature, corporels ou incorporels, mobiliers ou immobiliers, acquis
par quelque moyen que ce soit, et des documents ou instruments juridiques sous quelque
forme que ce soit, y compris sous forme électronique ou numérique, qui attestent un
droit de propriété ou un intérêt sur ces biens, et notamment les crédits bancaires, les
chèques de voyage, les chèques bancaires, les mandats, les actions, les titres, les
obligations, les traites et les lettres de crédit, sans que cette énumération soit limitative».
74. La définition énumère à titre d’illustration des types de «documents ou instruments
juridiques». La Russie y voit à tort une liste des «catégories spécifiques de biens» et tente d’établir
sur ce fondement que le terme «biens» «n’est censé couvrir que» les éléments «tels que spécifiés»63.
Or son postulat est erroné : il ne s’agit pas d’une liste détaillant les «catégories de biens» visées. Le
paragraphe 1 de l’article premier indique que les «fonds» s’entendent «des biens de toute nature … et
des documents ou instruments juridiques» qui attestent un intérêt «sur ces biens». Les exemples
énumérés (crédits bancaires, actions, etc.) sont des exemples de «documents ou instruments
juridiques» attestant un intérêt sur ces biens, et non de «biens» en tant que tels.
75. L’interprétation que fait l’Ukraine de l’expression «biens de toute nature» cadre avec celle
que l’on trouve dans les principaux commentaires de la CIRFT. Marja Lehto observe que la
convention donne de la notion de «fonds» une définition «large» qui «la rapproche de celle
d’assistance matérielle»»64. Anthony Aust, ancien conseiller juridique adjoint au ministère des
affaires étrangères et du Commonwealth du Royaume-Uni écrit que c’est «à dessein» que le terme
61 Norme comptable internationale 38 – Immobilisations incorporelles, International Financial Reporting Standards
(2021), par. 9, accessible à l’adresse suivante : https://www.ifrs.org/content/dam/ifrs/publications/pdf-standards/french/
2020/issued/part-a/norme-comptable-internationale-38-immobilisations-incorporelles-.pdf (les italiques sont de nous).
Voir aussi l’entrée «asset» dans le Black’s Law Dictionary (11th ed. 2019) (qui définit comme suit les termes «intangible
asset» : «[a]ny nonphysical asset or resource that can be amortized or converted to cash, such as patents, goodwill, and
computer programs, or a right to something, such as services paid for in advance» («avoir ou ressource immatériel pouvant
être amorti ou converti en espèces, tel qu’un brevet, le fonds commercial, programme informatique ou un droit à quelque
chose, par exemple des services prépayés»).
62 Voir, par exemple, UK HM Revenue & Customs, INTM153070 - Description of double taxation agreements:
Income from immovable property, accessible à l’adresse suivante : https://www.gov.uk/hmrc-internal-manuals/
international-manual/intm153070 («Au Royaume-Uni, le «bien immobilier» (immovable property) recouvre généralement
les biens-fonds, les minéraux dans le sol et les droits sur les terres.») ; code civil suisse, art. 655, accessible à l’adresse
suivante : https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/24/233_245_233/en (désignant sous le terme «immeubles», par exemple, les
«biens-fonds»).
63 CMFR, première partie, par. 30.
64 Marja Lehto, Indirect Responsibility for Terrorist Acts (2009), p. 261 (MU, annexe 490).
- 24 -
«fonds» a été «défini … de façon large»65. Roberto Lavalle, ministre-conseiller de la mission
permanente du Guatemala à l’Organisation des Nations Unies et membre de la Sixième Commission
au moment où celle-ci a examiné le texte de la CIRFT à l’état de projet en 1999, estimait quant à lui
que la définition couvrait toute «aide matérielle» apportée aux auteurs d’actes de terrorisme et
englobait «les animaux, les immeubles et les véhicules» et «pour ainsi dire tout ce qui peut exister»66.
Dans son contre-mémoire, la Russie ne fait pas mention de ces commentaires ni n’en désigne un qui
soit susceptible d’étayer son interprétation, forcée, de l’expression «biens de toute nature» au sens
exclusif d’«avoirs financiers».
76. A l’appui de son interprétation restrictive d’un libellé de la CIRFT qui vise pourtant, au
sens large, les «biens de toute nature», la Russie se fonde principalement sur les conclusions
douteuses qu’elle prétend tirer d’autres dispositions de la convention. Elle insiste sur l’emploi du
mot «financement» dans le titre et le préambule de la CIRFT67, alors que celui-ci n’éclaire en rien
l’interprétation de l’expression «biens de toute nature». La convention n’emploie pas le terme
«financement» dans son dispositif, et elle n’en donne pas de définition. Elle utilise en revanche le
terme «fonds» pour désigner ce dont la fourniture est interdite et le définit comme recouvrant les
«biens de toute nature». Aux fins de la CIRFT, par conséquent, le «financement» s’entend
simplement de la fourniture de «fonds» au sens de «biens de toute nature». La définition expresse du
terme «fonds» éclaire la portée de la référence plus générale au «financement» utilisée dans le titre
et le préambule de la convention, et non l’inverse.
77. La genèse de la convention met en évidence la nature circulaire de l’argumentation de la
Russie. Ainsi qu’il sera détaillé plus loin, le terme «financement» était bel et bien défini dans un
premier projet de rédaction, qui précisait qu’il englobait les «ressource[s] financière[s]» (financial
resources), «avoirs» (assets) et «autres biens» (other property)68. Ainsi, contrairement à ce que la
Russie prétend, la fourniture de biens de toute nature était interprétée comme constitutive de
«financement». Les rédacteurs ont en définitive abouti au même résultat par une autre voie, en
adoptant une définition du terme «fonds» recouvrant elle-même toutes les formes de biens. Il n’était
donc plus nécessaire de définir le terme «financement» ou de l’utiliser dans le dispositif de la
convention, la définition élargie du terme «fonds» englobant désormais toutes les formes de
financement — y compris la fourniture de biens — auxquelles la convention était censée s’étendre.
78. La Russie relève également que certaines dispositions de la convention, à savoir le
paragraphe 2 de l’article 12, l’article 13, l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 18 et le paragraphe 2
de l’article 18, concernent spécifiquement les infractions en rapport avec des transferts monétaires et
bancaires. La présence de ces dispositions ne signifie cependant pas que la convention était
uniquement censée couvrir les avoirs financiers. Les questions bancaires et monétaires, domaine déjà
soumis à de nombreuses réglementations nationales et internationales, entraient indiscutablement en
bonne part dans la convention. L’existence de dispositions les concernant n’a donc rien de
surprenant. Pour autant, leur inclusion dans la convention ne limite pas la portée de celle-ci aux avoirs
65 Anthony Aust, Counter-Terrorism — A New Approach: The International Convention for the Suppression of the
Financing of Terrorism, 5 Max Planck Y.B. U.N. L. 285, 287 (2001) (MU, annexe 485).
66 Roberto Lavalle, The International Convention for the Suppression of the Financing of Terrorism, 60 Zaö RV
491, 496-97 (2000) (MU, annexe 484).
67 CMFR, première partie, chap. II, sect. III A)-B).
68 Comité ad hoc établi par la résolution 51/210 de l’Assemblée générale du 17 décembre 1996, troisième séance,
projet de convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, document de travail présenté par la
France, doc. A/AC.252/L.7, p. 2 (11 mars 1999) (EPFR, annexe 5).
- 25 -
financiers : une telle interprétation serait en contradiction directe avec la définition large de «fonds»
au sens de «biens de toute nature»69.
2. L’objet et le but de la CIRFT commandent une interprétation de l’expression «biens de
toute nature» englobant tous types de biens, armes comprises
79. La CIRFT a été adoptée dans le but de contrecarrer la montée du terrorisme international
sous l’angle du financement, aspect qui, comme le précise son préambule, n’avait pas encore été
«traité … expressément» dans un instrument international contraignant70. Le préambule fait état
d’une profonde «préoccup[ation face à] la multiplication, dans le monde entier, des actes de
terrorisme», appelant l’ensemble des parties contractantes à «prévenir et empêcher … le financement
de terroristes ou d’organisations terroristes»71.
80. A la lumière du but de la CIRFT, il n’y aurait aucun sens à ériger en infraction de
financement du terrorisme la fourniture d’argent devant servir à des actes de terrorisme, mais pas
celle d’armes, explosifs, équipements et autres biens destinés à ce même usage. L’argent ne peut être
directement utilisé pour commettre un acte de terrorisme : il ne peut qu’en faciliter l’exécution, après
avoir été échangé contre des armes et autres matériels nécessaires à cet effet. La CIRFT, si elle avait
réellement la portée limitée que lui prête la Russie, présenterait une immense brèche qui pourrait être
exploitée pour faire échec à l’objectif de la convention, qui est de priver les terroristes des ressources
nécessaires pour commettre leurs actes.
81. La Russie avance que la convention n’aurait pu traiter «un point aussi sensible que
l’encadrement de la fourniture d’armes à des groupes non étatiques» sans le «mention[ner]»
explicitement72. Mais l’Ukraine n’a jamais argué que la CIRFT régissait spécifiquement «la
fourniture d’armes à des groupes non étatiques». La convention met à la charge des Etats parties des
obligations concrètes de coopérer à la prévention et la répression du financement du terrorisme. Entre
dans son champ d’application à cet égard la fourniture de biens de toute nature, armes comprises,
dont les pourvoyeurs savent qu’ils seront utilisés, ou qu’ils ont l’intention de voir utilisés, en tout ou
partie, en vue de commettre certains types d’actes illicites bien précis. La Russie n’explicite pas en
quoi il serait sensible de refuser de pourvoir en armes des groupes dont les actes sont destinés à tuer
ou blesser grièvement des civils et s’avèrent, eu égard à leur nature ou leur contexte, avoir pour but
l’intimidation ou la contrainte. Elle ne peut sérieusement revendiquer le droit souverain de laisser
son territoire être utilisé pour fournir illégalement, mais en toute sécurité, des armes à des groupes
armés illicites basés dans d’autres pays qui attaquent des civils dans un but terroriste.
82. La Russie a également tort d’avancer que le fait de reconnaître à l’expression «biens de
toute nature» le sens qui est le sien dans la convention aurait pour effet de «transformer la CIRFT
— ne fût-ce que de manière détournée — en une convention générale qui embrasserait tous les
69 La Russie argue en outre que l’«implication logique» du paragraphe 4 de l’article 8, qui impose aux Etats
d’envisager d’affecter les sommes provenant des confiscations à l’indemnisation des victimes, est que les fonds ne peuvent
être que de nature financière, étant donné que les armes ne peuvent «être cédées sur le marché officiel». CMFR,
première partie, par. 58. Les «biens de toute nature» ne se réduisent toutefois pas aux armes ; ils englobent aussi les
équipements, les véhicules et autres biens. Le gouvernement pourrait par exemple saisir un véhicule, le cas échéant, le
mettre aux enchères et utiliser l’argent de la vente pour indemniser des victimes. Que certains types de biens ne puissent
faire l’objet de telles mesures est sans incidence en ce qui concerne l’application du paragraphe 4 de l’article 8, qui impose
simplement aux Etats d’«envisager de créer des mécanismes» pour indemniser les victimes en utilisant l’argent des
confiscations.
70 CIRFT, préambule.
71 Ibid.
72 CMFR, première partie, par. 38.
- 26 -
aspects de la lutte contre le terrorisme, alors que la communauté internationale n’est, hélas, pas
encore parvenue à un consensus sur un tel instrument»73. Elle se réfère ici aux tentatives de créer une
convention exhaustive qui couvrirait tous les actes de terrorisme. Donner effet au sens ordinaire de
l’expression «biens de toute nature» dans le contexte de la CIRFT laisserait toutefois en suspens
nombre de questions à cet égard. Ce que la CIRFT traite de façon exhaustive, c’est la question du
financement du terrorisme, qu’elle définit comme la fourniture, aux auteurs d’actes de terrorisme, de
«biens de toute nature».
3. Les règles pertinentes du droit international applicables au différend entre l’Ukraine et la
Russie ne confortent pas l’interprétation de la Russie tendant à réduire les «biens de toute
nature» aux seuls «avoirs financiers
83. Les résolutions du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies prohibent toute
forme de soutien au terrorisme, dont la fourniture d’armes et autres biens, confirmant ainsi que les
préoccupations de la communauté à l’égard du financement du terrorisme ne se limitent pas aux seuls
flux monétaires74. La Russie insiste sur la distinction opérée dans ces résolutions entre le soutien
«financier» et d’«autres» formes de soutien et en infère que la CIRFT était uniquement censée couvrir
un aspect des questions visées par les résolutions du Conseil de sécurité75. La conclusion plus
naturelle est que le Conseil de sécurité et les Etats parties à la CIRFT ont traité de part comme d’autre
la même et importante question de manière exhaustive, mais en utilisant des termes différents. Faute
d’avoir, à l’instar de la CIRFT, défini les «fonds» comme s’entendant de «biens de toute nature», les
résolutions du Conseil de sécurité traitent séparément le financement monétaire et d’autres formes
de soutien matériel. En précisant que le terme «fonds» inclut les biens de toute nature, la CIRFT
parvient au même résultat.
84. La Russie évoque également le traité sur le commerce des armes en tant qu’instrument
réglementant directement le transfert d’armes76, mais le fait que les deux instruments puissent se
recouper est sans pertinence. La Russie et l’Ukraine ne sont pas parties au traité sur le commerce des
armes, qui n’a pas la même fonction que la CIRFT. Ce traité énonce les règles d’un commerce qui
peut être licite mais requiert une certaine diligence. La CIRFT établit quant à elle un cadre pour la
prévention et la répression d’actes qui sont dans tous les cas illicites, à savoir la fourniture de biens
de toute nature destinés à être utilisés pour commettre des actes terroristes. Tandis que la CIRFT
couvre le fait de fournir de manière illicite des biens (armes comprises) en sachant qu’ils seront
utilisés, ou dans l’intention de les voir utilisés, en vue de commettre des actes de terrorisme, le traité
sur le commerce des armes vise plus largement le risque de détournement d’armes pour «un usage
final non autorisé, ou encore à destination d’utilisateurs finaux non autorisés», quand bien même leur
transfert ne serait pas en soi constitutif de financement illicite du terrorisme77.
73 CMFR, première partie, par. 103.
74 Voir Nations Unies, résolution 1373 du Conseil de sécurité, doc. S/RES/1373 (28 septembre 2001)
(MU, annexe 280) ; Nations Unies, résolution 1377 du Conseil de sécurité, doc. S/RES/1377 (12 novembre 2001).
75 CMFR, première partie, par. 93-100
76 CMFR, première partie, par. 83-91.
77 La Russie tente également d’établir une distinction entre les conventions régionales qui traitent de la répression
du «terrorisme» et celles qui visent la «répression du financement du terrorisme». CMFR, première partie, par. 39-44. Ces
conventions n’ont tout au plus que peu de pertinence, car ni la Russie ni l’Ukraine n’y sont parties. En tout état de cause,
ces traités répondent à des objectifs différents : la répression du terrorisme vise les actes de terrorisme proprement dits.
Comme l’illustrent les formulations citées par la Russie, ces traités réglementent l’utilisation d’armes aux fins de commettre
des actes de terrorisme. Ibid.
- 27 -
4. Les moyens complémentaires d’interprétation confirment que l’expression «biens de toute
nature» recouvre les armes
i. Les travaux préparatoires
85. Les travaux préparatoires de la CIRFT confirment que l’expression «assets of every kind»
s’étend à toutes les formes de biens, armes comprises. La Russie relève que de précédentes versions
de la convention évoquaient à la fois les «fonds» (funds) et les «biens» (property), et que les
références distinctes aux «biens» ont ensuite été supprimées78. Elle omet toutefois de mentionner la
raison de cette suppression, telle qu’explicitée dans le compte rendu des négociations : dans sa
version définitive, le terme ««fonds» … était [c]ensé englober tous les biens», ce qui rendait
«redondante» la référence parallèle à ceux-ci79.
86. Comme le relève la Russie dans son contre-mémoire, un projet de texte présenté par la
France comportait en son article premier une définition du terme «financement» comme s’entendant
du «transfert ou de la réception de fonds, d’avoirs (assets) ou d’autres biens (property)»80. Dans ce
projet, les «fonds» ne constituant qu’un des trois éléments ainsi visés, ils s’entendaient alors
uniquement de «tout type de ressource financière, et notamment des espèces ou de la monnaie de
tout Etat»81. L’inclusion de ces trois concepts distincts a fait l’objet de débats, certaines délégations
suggérant «de supprimer les mots «ou d’autres biens» [or other property] jugés superflus» du fait de
l’emploi du terme «avoirs» (assets), tandis que d’autres proposaient d’éliminer «le mot «avoirs»»
pour la même raison82. D’autres encore «préféraient que le terme «biens» [property] soit interprété
comme recouvrant uniquement les armes, explosifs et biens semblables»83. Les unes comme les
autres reconnaissaient cependant la nécessité d’inclure le concept de «biens» (property), qu’on le
désignât comme tel ou par le terme «avoirs» (assets)84.
87. A l’issue du débat, il fut décidé de supprimer la définition distincte de la notion de
«financement», de subsumer les avoirs ou biens de toute nature dans une définition élargie du terme
«fonds» et de reformuler la définition de l’infraction énoncée à l’article 2, désormais constituée par
la fourniture de «fonds» (tels que redéfinis). A cet effet, les rédacteurs ont emprunté «la définition
du terme «biens» [property] figurant au paragraphe a) de l’article premier de la Convention des
Nations Unies de 1988 contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes»85. Ainsi,
la CIRFT donnait au terme «fonds» (funds) le sens de «assets of all kinds» (biens de toute nature),
sur le modèle de la convention contre le trafic des stupéfiants qui définissait dans ces mêmes termes
78 CMFR, première partie, par. 79-81.
79 Nations Unies, Assemblée générale, cinquante-quatrième session, Mesures visant à éliminer le terrorisme
international, rapport du Groupe de travail, doc. A/C.6/54/L.2, (26 octobre 1999), annexe III, par. 42 (MU, annexe 277) ;
ibid., p. 71, par. 212.
80 CMFR, première partie, par. 77.
81 Nations Unies, rapport du Comité spécial créé par la résolution 51/210 de l’Assemblée générale, en date du
17 décembre 1996, doc. A/54/37 (5 mai 1999), p. 60 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 13).
82 Ibid.
83 Ibid.
84 Ibid., p. 15, 57. Ceci est également corroboré par un document de travail dont il ressort que, dans son projet, la
France entendait couvrir les «subsides, sous forme de valeur ou de prestation en nature». Document de travail de la France
intitulé «Pourquoi une convention internationale contre le financement du terrorisme ?», reproduit ultérieurement dans
Nations Unies, doc. A/AC.252/L.7/Add.1 (11 mars 1999), par. 5 (MU, annexe 275) (les italiques sont de nous).
85 Nations Unies, Assemblée générale, cinquante-quatrième session, Mesures visant à éliminer le terrorisme
international, rapport du Groupe de travail, doc. A/C.6/54/L.2 (26 octobre 1999), annexe III, p. 60, par. 47 (MU,
annexe 277).
- 28 -
(en anglais*) le mot «biens» (property)86. Le terme «biens» (property) employé dans d’autres
dispositions de la CIRFT a donc été jugé «redondant du fait qu’il était déjà contenu dans le concept
de “fonds”, tel qu[e] défini à l’article premier»87et «certains membres ont exprimé leur appui à une
proposition ultérieure visant à supprimer le terme “biens” chaque fois qu’il apparaissait en même
temps que le terme «fonds», dans la mesure où ce dernier était [c]ensé englober tous les biens»88.
88. Dans son contre-mémoire, la Russie puise sélectivement à cette source mais occulte le
dénouement des travaux préparatoires. Relevant la décision des rédacteurs «d’éliminer [de
l’article premier] la référence au concept d’«autres biens»», elle s’empresse d’en conclure que cette
suppression a réduit la «portée» de la convention en en excluant les «armes, explosifs et biens
semblables»89. La Russie ne présente aucun élément donnant à penser que telle était la raison, ou que
tel a été l’effet, de ce choix et les travaux préparatoires attestent le contraire : les références aux
«biens» (property) ont été supprimées parce que les biens ainsi visés — en ce compris les armes —
relevaient déjà du champ de la convention en vertu de la définition élargie du terme «fonds» comme
s’entendant des «biens de toute nature».
ii. La ratification et la mise en oeuvre, au niveau national, de la CIRFT
89. Les documents de ratification et autres éléments de la pratique interne des Etats parties, y
compris la Fédération de Russie, confirment que la définition large des «fonds» adoptée dans la
convention s’étend à tous types de biens, armes comprises.
90. En Australie, la Chambre des représentants a établi un mémorandum explicatif traitant des
lois ayant vocation à mettre en oeuvre la CIRFT, précisant :
«[L]es fonds s’entendent des biens et avoirs de toute nature et des documents ou
instruments juridiques sous quelque forme que ce soit. La définition est d’application
large et trouve sa source dans l’article premier de la convention internationale pour la
répression du financement du terrorisme. Compte tenu de l’étendue de cette définition,
l’infraction de financement du terrorisme sera constituée qu’une personne facilite la
commission d’un acte de terrorisme par la fourniture d’argent, d’équipements ou
d’armes.»90
91. Des documents établis au moment où les Etats-Unis ont ratifié la convention confirment
que la définition du terme «fonds» «était interprétée par toutes les délégations comme englobant les
* Ndt : «Assets of every kind» est rendu par «tous types d’avoirs» en français dans la convention des Nations Unies
contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes.
86 Voir Submittal Letter from the Secretary of State, International Convention for the Suppression of Financing
Terrorism, p. VI (3 octobre 2000), accessible à l’adresse suivante : https://www.congress.gov/106/cdoc/tdoc49/CDOC-
106tdoc49.pdf.
87 Nations Unies, Assemblée générale, cinquante-quatrième session, Mesures visant à éliminer le terrorisme
international, rapport du Groupe de travail, doc. A/C.6/54/L.2 (26 octobre 1999), annexe III, p. 73 (MU, annexe 277). Cette
observation a été formulée plusieurs fois dans les travaux préparatoires en rapport avec les occurrences conjointes des
termes «biens» et «fonds» à l’article 8 et à l’article 17 (devenu l’article 18). Voir ibid., p. 74, 75, 81, 82.
88 Ibid., p. 59, par. 42 (les italiques sont de nous).
89 CMFR, première partie, par. 81.
90 Australia House of Representatives, Explanatory Memorandum: Suppression of the Financing of Terrorism Bill
2002, Schedule 1, Item 2, accessible à l’adresse suivante : http://classic.austlii.edu.au/au/legis/cth/bill_em/sotfotb2002453/
memo1.html (les italiques sont de nous).
- 29 -
biens»91. Dans la lettre d’accompagnement de la CIRFT, lors de la présentation de celle-ci au Sénat
pour recommandation et autorisation de ratification, le secrétaire d’Etat américain observait que la
définition du terme «fonds» dans la convention reprenait celle du terme «biens» [property] dans la
convention contre le trafic de stupéfiants et qu’elle «englob[ait] dans son champ d’application très
large les «biens de toute nature» [assets of every kind]»92.
92. L’on retrouve cette même interprétation dans le modèle de dispositions législatives établi
par le secrétariat du Commonwealth pour aider les Etats à combattre le terrorisme93. Le modèle utilise
le terme «biens» (property), dont il est précisé qu’il est défini dans la convention contre le trafic de
stupéfiants de la même façon que le mot «fonds» dans la CIRFT94. Il est encore précisé que «les pays
peuvent choisir d’utiliser indifféremment» le terme «biens» (property) ou «fonds», car «tous deux
ont en substance la même définition»95.
93. La décision rendue par la Cour suprême du Danemark dans l’affaire Fighters and Lovers
corrobore cette même interprétation du terme «fonds»96. La loi réprimant le financement du
terrorisme au Danemark utilise, comme la CIRFT, le terme «fonds»97. Dans l’affaire Fighters and
Lovers, un groupe de coaccusés a été condamné pour la vente de t-shirts «dont le bénéfice devait
servir à acheter du matériel radiophonique pour les FARC [Forces armées révolutionnaires de
Colombie] et une presse imprimée pour le FPLP [Front populaire de libération de la Palestine]»98.
Un autre accusé devait répondre, séparément, d’avoir «coopéré en réunissant des fonds financiers»99.
La Cour suprême danoise a conclu que les actions des accusés, dans les deux cas, emportaient
violation de la loi contre le financement du terrorisme, offrant ainsi un nouvel exemple de la pratique
d’un Etat partie tenant la fourniture d’une assistance matérielle, en nature, pour équivalente à celle
de «fonds».
94. La législation ukrainienne relative au financement du terrorisme reflète cette même
interprétation. L’article 258.5 du code pénal ukrainien est intitulé «Financement du terrorisme». Il
couvre le
91 Submittal Letter from the Secretary of State, International Convention for the Suppression of Financing
Terrorism, p. VI (Oct. 3, 2000), accessible à l’adresse suivante : https://www.congress.gov/106/cdoc/tdoc49/CDOC-
106tdoc49.pdf.
92 Ibid. (les italiques sont de nous). Cette interprétation a été réaffirmée en réponse à la question de Joseph Biden,
alors sénateur, qui s’enquérait de savoir si le terme «fonds» recouvrait «les avoirs non financiers tels que les biens
personnels ou immobiliers». United States Senate Executive Report No. 107-2, 107th Congress, First Session, U.S.
Government Publishing Office (27 November 2001) p. 49 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 59). Le département d’Etat a
confirmé que les avoirs non financiers entraient dans la définition, soulignant de nouveau que celle-ci «était interprétée par
toutes les délégations comme englobant les biens». Ibid.
93 The Commonwealth Office of Civil and Criminal Justice Reform, Model Legislative Provisions on Measures to
Combat Terrorism (September 2002).
94 Ibid., p. 49.
95 Ibid., p. 3, 43.
96 “Fighters and Lovers Case,” Case 399/2008, Supreme Court of Denmark (25 March 2009) (MU, annexe 476).
Dans cette affaire, il a été fait application de l’article 114 du code pénal danois, adopté aux fins de la mise en oeuvre de la
CIRFT et des obligations corollaires en matière de lutte contre le terrorisme. Voir Conseil de l’Europe, Comité d’experts
sur le terrorisme, Profils nationaux relatifs à la capacité de lutte contre le terrorisme, Danemark (avril 2007), p. 2 (exposé
écrit de l’Ukraine, annexe 4).
97 Ibid., p. 1.
98 Ibid., p. 2 (les italiques sont de nous).
99 Ibid. (les italiques sont de nous).
- 30 -
«[f]inancement du terrorisme, c’est-à-dire les actions commises dans le but d’apporter
un soutien financier ou matériel : à un terroriste ou un groupe (organisation) terroriste,
à l’organisation, la préparation ou la commission d’un acte de terrorisme, à l’implication
dans la commission d’un acte de terrorisme, à la diffusion d’appels publics à commettre
un acte de terrorisme, à la contribution à la commission d’un acte de terrorisme, à la
création d’un groupe (organisation) terroriste…»100
95. La Russie note que le code pénal ukrainien contient une disposition distincte érigeant en
infraction le «[r]ecrutement, l’armement et l’entraînement d’une personne aux fins de la commission
d’un acte de terrorisme», ce dont elle conclut que l’Ukraine voit dans le fait de «financer et
[d’]armer» «deux actes différents»101. Ce faisant, elle feint d’ignorer que la définition du
«financement du terrorisme» retenue par l’Ukraine à l’article 285.5 englobe le «soutien … matériel»,
dont elle ne conteste pas qu’il recouvre les armes102. En outre, les articles 258.4 et 258.5 ont été
adoptés aux fins d’incorporer dans la législation nationale deux instruments différents (la convention
européenne pour la répression du terrorisme et les recommandations du Groupe d’action financière
(«GAFI») sur le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, respectivement), et il n’y a
dès lors rien de surprenant à ce qu’ils se recoupent103.
96. C’est de même en vain que la Russie tente de faire fond sur de prétendues contradictions
dans la correspondance diplomatique et la requête introductive d’instance de l’Ukraine. Dans ses
notes verbales, l’Ukraine invoquait expressément la CIRFT et dénonçait un transfert d’armes servant
à commettre des actes de terrorisme contre des civils104, ce qui correspond bien à la définition de
«fonds» au sens de «biens de toute nature». De même, la Russie invoque l’emploi du terme
«armes»105 dans un titre de la requête ; or, la requête ne fait pas faute de spécifier que le terme
«fonds», dans l’acception large que lui donne la convention, couvre les «contributions en nature,
notamment sous la forme d’armes lourdes»106.
97. S’il existe des incohérences s’agissant de la définition du terme «fonds», elles sont à
rechercher du côté de la Russie. Comme il est indiqué plus haut, celle-ci s’était, jusqu’à présent,
gardée d’avancer son interprétation restrictive de l’expression «biens de toute nature», peut-être
100 Criminal Code of Ukraine, 5 April 2001, Articles 258-4 and 258-5 (CMFR, première partie, annexe 51) (les
italiques sont de nous).
101 Voir CMFR, première partie, par. 28.
102 Ibid.
103 La Russie se méprend également sur le sens d’une référence au «financement du terrorisme» contenue dans la
note d’explication fournie par l’Ukraine dans le cadre du processus de ratification de la CIRFT, et qu’elle interprète comme
excluant «d’autres formes de soutien matériel à des organisations terroristes», tels que «le transfert d’armes ou
d’armements». CMFR, première partie, par. 27. Or, la note d’explication reflète le titre de la convention examinée,
renvoyant au financement du terrorisme. Ainsi qu’il a été expliqué plus haut, le «financement», au sens de la convention,
désigne simplement la fourniture de «fonds», ou ainsi que la convention définit ce terme, de biens de toute nature. Ce sens
concorde également avec celui donné dans la législation ukrainienne qui reconnaît, comme il a été signalé précédemment,
que le «financement du terrorisme» couvre à la fois le «soutien financier et matériel». Criminal Code of Ukraine, 5 April
2001, articles 258-4 and 258-5 (annexe 51).
104 Note Verbale no 72/22-620-1069 adressée par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine au ministère des
affaires étrangères de la Fédération de Russie, 7 mai 2015 (EPFR, annexe 24) ; note verbale no 72/22-484-1103 adressée
par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine au ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie, 13 mai
2015 (EPFR, annexe 26).
105 CMFR, première partie, par. 2[4].
106 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), requête
introductive d’instance, 16 janvier 2017, par. 127 a).
- 31 -
parce que l’interprétation qu’elle prône irait à l’encontre de la définition du financement du
terrorisme que l’on retrouve dans son propre droit interne107.
*
* *
98. Le paragraphe 1 de l’article premier de la CIRFT confère expressément au terme «fonds»
le sens de «biens de toute nature, corporels ou incorporels, mobiliers ou immobiliers». La formule
«biens de toute nature» ne peut pas désigner uniquement, comme le soutient la Russie, les biens
d’une certaine nature, à savoir les «avoirs financiers», à l’exclusion des biens de nature non
financière108. Une arme constitue un type de bien à la fois corporel et mobilier. L’interprétation
proposée a contrario par la Russie, outre qu’elle dénature le texte de la convention, offrirait aux
soutiens du terrorisme un expédient tout trouvé pour se dérober aux obligations qu’impose la
convention puisqu’il suffirait de fournir directement aux exécutants les moyens de commettre des
actes de terrorisme.
B. La condition relative à la connaissance énoncée au paragraphe 1 de l’article 2
est remplie dès lors que des fonds sont fournis, en connaissance
de cause, à un groupe qui commet des actes de terrorisme
99. Commet une infraction, aux termes du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT, toute
personne qui, «par quelque moyen que ce soit, directement ou indirectement, illicitement et
délibérément, fournit ou réunit des fonds dans l’intention de les voir utilisés ou en sachant qu’ils
seront utilisés, en tout ou partie, en vue de commettre [les actes visés aux alinéas a) et b)]»109.
100. Comme l’a montré l’Ukraine dans son mémoire, lorsqu’une personne procure des fonds
à un tiers dont les activités terroristes sont connues, elle «sait» que les fonds «seront utilisés», au
moins en partie, pour commettre des actes de terrorisme110. Ce principe qui relève du bon sens est
ainsi résumé par Lehto : «[L]e financement d’un groupe dont il est notoire qu’il a commis des actes
de terrorisme satisfer[a] aux exigences du paragraphe 1» de l’article 2111. Cette interprétation est non
seulement en harmonie avec le sens ordinaire du paragraphe 1 de l’article 2, lu dans son contexte,
mais également la seule façon de donner à la convention un effet concret. Les auteurs d’actes de
terrorisme menant généralement en parallèle d’autres activités, l’incertitude quant à l’utilisation
précise qui pourra être faite de fonds donnés ne saurait servir de moyen de défense. Toute autre
107 Voir supra, par. 69.
108 CMFR, première partie, par. 37, 73, 99.
109 CIRFT, art. 2, par. 1.
110 L’Ukraine ayant établi de nombreux actes de financement du terrorisme sur le fondement de l’élément de
«connaissance», elle n’a pas eu besoin de traiter de cet autre élément visé au paragraphe 1 de l’article 2 qu’est «l’intention»
(de «voir [les fonds] utilisés» aux fins spécifiées). La Russie lui reproche néanmoins de mettre en avant «une interprétation
par trop extensive [du mot «intention»]» au regard du paragraphe 1 de l’article 2. Voir CMFR, première partie, par. 116.
La Russie semble avoir confondu deux occurrences distinctes : l’«intention de … voir [les fonds] utilisés» visée dans la
partie liminaire du paragraphe 1 de l’article 2, que l’Ukraine n’a pas été amenée à interpréter, et l’expression «acte destiné
à», employée à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2. Voir infra, par. 157.
111 Lehto, p. 289 (MU, annexe 490) (les italiques sont de nous) ; MU, par. 281.
- 32 -
interprétation viderait de leur substance les obligations juridiques des Etats parties en réduisant à rien
l’infraction de terrorisme qui se trouve au coeur de la convention.
101. Après avoir fait mine, dans de longues pages de son contre-mémoire, d’être en désaccord
avec l’interprétation de l’Ukraine, la Russie concède en définitive ce point fondamental. Ainsi, elle
admet que, dès lors qu’il fournirait un financement à des «groupes terroristes notoires», «[u]n bailleur
de fonds … ne pourrait espérer se dédouaner en prétendant avoir eu l’intention de contribuer ainsi
aux activités non terroristes du groupe en question, ou en affirmant qu’il ne pouvait savoir si les
fonds seraient utilisés en vue de commettre un acte de terrorisme ou destinés à quelque autre
usage»112. Ayant admis cette prémisse de l’interprétation de l’Ukraine, la Russie argue toutefois
qu’un groupe terroriste ne satisfera à ce «critère de la notoriété» qu’à condition d’avoir été «reconn[u]
par la communauté internationale comme [l’]auteu[r] d’actes de terreur», notamment s’il a été
«désign[é] par le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies en vertu de sa
résolution 1373»113. La Russie avance cette proposition sans présenter le moindre élément à même
de la justifier ou de l’étayer ; or, la condition dont elle fait état ne cadre pas avec l’accent mis à
l’article 2 sur des actes objectivement définis et non sur la qualification ou désignation des groupes
qui en sont les auteurs, laquelle peut être politiquement controversée.
1. La condition relative à la connaissance énoncée au paragraphe 1 de l’article 2 est remplie
dès lors que des fonds sont fournis à un groupe qui commet, notoirement, des actes de
terrorisme visés par la convention
102. Ainsi qu’il est explicité dans le mémoire de l’Ukraine, l’emploi de l’expression «en tout
ou partie» au paragraphe 1 de l’article 2 de la convention reflète la conscience que des groupes qui
se livrent à des actes de terrorisme peuvent affecter les fonds qu’ils reçoivent à des usages terroristes
comme à d’autres, et que lesdits fonds peuvent ainsi être utilisés «en partie» pour commettre des
actes de terrorisme et «en partie» à d’autres fins. En raison de la nature même du financement du
terrorisme, il sera généralement impossible de savoir avec certitude ce qu’une tierce partie fera des
fonds qu’elle aura reçus. L’argent est un bien fongible par excellence et les armes peuvent servir à
commettre des actes destinés à faire des victimes parmi les civils mais aussi des actes dont tel n’est
pas le but.
103. Cette interprétation est encore confortée par la formule «utilisés … en vue de
commettre». Le sens ordinaire du terme «utilisé» est «employé pour accomplir quelque chose»114.
L’argent peut être «utilisé» pour acheter des armes dans différents buts, y compris celui de commettre
des actes de terrorisme. Les armes peuvent elles-mêmes être «utilisées» de diverses façons — servir
par exemple à renforcer l’arsenal global d’un groupe ou être en partie affectées à la commission
d’actes de terrorisme.
104. Ce point est encore mis en exergue par le paragraphe 3 de l’article 2 de la convention.
Celui-ci précise qu’«il n’est pas nécessaire que les fonds aient été effectivement utilisés pour
commettre» un acte de terrorisme, ce qui étaye l’interprétation selon laquelle le bailleur de fonds n’a
pas besoin de savoir quel acte de terrorisme ceux-ci serviront à commettre115. Lehto écrit que le
paragraphe 3 de l’article 2 confirme que le financement du terrorisme est «une infraction à effet
112 CMFR, première partie, par. 125.
113 CMFR, première partie, par. 125.
114 En anglais, used : «employed in accomplishing something», voir l’entrée Used in Merriam-Webster Dictionary
(consulté le 17 février 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.merriam-webster.com/dictionary/used.
115 CIRFT, article 2, par. 3.
- 33 -
prospectif» qui, par nature, est «susceptible de conduire — ou non — à des violences terroristes»116.
Aust souligne de même que «le paragraphe 3 évite d’avoir à prouver que l’accusé connaissait la
destination précise des fonds ou savait qu’ils seraient utilisés pour financer un acte terroriste
particulier … ou même une catégorie spécifique d’acte terroriste».
105. Exiger de la personne qui les fournit qu’elle sache dans chaque cas que des fonds donnés
serviront à commettre un acte de terrorisme donné compromettrait l’efficacité de la convention. Il
serait rarement possible de prouver que telle personne ayant financé un groupe se livrant à des actes
de terrorisme savait avec certitude à quoi les fonds fournis seraient employés. Les groupes qui
commettent de tels actes auraient beau jeu d’offrir à leurs commanditaires des moyens de s’affranchir
de toute responsabilité : il leur suffirait de s’abstenir de les informer de l’usage auquel tels ou tels
fonds pourraient être affectés. En outre, s’il devenait par trop difficile d’établir une infraction visée
à l’article 2, l’objet et le but de la convention, qui sont de promouvoir la coopération en matière de
répression du financement du terrorisme, se trouveraient mis en échec. Les Etats qui se sont engagés
à coopérer à la prévention et la répression d’actes de financement du terrorisme auraient dans la
pratique rarement à le faire, puisque les obligations prévues par la convention ne deviendraient
applicables qu’en présence d’allégations faisant état de l’utilisation d’un bien donné en vue de
commettre un acte de terrorisme donné.
106. Soulignant ce point, le préambule de la convention rappelle que de nombreux groupes
terroristes et leurs bailleurs de fonds «ont aussi ou prétendent avoir un but caritatif, culturel ou social»
et sont, dans certains cas, «également impliqué[s] dans des activités illégales telles que le trafic illicite
d’armes, le trafic de stupéfiants et l’extorsion de fonds»117. Compte tenu de ce qui précède, une
prétendue incertitude du pourvoyeur de fonds quant au fait que les capitaux ou les armes
spécifiquement fournis allaient directement servir à des actes terroristes ne saurait être invoquée
comme moyen de défense sur le fondement du paragraphe 1 de l’article 2.
107. L’interprétation de l’Ukraine est donc la mieux à même de donner effet à l’objet et au but
de la CIRFT, qui sont de prévenir et de réprimer tout financement d’actes de terrorisme contre des
civils118. Roberto Lavalle a souligné, peu après l’achèvement des travaux relatifs à la convention,
l’«impossib[ilité]» d’établir un lien entre «un apport de «fonds» donné et un acte terroriste donné»,
les difficultés en la matière étant «exacerbées à chaque fois qu’un groupe ou organisation terroriste
mène des activités, licites ou illicites, autres que des actes terroristes»119. Par conséquent, «eu égard
à l’importance attribuée par le paragraphe 1 de l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit
des traités à l’objet et au but d’un traité», il convient d’interpréter le paragraphe 1 de l’article 2 de
sorte qu’«il soit suffisant de prouver que le ou les destinataires … des “fonds” sont des terroristes»
et «que la personne [ayant fourni ces fonds] en avait connaissance»120.
108. L’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime («ONUDC») considère de même
qu’outre les actes de financement commis dans «l’intention» de faciliter des actes de terrorisme, «la
Convention doit [must] aussi prévoir de punir la fourniture ou la collecte de fonds en connaissance
de cause et avec l’acceptation délibérée de l’éventualité qu’ils puissent être utilisés pour des actes de
116 Lehto, p. 296 (MU, annexe 490).
117 CIRFT, préambule.
118 Ibid.
119 Lavalle, p. 503 (MU, annexe 484).
120 Ibid.
- 34 -
terrorisme»121. La Russie affirme que cette assertion porte uniquement sur «ce que devrait [should]
être le champ d’application de la législation d’application de la convention, et non sur les exigences
effectives de celle-ci»122, mais c’est faire abstraction de l’emploi, en français, de l’indicatif et, en
anglais, du verbe must.
109. Qui plus est, la Russie ne prend pas en considération toutes les implications du guide de
l’ONUDC, notamment le scénario qui y figure et se rapporte directement à la question ici en cause123.
L’ONUDC prend l’exemple d’une personne rassemblant et envoyant des fonds à une organisation
qui «mène à la fois des programmes sociaux légitimes et des attaques à l’explosif contre des civils
non-combattants d’un groupe opposé»124. L’intéressé «espère, à titre personnel, que ces fonds seront
utilisés à des fins médicales pour la communauté» mais sait que c’est en dernière analyse
l’organisation qui décidera de leur affectation et qu’elle pourrait choisir de les utiliser pour
commettre des attentats à l’explosif contre des civils125. Dès lors que l’intéressé «sait que de telles
attaques pourraient être facilitées par son apport financier, et qu’il y est prêt», le scénario décrit
«doit» tomber sous le coup de la convention126. L’ONUDC explique que c’est là une nécessité si l’on
veut atteindre le but consistant à «réduire les attaques terroristes en décourageant la fourniture ou la
collecte» en connaissance de cause de fonds destinés à permettre de les mener à bien127. Cet élément
d’explication est autrement plus pertinent que la proposition qu’avance l’ONUDC, citée par la
Russie, selon laquelle le critère de «mise en danger d’autrui» ou «négligence fautive» (recklessness)
pourrait ne pas être applicable128. La convention implique l’existence d’un élément non pas de
négligence fautive mais de connaissance, lequel est établi dès lors qu’une personne fournit des fonds
à un groupe qu’elle sait être l’auteur d’actes de terrorisme129.
110. Les travaux préparatoires confirment l’interprétation de l’Ukraine. Lehto relève qu’il a
été «mentionné de manière récurrente pendant les négociations» que l’élément de connaissance exigé
au paragraphe 1 de l’article 2 était réputé exister en cas de «financement d’une organisation qui mène
des activités multiples à caractère politique et social de même que militaire, [lorsque] le financeur ne
121 UNODC, Legislative Guide to the Universal Legal Regime Against Terrorism (2008), p. 33 (les italiques sont
de nous) (MU, annexe 285). L’ONUDC a notamment pour mandat «d’apporter une aide aux Etats qui en feront la demande
pour appliquer [les instruments nationaux pertinents] [dont la CIRFT]». Nations Unies, Assemblée générale,
résolution 56/261, doc. A/RES/56/261, Plan d’action concernant la mise en oeuvre de la Déclaration de Vienne sur la
criminalité et la justice : relever les défis du XXIe siècle (15 avril 2002), par. 24 a).
122 CMFR, première partie, par. 142.
123 MU, par. 282.
124 UNODC, Legislative Guide to the Universal Legal Regime Against Terrorism (2008), p. 30-31 (MU,
annexe 285).
125 Ibid.
126 Ibid., p. 31 (les italiques sont de nous).
127 UNODC, Legislative Guide to the Universal Legal Regime Against Terrorism (2008), p. 31 (MU, annexe 285).
128 Voir CMFR, première partie, par. 142.
129 La tentative de la Russie de faire fond sur le manuel d’aide à la rédaction établi par le FMI échoue pour les
mêmes raisons. Voir CMFR, première partie, par. 138-139. Le manuel du FMI distingue «la connaissance effective, de la
part de l’auteur, du fait que les fonds seront utilisés pour un acte de terrorisme» des cas où «l’auteur a prévu ou aurait pu
ou dû prévoir que l’acte de terrorisme se produirait». FMI, Département juridique, Manuel d’aide à la rédaction des
instruments législatifs – La répression du financement du terrorisme (2003), p. 58. Comme en ce qui concerne la
«négligence fautive», l’Ukraine ne plaide pas en faveur d’un critère de «prévisibilité» mais fait valoir que le fait de fournir
des fonds en sachant effectivement que leur destinataire se livre à des actes de terrorisme répond aux exigences du
paragraphe 1 de l’article 2. La Russie reproduit la même erreur au sujet des recommandations spéciales du GAFI, qu’elle
cite de manière sélective et sort de leur contexte. Voir CMFR, première partie, par. 141. Le GAFI explique que l’article 2
ne recouvre pas les actes de financement du terrorisme résultant d’une «négligence» ou d’une «négligence fautive» ou
commis de façon «involontaire». GAFI, Guidance on Criminalising Terrorism Financing (Recommendation 5), 2016, p. 2,
par. 8 L’Ukraine ne prétend pas que les actes commis par «négligence», «négligence fautive» ou de façon «involontaire»
entrent dans le champ de la convention.
- 35 -
peut distinguer les différentes destinations possibles»130. En accord avec cette interprétation, les
délégués ont rejeté une proposition tendant à exclure la fourniture de matériels «utilisés également à
des fins humanitaires par la personne ou l’organisation bénéficiaire», en tant qu’elle «restreindrait
inutilement le champ d’application de la convention et réduirait son efficacité»131.
111. Le consensus des négociateurs n’est en rien affaibli par la décision de ne pas inclure
certaines expressions telles que «négligence fautive» (recklessnes) ou «en toute probabilité,
utilisé»132. L’Ukraine ne plaide pas pour l’application d’un critère de négligence fautive, qui irait
bien au-delà du principe reflété à l’article 2 : le fait de savoir effectivement que les biens fournis le
sont à un groupe dont les activités de terrorisme sont notoires établit l’élément moral de l’infraction.
Il est constant en droit international que l’intention peut être déduite de circonstances factuelles
objectives, et rien n’indique que les rédacteurs de la CIRFT entendaient s’écarter de ce principe en
rédigeant le paragraphe 1 de l’article 2133. Ainsi que l’observe Lehto, «le droit doit être tel que
l’élément intentionnel de l’infraction de financement du terrorisme puisse être inféré de circonstances
factuelles objectives»134.
2. La Russie reconnaît la justesse de l’interprétation de l’Ukraine mais avance abusivement
que l’élément de notoriété est établi lorsque les terroristes sont désignés ou autrement
qualifiés comme tels
112. Comme il a été observé plus haut, en dépit de ses prétendues objections à l’interprétation
de l’Ukraine, la Russie, en définitive, n’en conteste pas l’élément principal, qui est que la condition
relative à la connaissance énoncée au paragraphe 1 de l’article 2 est remplie en cas de financement
d’un groupe dont les activités terroristes sont notoires. La Russie concède que, dans le cas de tels
groupes, «[u]n bailleur de fonds … ne pourrait espérer se dédouaner en prétendant avoir eu
l’intention de contribuer [par son financement] aux activités non terroristes du groupe en question,
ou en affirmant qu’il ne pouvait savoir si les fonds seraient utilisés en vue de commettre un acte de
terrorisme ou destinés à quelque autre usage»135. Les Parties s’accordent ainsi à considérer que
l’élément de «connaissance» requis pour que l’infraction de financement du terrorisme visée au
paragraphe 1 de l’article 2 soit constituée est établi lorsqu’une personne fournit des fonds à un
individu ou une organisation qui se livre notoirement à des actes de terrorisme.
113. Le seul véritable désaccord porte sur la manière dont cette notoriété peut être établie. La
CIRFT mettant l’accent sur des actes objectivement définis dont le financement est prohibé, la
question qu’il convient de se poser est celle de savoir s’il est de notoriété publique que la personne
ou le groupe en cause commet des actes satisfaisant aux critères énoncés aux alinéas a) et b) du
130 Lehto, p. 293 (MU, annexe 490).
131 Rapport du comité spécial, doc. A/54/37, par. 9 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 13).
132 CMFR, première partie, par. 133-134.
133 Voir, par exemple, Cour pénale internationale, Eléments des crimes (2011), p. 1, par. 3, accessible à l’adresse
suivante : https://bit.ly/2QXstde («L’existence de l’intention et de la connaissance peut être déduite de faits et de
circonstances pertinents.»).
134 Lehto, p. 288 (MU, annexe 490) ; voir GAFI, Guidance on Criminalising Terrorism Financing
(Recommendation 5), 2016, p. 21, Interpretive Note 7 («Les pays devraient s’assurer que l’élément intentionnel et la
connaissance requis pour prouver le financement du terrorisme peuvent être déduits de circonstances factuelles
objectives.»).
135 CMFR, première partie, par. 125.
- 36 -
paragraphe 1 de l’article 2. Telle a été l’approche adoptée par des juridictions internes appelées à
mettre en oeuvre la CIRFT136.
114. La Russie avance cependant qu’un tel élément de connaissance ne peut être réputé établi
que dans le cas de «groupes terroristes notoires reconnus par la communauté internationale comme
les auteurs d’actes de terreur, tels Al-Qaida, Oussama ben Laden ou les Talibans, et notamment [les
personnes ou entités] désignées par le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies en
vertu de sa résolution 1373»137. Aucun élément n’est avancé à l’appui de cette position. La Russie
n’explique pas, par exemple, pourquoi la notoriété ne pourrait être établie dès lors que le
Haut-commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies rapporte qu’un groupe illicite prend
régulièrement pour cible des civils, et «impos[e] à la population un régime d’intimidation et de terreur
visant à maintenir [son] autorité»138.
115. En tout état de cause, l’attention que porte la Russie à la «reconnaissance» et aux
«désignations» est déplacée et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, la convention était censée
viser des actes, non des qualifications juridiques ou politiques. La «connaissance» requise au
paragraphe 1 de l’article 2 renvoie au fait de savoir que des fonds seront utilisés pour commettre des
actes qui satisfont aux critères énoncés aux alinéas a) et b), et non à la manière dont des groupes ou
individus sont désignés ou qualifiés par la communauté internationale. Qu’ils soient désignés comme
terroristes par le Conseil de sécurité peut constituer un moyen de prouver l’élément de connaissance,
mais rien dans la convention n’indique qu’une telle désignation soit nécessaire aux fins de conclure
qu’un groupe se livre notoirement à des actes de terrorisme. D’ailleurs, la Russie précise, dans une
note de bas de page, qu’elle ne considère pas que la désignation «d’un groupe comme groupe
terroriste soit légalement nécessaire [pour établir l’élément de connaissance]»139. Par conséquent,
même si pareille désignation peut représenter un moyen d’identifier comme tel un groupe dont les
activités terroristes sont notoires, les Parties s’accordent à considérer que ce n’est pas le seul (même
si la Russie s’abstient de mettre en avant d’autres moyens qu’elle pourrait juger suffisants).
116. Deuxièmement, c’est délibérément que l’accent a été mis sur les actes plutôt que sur les
qualifications dans la convention. Comme l’a fait remarquer le juge Robinson, «ce n’est pas un
simple hasard si la CIRFT ne décrit pas l’infraction visée en son article 2 comme un acte terroriste»,
qui est une qualification qui prête politiquement à controverse140. Le choix ayant été fait de placer
l’accent sur des critères objectifs plutôt que sur des qualifications qui peuvent être politiquement
connotées, il serait inapproprié de considérer qu’une action politique du Conseil de sécurité (dont la
Russie est un membre permanent), ou autres manifestations de la «communauté internationale»,
serait un prérequis aux fins de pouvoir établir la notoriété des activités terroristes d’un groupe. Le
soin apporté à la formulation du paragraphe 1 de l’article 2 visait à écarter les jugements et les
caractérisations politiques pour n’accorder d’importance qu’aux actes.
117. Troisièmement, l’argument de la Russie n’a guère de sens si l’on considère que la
convention a été parachevée en 1999. Ce n’est qu’au lendemain du 11 septembre 2001 que s’est
136 Voir MU, par. 283.
137 CMFR, première partie, par. 125.
138 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 July 2014), par. 26 (MU, annexe 296) ; voir
ci-dessous, chap. 6, sect. A.
139 CMFR, première partie, par. 126, note 120 (les italiques sont dans l’original).
140 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019, déclaration de M. le juge Robinson, par. 16.
- 37 -
généralisée la pratique consistant à désigner les groupes terroristes (ou à les «reconn[aître]» comme
tels de quelque autre manière)141. Il est impossible que les Etats parties aient entendu faire en sorte
que l’élément de connaissance ne puisse être établi que sous réserve de désignations ou
reconnaissances par la communauté internationale qui, à l’époque, n’avaient pas cours.
118. Quatrièmement, les Etats parties ont mis en oeuvre et appliqué le paragraphe 1 de
l’article 2 en se fondant sur la connaissance qu’ils pouvaient avoir des actes d’un groupe, et non sur
la désignation dont ceux-ci faisaient l’objet. La Russie, dans son contre-mémoire, présente sous un
jour fallacieux les affaires citées par l’Ukraine, affirmant que les juridictions nationales mentionnées
ont inféré l’élément de connaissance «des désignations faites sur les plans international ou
national»142.
119. En réalité, lesdites juridictions ne se sont pas appuyées sur les listes de désignation mais
se sont fondées, à juste titre, sur la connaissance des actes auxquels se livraient les groupes mis en
cause. Dans l’affaire Fighters and Lovers, la Cour suprême du Danemark a conclu que pour établir
l’élément moral requis, «il suffi[sai]t qu’existe la preuve que la personne, le groupe ou l’association
bénéficiaire des fonds se [soit] livr[é] ou ait [eu] l’intention de se livrer à des actes présentant les
caractéristiques ou motivés par les intentions terroristes spécifiques» que recouvre l’infraction de
financement du terrorisme143. Ainsi, se fondant sur les preuves d’attentats commis contre des civils,
les juges ont conclu que les accusés «avaient la connaissance factuelle des actions des FARC et du
FPLP requise pour que l’élément d’intention soit constitué»144. Contrairement à ce qu’avance la
Russie, la Cour suprême du Danemark n’a jamais fait mention d’une quelconque désignation
nationale ou internationale des FARC ou du FPLP en tant qu’organisations terroristes. De même,
aux Etats-Unis, la Cour d’appel saisie en l’affaire Boim v. Holy Land Foundation ne s’est pas
appuyée sur des désignations pour établir l’élément de connaissance. Au contraire, l’affaire
concernait des dons au Hamas effectués en 1996, soit un an avant que les Etats-Unis ne désignent ce
groupe comme une organisation terroriste étrangère145.
120. Une autre juridiction américaine a récemment suivi la même approche dans une affaire
impliquant l’article 2339C du Titre 18 du code des Etats-Unis, soit la loi de mise en oeuvre de la
141 Voir Nations Unies, résolution 1373 du Conseil de sécurité, doc. S/RES/1373 (28 septembre 2001) ; Lee Jarvis
& Tim Legrand, The Proscription or Listing of Terrorist Organisations: Understanding, Assessment, and International
Comparisons, Terrorism and Political Violence, Vol. 30 (2018), p. 200, 204 (écrivant que «les attentats du 11 septembre
ont marqué une transformation immédiate et prononcée du statut des listes d’interdiction dans le monde») (exposé écrit de
l’Ukraine, annexe 86).
142 CMFR, première partie, par. 144 a).
143 “Fighters and Lovers Case”, Case 399/2008, Supreme Court of Denmark (25 March 2009), p. 1-2 (MU,
annexe 476).
144 Ibid. (les italiques sont de nous). La Russie conteste également le raisonnement de l’Ukraine fondé sur les
décisions de la justice française concernant le PKK et l’ETA. La juridiction en question avait certes invoqué le fait que des
groupes avaient été déclarés terroristes, mais sans indiquer qu’elle était juridiquement tenue de le prendre en compte. Voir
French Cour de cassation, Judgement of May 21st 2014, No. 13-83758 (MU, annexe 477) ; French Cour de cassation,
Judgement of April 12th, 2005, No. 04-84264 (MU, annexe 472). Les Etats peuvent avoir des raisons d’ordre politique ou
autres de choisir de ne pas désigner comme terroriste un groupe qui, dans les faits, commet des actes couverts par l’alinéa b)
du paragraphe 1 de l’article 2.
145 Boim v. Holy Land Found. for Relief & Dev., 549 F.3d 685 (Court of Appeals for the 7th Circuit of the
United States, 2008), p. 712 (MU, annexe 474) («Les dons au Hamas lui-même constituent une infraction depuis
1997 … lorsque [celui-ci] a été formellement désigné comme une organisation terroriste étrangère…»). Les juges ont
cherché à déterminer si le bailleur de fonds «sa[va]it que l’organisation se livr[ait] à des actes [de terrorisme]». Ibid., p. 693.
La Russie relève en outre que l’affaire Boim mettait en cause une législation américaine relative au «soutien matériel au
terrorisme», mais l’élément de connaissance que les juges ont interprété était le même : il s’agissait d’apprécier si les
auteurs des dons avaient fait ceux-ci «en sachant … qu’[e l’argent] ser[ai]t utilis[é]» pour commettre les actes visés. Code
des Etats-Unis : Crimes, 18 U.S.C. § 2339A, Providing Material Support to Terrorist (2009) (MU, annexe 475).
- 38 -
CIRFT146. L’affaire, portée devant elle par des victimes de la destruction de l’appareil assurant le
vol MH17, concernait la prestation de services financiers à la RPD147. La juridiction en question a
conclu que les accusés «étaient informés des activités de la RPD», évoquant notamment les «attaques
dirigées [par celle-ci] contre des civils» et le fait qu’«elles avaient été largement relayées et analysées
par la quasi-totalité des gouvernements, ainsi que les médias et les organisations de défense des droits
de l’homme»148. Telle a été sa conclusion bien que «la RPD n’[eût] pas été désignée comme une
«organisation terroriste étrangère»»149. De la même façon, pour établir en l’espèce si la personne qui
procurait des fonds à un groupe avait connaissance des activités terroristes de celui-ci, la Cour doit
examiner les circonstances factuelles objectives, dont les informations qui ont été largement relayées
par des organisations internationales et des médias dignes de foi.
121. En somme, les deux Parties conviennent que la fourniture de fonds à un groupe dont
l’activité terroriste est connue suffit à établir l’élément moral du paragraphe 1 de l’article 2, tandis
que rien n’étaye la position de la Russie selon laquelle le caractère notoire des actes de terrorisme ne
pourrait être établi à défaut d’une qualification formelle au niveau international. Aussi s’agit-il, au
regard de la convention, de déterminer, sur la base de circonstances factuelles objectives, si la
perpétration effective, par le groupe recevant les fonds, d’actes visés aux alinéas a) et b) du
paragraphe 1 de l’article 2 était connue de la personne qui les leur fournissait.
146 Schansman v. Sberbank of Russia PJSC, Civ. No. 19-CV-2985 (ALC), 2021 WL 4482172 (S.D.N.Y.
30 September 2021) (annexe 67) ; voir FMI, Département juridique, Manuel d’aide à la rédaction des instruments
législatifs – La répression du financement du terrorisme (2003), p. 36, note 94 (précisant que l’article 2339C du Titre 18
du code des Etats-Unis constitue la loi d’application de la CIRFT dans ce pays).
147 Schansman v. Sberbank of Russia PJSC, Civ. No. 19-CV-2985 (ALC), 2021 WL 4482172, p. 1 (S.D.N.Y.
30 September 2021), p. 1 (annexe 67).
148 Ibid., p. 8.
149 Ibid. Comme il est indiqué ci-dessous au chapitre 7, la juridiction américaine a dit que les allégations, telles que
formulées par les plaignants, relevaient bien de la loi relative au financement du terrorisme. Ces allégations relatives au
fait de notoriété publique que la RPD se livrait à de violentes attaques contre des civils concordent avec les éléments
produits en l’espèce, que la Russie n’a pas tenté de réfuter.
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CHAPITRE 5
INTERPRÉTATION DES ALINÉAS A) ET B) DU PARAGRAPHE 1 DE L’ARTICLE 2 :
ACTES DONT LE FINANCEMENT EST PROHIBÉ
122. Comme l’a établi l’Ukraine dans son mémoire, la CIRFT définit de façon large et générale
un ensemble d’actes de terrorisme dont le financement est illicite. Le mémoire apporte la preuve de
nombreux actes commis par les intermédiaires de la Russie depuis le printemps 2014 qui sont
constitutifs d’actes de terrorisme au sens de la convention. C’est notamment le cas de la destruction
de l’appareil assurant le vol MH17, qui emporte violation de l’alinéa b) du paragraphe 1 de
l’article premier de la convention de Montréal pour la répression d’actes illicites dirigés contre la
sécurité de l’aviation civile (la «convention de Montréal»), et d’une série de pilonnages qui ont frappé
des villes ukrainiennes, emportant violation du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention
internationale pour la répression des attentats terroristes à l’explosif (ci-après la «CIRATE»). Le
mémoire apporte également la preuve de nombreuses attaques dirigées contre des civils, qui
présentent les éléments requis à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT.
123. Dans son contre-mémoire, la Russie ne conteste pas l’interprétation que donne l’Ukraine
de la CIRATE, ni le fait que les attaques perpétrées à Kharkiv, Kyiv et Odessa constituent des
infractions au regard de cette convention. Elle s’oppose en revanche à la lecture que fait l’Ukraine
de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article premier de la convention de Montréal, ainsi que de
l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT. Mais, là encore, les arguments de la Russie en
matière d’interprétation dressent des obstacles à la coopération dans le domaine de la lutte contre le
financement du terrorisme qui ne trouvent aucune justification dans le texte de ces dispositions, lu
dans son sens ordinaire. Ils tendent à rendre les infractions de financement du terrorisme plus
difficiles à établir et, par conséquent, à permettre à la Russie de se soustraire plus facilement aux
obligations qui lui incombent au titre de la prévention et de la répression desdites infractions. La
Russie tente en particulier d’imposer des exigences fictives aux fins de l’établissement de l’élément
moral, mais omet ce fait essentiel que les infractions sous-jacentes sont commises par une tierce
partie. Or, il serait tout à fait déraisonnable d’interpréter la convention comme requérant d’un
bailleur de fonds qu’il connaisse l’état d’esprit de cette tierce partie.
124. A propos de la convention de Montréal, la Russie avance ainsi une règle improbable selon
laquelle l’infraction ne serait pas constituée lorsqu’une personne, agissant de manière illicite, tire sur
un avion avec une arme d’emploi aveugle — qui n’a donc pas la capacité de distinguer un aéronef
militaire d’un aéronef civil — et détruit en conséquence un appareil civil en provoquant la mort de
centaines de passagers. En ce qui concerne la CIRFT, elle avance une interprétation de l’alinéa b) du
paragraphe 1 de l’article 2 incompatible à de nombreux égards avec le texte explicite de la
convention, pressant par exemple la Cour de ne pas examiner la «nature ou [le] contexte» d’actes
dont la convention prévoit pourtant expressément qu’ils doivent être appréciés à la lumière de ces
mêmes éléments. Contrairement à la Russie, l’Ukraine interprète ces dispositions suivant leur sens
ordinaire, et selon le sens commun qui leur permet de jouer le rôle pour lequel elles ont été élaborées.
- 40 -
A. L’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article premier de la convention de Montréal s’applique
aux faits incontestés relatifs à la destruction de l’appareil assurant le vol MH17
125. Parmi les actes dont le financement est interdit au titre de l’article 2 de la CIRFT, figurent,
par le jeu de l’alinéa a) du paragraphe 1 de cet article, les actes constitutifs d’une infraction au regard
de la convention de Montréal150.
126. Or, dans son mémoire, l’Ukraine a apporté la preuve que le tir qui a abattu l’appareil de
la Malaysia Airlines assurant le vol MH17 constituait un acte de destruction illicite et intentionnelle
d’un aéronef en service, emportant violation de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article premier de la
convention de Montréal151. La Russie n’a pas contesté le caractère illicite de la destruction, ni
l’existence d’une intention de détruire un aéronef. Elle argue en revanche que cet acte ne constituait
pas une infraction au regard de la convention de Montréal, au motif que ses auteurs entendaient
détruire un avion militaire et non un avion civil152. Cette argumentation alambiquée procède d’une
interprétation erronée de ladite convention, à deux égards distincts. Premièrement, si l’applicabilité
de la convention est fonction de la nature de l’aéronef, celle-ci n’est pas un élément de la violation
auquel s’applique l’exigence d’intention. Dès lors qu’une personne agit illicitement et a l’intention
de détruire un aéronef, et qu’un aéronef civil est détruit, une infraction est commise au regard de la
convention de Montréal ; peu importe que l’intention alléguée ait été de détruire illicitement un autre
type d’aéronef. Deuxièmement, quand bien même l’existence d’une intention de détruire un aéronef
civil serait requise, quiconque utilise une arme n’ayant pas la capacité de faire la distinction entre
aéronefs civils et militaires agit ipso facto dans l’intention de détruire un aéronef civil. Cette
conclusion concorde avec le sens ordinaire qu’a en droit le terme «intentionnellement». Elle s’impose
également eu égard au constat, dressé par la Cour dans son avis consultatif sur la Licéité de la menace
ou de l’emploi d’armes nucléaires, qu’«utiliser des armes qui sont dans l’incapacité de distinguer
entre cibles civiles et cibles militaires» revient de fait à «prendre pour cible des civils»153. Le
contre-mémoire ne contient nulle reconnaissance de ce principe, la Russie se gardant tout simplement
d’aborder la question.
1. Toute personne qui agit illicitement et a l’intention de détruire un aéronef, et détruit de fait
un aéronef civil, commet une infraction au regard de la convention de Montréal
127. Suivant le sens ordinaire des termes de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article premier,
lus dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la convention, une personne qui
«illicitement et intentionnellement» abat «un aéronef en service», et détruit de fait un aéronef civil
en service, «commet une infraction», sans que soit par ailleurs requise la preuve spécifique que son
l’intention était de détruire un aéronef civil. Plus précisément, aux termes de cette disposition,
«[c]ommet une infraction pénale toute personne qui illicitement et intentionnellement … détruit un
aéronef en service ou cause à un tel aéronef des dommages qui le rendent inapte au vol ou qui sont
de nature à compromettre sa sécurité en vol»154. Le type d’«aéronef» n’est pas précisé, l’appareil
devant seulement avoir été «en service» au moment de sa destruction.
150 CIRFT, art. 2, par. 1, alinéa a) (interdisant la fourniture de fonds pour la commission d’«[u]n acte qui constitue
une infraction au regard et selon la définition de l’un des traités énumérés en annexe»).
151 Convention de Montréal, article premier, par. 1, alinéa b) («Commet une infraction pénale toute personne qui
illicitement et intentionnellement : … b) Détruit un aéronef en service ou cause à un tel aéronef des dommages qui le
rendent inapte au vol ou qui sont de nature à compromettre sa sécurité en vol»).
152 CMFR, première partie, chap. IV.I, VI.
153 Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996, p. 257, par. 78.
154 Convention de Montréal, article premier, par. 1, alinéa b).
- 41 -
128. La nature de l’aéronef n’est pas mentionnée au paragraphe 1 de l’article premier, mais
fait l’objet d’une référence distincte à l’article 4 de la convention de Montréal, qui énumère les
circonstances particulières dans lesquelles cette dernière s’applique ou non. Le paragraphe 1 de
l’article 4 dispose ainsi que ladite convention «ne s’applique pas aux aéronefs utilisés à des fins
militaires, de douane ou de police»155. Elle s’applique bien, a contrario, aux aéronefs civils. Dès lors,
par exemple, si un incident concerne un aéronef militaire, la convention de Montréal «ne s’applique
pas», alors qu’elle s’applique si l’aéronef touché est un aéronef civil. Par conséquent, selon
l’article premier de la convention, lu conjointement avec l’article 4, la nature civile d’un aéronef est
un «élément constitutif de la compétence», tel que défini à l’article 4, soit un critère qui doit être
rempli pour que la convention soit applicable. Le cas échéant, une infraction est commise dès lors
qu’il est satisfait aux conditions énoncées à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article premier, soit
lorsqu’une personne détruit illicitement et intentionnellement un «aéronef en service». Pour
reprendre les termes du TPIY, l’«élément constitutif de la compétence» à l’égard de l’infraction (que
l’on trouve, en l’occurrence, à l’article 4 de la convention) «ne s’attache pas à la composante
subjective du crime»156. En résumé, la convention de Montréal trouve à s’appliquer dès lors qu’il est
objectivement établi qu’un aéronef civil en service a été détruit. La violation de la convention est
donc constituée lorsque a été rapportée la preuve que la personne en cause a agi de manière illicite
et qu’elle avait l’intention de détruire un aéronef en service.
129. Si les Etats avaient voulu exiger la preuve de l’intention de détruire un aéronef civil, il
leur aurait été facile de le préciser. L’article premier aurait ainsi pu définir comme constitutif d’une
infraction le fait de «détruire illicitement et intentionnellement un aéronef civil en service». C’est ce
que confirme une comparaison entre les l’alinéas b), d’une part, de son paragraphe 1 et, d’autre part,
de son paragraphe 1 bis157, que la Russie invoque à tort au soutien de sa position158. Aux termes de
l’alinéa b) du paragraphe 1 bis de l’article premier, commet une infraction toute personne qui,
«illicitement et intentionnellement, à l’aide d’un dispositif, d’une substance ou d’une arme», entre
autres, «détruit ou endommage gravement des installations d’un aéroport servant à l’aviation civile
internationale ou des aéronefs…»159. Il ressort clairement de ce libellé que l’infraction ainsi prévue
n’est établie que si son auteur agit «intentionnellement» dans le but de détruire ou d’endommager un
aéroport servant «à l’aviation civile … ou des aéronefs». Cette exigence brille en revanche par son
absence à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article premier.
130. La Russie fait remarquer que le terme «aéronef» n’est pas défini dans la convention, mais
cette observation n’étaye en rien l’argument selon lequel ce terme «ne saurait être compris autrement
que par référence à l’article 4»160. Un terme qui n’a pas été défini doit être interprété dans son sens
ordinaire, et le mot «aéronef», dans son acception ordinaire, recouvre toute machine volante, qu’elle
soit utilisée à des fins civiles, militaires ou autres. En outre, la formulation utilisée à l’alinéa b) du
paragraphe 1 de l’article premier est «aéronef en service» et la convention précise au paragraphe b)
de son article 2 qu’
«un aéronef est considéré comme étant en service depuis le moment où le personnel au
sol ou l’équipage commence à le préparer en vue d’un vol déterminé jusqu’à l’expiration
d’un délai de vingt-quatre heures suivant tout atterrissage ; la période de service s’étend
155 Convention de Montréal, art. 4, par. 1.
156 Prosecutor v. Tadic, Case No. IT-94-1-A, Appeals Chamber Judgment (15 July 1999) (MU, annexe 463).
157 Le paragraphe 1 bis de l’article premier a été ajouté par le paragraphe 1 de l’article 2 du protocole pour la
répression des actes illicites de violence dans les aéroports servant à l’aviation civile internationale.
158 CMFR, première partie, par. 156.
159 Ibid. ; protocole pour la répression des actes illicites de violence dans les aéroports servant à l’aviation civile
internationale, 24 février 1988, RTNU, vol. 1589, p. 474.
160 CMFR, première partie, par. 154.
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en tout état de cause à la totalité du temps pendant lequel l’aéronef se trouve en vol au
sens de l’alinéa a) du présent paragraphe»161.
Dans cette acception ordinaire, un aéronef militaire peut naturellement être désigné comme étant «en
service»162. Ainsi, l’expression «aéronef en service», telle qu’employée à l’alinéa b) du paragraphe 1
de l’article premier, renvoie au statut du vol, non à la question de savoir s’il sert à des fins civiles ou
militaires.
131. L’Ukraine a évoqué précédemment la convention sur la prévention et la répression des
infractions contre les personnes jouissant d’une protection internationale, y compris les agents
diplomatiques163, à l’effet de souligner que d’autres conventions prévoient, à l’instar de la convention
de Montréal, des infractions qui incluent des critères de compétence, soit des éléments dont
l’existence doit être établie pour que l’infraction soit constituée mais auxquels ne s’applique pas
l’obligation de prouver la mens rea. La Russie ne conteste pas la prémisse voulant que l’auteur d’une
infraction n’a pas à avoir de connaissance ou d’intention particulière en ce qui concerne l’élément
constitutif de la compétence ; pour que l’infraction soit constituée, ce qui sera déterminant c’est que
l’acte ait été commis, et qu’il l’ait été avec l’intention requise. La Russie, par ailleurs, ne commente
pas l’exemple, invoqué par l’Ukraine, de l’article 5 du statut du TPIY, et de l’interprétation de
celui-ci selon laquelle l’élément des crimes contre l’humanité consistant dans le fait que l’acte ait été
«commis au cours d’un conflit armé» intéresse la compétence164. Elle conteste en revanche que, sous
le régime de la convention relative aux personnes jouissant d’une protection internationale, la
protection internationale d’une victime soit un exemple d’élément entrant ainsi dans la détermination
de la compétence165. Mais ladite convention se distingue fondamentalement de la convention de
Montréal en ce que le statut de victime est spécifiquement mentionné dans l’article qui définit
l’infraction, de sorte que ce qui doit être intentionnel est le fait «de commettre un meurtre, un
enlèvement ou une autre attaque contre la personne ou la liberté d’une personne jouissant d’une
protection internationale»166. Dans la convention de Montréal, l’alinéa b) du paragraphe 1) de
l’article premier, en revanche, ne définit pas l’acte qui doit être accompli de manière intentionnelle
en termes de destruction d’un aéronef «civil» en service. Qu’il y ait débat sur le point de savoir si,
sous le régime de la convention relative aux personnes jouissant d’une protection internationale, la
nécessité d’établir une intention s’applique au statut de personne protégée de la victime tend
simplement à confirmer que, dans le cas de la convention de Montréal, laquelle fait référence à la
nature civile d’un aéronef dans une disposition qui n’est pas celle définissant l’infraction et imposant
un élément d’intention, le fait que l’aéronef soit un aéronef civil constitue un élément de compétence
établissant l’applicabilité de la convention, mais qui est à dissocier de l’élément d’intention.
161 Convention de Montréal, art. 2, par. b).
162 Voir, par exemple, UK Aviation Security Act 1982, sect. 38 (appliquant la même définition à un aéronef «en
service» que la convention de Montréal à l’égard des aéronefs civils et militaires).
163 Convention sur la prévention et la répression des infractions contre les personnes jouissant d’une protection
internationale, y compris les agents diplomatiques, 14 décembre 1973, RTNU, vol. 1035, p. 167 (ci-après la «convention
relative aux personnes jouissant d’une protection internationale»). Cette convention, à l’instar de celle de Montréal, figure
parmi les traités mentionnés à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT.
164 MU, par. 222, note 507 ; voir Prosecutor v. Tadic, Case No. IT-94-1-A, Appeals Chamber Judgment (15 July
1999), par. 249 («La Chambre d’appel est également d’accord avec l’Accusation sur le fait que l’expression «commis au
cours d’un conflit armé», qui figure à l’article 5 du Statut, n’exige rien de plus que l’existence d’un conflit armé à l’époque
et aux lieux visés. L’Accusation a par ailleurs raison d’affirmer que la condition de l’existence d’un conflit armé est un
«élément constitutif de la compétence et non de l’intention requise pour les crimes contre l’humanité» (c’est-à-dire qu’elle
ne s’attache pas à la composante subjective du crime).») (MU, annexe 463).
165 CMFR, première partie, par. 157.
166 Convention relative aux personnes jouissant d’une protection internationale, art. 2, par. 1, alinéa a).
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132. De même, la Russie ne tente pas de faire cadrer son interprétation de l’alinéa b) du
paragraphe 1 de l’article premier avec l’objet et le but de la convention de Montréal. Le préambule
de celle-ci rappelle que «les actes illicites dirigés contre la sécurité de l’aviation civile» «préoccupent
gravement» la communauté internationale, et précise que la convention a pour «but de prévenir ces
actes»167. Compte tenu du but exprimé, toute attaque qui endommage un ou des aéronefs civils entre
dans le champ d’application assigné à la convention, dès lors que son ou ses auteurs ont agi
«illicitement» et ont de fait détruit un aéronef civil. Offrir un moyen de défense à ceux qui détruisent
un aéronef civil en leur permettant d’exciper de leur intention de commettre un acte illicite différent
contre un type d’aéronef différent créerait dans le régime d’interdiction de la convention une brèche
qui ne saurait se justifier.
133. Au lieu d’examiner l’objet et le but de la convention, la Russie donne une image très
déformée de la position de l’Ukraine, à qui elle fait dire que «l’un des objectifs principaux de la
convention de Montréal était d’ériger en infractions tous les actes qui, de fait, mettent en danger
l’aviation civile»168. La Russie omet cependant un élément fondamental : la convention couvre
uniquement les attaques contre l’aviation civile qui sont illicites. Concrètement, il n’y aura souvent
ou généralement pas infraction sur le fondement de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article premier
dans les situations impliquant une intention de détruire un aéronef militaire (par exemple, lorsque
des membres des forces armées d’un Etat ont par erreur, mais de bonne foi, détruit un aéronef civil
en tentant de manière licite d’atteindre une cible militaire), car une telle erreur, pour tragique qu’elle
soit, n’impliquerait pas un acte illicite. La présente espèce se distingue de tels cas de figure en ce que
la destruction de l’appareil assurant le vol MH17 relève d’un acte incontestablement illicite. La
Russie n’avance d’ailleurs aucun argument à l’effet de montrer que les individus qui ont employé
l’arme en cause auraient eu une justification valide, en droit ukrainien ou en droit international, pour
tirer sur un aéronef169. Dans un cas comme celui-ci, où il est évident que la personne qui a abattu un
avion civil a agi illicitement et entendait détruire un aéronef, la preuve de l’infraction est faite. Il n’y
aurait aucune raison d’exiger en sus la preuve d’une intention se rapportant à la nature de l’aéronef
qui a été illicitement détruit.
2. L’élément d’intention de détruire un aéronef civil, à le supposer requis, est constitué dès
lors qu’est employée une arme n’ayant pas la capacité de faire la distinction entre aéronefs
civils et militaires dans l’espace aérien servant à l’aviation civile
134. Quand bien même il devrait être établi que l’intention était celle de détruire un aéronef
de nature civile, conduire un tir vers un espace aérien où la circulation des aéronefs civils était
intense, au moyen d’une arme n’ayant pas la capacité de distinguer entre cibles civiles et militaires,
revient de fait à détruire intentionnellement un aéronef civil. L’Ukraine a déjà mis en avant cet
argument170, mais la Russie n’a pas daigné y répondre dans son contre-mémoire, se contentant
d’arguer que la convention de Montréal ne couvrirait pas «l’intention indirecte ou la négligence
coupable»171.
135. La Russie n’offre guère de justification à l’appui de cette interprétation, affirmant
simplement que, «[l]orsque les Etats contractants [étaient] convenus de retenir, dans la convention
167 Convention de Montréal, préambule.
168 CMFR, première partie, par. 156 c) (les italiques sont dans l’original).
169 Voir infra, chap. 6, sect. B.
170 Voir EEU, par. 251, note 463.
171 CMFR, première partie, par. 155.
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de Montréal, un élément moral différent à telle ou telle fin, ils l’[avaient] fait expressément»172. Pour
étayer cette assertion, elle invoque la formule «propres à détruire» («likely to destroy») employée à
l’alinéa c) du paragraphe 1 de l’article premier173. Or, contrairement à ce qu’elle donne à entendre,
cette expression ne se rapporte pas à un élément moral. Ledit alinéa érige en infraction le fait de
placer sur un aéronef «un dispositif ou des substances propres à détruire ledit aéronef». Les termes
«propres à détruire» décrivent une caractéristique objective du dispositif ou des substances dont il
est question. L’élément moral, quant à lui, reste contenu dans l’adverbe «intentionnellement» :
l’auteur de l’infraction doit placer intentionnellement un dispositif ou des substances qui, quant à
eux, doivent être — objectivement — propres à détruire un aéronef.
136. L’interprétation que fait la Russie de la convention de Montréal comme excluant certains
degrés d’intention est non seulement erronée, mais encore stérile. Les faits particuliers que l’Ukraine
a établis de manière incontestée, soit la conduite d’un tir au moyen d’une arme de défense
antiaérienne n’ayant pas la capacité de faire la distinction entre aéronefs civils et militaires en
direction d’un appareil circulant dans un espace ouvert à l’aviation civile, établissent l’existence
d’une intention directe de détruire un aéronef civil174.
137. Sur ce point d’interprétation relatif à l’intention, les principes du droit humanitaire offrent
une analogie pertinente175. Comme l’a indiqué la Cour dans son avis consultatif sur la Licéité de la
menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, «utiliser des armes qui sont dans l’incapacité de
distinguer entre cibles civiles et cibles militaires» revient de fait à «prendre pour cible des civils»176.
Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) voit de même dans l’interdiction d’«utilise[r] des
méthodes ou moyens de combat qui ne peuvent pas être dirigés contre un objectif militaire
déterminé» «une application de l’interdiction d’attaquer des personnes civiles ou des biens de
caractère civil»177. Le TPIY a appliqué ce principe dans l’affaire Martić ; l’accusé, Milan Martić,
ayant utilisé dans un secteur civil une arme avec laquelle «les tirs ciblés [étaient] impossibles»178, en
ayant «conscience de[s] effets» de cette arme, le tribunal a considéré qu’il «avait délibérément pris
pour cible la population civile de Zagreb»179. Le TPIY l’a également appliqué à une situation où
«[d]es soldats du SRK [avaient] tir[é en direction d’une piste] sans savoir si les mouvements qu’ils
apercevaient sur la[dite] piste étaient le fait de civils ou de soldats habillés en civil», établissant qu’eu
égard au caractère «indiscrimin[é]» de ces tirs, il était légitime de conclure que les attaques étaient
172 CMFR, première partie, par. 155.
173 CMFR, première partie, par. 155.
174 Infra, chap. 6, sect. B.
175 La Russie prétend que «l’interprétation … des éléments moraux de l’acte de terrorisme … doit être faite à la
lumière et dans le contexte de normes du droit international pertinentes et de même objet qui sont également et
simultanément applicables». CMFR, première partie, par. 197. Ainsi qu’il sera expliqué ci-dessous, la Russie surestime les
liens qu’entretiennent les conventions relatives à la répression du terrorisme avec le droit international humanitaire. Voir
infra, par. 163. Toutefois, dans la mesure où le droit international humanitaire traite la question de l’intention à propos des
attaques contre les civils, les Parties s’accordent à considérer que cette branche du droit offre les moyens de dresser une
analogie pertinente aux fins de l’interprétation des termes «intentionnellement» et «destiné à».
176 Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996, p. 257, par. 78.
177 CICR, base de données sur le DIH, règle 12. La définition des attaques sans discrimination, accessible à l’adresse
suivante : https://ihl-databases.icrc.org/customary-ihl/fre/docs/v1_rul_rule12.
178 Le Procureur c. Milan Martić, affaire no IT-95-11-T, jugement, 12 juin 2007, par. 472.
179 Ibid. Aux termes du Statut du TPIY, c’est l’adverbe «délibérément», utilisé comme synonyme
d’«intentionnellement», qui renvoie à l’élément moral des attaques dirigées contre une population civile. Voir, de manière
générale, William A. Schabas, «Mens Rea and the International Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia», New
England Law Review, vol. 37 (2002), p. 1020-1021 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 72) ; CICR, commentaire des
protocoles additionnels du 8 juin 1977 aux Conventions de Genève du 12 août 1949 (1987), p. 994, par. 3474 (considérant
que l’expression «en les voulant» («wilfully») avait le sens de «avec conscience et volonté») (EEU, annexe 79).
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dirigées contre des civils et qu’existait une «intention de répandre la terreur parmi la population
civile»180.
138. En application de ce principe, si une personne tire en direction d’un espace aérien civil
en sachant que l’arme qu’elle emploie n’a pas la capacité de distinguer entre cibles civiles et
militaires, elle sera à juste titre réputée attaquer «délibérément» des civils, «diriger» une attaque
contre des civils ou prendre pour «cible» des civils. Aux fins de la convention de Montréal, cette
personne, si elle détruit un aéronef civil, aura agi «intentionnellement».
139. L’objet et le but de la convention de Montréal viennent également conforter
l’interprétation de l’Ukraine. Comme il a été dit plus haut, le préambule de ladite convention énonce
que «les actes illicites dirigés contre la sécurité de l’aviation civile compromettent la sécurité des
personnes et des biens, gênent sérieusement l’exploitation des services aériens et minent la confiance
des peuples du monde dans la sécurité de l’aviation civile», précisant que ces actes «préoccupent
gravement» les Etats Parties et que la convention a pour «but de [les] prévenir»181. La conduite d’un
tir en direction de l’espace aérien civil, alors même que l’arme utilisée n’a pas la capacité de
distinguer entre cibles militaires et civiles, est l’illustration même du type d’«actes illicites dirigés
contre la sécurité de l’aviation civile» que la convention de Montréal avait vocation à décourager.
140. L’acte spécifique en cause dans le cas du vol MH17 étant constitutif de destruction
intentionnelle d’un aéronef civil, même selon une interprétation qui ne retiendrait que l’intention
directe, point n’est besoin pour la Cour de se prononcer plus généralement sur le sens du terme
«intentionnellement», tel qu’utilisé dans la convention de Montréal. Reste que la Russie a tort
d’écarter, sans réellement chercher à s’en expliquer, les autres degrés d’intention.
141. La convention de Montréal employant l’adverbe «intentionnellement» dans le cadre de
la définition d’une «infraction» ayant vocation à être criminalisée par les Etats parties, ses
dispositions doivent être interprétées en référence à la manière dont sont utilisés les termes
«intention» et «intentionnellement» dans le contexte du droit pénal182. Or il ressort de la pratique, en
droit pénal national comme international, que l’«intention», dans son sens ordinaire, englobe
différents degrés : dolus directus, dolus indirectus et dolus eventualis183. Ces degrés d’intention
recouvrent des situations où l’auteur souhaite aboutir au résultat proscrit, est conscient que ce dernier
se produira dans le cours normal des événements ou voit que ses actions sont susceptibles de produire
ce résultat et prend néanmoins délibérément le risque d’agir184. Les différents degrés d’intention sont
reconnus en droit pénal international et intégrés dans les régimes juridiques de tradition
180 Prosecutor v. Galic, Case No. IT-98-29-T, Trial Chamber Judgment (5 December 2003), par. 415-416 (MU,
annexe 464) ; Le procureur c. Stanislav Galić, affaire no IT-98-29-A, arrêt, 30 novembre 2006, par. 108 et note 349,
131-32.
181 Convention de Montréal, préambule.
182 Voir Michael Milde, Essential Air and Space Law: International Air Law and ICAO (2e éd., 2012), p. 242-243
(«L’acte doit être «intentionnel» — l’infraction au sens de la convention de Montréal ne peut donc être commise par
négligence ; la Conférence ne s’est pas penchée sur la question de savoir si l’intention devait être «directe» (réelle intention
de nuire) ou si un résultat «indirect» ou «ultérieur» constituait un élément suffisant (l’auteur n’avait pas l’intention de nuire,
mais était conscient qu’une telle éventualité pouvait se produire et cela ne l’a pas empêché d’agir) — notion d’intention
laissée à l’interprétation des cours et tribunaux.») (EEU, annexe 76).
183 Voir MU, par. 206, notes 479-80.
184 Ibid.
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romano-germanique ou de common law185. Cette pratique commune est aussi celle de la Russie
elle-même, comme l’illustre l’article 25 de son code pénal, aux termes duquel «[u]n acte motivé par
une intention directe ou indirecte est une infraction commise intentionnellement», notamment
lorsque «la personne avait compris la dangerosité sociale de ses actions» mais «a consciemment
laissé une telle conséquence se produire ou l’a négligée»186.
142. Selon l’acception ordinaire du terme «intentionnellement», une personne qui tire un
missile en direction de l’espace aérien servant à l’aviation civile, en sachant que le système d’arme
qu’il utilise n’a pas la capacité de distinguer entre cibles militaires et civiles et en acceptant
l’extraordinaire danger que représente une telle action, est animée de l’intention de détruire un
aéronef civil.
143. En conclusion de son analyse de la convention de Montréal, la Russie écrit qu’il est «utile
de rechercher si d’autres cas d’aéronefs civils détruits par erreur ont donné lieu à des accusations de
violations de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article premier … (ou à des poursuites en tant que
telles)»187. Elle se garde toutefois de mentionner un exemple des plus célèbres, ayant suscité de telles
allégations : la destruction de l’appareil assurant le vol 655 d’Iran Air par l’USS Vincennes. L’Iran
avait introduit une instance devant la Cour, alléguant que la destruction de l’avion emportait violation
de la convention de Montréal, et déclarant : «Il n’est pas douteux que la destruction de l’avion était
intentionnelle», «quand bien même on aurait cru que l’avion était un F-14»188. Les Etats-Unis avaient
soulevé des exceptions préliminaires dans cette affaire mais — fait notable — n’avaient pas avancé
l’interprétation restrictive que propose à présent la Russie quant à l’élément d’intention requis par la
convention de Montréal189.
144. Qui plus est, les exemples cités par la Russie n’étayent pas sa position. La Russie évoque
ainsi la destruction au-dessus de la mer Noire de l’appareil assurant le vol 1812190. Selon les
conclusions d’une enquête, il s’agissait d’un accident qui s’est produit dans le cadre d’exercices
militaires menés conjointement par la Russie et l’Ukraine, lorsqu’un missile a été dévié de sa
trajectoire par suite d’un phénomène de réflexion sur l’eau191. Nul n’a jamais prétendu que ces
exercices militaires étaient «illicites» ou que le missile avait été tiré dans l’intention de détruire un
quelconque type d’aéronef. Il n’est donc pas surprenant que la convention de Montréal n’ait jamais
185 Voir MU, par. 206-207 ; Le Procureur c. Milomir Stakić, affaire no IT-97-24-T, jugement, 31 juillet 2003,
par. 585-587 ; Le Procureur c. Kayishema & Ruzindana, affaire no ICTR-95-1-T, jugement, 21 mai 1999, par. 139 ;
Lavalle, p. 499 (MU, annexe 484) ; Kai Ambos, Treatise On International Criminal Law, Vol. I: Foundations and General
Part (2013), p. 267 (EEU, annexe 83) ; Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, Nations Unies,
doc. A/CONF.183/9, art. 30, par. 2, alinéa b) (ci-après le «Statut de Rome»). La Russie critique l’invocation du Statut de
Rome par l’Ukraine au motif que «le terrorisme a été délibérément exclu du champ d’application» de cet instrument.
CMFR, première partie, par. 214. Or, l’Ukraine n’invoque pas le Statut de Rome pour faire valoir un quelconque argument
en rapport avec le terrorisme, mais comme une illustration parmi de nombreuses autres du sens et de l’emploi ordinaires
du mot «intention» en droit.
186 «Criminal Code of the Russian Federation, art. 25» (annexe 51).
187 CMFR, première partie, par. 163.
188 Affaire de l’incident aérien du 3 juillet 1988 (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), mémoire
de la République islamique d’Iran, par. 4.57.
189 Affaire de l’incident aérien du 3 juillet 1988 (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique),
exceptions préliminaires soulevées par les Etats-Unis d’Amérique.
190 CMFR, première partie, par. 164.
191 Voir BBC News, Ukraine Blames Water for Downing Airline (2 November 2001).
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été invoquée192. La destruction en vol de l’appareil assurant le vol MH17 revêt un aspect singulier
en ce qu’elle concerne un aéronef civil dans une situation où il est incontesté que les attaquants ont
agi illicitement et tiré avec une arme n’ayant pas la capacité de distinguer entre des aéronefs civils et
militaires. Au vu de ces circonstances, il convient de reconnaître, pour les raisons exposées ci-dessus,
qu’une infraction a été commise au sens de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article premier de la
convention de Montréal.
145. Comme l’a établi l’Ukraine dans son mémoire, la CIRFT définit de façon large et générale
un ensemble d’actes de terrorisme dont le financement est illicite. Le mémoire de l’Ukraine apporte
la preuve de nombreux actes commis par les intermédiaires de la Russie depuis le printemps 2014
qui sont constitutifs d’actes de terrorisme au sens de la convention. C’est notamment le cas de la
destruction de l’appareil assurant le vol MH17, qui emporte violation de l’alinéa b) du paragraphe 1
de l’article premier de la convention de Montréal et d’une série de pilonnages qui ont frappé des
villes ukrainiennes, emportant violation du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRATE. Le mémoire
de l’Ukraine apporte également la preuve de nombreuses attaques dirigées contre des civils, qui
présentent les éléments requis à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT.
146. Dans son contre-mémoire, la Russie ne conteste pas l’interprétation que donne l’Ukraine
de la CIRATE, ni le fait que les attaques perpétrées à Kharkiv, Kyiv et Odessa constituent des
infractions au regard de cette convention. Elle s’oppose en revanche à la lecture que fait l’Ukraine
de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article premier de la convention de Montréal, ainsi que de
l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT. Mais, là encore, les arguments de la Russie en
matière d’interprétation dressent des obstacles à la coopération dans le domaine de la lutte contre le
financement du terrorisme qui ne trouvent aucune justification dans le texte de ces dispositions, lu
dans son sens ordinaire. Ils tendent à rendre les infractions de financement de terrorisme plus
difficiles à établir et, par conséquent, à permettre à la Russie de se soustraire plus facilement aux
obligations qui lui incombent en la matière. La Russie tente en particulier d’imposer des exigences
fictives aux fins de l’établissement de l’élément moral, mais omet ce fait essentiel que les infractions
sous-jacentes sont commises par une tierce partie. Or, il serait tout à fait déraisonnable d’interpréter
la convention comme requérant d’un bailleur de fonds qu’il connaisse l’état d’esprit de cette tierce
partie.
147. A propos de la convention de Montréal, la Russie avance ainsi une règle improbable selon
laquelle l’infraction ne serait pas constituée lorsqu’une personne, agissant de manière illicite, tire sur
un avion avec une arme d’emploi aveugle — qui n’a donc pas la capacité de distinguer un aéronef
militaire d’un aéronef civil — et détruit en conséquence un appareil civil en provoquant la mort de
centaines de passagers. En ce qui concerne la CIRFT, elle avance une interprétation de l’alinéa b),
du paragraphe 1 de l’article 2 incompatible à de nombreux égards avec le texte explicite de la
convention, pressant par exemple la Cour de ne pas examiner la «nature ou [le] contexte» d’actes
dont la convention prévoit pourtant expressément qu’ils doivent être appréciés à la lumière de ces
192 La Russie mentionne également la récente destruction en vol, par l’Iran, de l’avion assurant le vol 752 de la
compagnie Ukraine International Airlines, qu’elle qualifie d’«erreur humaine», affirmant qu’un opérateur chargé de
conduire un tir de missile iranien aurait pris «l’aéronef … pour un missile de croisière». CMFR, première partie, par. 164.
L’Ukraine est membre, aux côtés du Canada, de la Suède et du Royaume-Uni, du groupe international de coordination et
d’intervention qui a engagé des négociations avec l’Iran au sujet de l’incident. Le groupe a annoncé récemment avoir
déterminé qu’il serait vain de tenter de négocier avec l’Iran et qu’il «all[ait] maintenant [se] concentrer sur les mesures à
prendre pour résoudre cette question dans le cadre du droit international». Déclaration du Groupe international de
coordination et d’intervention pour les victimes du vol PS752 marquant le deuxième anniversaire de la destruction tragique
du vol PS752 (6 janvier 2022), voir traduction française accessible à l’adresse suivante : https://www.canada.ca/fr/
affaires-mondiales/nouvelles/2022/01/declaration-du-groupe-international-de-coordination-et-dintervention-pour-les-victi
mes-du-volps752-marquant-le-deuxieme-anniversaire-de-la-destruct.html. Il ne siérait pas, à ce stade, de développer plus
avant cette question dans le cadre de la présente instance.
- 48 -
mêmes éléments. Contrairement à la Russie, l’Ukraine interprète ces dispositions suivant leur sens
ordinaire, et selon le sens commun qui leur permet de jouer le rôle pour lequel elles ont été élaborées.
B. Les Parties s’accordent sur l’interprétation du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRATE
148. Dans son mémoire, l’Ukraine a établi qu’une série d’attentats à l’explosif commis à
Kharkiv, Kiev et Odessa constituaient des infractions à la CIRATE, et étaient de ce fait visés par
l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT (ainsi que par son alinéa b), dans la plupart des
cas)193. La Fédération de Russie ne conteste pas que ces attaques emportent violation de la CIRATE
et qu’elles relèvent de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT194.
C. La définition générale des actes de terrorisme, telle qu’énoncée à l’alinéa b)
du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT, et l’interprétation
erronée qu’en fait la Russie
149. L’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT définit une vaste catégorie d’actes
dont le financement est prohibé. Il s’agit de tout
«[a]cte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne
participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par
sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un
gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir
d’accomplir un acte quelconque».
150. Tout au long du contre-mémoire, la Russie donne à l’alinéa b) du paragraphe 1 de
l’article 2 une interprétation incompatible avec le sens ordinaire de ses termes, afin de rendre
excessivement difficile l’établissement d’une infraction au sens du paragraphe 1 de l’article 2 et,
partant, de réduire à leur plus simple expression les obligations de coopération que lui impose la
convention en matière de prévention et de répression du financement du terrorisme. Les arguments
relatifs à l’interprétation qu’elle avance ont tous en commun de faire abstraction du contexte de
l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2, lequel définit les actes de tierces parties dont le
financement est proscrit. La Russie considère, par exemple, que l’expression «acte destiné à tuer ou
blesser grièvement» employée audit alinéa implique la nécessité de prouver l’état d’esprit du tiers
auteur de l’acte en question, ce qui n’est pas requis dans le cas de degrés d’intention bien établis en
droit pénal. De même, elle s’oppose à ce que des inférences soient tirées de la «nature ou [du]
contexte» (faisant abstraction de la présence de ces termes dans la disposition) de l’acte en question
aux fins d’établir quel en était le but et invoque d’autres exigences irréalistes et absentes du texte
comme autant de barrières à l’établissement dudit but.
151. Les faits établis par l’Ukraine, dont des attaques délibérées contre des civils, seraient
pourtant prouvés même à l’aune des critères très rigoureux proposés par la Russie. La Cour n’a donc
pas à se prononcer sur certains points d’interprétation spécieux soulevés par la Russie touchant à
l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2. Il n’en reste pas moins que l’interprétation que fait la Russie
de cette disposition est erronée, ainsi qu’il sera montré ci-après.
193 MU, chap. 1, sect. D. ; ibid., chap. 4, sect. E.
194 La Fédération de Russie conteste les éléments de preuve produits par l’Ukraine montrant que les attentats à
l’explosif commis dans les villes ukrainiennes l’ont été avec l’appui d’agents russes. CMFR, première partie, par. 506, 508.
L’Ukraine reviendra ci-après, au chapitre 7, sur les arguments de la Russie à cet égard.
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1. «[A]cte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil»
152. Si les Parties sont en désaccord sur certains points relatifs à l’interprétation des termes
«acte destiné à» employés à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2, le contre-mémoire confirme
qu’elles s’entendent sur deux aspects importants.
153. Premièrement, les Parties conviennent qu’il est satisfait à l’exigence que l’acte ait été
«destiné à» tuer ou blesser grièvement un civil lorsque sont délibérément pris pour cible des civils,
y compris dans le cadre d’un conflit armé195. Comme l’a montré le mémoire et comme l’illustrera
plus avant le chapitre 6, les éléments produits par l’Ukraine apportent la preuve d’attaques de la RPD
et la RPL délibérément dirigées contre des civils196. Au vu de ces éléments, point n’est besoin pour
la Cour de définir exhaustivement quels sont les actes susceptibles de constituer un «acte destiné à
tuer ou blesser grièvement un civil».
154. Deuxièmement, la Russie reconnaît qu’une attaque prohibée en droit international
humanitaire en tant qu’y seraient «soum[ises] la population civile ou des personnes civiles»
constituerait «intrinsèquement» un «acte destiné», au sens de l’alinéa b) du paragraphe 1 de
l’article 2, à faire des victimes civiles197. Précisons que, contrairement à ce que la Russie laisse
entendre, le droit international humanitaire et la CIRFT sont des corpus de droit distincts : qu’un acte
ne soit pas prohibé au regard du premier n’implique pas nécessairement que son financement soit
autorisé au regard de la seconde. Cependant, en matière d’interprétation, tout acte revenant à
soumettre des civils à une attaque entre nécessairement dans l’acception ordinaire d’un «acte destiné
à» faire des victimes civiles, un point dont les Parties conviennent. En outre, comme l’a montré
l’Ukraine, il existe différents moyens d’établir que des civils ont été «soumis à une attaque»198. Ainsi
qu’indiqué par la Cour dans son avis consultatif sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes
nucléaires, «utiliser des armes qui sont dans l’incapacité de distinguer entre cibles civiles et cibles
militaires» revient de fait à «prendre pour cible des civils»199. Au stade des exceptions préliminaires,
l’Ukraine a expressément fait valoir cet argument, mais la Russie a choisi de ne pas y répondre dans
son contre-mémoire200.
195 Voir CMFR, première partie, par. 213 («L’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 [de la CIRFT] doit être
compris comme couvrant, dans une situation de conflit armé, uniquement les attaques lancées de manière intentionnelle
contre des civils.») ; voir aussi ibid., par. 207 («Par conséquent, l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT, tout
comme la règle de droit international humanitaire à laquelle il se rattache, nécessite que la décision ait été réfléchie et que
l’auteur de l’acte ait délibérément fait le choix d’attaquer des civils.»).
196 Voir MU, par. 211-212, 222-223, 228, 238, 248, 256, 262 ; infra, chap. 6.
197 CMFR, première partie, par. 205.
198 Voir supra, par. 134-140.
199 Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996, p. 257, par. 78.
200 EEU, par. 233, 251, note 463 ; voir aussi supra, par. 134-140. L’Ukraine a également établi que le fait d’attaquer
sans discrimination des zones civiles pouvait constituer une attaque dirigée contre des civils, même lorsque la présence
d’objets militaires était alléguée. Voir ibid., par. 233. Dans l’affaire Le Procureur c. Galić, le TPIY a précisé que «[l]es
attaques indiscriminées — c’est-à-dire les attaques frappant indistinctement des personnes civiles ou des biens de caractère
civil et des objectifs militaires — peuvent être qualifiées d’attaques directes contre des civils». Le Procureur c. Galić,
affaire no IT-98-29-T, jugement, 5 décembre 2003, par. 57 (MU, annexe 464) ; voir également Prosecutor v. Martić, Case
No IT-95-11-T, Trial Chamber Judgment (12 June 2007) (Martić a attaqué sans discrimination dans un secteur où se
trouvaient à la fois des civils et des cibles militaires ; en tant qu’il «avait conscience de[s] effets» de l’arme utilisée, il «a
délibérément pris pour cible la population civile de Zagreb».) (MU, annexe 465). Dans son contre-mémoire, la Russie n’est
pas non plus revenue sur ce point.
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i. L’expression «act intended to» renvoie aux conséquences objectives d’un acte, non à un état
d’esprit qui serait requis d’une tierce partie
155. Selon la Russie, les termes «act intended to» («acte destiné à») renvoient à l’«intention»
(intent) de l’auteur de l’acte, dans un sens limité à ce que celui-ci désire obtenir201. Or, cette
expression, prise dans son sens ordinaire et lue dans son contexte, ne tend en aucune façon à imposer
la présence d’un élément d’«état d’esprit». Elle précise au contraire la nature de l’acte d’une tierce
partie dont le financement est prohibé, nature qui ne peut être déterminée que de manière objective.
Les «actes» n’ont pas d’état d’esprit ni de désirs subjectifs : ils ont des finalités et des conséquences
naturelles qui peuvent être établies de manière objective.
156. Les versions en langues française et russe de la convention, qui font foi au même titre
que la version en langue anglaise, confirment ce point. La version française utilise l’expression «acte
destiné à» qui fait référence à la finalité ordinaire de l’acte. Fait significatif, dans le contre-mémoire,
la Russie entend interpréter uniquement «le participe «destiné à»», et non l’expression complète
«acte destiné à»202. Sa conclusion selon laquelle cette formulation renvoie à un état d’esprit revient
à faire abstraction de la présence du mot «acte» dans le texte.
157. L’expression «acte destiné à» (act intended to cause) doit aussi être lue dans son contexte.
La partie liminaire du paragraphe 1 de l’article 2, dans sa version anglaise, énonce qu’une personne
commet une infraction en matière de financement du terrorisme dès lors qu’elle «provides funds with
the intention that they should be used or in the knowledge that they are to be used» («fournit … des
fonds dans l’intention de les voir utilisés ou en sachant qu’ils seront utilisés») pour commettre des
actes entrant par ailleurs dans les prévisions de la convention. Ce qui est défini ici est l’état d’esprit
qui doit animer la personne qui finance des actes de terrorisme, la question étant de savoir si
l’individu auteur de l’infraction agit en ayant l’intention ou encore la connaissance requises (with the
intention ou in the knowledge). Les versions française et russe de la convention mènent à la même
conclusion. Dans le texte français, la personne qui finance des actes de terrorisme, selon la définition
donnée au paragraphe 1 de l’article 2, doit agir «dans l’intention de», tandis que l’acte envisagé à
l’alinéa b) de ce même paragraphe 1 doit être un «acte destiné à». De la même façon, la version russe
retient pour qualifier l’état d’esprit du bailleur de fonds le terme «умышленно» (umyshlenno), que
l’on peut traduire par «intentionnellement» ou «délibérément»203, tandis que l’alinéa b) du
paragraphe 1 de l’article 2 emploie le terme «направленного» (napravlennogo), dont la traduction
est «tendant à» ou «visant à»204. La question de savoir à quoi «tend» ou «vise» un acte est de nature
objective et sans rapport avec la volonté particulière de son auteur205. Cette distinction entre l’état
d’esprit de la personne qui finance des actes terroristes et la finalité objective de ces actes fait sens
dans le contexte de l’article 2. Le bailleur de fonds est la personne qui commet l’infraction de
financement et en est directement responsable, tandis que c’est une tierce partie qui commet l’acte
de terrorisme dont, en dernière analyse, le financement est prohibé. Il serait singulier autant
qu’irréaliste de définir une infraction pénale qui exigerait la preuve de l’état d’esprit effectif d’une
tierce partie.
201 Voir, par exemple, CMFR, première partie, par. 179-189.
202 CMFR, première partie, par. 182-185.
203 CIRFT, art. 1 (texte russe, faisant foi). Voir aussi Lingvo Universal Russian-to-English Dictionary, умышленно
(éd. logicielle, 2018) («умышленно» est notamment traduit par «wilfully» en anglais) (MU, annexe 89).
204 CIRFT, art. 2, par. 1 (texte russe, faisant foi). Voir aussi Lingvo Universal Russian-to-English Dictionary,
направлять (éd. logicielle, 2018) (entre autres traductions, «направлять», variante grammaticale pertinente de
«направленного», est traduit en anglais par «direct (at, to)» et «aim (at)») (EEU, annexe 88).
205 Voir, par exemple, Le Procureur c. Radovan Karadžić, affaire no IT-95-5/18-T, Public redacted version of
judgement issued on 24 March 2016, 24 mars 2016 (jugement en première instance, en anglais uniquement), par. 454
(énonçant plusieurs critères objectifs permettant de déterminer si une attaque était dirigée contre une population civile).
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158. En outre, contrairement à ce que laisse entendre la Russie, la définition de l’élément moral
du génocide donnée dans la convention sur le génocide n’accrédite pas l’idée que l’alinéa b) du
paragraphe 1 de l’article 2 imposerait la présence d’une «intention directe»206. Aux termes de
l’article II de cette convention, l’auteur du crime de génocide doit avoir agi «dans l’intention de
détruire». La Russie fait là encore un amalgame mêlant l’état d’esprit de la personne qui commet
l’infraction pénale (en l’occurrence, le financement d’actes de terrorisme) et la description, à
l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2, de l’acte d’une tierce partie dont le financement est interdit.
Ainsi qu’il a été relevé plus haut, la partie liminaire du paragraphe 1 de l’article 2 recourt à la formule
«dans l’intention de» pour définir l’un des états d’esprit requis dans le cas de l’auteur d’une infraction
de financement du terrorisme (l’autre étant visé par les termes «en sachant qu[e]»). L’alinéa b) de ce
même paragraphe utilise un langage différent pour décrire l’acte dont le financement est prohibé,
faisant objectivement référence aux conséquences qui s’en suivront naturellement207.
159. Dans la décision qu’elle a rendue en l’affaire Italie c. Abdelaziz et consorts, la Cour de
cassation italienne a indiqué que les termes «acte destiné à» commandaient un examen objectif des
circonstances de l’acte. Interprétant l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2, elle a ainsi conclu
qu’entrait par exemple dans ses prévisions une «attaque, au moyen d’explosifs, lancée contre un
véhicule militaire dans un marché bondé», dans un contexte où les «circonstances
factuelles … montr[aient] que l’atteinte grave à la vie et à l’intégrité physique des civils était certaine
et inévitable»208. Aux fins de déterminer ce que montraient «les circonstances factuelles spécifiques»,
elle s’est essentiellement penchée, à raison, sur les caractéristiques objectives de l’acte et ses
conséquences naturelles. La Russie ne présente pas d’arguments en sens contraire, mais affirme qu’il
ressort de la décision en question que la Cour de cassation italienne n’a envisagé que le degré le plus
élevé de dolus209. Or, ladite cour, fidèle à son choix de se concentrer sur les caractéristiques objectives
de l’acte, a conclu que l’intention pouvait être inférée des actions de l’auteur lorsqu’un résultat
particulier était certain210. La décision de la Cour suprême du Danemark, qui a interprété la législation
nationale relative à la mise en oeuvre de la CIRFT dans l’affaire Fighters and Lovers, milite
également en faveur d’une approche fondée sur des critères objectifs. Selon la juridiction danoise,
les FARC, en utilisant des «obus de mortier imprécis en zones civiles, ayant fait des victimes parmi
les civils», ont commis des actes de terrorisme dont le financement est proscrit211.
160. Dans son contre-mémoire, au lieu de tenter de répondre aux arguments de l’Ukraine, la
Russie dénature la position de celle-ci quant au critère que recouvre la formule «acte destiné à». Elle
écrit ainsi : «l’Ukraine prétend que la Cour, pour établir l’élément d’intention directe requis, peut
simplement tirer des conclusions de la survenue d’un acte particulier», ajoutant que cette approche
«a [été] explicitement écartée» en l’affaire Croatie c. Serbie212. Or, l’Ukraine n’a jamais laissé
206 Voir CMFR, première partie, par. 227-228.
207 Les travaux préparatoires de la convention sur le génocide viennent confirmer l’erreur d’interprétation de la
Russie. Au cours des négociations, le délégué de l’Union soviétique a estimé que l’«intention directe de détruire» était une
exigence trop stricte et a proposé d’employer plutôt la notion d’acte «tendant à la destruction physique». Voir
Nations Unies, Sixième Commission de l’Assemblée générale, 73e séance, suite de l’examen du projet de convention sur
le génocide : rapport du Conseil économique et social, doc. A/C.6/SR.73 (1948), p. 95 (EEU, annexe 1). Pour d’autres
délégations, cependant, la proposition soviétique transformait un élément moral en critère «objectif». Elle a finalement été
rejetée. Ibid., p. 96-97.
208 Italie c. Abdelaziz et consorts, arrêt en cassation, no 1072, 2007, 17 Guida al Diritto 90, ILDC 559, Cour suprême
de cassation, Italie, 17 janvier 2007, par. 4.1, 6.4 (MU, annexe 473) (les italiques sont de nous).
209 CMFR, première partie, par. 221-223.
210 Italie c. Abdelaziz et consorts, arrêt en cassation, no 1072, 2007, 17 Guida al Diritto 90, ILDC 559, Cour suprême
de cassation, Italie, 17 janvier 2007, par. 4.1, 6.4 (MU, annexe 473) (les italiques sont de nous).
211 Affaire Fighters and Lovers, affaire no 399/2008, Cour suprême du Danemark (25 mars 2009), p. 1-2 (MU,
annexe 476).
212 Voir CMFR, première partie, par. 224.
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entendre que l’existence de victimes civiles prouvait, en soi, qu’un acte était destiné à faire de telles
victimes. Néanmoins, l’affaire Croatie c. Serbie étaye davantage sa position qu’elle ne vient au
soutien de celle de la Russie. Dans cette affaire, la Cour a estimé que la Serbie n’avait pas prouvé
que les meurtres de civils présentaient l’élément d’intention requis aux fins de l’application de la
convention sur le génocide, puisque le dossier n’avait pas permis d’établir l’existence d’«attaques
d’artillerie indiscriminées»213. Il s’ensuit que si l’existence de telles attaques avait été établie, la Cour
aurait pu conclure que les meurtres en question présentaient l’élément d’intention requis.
161. La Russie adopte une position extrême, laissant entendre que la simple présence d’une
cible militaire potentielle dans un rayon proche invalide la conclusion qu’un acte était destiné à faire
des victimes civiles214. Selon cette interprétation, une attaque contre une zone civile densément
peuplée dans laquelle circulerait un unique soldat ne pourrait jamais être destinée à faire des victimes
civiles. Or, cette interprétation est fausse, ressort-il des sources analysées par l’Ukraine, que la Russie
se garde bien de commenter. Comme le montrent ces sources, une attaque peut être considérée
comme étant dirigée contre des civils (et donc constituer un acte destiné à tuer ou blesser grièvement
un civil), y compris en tant qu’elle a été commise sans discrimination, même lorsqu’elle se produit à
proximité d’un objectif militaire susceptible, en théorie, d’être licitement pris pour cible215. De plus,
même à supposer qu’il faille apporter la preuve d’une intention directe de causer des victimes civiles,
la simple présence d’un objet militaire dans un rayon proche ne fait pas nécessairement de celui-ci
la cible ou la raison réelle de l’attaque, surtout en l’absence de justification militaire apparente216.
iv. Quand bien même l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 s’analyserait en une obligation
d’établir la présence d’un état d’esprit donné, le terme «intended» (destiné) renvoie à
différents degrés d’intention
162. S’il était néanmoins considéré que l’expression «acts intended to cause» impose d’établir
un certain état d’esprit de la tierce partie, le mot intended («destiné») devrait être pris dans son sens
véritable, conformément aux principes ordinaires d’interprétation des traités. Ainsi qu’il est exposé
au chapitre 5 (section A 2)), ce terme recouvre, dans son sens ordinaire, et en particulier dans le
contexte du droit pénal, plusieurs degrés d’intention, dont le dolus directus, le dolus indirectus et le
dolus eventualis. Si l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 devait être interprété comme imposant
d’établir un tel état d’esprit, les points qui précèdent, concernant le sens ordinaire du terme
«intentionnellement» tel qu’employé dans la convention de Montréal, vaudraient également au
regard de la CIRFT217.
163. En ce qui concerne en particulier la CIRFT, la Russie affirme qu’interpréter le membre
de phrase «destiné à tuer ou blesser grièvement» comme recouvrant les degrés d’intention normaux
en droit pénal serait en «décalage» avec le droit international humanitaire, au vu de la possibilité
d’établir l’intention dans le cas d’une attaque causant des «dommages collatéraux que l’on peut
213Voir Application de la convention pour la prévention et répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
arrêt, C.I.J. Recueil 2015, p. 137, par. 472.
214 Voir, par exemple, CMFR, première partie, par. 367 (laissant entendre que lorsqu’une cible n’est pas un
«objectif purement civil», il ne peut s’agir d’une attaque intentionnellement dirigée contre des civils et que la seule question
est de savoir si ladite attaque était «proportionnée»).
215 Voir supra, par. 137, par. 154, note 200.
216 Voir, par exemple, infra, par. 235 ; deuxième rapport d’expertise du général Christopher Brown (21 avril 2022)
par. 11 c) (ci-après «deuxième rapport Brown») (annexe 1).
217 Voir supra, par. 141.
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s’attendre à voir causés» qui «pourrait être licite en droit international humanitaire»218. Précisons
d’emblée que cet argument est sans pertinence en l’espèce, car la Russie ne plaide ni ne pourrait
plaider que les attaques en cause étaient conformes au droit international humanitaire. Plus
fondamentalement, la CIRFT et le droit international humanitaire sont des corpus de droit distincts,
poursuivant des objectifs différents. La question qui se pose au regard de l’article 2 de la CIRFT est
celle de savoir si certains actes décrits dans cette disposition ont pu être financés illicitement. Que
l’auteur de l’acte en cause ait, par ailleurs, enfreint ou non le droit international humanitaire est hors
de propos219.
164. La Russie prétend également que la partie liminaire du paragraphe 1 de l’article 2 de la
CIRFT, qui associe au bailleur de fonds un élément soit de connaissance (knowledge) soit d’intention
(intent), «exclut … implicitement» la présence de «critères relevant de la connaissance» à l’alinéa b),
au motif que celui-ci ne fait référence qu’à un «acte destiné à (intended to)»220. C’est méconnaître le
fait que la partie liminaire du paragraphe 1 de l’article 2 et l’alinéa b) du même article emploient des
termes différents («with the intent»/«dans l’intention» pour la première, «act intended to
cause»/«acte destiné à», pour le second), correspondant à des objectifs fondamentalement différents.
La partie liminaire du paragraphe 1 de l’article 2 décrit l’état d’esprit du bailleur de fonds.
L’alinéa b), quant à lui, concerne la nature de l’acte, tel que visé par la convention, qu’un tiers est
susceptible de commettre221.
2. Détermination du but que «vise» l’acte («purpose of such act»), selon sa «nature ou son
contexte»
165. Entre dans le champ de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 tout acte destiné à tuer
ou blesser grièvement un civil lorsque, «par sa nature ou son contexte, cet acte vise (when the purpose
of such act) à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation
internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque». L’interprétation du but
que doit «viser» l’acte (purpose of such act) avancée par la Russie n’est pas conciliable avec le sens
ordinaire des termes employés, envisagés en contexte dans le cadre de la convention. Elle ne cadre
pas davantage avec la pratique tant nationale qu’internationale. Une fois de plus, la Russie s’écarte
du sens ordinaire du texte de la CIRFT et déroge aux principes d’interprétation des traités de sorte
qu’il soit plus difficile de prouver une infraction au regard de l’article 2 et plus facile pour elle-même
de se soustraire aux obligations que lui impose la convention.
218 CMFR, première partie, par. 198, 201 ; voir aussi ibid., sect. V.I.C. («L’objet et le but de la CIRFT, ainsi qu’une
interprétation conforme au droit international humanitaire, confirment que l’intention directe est seule visée»).
219 Un acte qui n’emporte pas violation du droit international humanitaire peut en effet être illicite au regard d’autres
sources de droit. Voir infra, par. 183. Dans la même veine, la Russie tente de s’appuyer sur le droit international humanitaire
lorsqu’elle fait valoir que diverses règles de ce droit font intervenir «différents niveaux de mens rea». Voir CMFR,
première partie, par. 204. La Russie est bien en peine d’expliquer quelle est la pertinence de ce point pour l’interprétation
des termes «acte destiné à» employés à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT. En outre, dans la mesure où
l’argument qu’elle cherche à avancer est que des attaques menées sans discrimination ne peuvent être considérées comme
des attaques prenant pour cible des civils (et comme satisfaisant, par conséquent, au critère plus restrictif d’«intention
directe» qu’elle met en avant), il prend le contre-pied de la jurisprudence de la Cour et du TPIY, comme il a été expliqué
plus haut. Voir supra, par. 137, par. 154, note 200.
220 CMFR, première partie, par. 191.
221 Voir supra, par. 157. Pour des raisons similaires, la référence à «l’intention» au paragraphe 1 de l’article 2 de la
CIRATE n’étaye pas l’interprétation de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT proposée par la Russie. Voir
CMFR, première partie, par. 167. Le paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRATE, comme la partie liminaire du paragraphe 1
de l’article 2 de la CIRFT, décrit l’état d’esprit de l’auteur de l’infraction, qui doit agir «dans l’intention de
causer/provoquer» l’un des dommages énumérés. Voir CIRATE, art. 2, par. 1, al. a) et b). L’alinéa b) du paragraphe 1 de
l’article 2 se rapporte quant à lui à la nature objective de l’acte d’une tierce partie. Le postulat de la Russie selon lequel les
formules «dans l’intention» et «acte destiné à» ont nécessairement le même sens est donc erroné.
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i. Ce que l’acte «vise» («purpose») est inféré objectivement à partir de «sa nature ou son
contexte»
166. Le libellé de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2, pris dans son sens ordinaire, est
univoque et ne fait pas référence à l’intention ou à l’état d’esprit, subjectifs, du tiers auteur de
l’infraction. Il pose en réalité les termes d’une détermination objective : «lorsque, par sa nature ou
son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement»222. Le terme
«vise» se rapporte à l’acte lui-même («cet acte vise» ou, en anglais, «purpose of such act»), non à
l’état d’esprit subjectif de l’auteur, et ce que cet acte vise, autrement dit son but, doit être inféré en
tant qu’élément objectif à la lumière de sa «nature ou son contexte».
167. L’accent mis, dans la seconde partie de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2
concernant le but «vis[é]» (purpose), sur le caractère objectif de l’acte prend tout son sens lorsque
l’on examine cette disposition dans le contexte d’ensemble du paragraphe 1 de l’article 2. Dans son
contre-mémoire, la Russie ne s’arrête pas sur ce point, mais articule son argumentation autour de
l’idée que le «terrorisme» s’analyserait comme un crime caractérisé par l’intention particulière de
son auteur223. Or, comme il a été expliqué plus haut, l’état d’esprit requis aux fins de constituer
l’infraction de financement du terrorisme est celui du bailleur de fonds, et non de la tierce partie à
laquelle sont imputables les actes définis à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2224. Du fait que
ces actes sont commis par une tierce partie, les indices objectifs propres à établir ce qu’ils visent
— leur but — revêtiront une importance cruciale, d’où le recours à la formule «sa nature ou son
contexte» dans le texte de la convention.
168. Singulièrement, la Russie fait grief à l’Ukraine de s’en tenir au texte de la convention.
Selon elle, la faille essentielle de l’interprétation de l’Ukraine réside en ce que celle-ci «se contente
d’invoquer la nature et le contexte, donnant à entendre que la Cour pourrait inférer de la présence de
certains éléments objectifs l’existence de l’élément moral de dolus specialis requis»225. L’Ukraine,
en effet, «invoque la nature et le contexte», car c’est précisément ce qu’exige le libellé sans
équivoque de l’alinéa b), au paragraphe 1 de l’article 2. Cette approche est étayée par un
commentaire d’Anthony Aust, ancien conseiller juridique adjoint au ministère des affaires étrangères
et du Commonwealth du Royaume-Uni, publié peu de temps après la rédaction de la CIRFT. Aust
expliquait que «les critères permettant de juger du but de l’acte sont objectifs», ainsi qu’il «ressort
clairement des références à la «nature» de l’acte et à son «contexte»»226. Suivre l’approche adoptée
par la Russie reviendrait en revanche à faire entièrement abstraction des termes «par sa nature ou son
222 CIRFT, art. 2, par. 1, al. b) (les italiques sont de nous).
223 Voir CMFR, première partie, chap. V, partie II («Du fait de l’élément de but requis, le terrorisme s’analyse
comme un crime caractérisé par l’intention particulière de son auteur») ; ibid., chap. V, partie II, sect. A («Le terrorisme
requiert une intention spécifique»). La Russie insiste sur «l’intention particulière» qu’exige le crime de terrorisme dans le
dessein, sans doute, de donner à entendre que le seuil d’établissement de la preuve serait ici plus élevé. La CIRFT,
cependant, n’établit pas une infraction de «terrorisme». En outre, ainsi qu’il est expliqué ci-après, le «crime de terrorisme»
au regard du droit international humanitaire (pour reprendre les termes qu’emploie la Russie en référence au paragraphe 2
de l’article 51 du protocole additionnel I) diffère de l’acte défini à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2. Voir infra,
par. 185.
224 Voir supra, par. 123 ; voir aussi supra, chap. 4, sect. B.
225 CMFR, première partie, par. 264 (les italiques sont de nous) ; voir aussi ibid., par. 264-282.
226 Anthony Aust, Counter-Terrorism—A New Approach: The International Convention for the Suppression of the
Financing of Terrorism, 5 Max Planck Y.B. 285, 2001 (MU, annexe 485). Voir aussi U.K. Legal and Constitutional Affairs
Division of the Commonwealth Secretariat, Implementation Kits for the International Counter-Terrorism Conventions,
p. 270, par. 22 («Toutefois les références à la «nature ou [au] contexte» de l’acte montrent que le but doit être déterminé
de façon objective.»).
- 55 -
contexte», au mépris du principe requérant qu’il soit donné effet utile à toutes les dispositions d’un
traité227.
169. Dans son contre-mémoire, la Russie avance une interprétation inédite de l’élément de
«but» requis à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2, impliquant que soit apportée la preuve d’une
intention directe ou que la conclusion quant à l’existence d’un tel but soit la seule conclusion
plausible au vu des circonstances228. Ainsi, même si l’inférence la plus probable au sujet d’un acte
donné est qu’il vise à intimider des civils ou à contraindre un gouvernement à agir d’une certaine
façon ou à s’en abstenir, la Russie estime que cet acte peut être financé sans que le pourvoyeur des
fonds subisse de conséquences et qu’elle n’a nul besoin de coopérer à sa prévention, dès lors qu’une
autre inférence (pourtant moins vraisemblable)est plausible.
170. La Russie justifie ce critère d’établissement de la preuve plus strict en prétendant voir
dans la référence au but «vis[é]» figurant dans la seconde partie de l’alinéa b) du paragraphe 1 de
l’article 2 un élément d’«intention spécifique» comparable à celui requis dans le cas du crime de
génocide229. Or, cette analogie est erronée. La CIRFT énonce sans ambiguïté la nécessité de
s’appuyer sur la «nature ou [le] contexte», soit des indices objectifs, pour établir le but de l’acte,
alors que la convention sur le génocide ne prévoit rien de tel. A l’alinéa b) du paragraphe 1 de
l’article 2 de la première, il s’agit de définir le critère permettant d’établir le but visé par l’action
d’une tierce partie, tandis que dans la seconde, c’est de l’intention spécifique de l’auteur de l’acte de
génocide qu’il est question. Au vu de ces différences, il est impossible de transposer au cas de la
CIRFT la règle appliquée par la Cour dans celui de la convention sur le génocide, voulant que, «pour
déduire l’existence du dolus specialis d’une ligne de conduite, il faut et il suffit que cette conclusion
soit la seule qui puisse raisonnablement se déduire des actes en cause»230.
171. Les travaux préparatoires confirment que le fait qu’un acte «vise» à intimider une
population ou à contraindre un gouvernement à agir ou à s’abstenir d’agir d’une certaine façon doit
être inféré de sa «nature ou son contexte», et que la Russie se trompe lorsqu’elle avance que
l’existence d’un tel but doit être établie au moyen de preuves directes ou être la seule conclusion
possible. Il ressort d’un «résumé officieux des débats du Groupe de travail» daté d’octobre 1999 que
les termes «par sa nature ou son contexte» devaient refléter le fait qu’il n’était souvent pas possible
d’établir directement les mobiles de l’auteur de l’attaque ; partant, le recours à un critère de preuve
objectif était indiqué231. Ce document de travail, établi par le président du groupe de travail sur les
mesures visant à éliminer le terrorisme, M. Philippe Kirsch, relevait, à propos du texte qui
deviendrait en définitive l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2, qu’«[i]l a[vait] été proposé de
supprimer le membre de phrase «par leur nature ou leur contexte» [mais que c]ertains s[’étaie]nt
opposés à cette suppression car elle donnerait à penser qu’il [étai]t nécessaire de prouver l’état
d’esprit subjectif de l’auteur de l’infraction»232. Les termes «par sa nature ou son contexte» ont
227 Voir Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles
marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016, p. 120,
par. 41 («[I]l conv[ient], en général, d’interpréter un traité en cherchant à donner effet à chacun de ses termes … en veillant
à ce qu’aucune de ses dispositions ne soit privée de portée ou d’effet»).
228 CMFR, première partie, par. 272 ; voir aussi ibid., par. 264.
229 CMFR, première partie, par. 237-238, 271-272.
230Voir Application de la convention pour la prévention et répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie),
arrêt, C.I.J. Recueil 2015, p. 147, par. 148.
231 Nations Unies, Assemblée générale, Mesures visant à éliminer le terrorisme international, annexe III, Résumé
officieux des débats du Groupe de travail, établi par le Président, doc. A/C.6/54/54.L2, p. 63, par. 88 (26 octobre 1999)
(MU, annexe 277).
232 Ibid.
- 56 -
finalement été conservés. L’implication logique, à la lumière de l’historique des négociations, est
que les parties ont décidé de ne pas exiger la preuve de l’état d’esprit subjectif du tiers auteur de
l’infraction.
172. La Russie décrit l’affirmation reproduite ci-dessus comme le «reflet d’une des positions
adoptées lors de l’intense discussion dont a été l’objet cet élément particulier»233, omettant de préciser
que le président du Groupe de travail a fait ce commentaire au terme de cette «intense discussion»,
à l’issue de laquelle a été retenue une formulation exigeant de déterminer le but sous un angle non
pas subjectif, mais objectif234.
ii. La nature ou le contexte permettant d’établir qu’un acte vise à «intimider la population»
173. Un acte relève de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 si l’un des deux buts «visés»
(purpose) est présent, c’est-à-dire si l’acte en question vise soit à «intimider une population» soit «à
contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir
d’accomplir un acte quelconque». Le premier de ces buts sera établi dans le cas d’attaques délibérées
contre des secteurs civils et d’attaques sans discrimination frappant des zones où se trouvent des
civils et des objets militaires (dont les attaques au moyen d’armes n’ayant pas la capacité de
distinguer entre cibles civiles et militaires).
174. Comme l’a expliqué l’Ukraine dans son mémoire, l’existence d’un tel but a été inférée
même dans le contexte du crime de guerre qu’est la terrorisation, où c’est l’état d’esprit de l’auteur
dudit crime qui est en jeu. Au lieu de répondre à l’observation de l’Ukraine selon laquelle, dans la
jurisprudence du TPIY, l’intention de répandre la terreur peut être inférée des circonstances d’une
attaque dirigée contre des civils, la Russie se contente d’affirmer que le crime de guerre en question
étant caractérisé par une «intention spécifique», «il en va nécessairement de même de l’infraction
qui s[e] trouve définie [à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT]»235. La Russie non
seulement s’abstient de commenter le fait que le TPIY se fondait sur des indices objectifs mais
méconnaît également la différence cruciale entre le crime de guerre de terrorisation, d’une part, et
l’infraction visée au paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT, d’autre part. Dans une procédure
relative au crime de guerre de terrorisation, affirmer que celui-ci se caractérise par l’«intention
spécifique de son auteur» fait sens car l’état d’esprit de l’accusé lui-même est en jeu et doit être
prouvé au-delà de tout doute raisonnable. L’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2, quant à lui, ne
porte pas sur la question de savoir si tel ou tel mis en cause est animé d’une intention criminelle
particulière, mais définit les actes dont le financement est interdit, exigeant qu’ils soient établis
objectivement, sur la base de leur «nature ou … contexte». Si le TPIY a pu inférer l’intention
spécifique de répandre la terreur des circonstances objectives d’une attaque contre des civils,
233 CMFR, première partie, par. 265.
234 L’issue de cette discussion est explicitée par la source que cite la Russie, un article de
Carlos Fernando Díaz-Paniagua, vice-président du comité de négociation dans la phase d’élaboration de la CIRFT. Comme
l’explique M. Díaz-Paniagua, les délégations s’inquiétaient de ce que, «dans une affaire pénale, en pratique, il [fût] bien
plus facile de prouver qu’un acte [étai]t capable d’inspirer la peur, au vu de la situation concrète, objective, que d’établir
que la personne qui l’a[vait] commis voulait effectivement provoquer la terreur». Voir Carlos Fernando Díaz-Paniagua,
Negotiating Terrorism: The Negotiation Dynamics of Four UN Counter-Terrorism Treaties, 1997-2005, vol. II, p. 465
(2011). Le Mexique proposa de «résoudre ce problème» en permettant que «le but de l’auteur de l’acte» soit inféré à partir
d’éléments de preuve dûment «fondés ou de circonstances objectives et bien établies». Ibid. Enfin, comme le résume
M. Díaz-Paniagua, «après un premier cycle de consultations bilatérales privées», le coordonnateur rédigea une définition
qui «impliquait que le meurtre vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement à agir ou s’abstenir d’agir
d’une certaine façon, en même temps qu’elle autorisait les Etats à inférer ce but du contexte dans lequel le meurtre avait
été accompli». Ibid., p. 465-466. Aussi, contrairement à ce que prétend la Russie, le texte final de la convention, comme le
déroulement des négociations, montre que le but de l’acte doit être inféré de sa nature ou de son contexte. Voir CMFR,
première partie, par. 266.
235 CMFR, première partie, par. 258.
- 57 -
a fortiori y a-t-il lieu, au regard de la CIRFT, d’inférer qu’un acte, par sa nature ou son contexte,
présente l’élément de but exigé.
175. Outre le TPIY, de nombreuses autres cours et autorités judiciaires ont reconnu que le fait
d’attaquer des civils dans le cadre d’un conflit armé suffisait généralement à établir un «but»
terroriste. La Russie ne tient pas compte, par exemple, de cette précision du Tribunal spécial pour le
Liban, explicitant que «ratifi[er] la Convention pour la répression du financement du terrorisme sans
faire aucune réserve, [c’est] accept[er] de faire entrer dans la catégorie du «terrorisme» le
financement de personnes ou de groupes attentant à la vie de civils innocents en période de conflit
armé, de même que, par voie de conséquence, l’exécution de tels actes violents»236. De même, dans
son rapport de 2015, la commission d’enquête des Nations Unies sur la situation à Gaza a estimé que
le fait que des attaques à la roquette avaient été perpétrées «sans discrimination» au moyen d’armes
imprécises qui «posent la question de savoir quel avantage militaire [les groupes armés] pouvaient
espérer obtenir» justifiait de conclure à l’existence d’un but consistant à répandre la terreur237.
176. Des juridictions internes saisies d’affaires introduites sur le fondement de lois de mise en
oeuvre de la CIRFT ont appliqué les mêmes critères, comme l’illustrent notamment les arrêts de la
Cour de cassation italienne et de la Cour suprême du Danemark examinés plus haut. Dans l’affaire
Italie c. Abdelaziz et consorts, la Cour de cassation italienne a dit que des attaques dirigées contre
des cibles militaires et civiles présentes au même endroit répandraient «la terreur et la panique parmi
la population locale» et, partant, réaliseraient «les effets particuliers associés aux buts terroristes»238.
Elle a rejeté l’idée, similaire à celle que défend ici la Russie, que «le fait qu’il y ait à la fois des
victimes civiles et militaires» pourrait être en soi «un élément suffisant pour réfuter le caractère
terroriste de l’acte en question», jugeant qu’une telle idée était «incontestablement incohérente et
irrationnelle»239.
177. La Russie s’emploie à réduire artificiellement la portée de l’analyse de la Cour de
cassation italienne. Selon elle, la conclusion citée concernait uniquement «une situation factuelle
particulière concrète» pouvant, aux yeux de celle-ci, justifier «de conclure qu’un acte spécifique avait
été commis dans un but terroriste»240. Mais rien dans son arrêt n’indique que la Cour de cassation
entendait circonscrire ainsi la portée son raisonnement. Au contraire, c’est en termes généraux qu’elle
a formulé son constat qu’il est établi «sans ambiguïté que la commission d’un acte intentionnel et
spécifique», dans des «circonstances» telles que celui-ci «causera inévitablement des atteintes graves
à la vie et à l’intégrité des civils, répandant la terreur et la panique parmi la population locale», obéit
à une intention «de mener une action et de réaliser les effets particuliers associés aux buts
terroristes»241.
236 Voir Prosecutor v. Ayyash et al., Case No. STL-11-01, Interlocutory Decision on the Applicable Law:
Terrorism, Conspiracy, Homicide, Perpetration, Cumulative Charging (Special Trib. for Lebanon, 16 February 2011),
p. 70-71, par. 108 (MU, annexe 469) ; voir aussi MU, par. 205, note 476.
237 Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Report of the Detailed Findings of the Independent
Commission of Inquiry Established Pursuant to Human Rights Council Resolution S-21/1 (en anglais uniquement),
doc. A/HRC/29/CRP.4 (23 juin 2015), par. 99.
238 Italy v. Abdelaziz and ors, Final Appeal Judgment, No. 1072, 2007, 17 Guida al Diritto 90, ILDC 559, Supreme
Court of Cassation, Italy, 17 January 2007, par. 4.1 (MU, annexe 473).
239 Ibid.
240 CMFR, première partie, par. 294.
241 Italy v. Abdelaziz and ors, Final Appeal Judgment, No. 1072, 2007, 17 Guida al Diritto 90, ILDC 559, Supreme
Court of Cassation, Italy, 17 January 2007, par. 4.1, 6.4 (MU, annexe 473) (interprétant l’alinéa b) du paragraphe 1 de
l’article 2 de la CIRFT).
- 58 -
178. La Cour suprême du Danemark a appliqué un critère similaire dans l’affaire Fighters and
Lovers. Elle a établi que des attaques avaient pour but de «terroriser la population avec un certain
degré de gravité ou de déstabiliser les structures fondamentales politiques, constitutionnelles,
économiques et sociales», en se fondant sur leur nature et notamment sur l’utilisation d’armes
imprécises dans des zones civiles242. La Russie prétend qu’il s’agit d’un cas de figure différent, au
motif que cette conclusion aurait été liée à la décision de la Cour suprême «de qualifier les FARC
d’organisation terroriste», caractérisation qui ne s’appliquerait pas aux groupes mis en cause dans
la présente espèce243. Mais la juridiction danoise n’a jamais invoqué le fait que les FARC avaient été
désignées comme une «organisation terroriste», s’appuyant au contraire sur la nature objective de
leurs actes pour conclure que les FARC avaient «perpétré de graves attaques contre une population
civile dans l’intention de terroriser cette population»244.
179. Qui plus est, lorsque la Russie tente de s’appuyer sur l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire
RDC c. Ouganda, elle en déforme la teneur. Elle écrit ainsi que la Cour, «tout en notant l’existence
d’«éléments de preuve crédibles suffisants pour conclure que les troupes des UPDF [avaient] commis
[certaines infractions] … et qu’elles n’[avaient] pris aucune mesure visant à assurer le respect des
droits de l’homme et du droit international immunitaire»», «n’en a pas moins estimé que ces actes
ne constituaient pas des actes de terrorisme, contrairement à ce que soutenait la RDC»245. Or, la RDC
n’avait jamais demandé à la Cour d’établir qu’une attaque contre des civils constituait un acte de
terrorisme au sens de la CIRFT, ni même un crime de terrorisation, mais uniquement observé,
incidemment, dans son mémoire que les autorités ougandaises avaient «visiblement entérin[é]» une
«politique délibérée de terreur»246. Dans ces circonstances, la Cour a simplement conclu dans son
arrêt à l’absence «d’éléments précis de preuve [propres à étayer]» l’allégation «selon laquelle
l’Ouganda a[vait] mené une politique délibérée de terreur»247.
180. C’est également mal à propos que la Russie affirme que l’Ukraine «n’[a pas pris] en
compte tous les éléments nécessaires pour apprécier correctement la situation»248 et que, dans un
conflit armé, pour qu’il y ait terreur, il faut qu’existe une «peur extrême»249. L’alinéa b) du
paragraphe 1 de l’article 2 fait expressément référence à «une situation de conflit armé», aussi n’y
a-t-il guère de sens à voir dans cette disposition des critères plus rigoureux applicables à la «terreur»
en situation de conflit armé. Les termes «terreur» ou «peur extrême» en sont absents. L’acte doit
viser, par sa nature ou son contexte, à intimider une population. En tout état de cause, les éléments
242 «Fighters and Lovers Case», Case 399/2008, Supreme Court of Denmark (25 March 2009), p. 1-2 (MU,
annexe 476).
243 CMFR, première partie, par. 292.
244 «Fighters and Lovers Case», Case 399/2008, Supreme Court of Denmark (25 March 2009), p. 1-2 (MU,
annexe 476). En fait, la seule référence à des organisations terroristes présente dans l’arrêt va à l’encontre de la position de
la Russie. On peut ainsi lire : «La Cour suprême considère que le fait que les accusés ne perçoivent pas les FARC ou le
FPLP comme des organisations terroristes ne prête guère à conséquence du point de vue de la culpabilité, dans la mesure
où l’on doit reconnaître, sur la base des preuves examinées par la Haute Cour, qu’ils avaient la connaissance factuelle des
actions des FARC et du FPLP exigée pour que l’élément d’intention soit constitué.» «Fighters and Lovers Case»,
Case 399/2008, Supreme Court of Denmark (25 March 2009), p. 2 (MU, annexe 476).
245 CMFR, première partie, par. 273 (citant Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique
du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, par. 211-212).
246 Voir Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), mémoire de
la République démocratique du Congo, 6 juillet 2000, par. 4.71 («Tout au contraire, la politique délibérée de terreur dont
se rendent coupables ces forces est visiblement entérinée par les autorités ougandaises.»).
247 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt,
C.I.J. Recueil 2005, p. 241-242, par. 211-212.
248 CMFR, première partie, par. 275.
249 CMFR, première partie, par. 275, 279.
- 59 -
de preuve présentés par l’Ukraine établissent une situation allant bien au-delà des «situations
globalement anxiogènes»250 qui caractérisent les conflits armés251.
iii. La nature ou le contexte en tant qu’éléments permettant d’établir qu’un acte vise «à
contraindre un gouvernement … à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte
quelconque»
181. La Russie tente également de faire en sorte qu’il soit pratiquement impossible de prouver
l’autre but (purpose) envisagé à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2, à savoir celui de
«contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir
d’accomplir un acte quelconque». Selon la Russie, le but d’un acte dans un conflit armé «sera
toujours, c’est inévitable, de contraindre un gouvernement à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir
un acte quelconque, c’est-à-dire d’atteindre des objectifs militaires, et à terme d’aboutir à la reddition
de l’autre partie au conflit pour traduire une victoire militaire en gain politique»252. Cet argument ne
peut guère justifier de ne pas donner effet au sens ordinaire de l’alinéa b) du paragraphe 1 de
l’article 2 de la CIRFT. La nécessité, alléguée par la Russie, d’«une «visée transcendant le contexte
global» du conflit armé ne trouve nulle justification dans le texte de cette disposition. Selon
l’interprétation de la Russie, appliquée à la présente espèce, le fait que les attaques dirigées par la
RPD et la RPL contre des civils «ont eu lieu alors que [celles-ci] réclamaient une plus grande
autonomie par rapport aux autorités ukrainiennes centrales» signifierait qu’un acte de leur part, quel
qu’il soit, ne pourrait être considéré, au regard de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2, comme
visant à contraindre un gouvernement à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque253.
Une telle interprétation reviendrait à escamoter, en le faisant disparaître du texte de la convention, le
libellé explicite employé à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 : «lorsque, par sa nature ou son
contexte, cet acte vise … à contraindre un gouvernement … à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir
un acte quelconque».
182. L’argument de la Russie est en outre contredit par sa propre législation. Le paragraphe 1
de l’article 205 du code pénal russe dispose qu’un acte visant à «influencer» la «prise de décision»
d’instances gouvernementales, et poursuivant par conséquent un but analogue à celui consistant à
contraindre un gouvernement, tel que défini à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2, peut présenter
l’élément de but requis aux fins de constituer un acte de terrorisme254. Le commentaire du code pénal
russe, cité par la Russie, précise que cet élément de but peut être établi lorsque «des terroristes
réclament, par exemple, … la cessation d’une opération antiterroriste menée par le gouvernement
dans quelque territoire, le retrait de formations militaires engagées dans cette opération, la libération
de complices des terroristes capturés à cette occasion, et ainsi de suite»255. Si de tels objectifs
tactiques poursuivis dans un conflit armé peuvent être réputés viser à contraindre un gouvernement,
il en est nécessairement de même des buts politiques plus larges d’un groupe armé.
183. La crainte de la Russie que «tout acte licite dans un conflit armé» soit considéré comme
«[ayant pour] but … de répandre la terreur» repose sur une base juridique fondamentalement erronée.
La Russie présume à tort que des actes qui n’enfreignent pas le droit international humanitaire sont
250 CMFR, première partie, par. 276.
251 Voir infra, chap. 6.
252 CMFR, première partie, par. 285.
253 Voir ibid., par. 284-285.
254 Voir Criminal Code of the Russian Federation, art. 205 1) (annexe 59).
255 Commentary on Article 205, in Article-by-Article Commentary on the Criminal Code of the Russian Federation:
in Four Volumes, Special Part, section IX, Volume 3, Editor-in-Chief V.M. Lebedev, Urait, 2017 (CMFR, première partie,
annexe 95).
- 60 -
nécessairement «licites»256. De manière générale, le droit international humanitaire interdit certains
actes ; il n’autorise pas pour autant d’autres actes. Un acte qui n’est pas proscrit par le droit
international humanitaire peut néanmoins enfreindre d’autres aspects du droit international comme,
par exemple, les obligations en matière de droits de l’homme, qui s’appliquent au même titre que le
droit international humanitaire dans les périodes de conflit armé257. L’invasion actuelle de l’Ukraine
par la Russie en fournit d’ailleurs une illustration : l’agression commise par la Russie contre
l’Ukraine étant illicite, tout acte accompli par la première dans le cadre de ce conflit est illicite, que
le droit international interdise ou non, par ailleurs, l’acte particulier en question. Pour prendre un
autre exemple, un acte qui n’est pas interdit par le droit international humanitaire peut néanmoins
emporter violation du droit interne. Dans un conflit armé non international, les membres d’un groupe
armé non étatique ne peuvent se prévaloir du privilège du combattant et peuvent être poursuivis en
vertu du droit interne à raison de leur participation aux hostilités258. Abstraction faite de cet aspect
juridique, comme indiqué plus haut, la crainte avancée par la Russie est au mieux hypothétique en
l’espèce, puisqu’il ne saurait de manière crédible être argué que les actes en cause étaient conformes
au droit international humanitaire.
184. Il est également absurde d’invoquer, comme le fait la Russie, le risque que «les acteurs
non étatiques participant à un conflit armé s[o]ient … dissuadés de s’acquitter des obligations que
leur impose le droit international humanitaire» si l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 était
interprété suivant son sens ordinaire259. Ces acteurs non étatiques pourront voir leur responsabilité
pénale engagée à raison des actions qu’ils auront commises en violation du droit international
humanitaire devant des juridictions tant nationales qu’internationales, indépendamment de la CIRFT.
Ce que définit, cependant, l’article 2 de celle-ci, est une infraction visant les personnes finançant
certains actes. Il incite uniquement, par conséquent, les éventuels pourvoyeurs de fonds à s’assurer
que ceux-ci ne tomberont pas dans l’escarcelle de groupes armés non étatiques qui se livrent à des
actes destinés à faire des victimes civiles parce qu’ils cherchent à contraindre un gouvernement à
modifier sa politique ou sa ligne de conduite. Aucun Etat respectueux de la loi, a fortiori s’il est
partie à la CIRFT, ne devrait s’alarmer d’une interprétation propre à créer ce type d’incitation.
iv. L’intimidation d’une population ou la contrainte d’un gouvernement ne doit pas
nécessairement être le seul ou principal but visé
185. Dans une ultime tentative de rendre plus difficile la tâche de prouver qu’un acte entre
dans le champ de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2, la Russie avance que le but consistant à
«intimider la population ou … contraindre un gouvernement» doit être le seul, ou du moins le
principal, visé260. La Russie se fonde sur le libellé des paragraphes 2, respectivement, de l’article 51
du protocole additionnel I et de l’article 13 du protocole additionnel II aux conventions de Genève
pour affirmer que l’infraction de terrorisme impose d’établir que le «but principal» de l’acte
256 CMFR, première partie, par. 285. Entre autres erreurs de la Russie, la place que celle-ci accorde au «but de
répandre la terreur» ne trouve pas de justification dans le texte de la CIRFT. Selon les termes de l’alinéa b) du paragraphe 1
de l’article 2, un acte peut tomber sous le coup de la convention s’il vise, par sa nature ou son contexte, «à contraindre un
gouvernement», qu’il ait ou non, en sus, l’objectif d’intimider une population (ou de «répandre la terreur»).
257 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt,
C.I.J. Recueil 2005, p. 243, par. 216.
258 Voir, par exemple, Nils Melzer, The Principle of Distinction Between Civilians and Combatants, in The Oxford
Handbook of International Law in Armed Conflict, p. 318 (Andrew Clapham & Paola Gaeta, eds., Oxford University Press
2014) (indiquant que, dans un conflit armé non international, «les membres de groupes armés organisés peuvent faire l’objet
de poursuites à raison de violations du droit interne, même s’ils se conforment par ailleurs au droit international
humanitaire») (annexe 71).
259 CMFR, première partie, par. 288.
260 CMFR, première partie, par. 259-263.
- 61 -
considéré est de répandre la terreur parmi la population civile261. Or, l’alinéa b) du paragraphe 1 de
l’article 2 énonce seulement que tel doit être le but que l’acte «vise», et non le but qu’il «vise
principalement». N’y figure pas davantage l’idée que tel devrait être le but unique262 ou spécifique263,
que reflète l’emploi, dans la version anglaise, des termes «sole» ou «specific purpose», et dans la
version française, des termes «à seule fin» dans d’autres articles du protocole additionnel I. S’ils
avaient souhaité imposer que le but visé le soit «spécifiquement» ou soit le but «principal» pour qu’il
y ait infraction, les rédacteurs de la CIRFT auraient pu expressément l’indiquer. L’absence d’une
telle précision fait sens à la lumière du raisonnement exposé plus haut : l’alinéa b) du paragraphe 1
de l’article 2 sert à définir les actes dont le financement est prohibé, non à établir si un accusé est
animé d’une intention criminelle particulière. Il serait absurde d’exiger la preuve qu’un acte commis
par une tierce partie visait exclusivement ou principalement un but donné dans le contexte d’une
convention dont l’objet est de définir les obligations de coopération des Etats parties en matière de
prévention et de répression d’actes de terrorisme, non d’établir que cette tierce partie elle-même
aurait commis une infraction.
186. Les principes bien établis du droit international confirment qu’il serait déraisonnable
d’exiger que le but requis soit établi en tant que seul ou principal but visé. Dans la célèbre affaire du
Zyklon B, par exemple, le Tribunal de Nuremberg a condamné les hommes d’affaires allemands qui
avaient vendu le zyklon B au régime nazi, ayant établi que ceux-ci savaient qu’il serait utilisé dans
les chambres à gaz. L’accusation n’a pas prétendu, et le tribunal n’a pas conclu, que le but premier
des hommes d’affaires fût autre que celui de faire des bénéfices264. Le tribunal a cependant inféré
que les accusés avaient eu pour but secondaire d’encourager la poursuite du gazage des Juifs, du fait
qu’ils avaient continué de fournir du Zyklon B après avoir appris à quelles fins il était utilisé. Cet
élément a suffi à établir leur culpabilité265.
187. Plus récemment, le TPIY a précisé que le but requis en tant qu’élément constitutif de
l’infraction ne devait pas nécessairement être le seul ou le principal visé. Pour qu’il y ait crime de
torture, il faut qu’il y ait acte entrepris dans un but défendu, mais «[i]l n’est pas nécessaire que le but
défendu soit le but unique ou principal que l’auteur vise par son acte ou son omission»266. De même,
répondant à l’argument selon lequel le but de satisfaction sexuelle ne figurait pas dans la définition
de la torture, le TPIY a déclaré : «Si l’un des buts prohibés est atteint à travers le comportement en
question, il importe peu que ce comportement visait également à atteindre un but non énuméré dans
la définition.»267
188. Considérer que le but auquel renvoie le terme «vise», tel qu’employé à l’alinéa b) du
paragraphe 1 de l’article 2, doit s’entendre au sens d’«unique», «spécifique» ou «principal»
261 CMFR, première partie, par. 261-262.
262 Protocole additionnel aux conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits
armés internationaux, adopté le 8 juin 1977, art. 56, par. 5, art. 59, par. 3, art. 60, par. 4.
263 Ibid., art. 54, par. 2.
264 Tribunal militaire international, Trial of Bruno Tesch and Two Others (The Zyklon B Case), in U.N. War Crimes
Commission, Law Reports of Trials of War Crimes, vol. 1, p. 94 (1947), accessible à l’adresse suivante : https://www.loc.
gov/rr/frd/Military_Law/pdf/Law-Reports_Vol-1.pdf.
265 Ibid., p. 102. Voir aussi Doug Cassel, «Corporate Aiding and Abetting of Human Rights Violations: Confusion
in the Courts», Northwestern Journal of International Human Rights, vol. 6 (2008), p. 312 («Le tribunal a admis que les
hommes d’affaires accusés, en vendant du Zyklon B tout en sachant qu’il serait utilisé dans les chambres à gaz, avaient un
but lucratif … Toutefois, du fait qu’ils ont fourni le gaz en sachant qu’il serait utilisé pour tuer des êtres humains, [le
tribunal a inféré] que l’un des buts visés — certes secondaire — était d’encourager la poursuite de l’extermination en masse
des Juifs.») (EEU, annexe 81).
266 Le Procureur c. Limaj et consorts, affaire no IT-03-66-T, jugement, 30 novembre 2005, par. 239.
267 Le Procureur c. Kunarac et consorts, affaires nos IT-96-23 et 23/1, arrêt, 12 juin 2002, par. 155.
- 62 -
conduirait à des conclusions absurdes, car ce serait oublier que les actes terroristes ont souvent des
objectifs multiples268. Par exemple, le groupe Etat islamique a commis de nombreux enlèvements
dans le but double d’intimider la population et de financer ses opérations générales au moyen de
rançons269. Selon l’interprétation de la Russie, un acte de terrorisme visant à intimider ou à
contraindre un gouvernement, mais qui viserait aussi un but que l’on pourrait dire premier de réunir
des fonds, ne pourrait alors être qualifié d’acte de terrorisme aux termes de l’alinéa b) du
paragraphe 1 de l’article 2. L’on ne peut voir là une interprétation de bonne foi de cette disposition.
189. En somme, la Russie tente de durcir les critères prévus à l’alinéa b) du paragraphe 1 de
l’article 2 aux fins de constituer l’acte de terrorisme, en superposant la nécessité d’établir des
éléments d’intention spécifique, de but particulier et d’état d’esprit, au libellé clair de la convention.
La CIRFT ne prévoit nulle part de telles obligations supplémentaires, et l’ajout de tels obstacles irait
à l’encontre de l’objet et du but qu’elle poursuit. Aussi y a-t-il lieu de déclarer infondées ces
exigences forgées de toutes pièces.
268 Voir Délimitation maritime et questions territoriales entre Qatar et Bahreïn, compétence et recevabilité, arrêt,
C.I.J. Recueil 1995, p. 19, par. 35 (adoptant une interprétation du traité reposant sur le fait que «[t]oute autre interprétation
se heurterait à de sérieuses difficultés : elle priverait le membre de phrase de son effet utile et risquerait en outre d’aboutir
à des résultats déraisonnables»).
269 CBS News, ««Multiple Kidnappings for Ransom» Funding ISIS, Source Says (21 August 2014)» (annexe 87).
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SECTION B
ACTES DE FINANCEMENT DU TERRORISME VISÉS À L’ARTICLE 2
CHAPITRE 6
DES GROUPES ARMÉS ILLICITES ONT COMMIS UNE SÉRIE D’ACTES DE TERRORISME
VISÉS AUX ALINÉAS A) ET B) DU PARAGRAPHE 1 DE L’ARTICLE 2
190. Dans son mémoire, l’Ukraine a montré que, à partir du début de l’année 2014, des groupes
armés illicites présents sur son sol avaient commis de nombreux actes relevant des alinéas a) et b)
du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT270. Elle a établi en particulier que les intermédiaires de la
Russie avaient perpétré une série de meurtres et d’actes de torture ciblant des civils ukrainiens, détruit
l’appareil assurant le vol MH17, lancé des attaques d’artillerie sur des secteurs civils et commis des
attentats à l’explosif dans des villes ukrainiennes271.
191. Dans son contre-mémoire, la Russie ne nie pas la matérialité de ces actes, les décès de
civils qu’ils ont occasionnés, ni l’effet d’intimidation qu’ils ont eus sur la population ukrainienne.
Elle déploie en revanche deux tactiques contestables.
192. Premièrement, la Russie se focalise à tort sur la question de la qualification, insistant sur
le point de savoir si, dans les rapports qu’ils ont établis, les divers organes concernés de
l’Organisation des Nations Unies et autres organisations internationales ont qualifié la RPD et la RPL
de «terroristes» ou déclaré les attaques que celles-ci avaient menées contre des civils constitutives
de «terrorisme»272. Or, le fait que l’auteur d’un acte ait été formellement désigné comme «terroriste»
ou ainsi qualifié, ou que tel acte ait été assimilé à un «acte de terrorisme» par des organisations
internationales est indifférent s’agissant de déterminer si l’acte en question entre dans les prévisions
des alinéas a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2. La convention donne des actes dont le financement
est prohibé une définition objective qui ne repose pas sur pareilles désignations de nature
administrative. Le juge Robinson a ainsi observé dans une opinion individuelle, au stade de l’examen
des exceptions préliminaires, que la CIRFT ne comportait que dans «son préambule … une référence
au terrorisme», dont il n’était en revanche «fait mention ni dans l’article établissant l’infraction ni
dans aucun autre article»273. Et, plus loin : «ce n’est pas un simple hasard si la CIRFT ne décrit pas
l’infraction visée en son article 2 comme un acte terroriste», car l’inclusion de ce terme dans la
convention aurait suscité controverses et objections quant à l’interprétation qu’il aurait fallu en
donner274. L’Ukraine se fonde sur les rapports d’organisations internationales non pour la
270 Voir, de manière générale, MU, chap. 1, 4.
271 Ibid.
272 Voir, par exemple, CMFR, première partie, par. 1 («[l’Ukraine est] seule à voir dans la République populaire de
Donetsk («RPD») et la République populaire de Louhansk («RPL») des «groupe[s] dont l’activité terroriste est notoire»,
et dans la tragique destruction de l’appareil assurant le vol MH17 et les tirs d’artillerie lancés dans le cadre du conflit armé,
des faits de «terrorisme»») ; ibid., par. 126 («Cependant, la RPD/RPL n’a pas été qualifiée d’organisation terroriste (ni en
étant désignée comme telle ni de toute autre manière), et les prétendus auteurs d’actes de terrorisme mis en cause dans la
présente espèce ne peuvent en aucun cas être assimilés à des groupes terroristes notoires du calibre, par exemple,
d’Al-Qaida.») ; ibid., par. 509-514 («[D]e tels actes ont généralement été qualifiés par le HCDH, l’OSCE et d’autres de
violations du droit international humanitaire et du droit relatif aux droits de l’homme, et non d’actes de «terrorisme».»).
273 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019, déclaration de M. le juge Robinson, par. 14.
274 Ibid., par 16.
- 64 -
terminologie que celles-ci y emploient mais pour les faits qu’elles ont établis en application de leur
mandat275.
193. Deuxièmement, la Russie argue que l’Ukraine doit établir l’état d’esprit des auteurs de
ces différents actes et ce, à l’aune d’un critère d’établissement de la preuve excessivement rigoureux,
fondé sur une série d’exigences controuvées qui n’ont aucun fondement dans le texte de la
convention. La Russie ne conteste pour l’essentiel pas que ses intermédiaires aient tué un nombre
important de civils mais elle s’emploie à semer le trouble quant à l’état d’esprit dont relèvent ces
actes. Cette seconde stratégie consiste en substance à alourdir indûment la charge de la preuve,
comme il a été montré au chapitre 3, et à avancer des interprétations juridiques inexactes de la
convention, ainsi qu’il a été exposé au chapitre 5. Appliquant ainsi des critères erronés, la Russie se
dispense d’apporter des éclaircissements cohérents sur les véritables raisons de la plupart des actes
en cause, se contentant d’échafauder des théories sur l’intention qui «p[ouvai]t» les sous-tendre ou
de «plausibles» explications276. Ainsi qu’il sera expliqué plus bas, ces arguments, en soi, ne résistent
pas à l’examen, et en tout état de cause, quel que soit le critère de la preuve appliqué, l’Ukraine a
établi qu’avaient été commis des actes qui présentent l’ensemble des éléments requis aux alinéas a)
et b) du paragraphe 1 de l’article 2. Reste que la Cour devrait rejeter l’approche globale adoptée par
la Russie. Quand bien même cette dernière parviendrait à introduire un vague doute à propos de l’état
d’esprit qui animait tel auteur d’un acte, plusieurs années après les faits, le constat final demeurerait
inchangé : au vu des circonstances, à l’époque, il existait des preuves suffisantes que l’Ukraine était
le théâtre d’actes pouvant être qualifiés de terroristes, à la prévention et à la répression desquels la
Russie était dans l’obligation de coopérer.
A. L’Ukraine a établi que la RPD et la RPL avaient ouvertement et notoirement commis
contre des civils une série de meurtres et autres attaques constitutifs d’actes visés
à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT
194. Le mémoire de l’Ukraine relate qu’au printemps 2014 la RPD et la RPL ont lancé une
campagne de meurtres ciblant des civils. Selon le HCDH, ces groupes ont ainsi commis de «[g]raves
atteintes aux droits de l’homme» qui leur ont permis de «fai[re] main basse sur le territoire ukrainien,
et [d’]impos[er] aux populations un régime d’intimidation et de terreur visant à maintenir leur
autorité»277. Dans son contre-mémoire, la Russie ne conteste pas que la RPD et la RPL se soient ainsi
livrées à une série de meurtres et autres attaques contre des civils à partir du printemps 2014278.
195. Se gardant de mettre en doute l’existence, bien documentée, de cette série d’attaques, la
Russie avance que «[la Cour] ne dispose d’aucun élément de preuve crédible», propre à établir que
celles-ci constituent des actes de terrorisme relevant de la CIRFT279. Sans toutefois nier que ces actes
275 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 April 2014), par. 33 («Les objectifs de la mission
sont les suivants … établir les faits et les circonstances et cartographier les violations des droits de l’homme dont il est
allégué qu’elles ont été commises au cours des manifestations puis des violences qui ont suivi entre novembre 2013 et
février 2014, et établir les faits et les circonstances liés aux violations potentielles des droits de l’homme commises au
cours du déploiement.») (MU, annexe 762) ; Mission spéciale d’observation de l’OSCE en Ukraine, mandat, accessible à
l’adresse suivante : https://www.osce.org/special-monitoring-mission-to-ukraine/mandate («La mission réunira des
informations et rendra compte de la situation en matière de sécurité, établira les faits en rapport avec des incidents
particuliers et en rendra compte, y compris ceux relatifs aux violations alléguées aux principes fondamentaux de l’OSCE.»).
276 Voir, par exemple, CMFR, première partie, par. 400 (citant le rapport d’expertise du général de division
V. A. Samolenkov (8 août 2021), par. 188-189 (ci-après le «rapport Samolenkov») (CMFR, première partie, annexe 2)).
277 MU, par. 53 (citant HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 July 2014), par. 26
(MU, annexe 296)).
278 Voir, de manière générale, CMFR, première partie, par. 509-515.
279 Ibid., par 509.
- 65 -
étaient «destiné[s] à tuer ou blesser grièvement [des] civil[s]»280, elle présente un argument qui se
résume à un paragraphe, affirmant que «l’Ukraine n’a pas réussi à démontrer que la seule conclusion
qui puisse raisonnablement s’inférer des meurtres et des mauvais traitements infligés à des individus
particuliers était que leurs auteurs avaient agi dans le but spécifique d’intimider «une population» en
général»281. Selon la Russie, l’Ukraine n’aurait pas «expliqué en quoi, au-delà de simples «crimes de
droit commun», ces meurtres et ces mauvais traitements (ainsi que leurs répercussions
psychologiques) relèveraient de la définition des actes de «terrorisme»»282.
196. Comme il a été expliqué plus haut, le critère de «la seule conclusion raisonnable» proposé
par la Russie n’est pas celui qu’il convient d’appliquer en matière de preuve en l’espèce283. Quoi
qu’il en soit, même si le seuil artificiellement élevé que préconise la Russie devait être retenu,
l’Ukraine a montré que les attaques répétées de la RPD et de la RPL contre des civils étaient des
actes visant à intimider une population ou à contraindre un gouvernement à se comporter d’une
certaine façon. La Russie, du reste, ne met en avant aucun autre but qui puisse être inféré de la nature
ou du contexte de ces actes. Elle ne soumet aucune preuve ni justification à l’appui d’un argument
pour le moins péremptoire, tandis que les pièces produites devant la Cour montrent sans ambiguïté
que cette vaste campagne de meurtres politiques et d’intimidation était d’une autre nature que des
«crimes de droit commun».
197. Que le but recherché était d’intimider une population civile a été confirmé par de
multiples observateurs internationaux indépendants, dont l’Ukraine a exposé les conclusions dans
son mémoire. La Russie n’y a opposé aucun argument sérieux284. Les éléments suivants, par exemple,
n’ont pas été réfutés :
⎯ Le HCDH a établi qu’au moyen de ces meurtres, la RPD et la RPL «[avaie]nt imposé à la
population un régime d’intimidation et de terreur visant à maintenir leur autorité»285. La Russie
n’est pas crédible lorsqu’elle affirme sans plus d’explications que le HCDH a simplement utilisé
le terme «terreur» pour «décrire l’effet [de ces actes] sur la population» et non le but recherché286.
Le HCDH a déclaré expressément que ces groupes armés avaient «imposé» un régime de terreur
à la population «afin de maintenir leur autorité» : la terreur et l’intimidation étaient donc bien le
but poursuivi287. Dans le même ordre d’idées, invoquer le nombre d’occurrences des mots
«terreur» (terror) ou «terroriser» (terrorize) dans le rapport du HCDH n’est pas un argument
digne de ce nom288. Ainsi qu’il a été relevé plus haut, l’application de l’alinéa b) du paragraphe 1
de l’article 2 n’est pas fonction de telle ou telle qualification. En outre, audit alinéa, il n’est pas
question de «terreur» mais d’«intimid[ation]» ; or, le rapport du HCDH fait souvent mention
d’actes d’«intimidation»289.
280 CIRFT, art. 2, par. 1, alinéa b).
281 CMFR, première partie, par. 515 (les italiques sont de nous).
282 Ibid.
283 Supra, chap. 3, sect. C.
284 Voir MU, par. 42-56, 210-214.
285 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 July 2014), par. 26 (MU, annexe 296).
286 CMFR, première partie, par. 514 a).
287 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 July 2014), par. 26 (MU, annexe 296).
288 Voir CMFR, par. 514 a).
289 Voir, par exemple, HCDH, Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (15 juin 2014), par. 4,
144, 175, 207 (MU, annexe 46) ; HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 July 2014), par. 26, 38
(MU, annexe 296) ; HCDH, Rapport annuel du Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme sur la situation
des droits de l’homme en Ukraine (19 septembre 2014), par. 16 (MU, annexe 47).
- 66 -
⎯ Mme Pillay, haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, a rapporté qu’en 2014
un dirigeant de la RPD avait publié un message indiquant que «les enfants mineurs et les femmes
étaient des cibles légitimes et que le but était de «les plonger dans l’horreur»»290. Sans mettre ce
fait en doute, la Russie ne voit là qu’une «menace» et argue que «l’alinéa b) du paragraphe 1 de
l’article 2 de la CIRFT n’englobe pas les menaces»291. Pourtant, comme l’a souligné la
haut-commissaire, le dirigeant de la RPD a bel et bien déclaré que «le but» était de plonger les
civils dans l’horreur : il ne proférait pas une simple menace, mais exprimait un objectif292. Reste
que la simple menace de plonger les civils dans l’horreur offrirait un bon moyen d’établir
l’objectif qui sous-tendait la campagne de meurtres orchestrée par la RPD, telle qu’attestée par
de nombreux documents.
⎯ Le HCDH a rapporté en juin 2014 «un nombre croissant d’actes d’intimidation et de violence
commis par des groupes armés, ciblant des personnes «ordinaires» qui soutiennent l’unité
ukrainienne ou qui s’opposent ouvertement à l’une ou l’autre des deux «républiques
populaires»»293. La Russie ne fait aucun cas de ce constat et se garde d’expliquer comment le
fait de tuer des civils en raison de leurs opinions politiques pourrait être assimilé à un «crime de
droit commun».
⎯ S’adressant aux membres du Conseil de sécurité en août 2014, le sous-secrétaire général aux
droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies, Ivan Šimonović, a évoqué le «règne de
la peur et de la terreur» pour décrire la situation dans les «zones [du Donbass] contrôlées par les
groupes armés»294.
⎯ En septembre 2014, le HCDH a considéré que «[l]e fait que les groupes armés f[aisaient] régner
la peur et l’intimidation [était] attesté par les rapports de la Mission de surveillance des droits de
l’homme en Ukraine»295.
⎯ Dans un rapport de décembre 2014, le HCDH constatait encore que dans les régions du Donbass
sous le contrôle des séparatistes, «les actes de persécution et d’intimidation à l’encontre de
personnes soupçonnées de soutenir les forces ukrainiennes ou nourrissant simplement des
sympathies pro-ukrainiennes (ou supposées en nourrir) demeur[ai]ent très répandus»296.
198. La Russie s’abstient également de commenter (et ne conteste donc pas) les éléments de
preuves détaillés présentés par l’Ukraine attestant la matérialité de meurtres et d’actes destinés à tuer
ou blesser grièvement des civils, dont la nature et le contexte permettent d’établir qu’ils visaient à
intimider une population civile ou à contraindre le Gouvernement ukrainien à agir ou à s’abstenir
d’agir d’une certaine façon. Ainsi, la Russie n’est pas revenue sur les éléments produits par l’Ukraine
concernant les atrocités suivantes :
290 HCDH, Intensified Fighting Putting at Risk Lives of People in Donetsk and Luhansk — Pillay (4 July 2014)
(MU, annexe 295).
291 CMFR, première partie, par. 514 c).
292 HCDH, Intensified Fighting Putting at Risk Lives of People in Donetsk and Luhansk — Pillay (4 July 2014)
(MU, annexe 295).
293 HCDH, Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (15 juin 2014), par. 207 (MU, annexe 46).
294 Statement to the Security Council by Ivan Šimonović, Assistant Secretary-General for Human Rights on the
Human Rights Situation in Ukraine (8 August 2014), p. 2 (MU, annexe 298). Cette année-là, le sous-secrétaire général a
appelé l’attention du Conseil de sécurité sur de nombreuses autres sources de préoccupation. Voir MU, par. 56, note 69.
295 HCDH, Rapport annuel du haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme sur la situation des droits
de l’homme en Ukraine (19 septembre 2014), par. 16 (MU, annexe 47).
296 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 December 2014), par. 41 (MU, annexe 303).
- 67 -
⎯ le cas très médiatisé de Volodymyr Rybak, conseiller municipal d’Horlivka enlevé, torturé et
assassiné pour avoir brandi le drapeau ukrainien297 ;
⎯ Le meurtre de plusieurs partisans de l’unité dont les corps ont été abandonnés dans des lieux où
ils seraient exposés à la vue du public298 ;
⎯ L’exécution extrajudiciaire publique d’un vieux fermier au motif qu’il aurait fourni des vivres
aux forces ukrainiennes299 ;
⎯ Le meurtre de Valeriy Salo, fermier et chef d’une organisation culturelle regroupant notoirement
des partisans de l’unité, qui avait été enlevé par des individus armés et dont le corps a été retrouvé
carbonisé300 ;
⎯ L’aveu de la bouche d’Igor Girkin (lequel demandera à la Russie, quelques mois plus tard, de lui
fournir le missile Bouk qui servira à détruire l’avion assurant le vol MH17) que la RPD avait
procédé à l’«exécution» d’un partisan «idéologique» de l’unité ukrainienne301.
199. Outre qu’elle ne conteste pas ces faits, la Russie ne cite aucune source juridique indiquant
que des actes de cette nature n’entreraient pas dans le champ de l’alinéa b) du paragraphe 1 de
l’article 2. Or, dans une décision récente, le tribunal fédéral du district sud de l’état de New York a
considéré qu’il pouvait valablement être saisi d’une plainte pour terrorisme introduite à raison,
précisément, de ces mêmes actes de la RPD, sur le fondement notamment de l’article 2339C du
Titre 18 du code des Etats-Unis, portant application de la CIRFT. Les demandeurs, des proches des
victimes de la destruction de l’appareil assurant le vol MH17, accusaient des institutions financières
d’avoir financé des actes de terrorisme commis par la RPD302. Pour établir l’élément de connaissance
allégué, ils mettaient en avant les antécédents de la RPD en matière d’attaques contre des civils303.
La juridiction saisie a relevé que «ces attaques avaient été largement relayées et analysées par la
quasi-totalité des gouvernements, ainsi que les médias et les organisations de défense des droits de
l’homme», et que si les allégations des plaignants étaient avérées, il serait établi que «la RPD s’[étai]t
ouvertement, publiquement et de façon répétée livrée à des attaques terroristes contre des civils»304.
297 Luke Harding et Oksana Grytsenko, “Kidnapping of Ukrainian Patriots Has Russia’s Full Support, Says Kiev”,
Guardian (23 April 2014) (MU, annexe 507). HCDH, Responsabilité des meurtres commis en Ukraine de janvier 2014 à
mai 2016, par. 33-34 (MU, annexe 49).
298 HCDH, Report on Human Rights Situation in Ukraine (15 May 2014), par. 95-96 (MU, annexe 45) ; HCDH,
Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (15 juin 2014), par. 209 (MU, annexe 46).
299 HCDH, Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (15 juin 2014), par. 210 (MU, annexe 46).
300 Ibid., par 209.
301 Anna Shamanska, “Former Commander of Pro-Russian Separatists Says He Executed People Based on
Stalin-Era Laws”, Radio Free Europe/Radio Liberty (19 January 2016) (MU, annexe 587). Les faits décrits dans ce
paragraphe ne représentent qu’une partie des actes d’intimidation qui ont visé des civils pendant la période considérée.
Voir, par exemple, Human Rights Watch, Ukraine: Anti-Kiev Forces Running Amok, Eastern Insurgents Commit
Abductions, Beatings (23 mai 2014) (faisant notamment état de descentes musclées de la RPD au domicile de sympathisants
ukrainiens et de passages à tabac) ; HCDH, Report on Human Rights Situation in Ukraine (15 May 2014), par. 50 (décrivant
la violente attaque et les voies de fait commises par des partisans de la RPD contre les participants d’un rassemblement
pacifique en faveur de l’unité ukrainienne) (MU, annexe 45).
302 Voir Second Amended Complaint, Schansman v. Sberbank of Russia PJSC, Civ. No. 19-CV-2985 (ALC)
(S.D.N.Y. 5 October 2020) (annexe 66).
303 Ibid., par. 102-103, 117-128.
304 Schansman v. Sberbank of Russia PJSC, Civ. No. 19-CV-2985 (ALC), 2021 WL 4482172, p. 8 (S.D.N.Y.
30 September 2021) (annexe 67). Dans sa décision, la juridiction américaine a écarté une demande de rejet et a dû
déterminer, pour ce faire, si les faits allégués par les plaignants, à les supposer établis, pourraient ouvrir à ceux-ci un droit
à réparation. La véracité des allégations relatives aux actes de la RPD, sur lesquelles reposait l’analyse juridique du tribunal
dans l’affaire en question, a, dans celle-ci, été établie de manière incontestée.
- 68 -
L’analyse juridique du tribunal américain cadre avec la décision de la Cour suprême du Danemark
en l’affaire Fighters and Lovers qui, ayant établi la responsabilité d’un groupe pour «meurtres de
civils, actes de violence brutale infligés à des civils, enlèvements, notamment de responsables
politiques et d’une candidate à l’élection présidentielle, et emploi d’obus de mortier sans précision
dans un secteur civil, ayant frappé des civils», a conclu que ce groupe avait agi «dans l’intention de
terroriser cette population avec un certain degré de gravité»305.
200. N’étant pas en mesure de contester les éléments de preuve attestant les meurtres répétés
de civils commis par la RPD, ni le constat juridique que ces actes, par leur nature ou leur contexte,
visaient à intimider une population ou à contraindre le gouvernement à agir ou à s’abstenir d’agir
d’une certaine façon, la Russie tente, dans son contre-mémoire, de focaliser l’attention sur des actes
qu’aurait commis l’Ukraine. Elle considère ainsi que «toutes les parties au conflit armé»,
indifféremment, se sont livrées à «des exécutions extrajudiciaires, des actes de torture et des mauvais
traitements»306. Ces allégations mettant en cause l’Ukraine n’ont aucune pertinence au regard des
demandes de cette dernière et n’ont pas été dûment portées devant la Cour307. Quoi qu’il en soit, le
parallèle, spécieux, que la Russie s’efforce d’établir ne résiste pas à l’examen. La Russie présente un
tableau censé rendre compte des «meurtres et mauvais traitements commis par toutes les parties»,
mais qui est tout à fait trompeur308. Ce tableau, comme les sources sur lesquelles il se fonde, ne fait
en réalité état d’aucune exécution extrajudiciaire qui aurait été commise par des agents ukrainiens.
Quant aux mauvais traitements qui auraient été infligés en détention par des agents ukrainiens, ils
doivent certes faire l’objet d’une enquête, mais ne sauraient être mis sur le même plan que l’objectif
de la RPD de plonger des civils dans l’horreur, ou la participation de dirigeants de la RPD comme
Igor Bezler et Igor Girkin à la perpétration d’assassinats politiques. Les groupes armés illicites sont
les seuls participants au conflit à avoir, tel que constaté par les organes de surveillance des droits de
l’homme, «imposé à la population un régime d’intimidation et de terreur visant à maintenir leur
autorité»309.
201. Les arguments de la Russie n’infirment pas les éléments, corroborés par les conclusions
d’organes internationaux respectés, prouvant de manière accablante que la RPD et la RPL ont
commis une série de meurtres et de violentes attaques contre des civils, actes qui, par leur nature ou
au vu du contexte, visaient à intimider une population ou à contraindre le Gouvernement ukrainien à
agir ou à s’abstenir d’agir d’une certaine façon. Ces actes sont des actes de terrorisme tels que visés
à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT.
B. L’Ukraine a établi que la destruction de l’appareil assurant le vol MH17 constituait
un acte de terrorisme visé à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT
202. L’Ukraine a également établi dans son mémoire que, le 14 juillet 2014, l’appareil assurant
le vol MH 17 avait été abattu par un missile de la série 9M38 tiré par une batterie de missiles
Bouk-Telar qui avait été livrée par les membres d’une brigade militaire russe en territoire contrôlé
305 Voir “Fighters and Lovers Case”, Case 399/2008, Supreme Court of Denmark (25 March 2009), p. 1
(MU, annexe 476). L’Ukraine précise qu’en sus de la série de meurtres examinée dans cette section, la RPD et la RPL ont
lancé des tirs de mortier imprécis sur des zones civiles et commis des tentatives d’assassinat politiques. Voir MU, par. 111 ;
infra, par. 255.
306 CMFR, première partie, par. 509-512.
307 L’Ukraine précise ici, afin d’éviter toute ambiguïté, qu’elle rejette les allégations de la Russie tendant à lui
imputer un quelconque acte emportant violation du droit international humanitaire ou tombant sous le coup de l’alinéa b)
du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT.
308 CMFR, première partie, par. 510 (renvoyant au Tableau 5 de l’appendice A au contre-mémoire,
première partie).
309 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 July 2014), par. 26 (MU, annexe 296).
- 69 -
par la RPD310. L’arme a été utilisée pour conduire un tir dans l’espace aérien réservé aux avions civils
alors qu’elle n’avait pas la capacité de distinguer entre cibles civiles et militaires311. La destruction
de l’appareil de la Malaysia Airlines, à l’origine de la mort de 298 civils, constitue un acte terroriste
entrant dans les prévisions de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT, en tant qu’il
s’agit d’une infraction visée à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article premier de la convention de
Montréal, lequel s’applique lorsque «toute personne … illicitement et intentionnellement … détruit
un aéronef en service ou cause à un tel aéronef des dommages qui le rendent inapte au vol ou qui
sont de nature à compromettre sa sécurité en vol312».
203. La Russie ne conteste pas que la RPD ait demandé à obtenir un Bouk-Telar dans le but
de détruire un aéronef313. Elle ne nie pas non plus que les individus qui ont déployé l’arme
nourrissaient l’intention de détruire un aéronef314. Elle ne nie pas davantage que ces actions étaient
illicites. La Russie n’avance en réalité aucun argument à l’effet de montrer que les auteurs de
l’attaque auraient eu une justification valide, en droit ukrainien ou en droit international, pour tirer
sur un aéronef depuis le territoire ukrainien315.
204. Dans son contre-mémoire, plutôt que de contester ces faits déterminants, la Russie insiste
sur l’intention qu’auraient eue les intéressés de détruire non pas un avion civil, mais un avion
militaire316. L’Ukraine a établi deux raisons indépendantes de conclure que, quand bien même cette
allégation factuelle serait vraie, la destruction de l’appareil assurant le vol MH17 n’en constituerait
pas moins une infraction visée à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article premier.
205. Premièrement, ainsi qu’il est expliqué au chapitre 5, une personne qui, illicitement et
intentionnellement, tire sur un aéronef et abat, ce faisant, un aéronef civil, commet une infraction
visée à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article premier de la convention de Montréal, sans que soit
spécifiquement requise la preuve d’une intention de détruire un aéronef civil317. Ainsi, l’allégation
selon laquelle la RPD entendait détruire un aéronef militaire et non un aéronef civil ne saurait servir
de moyen de défense. La violation de la convention de Montréal est établie par ces éléments
incontestés : la RPD entendait détruire un aéronef ; ses actions étaient illicites ; et ces actions ont, de
fait, causé la destruction d’un aéronef civil.
206. Deuxièmement, quand bien même il devrait être établi que l’intention était celle de
détruire un aéronef de nature civile, cette condition serait remplie. Il est incontesté que le Bouk a tiré
en direction d’un espace aérien ouvert à l’aviation civile, alors même que cette arme est dans
l’incapacité de distinguer les aéronefs civils des aéronefs militaires, tout particulièrement en
l’absence d’un système de contrôle du combat (dont le Bouk n’était pas pourvu). Comme il est exposé
au chapitre 5, conduire un tir vers un espace aérien servant à l’aviation civile au moyen d’une arme
310 MU, par. 58-75.
311 Ibid., par 74. Voir aussi Rapport d’expertise d’Anatolii Skorik (6 juin 2018), par. 28, 31, 39 (ci-après le «rapport
Skorik») (MU, annexe 12).
312 Convention de Montréal, article premier, par. 1, al. b).
313 Voir CMFR, première partie, par. 312-317.
314 Voir ibid., par. 301-302, 312-317, 325-332.
315 Voir MU, par. 221.
316 CMFR, première partie, par. 325-333.
317 Supra, chap. 5, sect. A) 1).
- 70 -
n’ayant pas la capacité de distinguer entre cibles civiles et militaires revient de fait à «détruire
intentionnellement un aéronef civil»318. La Russie n’a pas réfuté ce point de droit.
207. Anatolii Skorik, professeur associé à l’université Ivan Kozhedub de l’armée de l’air de
Kharkiv, expert du système Bouk, a indiqué, sans que ses explications ne soient contestées, que «les
capacités techniques du Bouk-M1 TELAR en mode autonome ne permett[ai]ent pas de distinguer
avec exactitude les aéronefs civils des cibles militaires»319. Pour cette raison, «[l]e Bouk M1 SAM
est très rarement utilisé dans des situations où l’espace aérien est ouvert aux aéronefs civils»320. La
seule façon de réduire un tant soit peu le grave danger que fait courir cet emploi inhabituel à l’aviation
civile est d’utiliser le Bouk «en coordination avec le système de contrôle du combat», de façon à ce
que «les informations relatives au trafic aérien civil provenant des forces radio-radar s[oie]nt portées
à l’attention d[e son] commandant … en temps utile»321. S’il ne dispose pas d’informations
provenant du système de contrôle du combat, le commandant d’un Bouk-M1 TELAR ne peut, au
moyen du seul radar qui équipe le système, distinguer un aéronef civil d’un aéronef militaire322. Ainsi
qu’expliqué par M. Skorik, sur l’écran de l’opérateur, aéronefs civils et militaires sont «quasiment
impossibles à distinguer» et à cette difficulté s’ajoute l’intense pression à laquelle est soumis
l’opérateur du Telar qui doit agir «à une vitesse … record» car, en utilisant le radar du système, il
expose sa position323.
208. La Russie, de son côté, n’a pas produit de rapport d’un spécialiste en système de missiles
Bouk, et elle n’a pas non plus contesté celui de M. Skorik, et notamment l’affirmation que la conduite
d’un tir de Bouk sans l’aide d’un centre de contrôle du combat entraîne un risque particulièrement
grave pour l’aviation civile324. La Russie n’a pas davantage mis en doute, ni seulement évoqué, les
déclarations de M. Skorik selon lesquelles le Bouk a été déployé dans des circonstances qui ne
permettaient pas de distinguer entre cibles civiles et militaires325.
209. En revanche, elle expose un bref argument, dénaturant le propos de M. Skorik. Elle
avance ainsi qu’au lieu de recourir à un centre de contrôle du combat comme le veut la pratique
moderne, un commandant de Bouk agissant de manière indépendante pourrait se fonder sur sa propre
appréciation pour distinguer un aéronef civil d’un aéronef militaire326. Cet argument est formulé sur
la base non pas d’éléments de preuve mais de l’affirmation de M. Skorik selon laquelle «un
commandant et un opérateur chevronnés de Bouk-M1 TELAR peuvent identifier de manière assez
précise la cible d’après ses paramètres (dimensions, réacteurs, le cas échéant)»327. Or, en replaçant
cette assertion dans son contexte, l’on constate que M. Skorik traitait de la possibilité technique de
distinguer entre eux des types de cibles ayant des dimensions différentes, tels qu’un hélicoptère, un
318 Supra, chap. 5, sect. A) 1).
319 Rapport Skorik, par. 39.
320 Ibid., par. 31.
321 Ibid., par. 34.
322 Ibid., par. 28, 39.
323 Ibid., par. 36.
324 CMFR, première partie, par 345 b).
325 Voir MU, par. 73–74.
326 CMFR, première partie, par. 345 c) («[T]oute personne fournissant une telle arme saurait également que
l’opérateur pouvait utiliser d’autres méthodes pour distinguer les aéronefs civils des aéronefs militaires…»).
327 CMFR, première partie, par. 345 c) (citant le rapport Skorik, par. 28).
- 71 -
avion à réaction ou un drone328. La Russie travestit ainsi le propos de l’expert en faisant tout
bonnement abstraction du passage où celui-ci déclare de manière univoque que «les capacités
techniques du TELAR … ne permettent pas … de distinguer un aéronef civil d’un aéronef
miliaire»329.
210. La Russie estime par ailleurs qu’il ressort du mémoire de l’Ukraine que «toute personne
ayant accès à l’Internet aurait pu suivre la trajectoire de l’appareil assurant le vol MH17», donnant à
entendre qu’il pourrait être procédé ainsi «pour distinguer les aéronefs civils des aéronefs
militaires»330. Dans son mémoire, l’Ukraine a souligné qu’il était de notoriété publique que les
appareils civils étaient nombreux à traverser l’espace aérien au-dessus de l’Ukraine orientale avant
le 17 juillet, date de l’attaque, et que 160 avions l’avaient emprunté ce jour-là331. Il ne s’ensuit pas,
et la Russie ne pourra nous faire accroire, que le suivi de la trajectoire d’un appareil en vol au moyen
d’une application de source libre serait à tel point précis, direct et fiable que l’opérateur d’un
Bouk TELAR aurait pu utiliser les données de télédétection ainsi puisées sur l’Internet pour
distinguer un aéronef civil d’un aéronef militaire.
211. En résumé, la Russie n’a pas produit d’éléments à même de démentir l’affirmation de
M. Skorik selon laquelle le Bouk TELAR qui a abattu l’appareil assurant le vol MH17 n’avait pas la
capacité de distinguer entre cibles civiles et cibles militaires. Par conséquent, même à admettre, en
suivant l’interprétation de la Russie, que l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article premier de la
convention de Montréal requiert la présence d’une intention de détruire un aéronef civil, il ressortirait
des éléments de preuve, incontestés, que cette exigence est remplie.
C. L’Ukraine a établi que les tirs d’artillerie lancés par la RPD sur des secteurs civils
constituaient des actes de terrorisme visés à l’alinéa b) du paragraphe 1
de l’article 2 de la CIRFT
212. Si, dans son contre-mémoire, la Russie mentionne à peine d’autres attaques contre des
civils imputables à la RPD et la RPL, elle s’arrête longuement sur celles menées à l’artillerie en
Ukraine orientale. C’est bien en vain, cependant, que la Russie tente de justifier et d’excuser les
atrocités commises par la RPD à cette occasion, pour les nombreuses raisons qui seront exposées
ci-après. Toutefois, avant d’entrer dans le détail de chacun de ces bombardements, l’Ukraine souhaite
formuler cinq observations au sujet de l’approche biaisée adoptée à leur propos par la Russie.
213. Premièrement, la Russie continue de se focaliser sur la question des qualifications,
arguant que «l’Ukraine est seule» à qualifier ces attaques d’artillerie d’actes de «terrorisme»332. Or,
ainsi qu’il a été expliqué plus haut, que des observateurs internationaux emploient ou non le terme
de «terrorisme» est ici dépourvu de pertinence. L’article 2 de la CIRFT lui-même n’emploie pas les
328 Voir rapport Skorik, par. 24 (notant la capacité théorique d’un opérateur de distinguer le signal respectivement
renvoyé par un véhicule aérien sans pilote, un véhicule aérien sans pilote à réaction et un hélicoptère Mi-8, tout en précisant
que «les équipages de combat n’ont que rarement pris en compte pareils facteurs en situation de combat particulièrement
stressante lorsqu’ils étudient les données initiales de tir»).
329 Rapport Skorik, par. 31 ; voir aussi ibid., par. 28 («Les capacités techniques du Bouk-M1 TELAR ne permettent
pas de distinguer avec exactitude les aéronefs civils des cibles militaires, essentiellement en raison des facteurs suivants :
1) le Bouk-M1 TELAR ne dispose pas des transpondeurs dont sont actuellement équipés les aéronefs civils, ainsi qu’il est
décrit plus loin ; 2) les informations affichées sur les écrans du Bouk-M1 TELAR rendent les aéronefs militaires quasiment
impossibles à distinguer des aéronefs civils au moyen des attributs de signaux.»).
330 CMFR, première partie, par. 345 c).
331 MU, par 70.
332 Voir, par exemple, CMFR, première partie, par. 356.
- 72 -
termes «terroriste» ou «terrorisme»333. En ce qui concerne les faits pertinents dans le cas desdites
attaques, les éléments de preuve produits par l’Ukraine sont corroborés par des déclarations émanant
de la communauté internationale. Ainsi, le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies
a condamné l’«acte inqualifiable» qu’avait représenté le «bombardement d’un bus» à
Volnovakha334 ; un secrétaire général adjoint de l’Organisation a conclu que les auteurs de l’attaque
de Marioupol avaient «sciemment pris pour cible une population civile»335 ; et le Bureau du procureur
de la Cour pénale internationale a estimé qu’il était permis de croire, au vu des éléments de preuve,
que des attaques avaient été «dirig[ées] intentionnellement … contre la population civile» dans l’est
de l’Ukraine336.
214. Deuxièmement, la Russie tente d’isoler chaque incident et d’instiller un élément
d’incertitude à leur sujet au lieu de les envisager de façon globale et en contexte, ainsi qu’il
conviendrait. Dans nombre de cas, elle postule l’existence d’une série de dysfonctionnements et
d’erreurs improbables qui, par un pur concours de circonstances, auraient provoqué l’explosion de
roquettes dans des zones densément peuplées ; or, ces explications, douteuses en soi, le sont encore
davantage lorsqu’on envisage les faits dans leur ensemble. L’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2
commande d’examiner le but des attaques à la lumière de leur «contexte» : or, en ce qui concerne
Volnovakha, Marioupol et Kramatorsk en particulier, la RPD a enchaîné en l’espace de quelques
semaines ces atrocités massives et appelées à avoir un grand retentissement, à une période d’intense
activité diplomatique qui allait aboutir à la tenue à Minsk, le 11 juillet 2015, d’un sommet au cours
duquel des représentants de l’Allemagne, la France, la Russie et l’Ukraine conviendraient d’un
ensemble de mesures destinées à mettre un terme au conflit sévissant dans l’est de l’Ukraine
(«Minsk II»)337.
333 Voir supra, par. 192.
334 Nations Unies, Conseil de sécurité, déclaration à la presse faite par le Conseil de sécurité à la suite du meurtre
des passagers d’un bus dans la région de Donetsk (Ukraine), doc. SC/11733 (13 janvier 2015) (MU, annexe 305).
335 Nations Unies, procès-verbal officiel des réunions du Conseil de sécurité, 7368e séance, doc. S/PV.7368
(26 janvier 2015), p. 2 (déclaration de M. Jeffrey Feltman, Secrétaire général adjoint de l’ONU aux affaires politiques (MU,
annexe 307).
336 Cour pénale internationale, Rapport sur les activités menées en 2020 en matière d’examen préliminaire
(14 décembre 2020), par. 280.
337 Voir MU, par. 254.
- 73 -
Figure 1
Chronologie des attaques d’artillerie dirigées contre des civils
sur fond d’intenses négociations diplomatiques
Légende :
Volnovakha shelling attack – 13 Jan. 2015 = Tirs d’artillerie contre Volnovakha – 13 janvier 2015
Marioupol shelling attack – 24 Jan. 2015 = Tirs d’artillerie contre Marioupol – 24 janvier 2015
Trilateral Contact Group meeting – 31 Jan. 2015 = Réunion du groupe de contact tripartite – 31 janvier
2015
New Peace plan put forward by France and Germany –
7 Feb. 2015
= Nouveau plan de paix proposé par l’Allemagne et la
France – 7 février 2015
Kramatorsk shelling attack – 31 Jan. 2015 = Tirs d’artillerie contre Kramatorsk – 31 janvier 2015
Summit of leaders of Russia, Ukraine, France and
Germany – 11 Feb. 2015
= Sommet réunissant les dirigeants allemands, français,
russes et ukrainiens – 11 février 2015
Minsk II agreement signed – 12 Feb. 2015 = Signature des accords de Minsk II – 12 février 2015
215. Même s’il était plausible que tel incident isolé soit imputable à une erreur tragique, la
Russie ne peut espérer être crue lorsqu’elle prétend voir une coïncidence dans le fait que la RPD n’a
eu de cesse de pilonner des secteurs civils, dans différentes villes, causant chaque fois de nombreuses
victimes, au cours de la période qui a précédé le sommet de Minsk. Et elle est moins crédible encore
lorsqu’elle présente comme une coïncidence le fait que cette série d’attaques contre des civils,
appelée à faire grand bruit, s’est produite à un moment critique, les pertes civiles intervenant à point
nommé pour arracher des concessions politiques à l’Ukraine.
216. Troisièmement, la Russie considère qu’au stade de l’examen de fond il lui suffit, pour
s’acquitter de la charge qui lui incombe, d’avancer dans chaque cas, rétrospectivement et même
longtemps après les faits, une autre explication «raisonnable» ou «plausible» pour chacune des
attaques338. Comme le montre l’analyse du chapitre 3, la Russie prône l’adoption d’un seuil
d’établissement de la preuve artificiellement élevé qui ne se justifie pas dans le contexte de la CIRFT.
La présente espèce ne porte, en dernière analyse, pas sur la question de savoir si un individu donné
a commis un acte de terrorisme dans le contexte de tel ou tel de ces faits particuliers mais sur le
manquement de la Russie à son obligation de coopérer à la prévention et à la répression du
financement des actes visé aux alinéas a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2. Il s’agit donc
essentiellement d’établir ce que les personnes ayant financé ces actes savaient au moment des faits,
et comment la Russie aurait dû agir au moment des faits pour coopérer de bonne foi avec l’Ukraine,
comme elle y était tenue en vertu de la convention. Or, à l’époque des faits, alors que ces attaques
338 Voir, par exemple, CMFR, première partie, par. 400, 423.
- 74 -
dirigées contre des civils étaient notoires, des agents russes ont continué de fournir des fonds aux
groupes qui s’en rendaient coupables, et la Russie n’a pris aucune mesure pour prévenir ou réprimer
ce financement.
217. Quatrièmement, la Russie tente de mettre en perspective les attaques lancées contre des
civils par des groupes armés illicites en Ukraine, en alléguant que les forces armées ukrainiennes ont
également causé des victimes civiles. L’Ukraine ne s’appesantira pas sur ces allégations, qui sont
sans pertinence aux fins d’une appréciation objective de la nature des actes commis par la RPD et la
RPL339. Reste que le parallèle que tente d’établir la Russie est captieux. La Russie se contente
d’additionner le nombre de victimes civiles recensées sur des périodes données340 et en conclut
abusivement que les forces armées ukrainiennes prenaient pour cible des civils. Or, le HCDH avait
rapporté en juillet 2014 que «les groupes armés pla[çai]ent leurs équipements militaires dans des
zones densément peuplées d’où ils lan[çai]ent leurs attaques, exposant ainsi dangereusement toute la
population civile»341. En dépit de ses efforts pour détourner l’attention vers les actes de l’Ukraine, la
Russie n’a relevé aucune situation dans laquelle les forces armées ukrainiennes se seraient illustrées
en lançant au beau milieu de la journée une salve de roquettes Grad sur un poste de contrôle
remplissant des fonctions civiles. Elle n’a fait état d’aucune attaque menée par des forces armées
ukrainiennes dont un haut responsable des Nations Unies aurait affirmé qu’elles auraient «sciemment
pris pour cible une population civile»342. Elle n’a pas davantage allégué que les forces armées
ukrainiennes auraient déployé le système de roquettes sophistiqué qu’est le BM-30 pour attaquer un
secteur résidentiel d’une ville située à plus de cinquante kilomètres de la ligne de front.
218. Cinquièmement, à l’heure où l’Ukraine s’apprête à déposer la présente réplique, la Russie
nous offre elle-même une tragique confirmation du but qui sous-tendait la série d’attaques contre des
civils menée par la RPD en 2015. En ce mois d’avril 2022, les forces armées russes prennent pour
cible des civils et provoquent des catastrophes humanitaires dans ces villes mêmes qui avaient déjà
subi les attaques de la RPD en 2015. La ville de Volnovakha a été «entièrement détruite»343 ; à
Marioupol, des cadavres de civils «jonchent les rues»344 ; et — fait qui présente une ressemblance
frappante avec ceux de 2015 — plus de 50 personnes ont été tuées à Kramatorsk, dont la population
civile a été la cible d’une attaque de la Russie pratiquée au moyen d’un type sophistiqué de roquette
339 La Russie n’a pas présenté de demande reconventionnelle contre l’Ukraine et ne peut en soumettre une à ce
stade de la procédure. Voir Règlement de la Cour, art. 80, par. 2.
340 La Russie décrit fallacieusement ces victimes civiles comme ayant été causées par de «prétendus tirs d’artillerie
sans discrimination contre des zones peuplées». Voir CMFR, première partie, par. 352 a) (citant le rapport du HCDC pour
la période de mai 2015 à août 2016). Le rapport du HCDC cité par la Russie ne caractérise pas la nature des attaques mais
regroupe les victimes civiles en fonction du type d’armes employé. Voir, par exemple, HCDH, Report on the human rights
situation in Ukraine (16 May-15 August 2015), par. 29, 32 (faisant état de victimes civiles et les associant à diverses
causes : «armes de petit calibre», «restes explosifs de guerre/engins explosifs improvisés», «accidents de la route
impliquant des véhicules militaires» «cause inconnue» et «mortiers, canons, obusiers, chars et systèmes de lance-roquettes
multiples») (MU, annexe 769).
341 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 July 2014), par. 31 (MU, annexe 296). C’est
d’ailleurs pour cette raison qu’en juin 2015 des habitants de Donetsk ont organisé un mouvement de protestation exigeant
l’arrêt des tirs d’artillerie conduits depuis les banlieues de la ville. Voir Paul Gregory, Residents of Donbass Tell Separatists
to Leave: A Glimmer of Hope?, Forbes (17 June 2015).
342 Nations Unies, procès-verbal officiel des réunions du Conseil de sécurité, 7368e séance, doc. S/PV.7368
(26 janvier 2015), p. 2 (déclaration de M. Jeffrey Feltman, Secrétaire général adjoint de l’ONU aux affaires politiques
(MU, annexe 307).
343 Euronews, “Eastern Ukrainian Town of Volnovakha Destroyed After Russia Invasion, Local Governor Says”
(13 March 2022).
344 Yuras Karmanau, Adam Schreck, and Cara Anna, “Mariupol Mayor Says Siege Has Killed More than 10K
Civilians”, Associated Press (12 April 2022).
- 75 -
à sous-munitions345. Toutes ces atrocités sont menées dans le dessein évident de faire pression sur
l’Ukraine en vue de lui arracher des concessions politiques346. Il n’y a nulle coïncidence dans la
similitude des méthodes employées par la RPD en 2015 et par les forces armées russes aujourd’hui :
la Russie s’était auparavant chargée de former les combattants séparatistes, notamment au maniement
d’armes lourdes et de systèmes de lance-roquettes multiples347. La partition que joue la Russie est
familière, c’est celle d’un Etat enhardi par des actions dont il ne lui a jamais été demandé de rendre
compte.
1. L’attaque d’artillerie, par la RPD, d’un poste de contrôle civil à Volnovakha constitue un
acte de terrorisme visé à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT
219. Dans son mémoire, l’Ukraine a établi que l’attaque d’artillerie menée par la RPD le
13 janvier 2015 contre un poste de contrôle civil proche de Volnovakha constituait un acte de
terrorisme visé à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT348. Un mardi après-midi, à
14 h 25, au moins 88 roquettes se sont abattues sur une longue file de véhicules civils attendant de
franchir le poste de contrôle de Buhas. Les projectiles ont touché un car dans lequel voyageaient des
pensionnés, tuant 12 de ses passagers et en blessant 19 autres. Comme il a été relevé plus haut, le
Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies a condamné ce bombardement, jugeant qu’il
s’agissait d’un «acte inqualifiable»349. L’attaque, qu’aucun but militaire ne paraissait justifier, s’est
produite moins de trois semaines avant un important sommet diplomatique.
i. L’attaque du poste de contrôle de Buhas était un acte destiné à tuer des civils au sens de
l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT
220. La Russie ne conteste pas que le poste de contrôle de Buhas ait été la cible d’une attaque
délibérée conduite au moyen d’un système de lance-roquettes multiple BM-21 Grad. Dans son
mémoire, l’Ukraine a montré que l’emploi de cette arme imprécise contre une cible de petite taille
telle que le poste de contrôle de Buhas ne pouvait manquer de causer des victimes parmi les civils
345 Voir Manisha Ganguly and Joe Inwood, “Ukraine War: What Weapon Killed 50 People in Station Attack?”,
BBC (12 April 2022).
346 Voir, par exemple, HCDH, Ukraine: Grave Concerns - Statement by Spokesperson for the UN High
Commissioner for Human Rights (12 March 2022) («Des civils sont tués et mutilés à l’occasion de ce qui semble être des
attaques aveugles, les forces russes faisant usage d’armes explosives à large rayon d’action, dont des missiles et des obus
et roquettes d’artillerie lourde, ou recourant à des frappes aériennes, dans ou à proximité de zones d’habitation.») ; Michael
Gorden and Alex Leary, “Russia, Failing to Achieve Early Victory in Ukraine, Is Seen Shifting to Plan B”, The Wall Street
Journal (20 March 2022) (rapportant que la Russie entend continuer de «pilonner les villes ukrainiennes» afin de «pousser
le gouvernement de M. Zelenski à abandonner certains territoires et à faire des concessions en matière de sécurité»).
347 Voir Signed Declaration of Tornike Dzhincharadze, Suspect Interrogation Protocol (21 May 2017), p. 4 (MU,
annexe 263) ; Signed Declaration of Igor Koval, Suspect Interrogation Testimony (9 June 2015), p. 5-6 (MU, annexe 207) ;
Mumin Shakirov, “I Was an Opposition Fighter in Ukraine”, The Atlantic (14 July 2014) (MU, annexe 528).
348 Voir MU, chap. 6, sect. D 1).
349 Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies, «Déclaration à la presse faite par le Conseil de sécurité
à la suite du meurtre des passagers d’un bus dans la région de Donetsk (Ukraine)», SC/11733, 13 janvier 2015 (MU,
annexe 305). Même l’entité qui se proclame bureau du procureur général de la RPD a qualifié le bombardement d’«acte
terroriste», en tentant fallacieusement de l’attribuer à l’Ukraine. Voir Interfax, The DPR Opened a Criminal Case On the
Fact of the Shelling of a Bus Near Volnovakha (14 January 2015) (annexe 81). L’argument avancé sans grande conviction
par la Russie selon lequel il est impossible de parvenir à une conclusion claire quant à la partie responsable des attaques
est particulièrement peu crédible. Voir CMFR, première partie, par. 379-383. Comme l’a montré l’Ukraine dans son
mémoire, les observateurs de l’OSCE, Human Rights Watch et l’équipe d’enquête ukrainienne ont conduit des analyses
criminalistiques sur le lieu de l’attaque et tous ont conclu que celle-ci avait été lancée depuis le territoire contrôlé par la
RPD. Voir MU, par. 87. Dans son second rapport, le général Brown estime que «la seule explication plausible» est que
l’attaque a été lancée depuis le territoire de la RPD. Voir deuxième rapport Brown, par. 15 (annexe 1).
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dont nul n’ignorait qu’ils s’y trouveraient présents en nombre350. Ni la Russie, dans son
contre-mémoire, ni son expert, le général Samolenkov, n’ont réfuté cette démonstration. Ces faits
incontestés sont suffisants pour conclure que l’attaque de Volnovakha était un acte destiné à tuer des
civils au sens de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2351.
221. Quand bien même l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 exigerait la preuve d’une
intention directe de causer des victimes civiles, cette intention serait établie. Les experts désignés par
l’Ukraine comme par la Russie conviennent que, d’un point de vue militaire, il aurait été inefficace
de tirer des roquettes BM-21 Grad pour détruire un poste de contrôle de petite taille352. Il ressort du
dossier que le poste de contrôle ne jouait pas de rôle actif dans les hostilités et l’expert désigné par
la Russie n’a fourni aucune explication crédible quant à l’avantage militaire qu’aurait pu procurer la
destruction du poste de contrôle. La conclusion la plus naturelle est qu’en tirant des roquettes au
moyen de plusieurs systèmes BM-21 Grad en direction d’une longue file de véhicules civils attendant
de franchir ce qui constituait de fait un poste frontière, positionné dix kilomètres en arrière de la ligne
de front et sans rôle actif dans les hostilités, la RPD avait pour objectif de frapper l’importante
concentration de civils qui s’y trouvaient.
222. La Russie dément que le poste de contrôle de Buhas était, ainsi qu’affirmé par l’Ukraine,
un «poste de contrôle civil»353. Telle est pourtant la seule conclusion raisonnable que l’on puisse tirer
des éléments de preuve :
⎯ D’après le témoignage de première main de Maksym Shevkoplias, qui commandait le service
des gardes-frontières au poste de contrôle de Buhas le jour de l’attaque — témoignage que la
Russie n’a pas mis en doute —, le poste de contrôle faisait de facto office de poste-frontière pour
les véhicules civils354. Cette réalité est confirmée par la réglementation relative aux postes de
contrôle adoptée dans le cadre de l’opération antiterroriste en janvier 2015355.
⎯ Les experts en imagerie missionnés par l’Ukraine, Mme Gwilliam et le général de division
aérienne Corbett, de Geollect, ont examiné les mêmes images du poste de contrôle de Buhas que
le colonel Bobkov. Ils ont estimé que «la structure et l’aménagement du poste de contrôle de
350 Voir MU, par. 229 (citant le rapport d’expertise du général Christopher Brown (5 juin 2018), par. 14, 39
(ci-après le «premier rapport Brown») (MU, annexe 11)).
351 Voir supra, chap. 5, sect. C) 1).
352 Voir premier rapport Brown, par. 33 («En supposant qu’il y ait eu un certain intérêt militaire à endommager le
poste de contrôle, d’autres systèmes d’armes auraient pu le faire avec davantage de justesse, et sans la même certitude de
préjudice porté aux civils.») (MU, annexe 11) ; rapport Samolenkov, par. 58 (8 août 2021) («[S]i la RPD avait le choix
entre différentes pièces d’artillerie et visait effectivement le poste de contrôle, le système de lance-roquettes multiple
Grad BM-21 n’était assurément pas l’arme la plus efficace pour atteindre ce type de cible.») (CMFR, première partie,
annexe 2). Le général Samolenkov déclare que le choix du BM-21 Grad pour attaquer le poste de contrôle n’aurait été
inadéquat qu’en l’absence d’armes plus appropriées ; or, il ressort du dossier que la RPD disposait de telles armes ce
moment-là. Voir deuxième rapport Brown, par. 16 (expliquant que les combattants de la RPD de la région disposaient de
canons d’artillerie) (annexe 1).
353 CMFR, première partie, par. 364.
354 Voir déposition de Maksym Anatoliyovych Shevkoplias (31 mai 2018), par. 9 (ci-après la «déposition de
Shevkoplias») (MU, annexe 4).
355 Security Service of Ukraine, ATO Regulation Governing Checkpoints (22 January 2015), Section 1.2 (énonçant
que les postes de contrôle ont «pour mission de contrôler la circulation des personnes et des véhicules, vérifier les
documents d’identité, … inspecter les véhicules et les objets à leur bord afin d’empêcher l’entrée irrégulière de personnes
sur le territoire non contrôlé par l’Ukraine [et] l’intrusion de terroristes et de leurs complices en provenance de ce territoire»)
(annexe 15). Cette réglementation contredit la thèse de la Russie selon laquelle le poste de contrôle de Buhas remplissait
nécessairement un objectif militaire du simple fait qu’il «avait été établi dans le cadre de la prétendue «opération
antiterroriste»». CMFR, première partie, par. 365. Que certains documents «décrivent l’emplacement comme un poste de
contrôle des forces armées ukrainiennes» n’est pas davantage pertinent. Ibid., par. 368 a), car cette description est inexacte.
Voir déposition de Shevkoplias, par. 8, 11 (MU, annexe 4).
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Buhas correspondaient à une configuration conçue pour permettre aux forces de l’ordre de
contrôler des véhicules»356. Ils ont également conclu qu’il ne s’agissait pas d’une «installation
militaire fortifiée», relevant que «les réseaux de tranchées [étai]ent rudimentaires et n’offr[ai]ent
pas une protection adéquate contre des tirs ou à des fins de défense» et que certaines de ces
tranchées «faisaient face au nord-ouest, loin des positions connues de la RPD»357.
⎯ L’expert militaire désigné par l’Ukraine, le général Brown, constate dans son second rapport, à
l’examen de la configuration du poste de contrôle, que «[celui-ci] n’a pas la capacité de mener
des opérations de combat», relevant que «les tranchées paraissent destinées à la protection
individuelle» et que «l’emplacement des «positions enterrées pour véhicules blindés» n’a «rien
de tactique»358. Le général appelle en outre l’attention sur la différence entre le poste de contrôle
de Buhas, éloigné de la ligne de front, et le poste de contrôle des forces armées ukrainiennes
situé à Berezove, qui constituait «clairement une position de combat avancée» pourvue d’«au
moins quatre véhicules blindés»359.
⎯ M. Shevkoplias a rapporté qu’«aucune formation ou unité militaire d’Ukraine ne se trouvait dans
un rayon de plusieurs kilomètres autour du poste de contrôle de «Buhas», et [qu’]aucun matériel
militaire n’avait été placé» dans ce périmètre360. Ce témoignage de première main est autrement
plus crédible que ne l’est la Russie lorsqu’elle écrit, sur le fondement de contenus, non vérifiés,
publiés sur les médias sociaux :«il semble que les forces armées ukrainiennes aient utilisé le
poste de contrôle de Buhas pour effectuer des tirs d’artillerie le 12 janvier 2015»361.
⎯ Comme l’a également déclaré M. Shevkoplias, des membres du bataillon Kyiv-2 participaient à
la gestion du poste de contrôle362. Kyiv-2 est une «unité de patrouille de police spéciale»363. S’il
«semble» à la Russie que des membres de cette unité aient participé à des «activités de combat»
dans toute la «région», rien n’indique que tel ait été le cas au poste de contrôle de Buhas364.
223. Faute de pouvoir réfuter la thèse selon laquelle le poste de contrôle de Buhas avait pour
fonction de contrôler les véhicules civils, la Russie met en avant la présence de «pistolets» et autres
«armes légères»365 pour affirmer qu’il n’avait pas un «caractère purement civil»366. Mais la question
de l’applicabilité du concept de «bien de caractère civil» défini en droit international humanitaire
356 Rapport d’expertise de Catherine Gwilliam et du général de division aérienne Anthony Sean Corbett (21 avril
2022), par. 19 (ci-après le «rapport Gwilliam et Corbett») (annexe 2).
357 Rapport Gwilliam et Corbett, par. 19-20 ; voir aussi rapport Gwilliam et Corbett, par. 23, figure 2 (montrant que
le poste de contrôle présente des éléments «qui sont conformes aux lignes directrices des Nations Unies de 2015 relatives
à la mise en place de postes de contrôle de police dans le cadre d’opérations de maintien de la paix».)
358 Deuxième rapport Brown, par. 9 (annexe 1).
359 Deuxième rapport Brown, par. 7 (annexe 1).
360 Déposition de Shevkoplias, par. 11 (MU, annexe 4).
361 Voir CMFR, première partie, par. 377 a). Si M. Shevkoplias n’a pas été en mesure de faire une deuxième
déposition en raison de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il est disposé à confirmer à l’audience, au stade du fond,
qu’aucune attaque n’a été lancée depuis le poste de contrôle de Buhas, le 12 janvier comme à toute autre date.
362 Voir déposition de Shevkoplias, par. 8 (MU, annexe 4).
363 Voir Ministry of Interior of Ukraine Order No. 317 (14 April 2014) (annexe 8).
364 Deuxième rapport Brown, par. 8 (expliquant que les soldats du bataillon Kyiv-2 présents au poste de contrôle
n’y étaient pas en tant que «combattant[s] : ils étaient positionnés très en arrière des première et seconde lignes de défense
des forces armées ukrainiennes») (annexe 1). Les experts en imagerie missionnés par l’Ukraine ont confirmé que les
véhicules du bataillon Kyiv-2 visibles sur le site du poste de contrôle «sont plus souvent associés aux forces de l’ordre et
ne semblent pas être à usage militaire». Rapport Gwilliam et Corbett, par. 24 (annexe 2).
365 CMFR, première partie, par. 365.
366 CMFR, première partie, par. 369.
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n’est pas celle qu’il convient de poser au regard de la CIRFT. La Russie n’affirme pas — et ne
pourrait décemment affirmer — que la raison pour laquelle au moins 88 roquettes Grad ont été tirées
contre un poste de contrôle de véhicules civils était de neutraliser une poignée d’agents des forces de
l’ordre ne disposant d’aucun armement lourd.
224. La Russie n’a pas davantage su réfuter la conclusion du général Brown selon laquelle
«[i]l est difficile de soutenir que le poste de contrôle de Volnovakha prenait activement part aux
hostilités ou que sa destruction offrait à la RPD un quelconque avantage militaire»367. En revanche,
elle affirme qu’il est indifférent que l’attaque ait ou non «servi la logique militaire», seules se posant
à cet égard des questions de proportionnalité au regard du droit international humanitaire368. La
Russie se fourvoie. Même à supposer qu’il faille apporter la preuve d’une intention directe, force
sera de déterminer quel était le véritable motif de l’attaque. Si un acte n’a aucun sens d’un point de
vue militaire, l’on doit nécessairement voir dans le préjudice causé aux civils la raison qui le motivait.
225. Concernant cette attaque, la Russie avance, pour toute justification militaire, que «le poste
de contrôle de Buhas pouvait être utilisé comme position défensive en cas d’offensive terrestre de la
RPD, notamment pour repousser toute avancée vers Volnovakha ou toute tentative de prise de
contrôle de la route»369. L’argument ne saurait être retenu, pour plusieurs raisons :
⎯ Premièrement, il est incontesté que l’attaque contre le poste de contrôle ne s’inscrivait pas dans
le cadre une offensive terrestre. Le général Brown déclare que, «[s]i l’objectif de la RPD [avait]
ét[é] d’avancer en direction de Volnovakha en passant par le poste de contrôle, ses combattants
auraient eu à se frayer un chemin entre de nombreuses positions de combat situées dans un rayon
de 10 à 20 kilomètres en direction du nord-est», et que, par conséquent, «les forces attaquantes
auraient élaboré un plan de feu d’artillerie pour neutraliser les forces de combat ukrainiennes et
permettre leur avancée»370. Or, «l’attaque du poste de contrôle de Buhas était une opération
isolée»371. Mme Gwilliam et le général de division aérienne Corbett confirment l’absence de
toute concentration de combattants de la RPD positionnés de manière à lancer une vaste offensive
dans la foulée du pilonnage du poste de contrôle372.
⎯ Deuxièmement, même s’il fallait voir dans l’attaque du poste de contrôle de Buhas «un acte
précurseur d’une attaque de plus grande ampleur», comme le prétend la Russie, elle n’en serait
pas plus justifiée militairement car, comme l’a expliqué le général Brown, «tout éventuel
avantage» «pèserait trop peu par rapport au gaspillage de ressources occasionné et à la perte de
l’effet de surprise»373.
⎯ Troisièmement, l’expert désigné la Russie reconnaît que s’il y avait eu une raison militaire
d’attaquer le poste de contrôle, le BM-21 Grad n’aurait pas été l’arme appropriée pour ce faire374.
226. La Russie tente ensuite de créer une diversion en dressant un parallèle simpliste avec
l’attaque subie par une position de combat de la RPD à proximité d’Olenivka, le 27 avril 2016, à
367 Premier rapport Brown, par. 27 (MU, annexe 11).
368 CMFR, première partie, par. 367.
369 CMFR, première partie, par. 368 g).
370 Deuxième rapport Brown, par. 11 b) (annexe 1).
371 Deuxième rapport Brown, par. 11 b) (annexe 1).
372 Voir rapport Gwilliam et Corbett, par. 45 (annexe 2).
373 Premier rapport Brown, par. 27 (MU, annexe 11).
374 Voir rapport Samolenkov, par. 58 (CMFR, première partie, annexe 2).
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partir duquel elle conclut que «toutes les parties au conflit armé ont considéré les postes de contrôle
situés sur des routes publiques et tenus par des forces armées comme des cibles militaires»375. Or, les
deux attaques ne présentent aucune similitude, comme l’illustre la figure ci-dessous :
Figure 2376
Comparaison de l’attaque de la RPD contre le poste de contrôle de Buhas et de l’attaque alléguée
des forces armées ukrainiennes contre la position de combat d’Olenivka
Légende :
Buhas Checkpoint (13 January 2015) = Poste de contrôle de Buhas (13 janvier 2015)
Olenivka Checkpoint (27 April 2015) = Poste de contrôle d’Olenivka (27 avril 2016)
Time of attack = Moment de l’attaque
Early afternoon (02:25 PM) = Début d’après-midi (14 h 25)
Middle of the Night (2:45AM) = Milieu de la nuit (2 h 45)
Weapon System used = Système d’arme utilisé
BM-21Grad MLRS = Lance-roquettes multiples BM-21 Grad
122mm artillery Artillerie de 122 mm
Observed Impact Craters = Cratères d’impact relevés
88 = 88
7 = 7
Trench Network = Réseau de tranchées
100 meters = 100 m
2,955 meters = 2955 m
Vehicle Revetments for Armored Vehicles = Merlons pour véhicules blindés
0 = 0
15 = 15
Checkpoint Personnel = Personnel travaillant au poste de contrôle
Ministry of Interior Border Guard and Kyiv-2 = Garde-frontière relevant du ministère de l’intérieur et
Kyiv-2
DPR Fighters = Combattants de la RPD
Checkpoint Location = Position
10 km from UAF-Front-line = 10 km des premières lignes ukrainiennes
375 CMFR, première partie, par. 375.
376 Voir OSCE, Spot Report by the OSCE Special Monitoring Mission to Ukraine (SMM): Shelling in Olenivka
(28 April 2016) ; deuxième rapport Brown, par. 17 (annexe 1) ; rapport Gwilliam et Corbett, par. 27-30 (annexe 2).
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DPR-Front-line = premières lignes de la RPD
227. La Russie n’a présenté aucun élément qui justifierait de conclure que l’attaque sur
Olenivka — menée en pleine nuit, par une artillerie relativement précise, contre une position de
première ligne où se trouvaient une présence militaire, un réseau de tranchées complexe, et des
véhicules d’infanterie blindés — était délibérément dirigée contre des civils.
228. A Volnovakha, par contre, la RPD a attaqué un poste de contrôle de véhicules relevant
du ministère de l’intérieur, dont le fonctionnement était assuré par des représentants des forces de
l’ordre et d’où les forces armées ukrainiennes étaient absentes ; le poste se trouvait très en retrait de
la dernière ligne des positions militaires ukrainiennes et ne jouait aucun rôle dans le conflit ; enfin,
l’attaque s’est produite à un moment de la journée où l’on ne pouvait ignorer que des véhicules civils
seraient présents en grand nombre. La seule conclusion logique que l’on puisse tirer de ces éléments
est la suivante : la pluie de roquettes dirigée au moyen de systèmes BM-21 Grad contre une telle
cible, au beau milieu de l’après-midi un jour de semaine, participait d’une attaque délibérée contre
des civils377.
ii. Par sa nature et son contexte, l’attaque visait à intimider la population ukrainienne et à
contraindre le Gouvernement ukrainien à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte
quelconque
229. La preuve de l’attaque délibérée d’une zone civile, qui plus est en l’absence de toute
justification militaire, suffit à établir que l’acte en question, par sa nature ou son contexte, visait à
intimider une population378. En outre, comme l’a expliqué le général Brown sans que la Russie ou
son expert aient trouvé à y redire, «l’effet d’un feu de saturation sans préavis combiné au bruit des
explosions multiples est terrifiant et provoque un sentiment d’impuissance. Les conséquences
psychologiques sur les civils sont semblables, voire amplifiées.»379 En présence d’attaques contre
des sites fréquentés par des civils provoquant ainsi une sensation de choc et de chaos, force est de
conclure que le but recherché était d’intimider la population380. Face à ces éléments, la Russie se
contente de répéter que le poste de Buhas n’était pas un «poste de contrôle civil» et qu’il revêtait une
importance militaire381. Or, comme il a été montré plus haut, les éléments de preuve démontrent
amplement le contraire.
230. Indépendamment de cette volonté d’intimidation, l’Ukraine a établi dans son mémoire
que les tirs d’artillerie qui ont frappé des civils près de Volnovakha visaient à contraindre un
gouvernement à agir ou à s’abstenir d’agir d’une certaine façon, et la Russie n’a guère trouvé
d’arguments à lui opposer. Comme il a été relevé plus haut, il est incontesté qu’au moment de
l’attaque, la RPD et la RPL exerçaient de fortes pressions sur le Gouvernement ukrainien en vue
d’obtenir des concessions politiques concernant le régime constitutionnel de l’Ukraine382. Il n’est pas
davantage mis en doute que l’attaque s’est produite moins de trois semaines avant la date à laquelle
le groupe de contact tripartite, composé de représentants de la Fédération de Russie, de l’Ukraine et
377 Voir deuxième rapport Brown, par. 32 (annexe 11).
378 Voir supra, chap. 5, sect. C) 2) ii).
379 Premier rapport Brown, par. 17 (MU, annexe 11).
380 Voir Le Procureur c. Dragomir Milošević, affaire no IT-98-29/1-T, jugement, 12 décembre 2007, p. 290-91,
par. 881 (MU, annexe 466).
381 Voir CMFR, première partie, par. 394-396.
382 Voir MU, par. 234.
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de l’OSCE, devait se réunir à Minsk pour envisager un éventuel plan de paix383. La Russie ne conteste
pas non plus que mener des attaques appelées à attirer l’attention des médias à l’approche de
pourparlers de paix, afin de renforcer au maximum sa position à la table des négociations, est une
stratégie bien connue du monde terroriste384. La conclusion qui découle logiquement de ces faits
incontestés est que les tirs d’artillerie qui ont frappé des civils visaient à extorquer à l’Ukraine de
plus amples concessions politiques lors du sommet qui devait se tenir à Minsk.
231. Pour toute réponse, la Russie accuse l’Ukraine de se livrer à des conjectures lorsqu’elle
établit un lien entre la lourde attaque essuyée par des civils et le fait que, au même moment, les
auteurs de celle-ci s’employaient à arracher des concessions au gouvernement385. Or, ce n’est pas en
se livrant à des «conjectures» mais en prenant dûment en compte le «contexte» que l’on aboutit à
cette conclusion naturelle : une telle attaque lancée contre une longue file de véhicules civils, qui
n’avait aucune justification militaire plausible, s’inscrivait dans le cadre des efforts déployés par de
la RPD en vue d’acculer le gouvernement à des concessions politiques, ce qui est d’autant plus
évident qu’elle a eu lieu à l’approche d’importantes négociations diplomatiques. Les dernières
atrocités en date commises en 2022 — l’armée russe perpétrant cette fois elle-même des attaques
contre des civils à des fins politiques — vont dans le même sens.
2. Les tirs d’artillerie lancés par la RPD sur un quartier résidentiel à Marioupol constituent
un acte de terrorisme visé à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT
232. Moins de deux semaines après l’attaque meurtrière de Volnovakha contre des civils, et
une semaine seulement avant la réunion du groupe de contact tripartite qui devait se tenir le 31 janvier
2015, la RPD a commis une nouvelle atrocité, dirigée cette fois contre le quartier résidentiel
«Vostochniyi» à Marioupol. Faisant de nouveau usage de systèmes BM-21 Grad, la RPD a causé la
mort de trente civils, dont des enfants, et en a blessé 118 autres386. Les images du quartier résidentiel
de Vostochniy montrent une zone densément peuplée conçue comme un entrelacs d’immeubles
d’habitation élevés et de petits commerces et éventaires387. Une vidéo filmée juste après l’attaque
révèle des scènes de carnage et de chaos, des habitants courant, paniqués, dans des rues pleines de
fumée, au milieu de véhicules incendiés, de bâtiments détruits et de corps sans vie388. Deux jours
plus tard, le Secrétaire général adjoint aux affaires politiques déclarait devant le Conseil de sécurité
de l’Organisation des Nations Unies, lors d’une séance convoquée en urgence : «Marioupol se situe
en dehors de la zone de conflit immédiate. On peut donc en conclure que l’entité qui a tiré ces obus
a sciemment pris pour cible une population civile.»389 Les éléments produits devant la Cour cadrent
avec cette conclusion.
383 Voir OSCE, Statement by the Chairmanship on the Trilateral Contact Group Consultations in Minsk on
31 January 2015 (1 February 2015) (MU, annexe 330).
384 Voir MU, par. 234.
385 Voir CMFR, première partie, par. 398.
386 Voir MU, chap. 1, sect. C. 2).
387 Voir rapport Gwilliam et Corbett, figure 17 (annexe 2).
388 Voir Euronews, At Least 20 Killed in Rocket Attack on Ukraine’s Mariupol (vidéo) (24 January 2015) ; RT,
RAW: Footage from Shelled Mariupol in Southeastern Ukraine (video) (annexe 83) ; RT, Ukraine: Mariupol Hit by Heavy
Shelling, Streets Devastated (vidéo) (annexe 84).
389 Nations Unies, procès-verbal officiel des réunions du Conseil de sécurité, 7368e séance, doc. S/PV.7368
(26 janvier 2015), p. 2 (déclaration de M. Jeffrey Feltman, Secrétaire général adjoint de l’ONU aux affaires politiques (MU,
annexe 307).
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i. L’attaque qui a frappé le quartier résidentiel «Vostochniy» était un acte destiné à tuer des
civils
233. La Russie admet que l’attaque qui a frappé «Vostochniy» a été menée au moyen de
lance-roquettes multiples BM-21 Grad depuis des positions de la RPD390. Elle reconnaît également
que l’attaque a semé la mort, la destruction et la peur. Mais si, dans le cas de Volnovakha, elle a
reconnu que le poste de contrôle était la cible de l’attaque, la Russie affirme que le quartier
«Vostochniy» à Marioupol n’était pas l’objectif visé par la RPD, multipliant les hypothèses quant à
diverses erreurs de tirs qui auraient pu être commises et les suppositions quant à d’éventuelles autres
cibles. Or, fait notable, elle ne se résout pas à défendre telle ou telle des explications qu’elle avance
en particulier, se contentant d’échafauder des suppositions quant à ce «qu’a pu cibler la RPD»391.
Plus fondamentalement encore, ses arguments reposent sur deux prémisses qui, indépendamment
l’une de l’autre, sont fausses : l’idée qu’un écart au but pouvant atteindre 2,5 kilomètres serait
plausible dans le cas d’une batterie de systèmes BM-21, d’une part, et l’idée qu’il existerait une
raison militaire plausible justifiant d’attaquer les cibles dont la Russie émet l’hypothèse qu’elles
auraient pu être celles effectivement visées, d’autre part.
234. Premièrement, la ligne de défense choisie par la Russie en ce qui concerne l’attaque
contre le quartier «Vostochniy» repose sur le postulat que la RPD aurait tenté de détruire des cibles
militaires situées dans un rayon de 2,5 kilomètres de la zone proche du marché Kievskiy, en plein
coeur de «Vostochniy», où se trouve la plus forte concentration d’impacts392. Or, comme l’explique
en détail le général Brown, cette thèse suppose un «écart au but» «trop important pour être mis sur
le compte d’une malencontreuse erreur technique»393.
⎯ La Russie et son expert invoquent en vrac diverses thèses quant à d’éventuelles erreurs
techniques qui auraient pu se produire, allant du «mauvais étalonnage» du système394 à l’«erreur
de l’opérateur»395 en passant par le «dysfonctionnement de l’équipement»396 ou des
«coordonnées erronées»397. L’expert désigné par la Russie, le général Samolenkov, ne choisit de
défendre aucune de ces hypothèses en particulier, et ne fournit aucune estimation de la probabilité
que telle ou telle des erreurs évoquées soit effectivement survenue398.
⎯ Les hypothèses du général Samolenkov quant aux dysfonctionnements de l’équipement peuvent
d’emblée être rejetées. Il est incontesté que les quatre lanceurs BM-21 Grad ont été déployés
dans le cadre de l’attaque contre le quartier «Vostochniy». Le général Brown précise que «[t]ous
les lanceurs ont fait feu d’une manière cohérente» et que, «s’ils avaient été «défectueux», la
probabilité que la nature des dégâts occasionnés soit le fruit d’une seule et même erreur
reproduite par au moins quatre lanceurs serait infinitésimale»399.
390 Voir rapport Samolenkov, par. 186-187 (CMFR, première partie, annexe 2).
391 CMFR, première partie, p. 118.
392 Compte tenu des divers lieux dont la Russie conjecture qu’ils pouvaient constituer des cibles de la RPD, et de
sa réticence à s’en tenir à une explication précise en ce qui concerne cette attaque, cette mesure (à partir du point central
d’impact situé dans les environs du marché Kyivski) varie en fonction de chacune des hypothèses avancées par la Russie.
393 Deuxième rapport Brown, par. 30 (annexe 1).
394 CMFR, première partie, par. 443. (citant rapport Samolenkov, par. 171 (CMFR, première partie, annexe 2)).
395 CMFR, première partie, par. 443.
396 CMFR, première partie, par. 443.
397 CMFR, première partie, par. 446.
398 Voir rapport Samolenkov, par. 188-189 (CMFR, première partie, annexe 2).
399 Deuxième rapport Brown, par. 30 c) (annexe 1).
- 83 -
⎯ L’hypothèse d’erreurs de coordonnées ou d’une erreur humaine de cet ordre avancée par le
général Samolenkov ne tient pas face aux réalités opérationnelles concrètes. Comme l’explique
le général Brown, tout opérateur compétent aurait détecté une erreur de coordonnées de
2,5 kilomètres avant de faire feu400. Les conversations interceptées le jour de l’attaque sur
Volnovakha, moins de deux semaines plus tôt, montrent que la RPD savait parfaitement
déterminer et confirmer les coordonnées d’une cible, précisément de la manière dont le général
Brown indique qu’elle aurait permis de déceler une telle erreur avant le pilonnage de
Marioupol401.
235. Deuxièmement, le scénario avancé par la Russie voulant que la RPD ait visé des cibles
militaires et que plusieurs systèmes BM-21 aient manqué leurs cibles ne saurait convaincre pour cette
autre raison, indépendante de la première, qui est que l’attaque de ces hypothétiques cibles n’aurait
eu aucun sens sur le plan militaire. De l’absence de toute justification militaire raisonnable de
soumettre à un feu roulant d’artillerie ces cibles hypothétiques, l’on peut inférer la véritable
motivation de l’attaque : il s’agissait de faire des victimes civiles dans la zone résidentielle402. Dans
le cas de l’attaque du quartier «Vostochniy», il n’est pas plausible, compte tenu de la nature des lieux
et du contexte militaire, que les autres cibles dont la Russie affirme qu’elles auraient pu être celles
effectivement visées aient effectivement été l’objet de l’attaque.
⎯ La Russie ne fournit aucune raison militaire justifiant l’attaque du poste de contrôle 4014, tenu
par des agents de la garde nationale dont la mission consistait à contrôler les personnes et les
véhicules qui entraient dans la ville ou en sortaient et à appréhender les auteurs d’actes
délictueux403. Comme le conclut le général Brown, l’unité aurait «résisté au mieux de ses
capacités … [mais] il n’y aurait [eu] un quelconque avantage militaire à la neutralisation du poste
de contrôle qu[’à la condition que celle-ci soit] immédiatement suivie d’une offensive
terrestre»404. Or, les deux Parties conviennent qu’aucune offensive terrestre n’a été lancée après
l’attaque405.
⎯ La Russie n’explique pas en quoi le lancement d’une attaque contre des lieux apparemment
inoccupés situés en face du quartier «Vostochniy» aurait pu servir un objectif militaire
raisonnable. Elle affirme, dans son contre-mémoire, qu’«il s’ensuit naturellement» que les agents
de la garde nationale présents au poste de contrôle 4014 étaient affectés aux positions décrites
par le colonel Bobkov, situées en face du quartier «Vostochniy»406. Or, dans son mémoire,
l’Ukraine a apporté la preuve que ces tranchées, portions de terrain fortifiées et positions de
véhicules enterrées n’étaient pas occupées le jour de l’attaque407. Mme Gwilliam et le général de
division aérienne Corbett ont conclu sur la base des images satellite disponibles que «rien ne
permet[tait] de penser qu’une ligne des forces passait entre ces positions»408.
400 Voir deuxième rapport Brown, par. 30 a) i) (annexe 1).
401 Voir Intercepted Conversations of Yuriy Shpakov (16 September 2016), p. 2-3 (conversation interceptée au
cours de laquelle «Yust» et son interlocuteur ont confirmé les coordonnées des objectifs sur une carte) (MU, annexe 430).
402 Voir supra, par. 224.
403 Voir Ministry of Interior of Ukraine, Main Department of the National Guard of Ukraine Letter No. 27/6/2-3553
to the Ministry of Foreign Affairs of Ukraine, p. 2 (31 May 2018) (MU, annexe 183).
404 Premier rapport Brown, par. 49 (5 juin 2018) (MU, annexe 11).
405 Voir CMFR, première partie, par. 405 ; MU, par. 238.
406 Voir CMFR, première partie, par. 421.
407 Voir Ministry of Interior of Ukraine, Main Department of the National Guard of Ukraine Letter No. 27/6/2-3553
to the Ministry of Foreign Affairs of Ukraine, p. 2 (31 May 2018) (relevant la présence d’unités de la garde nationale aux
positions de compagnie 4015 et 4013 et à l’avant-poste 4014A) (MU, annexe 183).
408 Rapport Gwilliam et Corbett, par. 61 (annexe 2).
- 84 -
236. Ainsi, que le quartier résidentiel ait pu être pilonné par erreur n’est plausible ni sur le plan
technique ni sur le plan militaire. D’autres éléments étayent en outre la conclusion selon laquelle les
civils du quartier «Vostochniy» étaient bien la cible de l’attaque :
⎯ Si la Russie argue que la mention de «Vostochnyi» dans les communications interceptées ne se
rapportait pas à la zone résidentielle409, deux d’entre elles, en particulier, portent fortement à
croire que le quartier «Vostochniy» était effectivement l’objet de l’attaque et que la RPD se
félicitait de l’avoir touché. Au jour dit, à 10 h 38, Kirsanov a appelé Sergey Ponomarkeno,
membre de la RPD, pour faire rapport des dommages infligés, déclarant : «Vostochniy en a pris
plein la g***.»410 A l’occasion d’une autre conversation qu’ils ont eue une bonne vingtaine de
minutes plus tard, Ponomarkeno s’est réjoui de l’attaque, renchérissant à propos de
«Vostochniy» : «Foutons-leur encore plus la trouille, à ces p*** de chiens.»411
⎯ Le mémoire de l’Ukraine a également apporté la preuve qu’aux environs de 11 heures, soit un
peu plus d’une heure après la fin des premiers tirs d’artillerie, la RPD a lancé une seconde attaque
sur le quartier «Vostochnyi»412. Dans son contre-mémoire, la Russie tente de mettre en doute
l’existence d’un pilonnage à ce moment-là, mais seulement à partir d’omissions constatées dans
certains témoignages, qui s’expliquent tout bonnement par le déroulement chaotique et
traumatique des événements. Elle ne réfute nullement les témoignages faisant état d’une seconde
série de frappes sur le quartier, ni ne conteste l’existence d’une vidéo filmée par une caméra
embarquée413, deux éléments qui confirment que des tirs ont bien eu lieu à 11 heures.
237. Toutefois, même à supposer que la Russie ait raison et que la RPD ait effectivement
commis une erreur humaine monumentale ou que ses équipements aient subi des dysfonctionnements
catastrophiques alors qu’elle visait d’autres cibles dans le secteur, il ressort de la nature de l’attaque
qu’il s’agissait d’un acte destiné à faire des victimes parmi les civils. L’expert désigné par la Russie
admet qu’«[i]l convient, … dans la mesure du possible, d’utiliser l’arme la plus précise pour lancer
une attaque sur une cible proche de maisons ou d’infrastructures civiles»414. Si le général Samolenkov
tente de réduire la portée de ce constat en mettant en doute le fait que la RPD ait disposé d’armes
plus précises, le général Brown relève qu’elle en détenait bel et bien, d’après la propre analyse du
colonel Bobkov et les conclusions auxquelles sont parvenus Mme Gwilliam et le général de division
aérienne Corbett415. Ainsi que l’a exposé l’Ukraine dans son mémoire, l’utilisation de systèmes
d’armes BM-21 pour attaquer les autres cibles qui auraient pu être visées à la périphérie de la ville
impliquait que des parties du quartier «Vostochnyi» seraient touchées416. Le général Brown explique
que le système d’arme utilisé ne pouvait endommager le poste de contrôle nord et d’autres positions
voisines sans frapper la partie est de la zone résidentielle417. Ainsi, même si l’on devait ajouter foi
409 CMFR, première partie, par. 432.
410 Intercepted conversation between Valeriy Kirsanov and Sergey Ponomarenko (24 January 2015) (les italiques
sont de nous) (MU, annexe 415) ; déclaration d’authenticité, Volodymyr Piven, enquêteur principal, bureau d’enquêtes
principal, service de sécurité de l’Ukraine (5 juin 2018) (MU, annexe 185).
411 Intercepted conversation between Valeriy Kirsanov and Sergey Ponomarenko (24 January 2015) (les italiques
sont de nous) (MU, annexe 415) ; Statement of Authentication, Volodymyr Piven, Senior Investigator, Main Investigation
Office, Security Service of Ukraine (5 June 2018) (MU, annexe 185).
412 Voir MU, par. 94.
413 Voir Video of the shelling of Mariupol (24 January 2015) (MU, annexe 697). La Russie avance que l’heure
enregistrée sur la vidéo de la caméra embarquée pourrait être incorrecte, mais ne présente aucun élément tiré de l’analyse
de cette vidéo à l’appui de cette conjecture. Voir CMFR, première partie, par. 449 b).
414 Rapport Samolenkov, par. 185 (CMFR, première partie, annexe 2).
415 Voir deuxième rapport Brown, par. 34 (annexe 1).
416 MU, par 239.
417 Voir deuxième rapport Brown, par. 50 (annexe 1).
- 85 -
aux élucubrations de la Russie quant aux véritables cibles de l’attaque, il n’en resterait pas moins que
le choix du système d’arme BM-21 pour atteindre des cibles situées à la périphérie de zones
résidentielles densément peuplées emportait la certitude que l’attaque occasionnerait des préjudices
civils418.
ii. Il ressort de sa nature et du contexte que l’attaque visait à intimider la population
ukrainienne et à contraindre le Gouvernement ukrainien à accomplir ou à s’abstenir
d’accomplir un acte quelconque
238. Les éléments de preuve examinés ci-dessus, dans le mémoire de l’Ukraine, et de façon
plus détaillée dans le second rapport du général Brown, attestent que la RPD a lancé une attaque
délibérée contre une zone civile au moyen d’une batterie de systèmes BM-21 Grad. La nature de
cette attaque suffit en soi à établir une volonté d’intimidation419.
239. Cette inférence est encore renforcée par les circonstances particulières de l’attaque. La
RPD a lancé cette attaque un samedi matin, alors que les civils du quartier «Vostochniy» se trouvaient
chez eux en famille ou faisaient des courses dans le quartier420. Une attaque menée un samedi matin
contre un quartier résidentiel densément peuplé ne pouvait manquer de provoquer un effet de terreur
maximal, ce que la Russie ne conteste pas. La Russie ne conteste pas davantage que l’attaque ait
poussé de nombreux civils à fuir, ce qui tend à confirmer l’analyse du général Brown pour qui, du
point de vue militaire, cette attaque semble avoir eu pour objectif de provoquer l’évacuation de la
population civile421. Bien que la preuve directe d’une volonté d’intimidation puisse rarement être
apportée et ne soit pas exigée au regard de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2, le fait est qu’elle
existe dans le cas de Marioupol : un membre de la RPD présent sur le terrain a déclaré, après que les
morts et les destructions civiles eurent été constatées : «Foutons-leur encore plus la trouille, à ces
p*** de chiens.»422 La Russie n’a pas osé prétendre qu’il s’agissait de propos innocents.
240. Dans son contre-mémoire, la Russie ne revient pas même sur cette autre raison,
indépendante de la première, justifiant de conclure que le pilonnage de Marioupol entre dans les
prévisions de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 : le fait qu’il visait à contraindre le
Gouvernement ukrainien à se comporter d’une certaine façon. Il est incontesté que la population de
Marioupol a été bombardée moins de deux semaines après que des passagers d’un bus eurent été tués
près de Volnovakha, une semaine avant la tenue d’une importante conférence diplomatique au cours
de laquelle la RPD chercherait à arracher des concessions politiques, et en prélude à l’attaque qui
allait frapper les civils de Kramatorsk dont il sera question ci-dessous. A la lumière de ce contexte
politique, il y a lieu d’inférer que le pilonnage du quartier «Vostochniy» visait à contraindre le
Gouvernement ukrainien à agir ou à s’abstenir d’agir d’une certaine façon.
418 Voir premier rapport Brown, par. 59 (MU, annexe 11).
419 Voir supra, par. 229.
420 Voir MU, par. 242.
421 Voir deuxième rapport Brown, par. 35 e) i) (annexe 1).
422 Intercepted Conversation between Kirsanov and Ponomarenko (24 January 2015) (les italiques sont de nous)
(MU, annexe 415) ; Statement of Authentication, Volodymyr Piven, Senior Investigator, Main Investigation Office,
Security Service of Ukraine (5 June 2018) (MU, annexe 185).
- 86 -
3. Les tirs d’artillerie lancés par la RPD sur un quartier résidentiel de Kramatorsk constituent
un acte de terrorisme visé à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT
241. Le 31 janvier 2015, alors que planait encore l’ombre des attaques contre des civils à
Volnovakha et Marioupol, le groupe de contact tripartite tint à Minsk le sommet où devait être
discutée une proposition de plan de paix. Les perspectives d’un règlement restèrent très lointaines423.
Une semaine plus tard, le 7 février 2015, l’Allemagne et la France proposèrent un nouveau plan de
paix424 et un sommet réunissant l’Allemagne, la France, la Russie et l’Ukraine fut programmé pour
le 11 février 2015, à Minsk, en vue de négocier des mesures destinées à mettre un terme au conflit425.
Le 10 février 2015, la veille de l’ouverture du sommet, la RPD lança une série de roquettes
sophistiquées qui pénétrèrent très avant dans le territoire contrôlé par le gouvernement, faisant
pleuvoir une grêle de sous-munitions et de débris sur un secteur résidentiel de la ville de Kramatorsk.
L’attaque, conduite un mardi à l’heure du déjeuner, endommagea 15 immeubles résidentiels ainsi
qu’une école maternelle, une école d’art et un hôpital426. Sept civils furent tués et 26 autres, dont
cinq enfants, gravement blessés. Une vidéo amateur rend compte de la terreur et de l’épouvante
ressenties par un habitant tandis que des sous-munitions s’abattent sur des maisons et autres
bâtiments résidentiels voisins427.
242. Pour frapper ainsi les civils de Kramatorsk, la RPD a eu recours à un système beaucoup
plus sophistiqué, le BM-30 «Smerch»428, qui représentait l’arme idéale pour intimider la population,
au vu de sa portée et des munitions qu’il permettait de tirer jusqu’en plein coeur du territoire contrôlé
par le gouvernement. La sophistication de ce système ôte également toute plausibilité à la thèse
échafaudée par la Russie selon laquelle ce bombardement aurait pu résulter d’une désastreuse erreur
mécanique alors que la cible de l’attaque était un aérodrome éloigné de cinq bons kilomètres.
i. L’attaque qui a frappé le quartier résidentiel de Kramatorsk était un acte destiné à tuer
des civils
243. Dans son mémoire, l’Ukraine a établi que le quartier résidentiel de Kramatorsk avait été
la cible d’attaques délibérées conduites au moyen d’un BM-30 Smerch429. Dans son contre-mémoire,
la Russie reconnaît que cette arme a bien été celle utilisée lors de cette attaque430 et ne conteste pas
qu’il s’agisse d’un système de lance-roquettes multiple sophistiqué et d’une grande valeur militaire.
Qui plus est, la Russie et son expert militaire ne contestent pas que l’attaque ait été le fait de la
RPD431. Ledit expert ne voit par ailleurs, comme le général Brown, aucune preuve de «la présence,
423 Voir OSCE, Statement by the Chairmanship on the Trilateral Contact Group Consultations in Minsk on
31 January 2015 (1 February 2015) (MU, annexe 330).
424 Stephen Brown and Noah Barkin, “Merkel Rules Out Arming Ukraine Government But Unsure Peace Push Will
Work”, Reuters (7 February 2015) (annexe 557).
425 Voir Vladimir Soldatkin and Pavel Polityuk, ““Glimmer of Hope” for Ukraine After New Ceasefire Deal”,
Reuters (12 February 2015) (MU, annexe 560).
426 Voir Executive Committee of the Kramatorsk City Council Letter No. F1-28/4812 to the Investigations
Department at the Donetsk Regional Directorate of the SBU (26 November 2015), p. 1 (MU, annexe 142).
427 Voir The Guardian, “Rockets Hit Residential Area in Kramatorsk, Ukraine” (video) (10 February 2015).
428 Voir premier rapport Brown, par. 63 («[L]e BM-30 est toujours considéré comme l’un des lance-roquettes
multiples les plus puissants, si ce n’est le plus puissant, au monde. La plupart des Etats possédant des BM-30 le considèrent
comme un élément précieux de leur arsenal stratégique militaire.») (MU, annexe 11).
429 Voir MU, par. 245-248.
430 Voir CMFR, première partie, par. 464 ; rapport Samolenkov, par. 204 (CMFR, première partie, annexe 2).
431 Voir rapport Samolenkov, par. 219 (déclarant que «[s]i l’on suppose que l’attaque pouvait uniquement être
organisée par la RPD, je conviens que la portée devait obligatoirement être supérieure à 50 kilomètres» (CMFR,
première partie, annexe 2).
- 87 -
dans le quartier résidentiel de Kramatorsk, d’objectifs militaires qui auraient pu justifier que celui-ci
soit la cible d’une salve de BM-30»432. Comme pour le pilonnage de Volnovakha et Marioupol, la
Russie ne nie pas non plus que des civils aient été tués et blessés et que l’attaque ait frappé la
population d’épouvante et de terreur.
244. En revanche, la Russie conçoit un scénario dans lequel les projectiles qui ont tué et blessé
des civils dans la zone résidentielle de Kramatorsk auraient dépassé ce qui aurait été leur véritable
cible, à savoir l’aérodrome, situé à cinq kilomètres des secteurs qui ont été touchés433. La RPD aurait
ainsi lancé une seule et unique attaque de BM-30, visant l’aérodrome, que des roquettes auraient
effectivement atteint tandis que d’autres auraient dépassé leur cible de cinq kilomètres avant de
retomber au beau milieu d’un quartier résidentiel. Une fois encore, la Russie et son expert évoquent
tout un éventail d’hypothétiques dysfonctionnements «p[o]uv[a]nt» avoir été à l’origine d’une telle
«erreur», en se gardant de défendre l’une ou l’autre de ces explications peu vraisemblables434.
D’ailleurs, le général Samolenkov concède même, dans ce cas, que certaines de ses hypothèses sont
hautement improbables435. La ligne de défense avancée par la Russie à propos de l’attaque de
Kramatorsk ne saurait être admise :
⎯ Si la Russie invoque l’«erreur humaine», son propre expert reconnaît que «l’ensemble des
diverses erreurs intéressant le processus de tir … n’est guère susceptible d’entraîner une [telle]
augmentation cumulative de la dispersion en portée»436. Ainsi, les experts militaires des deux
Parties conviennent que l’erreur d’un opérateur ne pourrait guère expliquer que certaines
roquettes aient atterri à cinq kilomètres de l’aérodrome qui aurait été visé.
⎯ Les scénarios imaginés par la Russie autour d’une possible erreur mécanique ne sont pas
plausibles «du point de vue balistique», comme l’a constaté le général Brown437. Tout défaut des
munitions aurait très probablement été détecté par le système sophistiqué du BM-30, avant le tir.
Mais dans le cas improbable où des munitions défectueuses auraient néanmoins été lancées, le
tir aurait «typiquement [fait] retomber la roquette bien avant» qu’elle n’atteigne sa cible438.
⎯ Il est plus improbable encore que «plusieurs projectiles … aient pu simultanément présenter le
même type de dysfonctionnements»439. Les experts des deux Parties conviennent que de
multiples roquettes se sont abattues sur la zone résidentielle et sur l’aérodrome. L’expert désigné
par la Russie ne cherche pas réellement à expliquer comment une unique attaque dirigée contre
l’aérodrome aurait pu produire des impacts aussi dispersés. Comme le relève le général Brown,
432 Rapport Samolenkov, par. 201 (citant le premier rapport Brown, par. 67 (MU, annexe 11)) (CMFR,
première partie, annexe 2).
433 Voir CMFR, première partie, par. 464.
434 Voir rapport Samolenkov, par. 224-227 (CMFR, première partie, annexe 2).
435 Rapport Samolenkov, par. 223 (CMFR, première partie, annexe 2).
436 Rapport Samolenkov, par. 223 (CMFR, première partie, annexe 2). Le général Samolenkov envisage par ailleurs
qu’une erreur humaine «grave» ait pu se produire au moment de la transmission des données de tir ou de leur enregistrement
dans le BM-30, mais admet quelques lignes plus loin qu’elle est «moins probable». Voir rapport Samolenkov, par. 224
(CMFR, première partie, annexe 2). Le général Samolenkov tire cette conclusion d’une autre conjecture : la forte
probabilité que le BM-30 ne lancera pas moins d’une charge complète de 12 roquettes à chaque tir, supposition qu’il n’étaye
par aucun élément. Voir rapport Samolenkov, par. 224 (CMFR, première partie, annexe 2).
437 Voir deuxième rapport Brown, par. 43-44 (annexe 1).
438 Deuxième rapport Brown, par. 43 a) (annexe 1).
439 Deuxième rapport Brown, par. 44 (annexe 1).
- 88 -
le général Samolenkov «admet que «les sous-munitions d’une même salve de BM-30 ne peuvent,
bien évidemment, tomber à 5 kilomètres les unes des autres»»440.
245. Les éléments du dossier n’autorisent donc qu’une seule conclusion : l’aérodrome et la
zone résidentielle ont été pris pour cible indépendamment l’un de l’autre441. Prétendre qu’il n’y a eu
qu’une seule attaque contre l’aérodrome, au cours de laquelle plusieurs roquettes auraient
simultanément connu une défaillance qui les aurait très largement fait dépasser leur cible, tout en
leur permettant de larguer leurs bombettes sur la zone résidentielle selon un schéma cohérent relève
de l’affabulation pure et simple. L’attaque délibérée lancée sur la zone résidentielle était un acte
destiné à tuer des civils.
ii. Il ressort de sa nature et du contexte que l’attaque visait à intimider la population
ukrainienne et à contraindre le Gouvernement ukrainien à accomplir ou à s’abstenir
d’accomplir un acte quelconque
246. Le fait que la RPD a intentionnellement bombardé un quartier résidentiel densément
peuplé suffit à établir que le but recherché était d’intimider une population civile442.
247. La preuve de l’attaque délibérée d’un quartier résidentiel d’une ville, en particulier si elle
a été lancée au moyen d’un système d’arme puissant et sophistiqué larguant une pluie de
sous-munitions, suffit à établir que l’acte en question, par sa nature ou son contexte, visait à intimider
une population civile443. Le fait que l’attaque a été lancée au beau milieu d’un jour de semaine,
touchant une école maternelle, une école d’art, un hôpital local et d’autres bâtiments civils en offre
une preuve supplémentaire.
248. Si la RPD visait ainsi à intimider la population, il s’agissait aussi, par cette attaque contre
Kramatorsk, de contraindre le Gouvernement ukrainien à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir une
quelconque action444. La Russie reste totalement muette sur ce point. Le bombardement de
Kramatorsk s’est produit la veille du jour où l’Allemagne, la France, la Russie et l’Ukraine devaient
se réunir en vue de négocier un plan de paix445, et était la dernière d’une succession d’attaques
d’artillerie spectaculaires menées contre des civils au début de l’année 2015. Ces attaques, qui ont
atteint leur paroxysme avec la conduite de tirs de sous-munitions pénétrant très avant dans le territoire
contrôlé par le gouvernement, étaient telles qu’elles n’avaient pu manquer de frapper les esprits des
participants chargés de négocier l’accord. Cet élément de contexte offre une nouvelle confirmation
que l’attaque contre Kramatorsk visait à contraindre le Gouvernement ukrainien à céder à des
revendications politiques.
440 Deuxième rapport Brown, par. 42 b) (citant rapport Samolenkov, par. 210-211, 221 (CMFR, première partie,
annexe 2)) (annexe 1).
441 Cette conclusion est étayée par les éléments produits par l’Ukraine dans son mémoire et démontrant qu’il y a eu
deux attaques séparées. Voir MU, par. 102.
442 Voir supra, par. 229, 238.
443 Voir supra, chap. 5, sect. C) 2) ii).
444 Voir MU, par. 254.
445 Voir Vladimir Soldatkin and Pavel Polityuk, “Glimmer of Hope” for Ukraine After New Ceasefire Deal, Reuters
(12 February 2015) (MU, annexe 560).
- 89 -
4. La longue série d’attaques d’artillerie que la RPD a menées contre les civils d’Avdiivka
recouvrait des actes de terrorisme visés à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2
249. Même après la signature de l’accord de Minsk II, les civils ukrainiens sont restés exposés
à des attaques d’artillerie et autres manoeuvres d’intimidation de la RPD et de la RPL. L’implacable
campagne d’attaques menée sans discrimination contre la population d’Avdiivka, des semaines
durant, en janvier et février 2017 en offre un exemple tangible446. Si la campagne contre Avdiivka
s’est traduite par des attaques contre des équipements et personnels militaires, il ressort des éléments
de preuve que nombreuses ont aussi été les attaques ayant pris pour cible ou frappé sans
discrimination des civils. Ces actes étaient des actes destinés à tuer ou blesser grièvement des civils
et, par leur nature et leur contexte, visaient à intimider la population ou à contraindre le gouvernement
à agir d’une certaine façon447.
i. Les attaques sans discrimination qui ont frappé Avdiivka recouvraient des actes destinés à
tuer des civils
250. La campagne longue de plusieurs semaines contre Avdiivka s’est illustrée par de
nombreux actes de terrorisme tels que visés à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la
convention448. La Russie ne nie pas que la RPD ait lancé des attaques d’artillerie répétées sur
Avdiivka. Elle ne conteste pas non plus qu’une salve de lance-roquettes multiples tirée sans
discrimination sur des zones urbaines ne puisse manquer de faire des victimes civiles. Son expert a
même reconnu que certaines attaques, à tout le moins, avaient été dirigées contre des civils avant de
conclure, sans toutefois avancer le moindre élément de preuve à l’appui de son appréciation : «Il
semble raisonnable de présumer … que la grande majorité des pilonnages visaient des cibles
militaires.»449 Si le général Samolenkov surestime la proportion des attaques visant des cibles
militaires, il admet ainsi, dans cette conclusion soigneusement formulée, que certaines attaques
n’étaient pas dirigées contre de telles cibles. Or, il s’ensuit ipso facto que les actes en question étaient
destinés à tuer des civils.
251. Dans son contre-mémoire, la Russie tente pourtant d’excuser de diverses façons ce qui,
selon elle, «p[ourrai]t» n’être que des «dommages collatéraux»450. Or, ses arguments ne tiennent
pas :
⎯ Nombre des cas de préjudices à des civils d’Avdiivka qui ont été rapportés ont eu lieu à bonne
distance des positions militaires ukrainiennes. Si, dans son contre-mémoire, la Russie se
concentre sur certains quartiers d’Avdiivka en particulier, notamment ceux situés à sa
périphérie451, elle ne propose aucune explication militaire crédible dans le cas des attaques qui
ont frappé des habitations civiles dans la zone résidentielle située au nord de la ville, loin des
positions des forces armées ukrainiennes et des voies de ravitaillement qu’elles étaient
susceptibles d’emprunter.
446 Voir MU, par. 108-114.
447 CIRFT, art. 2, par. 1).
448 Voir MU, chap. 4, sect. D 4).
449 Rapport Samolenkov, par. 253 (les italiques sont de nous) (CMFR, première partie, annexe 2).
450 Voir CMFR, première partie, par. 498.
451 Voir CMFR, première partie, par. 480-492.
- 90 -
Carte 1
Impacts des tirs d’artillerie dans la zone résidentielle située au nord de la ville452
Légende :
Alleged UAF resupply routes = Itinéraires de ravitaillement allégués des forces
armées ukrainiennes
Kilometers = Kilomètres
⎯ Au sujet des attaques qui ont frappé la moitié sud d’Avdiivka, la Russie avance que certaines
d’entre elles visaient de «possibles» convois de ravitaillement des forces armées ukrainiennes453.
Mais rien n’indique que la RPD était en mesure de lancer une attaque contre pareils convois.
Ainsi que l’explique le général Brown, tenter d’atteindre des «cibles mouvantes sur des routes
de ravitaillement [au moyen d]’artillerie ou de … roquettes est particulièrement controversé et
452 Lorsque l’Ukraine a déposé son mémoire en juin 2018, les enquêtes concernant les attaques lancées contre
Avdiivka en 2017 étaient en cours. Certaines attaques identifiées sur cette carte l’ont été sur la base de déclarations de
témoins et de rapports d’inspection de biens issus de dossiers d’enquête que l’Ukraine a obtenus postérieurement au dépôt
de son mémoire. Voir annexes 44-49, 51-55.
453 Voir CMFR, première partie, par. 498.
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difficile, même dans les circonstances les plus favorables, et plus encore lorsque l’observation
est limitée, ainsi qu’elle devait l’être dans l’environnement urbain d’Avdiivka»454.
252. En tout état de cause, même s’il se trouvait des cibles militaires à proximité, les tirs de
lance-roquettes multiples conduits par la Russie dans des secteurs densément peuplés d’Avdiivka
constituaient en tant que tels des attaques sans discrimination et doivent ipso facto être considérés
comme des actes destinés à tuer des civils455.
ii. Il ressort de leur nature et du contexte que ces attaques visaient à intimider la population
ukrainienne et à contraindre le Gouvernement ukrainien à accomplir ou à s’abstenir
d’accomplir un acte quelconque
253. La preuve d’attaques délibérées ayant touché des civils, et en particulier des habitations
civiles éloignées de sites militaires456, suffit à établir que les actes en question, par leur nature ou leur
contexte, visaient à intimider une population civile457. Le général Samolenkov reconnaît que
certaines attaques qui ont touché des civils d’Avdiivka n’étaient pas dirigées contre des cibles
militaires458, et le général Brown a fait le constat d’attaques contre des «zones résidentielles
d’Avdiivka dont les forces armées ukrainiennes étaient absentes et qu’aucun itinéraire de
ravitaillement ne traversait»459. Dans son contre-mémoire, la Russie ne tente pas même de justifier
ces attaques. Elle ne nie pas davantage que l’existence d’attaques répétées, persistantes, et s’étendant
sur une longue période, contre des civils, lorsqu’elle est avérée, établit l’intention d’intimider une
population460. Or, plus d’un mois durant, la RPD a soumis Avdiivka à une campagne de
bombardements incessants, laissant les civils anéantis461.
254. Les attaques contre des civils à Avdiivka visaient également à contraindre le
Gouvernement ukrainien à agir462. Leur intensification coïncide avec une période de grande
incertitude géopolitique, à une époque où un nouveau président prenait ses fonctions aux
Etats-Unis463. L’Ukraine a démontré dans son mémoire que, par ces attaques, la RPD et la RPL
tentaient d’exploiter cette incertitude et de contraindre l’Etat ukrainien à accéder à leurs
revendications politiques464. La Russie a rejeté sans plus de façons cette analyse, faisant fi de ce que
cette interprétation était précisément celle de nombreux civils ukrainiens, représentants de l’Etat
454 Deuxième rapport Brown, par. 55 (annexe 1).
455 Voir supra, par. 161. La Russie tente de remettre en question certains éléments prouvant que la RPD a tiré des
BM-21 Grad sur Avdiivka. Voir CMFR, première partie, par. 504. Or, comme le conclut le général Brown, les rapports
d’expertise qui décrivent les fragments de projectiles ayant endommagé des biens civils «attestent clairement l’utilisation
d’un BM 21 au cours des attaques sur la zone résidentielle d’Avdiivka». Deuxième rapport Brown, par. 60 a) (annexe 1).
456 Voir annexes 44-49, 51-55.
457 Voir supra, chap. 5, sect. C) 2) ii).
458 Voir supra, par. 250.
459 Deuxième rapport Brown, par. 58 (annexe 1).
460 Voir Prosecutor v. Dragomir Milošević, Case No. IT-98-29/1-T, Trial Chamber Judgment (12 December 2007),
30 novembre 2005, par. 881 (où il est dit que «les attaques prolongées et incessantes dirigées contre les civils … peuvent
être considérées comme des indices de l’intention de répandre la terreur») (MU, annexe 466).
461 Voir MU, par 111 ; voir aussi John Wendle, “Avdiivka, Evacuating Again as Fighting Escalates”, Al Jazeera
(February 2017) («Je donnerais ma pension. Je donnerais n’importe quoi pour que ça s’arrête.») (MU, annexe 594).
462 Voir MU, par. 259.
463 Voir MU, par. 260.
464 Voir MU, par. 260.
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ukrainien, médias internationaux et responsables politiques de par le monde465. Ce contexte dont la
réalité est indéniable permet d’établir que la campagne d’attaques d’artillerie infligée aux citoyens
d’Avdiivka visait, dans une période d’incertitude géopolitique, à exercer une pression en vue de
contraindre le Gouvernement ukrainien à céder à des revendications politiques. A l’heure où nous
déposons la présente réplique, la Russie, à son tour, reproduit à l’identique cette stratégie en s’en
prenant à certaines grandes villes ukrainiennes.
D. L’Ukraine a établi que les attentats à l’explosif commis dans les villes ukrainiennes
constituaient des actes de terrorisme visés aux alinéas a) et b)
du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention
255. Enfin, dans son mémoire, l’Ukraine a établi que divers groupes avaient orchestré dans les
principales villes d’Ukraine une campagne visant à intimider les civils au moyen d’attaques à
l’explosif466. A Kharkiv, en 2014 et 2015, les partisans de Kharkiv et les cellules terroristes qui leur
étaient liées ont semé l’épouvante dans les rangs des civils en commettant une série d’attentats à
l’explosif. Le Stena Rock Club, boîte de nuit très fréquentée et populaire parmi les partisans de l’unité
ukrainienne, a ainsi été frappé par l’explosion d’une mine ventouse, arme de l’arsenal militaire
traditionnellement utilisée dans la guerre navale467. Dans un autre cas, une mine antipersonnel
MON-100 a été placée au milieu d’une marche patriotique pour l’unité : trois civils, dont un garçon
de 15 ans et un agent de police, ont été tués et 15 autres, blessés468. A Kiev, en 2017, des agents des
services du renseignement russe oeuvrant de conserve avec des militants de la RPL ont offert de
l’argent à des ressortissants ukrainiens pour dissimuler une bombe dans un véhicule, en vue
d’assassiner le député ukrainien Anton Gerashchenko469. A Odessa, des agents pro-séparatistes ont
pris pour cible le président d’une organisation non gouvernementale470.
256. La Russie ne conteste pas que ces attaques à l’explosif aient eu lieu, ni que toutes les
attaques de ce type répertoriées dans le mémoire de l’Ukraine constituent des actes de terrorisme
visés à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT (en tant que violations de la CIRATE),
et que nombre d’entre elles sont également visées à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la
CIRFT. Par conséquent, il est incontesté que toute personne ayant sciemment financé l’un
quelconque de ces actes a commis une infraction au sens de l’article 2 de la CIRFT.
465 Voir John Wendle, “In Avdiivka, Ukrainians See Surge in Fighting as Putin Testing Trump”, Time (3 February
2017) (comme l’avait alors déclaré un soldat volontaire ukrainien : «il existe un lien direct entre les combats à Avdiivka et
l’élection de Trump. Les séparatistes voulaient tester les réactions de la nouvelle administration.») ; Shaun Walker,
“Violence Flares in War-Weary Ukraine as US Dithers and Russia Pounces”, The Guardian (14 February 2017) (d’après
le chef adjoint du cabinet de la présidence ukrainienne, les attaques étaient «un moyen pour les Russes d’éprouver les
réactions de la nouvelle administration américaine en même temps que l’unité au sein de l’Union européenne») ; John
Wendle, “In Avdiivka, Ukrainians See Surge in Fighting as Putin Testing Trump”, Time (3 February 2017) (le sénateur
John McCain a adressé une lettre au nouveau président des Etats-Unis au sujet de la série d’attaques contre Avdiivka, dans
laquelle il déclare : «Vladimir Poutine avance rapidement pour vous mettre à l’épreuve en tant que chef des armées.»).
466 MU, chap. 1, sect. D.
467 MU, par. 118-119.
468 MU, par 121.
469 MU, par. 123-125.
470 MU, par. 128-130.
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CHAPITRE 7
L’UKRAINE A APPORTÉ LA PREUVE QUE DES INFRACTIONS EN MATIÈRE DE FINANCEMENT
DU TERRORISME AVAIENT ÉTÉ COMMISES PAR DES REPRÉSENTANTS DE L’ETAT
RUSSE, ENTRE AUTRES, SUR LE TERRITOIRE DE LA RUSSIE
257. Dans son mémoire, l’Ukraine a apporté la preuve que diverses personnes, dont des
représentants de l’Etat, des particuliers et des organisations, avaient fourni depuis le territoire de la
Russie des armes, de l’argent et d’autre biens à des groupes qui ont perpétré sur son sol une série
d’actes visés aux alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT471. L’article en question
dispose que l’infraction de financement du terrorisme est constituée lorsqu’une personne quelle
qu’elle soit («toute personne») fournit «des fonds» dans l’«intention de les voir utilisés» ou «en
sachant qu’ils seront utilisés, en tout ou partie, en vue de commettre» les actes visés auxdits alinéas.
Ainsi que la Cour l’a confirmé dans son arrêt sur les exceptions préliminaires, «toute personne» au
sens de l’article 2 «s’applique tant aux personnes agissant à titre privé qu’à celles ayant le statut
d’agent d’un Etat»472. A la section A du chapitre 6, il a été montré que la CIRFT définit le terme
«fonds» comme englobant «les biens de toute nature», ce qui inclut l’argent, les armes et autres types
d’avoirs473, et, à la section B du même chapitre, que les Parties conviennent que l’élément de
connaissance exigé au paragraphe 1 de l’article 2 est présent dès lors qu’un groupe se livre de
manière notoire à des actes visés aux alinéas a) et b) dudit paragraphe474. Eu égard à ces principes
juridiques tels qu’appliqués aux faits établis par l’Ukraine, de nombreux actes de financement du
terrorisme ont été commis par des personnes ressortissant à la Fédération de Russie.
258. La Russie, dans son contre-mémoire, ne s’exprime guère sur ce financement. Fait
significatif, elle ne se penche en détail à aucun moment sur les actes de financement particuliers dont
l’Ukraine soutient qu’ils constituent des infractions en matière de financement du terrorisme au sens
de l’article 2 de la convention. Hormis pour ce qui est des attaques à l’explosif commises dans des
villes ukrainiennes, la Russie ne conteste pas que des représentants de l’Etat russe et d’autres
personnes ressortissant à la Fédération de Russie aient fourni des fonds aux auteurs des actes de
terrorisme décrits plus haut au chapitre 6.
259. Les obligations spécifiques prévues par la convention ne s’appliquent pas toutes dans les
mêmes conditions : certaines entrent ainsi en jeu dans le cas d’allégations, d’autres de soupçons
raisonnables et ainsi de suite. Toutefois, quel que soit le seuil d’applicabilité que l’on retienne,
l’Ukraine a démontré que des infractions en matière de financement du terrorisme avaient de fait été
commises en l’espèce. Ainsi qu’il sera exposé ci-après, les éléments de preuve qu’elle a présentés
dans son mémoire établissent que la fourniture de fonds, par des personnes ressortissant à la
Fédération de Russie, à la RPD, la RPL et d’autres groupes armés était constitutive d’un financement
conscient du terrorisme au sens du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT.
471 Voir MU, chap. 5.
472 Arrêt sur les exceptions préliminaires, p. 585, par. 61.
473 Voir supra, chap. 4, sect. A.
474 Voir supra, par. 101, 112. L’Ukraine a souligné que l’élément de connaissance étant présent, elle n’avait pas à
examiner le critère indépendant énoncé au paragraphe 1 de l’article 2 relatif à l’«intention de [] voir» les fonds «utilisés»
aux fins des actes visés. Voir supra, par. 100, note 110.
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A. Des personnes oeuvrant sur le territoire russe ont fourni des fonds à des groupes armés
illicites en Ukraine, lesquels se sont ensuite livrés à des attaques contre des civils
260. L’Ukraine, dans son mémoire, a mis en avant de nombreuses preuves que des personnes
sur le sol russe ont fourni à la RPD, la RPL et d’autres groupes armés illicites sévissant en Ukraine
de l’argent, des équipements et un formidable arsenal, leur livrant notamment le système Bouk
antiaérien qui a servi à détruire l’appareil assurant le vol MH17, les systèmes de lance-roquettes
multiples BM-21 Grad et BM-30 qui ont été utilisés dans les attaques contre des civils ukrainiens et
les explosifs à usage militaire qui ont été employés pour terroriser la population de Kharkiv et
d’autres villes ukrainiennes. Le chapitre 2 du mémoire de l’Ukraine contient une analyse détaillée de
ces éléments de preuve et son chapitre 5 identifie un grand nombre de personnes ayant commis, en
Russie, des actes particuliers constitutifs de financement du terrorisme.
261. Dans son contre-mémoire, la Russie fait tout simplement abstraction de la plupart de ces
éléments. Sauf en ce qui concerne les explosifs à usage militaire utilisés à Kharkiv et dans d’autres
villes, il n’est pas contesté que les personnes présentes sur son sol déjà identifiées par l’Ukraine ont
effectivement fourni les fonds en question à des groupes actifs sur le territoire de cette dernière. Dans
la section suivante, l’Ukraine récapitulera brièvement les cas de financement qui ne prêtent pas à
débat entre les Parties avant de répondre aux arguments présentés par la Russie pour contester les
éléments de preuve relatifs à la fourniture d’explosifs.
1. Collectes et transferts d’argent
262. Dans son mémoire, l’Ukraine a produit des preuves tangibles de l’organisation, en Russie,
de collectes de fonds destinés à des groupes armés illicites opérant sur son sol et du transfert à ces
mêmes groupes d’importantes sommes d’argent475. Elle a déjà cité ce propos du prétendu Conseil
suprême de la RPD : «Nous n’aurions pas survécu sans le soutien» de la Russie476. Pour citer
quelques exemples, le milliardaire russe très en vue Konstantin Malofeev et un certain nombre de
membres de la Douma ont levé des fonds privés dans l’objectif de les faire parvenir à la RPD et à la
RPL477. De même, diverses organisations non gouvernementales russes ont publiquement collecté et
versé des millions de roubles à ces deux entités, par l’intermédiaire notamment d’une banque
publique russe ou de comptes d’une société technologique basée en Russie478. Dans son
contre-mémoire, la Russie ne conteste aucun de ces éléments.
2. La fourniture du système Bouk-TELAR
263. La Russie ne nie pas non plus que c’est de mains russes que la RPD a reçu la batterie
Bouk-TELAR en juillet 2014. Des membres de la 53e brigade de défense antiaérienne des forces
armées de la Fédération de Russie ont en effet livré ce système de missiles sol-air à la RPD la veille
du jour où celui-ci a été utilisé pour abattre l’appareil assurant le vol MH17479. La Russie n’a pas
tenté de réfuter les éléments montrant indiscutablement que le Bouk avait été fourni par des membres
de l’armée russe.
475 MU, par. 174-179.
476 MU, par. 174. Voir aussi The Russian Secret Behind Ukraine’s Self-Declared ‘Donetsk Republic’, France 24
(15 octobre 2015) (video), mm 00:03:00-00:04:00; 00:12:00 (MU, annexe 583).
477 MU, par. 175-176, 178.
478 MU, par. 176, note 399 incluse, et 277.
479 MU, par. 137-154. Voir aussi procès-verbal des services de police néerlandais (24 mai 2018) (original en
néerlandais) (MU, annexe 42) ; déposition d’Eliot Higgins (5 juin 2018) (MU, annexe 9).
- 95 -
3. La fourniture de systèmes de lance-roquettes multiples
264. Pour ce qui est des nombreux et meurtriers systèmes de lance-roquettes multiples qui ont
servi à bombarder la population en Ukraine, la Russie ne conteste pas davantage que des responsables
de l’armée russe aient commencé à livrer ce type d’armes à la RPD dès le mois de juin 2014 et que
les livraisons ont continué jusque dans le courant de l’été 2015480. L’Ukraine a produit des preuves
de l’acheminement de systèmes de lance-roquettes multiples depuis la Russie, ainsi que des
déclarations de membres de la RPD et de la RPL signalant qu’ils avaient reçu livraison de ces armes
provenant de la Russie ou les avaient vues arriver à destination481.
265. Des éléments de preuve permettent, en outre, d’établir un lien entre la livraison de
systèmes de lance-roquettes multiples et certaines attaques dirigées contre des civils. Des documents
font état, par exemple, d’une augmentation du nombre de transferts de BM-21 Grad depuis la Russie
dans les jours qui ont précédé l’attaque contre le poste de contrôle civil situé près de Volnovakha482.
Après cette attaque meurtrière, d’autres systèmes BM-21 Grad ont été livrés à la RPD et des systèmes
de lance-roquettes multiples ont ensuite servi à pilonner Marioupol483, frappant des secteurs civils de
la ville ; puis le puissant BM-30 Smerch a été livré et utilisé contre Kramatorsk484. La Russie ne
conteste aucun aspect de ce troublant enchaînement.
4. Fourniture d’engins explosifs et autres formes d’assistance à la perpétration d’attaques à
l’explosif en Ukraine
266. L’Ukraine a également présenté des éléments prouvant que des agents russes avaient
fourni des fonds à des groupes et individus se livrant à des attaques à l’explosif sur son sol485. Ces
apports de fonds n’auraient pu avoir lieu si des responsables russes ne les avaient planifiés, organisés,
ordonnés ou n’y avaient autrement participé. La Russie argue en réponse que «[l’Ukraine] n’a pas
établi la matérialité d’une telle implication»486, et affirme fallacieusement que «[l]es preuves
présentées par l’Ukraine consistent en des enregistrements d’interrogatoires» qui «d’une façon
générale … ne sont pas fiables»487. Or, les éléments de preuve produits par l’Ukraine ne se limitent
pas à de tels enregistrements488. Qui plus est, la Russie n’apporte aucune preuve d’une coercition ou
d’autres circonstances susceptibles de jeter le doute sur la fiabilité des déclarations obtenues dans ce
cadre489. En niant la matérialité d’un financement russe de ces attaques à l’explosif, la Russie affiche
un cynisme d’autant plus grand qu’elle a spécifiquement demandé l’inclusion de leurs auteurs dans
480 MU, par. 156.
481 MU, par. 156-161.
482 MU, par. 159.
483 MU, par. 160, 291.
484 MU, par. 161, 291.
485 MU, chap. 5.
486 CMFR, première partie, par. 603.
487 CMFR, première partie, par. 604.
488 MU, par. 118, 119, 121, 125, 126, 128, 129 (renvoyant à des conclusions d’experts, des enregistrements vidéo,
des enregistrements de caméras de surveillance, des rapports d’inspection établis sur les lieux, des rapports des
Nations Unies et de l’OSCE, des communications interceptées et des rapports d’inspection des scènes de crime).
489 CMFR, première partie, par. 508, 604.
- 96 -
des échanges de prisonniers entre elle-même et l’Ukraine490. Si lesdits auteurs avaient agi
indépendamment, sans l’aide de fonds russes, l’on voit guère pourquoi la Russie aurait voulu obtenir
leur libération.
267. La succession d’attentats commise à Kharkiv, deuxième plus grande ville d’Ukraine
située à 40 kilomètres seulement de la frontière russe, est particulièrement significative. Des éléments
de preuve que la Russie ne conteste ni même n’examine établissent que les explosifs et autres
dispositifs meurtriers utilisés provenaient de Russie et que seuls des agents russes auraient pu les
fournir. Les attaques à l’explosif qui se sont succédé dans la ville n’ont pas été perpétrées au moyen
d’engins improvisés ou d’armes fabriquées à l’aide d’un mode d’emploi disponible sur Internet, mais
au moyen d’armes à usage militaire, et notamment de mines ventouses SPM, d’un lance-grenades
MRO-A et d’une mine antipersonnel MON-100. La Russie n’aborde nulle part cet élément ni
n’explique comment ces armes à usage militaire, dont tout indique qu’elles étaient d’origine russe,
ont abouti entre les mains de terroristes qu’elle abrite à présent sur son sol.
i. Les mines ventouses SPM utilisées dans l’attentat du Stena Pub
268. La Russie ne conteste pas les éléments de preuve criminalistiques établissant qu’une mine
ventouse SPM a été utilisée dans l’attentat du Stena Pub, commis par Marina Kovtun et ses
complices491, ni le fait que ce type de mines est une arme de l’arsenal militaire russe492. Elle ne met
pas non plus en doute le fait qu’une autre mine ventouse a été retrouvée peu de temps après cet
attentat, dans la région de Kharkiv, porteuse d’inscriptions prouvant qu’elle avait été produite en
1990493. La Russie ne remet pas davantage en cause les éléments de preuve attestant que l’Ukraine
ne possède pas de mines ventouses SPM qui auraient été fabriquées à cette date. L’arme ne pouvait
donc provenir que de responsables de l’armée russe ou d’autres personnes présentes sur le sol russe
ayant accès à ce type de mines à usage militaire494.
269. Si la mine utilisée dans l’attentat contre le Stena Pub, en explosant, n’a laissé aucune
trace permettant de remonter jusqu’à la Russie, la découverte, à proximité, d’une autre arme,
identique, portant des inscriptions caractéristiques de l’arsenal militaire russe tend fortement à
490 Novynarnia, “Separam - Freedom”: Whom Ukraine Released to ORDLO at the Big Exchange in 2019. List,
(30 December 2019) (annexe 78). Sur la liste des prisonniers rendus à la Russie figuraient entre autres des personnes ayant
livré aux forces armées russes des renseignements sur les troupes ukrainiennes, des soldats russes ayant pris part aux
combats dans l’est de l’Ukraine, et Volodymyr Tsemakh, commandant de défenses antiaériennes pour les groupes rebelles
appuyés par la Russie en Ukraine orientale et qui serait impliqué dans la destruction de l’appareil assurant le vol MH17.
Oksana Polishuk, Feel the Difference: Who Ukraine Gives to Free From Captivity, Ukrinform (27 December 2019)
(annexe 75) ; BBC, “Ukraine and Russia Exchange Prisoners in Landmark Deal” (7 September 2019), accessible à l’adresse
suivante : https://www.bbc.com/news/world-europe-49610107.
491 MU, par. 118, 119 ; Expert Conclusion No. 532/2014, drafted by the Forensic Research Center, Ministry of
Internal Affairs of Ukraine, Main Directorate of the Ministry of Internal Affairs of Ukraine in Kharkiv Region (3 avril
2015), p. 34 (MU, annexe 116).
492 Déposition d’Ivan Gavryliuk (2 juin 2018), par. 38-40 (MU, annexe 1).
493 Voir MU, par. 165 ; Extract from Criminal Proceedings No 22017220000000060 (22 novembre 2014) (MU,
annexe 79) ; déposition d’Ivan Gavrlyiuk (2 juin 2018), par. 38-40 (MU, annexe 1).
494 Déposition d’Ivan Gavryliuk (2 juin 2018), par. 39 (lequel déclare qu’«[a]près l’effondrement de l’URSS, les
mines ventouses SPM sont demeurées dans l’arsenal des forces des anciennes républiques soviétiques…») (MU, annexe 1).
- 97 -
indiquer que la première provenait de ce même arsenal495. Par ailleurs, la Russie ne remet pas en
cause les éléments attestant la découverte, dans la cachette de Marina Kovtun, de trois fusils d’assaut
présentant des marques caractéristiques d’une origine criméenne, ce qui signifie qu’ils étaient tombés
aux mains de la Russie après l’invasion de 2014496. D’autres éléments de preuve confirment que les
mines ventouses SPM sont entrées en la possession de l’intéressée au même moment que les trois
fusils d’assaut dont l’origine criméenne avait été établie497.
270. Ne pouvant expliquer comment les auteurs de l’attentat de Kharkiv ont pu se procurer
des armes à usage militaire sophistiquées dont l’Ukraine n’était pas en possession, la Russie axe son
argumentation sur l’idée que le témoignage de Marina Kovtun aurait été obtenu sous la contrainte.
Or, ce témoignage est corroboré à bien des égards, qui sont déterminants :
⎯ Kovtun a filmé avec son téléphone son complice en train de poser l’une des mines ventouses
SPM498.
⎯ Une clé USB appartenant à Kovtun contenait des instructions détaillées pour l’emploi de divers
explosifs, dont les mines ventouses SPM499.
⎯ Une analyse de la police scientifique a confirmé que les fragments recueillis sur les lieux de
l’explosion provenaient d’une mine ventouse SPM500.
⎯ Le service des gardes-frontières de l’Ukraine possède des données attestant que Kovtun a franchi
la frontière russo-ukrainienne autour de la période indiquée par elle dans son témoignage501.
495 D’autres éléments encore confirment que la mine ventouse SPM trouvée dans la région de Kharkiv, identifiable
par ses marques, et celles utilisées par Marina Kovtun provenaient d’une même source : les chefs des «Partisans de
Kharkiv», Vadym Monastyrev et Oleg Sobchenko. Voir Signed Declaration of Igor Boiko, Suspect Interrogation Protocol
(22 November 2014), p. 2 (annexe 38) ; Report of Presentation of a Person for Identification by Photos, drafted by Senior
Lieutenant K.O. Pidgirnyi, Senior Investigator, Investigations Department of the Directorate of the Security Service of
Ukraine in the Kharkiv Region (22 February 2014) (annexe 13) ; Expert Opinion No. 1975, drafted by the Forensic
Research Center in Kharkiv Named After M.S. Bokarius, Ministry of Justice of Ukraine (1 April 2015), p. 2 et 3
(annexe 29) ; Signed Declaration of A.M. Tyshchenko, Suspect Interrogation Protocol (26 December 2015), p. 3 (MU,
annexe 245).
496 MU, par. 165 ; Central Missile and Artillery Directorate Of the Armed Forces of Ukraine Letter No 342/2/3618
(11 March 2015) (MU, annexe 110). Voir aussi Signed Declaration of Artem Mineev, Witness Interrogation Protocol
(16 November 2014), p. 2 (annexe 37) ; Search and Seizure Report, drafted by Senior Lieutenant of Justice O.B. Butyrin,
Senior Investigator, Investigations Department of the Directorate of the Security Service of Ukraine in the Kharkiv Region
(16 November 2014), p. 3 (annexe 9).
497 MU, par. 165 ; Signed Declaration of V. Chekhovsky, Suspect Interrogation Protocol (9 May 2015), p. 4-7 (MU,
annexe 229).
498 MU, par. 118, notes 230 et 231. Qui plus est, Marina Kovtun a filmé les conséquences de l’attentat contre le
Stena Pub immédiatement après l’explosion. Voir Report on Examination of Things Seized from Marina Kovtun, drafted
by Senior Lieutenant of Justice D.S. Gnatushko, Senior Investigator, Investigations Department of the Directorate of the
Security Service of Ukraine in the Kharkiv Region (16 November 2014), p. 2 et 3 (annexe 10) ; Signed Declaration of
M. Kovtun, Suspect Interrogation Protocol (16 November 2014), p. 8, 10 (MU, annexe 196).
499 Report on Examination of Things Seized from Marina Kovtun, drafted by Senior Lieutenant of Justice
D.S. Gnatushko, Senior Investigator, Investigations Department of the Directorate of the Security Service of Ukraine in the
Kharkiv Region (16 November 2014), p. 2, 3 (annexe 10).
500 MU, par. 119, note 235.
501 Ukrainian Border Guard Service Letter No. 51/680 to Lieutenant Colonel I.V. Selenkov, Deputy Head of the
Investigations Department, Directorate of the Security Service of Ukraine in the Kharkiv Region, dated 16 April 2015,
p. 2-3 (annexe 30). Plusieurs témoins ont identifié Marina Kovtun et déclaré qu’elle se rendait en Russie pour suivre une
formation dans un camp militaire situé à Tambov. Voir MU, par. 173, note 393 ; voir aussi annexes 11, 12, 21-23.
- 98 -
⎯ Des communications interceptées confirment que Kovtun et Sobchenko envisageaient d’utiliser
une des mines ventouses SPM pour un autre attentat à Kharkiv502.
271. Enfin, la Russie a spécifiquement demandé l’inscription de Marina Kovtun sur une liste
d’échange de prisonniers503. L’on imagine mal la Russie demander la libération d’une Ukrainienne
qui aurait simplement décidé, de son propre chef, de commettre un attentat contre un débit de boisson
et d’autres cibles similaires, si pareil acte n’avait pas été appuyé par des agents russes ou autres sur
son sol.
ii. Le lance-flammes à réaction utilisé dans l’attaque contre la PrivatBank
272. Karkhiv a aussi été le théâtre d’attaques terroristes commises au moyen d’un
lance-flammes à réaction portable MRO-A ; l’une de ces attaques a notamment frappé le bureau
régional de la PrivatBank, une banque privée504. La Russie ne revient pas sur les éléments montrant
que cette arme a été fournie par des agents russes. Comme la mine ventouse SPM, le lance-flammes
en question est une arme à usage militaire russe, agréée au sein des forces armées de la Fédération
de Russie depuis 2004505. La Russie ne conteste pas que les auteurs aient abandonné leur
lance-flammes sur le lieu de l’attentat, où il a été découvert par les autorités ukrainiennes. Elle ne
met pas davantage en doute le fait que les forces armées ukrainiennes ne disposent pas de tels
lance-flammes MRO-A, ni d’une quelconque autre arme portant les numéros de série retrouvés sur
le lieu de l’attentat de la PrivatBank506. De même qu’en ce qui concerne les mines ventouses SPM,
le fait que des armes provenant de l’arsenal militaire russe ont été utilisées en Ukraine ne peut
s’expliquer que d’une seule façon : ces armes ont été fournies par des agents russes ou autres oeuvrant
depuis la Fédération de Russie.
iii. La mine antipersonnel MON-100 utilisée dans l’attentat meurtrier contre le rassemblement
de Kharkiv
273. L’attentat du 22 février 2015 qui a frappé le rassemblement pour l’unité organisé à
Kharkiv, tuant trois Ukrainiens et en blessant de nombreux autres, a été perpétré au moyen d’une
mine antipersonnel MON-100 fournie par des agents russes.
274. Là encore, la Russie se focalise sur les aveux de Dvornikov et de Tetutskiy, alléguant,
sans aucun fondement, qu’ils ont été obtenus sous la contrainte. Or, une allégation de contrainte avait
déjà été examinée par la juridiction ukrainienne qui a prononcé la culpabilité de Dvornikov et
502 Expert Opinion No. 1975, drafted by the Forensic Research Center in Kharkiv Named After M.S. Bokarius,
Ministry of Justice of Ukraine (1 April 2015), p. 2 et 3 (annexe 29) ; Signed Declaration of A.M. Tyshchenko, Suspect
Interrogation Protocol (26 December 2015), p. 3 (MU, annexe 245) ; voir aussi Signed Declaration of M. Kovtun, Suspect
Interrogation Protocol (16 November 2014), p. 9, 10 (dont il ressort que Marina Kovtun a donné la troisième mine ventouse
SPM à l’auteur de l’attentat du Stena Pub, qui a indiqué que son intention était de la poser à l’hôtel Britannia) (MU,
annexe 196).
503 Novynarnia, “Separam - Freedom”: Whom Ukraine Released to ORDLO at the Big Exchange in 2019. List
(30 December 2019), p. 3 (annexe 78).
504 MU, par. 120.
505 Déposition d’Ivan Gavryliuk (2 juin 2018), par. 33-35 (MU, annexe 1).
506 Déposition d’Ivan Gavryliuk (2 juin 2018), par. 33-35 (MU, annexe 1). La société de conseil indépendante
Armament Research Services observe que le «système [MRO-A] n’apparaît pas avoir été exporté en dehors de la Russie»
et que «sa présence entre les mains de séparatistes pro-russes est surprenante». ARESA, Raising Red Flags: An
Examination of Arms & Munitions in the Ongoing Conflict in Ukraine 2014, Research Report No. 3 (November 2014),
p. 48, accessible à l’adresse suivante : https://armamentresearch.com/Uploads/Research%20Report%20No.%203%20-%
20Raising%20Red%20Flags.pdf.
- 99 -
Tetutskiy, et rejetée507. En outre, pour établir la responsabilité de Dvornikov dans l’attentat contre le
rassemblement, ladite juridiction s’est appuyée sur le fait que «des agents des services spéciaux
russes» avaient indiqué à Dvornikov où il trouverait la mine MON-100, dans une zone boisée située
à la périphérie de Kharkiv508. Pour parvenir à cette conclusion, la juridiction saisie a examiné des
enregistrements de conversations entre détenus509, ainsi que des courriels de Dvornikov dont il
ressortait que celui-ci avait eu «des échanges avec des agents des services spéciaux russes» au sujet
de l’attentat510.
275. La juridiction ukrainienne qui a condamné Dvornikov et Tetutskiy s’est également
appuyée sur des éléments qui accréditaient leurs témoignages :
⎯ Des caméras de surveillance ont filmé les accusés et leurs véhicules dans les instants qui ont
immédiatement précédé et suivi l’attentat à l’explosif511.
507 La juridiction ukrainienne a engagé un expert afin de déterminer si les accusés avaient de quelque façon été
contraints ou forcés de livrer leurs témoignages. L’examen a confirmé que ceux-ci avaient témoigné de leur plein gré et
n’avaient subi aucune forme de pression ou de coercition. Voir Case No. 645/3612/15-k, Judgment of Conviction and
Sentencing of 28 December 2019 of the Frunze Municipal Court of the City of Kharkiv, p. 33-36 (annexe 35) ; Expert
Opinion No. 1632/ 222, drafted by the Forensic Research Center in Kharkiv Named After M.S. Bokarius, Ministry of
Justice of Ukraine (20 April 2017), p. 2 et 3 (annexe 31) ; Expert Opinion of Forensic Psychological Examination
Commission No. 1794/224, drafted by the Forensic Research Center in Kharkiv Named After M.S. Bokarius, Ministry of
Justice of Ukraine (22 February 2017), p. 3 (annexe 34) ; Expert Opinion of Forensic Psychological Examination
Commission No. 1793/223, drafted by the Forensic Research Center in Kharkiv Named After M.S. Bokarius, Ministry of
Justice of Ukraine (21 February 2017), p. 3 (annexe 33) ; voir aussi Ukrainian Criminal Procedure Code, art. 240 (13 April
2012) (énonçant qu’un enquêteur peut procéder à une reconstitution afin de vérifier et de clarifier certains détails ayant une
importance pour établir les circonstances d’une infraction pénale), accessible à l’adresse suivante : https://
zakon.rada.gov.ua/laws/show/4651-17?lang=en#Text.
508 Case No. 645/3612/15-k, Judgment of Conviction and Sentencing of 28 December 2019 of the Frunze Municipal
Court of the City of Kharkiv, p. 1-2 (annexe 35).
509 Ruling Granting Recording of V. Dvornikov’s Conversations, drafted by Investigating Judge R.M. Piddubnyi,
the Court of Appeal in Kharkiv District (27 February 2015), p. 3 (annexe 19) ; Ruling Granting Recording of Tetutskiy’s
Conversations, drafted by Investigating Judge R.M. Piddubnyi, the Court of Appeal in Kharkiv District (27 February 2015),
p. 3 (annexe 20) ; Transcript of Covert Investigative Action Concerning V. Dvornikov, drafted by Lieutenant Colonel
O.V. Diaghilev, Directorate of the Security Service of Ukraine in the Kharkiv Region (25 March 2015), p. 6 (annexe 42) ;
Transcript of Covert Investigative Action Concerning V. Dvornikov, drafted by Lieutenant Colonel O.V. Diaghilev,
Directorate of the Security Service of Ukraine in the Kharkiv Region (25 March 2015), p. 2 (annexe 43) ; Expert Opinion
No. 8-ZVZ drafted by the Kharkiv Centre for Forensic Science and Investigations, Ministry of Internal Affairs of Ukraine
(21 February 2017), p. 3 (annexe 32).
510 Case No. 645/3612/15-k, Judgment of Conviction and Sentencing of 28 December 2019 of the Frunze Municipal
Court of the City of Kharkiv, p. 22 (examinant des courriels retrouvés dans la messagerie électronique de Dvornikov
montrant que celui-ci avait eu «des échanges avec des agents des services spéciaux russes au sujet des préparatifs et de la
mise à exécution de l’acte terroriste du 22 février 2015») (annexe 35).
511 Case No. 645/3612/15-k, Judgment of Conviction and Sentencing of 28 December 2019 of the Frunze Municipal
Court of the City of Kharkiv, p. 20, 29 (annexe 35) ; Signed Declaration of Victor Tetutskiy, Suspect Interrogation Protocol
(20 March 2015), p. 3, 4, 8-9 (annexe 41) ; Signed Declaration of Sergey Bashlykov, Suspect Interrogation Protocol
(16 March 2015), p. 2, 4, 7-9. (annexe 39) ; Signed Declaration of Victor Tetutskiy, Suspect Interrogation Protocol
(16 March 2015), p. 2-5 (annexe 40).
- 100 -
⎯ Un témoin a confirmé avoir vu le véhicule des défendeurs sur le lieu de l’attentat juste avant
l’explosion512. Deux témoins ont confirmé que les auteurs avaient acheté les téléphones portables
utilisés pour faire détoner les explosifs513.
⎯ Le bornage des téléphones portables utilisés par les défendeurs pour communiquer montre leur
présence sur les lieux de l’attentat514.
⎯ Lors des analyses criminalistiques, des traces de matière similaire à celle provenant du lieu de
l’attentat ont été recueillies sur une pelle appartenant à Dvornikov et dans son véhicule515.
⎯ Les données du service des gardes-frontières de l’Ukraine attestent que Dvornikov a franchi la
frontière russo-ukrainienne au point de passage de Belgorod516.
276. Que les auteurs du terrible attentat contre le rassemblement pour l’unité aient pu se
procurer une mine antipersonnel MON-100 ne peut s’expliquer que par le fait qu’ils ont bénéficié
d’un apport de fonds d’origine russe. En outre, comme il a été indiqué plus haut, l’attentat en question
faisait suite à une série d’attaques à Kharkiv et les éléments de preuve incontestés attestent également
l’existence d’un lien entre les armes à usage militaire utilisées alors et des agents russes. Pour ces
raisons, la Russie n’est pas crédible lorsqu’elle avance que l’arme à usage militaire en question aurait
aussi bien pu avoir une toute autre origine.
277. Enfin, la Russie a spécifiquement fait figurer Dvornikov et Tetutskiy sur une liste
d’échange de prisonniers517. La Russie ne demanderait certainement pas la libération d’Ukrainiens
qui auraient simplement, de leur propre chef, décidé de faire détoner des explosifs lors d’un
512 Case No. 645/3612/15-k, Judgment of Conviction and Sentencing of 28 December 2019 of the Frunze Municipal
Court of the City of Kharkiv, p. 16, 17, 20, 29 (annexe 35) ; Report of Identification of Dvornikov’s Car, drafted by Senior
Lieutenant of Justice K.O. Pidgirnyi, Senior Investigator, Investigations Department of the Directorate of the Security
Service of Ukraine in the Kharkiv Region (19 March 2015) (annexe 26).
513 Case No. 645/3612/15-k, Judgment of Conviction and Sentencing of 28 December 2019 of the Frunze Municipal
Court of the City of Kharkiv, p. 15, 16, 28 (annexe 35) ; Report No. 1 of Presentation of a Person for Identification by
Photos, drafted by Senior Lieutenant K.O. Pidgirnyi, Senior Investigator, Investigations Department of the Directorate of
the Security Service of Ukraine in the Kharkiv Region (26 March 2015) (annexe 16) ; Report No. 2 of Presentation of a
Person for Identification by Photos, drafted by Senior Lieutenant K.O. Pidgirnyi, Senior Investigator, Investigations
Department of the Directorate of the Security Service of Ukraine in the Kharkiv Region (26 February 2015) (annexe 17) ;
Report No. 3 of Presentation of a Person for Identification by Photos, drafted by Senior Lieutenant K.O. Pidgirnyi, Senior
Investigator, Investigations Department of the Directorate of the Security Service of Ukraine in the Kharkiv Region
(26 March 2015) (annexe 18).
514 Case No. 645/3612/15-k, Judgment of Conviction and Sentencing of 28 December 2019 of the Frunze Municipal
Court of the City of Kharkiv, p. 2, 22 (annexe 35).
515 Case No. 645/3612/15-k, Judgment of Conviction and Sentencing of 28 December 2019 of the Frunze Municipal
Court of the City of Kharkiv, p. 8, 19, 25, 29 (annexe 35) ; Expert Conclusion No. 5, drafted by the Forensic Research
Center, Ministry of Internal Affairs of Ukraine, Main Directorate of the Ministry of Internal Affairs of Ukraine in Kharkiv
Region (16 March 2015), p. 2 (annexe 24). Voir aussi Expert Conclusion No. 17 drafted by the Forensic Research Center,
Ministry of Internal Affairs of Ukraine, Main Directorate of the Ministry of Internal Affairs of Ukraine in Kharkiv Region
(20 March 2015), p. 2 (annexe 27) ; Expert Conclusion No. 16, drafted by the Forensic Research Center, Ministry of
Internal Affairs of Ukraine, Main Directorate of the Ministry of Internal Affairs of Ukraine in Kharkiv Region (20 March
2015), p. 2 (annexe 28).
516 Signed Declaration of V. Dvornikov, Suspect Interrogation Protocol (26 February 2015), p. 2, 4 (témoignant
que Dvornikov s’est rendu de Kharkiv à Belgorod, en Russie, en novembre 2014 et février 2015 en minibus et est retourné
à Kharkiv en février 2015) (MU, annexe 223) ; Ukrainian Border Guard Service Letter No. 51/442 to Major of Justice
A.V. Ryzhylo, Senior Investigator, Investigations Department of the Directorate of the Security Service of Ukraine in the
Kharkiv Region, dated 16 March 2015, p. 2 (annexe 25).
517 Ukrinform, The Prosecution Explained Why People Sentenced for a Terrorist Act in Kharkiv Were Released
(28 December 2019) (annexe 76) ; Hanna Sokolova, Terrorist Attack During the “March of Dignity” in Kharkiv. How
Three Defendants Were Sentenced to Life Sentence and Immediately Released (29 December 2019), p. 2 (annexe 77).
- 101 -
rassemblement pacifique en faveur de l’unité à Kharkiv, si l’attentat en question n’avait pas été
appuyé par des agents russes ou autres sur son sol.
iv. Le financement par des agents du renseignement russe d’une tentative d’assassinat visant
un député ukrainien à Kyiv
278. La Russie ne conteste pas que le député ukrainien Anton Gerashchenko ait été la cible
d’une tentative d’assassinat518. Elle ne met pas non plus en doute l’authenticité des conversations
enregistrées par les services du renseignement ukrainien entre Andriy Tyhonov, membre de la RPL,
et Oleksiy Andriyenko, agent secret du renseignement ukrainien, dans l’appartement russe du
premier, à Belgorod, au cours desquelles Tyhonov fait état de l’intérêt que porte la «direction
principale des services de renseignements» à la «poursuit[e]» de la mission concernant
Gerashchenko519.
279. Pour toute réponse, la Russie renvoie à l’élément de preuve produit par l’Ukraine
montrant qu’un Russe du nom d’Eduard Dobrodeev (qui, assez ironiquement, signifie «celui qui fait
le bien») avait joué un rôle dans la fourniture d’une bombe devant servir à commettre l’assassinat de
Gerashchenko. Elle prétend qu’aucun agent du service du renseignement militaire russe (GRU) du
nom d’Eduard Dobrodeev n’a pu prendre part à un tel projet en arguant que seules trois personnes
portant ce nom auraient été recensées en Fédération de Russie, lesquelles soit seraient décédées, soit
n’auraient aucun type de lien avec le gouvernement520. La Cour ne devrait accorder aucun poids à
cette dénégation dont on comprend l’intérêt pour la Russie, mais qui ne remet nullement en cause
l’implication d’agents de la «direction principale des services de renseignements», même à supposer
qu’Eduard Dobrodeev était un nom d’emprunt.
280. Plus généralement, la Russie ne conteste pas qu’un dirigeant de la RPL ait pris diverses
initiatives sur son territoire en vue de fournir des fonds devant permettre la perpétration d’un attentat
à l’explosif contre un membre du parlement ukrainien. Il s’agit là d’un acte de financement du
terrorisme commis par une personne ressortissant à la Fédération de Russie, que cette dernière aurait
été en mesure de prévenir521.
v. La mine anti-char utilisée dans l’attentat d’Odessa
281. La Russie ne conteste pas que l’attaque à l’explosif commise à Odessa ait été orchestrée
par un membre de la RPD connu sous le nom d’Aleksandr (ou «Morpekh»)522. L’Ukraine a produit
des éléments de preuve attestant que les auteurs de l’attentat ont rencontré un agent des services du
renseignement russe dans la région de Smolensk et récupéré la mine anti-char à un endroit que
celui-ci leur avait indiqué. La Russie, cependant, reste muette sur la question de la fourniture de la
mine utilisée dans cet attentat.
518 MU, par. 123-126.
519 MU, par. 12[5].
520 CMFR, première partie, par. 605.
521 MU, par. 123-126.
522 MU, par. 127-130.
- 102 -
*
* *
282. Face à pareils éléments prouvant incontestablement la matérialité d’actes de financement
du terrorisme, la stratégie de la Russie consiste le plus souvent à passer outre, dans l’espoir,
semble-t-il, que la Cour fera de même. Cette stratégie d’évitement est tout sauf une défense sérieuse,
au stade du fond, et l’importance de ces attentats ne saurait être minorée. Lesdits attentats ont causé
la mort de civils ukrainiens et semé la terreur dans des parties du pays éloignées de toute zone de
conflit armé. Les éléments de preuve, en grande partie incontestés et en aucun cas limités à des
déclarations obtenues dans le cadre d’interrogatoires, montrent que des armes à usage militaire ont
été fournies aux auteurs de ces actes par des agents russes. Comment, sinon grâce à l’apport d’un tel
financement, les engins explosifs destructeurs évoqués plus haut ont-ils pu finir dans les rues, débits
de boisson ou établissements de villes ukrainiennes ? La Russe n’a, et pour cause, avancé aucune
autre explication plausible.
B. Les fonds ont été fournis avec la connaissance requise au paragraphe 1 de l’article 2
283. Ainsi qu’il a été exposé à la section B du chapitre 4, les Parties conviennent que l’élément
de connaissance exigé au paragraphe 1 de l’article 2 est présent dès lors que les bénéficiaires des
fonds se livrent notoirement à des actes visés aux alinéas a) et b) dudit paragraphe523. La Russie argue
que la RPD et la RPL n’ont pas été «qualifiées» au niveau international d’organisations terroristes
notoires, mais les actes auxquels elles se livraient, et c’est tout ce qui importe, étaient parfaitement
connus524. La Russie n’a pas remis en cause les nombreux comptes rendus d’attaques menées par la
RPD et la RPL contre des civils.
284. L’Ukraine a analysé, à la section A du chapitre 4 de la présente réplique, la série
d’attaques systématiques contre des civils qui a débuté au printemps 2014. Les actes en question
étaient des actes visés à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT, ce que la Russie n’a
pas même cherché à réfuter. Elle n’a pas davantage tenté de mettre en doute le fait qu’au printemps
et à l’été 2014, les attaques de la RPD et autres groupes similaires étaient de notoriété publique dans
le monde entier et, assurément, en Russie. Ainsi qu’il a été exposé en détail dans le mémoire de
l’Ukraine, lesdites attaques ont fait l’objet de nombreux rapports d’organisations internationales de
premier plan ainsi que de déclarations publiques de hauts responsables de l’Organisation des
Nations Unies. Le HCDH a ainsi rapporté, au cours de l’année 2014, «un nombre croissant d’actes
d’intimidation et de violence commis par des groupes armés, ciblant des personnes
«ordinaires» … sout[enant] l’unité ukrainienne»525. Un sous-secrétaire général de l’Organisation des
Nations Unies a rendu compte devant le Conseil de sécurité du «règne de la peur et de la terreur»
imposé par la RPD et la RPL526 et la Haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme a
évoqué le «but» qu’avait affiché un dirigeant de la RPD de «plonger» les civils «dans l’horreur»527.
523 Voir supra, par. 101, 112.
524 Voir supra, chap. 4, sect. B. 1).
525 HCDH, Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (15 juin 2014), par. 207 (les italiques sont de
nous) (MU, annexe 46).
526 Statement to the Security Council by Ivan Šimonović, Assistant Secretary-General for Human Rights on the
Human Rights Situation in Ukraine (8 August 2014), p. 2 (MU, annexe 298).
527 HCDH, Intensified Fighting Putting at Risk Lives of People in Donetsk and Luhansk — Pillay (4 July 2014)
(annexe 295).
- 103 -
Les organes de surveillance des droits de l’homme comme la presse internationale ont rendu compte
de l’ignoble assassinat politique de Volodymyr Rybak et du rôle joué à cet égard par un haut
commandant de la RPD528. La Russie ne conteste aucun de ces éléments.
285. Ces informations relayées publiquement n’étaient pas le seul moyen dont disposaient les
Russes pour connaître les activités et les buts de la RPD et de la RPL. L’Ukraine a ainsi relevé dans
son mémoire, et la Russie ne l’a pas contesté, que des agents gouvernementaux russes entretenaient
des liens avec les dirigeants de ces groupes en 2014 et 2015529. De la même façon, des personnes qui
avaient servi dans l’armée russe ont occupé des postes au sein de la RPD et de la RPL ou ont conseillé
ces entités, et d’autres liens existaient donc avec des représentants de l’Etat russe530.
Konstantin Malofeev, important bailleur de fonds de la RPD, était l’ancien employeur d’Igor Girkin,
le dirigeant de la RPD dont tout le monde savait qu’il se livrait à des attaques contre les civils et avait
demandé la livraison du Bouk responsable de la destruction de l’appareil assurant le vol MH17531.
Alexander Borodai, le soi-disant «premier ministre» de la RPD à l’époque, était lui aussi un ancien
employé de Malofeev532. La Russie ne conteste la matérialité d’aucune de ces relations.
286. Ces éléments incontestés démontrent que les actes terroristes auxquels se livraient la
RPD, la RPL et d’autres groupes similaires étaient, au printemps et à l’été 2014, connus des
personnes qui, depuis le territoire russe, fournissaient des fonds à ces entités533. Quiconque
fournissait ainsi des fonds, et notamment des armes particulièrement meurtrières à de tels groupes,
savait que leurs destinataires prenaient des civils pour cible en raison de leurs convictions
politiques534, torturaient et tuaient des civils535, et «impos[aient] à la population un régime
d’intimidation et de terreur visant à maintenir leur autorité»536. Ainsi, les pourvoyeurs de tous les
fonds dont il a été question plus haut ont fourni ceux-ci «en sachant qu’ils ser[aie]nt utilisés, en tout
ou partie, en vue de commettre» des actes visés aux alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2 de
la CIRFT.
287. Dans son contre-mémoire, la Russie ne fait pour ainsi dire aucun cas des actes terroristes
commis par la RPD et la RPL au cours du printemps et de l’été 2014, mais examine longuement le
point de savoir si les actes commis ultérieurement par les intermédiaires de la Russie, après que
celle-ci leur eut procuré divers types de biens, constituent des actes de terrorisme visés par
528 Voir MU, par. 43-45.
529 Voir MU, par. 17, 286, 292.
530 Voir MU, par. 286.
531 Voir ibid., par. 46 (note 40), 175, 277. Selon le département du trésor des Etats-Unis, Malofeev «[a] financ[é]
des activités séparatistes en Ukraine orientale et entret[enait] des liens étroits avec Aleksandr Borodai [et] Igor Guirkine
(alias Igor Strelkov)». Voir Press Release, U.S. Department of the Treasury, Treasury Targets Additional Ukrainian
Separatists and Russian Individuals and Entities (19 December 2014) (MU, annexe 478).
532 Voir MU, par. 46, note 40, par. 47, note 42. Voir aussi Courtney Weaver, Malofeev: The Russian Billionaire
Linking Moscow to the Rebels, Financial Times (24 July 2014) (MU, annexe 533) (décrivant les liens qu’entretenait
Maloveev avec Girkin et Borodai).
533 Voir MU, par. 48-57 (exposant en détail les actes violents commis par la RPD et la RPL à partir du printemps
2014) ; voir aussi supra, chap. 4, sect. B.
534 Voir, par exemple, MU, par. 47, 51-52 ; supra, par. 197-198.
535 Voir, par exemple, MU, par. 47-52 ; supra, par. 197-198.
536 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 July 2014), par. 26 (MU, annexe 296). Voir aussi
ibid., par. 38 ; HCDH, Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (15 juin 2014), par. 4 (MU, annexe 46) ;
HCDH, Rapport annuel du haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme sur la situation des droits de
l’homme en Ukraine (19 septembre 2014), par. 16 (MU, annexe 47) ; HCDH, Intensified Fighting Putting at Risk Lives of
People in Donetsk and Luhansk — Pillay (4 July 2014) (MU, annexe 295) ; supra, par. 197.
- 104 -
l’article 2537. Outre que les arguments qu’elle a avancés concernant ces actes sont erronés, comme
démontré au chapitre 6, ils ne sauraient en tout état de cause constituer un moyen de défense valable.
Aux termes du paragraphe 3 de l’article 2, «[p]our qu’un acte constitue une infraction au sens du
paragraphe 1, il n’est pas nécessaire que les fonds aient été effectivement utilisés pour commettre
une infraction visée aux alinéas a) ou b) du paragraphe 1 du présent article». Dès l’instant où des
personnes ressortissant à la Russie ont fourni des fonds à ces groupes armés illicites, ayant
connaissance des multiples actes terroristes auxquels ceux-ci s’étaient déjà livrés, l’infraction de
financement du terrorisme définie au paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT s’est trouvée
consommée.
288. Or, la RPD et d’autres groupes armés similaires ont de fait et en tout état de cause commis
d’autres actes de terrorisme avec les fonds qui leur avaient ainsi été fournis depuis le territoire russe.
Des agents russes et d’autres personnes sur le sol russe n’en ont pas moins continué de procurer des
fonds à ces groupes, lesquels ont perpétré de nouveaux actes terroristes. Ce cycle vicieux, ainsi que
d’autres faits particuliers associés aux différentes attaques, offre une nouvelle preuve que des fonds
ont continué d’être fournis alors que l’emploi qui en serait fait était chaque fois connu.
1. Le système Bouk-TELAR a été fourni avec la connaissance requise
289. L’Ukraine a apporté la preuve que les pourvoyeurs du Bouk-TELAR savaient que celui-ci
serait utilisé pour perpétrer un acte de terrorisme tel que visé, en l’occurrence une violation de la
convention de Montréal couverte par l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT. Ainsi
qu’il a été exposé plus haut, il est incontesté que des membres de la 53e brigade de défense
antiaérienne des forces armées de la Fédération de Russie ont livré le Bouk-TELAR à la RPD sans
système de contrôle du combat. En outre, la Russie n’a pas réfuté l’affirmation de M. Skorik selon
laquelle le Bouk-TELAR ne pouvait tirer en direction d’un espace aérien réservé aux aéronefs civils
d’une manière qui permette de distinguer ces derniers d’aéronefs militaires538. Les membres d’une
brigade militaire de défense antiaérienne russe n’auraient pu ignorer qu’un Bouk-TELAR n’avait pas
la capacité de distinguer un aéronef militaire d’un aéronef civil, et il était notoire que l’espace aérien
au-dessus de l’Ukraine demeurait ouvert et que de nombreux aéronefs civils y circulaient539. La
Russie ne prétend pas le contraire, ni n’avance la moindre raison de penser que la RPD était
légalement fondée à se servir d’un Bouk-TELAR en Ukraine.
290. Il est donc incontesté que des agents russes ont fourni une arme dont ils savaient qu’elle
serait utilisée illicitement et servirait, de surcroît, dans un espace aérien emprunté par des aéronefs
civils alors qu’elle n’avait pas la capacité de distinguer les cibles civiles des cibles militaires. Il
s’ensuit que les responsables militaires russes qui ont fourni le Bouk ont agi en sachant qu’il serait
employé à des fins illicites emportant violation de la convention de Montréal.
291. D’autres faits viennent encore renforcer cette conclusion. Premièrement, comme il a été
expliqué plus haut, lorsque la RPD a demandé la livraison d’un Bouk, les rapports des Nations Unies
lui attribuaient déjà de nombreuses attaques intentionnellement dirigées contre des civils540. Dans
une affaire relative à la destruction de l’appareil assurant le vol MH17, le tribunal fédéral du district
sud de l’Etat de New York a récemment souligné que les actes de terrorisme commis par la RPD
537 Voir, de manière générale, CMFR, première partie, chap. VI et VII.
538 MU, par. 287-288 ; rapport d’expertise de M. Anatolii Skorik (6 juin 2018), par. 39 (MU, annexe 12).
539 MU, par. 70-71, 287-288.
540 Voir généralement MU, par. 42-53, 211-215, 285 (rendant compte des informations rapportées par des
organismes des Nations Unies et autres instances internationales dans les mois qui ont précédé les événements de juillet
2014) ; voir aussi supra, chap. 4, sect. B.
- 105 -
avaient été «largement relayé[s] et analysé[s] par la quasi-totalité des gouvernements, ainsi que les
médias et les organisations de défense des droits de l’homme»541.
292. Deuxièmement, les responsables russes n’avaient pas simplement connaissance des
activités de la RPD en général, ils savaient quel dirigeant de la RPD en particulier avait demandé à
obtenir le Bouk. Ainsi qu’il ressort des conversations interceptées versées au dossier par la Russie,
celui-ci a été réclamé à des officiers de l’armée russe par Igor Girkin542. Or, à l’époque, Girkin s’était
déjà rendu tristement célèbre par ses attaques contre des civils dans l’est de l’Ukraine543. La Russie
ne conteste pas qu’il ait été précédé de cette sinistre réputation et n’exprime aucune opinion au sujet
du danger particulier qu’emportait la livraison, à un individu connu pour ses actes de terrorisme,
d’une arme dont l’utilisation ne pouvait qu’exposer l’aviation civile au risque d’une attaque. Des
responsables russes ne lui en ont pas moins procuré cette arme, avec les conséquences prévisibles et
tragiques que l’on sait.
293. Troisièmement, la conscience qu’avaient les responsables russes du danger que
représentait le Bouk pour l’aviation civile est confirmée par un avis aux navigateurs aériens
(NOTAM) émis le 16 juillet 2014, soit précisément le jour où le Bouk a été livré à la RPD.
Contrairement au traitement qu’elle applique aux autres arguments de l’Ukraine, la Russie répond
longuement sur ce point, prêtant à l’Ukraine une interprétation erronée du texte en question544. Or, la
lecture qu’en fait l’Ukraine concorde avec celle du bureau néerlandais de la sécurité, qui y relève des
«contradiction[s] interne[s]»545. Si le NOTAM russe impose, à un endroit, des restrictions jusqu’au
niveau de vol FL 320 (32 000 pieds [9750 mètres]), il précise «à la fin … qu’il s’applique à l’espace
aérien du niveau du sol jusqu’au niveau FL 530 (53 000 pieds [soit 16 154 mètres])», ce qui revient
de fait à fermer l’espace aérien civil546. Ainsi, le jour même où des membres de la 53e brigade
antiaérienne acheminaient un Bouk en Ukraine, la Russie émettait à la hâte un NOTAM confus et
contradictoire semblant faire état d’une fermeture totale de l’espace aérien civil russe bordant la
frontière. Cette coïncidence en elle-même est suspecte. Mais même à ne pas reconnaître de valeur
probante au NOTAM sur ce point, il n’en resterait pas moins établi, eu égard à l’ensemble des autres
éléments incontestés, que les responsables russes savaient que le Bouk serait utilisé pour commettre
un acte visé à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT.
2. Des systèmes de lance-roquettes multiples ont été fournis avec la connaissance requise
294. L’Ukraine a également apporté la preuve que des agents russes avaient fourni des
systèmes BM-21 Grad et BM-30 Smerch à la RPD et la RPL en sachant qu’ils seraient utilisés pour
commettre des actes visés à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention. Telle est la
conclusion qui ressort clairement de l’extraordinaire enchaînement observé en janvier et février
2015 : des agents russes ont fourni des systèmes de lance-roquettes particulièrement meurtriers à la
541 Schansman v. Sberbank of Russia PJSC, Civ. No. 19-CV-2985 (ALC), 2021 WL 4482172, p. 8 (S.D.N.Y.
30 September 2021) (annexe 67) ; voir aussi supra, par. 199, note 304.
542 CMFR, première partie, par. 309-317.
543 Voir MU, par. 46, 142-144.
544 CMFR, par. 337.
545 Dutch Safety Board, Crash of Malaysia Airlines Flight MH17 (17 July 2014) (13 October 2015), p. 180 (MU,
annexe 38).
546 Dutch Safety Board, Crash of Malaysia Airlines Flight MH17 (17 July 2014) (13 October 2015), p. 180 (MU,
annexe 38) ; voir aussi Flight Safety Foundation, Factual Inquiry Into the Airspace Closure Above and Around Eastern
Ukraine in Relation to the Downing of Flight MH17 (January 2021), p. 53 («Les éléments F et G ainsi que les informations
contenues dans les sixième et septième champs de l’élément Q définissent pour limites inférieure et supérieure,
respectivement, le niveau du sol et le niveau de vol FL 530, ce qui implique la fermeture totale de l’espace aérien.») (les
italiques sont de nous).
- 106 -
RPD, puis celle-ci a attaqué un poste de contrôle civil ; des agents russes ont livré davantage de
systèmes de ce type, puis la RPD a attaqué un quartier résidentiel ; les agents russes ont alors procuré
un système de lance-roquettes plus sophistiqué à la RPD, et celle-ci a attaqué un autre quartier
résidentiel — le tout sur fond d’une intense activité diplomatique qui allait déboucher sur la signature
de l’accord de Minsk II et à la faveur de laquelle la RPD cherchait à arracher des concessions
politiques au Gouvernement ukrainien547.
295. Plus précisément, lors de l’attaque de Volnovakha, il a été fait usage de BM-21 Grad
fournis par des agents russes pour frapper un poste de contrôle civil qui ne jouait aucun rôle dans le
conflit militaire548. Au moins 88 salves ont été tirées. L’une des roquettes a explosé à proximité d’un
car transportant des pensionnés, causant la mort de 12 civils549. Fait significatif, moins de deux
semaines plus tard, des agents russes ont livré davantage d’armes de ce type à la RPD550. Fournir des
armes de ce même type alors qu’elles venaient d’être utilisées contre des civils était constitutif d’une
autre infraction au regard de l’article 2 et, d’après le paragraphe 3 de celui-ci, il aurait été indifférent
que ces systèmes Grad n’aient pas, en définitive, servi à commettre un acte de terrorisme. Toutefois,
le fait est que des Grad ont ensuite été utilisés pour attaquer un quartier résidentiel densément peuplé
de Marioupol, le 24 janvier 2015551.
296. Moins d’un mois plus tard, des agents russes ont livré à la RPD un système de
lance-roquettes multiple encore plus sophistiqué et plus meurtrier : le BM-30 Smerch552. Au vu des
actions passées de la RPD, et notamment des attaques qu’elle venait de perpétrer contre des civils au
moyen de systèmes de lance-roquettes multiples, la fourniture d’une telle arme constituait une
infraction au sens de l’article 2, consommée indépendamment de ce qu’il adviendrait ensuite. Or, le
10 février 2015, la RPD a conduit un tir de barrage meurtrier contre la population de Kramatorsk,
pourtant éloignée de la ligne de front553. Comme l’a exposé l’Ukraine dans son mémoire, la nature et
le contexte de cette attaque contre Kramatorsk témoignent d’une volonté d’intimidation554. Le tir de
barrage a frappé de multiples lieux éminemment civils, notamment un hôpital et une crèche, et ce,
au beau milieu de la journée, alors que les civils étaient le plus susceptibles d’être dehors555. Les
armes ont néanmoins continué de circuler de la Russie vers la RPD, et de tels transferts ont
notamment eu lieu avant le bombardement aveugle essuyé par la population civile d’Avdiivka en
2017556.
297. L’Ukraine n’est pas la seule à reconnaître le danger que représente la fourniture d’armes
aussi puissantes à un groupe ayant maintes fois mené des attaques contre des civils. En 2016, le
HCDH alertait au sujet de «transferts d’armes et de munitions» de la Russie vers l’est de l’Ukraine
«dont l’emploi risqu[ait] sérieusement de donner lieu à de graves abus ou violations du droit
international des droits de l’homme ou du droit humanitaire», y compris sous la forme de «tirs
547 Voir MU, par. 21, 234, 244, 254 ; supra, par. 214 ; figure 1.
548 Voir MU, par. 159.
549 MU, par. 77-85, 231-232.
550 MU, par. 156, 160-161.
551 MU, par. 90-96, 160.
552 MU, par. 161 ; déposition de Vadym Skibitskyi (5 juin 2018), par. 29-37 (MU, annexe 8).
553 MU, par. 100-107, 245-254.
554 MU, par. 251.
555 MU, par. 251.
556 Voir MU, par. 156-157, par. 157, note 344.
- 107 -
d’artillerie sans discrimination»557. De fait, les éléments de preuve montrent que les agents russes qui
ont livré ces systèmes particulièrement létaux savaient que la RPD utilisait précisément ce type
d’armes pour commettre des actes «destiné[s] à tuer ou blesser grièvement un civil … [qui], par [leur]
nature ou … contexte, … vise[nt] à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou
une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque».
Envisagée dans sa globalité, cette suite d’événements appelle la conclusion que les agents russes
savaient, au sens du paragraphe 1 de l’article 2, à quel usage les systèmes de lance-roquettes
multiples qu’ils livraient étaient destinés.
298. En conclusion, l’enjeu, ici, réside dans la connaissance qu’avaient les bailleurs de fonds
au moment où ils ont fourni ces armes. La stratégie de la Russie consiste à créer artificiellement une
incertitude rétrospective à cet égard. Mais en janvier et février 2015, les agents russes qui livraient
des systèmes BM-21 Grad et BM-30 Smerch n’avaient pas accès aux longues opinions post hoc du
colonel Bobkov et du général Samolenkov visant à exonérer la RPD558. Ils savaient en revanche que
les Nations Unies avaient amplement rendu compte de la série d’attaques meurtrières menée par la
RPD et la RPL contre des civils559 ; ainsi, dans une déclaration faite à la presse après le pilonnage de
Volnovakha et avant celui de Marioupol, le Conseil de sécurité avait condamné le meurtre de civils
à Volnovakha en tant qu’«acte inqualifiable» dont les auteurs devaient être poursuivis560, et un
Secrétaire général adjoint des Nations Unies avait déclaré, après le pilonnage de Marioupol et avant
celui de Kramatorsk, que la RPD avait «sciemment pris pour cible la population civile» dans une
ville «situ[é]e en dehors de la zone de conflit immédiate»561. Ce sont ces informations, et non les
analyses ex post facto de la Russie, qui revêtent une pertinence au regard du paragraphe 1 de
l’article 2 de la CIRFT.
3. Des engins explosifs ont été fournis avec la connaissance requise
299. Les agents russes qui ont procuré des engins explosifs à des individus et groupes opérant
en Ukraine savaient également que ceux-ci seraient utilisés pour commettre des infractions visées
aux alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2. Aucun dessein qui ne soit coupable, ni autre que
terroriste, ne pouvait motiver la livraison d’explosifs à usage militaire dans des villes telles que
Kharkiv, n’ayant aucune part aux hostilités et éloignées de la ligne de front. La Russie ne conteste
d’ailleurs pas que les Russes qui ont fourni ces explosifs savaient qu’ils seraient utilisés à des fins
terroristes.
300. En somme, la fourniture à la RPD, la RPL et à d’autres groupes de biens de diverses
natures — dont de l’argent, un système Bouk-TELAR, des lance-roquettes multiples, des explosifs
et autres armes — atteste la commission d’infractions de financement conscient d’actes de terrorisme
au sens du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT.
557 OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine: 16 November 2015 to 15 February 2016, p. 10,
par. 24 (MU, annexe 314).
558 Voir, de manière générale, rapport d’expertise d’Alexander Alekseevich Bobkov (CMFR, première partie,
annexe 1) (8 août 2021) ; rapport Samolenkov (CMFR, première partie, annexe 2) (8 août 2021).
559 Voir MU, par. 48-57, 285.
560 Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies, «Déclaration à la presse faite par le Conseil de sécurité
à la suite du meurtre des passagers d’un bus dans la région de Donetsk (Ukraine)», SC/11733, 13 janvier 2015 (MU,
annexe 305).
561 Nations Unies, procès-verbal officiel des réunions du Conseil de sécurité, 7368e séance, doc. S/PV.7368
(26 janvier 2015), p. 2 (déclaration de Jeffrey Feltman, Secrétaire général adjoint aux affaires politiques) (MU,
annexe 307).
- 108 -
SECTION C
LES VIOLATIONS DE LA CIRFT COMMISES PAR LA RUSSIE
CHAPITRE 8
L’UKRAINE A APPORTÉ LA PREUVE QUE LA RUSSIE AVAIT MANQUÉ AUX OBLIGATIONS
QUI LUI INCOMBENT AU TITRE DE L’ARTICLE 8 DE LA CIRFT
301. La convention impose aux Etats parties une série d’obligations de coopérer dans le
domaine de la prévention et de la répression du financement du terrorisme, en prenant diverses
mesures, dont l’identification, la détection, le gel ou la saisie des fonds destinés au financement du
terrorisme (article 8) ; l’ouverture d’enquêtes en cas d’informations impliquant un possible
financement du terrorisme (article 9) ; l’engagement de poursuites ou de procédures d’extradition à
l’encontre des auteurs d’infractions de financement du terrorisme (article 10) ; et l’entraide judiciaire
la plus large possible pour toute enquête relative à de telles infractions (article 12). Ces obligations
particulières sont en quelque sorte subsumées à l’article 18 qui prévoit une obligation générale de
«coop[érer] pour prévenir» les infractions de financement du terrorisme «en prenant toutes les
mesures possibles … afin d’[en] empêcher et … contrecarrer la préparation».
302. Dans son mémoire, l’Ukraine a apporté la preuve que la Russie avait manqué à chacune
de ces obligations. Dans chaque circonstance où la convention lui imposait de coopérer, la Russie,
de manière éhontée, a fait précisément l’inverse. Dans son contre-mémoire, la Russie se garde pour
l’essentiel de revenir sur l’inexistence, dans les faits, de sa coopération avec l’Ukraine, cherchant en
revanche à se soustraire à sa responsabilité en avançant des interprétations erronées de la convention,
qui, si elles étaient admises, videraient cette dernière de sa substance et la priveraient de tout effet
utile.
A. L’Ukraine a apporté la preuve que la Russie avait violé l’article 18
303. Le paragraphe 1 de l’article 18 commande aux Etats parties de «coop[érer] pour prévenir
les infractions visées à l’article 2 en prenant toutes les mesures possibles … afin d’empêcher et de
contrecarrer la préparation … d’infractions devant être commises à l’intérieur ou à l’extérieur de
[leurs territoires respectifs]». La Fédération de Russie tente de réduire drastiquement la portée de
cette obligation, qui ne vaudrait qu’en tant «obligation d’adopter un cadre réglementaire»562.
Reconnaissant que l’article 18 est «soigneusement rédigé», elle cherche néanmoins à le réécrire,
transformant l’obligation de prendre «toutes les mesures possibles» en une obligation de prendre
«certaines mesures préventives particulières»563. Les efforts qu’elle déploie pour se soustraire à sa
responsabilité trahissent l’absence de cas qu’elle fait de la notion même de coopération qui se trouve
au coeur de l’article 18564.
304. Dans son mémoire, l’Ukraine mentionne certaines mesures qu’il était loisible à la Russie
de prendre pour coopérer à la prévention du financement du terrorisme565. La Russie ne prétend pas
avoir pris ces mesures, ni qu’il ne lui aurait pas été possible de les prendre. Elle ne dément pas non
plus que ces mesures auraient permis d’empêcher, ou à tout le moins d’atténuer, le risque que des
infractions de financement du terrorisme soient commises. L’article 18 imposait à la Russie un devoir
562 CMFR, première partie, par. 587.
563 Comparer l’article 18 de la CIRFT et le paragraphe 590 a) de la première partie du CMFR.
564 Voir CMFR, première partie, par. 578.
565 Voir MU, par. 653.
- 109 -
d’agir dans une optique de coopération dans les circonstances exposées en l’espèce, mais celle-ci a
tout bonnement choisi de forfaire à ce devoir et de refuser de coopérer à la prévention du financement
du terrorisme.
1. L’obligation de prendre «toutes les mesures possibles» ne se limite pas à l’obligation de créer
un cadre réglementaire
305. Les Parties conviennent que le paragraphe 1 de l’article 18 de la CIRFT impose «une
obligation de comportement et non une obligation de résultat»566. Ledit paragraphe exige des Etats
qu’ils coopèrent pour prévenir les infractions en matière de financement du terrorisme et précise
qu’ils doivent le faire en prenant «toutes les mesures possibles» afin d’empêcher et de contrecarrer
la préparation de ces infractions. C’est la raison pour laquelle, ainsi qu’il a été exposé au chapitre 3,
du moment que la Russie s’abstient de prendre les «mesures possibles» («all practicable measures»)
propres à prévenir la commission d’infractions en matière de financement du terrorisme, sa
responsabilité se trouve engagée à raison de la violation de l’article 18567. A la différence du devoir
de prévenir un dommage, auquel il ne peut avoir été manqué qu’à condition qu’un dommage se
produise et seulement à partir du moment où il s’est produit, il est failli au devoir de prendre les
mesures possibles dès lors qu’un Etat partie aurait dû prendre de telles mesures mais s’en est
abstenu568.
306. Le postulat admis de part et d’autre que le paragraphe 1 de l’article 18 engendre une
«obligation de comportement» et non de «résultat» n’exonère pas la Russie de sa responsabilité. La
présente espèce ne concerne pas un Etat qui aurait effectivement pris des mesures pour empêcher
toute personne sur son territoire de financer le terrorisme sans néanmoins parvenir à empêcher que
certains actes de financement du terrorisme se produisent. Ce que l’Ukraine a établi, c’est que la
Russie n’a rien fait en matière de coopération, étant donné qu’elle n’a pris aucune des mesures qu’il
lui était possible de prendre pour prévenir la perpétration de pareils actes.
307. La Russie cherche à excuser son défaut de coopération en édulcorant la teneur de
l’obligation prévue à cet égard par la convention. Selon elle, l’article 18 commande simplement aux
Etats de «coopérer à la prévention du financement du terrorisme en prenant certaines mesures
législatives et administratives»569. Plus précisément, la Russie prétend que le paragraphe 1 de
l’article 18 imposerait «uniquement» une obligation «d’adopter un cadre réglementaire»570, et
n’exigerait pas qu’un Etat sur le territoire duquel des personnes se livrent à des actes de financement
du terrorisme prenne la moindre mesure, quand bien même il lui serait possible de ce faire, pour
«empêcher ces personnes d’agir», dès lors que cet Etat posséderait, sur le papier et sur un plan
juridique purement formel, une législation en vigueur tendant à «interdire leurs activités»571.
308. L’interprétation absurde de la Russie ne cadre pas avec le sens ordinaire du paragraphe 1
de l’article 18 ; elle ne constitue pas une interprétation de bonne foi de l’obligation imposée par cette
disposition et elle est incompatible avec l’objet et le but de la CIRFT.
566 CMFR, première partie, par. 584.
567 Voir ci-dessus, chap. 3.
568 Voir ci-dessus, chap. 3.
569 CMFR, première partie, par. 592 (les italiques sont de nous).
570 CMFR, première partie, par. 587 (les italiques sont de nous).
571 CMFR, première partie, par. 587.
- 110 -
309. Qu’il faille voir dans l’obligation inscrite au paragraphe 1 de l’article 18 une obligation
de coopération, ou interpréter ledit paragraphe comme dictant la façon dont un Etat doit coopérer en
vue de prévenir le financement du terrorisme ne devrait pas prêter à controverse. L’expression «en
prenant toutes les mesures possibles», dans son sens ordinaire, renvoie au fait de prendre chaque et
toute mesure praticable qui soit apte à prévenir des actes de financement du terrorisme. Qu’il s’agisse
d’une mesure de réglementation, de répression, de contrôle des frontières, de politique
gouvernementale ou autre n’entre pas en considération. Analysant les termes «mesures possibles»
(practicable measures) dans un contexte différent, où les Etats sont tenus de prendre les «mesures
possibles en pratique» pour réparer des dommages occasionnés depuis leur territoire, la Commission
du droit international a précisé que ces termes recouvraient les mesures «qui sont praticables,
réalisables et raisonnables»572. Rien dans l’expression «mesures possibles» ne dénote un sens qui
serait limité aux seules mesures de réglementation.
310. Le paragraphe 1 de l’article 18 dispose en outre que «toutes» les mesures ainsi définies
doivent être prises. «Toutes» signifie toutes et non uniquement, comme l’argue expressément la
Russie, «certaines» mesures573. Par conséquent, si une mesure est praticable, réalisable et
raisonnable, et qu’elle est de nature à empêcher la commission des infractions visées à l’article 2,
l’Etat a l’obligation de la prendre. L’on ne saurait voir dans une interprétation transformant une
obligation de prendre «toutes» les mesures possibles en une obligation de prendre seulement
«certaines» des mesures possibles une interprétation de bonne foi de l’article 18. Qui plus est,
l’interprétation de la Russie est manifestement incompatible avec la conclusion émise par la Cour
dans son arrêt sur les exceptions préliminaires, selon laquelle les Etats parties sont tenus de prendre
les «mesures nécessaires»574. La Cour n’a nullement laissé entendre que les Etats pouvaient s’abstenir
de prendre certaines de ces mesures nécessaires lorsqu’elles ne relevaient pas du domaine de la
réglementation.
311. La Russie, nonobstant, renvoie à la «précision» faite à l’article 18 en référence à la
«législation nationale» qui prévoit que les Etats doivent mettre en place les mesures qu’il leur est
possible de prendre «en adaptant si nécessaire leur législation interne, afin d’empêcher…»575. Or,
comme par hasard, la Russie omet l’adverbe «notamment» («inter alia» dans la version anglaise)
dans l’extrait qu’elle reproduit : le paragraphe 1 de l’article 18 dispose en effet que les Etats doivent
prendre «toutes les mesures possibles, notamment en adaptant si nécessaire leur législation interne,
afin d’empêcher, etc.». L’adverbe «notamment», comme l’expression latine «inter alia», signifie
572 Voir Commission du droit international, «Droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins
autres que la navigation», Annuaire de la Commission du droit international 1990, vol. II (deuxième partie), p. 68
(mentionnant que «le paragraphe 3 exige seulement que soient prises toutes les mesures «possibles en pratique»
[«practicable»], c’est-à-dire celles qui sont praticables, réalisables et raisonnables» ; le paragraphe 3 [de l’article 27] du
projet de convention énonçait :
«Tout Etat du cours d’eau sur le territoire duquel survient une situation d’urgence prend
immédiatement, en coopération avec les Etats qui risquent d’être touchés et, le cas échéant, les organisations
internationales compétentes, toutes les mesures possibles en pratique, dictées par les circonstances, pour
prévenir, atténuer et éliminer les conséquences dommageables de la situation d’urgence.»).
573 CMFR, première partie, par. 592.
574 Arrêt sur les exceptions préliminaires, p. 585, par. 61 («[L]es Etats parties à la CIRFT sont tenus de prendre les
mesures nécessaires et de coopérer pour prévenir et réprimer les infractions de financement d’actes de terrorisme commises
par quelque personne que ce soit. Dans l’éventualité où un Etat manquerait à cette obligation, sa responsabilité au titre de
la convention se trouverait engagée.»).
575 CMFR, première partie, par. 582.
- 111 -
«entre autres choses» et indique bien que l’adaptation de la législation interne représente une des
mesures possibles parmi d’autres, et non la seule qui soit exigée par ledit paragraphe576.
312. La Russie demande à la Cour d’attribuer à l’obligation prévue au paragraphe 1 de
l’article 18 une portée si restreinte que l’objet et le but de la CIRFT s’en trouveraient compromis.
Selon les termes de son préambule, la convention a en effet pour but de répondre à «la nécessité
urgente de renforcer la coopération internationale entre les Etats pour l’élaboration et l’adoption de
mesures efficaces destinées à prévenir le financement du terrorisme ainsi qu’à le réprimer en en
poursuivant et punissant les auteurs». La plupart des dispositions de la CIRFT se rapportent au volet
«répression» de la convention et concernent les poursuites et les sanctions ; seul l’article 18 traite
explicitement de la «prévention». Eu égard au double objectif de répression et de prévention de la
convention, il ne serait pas conforme à l’objet et au but de celle-ci de considérer que l’article 18 exige
simplement et uniquement des Etats qu’ils actualisent leurs cadres réglementaires.
313. La Russie présente aussi fallacieusement la teneur de certains guides de mise en oeuvre
de la convention dans l’espoir de justifier sa tentative de restreindre la portée des obligations qu’elle
tient de l’article 18. Selon elle, «le FMI a souligné que l’article 18 contenait un nombre limité de
«mesures préventives» obligatoires «empruntées aux 40 recommandations du GAFI»»577. En réalité,
le FMI mentionne certaines «dispositions générales de la Convention qui traitent de mesures
préventives énoncées à l’article 18», lesquelles «sont obligatoires», par opposition à des
«dispositions [plus] détaillées» «exprimées comme des obligations, pour les Etats parties,
d’envisager d’imposer certaines choses»578. Ce sont les mesures relevant de cette dernière catégorie
qui sont «empruntées aux 40 recommandations du GAFI»579. La reconnaissance par le FMI de
l’existence de «dispositions générales de la Convention qui traitent de mesures préventives» et sont
576 La Russie déclare également que «les exemples spécifiques de ce que recouvre l’obligation de «coopérer pour
prévenir» donnés à l’article 18 de la CIRFT correspondent à ce qu’impose une obligation d’adopter un cadre réglementaire
uniquement». CMFR, première partie, par. 587. Là encore, la Russie omet de citer le terme qui précède ces exemples, à
savoir «notamment» («including»). Que ces exemples aient un caractère général n’a rien de surprenant, dans la mesure où
ils sont censés être applicables à tous les Etats en toutes circonstances. Que des mesures plus spécifiques soient praticables
et nécessaires pourra être déterminé au cas par cas, en fonction des circonstances particulières. L’emploi du terme
«notamment» établit qu’en énumérant certaines mesures généralement nécessaires, la convention ne décharge pas les Etats
de la responsabilité qui leur incombe de prendre toute autre mesure qu’il leur soit possible d’adopter, et qui puisse être utile
dans une optique de coopération, pour prévenir des actes de financement du terrorisme dans une situation donnée.
577 CMFR, première partie, par. 590 a).
578 FMI, Département juridique, Manuel d’aide à la rédaction des instruments législatifs ⎯ La répression du
financement du terrorisme (2003), p. 13, accessible à l’adresse suivante : https://www.imf.org/external/pubs/ft/sfth/fra/pdf/
SFTHf.pdf.
579 Ibid. ; voir aussi ibid. («[L]es Etats parties sont tenus d’envisager d’adopter des règles qui font partie des
quarante Recommandations du GAFI») (les italiques sont de nous).
- 112 -
obligatoires cadre avec le sens ordinaire qu’il convient d’accorder à l’expression «toutes les mesures
possibles»580.
2. La Russie n’a pas pris toutes les mesures possibles pour prévenir le financement du
terrorisme dans des circonstances où ces mesures étaient pourtant requises
314. Ainsi qu’il a été exposé au chapitre 7, de nombreux éléments de preuve attestent que des
actes de financement du terrorisme ont été commis en Russie et ont en dernière analyse servi à
appuyer des actes terroristes en Ukraine. L’Ukraine a à tout le moins établi la matérialité de faits eu
égard auxquels il était légitime de soupçonner que des actes de financement du terrorisme étaient en
train d’être commis en Russie. Si la Russie avait véritablement eu l’intention de coopérer, il lui aurait
été facile d’honorer l’obligation élémentaire qui lui incombait de prendre les mesures de prévention
relevant du domaine du possible. Comme il a été rappelé, l’Ukraine, dans son mémoire, a répertorié
un certain nombre de mesures aptes à prévenir des actes de financement du terrorisme qu’il lui aurait
été possible d’adopter. La Russie était tenue de prendre ces mesures pour s’acquitter de son devoir
de coopérer en vue de prévenir le financement du terrorisme. Elle ne conteste pas qu’il lui était
possible de prendre ces mesures ; elle n’en a cependant pris aucune.
⎯ La Russie a ainsi manqué de donner, alors qu’il lui était possible de ce faire, instruction à ses
propres agents de ne pas financer le terrorisme, c’est-à-dire de ne pas fournir de biens à des
groupes présents en Ukraine qui se livraient notoirement à des attaques contre des civils visées
aux alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT. La Cour a conclu par le passé que
les infractions visées à l’article 2 pouvaient être commises par «toute personne» («any person»),
y compris les agents de l’Etat581. Or, la Russie ne prétend pas avoir donné à ses propres agents
la consigne élémentaire de ne pas financer la perpétration d’actes de terrorisme en Ukraine, bien
que cette dernière eût requis son aide pour empêcher le transfert de systèmes d’armes russes à la
RPD et autres groupes similaires582.
⎯ La Russie n’a pris aucune initiative en vue d’enquêter au sujet de particuliers et d’organisations
qui finançaient ouvertement le terrorisme dans l’est de l’Ukraine, ni d’empêcher ce financement.
Le mémoire a apporté la preuve que la Russie, pour autant qu’elle ait entrepris d’enquêter au
sujet d’actes de financement du terrorisme que lui avait signalés l’Ukraine, ou de les prévenir,
ne l’a pas fait de bonne foi583. La Russie ne met pas en doute le caractère lacunaire des enquêtes
effectivement ouvertes. Elle ne conteste pas davantage le constat qu’un Etat qui laisse ses
représentants financer le terrorisme n’a aucune crédibilité pour dissuader des personnes privées
580 Qui plus est, le guide pour l’incorporation législative et la mise en oeuvre des instruments universels contre le
terrorisme, publié par l’ONUDC et invoqué par la Russie, mentionne qu’«un certain nombre de mesures de coopération
sont requises en vertu de l’article 18» avant de citer ledit article, et notamment l’obligation qui y est incluse de coopérer
pour prévenir le financement du terrorisme en prenant «toutes les mesures possibles». ONUDC, Guide pour l’incorporation
législative et la mise en oeuvre des instruments universels contre le terrorisme (2006), par. 484. Le guide n’indique nulle
part qu’aucune mesure qu’il est possible à un Etat de prendre autre que l’adoption d’un cadre réglementaire n’est nécessaire
pour satisfaire au devoir de coopération. De même, dans le guide de mise en oeuvre établi par le Secrétariat du
Commonwealth, la section consacrée aux «infractions financières» (financial offenses) se concentre sur les
40 recommandations du GAFI, sur lesquelles, comme il a été dit plus haut, porte, mais pas exclusivement, l’article 18. Le
paragraphe cité par la Russie ne fait mention ni ne traite de l’obligation inscrite au paragraphe 1 de l’article 18 de se
conformer au devoir de coopérer en «prenant toutes les mesures possibles», et ne peut s’analyser en une interprétation
stricte de l’obligation de prendre toutes les mesures possibles qui limiterait ces dernières à des mesures législatives ou
réglementaires. Voir CMFR, première partie, par. 590 c) (citant U.K. Legal and Constitutional Affairs Division of the
Commonwealth Secretariat, Implementation Kits for the International Counter-Terrorism Conventions, p. 273, par. 35).
581 Arrêt sur les exceptions préliminaires, p. 585, par. 61.
582 Voir MU, chap. 3, sect. A.
583 Voir, par exemple, MU, par. 325-326 et références incluses.
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se trouvant sur son territoire de faire de même, dans la mesure où il fait passer le message que
c’est une pratique acceptable584.
⎯ La Russie a négligé de prendre une mesure toute simple et relevant également de ses possibilités
consistant à contrôler ses frontières pour veiller à ce qu’aucun transfert d’armes ou de fonds sous
une autre forme émanant de toute personne, publique ou privée, n’entre sur le territoire ukrainien
et ne parvienne à des groupes armés illégaux. Dans son mémoire, l’Ukraine a apporté la preuve
qu’elle avait demandé à plusieurs reprises la coopération du Gouvernement russe aux fins de la
surveillance de la frontière. La Russie n’en a d’abord fait aucun cas, puis elle a tardé à y répondre.
Elle a finalement avancé des excuses inconsistantes pour expliquer son inaction, déclarant par
exemple que l’administration qui avait répondu n’avait pas autorité pour agir, sans indiquer
quelle était l’administration compétente ni transmettre à celle-ci les demandes concernées585. La
Russie ne nie pas que l’Ukraine a présenté ces demandes ni que telles aient été ses réponses. Elle
ne dément pas qu’il lui aurait été possible d’exercer une certaine surveillance sur sa frontière.
D’un Etat qui refuse ne serait-ce que de participer à une discussion sur la mise en oeuvre de
mesures de contrôle des frontières de nature à prévenir des actes de financement du terrorisme,
l’on ne saurait dire qu’il se conforme de bonne foi aux obligations qui lui incombent au titre de
l’article 18.
⎯ La Russie a manqué de contrôler et de démanteler les réseaux de collecte de fonds sur son
territoire, notamment, mais sans que cette énumération soit exhaustive, les réseaux financiers
associés à la RPD, à la RPL et à d’autres groupes armés illicites qui se livraient à des actes de
terrorisme en Ukraine586.
315. Au lieu de revenir sur les mesures qu’il lui était ainsi loisible de prendre, la Russie plaide
qu’elle n’a pas violé l’article 18, en invoquant trois arguments superficiels et douteux. Premièrement,
elle réitère l’argument selon lequel «l’Ukraine n’a pas établi que la fourniture de fonds à la RPD ou
à la RPL constituait une infraction au titre de l’article 2»587. Comme il a été montré plus haut, les
Parties conviennent que la fourniture de fonds à un groupe qui se livre notoirement à des actes de
terrorisme constitue une infraction au regard de l’article 2, et l’Ukraine a établi la matérialité de
nombreux faits notoires de la RPD et la RPL constitutifs d’actes de terrorisme visés aux alinéas a)
et b) du paragraphe 1 de l’article 2. Qui plus est, l’Ukraine a montré que des biens d’un certain type
avaient été fournis par des personnes qui savaient que ces biens seraient utilisés en vue de commettre
des actes visés aux alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2, dont relèvent la destruction de
l’appareil assurant le vol MH17, le pilonnage de secteurs civils et la campagne d’attaques à l’explosif
perpétrés dans des villes ukrainiennes qui n’avaient aucune part aux hostilités588.
316. Deuxièmement, la Russie argue que «l’article 18 de la CIRFT ne s’applique pas à la
livraison alléguée d’armes» car «les armes ne constituent pas des fonds au sens de la convention»589.
L’Ukraine a démontré la fausseté de ce raisonnement à la section A du chapitre 4.
317. Troisièmement, la Russie argue que l’article 18 «exige» uniquement «des Etats qu’ils
adoptent un cadre réglementaire» et que «l’Ukraine n’a pas pu mettre en évidence le moindre
584 Voir MU, par. 299-318.
585 Voir MU, par. 183-186 et références incluses.
586 Voir MU, chap. 3, sect. B-C ; ibid., chap. 5.
587 CMFR, première partie, par. 598.
588 Voir ci-dessus, chap. 5.
589 CMFR, première partie, par. 598.
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manquement de la Russie à son obligation d’adopter un cadre réglementaire approprié»590. L’Ukraine
a exposé ci-dessus les raisons pour lesquelles la Cour devrait rejeter les arguments de la Russie
tendant à circonscrire ainsi les obligations qui lui incombent au titre de l’article 18.
318. Le paragraphe 1 de l’article 18 commande aux Etats parties de coopérer entre eux afin
d’empêcher et de contrecarrer la préparation d’infractions de financement du terrorisme visées à
l’article 2 et de le faire en prenant «toutes les mesures possibles». Or, la stratégie de la Russie a
consisté à s’abstenir de coopérer et à distiller artificiellement le doute. Ayant multiplié les
stratagèmes pour ne pas donner la suite requise aux demandes d’entraide et d’information adressées
par l’Ukraine, la Russie avance à présent que celle-ci n’est pas en mesure de démontrer que les actes
en question emportaient violation de l’article 2 à l’aune de critères d’établissement de la preuve on
ne peut plus rigoureux. L’on ne saurait voir là une application de bonne foi des dispositions de
l’article 18. L’Ukraine a sollicité la coopération de la Russie alors qu’existait à tout le moins un grave
risque que des actes de financement du terrorisme ne fussent commis, et la Russie était tenue de
coopérer en réponse à cette demande. En ne prenant aucune mesure en vue de coopérer à la
prévention d’infractions touchant au financement du terrorisme, la Russie a violé l’article 18.
B. L’Ukraine a apporté la preuve que la Russie avait violé l’article 8
319. La Russie a également violé le paragraphe 1 de l’article 8 de la CIRFT en manquant à
son obligation de prendre les mesures nécessaires pour identifier, détecter, geler et saisir les fonds
utilisés aux fins de financement du terrorisme. Comme l’Ukraine l’a montré dans son mémoire, des
fonds au profit de groupes se livrant à des actes de terrorisme étaient collectés ouvertement et sur
une vaste échelle en Russie, et l’Ukraine a signalé à cette dernière des cas spécifiques de financement
du terrorisme. La Russie disposait ainsi de suffisamment de données pour former le soupçon
raisonnable que des fonds étaient utilisés ou destinés à être utilisés à des fins de financement du
terrorisme, et elle était dans l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour, tout au moins, geler
ces fonds, ainsi que prescrit au paragraphe 1 de l’article 8. Or, la Russie a choisi, là encore, de ne
rien faire.
1. L’obligation de geler préventivement des fonds s’impose dès lors qu’existe un soupçon
raisonnable
320. L’article 8 de la CIRFT dispose que :
«1) Chaque Etat Partie adopte, conformément aux principes de son droit interne,
les mesures nécessaires à l’identification, à la détection, au gel ou à la saisie de tous
fonds utilisés ou destinés à être utilisés pour commettre les infractions visées à
l’article 2, ainsi que du produit de ces infractions, aux fins de confiscation éventuelle.
2) Chaque Etat Partie adopte, conformément aux principes de son droit interne,
les mesures nécessaires à la confiscation des fonds utilisés ou destinés à être utilisés
pour la commission des infractions visées à l’article 2, ainsi que du produit de ces
infractions.»
321. Dans son contre-mémoire, la Russie argue que, «[p]our que cette disposition trouve à
s’appliquer», «l[’]utilisation ou [la] destination [des fonds] à des fins terroristes au sens de l’article 2
de la CIRFT doit être établie»591. Pour commencer, la Russie semble défendre l’idée que le
590 CMFR, première partie, par. 598.
591 CMFR, première partie, par. 522.
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paragraphe 1 de l’article 8 ne peut aucunement s’appliquer en l’absence d’une infraction pleinement
consommée, y compris en ce qui concerne l’obligation de prendre des mesures tendant à
«l’identification» et la «détection» de fonds utilisés ou destinés à être utilisés à des fins de
financement du terrorisme. Un tel principe serait absurde, étant donné que l’identification et la
détection de fonds, en particulier de fonds «destinés» à être utilisés pour commettre une infraction
visée à l’article 2, constituent des mesures de nature préventive dont la vocation est précisément
d’empêcher pareilles infractions de financement du terrorisme de se produire. Ces mesures sont
nécessairement prises avant que ne puisse exister la preuve exigée par la Russie.
322. Le principe qui voudrait, selon la Russie, que la matérialité d’une infraction doive être
établie avant qu’intervienne une obligation de geler des biens est également incompatible avec le
texte du paragraphe 1 de l’article 8, de même qu’avec l’objet et le but de la convention. Le critère
applicable aux fins d’établir un éventuel manquement à l’obligation de geler des biens, telle
qu’imposée par le paragraphe 1 de l’article 8, est celui du soupçon raisonnable. Son rejet par la
Russie est tout sauf convaincant, puisqu’il s’agit du critère (aussi dit des «motifs suffisants») qu’elle
applique elle-même dans son droit interne aux fins du gel de biens soupçonnés d’être utilisés pour
financer le terrorisme. Le droit russe prévoit en effet le gel de biens pour empêcher des individus ou
organisations «au sujet desquels existent des motifs suffisants de soupçonner qu’ils sont impliqués
dans une activité terroriste (ou de financement du terrorisme)»592 d’accéder à certains biens. Comme
l’a explicité le Rosfinmonitoring, service fédéral de surveillance financière de la Fédération de
Russie, «geler» des fonds a pour effet d’«interdi[re] à des personnes physiques et morales de réaliser
des transactions avec les fonds ou titres possédés … par une entité ou une personne dont il est
raisonnable de soupçonner qu’elle est liée à des activités terroristes (y compris de financement du
terrorisme)…»593. La Russie ne conçoit donc pas d’opposition de principe au gel des biens de
personnes raisonnablement soupçonnées de financer le terrorisme ; elle n’est simplement pas
disposée à geler des biens lorsque les soupçons raisonnables portent sur le financement, par ses
ressortissants, d’actes de terrorisme commis en Ukraine.
323. Le paragraphe 1 de l’article 8 impose également l’obligation d’«adopte[r] les mesures
nécessaires» aux fins de l’identification, de la détection, du gel ou de la saisie de biens. Conditionner
l’obligation de prendre les mesures préventives d’identification, de détection et de «gel» des biens
destinés à être utilisés pour commettre une infraction à la preuve préalable qu’une infraction en
matière de financement de terrorisme a été commise ne serait pas un moyen efficace d’empêcher le
financement du terrorisme. Adopter les mesures «nécessaires» impliquera bien souvent, au contraire,
de s’employer activement à identifier, détecter et geler ces biens avant qu’une infraction ne se
produise.
324. Le contexte de l’article, lui non plus, ne permet pas d’autre conclusion. Le paragraphe 2
de l’article 8 traite de la confiscation, soit une dépossession de caractère plus définitif que le gel des
fonds. Pour qu’un Etat puisse procéder à la confiscation définitive de fonds utilisés aux fins de
financement du terrorisme, une preuve décisive est à juste titre requise. Si l’article 8, en son
paragraphe 1, exigeait une telle preuve aux fins d’un simple gel de fonds, mais que son paragraphe 2
592 Federal Law No. 115-FZ On Countering the Legalisation (Laundering) of Criminally Obtained Incomes and the
Financing of Terrorism, accessible à l’adresse suivante : https://www.legislationline.org/download/id/7945/file/Russia_
law_countering_money_laundering_financing_terrorism_2001_am2017_en.pdf.
593 Irina A. Pankratova and Mikhail V. Kolinchenko, CFT Department of Rosfinmonitoring, Certain Aspects of
Application of New Anti-Terrorism Legislation as it Pertains to Freezing (Restraining) Terrorist and Extremist Assets,
Financial Security (2015), p. 33 (les italiques sont de nous) (réplique de l’Ukraine, annexe 62).
- 116 -
commandait, en présence de la même preuve, de procéder à une confiscation, l’une des deux
dispositions serait superflue594.
325. L’idée que le gel de biens serait conditionné à l’existence d’une preuve concluante de
financement du terrorisme va également à l’encontre de l’objet et du but de la convention. Le Comité
de l’Organisation des Nations Unies contre le terrorisme a précisé qu’un Etat devait prendre une
mesure de gel dès lors qu’«il [était] raisonnable de soupçonner qu’une personne ou un
groupe … exer[çait] effectivement des activités d’appui au terrorisme», auquel cas «il n’y a pas de
temps à perdre»595. Le comité a souligné que «même le temps nécessaire … pour obtenir un
mandat … peut mettre la mesure de gel indiquée en péril»596. La Russie soutient que ce constat du
Comité contre le terrorisme n’avait valeur que de suggestion597. Or, le Comité contre le terrorisme a
conclu que le critère du soupçon raisonnable était celui dont l’application offrait aux Etats «le moyen
le plus efficace» de s’acquitter de leur obligation en matière de gel de fonds, les autres modalités
s’étant révélées «peu utiles»598. La Russie n’explique pas comment l’objectif de prévention poursuivi
par la convention pourrait être atteint si les Etats n’étaient tenus d’ordonner à titre conservatoire le
gel de fonds qu’à la condition qu’ait été, au préalable, apportée la preuve concluante de la matérialité
de l’infraction.
326. La crainte de la Russie de voir «une simple allégation» donner lieu à «une ingérence
importante dans les droits de propriété individuels» est déplacée599. Un soupçon raisonnable n’est
pas une «simple allégation», mais un critère de preuve proportionné au caractère conservatoire d’une
mesure de gel, adéquat en tant que tel. Les Etats peuvent prendre, et prennent, des dispositions en
vue de libérer les fonds bloqués au titre du paragraphe 1 de l’article 8 lorsqu’ils n’ont plus matière à
nourrir un tel soupçon ou qu’ils ne disposent pas d’éléments suffisamment probants pour justifier
une confiscation permanente600. L’objection de la Russie est d’autant moins explicable que le
paragraphe 1 de l’article 8 commande à chaque Etat de prendre les mesures nécessaires
«conformément aux principes de son droit interne» et que, comme il a été observé plus haut, le critère
594 Voir Sir Robert Jennings & Arthur Watts, Interpretation of Treaties, in Oppenheim’s International Law:
Volume 1 Peace (Robert Jennings & Arthur Watts, eds., Oxford University Press 9th ed. 2008), p. 1280 («Il est présumé
que les parties entendent que les dispositions d’un traité produiront un certain effet et ne seront pas vides de sens, selon le
principe incarné dans la maxime ut res magis valeat quam pereat. Par conséquent, une interprétation qui priverait une
disposition de son sens ou de son effet ne saurait être admise.») (réplique de l’Ukraine, annexe 69) ; Question de la
délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte
nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016, p. 120, par. 41. («[I]l
conv[ient], en général, d’interpréter un traité en cherchant à donner effet à chacun de ses termes», de sorte «qu’aucune de
ses dispositions ne soit privée de portée ou d’effet»).
595 Letter from J.W. Wainwright, Expert Adviser, to the Chairman of the Counter-Terrorism Committee
(12 November 2002), lettre entérinée par le Comité contre le terrorisme le 24 novembre 2002, par. 5, 7 (MU, annexe 281).
Le groupe d’experts a jugé particulièrement pertinent aux fins de l’interprétation du paragraphe 1 de l’article 8 concernant
le gel d’actifs le libellé de la résolution 1373 du Conseil de sécurité faisant expressément référence à la CIRFT. Ibid., par. 4.
La résolution 1373 du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies prescrit aux Etats de «[g]eler sans attendre
les fonds et autres avoirs financiers» des terroristes. Nations Unies, Conseil de sécurité, résolution 1373, doc. S/RES/1373
(28 septembre 2001), p. 2 (les italiques sont de nous) (MU, annexe 280).
596 Letter from J.W. Wainwright, Expert Adviser, to the Chairman of the Counter-Terrorism Committee
(12 November 2002), lettre entérinée par le Comité contre le terrorisme le 24 novembre 2002, par. 7 (MU, annexe 281).
597 CMFR, première partie, par. 524 a).
598 Letter from J.W. Wainwright, Expert Adviser, to the Chairman of the Counter-Terrorism Committee
(12 November 2002), lettre entérinée par le Comité contre le terrorisme le 24 novembre 2002, par. 7, 8 (MU, annexe 281).
599 CMFR, première partie, par. 523 b).
600 Voir Financial Action Task Force, Special Recommendation III: Freezing and Confiscating Terrorist Assets
(Text of the Special Recommendation and Interpretative Note) (October 2001, as updated, adopted, and published February
2012) (MU, annexe 360) ; Gouvernement du Canada, Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement
des activités terroristes, L.C. 2000, Ch. 17.
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du soupçon raisonnable est celui correspondant en matière de gel de biens aux principes du droit
interne russe.
327. Nombre d’organisations internationales ont recommandé d’appliquer le critère du
soupçon raisonnable, et d’autres Etats l’ont également formellement retenu dans le cadre de la mise
en oeuvre de leur législation relative au gel de fonds, que ce soit dans le contexte de l’article 8 de la
CIRFT ou de l’obligation similaire prescrite par la résolution 1373 du Conseil de sécurité. Ainsi, le
modèle de dispositions législatives du Fonds monétaire international aux fins de la mise en oeuvre de
l’article 8 prévoit le blocage de fonds lorsqu’«une demande a été introduite par l’autorité compétente
d’un autre Etat concernant une personne … au sujet de laquelle il existe une suspicion légitime
qu’elle ait commis une infraction» au regard de l’article 2601. Ce critère est aussi celui appliqué par
de nombreux pays602.
328. Comme l’a souligné l’Ukraine dans son mémoire, les recommandations du GAFI
prévoient que
«[c]haque pays devrai[t] mettre en oeuvre des mesures pour geler sans délai les fonds
ou autres biens des terroristes et de ceux qui financent le terrorisme et les organisations
terroristes, [comme l’exigent] la prévention et la répression du financement des actes
terroristes … en s’appuyant sur des motifs raisonnables ou une base raisonnable pour
soupçonner ou penser que ces fonds ou autres biens pourraient servir au financement
d’activités terroristes»603.
329. Interpréter la convention, en dépit de cette pratique internationale, comme ne
commandant l’adoption de mesures de gel de biens que s’il a été apporté la preuve concluante d’une
infraction de financement du terrorisme ferait échec à son but. Dès lors, en particulier, que la Russie
admet l’applicabilité du critère du soupçon raisonnable dans sa propre législation, son refus
d’appliquer ce même critère lorsqu’il s’agit d’interpréter et de mettre en oeuvre la CIRFT témoigne
du choix qu’elle a fait de ne pas coopérer, au mépris des obligations que lui impose la convention.
601 FMI, Département juridique, Manuel d’aide à la rédaction des instruments législatifs ⎯ La répression du
financement du terrorisme (2002), p. 164 (les italiques sont de nous), accessible à l’adresse suivante : https://www.imf.org/
external/pubs/ft/sfth/fra/pdf/SFTHf.pdf.
602 Dans les publications du Commonwealth traitant de la mise en oeuvre des conventions contre le terrorisme, le
modèle de disposition énonce comme critère justifiant la délivrance «d’ordonnances de saisie et de blocage» l’existence de
«motifs raisonnables» de croire ou de soupçonner que le bien concerné a été, est ou pourrait être utilisé pour commettre
une infraction terroriste. Voir U.K. Legal and Constitutional Affairs Division of the Commonwealth Secretariat,
Implementation Kits for the International Counter-Terrorism Conventions, p. 293 ; The Commonwealth Office of Civil and
Criminal Justice Reform, Model Legislative Provisions on Measures to Combat Terrorism (September 2002), p. 28. De
même, au Canada et à Singapour, les lois contre le financement du terrorisme autorisent la saisie ou la délivrance d’un
mandat lorsqu’existent des «motifs raisonnables» de soupçonner un lien entre le bien et des actions de financement du
terrorisme. Voir Gouvernement du Canada, Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités
terroristes, L.C. 2000, Ch. 17 ; The Statutes of the Republic of Singapore, Terrorism (Suppression of Financing) Act 2003,
§ 11.
603 Financial Action Task Force, Special Recommendation III: Freezing and Confiscating Terrorist Assets (Text of
the Special Recommendation and Interpretative Note) (October 2001, as updated, adopted, and published February 2012
(les italiques sont de nous) (MU, annexe 360) ; MU, par. 320. La Russie tente de minorer l’importance des
recommandations du GAFI mais son propre service fédéral de surveillance financière a indiqué qu’il avait mis à jour ses
lois relatives au financement du terrorisme pour les mettre «en adéquation» avec les recommandations de 2012 et les
«normes internationales» du GAFI. CMFR, première partie, par. 524 b) ; Irina A. Pankratova and Mikhail V. Kolinchenko,
CFT Department of Rosfinmonitoring, Certain Aspects of Application of New Anti-Terrorism Legislation as it Pertains to
Freezing (Restraining) Terrorist and Extremist Assets, Financial Security (2015), p. 30, 32 (annexe 62).
- 118 -
2. La Russie a manqué aux obligations qui lui incombent d’identifier, de détecter, de geler et
de saisir les fonds associés à des activités de financement du terrorisme
330. Dans son mémoire, l’Ukraine a démontré, et la Russie ne conteste pas, que les activités
de collecte de fonds au profit de la RPD et de la RPL s’exerçaient ouvertement et sur une vaste
échelle, notamment sur le réseau Internet, et que des exemples de telles collectes avaient été
largement relayés dans les médias604. Il est ainsi notoire qu’un riche oligarque russe proche du
président Poutine, Konstantin Malofeev, représentait «l’une des principales sources de financement
des pro-séparatistes russes», notamment de la RPD605. En outre, des personnes physiques telles
qu’Alexander Zhuchkovsky, et des organisations telles que le mouvement «Nouvelle Russie», objet
de sanctions de l’Union européenne, ont publiquement recueilli des fonds substantiels destinés à la
RPD et à la RPL606, à l’instar de membres de la Douma qui ont non moins publiquement sollicité des
fonds pour ces entités607.
331. Un Etat qui aurait sérieusement à coeur de s’acquitter de son obligation de coopérer à la
lutte contre le financement du terrorisme aurait pris des mesures pour identifier et détecter les fonds
utilisés à cette fin, mais la Fédération de Russie n’a déployé aucun effort en ce sens. Même lorsque
l’Ukraine a porté à son attention des cas précis de financement du terrorisme, la Russie n’a rien fait
en vue du «gel» ou de la «saisie» des fonds concernés608. La Russie argue que les demandes que
l’Ukraine lui a adressées aux fins de telles mesures ne contenaient pas d’informations ou d’éléments
de preuve relatifs à des activités de terrorisme ou à des cas de financement du terrorisme609. Or, dans
chacune de ces demandes, l’Ukraine avait décrit les actions terroristes de la RPD et de la RPL et
fourni à la Russie des informations au sujet de sites Internet permettant d’établir que tels ou tels
individus avaient levé des fonds au profit de ces entités, ainsi que des numéros de comptes et de
cartes bancaires utilisés à des fins de financement du terrorisme610. Ces informations ainsi que les
actes, amplement rapportés, commis par la RPD et la RPL contre des civils en Ukraine étaient à tout
le moins suffisants pour engendrer le soupçon raisonnable que les fonds en question seraient
employés à financer le terrorisme, soupçon qui imposait à la Russie d’en ordonner le gel.
332. La Russie relève que l’Ukraine a parfois fait référence à des individus titulaires de
comptes bancaires dans les deux pays ; elle ne conteste toutefois pas que l’Ukraine ait identifié
plusieurs comptes russes sur lesquels figuraient des ressources qui auraient dû être gelées. Elle ne
remet pas en cause, par exemple, le fait que le compte utilisé par le «mouvement de libération du
secteur russe de l’Ukraine», enregistré au nom de Sergey Igorevich Khyzhnyak, était domicilié en
Russie611. Elle ne dément pas davantage que plusieurs autres comptes identifiés par l’Ukraine,
notamment ceux de Tatiana Mykhailovna Azarov ou Andrei Gennadiyevich Lazarchuk, et divers
autres comptes associés aux activités de la RPD et de la RPL, ont été approvisionnés au moyen de
604 Voir MU, chap. 2, sect. F et références incluses.
605 Voir MU, par. 175 et références incluses.
606 Voir MU, par. 176 et références incluses.
607 Voir MU, par. 178 et références incluses.
608 Voir MU, chap. 3, sect. B.
609 Voir CMFR, première partie, par. 527.
610 Note verbale no 72/22-620-2087 en date du 12 août 2014 adressée au ministère des affaires étrangères de la
Fédération de Russie par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 369) ; note
verbale no 72/22-620-2221 en date du 29 août 2014 adressée au ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie
par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 371).
611 Voir MU, par. 188 ; CMFR, première partie, par. 530 ; note verbale no 72/22 620 2087 en date du 29 août 2014
adressée au ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine
[extraits] (MU, annexe 369).
- 119 -
porte-monnaie électroniques ou de cartes bancaires des banques Yandex et Sberbank, établies en
Russie612.
333. Quand bien même la Russie aurait pu douter que les attaques ciblées de la RPD et de la
RPL contre des civils et le «régime d’intimidation et de terreur» qu’elles imposaient613 constituaient
des actes de terrorisme au regard de la CIRFT, elle disposait d’informations plus que suffisantes pour
avoir lieu de soupçonner raisonnablement que ces groupes se livraient à des actes de terrorisme. Dans
une situation de ce type, un Etat appliquant de bonne foi les dispositions de l’article 8 ne peut refuser
d’intervenir et se plaindre ensuite de ne jamais avoir reçu de preuves suffisantes. La Russie était
tenue de geler immédiatement les avoirs en question et de prendre ensuite, de bonne foi, les
dispositions nécessaires aux fins d’établir s’il existait suffisamment d’éléments de preuves pour
établir la matérialité des infractions et justifier une mesure de confiscation définitive.
C. L’Ukraine a apporté la preuve que la Russie avait violé l’article 9
334. La Russie a également violé l’article 9 de la convention en s’abstenant d’enquêter au sujet
d’infractions alléguées de financement du terrorisme sur la base des informations que lui avait
communiquées l’Ukraine. Les faits pertinents sont incontestés : l’Ukraine a maintes fois demandé à
la Russie d’enquêter sur des allégations relatives à des infractions ; la Russie n’a fait aucun effort
sérieux en ce sens ni, bien souvent, donné la moindre suite. Dans son contre-mémoire, au lieu de
chercher à démontrer qu’elle aurait dûment enquêté, la Russie s’emploie à dénaturer le droit pour
justifier l’inaction dont elle a fait montre face aux demandes de coopération de l’Ukraine, au mépris
des obligations lui incombant au titre de la CIRFT.
1. La Russie tente abusivement de limiter l’obligation d’enquêter qui lui incombe au titre de
l’article 9 de la CIRFT
335. Le paragraphe 1 de l’article 9 énonce clairement que «[l]orsqu’il est informé» de la
perpétration, voire simplement de la perpétration «présumée», d’une infraction en matière de
financement du terrorisme, l’Etat est tenu «d’enquêter sur les faits portés à sa connaissance»614. Puis,
si «les circonstances le justifient», l’Etat «prend les mesures appropriées … pour assurer la présence
de [l’auteur ou de l’auteur présumé de l’infraction] aux fins de poursuites ou d’extradition»615. Or,
dans son contre-mémoire, la Russie prétend qu’existent deux autres conditions préalables
⎯ purement imaginaires ⎯ en cas de non-respect desquelles un Etat, même informé de l’existence
présumée d’une infraction de financement du terrorisme, serait en droit de ne pas enquêter. Imposer
de telles exigences supplémentaires à l’Etat en demande de coopération ne se justifie pas au regard
du texte de l’article 9 et irait à l’encontre de l’objet et du but de la convention.
336. Premièrement, la Russie prétend qu’il serait nécessaire «d’identifier une personne précise,
expressément soupçonnée d’avoir commis une infraction au sens de l’article 2»616. Or, dans de
nombreux cas, l’Ukraine a bien identifié des personnes précises qu’elle soupçonnait de commettre
612 Voir MU, par. 188 ; CMFR, première partie, par. 530 ; note verbale no 72/22-620-2087 en date du 12 août 2014
adressée au ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine
[extraits] (MU, annexe 369).
613 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 July 2014), par. 26 (MU, annexe 296).
614 CIRFT, art. 9, par. 1.
615 CIRFT, art. 9, par. 2.
616 CMFR, première partie, par. 540 a).
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des infractions en matière de financement du terrorisme617. Dans d’autres, cependant, l’Ukraine avait
connaissance d’actes de financement du terrorisme commis par des personnes résidant sur le territoire
russe mais qu’elle n’avait pu identifier, et avait sollicité la coopération de la Russie à des fins
d’enquête618. Il n’est guère inhabituel, dans un contexte d’application de la loi, de savoir qu’une
infraction a été commise sans avoir encore identifié de suspect. C’est même précisément dans ces
circonstances que la coopération est particulièrement nécessaire pour «enquêter sur les faits», comme
l’exige l’article 9.
337. Compte tenu de ces circonstances, l’article 9 perdrait une grande partie de son effet utile
s’il n’imposait de devoir d’enquêter qu’à la condition qu’un suspect précis ait pu être identifié avant
même l’ouverture de toute enquête. Dans l’affaire Belgique c. Sénégal, la Cour a indiqué que le
devoir de conduire une enquête préliminaire en application du paragraphe 2 de l’article 6 de la
Convention contre la torture «d[eva]it être interprété … à la lumière de l’objet et du but de la
convention, qui est d’accroître l’efficacité de la lutte contre la torture»619. Il convient, de la même
façon, d’interpréter l’article 9 à la lumière de l’objet et du but de la CIRFT consistant à renforcer la
coopération en matière de répression des infractions touchant au financement du terrorisme.
338. L’argument de la Russie selon lequel pareille coopération pourrait être refusée ne se
justifie pas au regard du sens ordinaire des termes de cette disposition. Selon le paragraphe 1 de
l’article 9, l’Etat doit uniquement être informé que pourrait se trouver sur son territoire «l’auteur ou
l’auteur présumé d’une infraction» en général («a person who has committed or who is alleged to
have committed an offence», dans la version anglaise), pas «une personne précise». Ledit paragraphe
doit en outre être lu conjointement avec le paragraphe 2 du même article qui n’utilise pas les termes
«une infraction» mais «l’auteur ou l’auteur présumé de l’infraction» (en anglais, non pas «a person»
mais «the offender or alleged offender»)620. Cette référence plus précise à «l’»auteur présumé de
«l’»infraction fait sens, étant donné que le paragraphe 2 de l’article 9 exige de l’Etat qu’il prenne des
mesures pour assurer la présence aux fins de poursuites ou d’extradition de l’individu en question et
que de telles mesures ne peuvent viser qu’une personne dont l’identité est connue. Il est possible, en
revanche, et même souvent impératif, d’ouvrir une enquête sans attendre qu’un suspect ait été
identifié et un Etat peut «enquêter sur les faits portés à sa connaissance» sans nécessairement prendre
de mesures contre une personne précise.
339. L’interprétation de la Russie est également incompatible avec l’objet et le but de la
convention en ce que celle-ci vise à renforcer la coopération en matière de répression des infractions
de financement du terrorisme. Dans une enquête pénale ordinaire, l’on saura souvent qu’un crime a
été commis, mais une enquête sera nécessaire pour identifier un suspect. Ainsi que relevé dans l’un
des principaux commentaires du code de procédure pénale de la Fédération de Russie,
«[e]n règle générale, au premier stade d’une procédure pénale, il n’existe pas
suffisamment d’informations concernant tous les éléments d’une infraction. Ainsi, l’on
ne connaît souvent pas l’auteur de l’infraction, ce qui l’animait, et ainsi de suite. La
617 MU, chap. 3.
618 MU, chap. 3.
619 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012,
p. 454, par. 86.
620 CIRFT, art. 9, par. 2.
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difficile tâche d’établir l’identité et l’état d’esprit de l’auteur intervient après l’ouverture
de la procédure pénale, au stade de l’enquête préliminaire.»621
340. Deuxièmement, la Russie argue qu’un Etat n’est tenu d’enquêter qu’à condition qu’aient
été portées à sa connaissance des informations «suffisamment détaillées» pour engendrer «au
moins … un soupçon raisonnable qu’une infraction au sens de l’article 2 de la CIRFT a été
commise» ; or, ce critère, tel que la Russie cherche à l’appliquer, va bien au-delà de ce que l’on a
coutume d’associer à la notion de «soupçon raisonnable», puisqu’il s’agirait d’établir jusqu’aux
éléments subjectifs de l’infraction. L’on cherchera vainement dans la convention la formulation
d’une règle exigeant qu’une telle preuve soit rapportée avant qu’une enquête ait seulement pu
commencer, règle qui irait du reste à l’encontre du bon sens.
341. L’obligation inscrite au paragraphe 1 de l’article 9 s’impose à un Etat dès lors que sont
«porté[e]s à sa connaissance» des informations de quelque nature que ce soit, et non des informations
«suffisamment détaillées». Il n’est pas davantage question de «soupçon raisonnable», le paragraphe 1
de l’article 9 énonçant simplement que «lorsqu’il est informé», l’Etat «prend les mesures qui peuvent
être nécessaires conformément à sa législation interne pour enquêter sur les faits portés à sa
connaissance».
342. L’interprétation de la Russie ne tient pas non plus compte du contexte plus général. Ainsi
qu’il a été expliqué précédemment, en ce qui concerne l’article 8 de la convention (y compris tel
qu’appliqué dans le droit interne russe), la pratique courante consiste à geler les biens dont il y a
raisonnablement lieu de soupçonner qu’ils servent à financer le terrorisme. Dès lors que le critère du
soupçon raisonnable est celui qui s’impose dans le cas de mesures qui auront une incidence (fût-elle
seulement temporaire) sur les droits de propriété d’une personne, le seuil applicable ne saurait être
le même dans le cas de la mesure moins intrusive que représente l’ouverture d’une enquête.
343. En outre, il faut présumer qu’un Etat ne sollicitera la coopération d’un autre aux fins
d’enquêter au sujet d’une infraction que s’il estime de bonne foi que des éléments justifient
raisonnablement sa demande. Si l’Etat requis estime que les éléments fournis sont insuffisants pour
justifier une enquête, l’exécution de bonne foi du paragraphe 1 de l’article 9 lui impose de chercher
à obtenir de plus amples informations et des éclaircissements afin d’être en mesure de prendre la ou
les mesures d’enquête sollicitées. Ce n’est assurément pas se conformer de bonne foi au paragraphe 1
de l’article 9 que de ne donner aucune suite à une demande d’enquête et de laisser s’écouler plusieurs
années avant de mentionner la prétendue absence d’éléments suffisamment détaillés.
344. Ne pouvant se référer au texte du paragraphe 1 de l’article 9, non plus qu’à l’objet et au
but de la convention, pour justifier le critère qu’elle propose, la Russie argue qu’imposer aux Etats
«d’enquêter sur chaque allégation de financement du terrorisme» supposerait «qu’ils y consacrent
une part importante des ressources allouées aux mesures d’exécution» et que ces enquêtes
«constitueraient une atteinte indue aux droits fondamentaux des personnes dont les activités seraient
ainsi passées au crible»622. Ces prétendues craintes reposent sur le postulat erroné qu’un Etat pourrait
solliciter une coopération sur la base de motifs qui ne seraient pas avancés de bonne foi. Qui plus est,
la CIRFT reflète l’idée que la gravité des infractions touchant au financement de terrorisme
commande aux Etats de déployer de telles ressources. La Russie, par ailleurs, n’explique pas
comment la simple ouverture d’une enquête pourrait constituer une atteinte aux droits fondamentaux
621 A.P. Ryjakov, Commentary to Art. 140, in Commentary to the Criminal Procedure Code of the Russian
Federation (9th rev. ed. 2014), par. 48-49 (annexe 70).
622 CMFR, première partie, par. 543 b).
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d’une personne, alors même qu’elle est tenue de garantir le respect de ces droits pendant la durée de
toute enquête pénale623.
345. Même à admettre, toutefois, qu’un Etat puisse refuser de coopérer si les informations
justifiant de concevoir un «soupçon raisonnable» ne lui ont pas été fournies, l’interprétation d’un tel
critère n’en devrait pas moins tenir compte de la quantité généralement limitée d’informations
disponibles avant l’ouverture d’une enquête. Si la Russie emploie la notion de «soupçon
raisonnable», elle a de fait en tête un critère beaucoup plus strict, revenant à imposer que chacun des
éléments de l’infraction soit établi au moyen de preuves avant même qu’une enquête puisse être
ouverte. En particulier, la Russie soutient que les «faits» qui sont «portés à la connaissance de l’Etat»
doivent permettre d’établir que la personne soupçonnée d’avoir fourni des fonds a agi dans
«l’intention de les voir utilisés ou en sachant qu’ils seraient utilisés pour commettre un acte de
terrorisme tel que défini, l’existence effective de l’intention et du but terroristes requis devant être
avérée»624.
346. Exiger ainsi que les éléments de connaissance et d’intention soient établis avant même le
début du processus d’enquête ne cadre pas avec la pratique internationale. Le Statut de Rome dispose
que le procureur de la CPI ouvre une enquête en recherchant, inter alia, si «les renseignements en sa
possession fournissent une base raisonnable pour croire qu’un crime relevant de la compétence de la
Cour a été ou est en voie d’être commis»625. Interprétant ce que recouvrait le critère exprimé en
termes de «base raisonnable», la Chambre d’appel de la CPI a fait référence à des informations «de
nature limitée et très générale» et précisé que «le Procureur [étai]t uniquement tenu de fournir une
description factuelle des infractions présumées»626, ce qui était «logique à la phase préliminaire de
la procédure, où le Procureur n’a pas encore eu la possibilité de recueillir des éléments de preuve et
d’établir les faits dans le cadre d’une enquête»627. D’ailleurs, au stade bien plus avancé de la
délivrance d’un mandat d’arrêt, lorsque doivent exister des «motifs raisonnables de croire que [la]
personne [contre laquelle le mandat est décerné] a commis un crime», la Chambre d’appel a conclu
que ce critère était même rempli dans le cas du génocide lorsque «l’intention génocidaire ne
constituait que l’une des conclusions raisonnables possibles sur la base des éléments fournis»628.
347. La pratique observée par la Russie reflète également le principe selon lequel l’ouverture
d’une enquête n’est pas soumise à l’existence préalable d’éléments de preuve relatifs à la composante
subjective de l’infraction. Comme relevé dans le commentaire du code de procédure pénale russe,
«au stade de l’ouverture d’une procédure pénale», «l’état d’esprit qui animait l’auteur présumé n’est
pas connu». Ainsi, ce n’est qu’au «stade suivant qu’il conviendra d’établir l’élément moral [mens
rea]» car ce n’est qu’«à l’issue des actes d’enquête que l’on pourra considérer que la preuve de la
623 La crainte de la Russie que la simple ouverture d’une enquête en matière de financement du terrorisme donne
lieu à des violations des droits fondamentaux de la personne prête à sourire, eu égard aux violations des droits des résidents
criméens d’origine ethnique ukrainienne et tatare de Crimée qu’elle a elle-même commises, de manière discriminatoire, et
tente de légitimer sous le couvert de la lutte contre l’«extrémisme» et le terrorisme. Voir ci-dessous, chap. 9, sect. F.
624 CMFR, première partie, par. 542.
625 Statut de Rome, art. 53, par. 1.
626 Appeal Against the Decision on the Authorisation of an Investigation Into the Situation in the Islamic Republic
of Afghanistan, ICC-02/17 OA4, Appeals Chamber Judgment, par. 39 (5 March 2020) ; Voir aussi CPI, Règlement de la
Cour, ICC-BD/01-05-16, norme 49, par. 1.
627 Appeal Against the Decision on the Authorisation of an Investigation Into the Situation in the Islamic Republic
of Afghanistan, ICC-02/17 OA4, Appeals Chamber Judgment, par. 39 (5 March 2020).
628 Prosecutor v. Omar Hassan Ahmad Al Bashir, Decision on the Prosecution’s Application for a Warrant of Arrest
Against Omar Hassan Ahmad Al Bashir, ICC-02/05-01/09-OA, Appeals Chamber Judgment, par. 1 (3 February 2010).
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culpabilité a été rapportée dans une mesure donnée»629. Eu égard, en particulier, à cette pratique, l’on
ne saurait voir dans l’interprétation de la Russie selon laquelle il serait nécessaire de disposer
d’informations précises établissant les éléments de connaissance et d’intention avant même
l’ouverture d’une enquête une interprétation de bonne foi du paragraphe 1 de l’article 9.
2. La Russie n’a nullement cherché à enquêter au sujet d’allégations de financement du
terrorisme
348. Comme l’Ukraine en a apporté la preuve dans son mémoire, la Fédération de Russie a
reçu un grand nombre d’informations au sujet d’auteurs ou d’auteurs présumés d’infractions visées
à l’article 2 qui pouvaient se trouver sur le territoire de la Russie630. L’Ukraine a demandé à la Russie
d’enquêter au sujet d’environ 50 personnes désignées nommément631, de deux personnes morales632
et de dizaines de transactions financières, en lien présumé avec des activités relevant du financement
du terrorisme633. L’Ukraine lui a également fourni des dizaines de numéros et autres coordonnées de
comptes et cartes bancaires qu’elle soupçonnait des personnes en Russie d’utiliser pour réaliser des
transferts d’argent destinés à financer des activités terroristes sur son sol. Elle a ainsi informé la
Russie que des porte-monnaie électroniques ou des cartes bancaires des institutions Yandex et
Sberbank avaient servi à financer des activités de la RPD et de la RPL, non sans mentionner les
numéros des compte et cartes en question634, lui demandant non seulement de geler ces fonds au titre
de l’article 8, mais aussi d’«enquêter sur les faits portés à sa connaissance» au titre de l’«article 9 de
la convention»635.
349. La Russie ne conteste pas avoir reçu ces informations ni ces demandes de coopération à
fins d’enquête. Elle ne peut nier qu’ont ainsi été portés à sa connaissance des faits relatifs à des
personnes précises dont l’Ukraine présumait l’implication dans des actes de financement du
terrorisme et qui pouvaient se trouver sur son territoire. Dans une note diplomatique datée du 12 août
2014, par exemple, l’Ukraine donnait les noms de treize ressortissants russes ayant fourni des armes
en contrebande636 ou rassemblé de quelque autre manière des fonds, dont des munitions ou autres
équipements militaires637 et de l’argent à l’effet de financer des activités terroristes en Ukraine638.
629 A.P. Ryjakov, Commentary to Art. 140, in Commentary to the Criminal Procedure Code of the Russian
Federation (9th rev. ed. 2014), Commentary to Art. 140, par. 49 (annexe 70).
630 MU, chap. 3.
631 MU, chap. 3.
632 Note verbale no 72/22-620-2087 en date du 12 août 2014 adressée au ministère des affaires étrangères de la
Fédération de Russie par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 369).
633 MU, chap. 3.
634 Note verbale no 72/22-620-2087 en date du 12 août 2014 adressée au ministère des affaires étrangères de la
Fédération de Russie par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 369) ; note
verbale no 72/22 620 2221 en date du 29 août 2014 adressée au ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie
par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 371).
635 Note verbale no 72/22-620-2087 en date du 12 août 2014 adressée au ministère des affaires étrangères de la
Fédération de Russie par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 369) ; note
verbale no 72/22-620-2221 en date du 29 août 2014 adressée au ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie
par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 371).
636 Note verbale no 72/22-620-2087 en date du 12 août 2014 adressée au ministère des affaires étrangères de la
Fédération de Russie par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 369).
637 Note verbale no 72/22-620-2087 en date du 12 août 2014 adressée au ministère des affaires étrangères de la
Fédération de Russie par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 369).
638 Note verbale no 72/22-620-2087 en date du 12 août 2014 adressée au ministère des affaires étrangères de la
Fédération de Russie par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 369).
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350. Or, la Russie ne dément pas non plus n’avoir mené aucune enquête ou investigation au
sujet des faits portés à sa connaissance, dans le cas d’au moins 27 des personnes identifiées par
l’Ukraine. Faute d’agir, la Russie a manqué aux obligations qui lui incombaient au titre du
paragraphe 1 de l’article 9 de la CIRFT.
351. Dans les cas où la Russie prétend avoir enquêté, elle a également manqué de s’acquitter
de bonne foi des obligations qui lui incombaient au titre du paragraphe 1 de l’article 9 de la CIRFT.
Comme le relève l’Ukraine dans son mémoire, la Russie a mis douze mois, et parfois plus, pour
réagir à ses demandes639. Ainsi, l’Ukraine lui a demandé d’enquêter sur une activité de financement
du terrorisme à laquelle elle soupçonnait Andrei Gennadiyevich Lazarchuk, Nina Igorevna Lotysh,
Vadim Yuriyevich Kunayev et Tatiana Mykhailovna Azarovnaz de se livrer640. Près d’un an plus
tard, la Russie se contentait de faire savoir que l’enquête était toujours en cours641.
352. Ses réponses elles-mêmes, lorsqu’elle a fini par en fournir, confirmaient y l’absence
d’enquête digne de ce nom642. La Russie a ainsi prétendu avoir découvert, en menant une «enquête»
au sujet d’activités de financement du terrorisme impliquant le centre de coordination pour
l’assistance à la Nouvelle Russie, que celui-ci «n’[avait] pas de comptes électroniques» et qu’«aucun
matériel militaire n’[avait] été acquis» par le groupe643. Or, on trouve sur le site Internet de
l’organisme des liens vers des comptes bancaires électroniques, sans parler des déclarations faisant
fièrement état de l’envoi d’armes à la RPD et à la RPL644. Ce fait a été rapporté dans le mémoire de
l’Ukraine mais la Russie ne l’a pas commenté et elle n’a pas davantage cherché à démontrer que
l’enquête en question aurait été menée en bonne et due forme. De même, lorsque l’Ukraine lui a
présenté des éléments prouvant qu’Oleksander Zhukovsky se livrait au financement du terrorisme, y
compris une vidéo que l’intéressé avait mise sur Internet et dans laquelle on le voit participer à une
collecte de fonds en Russie au profit de la RPD, la Russie s’est contentée de répondre qu’il
«n’exist[ait] sur le territoire de la Fédération de Russie» aucune personne correspondant au
signalement de M. Zhukovsky645. Lorsque l’Ukraine l’a informée de la participation de Konstantin
Malofeev à des activités de financement du terrorisme, la Russie a répondu de manière pour le moins
stupéfiante qu’«il n’[était] pas possible de déterminer où se trouv[ait]» cet homme d’affaires pourtant
bien en vue et étroitement lié au président Poutine646. L’Ukraine a également mis en évidence les
lacunes de ces prétendues enquêtes dans son mémoire, sans que la Russie ne réagisse.
639 MU, chap. 3, sect. B-C.
640 Note verbale no 72/22-620-2221 en date du 29 août 2014 adressée au ministère des affaires étrangères de la
Fédération de Russie par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 371).
641 Russian Federation Note Verbale No. 10448 to the Ukrainian Ministry of Foreign Affairs (31 July 2015) (MU,
annexe 376).
642 MU, chap. 3, sect. B-C.
643 Russian Federation Note Verbale No. 10448 to the Ukrainian Ministry of Foreign Affairs (31 July 2015) (MU,
annexe 376).
644 Voir note verbale no 72/22-620-2087 en date du 12 août 2014 adressée au ministère des affaires étrangères de
la Fédération de Russie par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 369) ; voir également
Communist Party for the DKO (Volunteer Communist Detachment), Coordination Center for Assistance to New Russia
(30 December 2014) (MU, annexe 631) ; Regular Dispatch Is Not Humanitarian Aid, Coordination Center for Assistance
to New Russia (19 November 2014) (MU, annexe 629) ; Report on Past Deliveries, Coordination Center for New Russia
(19 August 2014) (MU, annexe 626).
645 Russian Federation Note Verbale No. 10448 to the Ukrainian Ministry of Foreign Affairs (31 July 2015) (MU,
annexe 376).
646 Russian Federation Note Verbale No. 10448 to the Ukrainian Ministry of Foreign Affairs (31 July 2015) (MU,
annexe 376).
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353. Au lieu de chercher à démentir, ou simplement d’accepter d’évoquer, les insuffisances de
ses enquêtes, la Russie soutient qu’elle n’était nullement tenue d’enquêter au motif que l’Ukraine
n’aurait pas établi qu’il était «raisonnable de soupçonner» l’existence d’infractions en matière de
financement du terrorisme, en particulier eu égard aux éléments de connaissance et d’intention
requis.
354. Ainsi qu’il a été exposé ci-dessus, le critère du «soupçon raisonnable» proposé par la
Russie ne trouve aucun fondement dans le texte du paragraphe 1 de l’article 9. Au reste, même si la
Russie avait sincèrement pensé que l’Ukraine n’avait pas fourni suffisamment d’éléments pour
justifier une enquête, elle aurait dû, si elle avait été de bonne foi, l’en informer promptement et lui
demander de plus amples informations. Le traitement qu’elle a, au contraire, réservé aux demandes
de l’Ukraine, n’y donnant aucune suite ou menant des enquêtes qui laissaient manifestement à
désirer, ne saurait passer pour acceptable au regard de la CIRFT : il est le fait d’un Etat qui ne cherche
pas à coopérer de bonne foi.
355. En outre, même si l’on admettait que l’obligation de coopérer soit conditionnée à
l’existence d’un «soupçon raisonnable», les arguments avancés par la Russie quant aux raisons pour
lesquelles ce critère ne serait pas rempli n’en demeureraient pas moins fallacieux.
356. Premièrement, la Russie affirme à propos des demandes que lui a soumises l’Ukraine,
qu’«[i]l n’y est question d’aucun fait concernant la collecte ou la fourniture de fonds ou témoignant
de l’intention ou de la connaissance requises»647. En réalité, la correspondance diplomatique de
l’Ukraine ne manque pas d’informations factuelles sur la collecte et la fourniture de fonds,
notamment sous forme d’armes et d’argent. La note verbale no 72/22-620-2087 en date du 12 août
2014 adressée à la Russie par l’Ukraine précise par exemple qu’O.I. Kuligina «a pris part au
chargement d’armes et de munitions, [et] les a transportés frauduleusement en territoire ukrainien à
partir du territoire de la Russie, à bord d’un véhicule utilitaire léger de marque GAZelle»648. Elle
indique, de même, que M. Zhuchkovsky a procuré des armes, munitions et autres équipements
militaires à la RPD649. L’Ukraine a également identifié des comptes associés aux activités de la RPD
et de la RPL, qui avaient été approvisionnés au moyen de porte-monnaie électroniques ou de cartes
bancaires650. Dans ces deux cas, elle écrivait aussi que les fonds avaient été fournis avec l’intention
647 CMFR, première partie, par. 545 a).
648 Note verbale no 72/22-620-2087 en date du 12 août 2014 adressée au ministère des affaires étrangères de la
Fédération de Russie par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 369)
649 Note verbale no 72/22-620-2087 en date du 12 août 2014 adressée au ministère des affaires étrangères de la
Fédération de Russie par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 369) (mentionnant que
«ces personnes disposent de leurs propres pages sur le réseau social Vkontakte (http://vk.com/juchkovsky,
http://vk.com/people/Аитои_Раевский). Celles-ci comportent des données à caractère personnel, des
photos et des documents vidéo qui démontrent que ces personnes conduisent, directement ou indirectement,
illicitement et délibérément, sur le territoire de la Fédération de Russie, des actions destinées à réunir des
fonds dans l’intention de les voir utilisés ou en sachant qu’ils seront utilisés (ou fournis), en tout ou partie,
pour acquérir des armes, des munitions ou d’autres moyens et équipements militaires aux fins d’utilisation
de ceux-ci par des organisations terroristes sur le territoire de l’Ukraine dans le but de commettre les actes
terroristes susmentionnés, qui constituent des violations de la convention et des traités énumérés en annexe
à celle-ci.»).
650 Note verbale no 72/22-620-2087 en date du 12 août 2014 adressée au ministère des affaires étrangères de la
Fédération de Russie par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 369) ; note
verbale no 72/22-620-2221 en date du 29 août 2014 adressée au ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie
par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 371).
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ou la connaissance requises651. Cela dit, comme il a été expliqué ci-dessus, c’est l’enquête qui permet
généralement d’établir l’élément subjectif d’une infraction et le sentiment que cet élément ne serait
pas avéré ne saurait légitimer un refus d’enquêter.
357. Deuxièmement, la Russie avance que la correspondance diplomatique n’identifie pas «les
bénéficiaires particuliers [des fonds concernés] qui se livreraient à des activités terroristes»652. Or,
l’Ukraine, dans ses notes verbales, désigne expressément comme tels la RPD et la RPL653. Si la
Russie implique ici qu’il était nécessaire d’identifier des membres spécifiques des organisations
auxquels ces fonds étaient fournis, elle ne propose cependant aucun élément à l’appui d’une
conception aussi étroite de la teneur de ses obligations. Cette conception n’aurait aucun sens, car
l’article 2 traite de la fourniture de fonds en vue d’une utilisation pour des actes spécifiques et ne
contient aucune référence à la personne qui commet les actes en question. Les actes de terrorisme
sont souvent commis par des groupes et l’existence d’allégations de fourniture de fonds à pareils
groupes doit nécessairement être considérée comme suffisante pour imposer à l’Etat concerné un
devoir d’enquêter sur la matérialité d’infractions de financement du terrorisme.
358. Troisièmement, la Russie argue que l’Ukraine n’a présenté «aucun fait à la lumière
desquels il serait raisonnable de soupçonner que la RPD ou la RPL — les entités prétendument
financées — se livrent à des actes de terrorisme»654. L’Ukraine a envoyé les demandes en question
en août et novembre 2014. Il était notoire à cette époque, et des rapports de l’ONU en témoignaient,
que la RPD et la RPL imposaient un «régime d’intimidation et de terreur» en Ukraine orientale, tuant
notamment de nombreux civils en raison de leur soutien à la cause de l’unité ukrainienne655.
L’Ukraine a également précisé la nature d’actes commis par la RPD et par la RPL. Ainsi, dans sa
demande d’entraide judiciaire concernant V.V. Zhirinovsky, l’Ukraine faisait état «d’explosions et
d’incendies criminels, d’enlèvements et de meurtres de citoyens», entre autres actes commis par la
RPL en vue de «terroriser la population»656. La Russie n’a nullement réagi lorsque ces informations
lui ont été fournies657. Elle a seulement demandé de plus amples informations lorsqu’elle a été mise
en cause pour violation de la CIRFT, mais n’a pas pour autant pris la moindre mesure d’enquête
après avoir reçu le complément d’information sollicité658.
651 Voir, par exemple, note verbale no 72/22-620-2087 en date du 12 août 2014 adressée au ministère des affaires
étrangères de la Fédération de Russie par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 369) ;
note verbale no 72/22-620-2221 en date du 29 août 2014 adressée au ministère des affaires étrangères de la Fédération de
Russie par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 371).
652 CMFR, première partie, par. 545 b).
653 Note verbale no 72/22-620-2087 en date du 12 août 2014 adressée au ministère des affaires étrangères de la
Fédération de Russie par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 369) ; note
verbale no 72/22-620-2221 en date du 29 août 2014 adressée au ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie
par le ministère des affaires étrangères de l’Ukraine [extraits] (MU, annexe 371) ; Ukrainian Note Verbale
No. 72/22-620-2529 to Russian Federation Ministry of Foreign Affairs (10 October 2014) (MU, annexe 372) ; Ukrainian
Note Verbale No. 72/22-620-2717 to the Russian Ministry of Foreign Affairs (3 November 2014) (MU, annexe 374)
(concernant Zhuckovsky).
654 CMFR, première partie, par. 545 c).
655 MU, chap. 6, sect. A.
656 Voir Ukrainian Request for Legal Assistance Concerning Case No. 12014000000000292 (4 September 2014)
(concerning Zhironovsky) (MU, annexe 400).
657 Ukrainian Note Verbale No. 72/22-620-967 to the Russian Federation Ministry of Foreign Affairs (24 April
2015) (EEU, annexe 30).
658 Ukrainian Note Verbale No. 72/22-620-2605 to the Russian Federation Ministry of Foreign Affairs (23 October
2015) (EEU, annexe 38).
- 127 -
359. Même si la Russie avait considéré de bonne foi que l’Ukraine n’avait pas fourni
d’informations montrant que la RPD et la RPL se livraient à des actes de terrorisme, elle n’en aurait
pas pour autant été déchargée des obligations qui lui incombaient au titre de l’article 9. La Russie
n’a jamais nié que la RPD et la RPL avaient commis de nombreux actes ayant causé la mort de civils ;
elle affirme seulement qu’il ne s’agissait pas d’actes destinés à tuer des civils ou qui, par leur nature
ou leur contexte, auraient visé à intimider une population ou à contraindre un gouvernement. Une
enquête aurait permis de déterminer ce qu’il en était de ces aspects de l’infraction, comme du reste
d’apprécier ce que savait ou quelle était l’intention du bailleur de fonds. Dès lors, en particulier,
qu’elle considère — à tort — qu’il s’agit d’éléments subjectifs requérant des niveaux de preuve
singulièrement élevés, la Russie aurait dû à tout le moins accepter de rechercher si les actes de la
RPD et de la RPL relevaient des alinéas a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention, au
lieu de refuser de mener la moindre enquête.
360. L’erreur de principe que commet la Russie quant à l’article 9 et aux obligations qui lui
incombent en général au titre de la CIRFT trouve une illustration dans ce constat que «les
communications pertinentes avaient été envoyées, et le financement allégué a eu lieu, avant même
les actes de bombardement que l’Ukraine [invoque]», qui ont commencé en janvier 2015659. Or, si la
coopération en matière de répression du financement du terrorisme revêt une telle importance, c’est,
notamment, parce qu’elle permet d’empêcher que d’autres actes de terrorisme ne soient commis.
L’Ukraine a envoyé ses demandes à fins de coopération et d’enquête à la Russie alors que la RPD et
la RPL avaient déjà commis une série d’actes visés à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2, telle
qu’attestée par de nombreuses sources660. Le fait que d’autres actes, plus meurtriers, se sont produits
après que la Russie eut choisi de ne pas donner suite aux demandes de coopération de l’Ukraine ne
saurait constituer un moyen de défense. Il met au contraire en évidence les graves conséquences qu’a
emporté le refus de la Russie de coopérer à la réalisation de l’objectif de la convention, qui est de
prévenir et de réprimer le financement du terrorisme.
D. L’Ukraine a apporté la preuve que la Russie avait violé l’article 10
361. Alors qu’elle avait reçu de l’Ukraine des informations suffisantes pour pouvoir
poursuivre ou extrader des personnes ayant commis des infractions en matière de financement du
terrorisme, la Fédération de Russie n’a, une fois de plus, rien fait. En prenant, cette fois encore, le
parti de l’inaction, la Russie a failli à l’obligation d’extrader ou de poursuivre que lui impose
l’article 10. Le paragraphe 1 dudit article est ainsi libellé :
«Dans les cas où les dispositions de l’article 7 sont applicables, l’Etat Partie sur
le territoire duquel se trouve l’auteur présumé de l’infraction est tenu, s’il ne l’extrade
pas, de soumettre l’affaire, sans retard excessif et sans aucune exception, que
l’infraction ait été ou non commise sur son territoire, à ses autorités compétentes pour
qu’elles engagent des poursuites pénales selon la procédure prévue par sa législation.
Ces autorités prennent leur décision dans les mêmes conditions que pour toute autre
infraction de caractère grave conformément aux lois de cet Etat.»661
362. La Russie argue que l’obligation de poursuivre n’entre en jeu que lorsque «les
informations fournies font état d’une infraction de financement du terrorisme relevant de l’article 2
de la CIRFT»662. La référence choisie aux «informations fournies» laisse entendre que la Russie ne
659 CMFR, première partie, par. 547.
660 Supra, chap. 6, sect. A.
661 CIRFT, art. 10.
662 CMFR, première partie, par. 553, 555.
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serait nullement tenue de poursuivre les auteurs d’infractions de financement du terrorisme, à moins
qu’un autre Etat, non seulement ne le lui demande, mais fournisse en sus des informations suffisantes
pour justifier l’engagement de poursuites. Or, rien dans le texte de l’article 10 ne vient fonder une
telle interprétation.
363. Au contraire, si «l’auteur présumé [se trouve]» sur le territoire d’un Etat, ce dernier doit
«soumettre l’affaire, sans retard excessif … à ses autorités compétentes pour qu’elles engagent des
poursuites pénales». Cette obligation s’applique de la même façon, indépendamment du fait que ce
soit un autre Etat qui ait fourni les informations relatives à l’infraction ou ait demandé une enquête
qui aurait dû conduire à la découverte desdites informations, ou encore l’Etat lui-même qui ait été
censé avoir connaissance des actes de financement du terrorisme commis sur son territoire.
364. L’article 10 doit être lu conjointement avec l’article 9, car la capacité d’honorer
l’obligation de poursuivre énoncée par celui-ci passe également par l’exécution de bonne foi du
devoir d’enquêter prescrit par celui-là. Comme l’a indiqué la Cour dans le contexte de la convention
contre la torture, «[l]’obligation de poursuivre … est normalement mise en oeuvre … après que l’Etat
s’est acquitté des autres obligations prévues dans les articles précédents, qui lui
imposent … d’effectuer une enquête pour établir les faits»663. Au sens de cette convention, comme
de la CIRFT, les «obligations, dans leur ensemble, peuvent être considérées comme des éléments
d’un même dispositif conventionnel visant à éviter que les suspects ne puissent échapper à la mise
en jeu, s’il y a lieu, de leur responsabilité pénale»664.
365. Comme il a été exposé ci-dessus, la Russie n’a nullement cherché à enquêter sur les
allégations de financement du terrorisme soulevées par l’Ukraine. La Russie ne peut mettre à profit
sa propre violation de l’article 9 pour justifier le fait qu’elle n’aurait pas disposé d’informations
suffisantes pour engager des poursuites ou une procédure d’extradition sur le fondement de
l’article 10. La Russie n’a même pas répondu aux demandes de l’Ukraine la priant d’enquêter au
sujet de 27 personnes, et elle n’a jamais expliqué pourquoi il n’y aurait pas eu lieu d’engager des
poursuites665.
366. Si la Russie a manqué à son devoir d’enquêter, l’Ukraine a quant à elle présenté en détail
dans ses écritures les preuves d’infractions de financement du terrorisme qui ont été commises par
de nombreux agents et personnes privées russes, nommément désignés666. La Russie avait amplement
connaissance de ces actions illicites mais n’a pris aucune mesure en vue de poursuivre ou d’extrader
les auteurs de ces infractions. Ce manquement emporte manifestement violation de l’article 10.
E. L’Ukraine a apporté la preuve que la Russie avait violé l’article 12
367. Enfin, le paragraphe 1 de l’article 12 commande aux Etats parties de «s’accorde[r]
l’entraide judiciaire la plus large possible pour toute enquête ou procédure pénale ou procédure
d’extradition relative aux infractions visées à l’article 2, y compris pour l’obtention des éléments de
preuve en leur possession qui sont nécessaires aux fins de la procédure»667. L’Ukraine a soumis à la
663 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012,
p. 455, par. 91.
664 Ibid.
665 Supra, par. 350 ; MU, chap. 3.
666 MU, chap. 5 ; supra, chap. 7.
667 CIRFT, art. 12, par. 1.
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Russie des demandes à cet effet, au titre de traités d’entraide judiciaire668. La Russie ne conteste pas
qu’elle ait reçu au moins 12 demandes de ce type et qu’elle n’ait pas fourni «l’entraide judiciaire la
plus large possible» à l’Ukraine. Elle invoque toutefois une série d’excuses qui ne font que confirmer
son refus de coopérer de bonne foi.
368. Sa principale réponse consiste à affirmer que les demandes d’entraide judiciaire «ne se
rapport[aient pas] à une infraction visée à l’article 2 [de la CIRFT]»669. A l’appui de cette position,
elle invoque trois arguments, dont aucun ne résiste à l’examen.
369. Premièrement, la Russie argue que le fait de financer la RPD ou la RPL ne constitue pas
une infraction au sens de l’article 2 de la CIRFT670. Cet argument a déjà été réfuté671. Au minimum,
l’Ukraine disposait d’éléments suffisants pour justifier une demande d’entraide aux fins
d’investigations devant permettre d’établir si le financement de la RPD ou de la RPL était constitutif
d’une infraction au regard de l’article 2.
370. Deuxièmement, la Russie met en avant le fait que les demandes d’entraide présentées par
l’Ukraine ne mentionnent pas la CIRFT672. Or, à l’examen des demandes, la Russie ne pouvait douter
que l’Ukraine sollicitait cette aide en rapport avec des infractions en matière de financement du
terrorisme. Dans l’une de ces demandes, il est ainsi question d’un individu ayant «chargé des armes
et des munitions» et les ayant transportées «pour les remettre à des représentants de l’organisation
terroriste «République populaire du Donetsk»»673. Dès lors que les demandes avaient pour objet le
financement du terrorisme, il n’était nullement requis, au regard du paragraphe 1 de l’article 12, que
la CIRFT y fût expressément mentionnée.
371. Troisièmement, la Russie invoque le fait que 11 demandes d’entraide judiciaire
renvoyaient à des dispositions du droit pénal ukrainien autres que l’article 258 du code pénal relatif
au financement du terrorisme674. Mais le fondement juridique, en droit interne, de ces mesures
d’enquête intéressait uniquement l’Ukraine, et nullement la Russie. Le code pénal ukrainien contient
un certain nombre de dispositions, dont les articles 258-3 ou 260-3, susceptibles de s’appliquer à des
actes de financement du terrorisme tels que définis à l’article 2 de la CIRFT675. L’important, aux fins
de l’application de l’article 12, est que les enquêtes se rapportent au financement du terrorisme au
sens de l’article 2 de la CIRFT. Or, c’est bien le cas ici : dans ses demandes, l’Ukraine alléguait que
668 Voir MU, par. 193 et références incluses.
669 CMFR, première partie, par. 564.
670 CMFR, première partie, par. 565, 568.
671 La Russie prétend avoir établi aux chapitres VI et VII de la première partie de son contre-mémoire que la mise
à disposition d’un financement à la RPD ou à la RPL ne constituait pas une infraction relevant de l’article 2. L’Ukraine a
développé ses arguments dans de précédentes parties de la réplique en réponse à ceux présentés par la Russie dans d’autres
parties de son contre-mémoire. Supra, chap. 6, sect. B-C.
672 CMFR, première partie, par. 566 et 568.
673 Voir Ukrainian Request for Legal Assistance Concerning Case No. 22014050000000015 (30 September 2014)
(MU, annexe 401).
674 CMFR, première partie, par. 567.
675 Onze demandes d’entraide judiciaire adressées par l’Ukraine prennent appui sur les articles 258-3 ou 260-3 du
code pénal ukrainien, ou les deux. Voir MU, annexes 400, 401, 404, 405, 419-423, 427 et 431. L’article 258-3 érige en
infraction le fait de créer une organisation terroriste et de lui apporter un soutien. Voir MU, annexes 401et 423 (citant
l’article 258-3 du code pénal ukrainien). L’article 260-3 concerne le financement d’organisations militaires ou
paramilitaires, dont certaines peuvent se livrer à des actes de terrorisme. Voir MU, annexe 403 (citant l’article 260-3 du
code pénal ukrainien).
- 130 -
des individus avaient fourni des biens à la RPD et à la RPL, groupes dont l’activité terroriste était
alors connue676.
372. Même si, comme le note la Russie, certaines de ces enquêtes concernaient aussi des actes
de terrorisme qui auraient été commis par les suspects677, ce constat ne change rien au fait que les
demandes de l’Ukraine se rapportaient à la fourniture de fonds à la RPD et la RPL et comportaient
par conséquent des allégations de financement du terrorisme relevant de la convention. Il serait du
reste pour le moins piquant que la Russie ne soit pas disposée à prêter son concours lorsqu’il s’agit
de la perpétration d’actes de terrorisme, alors qu’en d’autres endroits de son contre-mémoire, elle
argue (à mauvais escient d’ailleurs) qu’elle était fondée à s’abstenir de coopérer au motif que
l’Ukraine n’avait pas fourni de preuves suffisantes des actes de terrorisme qui sous-tendaient les
infractions de financement alléguées678. Ce n’est pas un principe cohérent qui guide le comportement
de la Russie, mais un refus total de coopérer avec l’Ukraine aux fins de la réalisation des objectifs de
la CIRFT.
373. La Russie a rejeté l’une des demandes sous prétexte que des documents en langue
ukrainienne montrant que la RPL était une organisation terroriste n’avaient pas été traduits en langue
russe679. Elle était, selon elle, fondée à insister pour obtenir cette traduction et invoquait à cet égard
l’article 17 de la convention de Minsk de 1993, qui «exige expressément que les documents en langue
étrangère soient accompagnés d’une traduction en russe»680. En réalité, la Russie ne cite pas
l’article 17 de la convention de Minsk, lequel prévoit l’utilisation des «langues officielles des Parties
contractantes ou de la langue russe»681. L’ukrainien est bien une des «langues … des Parties
contractantes». Certes, comme l’a relevé la Russie, l’Ukraine lui a maintes fois ⎯ par courtoisie ⎯
fourni des traductions en russe, mais la décision de la Russie de tirer prétexte de ce qu’elle n’en ait
pas fourni dans le cas en question pour chercher à échapper à ses obligations de coopération n’est
qu’une illustration de plus d’une stratégie faite d’atermoiements et de faux-fuyants.
374. La Russie invoque également l’article 19 de la convention de Minsk pour prétendre
qu’elle était en droit de refuser de faire droit à des demandes d’entraide judiciaire au motif que «la
coopération [aurait] m[is] en péril les intérêts nationaux souverains de la Fédération de Russie en
matière de sécurité»682. Or, l’article 19 dispose qu’«en cas de rejet d’une demande d’entraide
676 Voir, par exemple, MU, annexe 401 (où il est indiqué qu’O.I. Kulygina a chargé des armes et des munitions
dans des fourgons GAZEL, près de la frontière russo-ukrainienne, pour la RPD) ; MU, annexe 404 (où il est indiqué que
S.M. Mironov finançait la RPL). MU, annexe 405 (où il est indiqué que G.A. Zyuganov a collecté des fonds et financé la
RPL) ; MU, annexe 419 (où il est indiqué qu’A.I. Mochaev pourvoyait la RPD en ressources et en armes) ; MU, annexe 420
(où il est indiqué qu’A.Yu. Boroday apportait un soutien à la RPD) ; MU, annexe 421 (où il est indiqué qu’I.N. Bezler a
fourni des armes à des habitants en vue de provoquer des violences en Ukraine) ; MU, annexe 422 (où il est indiqué
qu’I.V. Girkin a obtenu des armes à feu, des munitions, des moyens de communication, des véhicules et des espèces pour
la RPD) ; MU, annexe 433 (où il est indiqué que G.L. Kornilov soutenait financièrement la RPD et la RPL et procurait
«des uniformes militaires, des munitions, des équipements de protection personnelle militaires, des moyens de
communication par radio et des médicaments aux membres desdites organisations terroristes opérant dans les oblasts de
Donetsk et de Louhansk»).
677 CMFR, première partie, par. 567 (c)-e)) (notant l’existence de demandes d’entraide judiciaire de l’Ukraine
concernant I. Bezler, A. Boroday et des militaires russes).
678 CMFR, première partie, par. 554.
679 CMFR, première partie, par. 570 a).
680 CMFR, première partie, par. 570 a).
681 Minsk Convention on Legal Aid and Legal Relations on Civil, Family and Criminal Matters of 1993, art. 17
(22 January 1993) (MU, annexe 461).
682 CMFR, première partie, par. 571-574.
- 131 -
judiciaire, les motifs en sont promptement exposés à la partie requérante»683. Dans l’affaire Djibouti
c. France, la Cour a conclu que la France avait violé une disposition substantiellement identique en
ne fournissant «aucun motif» pour son refus d’assistance684. La Russie, pour seule réponse, défend
le principe d’une interprétation différente de la convention de Minsk qui serait fondée sur la pratique
ultérieure des Parties, donnant des exemples de cas, s’inscrivant dans d’autres contextes, où des refus
d’entraide assortis d’explications minimales n’ont pas posé problème685. Mais le fait que, dans des
contextes différents, des parties aient décidé d’en rester là n’apporte pas la preuve d’une pratique
suffisante pour conclure que la Russie n’était pas tenue de s’acquitter de bonne foi de ses obligations
en matière d’entraide judiciaire en exposant les motifs de son refus de coopérer.
* *
375. La CIRFT vise à répondre à «la nécessité urgente de renforcer la coopération
internationale entre les Etats pour l’élaboration et l’adoption de mesures efficaces destinées à
prévenir le financement du terrorisme ainsi qu’à le réprimer en en poursuivant et punissant les
auteurs»686. La Russie a proclamé haut et fort son engagement à mettre un terme au financement du
terrorisme, mais en a, de fait, pris le contre-pied dans ses relations avec l’Ukraine. Faute d’arguments
quant aux faits, elle cherche à justifier son comportement par des interprétations juridiques inédites,
qui priveraient de tout effet concret les obligations de coopération prévues par la convention.
Donnant à cette dernière sa juste interprétation, l’Ukraine a apporté la preuve de nombreuses et
graves violations des dispositions de la CIRFT, qui engagent la responsabilité de la Fédération de
Russie.
683 Protocole to the Minsk Convention on Legal Aid and Legal Relations on Civil, Family and Criminal Matters of
1993, art. 7 (28 March 1993) (annexe 63).
684 Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), arrêt,
C.I.J. Recueil 2008, p. 229. L’article 17 de la convention d’entraide judiciaire en matière pénale entre le Gouvernement de
la République française et le Gouvernement de la République de Djibouti dispose comme suit : «Tout refus d’entraide
judiciaire sera motivé». Voir ibid., p. 229, par. 149. L’article 19 de la convention d’entraide judiciaire de 1993 énonce
qu’«en cas de rejet d’une demande d’entraide judiciaire, les motifs en sont promptement exposés à la partie requérante».
Protocole to the Minsk Convention on Legal Aid and Legal Relations on Civil, Family and Criminal Matters of 1993, art. 7
(28 March 1993) (annexe 63).
685 CMFR, première partie, par. 574.
686 CIRFT, préambule, par. 13.
- 132 -
TROISIÈME PARTIE
LES PRÉTENTIONS DE L’UKRAINE AU TITRE DE LA CIEDR
376. Dans son mémoire, l’Ukraine décrivait la stratégie à deux volets orchestrée par la Russie
pour asseoir sa domination en Crimée et annihiler culturellement les communautés ukrainienne et
tatare de Crimée :
«En premier lieu, la Russie a déployé en force son système de sécurité autoritaire
en Crimée et l’a appliqué de façon sélective afin d’écraser la dissidence politique des
communautés ukrainienne et tatare de Crimée. En second lieu, elle a abusé de sa position
en tant que puissance occupante afin de promouvoir sa propre culture, tout en étouffant
les moyens dont disposaient les communautés ukrainienne et tatare de Crimée pour
préserver leurs identités distinctes respectives, que ce soit par des rassemblements
culturels, les médias de masse, l’éducation ou tout autre moyen.»687
377. Dans son contre-mémoire, la Russie répond qu’il «ne fait aucun doute que la prétendue
campagne ou politique de discrimination systématique [qui lui est] imputée … et dirigée contre les
communautés ukrainienne de souche et tatare de Crimée, en tant qu’outil de répression politique et
culturelle, est une pure invention» de l’Ukraine688.
378. Depuis le dépôt du contre-mémoire, la Russie a toutefois confirmé le bien-fondé de la
thèse ukrainienne en appliquant la même méthode à une échelle bien plus grande. Tout porte à croire
que, dans le contexte de son invasion actuelle de l’Ukraine, la Russie cherche de nouveau à annihiler
l’identité distincte des communautés ethniques ou nationales pour la remplacer par des normes
russes.
379. Avant le lancement de l’invasion, le 24 février 2022, le président Poutine a affirmé que
rien ne distinguait les Ukrainiens des Russes689 et que l’Ukraine n’avait aucun droit historique
d’exister en tant qu’Etat indépendant690. Depuis le déclenchement de la soi-disant «opération
militaire spéciale» visant à «démilitariser et dénazifier» l’Ukraine, les conséquences effroyables de
l’idéologie raciste consistant à assimiler les Ukrainiens à des nazis sont devenues encore plus
évidentes. Un journaliste des médias d’Etat russes a ainsi tenu les propos suivants :
«Outre les élites, une grande partie de la population, qui est passivement nazie,
complice du nazisme, est également coupable. Elle a soutenu et laissé faire le pouvoir
nazi. La seule punition qu’elle mérite est de subir les souffrances inévitables d’une
guerre juste contre l’appareil nazi, menée avec le plus grand soin et la plus grande
prudence à l’égard des civils. Pour aller plus loin dans la dénazification de cette partie
de la population, il convient de procéder à sa rééducation au moyen d’une répression
(ou d’un refoulement) idéologique des comportements nazis et d’une censure
687 Mémoire de l’Ukraine (ci-après «MU»), par. 346.
688 CMFR, deuxième partie, par. 20.
689 Reuters, Putin Says Russians and Ukrainians “Practically One People”, 29 août 2014 ; AP News, Putin: Russians,
Ukrainians Are “One People”, 20 juillet 2019 ; Vladimir Putin, On the Historical Unity of Russians and Ukrainians,
Presidential Executive Office, 12 juillet 2021 (annexe 169).
690 Reuters, Extracts from Putin’s Speech on Ukraine, 21 février 2022 ; voir aussi Billy Perrigo, How Putin’s Denial
of Ukraine’s Statehood Rewrites History, Time, 22 février 2022.
- 133 -
rigoureuse, non seulement dans le domaine politique, mais aussi, nécessairement, dans
les domaines de la culture et de l’éducation.»691
380. Cet appel à la répression globale dans les domaines de la politique, de la culture et de
l’éducation, en vue à forcer la population occupée à adopter les modes de pensée russes, est la suite
logique de la campagne de discrimination systématique contre les Ukrainiens et les Tatars de Crimée
dont il est fait état dans le mémoire. Malheureusement, les forces armées russes ont aujourd’hui
recours à la même stratégie à deux volets exposée par l’Ukraine dans son mémoire et destinée à
anéantir l’identité distincte du peuple ukrainien dans son ensemble.
381. Premièrement, la Russie cherche à intimider la population pour briser toute résistance.
Les techniques d’intimidation utilisées en Crimée sont redevenues tristement familières692. Les
scènes atroces qui se sont déroulées à Bucha, où des civils ont été abattus d’une balle dans la tête et
d’une autre dans la poitrine, souvent les mains liées dans le dos, et leurs cadavres, jetés dans la rue
ou dans des charniers693, rappellent les enlèvements, meurtres et actes de torture systématiques
dénoncés dans le mémoire694.
382. Deuxièmement, la Russie met en valeur sa propre culture et étouffe la liberté d’expression
culturelle d’autres groupes culturels protégés. A Kherson, les chaînes de télévision ukrainiennes ont
été remplacées par la télévision d’Etat russe695, la littérature qualifiée d’«extrémiste» (notamment les
manuels scolaires sur l’histoire de l’Ukraine) ont été retirés des bibliothèques696 et des journalistes
ont été enlevés et interrogés697. De la même manière, en Crimée, l’attaque contre la culture tatare et
ukrainienne a commencé par le musèlement de la presse libre698 et le déploiement d’efforts visant à
substituer le modèle éducatif russe au régime préexistant699.
691 Ibid.
692 Voir, par exemple, Matilda Bogner, cheffe de la mission de surveillance des droits de l’homme en Ukraine,
déclaration sur la situation en Ukraine, HCDH, 25 mars 2022 :
«Nous avons recensé 22 cas de détention arbitraire et de disparition forcée de fonctionnaires locaux
dans les régions sous contrôle des forces russes, dont 13 ont été libérés par la suite. Nous avons aussi reçu
des informations concernant la détention arbitraire et la disparition forcée de 15 journalistes et militants de
la société civile qui se sont opposés ouvertement à l’invasion dans les régions de Kiev, Kherson, Louhansk
et Zaporijjia. Nous tentons actuellement de vérifier les informations selon lesquelles cinq des journalistes
et trois des militants ont été libérés par la suite. On ignore toujours où se trouvent les autres individus.» ;
voir aussi Matt Murphy et Robert Greenall, Ukraine War: Civilians Abducted as Russia Tries to Assert Control,
BBC, 25 mars 2022 ; Oleksandr Yankovskiy et al., In a Ukrainian Region Occupied by Russian Forces, People Are
Disappearing. Locals Fear It’s About to Get Worse, RFE/RL, 16 mars 2022 ; Lara Bullens, Quand l’armée russe utilise les
enlèvements pour intimider les Ukrainiens, France 24, 30 mars 2022.
693 BBC News, Bucha Killings: Satellite Image of Bodies Site Contradicts Russian Claims, 4 avril 2022 ; Oleksandr
Stashevsyi et Nebi Qena, Ukrainian Troops Find 410 Massacred Civilians, Some Bound and Shot, After Liberating City of
Bucha, Time, 3 avril 2022.
694 MU, chap. 9, sect. A.
695 Igor Kossov, Facing Resistance in Occupied Kherson, Russian Forces Crack Down on Disobedient Residents,
Kyiv Independent, 28 mars 2022.
696 Denys Karlovsky, The Occupiers in the Occupied Territories Are Fighting with History Books, Pravda, 24 mars
2022 (annexe 173).
697 Igor Kossov, Facing Resistance in Occupied Kherson, Russian Forces Crack Down on Disobedient Residents,
Kyiv Independent, 28 mars 2022.
698 MU, chap. 10, sect. B.
699 Ibid., sect. D.
- 134 -
383. Ce contexte fait apparaître clairement l’imposture que constituent les qualifications
trompeuses, les excuses spécieuses et les faux-fuyants dont la Russie fait état dans son
contre-mémoire pour se défendre de toute violation de la CIEDR. Au chapitre 9, l’Ukraine réfutera
chacune des tentatives entreprises par la Russie pour se disculper de ses violations systématiques de
la convention. Les chapitres suivants traitent successivement des réponses de la Russie aux
différentes prétentions énoncées par l’Ukraine. Les chapitres 10 à 13 portent sur les quatre
composantes de la campagne de répression politique et civile russe (disparitions, répression politique,
perquisitions et détentions arbitraires, et imposition de la nationalité). Les chapitres 14 à 17
concernent l’aspect culturel de la stratégie d’annihilation orchestrée par la Russie (restriction des
grands rassemblements, musèlement des médias, dégradation du patrimoine culturel et refus
d’accorder aux enfants des groupes protégés l’accès à l’éducation dans des conditions d’égalité).
SECTION D
LA PRÉSENTATION JURIDIQUEMENT ERRONÉE DES QUESTIONS EN LITIGE PAR LA RUSSIE
CHAPITRE 9
LES PRINCIPES GÉNÉRAUX MIS EN JEU PAR LES VIOLATIONS
DE LA CIEDR COMMISES PAR LA RUSSIE
384. Dans son mémoire, l’Ukraine expliquait le contexte dans lequel la Fédération de Russie
s’était livrée à la discrimination raciale contre les communautés ukrainienne et tatare de Crimée
depuis le début de l’occupation de la péninsule au printemps 2014, ainsi que les moyens employés à
cette fin. Elle exposait la panoplie de mesures introduites en Crimée par la Russie à partir de cette
époque et ayant pour but ou pour effet de limiter considérablement les droits de l’homme de ces deux
groupes ethniques dans tous les domaines, notamment politique, civil et culturel. L’ampleur des
violations de la CIEDR dénoncées dans le mémoire conduit inexorablement à la conclusion que la
Russie mène une campagne de discrimination raciale systématique, ce qui va précisément à
l’encontre de l’engagement qu’elle a pris, en ratifiant la convention, d’éliminer toutes les formes de
discrimination raciale.
385. La réponse de la Fédération de Russie, exposée dans la deuxième partie de son
contre-mémoire, laisse filtrer la gêne que lui causent manifestement, en substance, les griefs de
l’Ukraine. Plutôt que d’expliquer clairement comment son comportement en Crimée depuis 2014
peut être concilié avec ses obligations au titre de la convention, la Russie multiplie les esquives pour
éviter de répondre de ses actes. Elle tente de présenter l’espèce comme une redite de l’instance
introduite ultérieurement par le Qatar sur le fondement de la CIEDR, laquelle a été rejetée par la
Cour au stade des exceptions préliminaires. Elle dénature les allégations de l’Ukraine pour qu’elles
correspondent mieux à ses arguments préconçus, selon lesquels les moyens du demandeur sont
soumis à une norme de preuve plus exigeante, et concernent en réalité la souveraineté sur la Crimée
ou débordent autrement le champ d’application de la convention. Elle invoque une vaste et arbitraire
dérogation relative à la sécurité nationale qui est manifestement incompatible avec l’interdiction
absolue de toute discrimination raciale prescrite par la convention. Et lorsqu’elle aborde le fond des
griefs de l’Ukraine, elle se contente de citer à plusieurs reprises les déclarations péremptoires de ses
propres fonctionnaires, qui affirment qu’aucune loi russe n’a été enfreinte.
386. La présente instance n’a pourtant rien en commun avec l’affaire Qatar c. Emirats arabes
unis. L’Ukraine ne s’intéresse pas à la question de savoir si les distinctions fondées sur la nationalité
actuelle des individus relèvent de la définition de la discrimination raciale donnée au paragraphe 1
de l’article premier de la convention ou en sont exclues au titre des paragraphes 2 et 3 du même
article. Elle soutient plutôt que deux groupes défavorisés ont fait l’objet de multiples agissements
- 135 -
ayant pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre l’exercice de leurs droits de l’homme.
Il est à noter que, si elles conviennent que la communauté tatare de Crimée et la communauté
ukrainienne sont des groupes ethniques protégés au sens de la convention, les Parties ne sont pas
d’accord sur la définition exacte de la seconde. Elles s’opposent principalement sur la question de
savoir si des agissements empreints de discrimination raciale peuvent être exclus du champ
d’application de la convention pour la simple raison qu’ils reposent sur des motifs politiques. Comme
l’Ukraine l’expliquera ci-après, la réponse à cette question est un «non» catégorique : par ses termes
et sous réserve uniquement des exceptions limitées qu’énoncent les paragraphes 2, 3 et 4 de son
article premier, la convention interdit toute distinction fondée sur la race ou l’appartenance ethnique
et ayant pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre l’exercice des droits de l’homme de
tout groupe protégé, quels que soient les motifs de cette distinction.
387. Les autres tentatives que mène la Fédération de Russie pour s’exonérer de toute
responsabilité en se fondant sur des arguties ne sont guère plus convaincantes, comme il sera
démontré dans la suite du présent chapitre. La section A met en évidence les erreurs de qualification
que fait la Russie au sujet de la présente affaire. La section B explique que l’Ukraine n’a pas à
satisfaire à une norme de preuve plus exigeante pour la simple raison que la discrimination exercée
par la Russie était systématique. La section C aborde les questions relatives à la définition des
groupes protégés en l’espèce et la section D montre que les considérations politiques sous-jacentes
sont sans intérêt quand il s’agit d’examiner des allégations de discrimination raciale. La section E
traite de la tentative de la Russie d’exclure les prétentions formulées au titre de la CIEDR qui ne
présentent pas un degré ridiculement élevé de certitude statistique. Dans la section F, l’Ukraine
démontre que l’invocation, par la Russie, de préoccupations touchant à la sécurité nationale et de
menaces à l’ordre public pour justifier ses actes de discrimination raciale n’est pas fondée en droit.
Enfin, la section G explique que la Russie a engagé sa responsabilité en tant qu’Etat en commettant
tous les agissements dénoncés par l’Ukraine dans son mémoire.
388. L’Ukraine a fait appel à trois experts renommés pour replacer dans leur contexte les
moyens bancals qu’oppose la Russie à ses griefs : Paul R. Magocsi, qui présente les fondements
historiques de l’identité ukrainienne, Sandra Fredman, qui aborde la jurisprudence en matière de
droits de l’homme sur laquelle reposent les allégations de l’Ukraine, notamment en ce qui concerne
la signification de l’appartenance ethnique, et Martin Scheinin, qui explique pourquoi les actes de
discrimination raciale de la Russie ne peuvent être justifiés par de prétendues préoccupations
touchant à la sécurité nationale.
389. Toutes ces esquives de la part de la Russie sont remises en contexte par la situation
actuelle en Ukraine, où les forces armées russes se livrent à des atrocités effroyables contre les
Ukrainiens dans le cadre d’une mission destinée à «dénazifier» et, dans un sens, à «dénationaliser»
une nation dont le président Poutine affirme qu’elle n’a aucun droit d’existence historique ou actuel,
et qui est composée de personnes dont il nie l’identité ethnique distincte. Le mythe voulant que
l’Ukraine soit peuplée de fascistes qui doivent être éliminés, plutôt que d’Ukrainiens qui,
naturellement, soutiennent l’existence pérenne d’un Etat et d’un peuple ukrainiens indépendants,
avait déjà fait surface à l’approche du prétendu référendum sur l’avenir de la Crimée tenu en mars
2014.
390. On retrouve le même discours dans le cadre de l’invasion actuelle, que le président
Poutine justifie par la prétendue nécessité de réprimer le nationalisme ukrainien700 et qui a conduit la
presse russe à qualifier de «représentation artificielle antirusse» l’idée que se font les Ukrainiens de
700 Bloomberg, Transcript: Vladimir Putin’s Televised Address on Ukraine, 24 février 2022.
- 136 -
leur propre pays701. La leçon à tirer des événements qui se déroulent actuellement en Ukraine est que
ce type de discours haineux et la discrimination raciale qui en découle doivent être dénoncés,
condamnés et punis à la première occasion si l’on veut éviter qu’ils se métamorphosent, au fil du
temps, en un phénomène aux conséquences bien plus meurtrières.
A. Le différend dont la Cour est saisie concerne les violations de la CIEDR
commises par la Russie et dénoncées par l’Ukraine dans le mémoire
391. Dans son mémoire, l’Ukraine démontrait que la Russie avait violé les articles 2, 4, 5, 6
et 7 de la convention à raison d’actes ou d’omissions relevant de huit grandes catégories :
disparitions, meurtres, enlèvements et actes de torture ; répression politique des Tatars de Crimée, y
compris l’interdiction des activités du Majlis ; perquisitions et détentions arbitraires ; imposition de
la citoyenneté russe et discrimination ultérieure contre les non-Russes ; interdiction des grands
rassemblements culturels ; restrictions et harcèlement visant les médias ; dégradation du patrimoine
culturel ; déni des droits des minorités en matière d’éducation702.
392. Dans la deuxième partie de son contre-mémoire, la Russie fait litière de l’argumentation
de l’Ukraine aussi bien que des décisions antérieures de la Cour en l’espèce. Elle déforme la saisine
de la Cour quant aux moyens des Parties, invoque à maintes reprises des informations fausses et
dépourvues de pertinence ou de rapport avec les allégations de l’Ukraine ou ses propres moyens de
défense, et dénature grossièrement les prétentions de l’Ukraine.
393. Premièrement, bien que ses exceptions préliminaires aient été clairement rejetées703, la
Russie fait comme si la Cour n’était saisie que d’une partie seulement des prétentions de l’Ukraine.
Dans son contre-mémoire, elle cherche en particulier à entretenir une distinction fallacieuse entre les
griefs concernant l’éducation et l’interdiction des activités du Majlis, auxquels il est répondu dans la
pièce principale, et les autres allégations, qui sont majoritairement reléguées aux appendices704. La
Russie semble justifier ce choix étrange en affirmant que la Cour a jugé ces dernières allégations
«peu plausibles au stade des mesures conservatoires»705.
394. La Cour devrait ne tenir aucun compte des inventions de la Russie. L’Ukraine n’a même
pas demandé l’indication de mesures conservatoires spécifiques concernant la majorité des
prétentions qu’elle a formulées au titre de la CIEDR706. Il ne peut évidemment être tiré aucune
conclusion de l’absence d’indication de mesure conservatoire concernant ces questions. Quant aux
mesures effectivement sollicitées, le fait que l’une ou l’autre n’ait pas été retenue ne signifie pas que
les allégations s’y rapportant n’étaient pas plausibles. Comme l’a relevé la Cour dans son ordonnance
en indication de mesures conservatoires, «[l]a décision rendue en la présente procédure ne préjuge
701 Timofey Sergeytsev, What Should Russia Do with Ukraine?, Ria Novosti, 3 avril 2022, indiquant également
que «l’Ukraine … ne peut être un Etat-nation» et que «[l]a dénazification sera inévitablement synonyme de
«dé-ukrainisation»» (annexe 171).
702 Voir MU, chap. 9, 10 et 12.
703 Arrêt sur les exceptions préliminaires, p. 595, par. 96.
704 Voir CMFR, deuxième partie, chap. VI ; ibid., appendices A à F.
705 Ibid., par. 27 ; voir aussi ibid., par. 83 à 85.
706 Voir, de manière générale, Application de la convention internationale pour la répression du financement du
terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine
c. Fédération de Russie), demande en indication de mesures conservatoires de protection soumise par l’Ukraine le
16 janvier 2017.
- 137 -
en rien la question de [sa] compétence … pour connaître du fond de l’affaire, ni aucune question
relative à la recevabilité de la requête ou au fond lui-même»707.
395. Deuxièmement, la Russie affirme à tort que l’Ukraine «bafoue les intérêts des minorités»,
tandis qu’elle-même, au contraire, soutient celles-ci en Crimée708. Or les griefs du demandeur
concernent les violations de la CIEDR commises par la Russie contre les communautés ukrainienne
et tatare de Crimée, et non le traitement réservé par l’Ukraine à ces communautés ou à quelque autre
minorité ethnique. La Russie n’ayant pas présenté de demande reconventionnelle, ses allégations ne
sont pas pertinentes en l’espèce et l’Ukraine ne s’y attardera donc pas.
396. Troisièmement, la Fédération de Russie prétend que les allégations de l’Ukraine
dissimulent un différend relatif à la souveraineté sur la Crimée709. Pourtant, comme l’a reconnu la
Cour dans son arrêt consacré aux exceptions préliminaires, lorsqu’elle a rejeté ce même moyen,
l’Ukraine «ne lui demand[ait] pas de régler des questions concernant … «l’occupation illicite» du
territoire ukrainien dont se serait rendue responsable la Russie», et «ne [lui] demand[ait] pas non
plus … de se prononcer sur le statut de la Crimée»710. La Cour ne devrait faire aucun cas de la
tentative de la Russie de revenir à la charge avec ce moyen défait dans son contre-mémoire.
397. Dans le même ordre d’idées, l’Ukraine ne demande nullement à la Cour de dire que la
Russie est une puissance occupante qui viole le droit international humanitaire. Elle était en droit de
faire observer que la Russie avait introduit certaines lois emportant violation de ce droit pour établir
le contexte des prétentions formulées dans son mémoire711, lesquelles sont toutefois fondées
uniquement sur le but ou l’effet discriminatoire de ces lois à l’égard des communautés ukrainienne
et tatare de Crimée, et non sur les circonstances de leur adoption712. La Cour peut donc statuer à cet
égard sans se préoccuper de savoir si le droit international humanitaire s’applique ou non en Crimée.
398. En outre, si la Russie ne souhaite pas que la Cour examine la question de la souveraineté
sur la Crimée, elle ne devrait pas s’appuyer, dans ses écritures, sur des conjectures concernant ses
propres droits souverains sur ce territoire. En ce qui concerne les questions de citoyenneté, la Cour
ne devrait guère accorder de crédit à la thèse selon laquelle la Russie jouirait du droit souverain
d’imposer la nationalité russe aux Criméens713. La Russie ne devrait pas non plus être admise à user
de moyens de défense fondés sur l’existence de tels droits, comme lorsqu’elle avance que les
prétentions de l’Ukraine concernant la citoyenneté sont irrecevables au regard des paragraphes 2 et 3
707 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures
conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 140, par. 105.
708 Voir CMFR, deuxième partie, chap. I.
709 Ibid., par. 5.
710 Arrêt sur les exceptions préliminaires, p. 577, par. 29 ; voir aussi ibid., p. 576, par. 27.
711 Voir, par exemple, MU, par. 387, où il est expliqué que les «lois anti-extrémisme» faisaient partie d’une
«multitude de lois russes adoptées en Crimée en violation du droit international humanitaire».
712 Par exemple, concernant les rassemblements culturels, l’Ukraine a fait observer que, «[e]n violation du droit
international humanitaire, la Russie a[vait] introduit … ses propres lois répressives régissant les rassemblements publics».
Ibid., par. 481. Elle a ajouté que la Russie avait ensuite appliqué ces lois «de manière discriminatoire à l’effet de dénier
aux Ukrainiens et aux Tatars de Crimée la possibilité de célébrer, au même titre que la communauté des Russes de souche,
des événements culturels importants». Ibid. (les italiques sont de nous).
713 Voir, de manière générale, CMFR, deuxième partie, appendice C (où sont passées en revue les lois russes
relatives à la citoyenneté imposées en Crimée).
- 138 -
de l’article premier de la CIEDR, sur la base d’une distinction entre ressortissants et
non-ressortissants établie par elle-même sous prétexte d’exercer sa souveraineté en Crimée714.
B. L’Ukraine n’a pas à satisfaire à une norme de preuve plus exigeante pour la simple
raison que les violations de la CIEDR commises par la Russie sont systématiques
399. Dans son mémoire, l’Ukraine qualifiait la ligne de conduite générale de la Russie de
«campagne de discrimination raciale systématique à l’encontre des communautés ukrainienne et
tatare de Crimée»715. Comme elle l’expliquait tout au long du mémoire, cette campagne consistait
dans une multitude d’actes distincts attribuables à la Russie, dont chacun emportait violation de la
CIEDR716. Or la Russie soutient que, en conséquence, l’Ukraine doit satisfaire à une norme de preuve
plus rigoureuse exigeant la démonstration que les violations commises étaient toutes non seulement
intentionnelles, mais également «identiques ou analogues» et «liées entre elles»717.
400. D’entrée de jeu, cette théorie dénature les griefs de l’Ukraine. Cette dernière a montré
que la Russie avait commis une multitude de violations de la CIEDR, dont le cumul doit conduire à
la conclusion qu’il s’agissait d’une campagne de discrimination raciale systématique. La réponse de
la Russie, qui affirme que l’Ukraine ne peut prouver aucune de ces violations à moins d’établir que
chacune d’entre elles s’inscrivait dans une campagne systématique, pèche contre toute logique718.
401. En avançant que l’intention discriminatoire sous-jacente doit être démontrée pour
chacune des violations présumées de la CIEDR, la Russie contredit directement le texte clair de
celle-ci. En effet, le paragraphe 1 de l’article premier définit la discrimination raciale comme «toute
distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur … l’origine … ethnique, qui a pour but
ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des
conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales»719. Cette définition signifie
clairement que les griefs fondés aussi bien sur une discrimination intentionnelle que sur des actes
ayant un effet discriminatoire entrent dans le champ d’application de la CIEDR.
402. La Cour a reconnu l’importance de cette définition très large dans l’arrêt consacré aux
exceptions préliminaires qu’elle a rendu en l’affaire Qatar c. Emirats arabes unis, où elle a dit que
«[l]a convention interdi[sait] ainsi toutes les formes et toutes les manifestations de discrimination
raciale, qu’elles découlent du but d’une restriction donnée ou de son effet»720. Le juge Crawford a
également souligné ce point en l’espèce, relevant que «quel que soit son objectif déclaré, une
restriction p[ouvait] être constitutive d’une discrimination raciale si elle a[vait] pour «effet»
d’entraver la jouissance ou l’exercice, sur un pied d’égalité, des droits énoncés dans la CIEDR»721.
714 Voir ibid., par. 380 à 382.
715 MU, par. 587 ; voir aussi ibid., chap. 12.
716 Voir, de manière générale, ibid., chap. 8 à 10.
717 CMFR, deuxième partie, par. 87 à 102.
718 Voir Second Expert Report of Professor Sandra Fredman, 21 avril 2022, par. 14 (ci-après le «second rapport
Fredman») (annexe 5).
719 CIEDR, article premier, par. 1 (les italiques sont de nous).
720 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Qatar c. Emirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 35 et 36, par. 112 (les italiques sont
de nous), où sont également évoquées les «mesures [qui opèrent], par leur but ou par leur effet, une discrimination raciale».
721 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures
conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, déclaration de M. le juge Crawford, C.I.J. Recueil 2017, p. 215, par. 7.
- 139 -
Comme l’explique Sandra Fredman dans son second rapport d’expertise, le comité pour l’élimination
de la discrimination raciale (ci-après le «Comité de la CIEDR» ou le «Comité») a de même affirmé
que la convention interdisait à la fois «la discrimination délibérée ou intentionnelle et la
discrimination de fait»722. En matière contentieuse, par exemple, le Comité a systématiquement
affirmé qu’il était «contraire à l’interdiction, consacrée dans la Convention, de tout comportement
ayant un effet discriminatoire» d’exiger la preuve de l’intention discriminatoire723.
403. En permettant au demandeur de démontrer qu’une politique a un effet discriminatoire, la
CIEDR reconnaît qu’il est difficile, comme chacun le sait, de prouver une intention, surtout en
matière de discrimination724. Mais la possibilité de démontrer l’effet discriminatoire d’une politique
n’exclut pas que celle-ci ait pu être animée d’une intention discriminatoire dès le départ. En outre,
lorsqu’il est établi qu’une multitude de politiques et de mesures ont un effet discriminatoire, comme
c’est le cas en l’espèce, il est d’autant plus plausible d’en déduire qu’elles découlent d’une intention
discriminatoire.
404. L’Ukraine s’est acquittée de la charge de la preuve que lui impose la CIEDR en
démontrant que les agissements de la Russie avaient pour but ou pour effet (voire les deux) d’opérer
une discrimination raciale contre les communautés ukrainienne et tatare de Crimée725. La Cour
devrait écarter la proposition tendant à alourdir artificiellement la charge de la preuve qui pèse sur
l’Ukraine en exigeant qu’elle montre que la Russie a agi délibérément et dans le cadre d’un plan
méthodique s’agissant de tous les actes ou toutes les omissions dénoncés dans le mémoire726. Les
nombreuses violations de la CIEDR établies par l’Ukraine, prises dans leur ensemble, amènent
naturellement à la conclusion que la Russie s’est livrée à une campagne de discrimination
systématique.
722 Comité de la CIEDR, soixante-quinzième session, recommandation générale XXXII, Signification et portée des
mesures spéciales dans la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale,
doc. CERD/C/GC/32, 29 septembre 2009, par. 7 (les italiques sont de nous) (MU, annexe 790) ; voir aussi second rapport
Fredman, par. 7 à 10 (annexe 5).
723 Comité de la CIEDR, Opinion adoptée par le Comité en vertu de l’article 14 de la Convention, au sujet de la
communication no 52/2012, doc. CERD/C/89/D/52/2012, 8 juin 2016, par. 7.2 ; voir aussi Comité de la CIEDR,
communication no 56/2014, Opinion adoptée par le Comité à sa quatre-vingt-huitième session,
doc. CERD/C/88/D/56/2014, 6 janvier 2016, par. 7.4.
724 Voir Audrey Daniel, The Intent Doctrine and CERD: How the United States Fails to Meet Its International
Obligations in Racial Discrimination Jurisprudence, DePaul Journal for Social Justice, vol. 4.2 (printemps 2011), p. 264,
où il est noté qu’il «est presque impossible de prouver» que «l’acte discriminatoire supposé a été commis précisément dans
l’intention d’opérer une discrimination» et que la CIEDR permet en revanche aux demandeurs d’établir la discrimination
en montrant qu’un «acte a effectivement conduit à un résultat discriminatoire» (les italiques sont de nous), accessible à
l’adresse suivante : https://via.library.depaul.edu/cgi/viewcontent.cgi ?article=1040&context=jsj ; Theodor Meron, The
Meaning and Reach of the International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination, American
Journal of International Law, vol. 79 (1985), p. 288, où il est indiqué que la CIEDR «permet de déduire le but recherché à
partir de l’effet observé», ce qui est «particulièrement important lorsqu’une intention discriminatoire subtile ne ressort pas
de manière évidente des lois, politiques ou programmes» (MU, annexe 1011) ; voir aussi Comité de la CIEDR, observations
finales, Etats-Unis d’Amérique, doc. CERD/C/USA/CO/6, 8 mai 2008, par. 35, où le Comité, s’inquiétant de ce qu’un Etat
partie exige une «preuve de l’intentionnalité de la discrimination», ce qui est contraire au paragraphe 1 de l’article premier
de la CIEDR, recommandait que ledit Etat revoie sa législation «en vue d’instaurer … un partage plus équilibré s’agissant
de la charge de la preuve entre le demandeur … et le défendeur».
725 Voir, par exemple, MU, par. 383 (imposition de la citoyenneté russe et discrimination ultérieure) ; par. 392 et
393 (disparitions, meurtres, enlèvements et actes de torture) ; par. 413 (répression politique des Tatars de Crimée) ; par. 506
(restrictions et harcèlement visant les médias) ; par. 534 (déni des droits des minorités en matière d’éducation).
726 Voir CMFR, deuxième partie, par. 93 à 96, où la Russie prétend que l’Ukraine doit prouver que «les mesures
[qu’elle] aurait prises par discrimination … constitue[nt] des actes de discrimination raciale … intentionnels» s’inscrivant
dans un plan préconçu et méthodique.
- 140 -
405. La Russie n’avance aucun élément convaincant à l’appui de sa position. Elle cite la
décision prononcée par le Comité de la CIEDR dans l’affaire A.W.R.A.P. c. Danemark, affirmant que
celui-ci avait exigé que soit démontrée «l’intention de spécifiquement et «directement vis[er]»» ces
groupes ethniques «en tant que tels»727. Mais, comme l’explique Mme Fredman, l’interprétation que
fait la Russie de cette décision est carrément erronée728, tout comme l’invocation par elle de l’affaire
Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro pour affirmer que l’Ukraine doit satisfaire à une norme
de preuve plus exigeante en raison de la prétendue «gravité» des allégations soulevées729. Dans son
arrêt, la Cour a relevé en l’occurrence que, s’agissant d’assertions selon lesquelles une partie aurait
manqué de prévenir et de réprimer le crime de génocide, elle «exige[ait] [que ces assertions] soi[ent]
prouvée[s] avec un degré élevé de certitude» de sorte que la commission des actes en cause soit
«clairement avér[ée]»730. Bien que les allégations de l’Ukraine soient indéniablement sérieuses par
nature, elles ne portent pas sur des violations semblables à celles qui étaient en cause en l’affaire
Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro731.
406. En résumé, la Russie n’a nullement justifié pourquoi l’Ukraine devrait satisfaire à une
norme de preuve plus exigeante que celle qui s’applique habituellement aux griefs présentés sous le
régime de la CIEDR, et l’Ukraine s’est manifestement acquittée de la charge de la preuve qui lui
incombait concernant ses allégations de violation de la convention par la Russie.
C. Il n’est pas contesté que les communautés ukrainienne et tatare
de Crimée sont des groupes ethniques au sens de la CIEDR
407. L’Ukraine soutient que les actes et omissions de la Russie ont mis les Ukrainiens et les
Tatars de Crimée en proie à la discrimination. Dans son contre-mémoire, la Russie «convien[t] que
les Ukrainiens de souche et les Tatars de Crimée constituent des groupes ethniques protégés au titre
de la CIEDR»732. Si elle conteste certains aspects de la définition que l’Ukraine donne de la
727 CMFR, deuxième partie, par. 93, citant Comité de la CIEDR, A.W.R.A.P. c. Danemark,
communication no 37/2006, doc. CERD/C/71/D/37/2006, 8 août 2007 (MU, annexe 799), par. 6.2.
728 Voir second rapport Fredman, par. 16 et 17 (annexe 5). La Russie cite également Le Procureur c. Radislav
Krstić pour faire valoir que «les victimes [devaient] être «prises pour cible en raison de leur appartenance» à un groupe
national ou ethnique» : CMFR, deuxième partie, par. 93 (italiques omis), citant Tribunal pénal international pour
l’ex-Yougoslavie (ci-après le «TPIY»), Le Procureur c. Radislav Krstić, affaire no IT-98-33-T, jugement du 2 août 2001,
par. 561 (MU, annexe 993). Pourtant, dans cette affaire, le Tribunal s’est attaché précisément à «l’intention caractéristique
du crime de génocide», c’est-à-dire «[l]’intention de détruire … un groupe comme tel», qui «présuppose que les victimes
soient choisies en raison de leur appartenance au groupe» : TPIY, Le Procureur c. Radislav Krstić, affaire no IT-98-33-T,
jugement du 2 août 2001, par. 561 (MU, annexe 993). Rien n’y est dit au sujet de la norme de preuve applicable aux griefs
formulés sous le régime de la CIEDR.
729 Voir CMFR, deuxième partie, par. 4, citant Application de la convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 129 et 130, par. 209 et
210.
730 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 129 et 130, par. 209 et 210.
731 La Russie invoque également la jurisprudence pénale où est examinée la question de savoir si le procureur a
prouvé les éléments constitutifs de crimes contre l’humanité, en particulier la présence d’une «attaque systématique». Voir
CMFR, deuxième partie, par. 94 à 96 et notes 185, 191 et 192. Les affaires invoquées, ainsi que le projet d’articles sur la
responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, où sont analysés les éléments substantiels des crimes de droit
international, ne sont d’aucune aide pour établir les éléments dont l’Ukraine doit ici apporter la preuve, à savoir les actes
de discrimination raciale commis par un Etat qui emporteraient violation de la CIEDR. Voir ibid., par. 95 et 96, et notes 188
à 192.
732 Ibid., par. 113, citant l’arrêt sur les exceptions préliminaires, p. 595, par. 95.
- 141 -
communauté ukrainienne733, elle ne va pas jusqu’à dire que le moindre désaccord entre les Parties au
sujet de la délimitation exacte de ce groupe ethnique remettrait en cause la validité des prétentions
de l’Ukraine. Ainsi, la critique que la Russie a formulée au sujet de la définition proposée par
l’Ukraine est sans conséquence en droit. L’Ukraine s’y intéressera néanmoins brièvement afin de
rétablir la vérité.
408. Dénaturant complètement les propos du mémoire, la Russie affirme que «l’opinion
politique» ne peut à elle seule constituer le fondement d’un groupe ethnique et que la définition que
donne l’Ukraine de l’appartenance ethnique, à savoir que les «groupes ethniques [se définiraient] en
fonction de leur position sur [le statut de la Crimée]» signifie que ses prétentions débordent le champ
d’application de la CIEDR734. Elle est si peu convaincue de sa propre position à ce sujet qu’elle
s’efforce de déformer la thèse de l’Ukraine en lui faisant dire que l’appartenance d’une personne à
un groupe ethnique dépend de son «opinion politique» ; or l’Ukraine n’a jamais rien dit de tel.
409. Comme l’a expliqué l’Ukraine dans son mémoire, citant le premier rapport d’expertise
de Mme Fredman, «on détermine généralement si un groupe a une même identité ethnique eu égard
à des critères aussi bien subjectifs qu’objectifs»735. Au nombre des critères objectifs, on compte
l’affiliation religieuse, la langue et la culture ; les facteurs subjectifs comprennent aussi bien la
perception que les personnes ont d’elles-mêmes que la manière dont elles sont perçues par la
population dominante, en tant que groupe ethniquement différent736. Mettant ces critères en
application, l’Ukraine indiquait que l’une des (nombreuses) manières dont les personnes d’origine
ethnique ukrainienne pouvaient se définir elles-mêmes serait leur «vision commune quant au
maintien de la Crimée dans le territoire souverain de l’Ukraine»737.
410. Il ne devrait pas prêter à controverse de dire que les groupes ethniques se caractérisent
souvent par le désir de vivre ensemble dans un Etat politique commun. Dans son deuxième rapport
d’expertise, Paul Magocsi indique qu’il s’agit là de l’un des objectifs du mouvement nationaliste
ukrainien depuis le XIXe siècle738. Comme il l’explique, au cours des trente années d’existence de
l’Etat ukrainien indépendant depuis 1991, le sentiment d’appartenance à cet Etat est devenu un
élément de plus en plus important de la perception identitaire ukrainienne, en particulier chez les
jeunes qui n’ont pas connu autre chose739. Dans la situation particulière où se trouve la Crimée depuis
l’envahissement russe en février 2014, comme actuellement dans le cadre de la nouvelle invasion du
733 En affirmant que ce problème de définition concerne à la fois la communauté ukrainienne et la communauté
tatare de Crimée, la Russie déforme la position de l’Ukraine. Dans son mémoire, cette dernière n’a évoqué la question de
la qualité d’Etat qu’en ce qui concerne sa définition de la communauté ukrainienne. Comparer MU, par. 583 à 586,
décrivant la communauté ukrainienne de Crimée, et ibid., par. 580 à 582, décrivant la communauté tatare de Crimée.
734 CMFR, deuxième partie, par. 109 à 118.
735 MU, par. 578, citant First Expert Report of Professor Sandra Fredman (ci-après le «premier rapport Fredman»)
(MU, annexe 22), par. 19 à 37.
736 Voir MU, par. 578, citant le premier rapport Fredman, par. 19 à 37 (MU, annexe 22) ; voir aussi second rapport
Fredman, par. 30 (annexe 5).
737 MU, par. 584 et 585 ; voir aussi second rapport Fredman, sect. IV B (annexe 5).
738 Voir Second Expert Report of Professor Paul Magocsi, 14 avril 2022, sect. II (ci-après le «second rapport
Magocsi») (annexe 6).
739 Voir ibid., sect. III.
- 142 -
territoire ukrainien tout entier, il n’est guère étonnant que cette dimension de la perception identitaire
ait pris une importance renouvelée pour de nombreux Ukrainiens de Crimée740.
411. Il est donc absurde d’affirmer, comme le fait la Russie, que l’identité d’une personne en
tant qu’elle serait d’origine ethnique ukrainienne ou tatare de Crimée pourrait changer selon son
opinion au sujet du statut de la Crimée, ou qu’un membre des groupes en cause qui tendrait à se
ranger du côté de la Russie ne serait plus protégé par la convention741. L’Ukraine ne prétend pas que
l’appartenance ethnique d’une personne ne dépend que de son «opinion politique», mais bien, comme
l’explique Mme Fredman dans son deuxième rapport d’expertise, que la communauté politique (et
donc la collectivité civile) dont elle s’estime le plus proche est un facteur pertinent pour déterminer
l’appartenance ethnique742. Comme l’Ukraine l’a déjà indiqué, pour les Tatars de Crimée, d’autres
facteurs tels que l’histoire commune, la religion, la langue et le fait qu’ils aient longtemps été traités
comme un groupe distinct, notamment lors du traumatisme collectif qu’a constitué le Sürgün,
prennent une importance dominante743.
412. La Russie adopte un point de vue rétrograde et statique sur l’identité ethnique, se
réclamant de l’arrêt sur les exceptions préliminaires rendu en l’affaire Qatar c. Emirats arabes unis
pour dire que «la Cour a confirmé que les «éléments de la définition de la discrimination raciale…»
— en particulier l’«origine nationale ou ethnique» — étaient «des caractéristiques inhérentes à la
personne à la naissance»»744. Or, dans cette affaire, la Cour était appelée à se prononcer sur la
signification de l’origine nationale et non celle de l’origine ethnique745. Le Qatar affirmait que
«l’origine nationale» englobait la nationalité actuelle, de sorte que les restrictions imposées par les
EAU aux nationaux qatariens étaient constitutives de discrimination raciale746. Pour conclure que le
terme «origine nationale» ne recouvrait pas la nationalité actuelle, la Cour s’est appuyée sur le fait
que les mesures fondées sur la citoyenneté étaient exclues du champ de la CIEDR par les
paragraphes 2 et 3 de son article premier, ainsi que sur des éléments des travaux préparatoires
montrant que les rédacteurs considéraient l’origine nationale et la nationalité actuelle comme deux
740 Voir ibid., par. 68 à 70, où l’on voit également comment la récente invasion russe de l’Ukraine a démontré la
force de l’identité commune ukrainienne, qui se caractérise notamment «par son opposition à la Russie et son alignement
avec les valeurs européennes».
741 Voir CMFR, deuxième partie, par. 123 à 126.
742 Voir second rapport Fredman, sect. IV B (annexe 5).
743 Voir MU, par. 580 à 582. S’agissant des groupes ethniques, il est tout aussi réducteur de la part de la Russie de
considérer, comme elle le fait à tort, que les prétentions de l’Ukraine sont fondées sur la discrimination religieuse et
débordent ainsi le champ d’application de la CIEDR. Voir CMFR, deuxième partie, par. 127 à 129. Contrairement à ce
qu’affirme la Russie, l’Ukraine n’a pas «fond[é] exclusivement ses accusations de «discrimination raciale» sur des motifs
religieux», ni d’ailleurs sur «l’opposition politique». Ibid., par. 129. La Russie semble croire que la discrimination exercée
contre un groupe ethnique qui se trouve partager une même religion constitue nécessairement une discrimination religieuse.
Elle n’étaye cependant nullement cette affirmation, qui est contredite par la description que fait l’Ukraine d’une campagne
de discrimination visant non pas seulement des institutions ou des pratiques religieuses, mais plus généralement les Tatars
de Crimée et leurs institutions culturelles dans leur ensemble. En outre, l’Ukraine estime que l’extrémisme religieux
invoqué par la Russie n’était qu’un prétexte dont cette dernière s’est autorisée pour prendre certaines mesures qui, en réalité,
s’inscrivaient dans une stratégie plus large de répression collective visant les communautés ukrainienne et tatare de Crimée.
Voir, par exemple, MU, par. 426.
744 CMFR, deuxième partie, par. 111, citant Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes
les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021,
p. 26, par. 81.
745 Voir Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Qatar c. Emirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, par. 112.
746 Ibid.
- 143 -
concepts différents747. Ces considérations n'entrent pas en jeu pour ce qui concerne l’origine
ethnique.
413. Il convient d’interpréter le terme «origine ethnique» en soi, au moyen des règles énoncées
dans la convention de Vienne sur le droit des traités748. Le sens ordinaire de ce terme, lu dans son
contexte et à la lumière de l’objet et du but de la CIEDR, ne peut être artificiellement circonscrit,
comme le laisse entendre la Russie, à une caractéristique inhérente à la naissance. Dans le cadre de
la définition des fondements de la discrimination raciale visés par la convention, celle-ci distingue
l’«origine ethnique» de l’«ascendance», laquelle désigne «le fait de descendre d’une lignée
ancestrale»749. Si l’«origine ethnique» avait un sens statique, de sorte qu’elle soit immuable et acquise
dès la naissance, il serait parfaitement redondant de lui adjoindre le terme «ascendance». De plus, la
convention donne un sens apparenté aux termes «origine ethnique» et «groupe ethnique», ce qui
confirme que le sens du premier n’est pas si limité750.
414. Le terme «origine ethnique» renvoie donc à l’appartenance ethnique en tant que concept
dynamique et évolutif, et la Russie a tort de considérer que l’affaire Qatar c. Emirats arabes unis,
dans laquelle il était question d’un autre terme dans un contexte différent, peut en dicter le sens. En
outre, comme l’explique Mme Fredman dans son second rapport d’expertise, cette interprétation
concorde non seulement avec celle du Comité de la CIEDR, mais aussi avec le sens que revêt ce
terme en droit pénal international751.
415. En résumé, les arguments de la Russie au sujet de l’appartenance ethnique tombent à plat.
Quoi qu’il en soit, la Russie convient que les communautés ukrainienne et tatare de Crimée sont des
groupes ethniques au sens de la CIEDR, ce qui est suffisant aux fins de déterminer la responsabilité.
D. Les considérations politiques invoquées par la Russie
n’excusent en rien la discrimination raciale
416. La Russie dénature également les griefs de l’Ukraine en affirmant qu’ils constituent des
allégations de discrimination politique752. Cette distorsion repose sur la déformation antérieure de la
définition proposée par l’Ukraine de la perception identitaire, laquelle serait selon elle fondée sur
l’«opinion politique». La Russie laisse ainsi entendre que l’Ukraine tire grief de ce qu’elle ait sévi
contre des individus sur la base de leurs opinions politiques, c’est-à-dire parce qu’ils s’opposaient à
l’annexion de la Crimée, alors que pareille discrimination politique n’entre pas dans le champ
d’application de la CIEDR.
417. L’argument de la Russie trahit son incompréhension des prescriptions du paragraphe 1
de l’article premier de la convention, lequel définit la discrimination raciale. L’entrée en jeu de cette
747 Ibid., par. 83 et 93 à 97.
748 Convention de Vienne sur le droit des traités, 23 mai 1969, RTNU, vol. 1155, p. 331, art. 31 et 32.
749 Traduction de la définition du terme «descent» donnée par le Merriam-Webster Online Dictionary (2021) ;
CIEDR, article premier, par. 1.
750 Voir CIEDR, art. 7.
751 Voir second rapport Fredman, sect. IV A (annexe 5). Mme Fredman cite en exemple les tribunaux pénaux
internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, ainsi que la Commission du cessez-le-feu pour le Darfour, qui ont
reconnu que le sentiment d’appartenance à un groupe ethnique pouvait varier au fil du temps, en fonction de l’évolution de
l’environnement social et politique. Voir ibid., par. 34 à 40.
752 Voir CMFR, deuxième partie, par. 115 à 117.
- 144 -
disposition exige seulement l’adoption d’une distinction fondée sur l’appartenance ethnique et ayant
pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la jouissance, par un groupe donné, de certains
droits de l’homme précis753. Elle ne dit rien des motifs de l’introduction d’une telle distinction
discriminatoire. Ainsi, l’Etat qui opère une discrimination contre un groupe protégé pour des raisons
politiques ou économiques ou sans raison aucune se rend coupable de discrimination raciale, quel
qu’en soit le motif éventuel754.
418. Il s’ensuit que les visées politiques ayant pu motiver la décision de la Russie de se livrer
à la discrimination raciale contre les communautés ukrainienne et tatare de Crimée ne changent rien
au caractère de cette discrimination, ni ne déchargent la Russie de la responsabilité qui est la sienne
au regard de la CIEDR. Un parfait exemple en la matière, évoqué par Mme Fredman dans son
rapport, est l’expulsion des Tatars de Crimée en 1944755. L’Union soviétique avait alors prétexté de
la supposée collaboration de ces derniers avec l’Allemagne pendant la seconde guerre mondiale pour
procéder à leur déportation756. Cette expulsion aurait sans nul doute été considérée comme
constitutive de discrimination raciale si la CIEDR avait été en vigueur à l’époque, puisque la
communauté des Tatars de Crimée dans son ensemble a été privée de ses droits de l’homme,
contrairement à la majorité de la population criméenne, qui n’a pas été déportée. Que le facteur
déclenchant de l’expulsion ait été un motif politique, à savoir la punition des prétendus
collaborateurs, ne change rien à cette conclusion757.
419. Il en va malheureusement de même aujourd’hui. La Russie a opéré une discrimination
raciale contre les communautés ukrainienne et tatare de Crimée en menant des activités qui les
touchaient de manière disproportionnée par rapport à la communauté d’origine ethnique russe en
Crimée. Les motifs initiaux d’ordre politique ou autre ne changent rien aux allégations de l’Ukraine
selon lesquelles la Russie a violé la CIEDR, question que la Cour peut trancher sans égard à la
motivation. Il y a donc lieu de rejeter l’argument tendant à présenter les griefs de l’Ukraine comme
relevant de la discrimination politique.
E. L’Ukraine est en droit de fonder ses prétentions
sur des éléments de preuve non statistiques
420. L’assertion fallacieuse de la Russie selon laquelle l’Ukraine doit fournir, à l’appui de ses
allégations, des «données statistiques» concernant le traitement réservé par la Russie aux
communautés d’origine ethnique ukrainienne et tatare de Crimée ne trouve d’appui ni dans le texte
de la convention, ni dans la pratique du Comité de la CIEDR, ni dans la jurisprudence s’y
rapportant758. La Russie fait fausse route en considérant que l’une des façons de démontrer un effet
et une intention discriminatoires est la seule qui soit recevable. Or non seulement il est inutile que
l’Ukraine apporte des preuves statistiques supplémentaires, il serait irréaliste et stérile de lui imposer
cette contrainte dans le contexte de la présente espèce, où la Russie occupe la Crimée par la force, ce
qui limite considérablement sa capacité d’y recueillir des données statistiques.
753 Voir supra, notes 720 à 725 et paragraphes correspondants.
754 Voir second rapport Fredman, sect. III (annexe 5).
755 Voir ibid., par. 27 ; voir aussi First Expert Report of Professor Paul Magocsi, 4 juin 2018 (ci-après le «premier
rapport Magocsi») (MU, annexe 21), par. 33.
756 Voir premier rapport Magocsi, par. 33 ; State Defense Committee of the Soviet Union Decree No. 589ss “On
the Crimean Tatars”, 11 mai 1944 (MU, annexe 871).
757 Voir second rapport Fredman, par. 27 et 28, où l’on trouve cet exemple historique, ainsi que celui de la
discrimination raciale exercée pour des motifs politiques au temps de l’apartheid en Afrique du Sud (annexe 5).
758 Voir CMFR, deuxième partie, par. 97.
- 145 -
421. La Russie a beau prétendre que l’obligation de fournir des preuves statistiques détaillées
est bien établie en droit, le Comité de la CIEDR a reconnu que «la discrimination indirecte ne
[pouvait] être démontrée que par des preuves indirectes» et n’a «communiqué aucune règle précise
aux Etats parties concernant les éléments de preuve» requis s’agissant des agissements aux effets
discriminatoires759. La Russie n’a pas fait référence à la moindre décision du Comité imposant
l’obligation de fournir des données statistiques. Dans la seule opinion citée par elle760 et prononcée
en l’affaire A.W.R.A.P. c. Danemark, le Comité n’a pas abordé la nécessité d’apporter des éléments
de preuve statistiques ; il a simplement conclu que les allégations de discrimination religieuse en
cause ne mettaient en cause aucun droit protégé et, à ce titre, n’entraient pas dans le champ
d’application de la CIEDR761.
422. De plus, s’il est en théorie juste d’affirmer, comme le fait la Russie, que «le Comité de la
CIEDR s’attache à disposer de données statistiques fiables dans le cadre de ses travaux et de sa
pratique»762, cette assertion est trompeuse dans le contexte particulier de la charge de la preuve qui
pèse sur l’Ukraine en l’espèce. La Russie a raison de dire que la Comité de la CIEDR demande
parfois aux Etats parties de fournir des données statistiques. Cependant, comme il ressort clairement
du document cité par la Russie à ce sujet, tel est le cas lorsque le Comité souhaite s’assurer que les
Etats parties respectent généralement les obligations qui leur incombent au titre de la CIEDR et
lorsqu’il recommande la prise de mesures internes pour prévenir ou éliminer la discrimination763. On
ne saurait assimiler, comme la Russie tente de le faire, ce type de demande de données adressée aux
Etats parties dans le cadre de l’établissement de rapports périodiques relatifs à l’observation de leurs
engagements à une obligation en matière de preuve qui serait imposée au demandeur saisissant
d’allégations de discrimination un organe juridictionnel tel que le Comité de la CIEDR ou la Cour
de céans764.
423. La Russie cite également des précédents tirés de la jurisprudence de la Cour qui ne sont
cependant pas pertinents en l’espèce765. De fait, la Cour n’a jamais exigé que des données statistiques
soient fournies à l’appui d’allégations de discrimination formulées sous le régime de la CIEDR. Pas
plus que dans A.W.R.A.P. c. Danemark il n’est question, en l’affaire Qatar c. Emirats arabes unis,
de la charge de la preuve qui incombe au demandeur soulevant une allégation de discrimination766.
Dans l’arrêt consacré aux exceptions préliminaires qu’elle a rendu dans cette affaire, la Cour n’a pas
759 Voir Patrick Thornberry, Article 1: Definition of Racial Discrimination, in The International Convention on the
Elimination of All Forms of Racism: A Commentary (Oxford University Press 2016), p. 116 (annexe 124).
760 Voir le CMFR, deuxième partie, par. 97.
761 Voir, de manière générale, Comité de la CIEDR, A.W.R.A.P. c. Danemark, communication no 37/2006,
doc. CERD/C/71/D/37/2006, 8 août 2007 (MU, annexe 799).
762 CMFR, deuxième partie, par. 97 ; voir aussi ibid., appendice A, par. 9.
763 Voir ibid., par. 97, note 195, citant Linos-Alexandre Sicilianos, L’actualité et les Potentialités de la Convention
sur L’élimination de la Discrimination Raciale, Revue trimestrielle des droits de l’homme, vol. 64 (2005), p. 873
(annexe 115) ; voir aussi Patrick Thornberry, Article 1: Definition of Racial Discrimination, in The International
Convention on the Elimination of All Forms of Racism: A Commentary (Oxford University Press 14 July 2016), p. 116, où
il est noté que le Comité de la CIEDR demande aux Etats de fournir des «données générales relatives aux groupes»
(annexe 124).
764 Voir CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 9, note 11, citant Comité de la CIEDR, observations finales,
Ukraine, doc. CERD/C/UKR/CO/19-21, 29 août 2011, par. 7, et avançant que l’Ukraine n’a pas fourni les données
statistiques requises en l’affaire par référence à une demande du Comité de la CIEDR de fournir de telles données dans un
rapport périodique concernant le respect des obligations imposées par la convention.
765 Voir le CMFR, deuxième partie, par. 97 et notes 196 et 199.
766 Voir, de manière générale, Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021.
- 146 -
précisé le type de preuves qui suffirait à étayer les allégations de discrimination soulevées par le
Qatar, et n’a fait aucune mention des données statistiques767.
424. La Russie a donc doublement tort. Ni la Cour ni le Comité de la CIEDR n’exige de
quiconque formule des allégations de discrimination qu’il fournisse des preuves statistiques
détaillées. Cela posé, pour les allégations qui se prêtaient à une analyse statistique et lorsque les
données utiles étaient disponibles, l’Ukraine a fourni celles-ci alors même que ce n’était pas
nécessaire. En présentant des éléments de preuve relatifs à des faits précis, accompagnés de
statistiques dans la mesure du possible, et en comparant le traitement réservé aux communautés
ukrainienne et tatare de Crimée avec celui dont ont fait l’objet les personnes d’origine ethnique russe,
l’Ukraine s’est pleinement acquittée des obligations applicables aux allégations de discrimination
raciale.
F. La Russie ne peut prétexter de préoccupations relatives à la sécurité nationale
ou à l’extrémisme pour justifier la violation de la CIEDR
425. S’efforçant une fois de plus de se soustraire à sa responsabilité pour les violations de la
CIEDR qu’elle a commises, la Russie invoque de prétendues préoccupations relatives à la sécurité
nationale, à l’extrémisme et à l’ordre public pour justifier ses agissements discriminatoires. Pourtant,
la législation russe en matière de lutte contre l’extrémisme et de rassemblements publics, qui n’est
en aucune manière conforme aux normes internationales, n’est qu’un prétexte commode dont se sert
la Russie pour renier ses engagements. Quand bien même les préoccupations de celle-ci en matière
de sécurité nationale seraient légitimes, la CIEDR ne lui permettrait néanmoins pas d’opérer une
discrimination raciale sur cette base.
426. Dans son mémoire, l’Ukraine a démontré que les lois antiextrémisme adoptées par la
Russie octroyaient aux autorités des pouvoirs arbitraires qui, dans le cas de la Crimée, étaient
employés au détriment des communautés ukrainienne et tatare de Crimée768. Comme l’explique
Martin Scheinin dans son rapport d’expertise, ces lois, y compris la loi sur la lutte contre le
terrorisme, la loi sur la lutte contre les activités extrémistes et les textes d’incrimination connexes
figurant au code pénal et au code administratif russes, ont été largement critiquées, notamment parce
que leur libellé, «vague et trop général», peut aisément être «utilisé à mauvais escient … pour mettre
les autorités à l’abri de toute critique»769. Dans plusieurs affaires récentes, la Cour européenne des
droits de l’homme a indiqué que ces lois n’étaient pas conformes aux normes juridiques
internationales relatives aux limitations des droits de l’homme considérées comme acceptables770.
Elle a en particulier critiqué l’omission, de la part des juridictions russes, de fournir des motifs
«pertinents et suffisants» pour justifier les restrictions apportées à la liberté d’expression au nom de
la sécurité nationale, et a régulièrement jugé que les peines d’emprisonnement et autres sanctions
767 Voir, de manière générale, ibid.
768 Voir, par exemple, MU, par. 443, au sujet des lois antiextrémisme dans le contexte des perquisitions et détentions
arbitraires ; ibid., par. 514 à 521, cette fois dans le contexte des restrictions et du harcèlement visant les médias.
769 Article 19 and SOVA Center for Information and Analysis, Rights in Extremis: Russia’s Anti-Extremism
Practices from an International Perspective, 2019, p. 17 à 19, accessible à l’adresse suivante : https://u.pcloud.link/
publink/show ?code=XZqg3HkZU9jKLdd0hGH23cIdIrhCO7BnNLhX ; voir aussi Expert Report of Professor Martin
Scheinin, 14 avril 2022, par. 35 à 40 (ci-après le «rapport Scheinin») (annexe 7).
770 Voir, de manière générale, par exemple, Dmitriyevskiy c. Russie, CEDH, requête no 42168/06, arrêt (en anglais),
3 octobre 2017 ; Stomakhin c. Russie, CEDH, requête no 52273/07, arrêt (en anglais), 9 mai 2018 ; Alekhina c. Russie,
CEDH, requête no 38004/12, arrêt (en anglais), 17 juillet 2018 ; Savva Terentyev c. Russie, CEDH, requête no 10692/09,
arrêt (en anglais), 28 août 2018 ; voir aussi rapport Scheinin, par. 41, où il est question d’autres affaires portées devant la
Cour européenne des droits de l’homme (annexe 7).
- 147 -
imposées par les tribunaux étaient «disproportionnées» par rapport aux «ambitions légitimes» des
mesures de sécurité nationale invoquées par la Russie771.
427. A la manière des lois antiextrémisme, les lois de la Russie qui imposent des restrictions
en matière de rassemblements publics ont conféré aux autorités un large pouvoir discrétionnaire pour
porter atteinte arbitrairement à la liberté de réunion des communautés ukrainienne et tatare de
Crimée, ainsi que l’Ukraine l’a démontré dans son mémoire772 et l’expose plus en détail au
chapitre 15 de la présente réplique.
428. A supposer que la Russie fasse un emploi légitime de ces textes en vue de contrer une
menace extrémiste ou pesant sur la sécurité nationale, ou un risque pour l’ordre public, de telles
menaces n’autorisent nullement les Etats à se dérober aux obligations qui leur incombent au titre de
la CIEDR. Comme l’explique M. Scheinin, la CIEDR ne contient aucune clause de limitation ou de
dérogation qui autoriserait les parties à ne pas respecter ses dispositions sur la base de motifs touchant
à la sécurité nationale ou à l’ordre public, ou pour quelque autre raison773. Au contraire,
«l’interdiction de la discrimination raciale est absolue»774. Cette conclusion concorde avec le principe
de non-discrimination, énoncé dans divers traités relatifs aux droits de l’homme, selon lequel l’Etat
doit s’abstenir de toute restriction des droits de l’homme à caractère discriminatoire775.
429. De plus, la Russie a beau prétendre que des préoccupations ayant trait à la sécurité
nationale, à l’extrémisme ou à l’ordre public justifient qu’elle impose des restrictions à l’exercice de
certains droits de l’homme substantiels sous-jacents (par exemple, la liberté d’expression ou la liberté
de réunion), elle est très loin de satisfaire aux règles strictes encadrant ce type de restriction. Comme
M. Scheinin l’explique également, le droit international autorise certaines limitations restreintes de
ces droits de l’homme substantiels, mais seulement sous réserve que certaines conditions
extrêmement rigoureuses soient remplies776. En outre, certains traités contiennent des clauses
autorisant expressément la restriction de droits spécifiques. On retiendra ici que les dispositions
relatives aux libertés d’expression, de réunion et d’association figurant dans la Convention de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la «Convention européenne
des droits de l’homme») et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques définissent les
771 Voir Dmitriyevskiy c. Russie, CEDH, requête no 42168/06, arrêt (en anglais), 3 octobre 2017, par. 115 et 118 ;
Alekhina c. Russie, CEDH, requête no 38004/12, arrêt (en anglais), 17 juillet 2018, par. 228, 264 et 268 ; Savva Terentyev
c. Russie, CEDH, requête no 10692/09, arrêt (en anglais), 28 août 2018, par. 82 et 86.
772 Voir, par exemple, MU, par. 481 et 482 à 502.
773 Voir rapport Scheinin, sect. III (annexe 7).
774 Ibid., par. 14.
775 Voir, par exemple, Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre
1950, art. 14 ; Pacte international relatif aux droits civils et politiques, R.T.N.U. vol. 999, p. 171, 19 décembre 1966, art. 4,
par. 1, et art. 26 ; Comité des droits de l’homme, 102e session, observation générale no 34, Article 19 : Liberté d’opinion et
liberté d’expression, doc. CCPR/C/GC/34, 12 septembre 2011 (ci-après l’«observation générale no 34»), par. 26 ; Comité
des droits de l’homme, observation générale no 37 (2020) sur le droit de réunion pacifique (art. 21), doc. CCPR/C/GC/37,
17 septembre 2020 (ci-après l’«observation générale no 37»), par. 8, 25, 36 et 100.
776 Voir rapport Scheinin, par. 21 à 23 (annexe 7) ; voir aussi, par exemple, Nations Unies, Assemblée générale,
Déclaration universelle des droits de l’homme, résolution 217 (III) A, doc. A/RES/217(III), 10 décembre 1948, art. 29,
par. 2 et 3, et art. 30 ; Pacte international relatif aux droits civils et politiques, RTNU, vol. 999, p. 171, 19 décembre 1966,
art. 5, par. 1 ; Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, RTNU, vol. 993, p. 3, 16 décembre
1966, art. 4 et art. 5, par. 1 ; Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, art. 17.
- 148 -
conditions précises dans lesquelles des mesures de restriction peuvent être prises777, conditions
considérées comme particulièrement exigeantes en la matière778. De plus, le Comité des droits de
l’homme, dans son interprétation du Pacte, et la Cour européenne des droits de l’homme, dans celle
qu’elle a faite de la Convention européenne des droits de l’homme, ont indiqué qu’une mesure de
restriction n’était permise que s’il n’existait aucun moyen moins intrusif d’aboutir au résultat
recherché779. Or la Russie n’a absolument rien fait pour tenter de remplir ces conditions, par exemple
en invoquant officiellement une dérogation au respect des droits de l’homme, en expliquant la façon
dont elle aurait limité et adapté les dispositions prises ou en expliquant pourquoi elle ne pouvait pas
prendre de mesures moins radicales780. Elle semble au contraire estimer que la sécurité nationale, la
lutte contre l’extrémisme et l’ordre public sont des raisons suffisantes pour lui permettre de déroger
à ses obligations en matière de droits de l’homme, raisons qu’elle peut invoquer a posteriori et à
volonté.
430. En ce qui concerne en particulier la sécurité nationale, si certains organes internationaux
de protection des droits de l’homme l’ont parfois considérée comme un motif légitime justifiant
l’adoption par les Etats de mesures de restriction de l’exercice des droits de l’homme, il est également
reconnu que cette justification présente des risques considérables, surtout lorsque sont en jeu les
libertés d’expression, de réunion et d’association781. La Cour européenne des droits de l’homme, par
exemple, fait preuve de «la plus grande rigueur lorsqu’il s’agit d’accepter la «sécurité nationale»
comme motif légitime de restriction» de la liberté d’association ou de réunion782. Le Comité des
droits de l’homme a dit également que les Etats devaient prendre «les plus grandes précautions» pour
s’assurer que les lois «relatives à la sécurité nationale … soient conçues et appliquées d’une façon
qui garantisse la compatibilité avec les conditions strictes» énoncées dans les clauses autorisant la
limitation des libertés d’expression, de réunion et d’association783.
431. En outre, comme le conclut M. Scheinin, le droit international n’étaye guère l’idée que la
lutte contre l’«extrémisme» puisse être considérée comme faisant partie des motifs légitimes
susceptibles de justifier la limitation des droits de l’homme784. Ainsi, quand bien même la Russie
777 Pacte international relatif aux droits civils et politiques, art. 19, par. 3, art. 21 et art. 22, par. 2. Convention
européenne des droits de l’homme, art. 10, par. 2, et art. 11, par. 2. De même, les points viii) à ix) de l’alinéa d) de l’article 5
de la CIEDR protègent les libertés d’opinion, d’expression, de réunion et d’association et, bien que la CIEDR ne donne pas
davantage de précisions à leur sujet, les «restrictions communes» dont elles sont susceptibles de faire l’objet, selon d’autres
traités relatifs aux droits de l’homme et les normes internationales, «sont implicitement acceptées par le Comité [de la
CIEDR], sous réserve qu’elles n’impliquent pas de discrimination raciale». Patrick Thornberry, “Article 5: Civil and
Political Rights”, in The International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination: A
Commentary, Oxford University Press, 2016, p. 362 (annexe 125).
778 Voir, par exemple, Stankov c. Bulgarie, CEDH, requêtes nos 29221/95 et 29225/95, arrêt (en anglais), 2 octobre
2001, par. 87, où l’une des conditions est la «nécessité sociale impérieuse» ; Lashmankin c. Russie, CEDH,
requête no 57818/09, arrêt, 7 février 2017, par. 411 et 445 ; Comité des droits de l’homme, 19e session, observation
générale no 10, Article 19: Freedom of Opinion, 1983, par. 4 ; Comité des droits de l’homme, observation générale no 34,
par. 21.
779 Comité des droits de l’homme, observation générale no 34, par. 22 et 33 à 35 ; observation générale no 37,
par. 36, 37 et 40 ; Lashmankin c. Russie, CEDH, requête no 57818/09, arrêt (en anglais), 7 février 2017, par. 434.
780 Voir rapport Scheinin, par. 26 et 27 (annexe 7).
781 Voir, par exemple, Theodore Christakis & Katia Bouslimani, National Security, Surveillance, and Human
Rights, in Oxford Handbook of the International Law of Global Security (Robin Geiss & Nils Melzer, eds., Oxford
University Press 2021), p. 700 (annexe 127) ; voir aussi Başkaya c. Turquie, CEDH, requêtes nos 23536/94 et 24408/94,
arrêt (en anglais), 8 juillet 1999, par. 61 à 67.
782 William A. Schabas, The European Convention on Human Rights: A Commentary, 2015, p. 512 et 513, citant
Stankov c. Bulgarie, CEDH, requêtes nos 29221/95 & 29225/95, arrêt (en anglais), 2 octobre 2001 ; Zhechev v. Bulgaria,
CEDH, requête no 57045/00, arrêt (en anglais), 21 juin 2007 (annexe 122).
783 Comité des droits de l’homme, observation générale no 34, par. 30.
784 Voir rapport Scheinin, par. 33 (annexe 7).
- 149 -
serait à même de montrer qu’elle remplit les autres conditions permettant de justifier la restriction
des droits sous-jacents, l’invocation de la «lutte contre l’extrémisme» est vouée à l’échec, puisqu’il
ne s’agit pas d’un motif légitime785.
432. En résumé, la Russie ne satisfait pas aux critères largement admis en droit international,
qui exigent de justifier toute restriction visant les libertés d’expression, de réunion et d’association
dont jouissent les Ukrainiens et les Tatars de Crimée. En conséquence, les préoccupations relatives
à la sécurité nationale et à l’ordre public invoquées par la Russie ne lui permettent pas, ni en fait, ni
en droit, de justifier ses actes.
G. La responsabilité de la Russie en tant qu’Etat est engagée pour les agissements
de ses agents et représentants en Crimée entre le 20 février et le 18 mars 2014
433. La Russie semble également soutenir que les obligations que lui impose la CIEDR envers
la Crimée sont limitées dans le temps, de sorte qu’elle ne serait responsable que des violations de la
convention qui y ont été commises après la date officielle de l’annexion illicite de ce territoire, le
18 mars 2014786. Cet argument ne tient pas plus que ses autres tentatives de se soustraire aux
obligations qui lui incombent au titre de la CIEDR.
434. Il est bien établi que la responsabilité internationale de l’Etat est engagée pour tout acte
commis par ses organes ou ses employés dans l’exercice de leurs fonctions officielles, même en
dehors de son territoire787. L’Etat est également responsable du comportement de toute personne ou
de tout groupe de personnes agissant sur ses instructions ou ses directives ou sous son contrôle788. Il
est largement établi que les agents russes mènent des activités en Crimée depuis le 20 février 2014
et que la Russie a collaboré étroitement avec des organisations prétendument indépendantes telles
que les forces d’autodéfense de Crimée pour atteindre ses objectifs dans la péninsule789.
435. De l’aveu même de la Russie et d’après un nombre considérable de documents, les forces
russes (y compris des agents du GRU) étaient présentes en Crimée dès le 20 février 2014790. La partie
785 Voir aussi ibid., par. 45 et 46, où il est ajouté que les lois antiextrémisme russes ne peuvent justifier de restriction
des droits de l’homme sous-jacents pour le motif distinct qu’elles ont probablement été adoptées à des fins discriminatoires.
786 Voir, par exemple, CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 47.
787 Voir Commission du droit international, projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait
internationalement illicite, art. 4 (MU, annexe 279) ; voir aussi ibid., commentaire relatif à l’article 4, par. 6, où il est relevé
que cette responsabilité concerne les organes «remplissant quelque fonction que ce soit».
788 Voir ibid., art. 8.
789 Même s’il fallait ajouter foi à la thèse russe, à savoir que les événements qui se sont déroulés en Crimée avant
le 18 mars 2014 participaient d’une rébellion spontanée à laquelle la Russie n’a pris aucune part, ce que démentent
carrément l’opinion mondiale et de nombreuses sources citées ci-après, la Russie serait néanmoins responsable des
violations de la CIEDR commises en Crimée après le 20 février 2014. Voir ibid., art. 10, où il est question de la
responsabilité de l’Etat dans le contexte d’un mouvement insurrectionnel, et ibid., art. 11, dans les cas où l’Etat «reconnaît
et adopte» un comportement comme étant sien.
790 Voir, par exemple, RFE/RL, The Online Debate Over a Mysterious Russian ‘Medal’, 24 avril 2014 ; Law of
Ukraine No. 1207-VII “On Securing Rights and Freedoms of Citizens and the Legal Regime in the Temporarily Occupied
Territory of Ukraine,” art. 1.2, 15 avril 2014 (annexe 185) ; BBC News, Putin Reveals Secrets of Russia’s Crimea Takeover
Plot, 9 mars 2015 (MU, annexe 52) ; Meduza, ‘I Serve the Russian Federation!’ Soldiers Deployed During the Annexation
of Crimea Speak, 16 mars 2015 (MU, annexe 567) ; The Guardian, Putin Admits Russian Military Presence in Ukraine for
the First Time, 17 décembre 2015 (MU, annexe 585) ; OHCHR, Situation of Human Rights in the Temporarily Occupied
Autonomous Republic of Crimea and the City of Sevastopol (Ukraine), 25 septembre 2017, par. 3 (MU, annexe 759) ;
Ellen Nakashima, Inside a Russian Disinformation Campaign in Ukraine in 2014, Washington Post, 25 décembre 2017
(MU, annexe 1072).
- 150 -
défenderesse a reconnu que les événements qui se sont déroulés en Crimée avant et après l’annexion
illicite étaient la conséquence d’une opération militaire russe coordonnée et visant à «restitu[er] la
Crimée à la Russie»791. Le président Poutine a admis avoir donné «des instructions [directes]
indiquant ce qu’il fallait faire et comment s’y prendre» pour que la Crimée passe sous le contrôle de
la Russie792. Les soldats russes ayant participé à cette opération, qui ont avoué avoir retiré les
écussons et insignes de leurs uniformes à leur arrivée en Crimée, ont ensuite été décorés en
récompense de la «restitution de la Crimée»793 et le président Poutine a déclaré que ces «petits
hommes en vert» étaient des soldats russes794.
436. La Russie a également reconnu que des agents russes avaient apporté leur aide aux forces
d’autodéfense pendant toute la durée des opérations militaires russes en Crimée, dès la fin du mois
de février 2014, notamment dans le cadre du renversement du gouvernement criméen pro-ukrainien
et de l’installation d’une administration prorusse les 26 et 27 février 2014795. Cette nouvelle
administration criméenne a ensuite officiellement repris la main sur les forces d’autodéfense, dont
les membres ont été intégrés à une armée criméenne nouvellement formée796.
437. Comme il sera expliqué plus en détail dans les chapitres suivants, les forces russes et les
forces criméennes sous contrôle russe ont pris part à des agissements s’inscrivant dans la campagne
de discrimination raciale menée par la Russie contre les communautés ukrainienne et tatare de
Crimée. La Russie est responsable de ces agissements par application des règles généralement
admises en matière de responsabilité de l’Etat, même à raison des actes commis entre le 20 février et
le 18 mars 2014.
*
* *
438. En conclusion, il convient de rejeter les tentatives que mène la Russie afin de se soustraire
aux obligations qui lui incombent au titre de la CIEDR en dénaturant les moyens avancés par
l’Ukraine ainsi que le régime juridique applicable. La Russie doit répondre des actes de
791 Vladimir Putin, Interview Given to the TV Channel “Rossiya” as Part of a Documentary “Crimea: Path to the
Homeland” (vidéo) (MU, annexe 53) ; voir aussi Meduza, ‘I Serve the Russian Federation!’ Soldiers Deployed During the
Annexation of Crimea Speak, 16 mars 2015 (MU, annexe 567).
792 Vladimir Putin, Interview Given to the TV Channel “Rossiya” as Part of a Documentary “Crimea: Path to the
Homeland” (vidéo) (MU, annexe 53).
793 Meduza, ‘I Serve the Russian Federation!’ Soldiers Deployed During the Annexation of Crimea Speak, 16 mars
2015 (MU, annexe 567).
794 Voir The Guardian, Putin Admits Russian Military Presence in Ukraine for the First Time, 17 décembre 2015
(MU, annexe 585).
795 Voir Direct Line with Vladimir Putin, President of Russia, 17 avril 2014, p. 78 (MU, annexe 51) ; Vladimir
Putin, Interview Given to the TV Channel “Rossiya” as Part of a Documentary “Crimea: Path to the Homeland” (vidéo)
(MU, annexe 53) ; Cour européenne des droits de l’homme, Ukraine c. Russie (Crimée), requêtes nos 20958/14 et 38334/18,
décision (recevabilité), par. 176, 280 et 331 (16 décembre 2020). La Cour européenne des droits de l’homme en a conclu
que «la Russie … exerçait un contrôle effectif sur le territoire de [la Crimée]» dès le 27 février 2014. Ibid., par. 50 et 51.
796 Voir RT, Crimea Creates Own Military by Swearing in Self-Defense Units, 10 mars 2014 ; Olga Skrypnyk,
Legalization of “Crimean Self-Defense”, The Crimean Human Rights Group, 27 novembre 2015.
- 151 -
discrimination raciale flagrants qu’elle a commis contre les communautés ukrainienne et tatare de
Crimée.
SECTION E
LA RUSSIE A MANQUÉ AUX OBLIGATIONS QUE LUI IMPOSE LA CIEDR
CHAPITRE 10
DISPARITIONS, MEURTRES, ENLÈVEMENTS ET TORTURE
439. Dans son mémoire, l’Ukraine a démontré que la Russie s’était directement livrée à des
actes de violence physique contre les Ukrainiens et les Tatars de Crimée, ou avait encouragé et toléré
de tels agissements, en violation du paragraphe 1 de l’article 2, de l’alinéa b) du paragraphe 5 et de
l’article 6 de la CIEDR797. Pour étayer ses propos, l’Ukraine a présenté une abondance d’éléments
de preuve témoignant d’une campagne de disparitions forcées, de meurtres, d’enlèvements et d’actes
de torture ciblant les membres de ces communautés, ainsi que de l’omission, de la part des autorités
russes, d’enquêter sur les faits en question.
440. La Russie tente de minimiser ces événements et parle d’«allégations gratuites» et de «cas
isolés» qui ne peuvent lui être imputés. Les éléments de preuve qu’elle a elle-même produits révèlent
toutefois une campagne de violence portant une atteinte disproportionnée aux droits de l’homme des
communautés ukrainienne et tatare de Crimée, et dont personne n’a été amené à rendre compte.
A. Les violences physiques commises contre les communautés ukrainienne
et tatare de Crimée emportent violation de la CIEDR
441. La Russie soutient que les faits invoqués par l’Ukraine ne permettent pas de conclure à
la discrimination raciale. A l’appui de cette assertion, elle avance qu’il est nécessaire de «prouver
une intention non équivoque» pour que l’existence «d’une campagne ou d’une politique
systématique» de discrimination raciale soit établie798, point qui a déjà été abordé au chapitre 9.
Comme elle l’a alors expliqué, l’Ukraine est fondée à faire valoir cet aspect de sa demande, comme
elle l’a fait dans le mémoire, dès lors qu’elle démontre que les agissements en question avaient pour
but ou pour effet de porter atteinte aux droits de l’homme des communautés ukrainienne et tatare de
Crimée799.
442. La Russie affirme également que l’Ukraine s’appuie sur un nombre restreint et sélectif
de «cas individuels isolés»800, sans justifier de ce qu’elle qualifie d’«élément essentiel» de la
discrimination : une analyse comparative basée sur les «données statistiques disponibles concernant
les agissements criminels invoqués et visant l’ensemble de la population de la Crimée, soit tous ses
groupes ethniques»801. Or, comme il est expliqué au chapitre 9, rien ne permet d’affirmer, comme le
fait la Russie, que des preuves statistiques détaillées sont requises afin de démontrer la violation de
la CIEDR802. Dans les conditions désormais en vigueur en Crimée, où l’accès est gravement
797 MU, par. 588 à 599, 609, 610 et 631 à 635.
798 CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 5.
799 Voir supra, chap. 9, sect. B.
800 CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 7.
801 Ibid., par. 7 à 10 ; voir également ibid., par. 40 à 42.
802 Voir ci-dessus, chap. 9, sect. E.
- 152 -
restreint803, il ne serait de toute façon pas réaliste de s’attendre à ce que l’Ukraine puisse produire
des statistiques officielles804.
443. En tout état de cause, les éléments de preuve statistiques auxquels l’Ukraine a fait
référence dans son mémoire montrent que les Ukrainiens et les Tatars de Crimée sont visés de
manière disproportionnée par les disparitions forcées805, ce qui en fait également des victimes
potentielles d’actes de torture et de mauvais traitements806. Les données fournies par différents
organes de l’ONU, des observateurs des droits de l’homme et des ONG confirment que la grande
majorité des cas de disparition forcée concernent des Ukrainiens et des Tatars de Crimée807. Ainsi,
dans un rapport sur les disparitions forcées808 pour la période allant du 3 mars 2014 au 30 juin 2018,
la mission de surveillance de l’Organisation des Nations Unies en Ukraine a observé qu’«au moins
42 personnes [avaient] été victimes de disparition forcée, dont quatre pendant la période concernée.
On compte parmi les victimes (38 hommes et 4 femmes) 27 personnes d’origine ethnique
ukrainienne, 9 Tatars de Crimée, 4 Tadjiks, 1 personne d’origine tatare et russe, et 1 Ouzbek»809. La
mission de surveillance a ajouté ce qui suit :
«Les disparitions étaient souvent imputables à plusieurs personnes. Ainsi, pour
les 42 cas recensés, 76 auteurs ont été identifiés, dont des représentants de formations
803 Voir, par exemple, Nations Unies, résolution 74/168 de l’Assemblée générale, doc. A/RES/74/168, Situation
des droits de l’homme dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine), 21 janvier 2020, p. 3 :
«Constatant de nouveau avec une vive inquiétude que la mission de surveillance des droits de l’homme en Ukraine continue
de se voir refuser l’accès à la Crimée en dépit de son mandat actuel, qui couvre l’ensemble du territoire de l’Ukraine à
l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues» ; cf. CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 7, où il est dit
seulement que l’Ukraine doit «examiner en particulier les données statistiques disponibles» (les italiques sont de nous).
804 Case of Velasquez-Rodriguez v. Honduras, Cour interaméricaine des droits de l’homme, série C, no 4, arrêt,
29 juillet 1988, par. 131 : «Les preuves indirectes ou par présomption sont particulièrement importantes dans les affaires
de disparitions qui, de par leur nature, se caractérisent par la tentative de suppression de toute trace concernant l’enlèvement,
le lieu de séquestration et le sort de la victime» ; Aslakhanova et autres c. Russie, CEDH, requête no 2944/06, arrêt,
18 décembre 2012, par. 98 et 99, et 103 à 112, où sont relevées «les difficultés associées à la collecte des éléments de
preuve» dans les affaires de disparition forcée et où il est constaté qu’il «suffisait aux requérants d’apporter un
commencement de preuve» d’enlèvement forcé et qu’il «revenait alors au gouvernement de s’acquitter de la charge de la
preuve, soit en communiquant des documents en sa seule possession, soit en fournissant une explication satisfaisante et
convaincante au déroulement des événements en question».
805 Voir MU, par. 392, note 814 (sources d’information) ; voir également ibid., par. 398, note 825 ; HCDH,
Situation of Human Rights in the Temporarily Occupied Autonomous Republic of Crimea and the City of Sevastopol
(Ukraine) (22 February 2014 to 12 September 2017), par. 102 : «Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de
l’homme a recensé 10 cas de personnes toujours portées disparues : six Tatars de Crimée, trois Ukrainiens de souche et un
Tatar russe — tous de sexe masculin» (MU, annexe 759).
806 HCDH, U.N. Human Rights Monitoring Mission in Ukraine Briefing Paper: Enforced Disappearances in the
Autonomous Republic of Crimea and the City of Sevastopol, Ukraine, Temporarily Occupied by Russian Federation,
31 mars 2021, p. 6.
807 HCDH, Report on the Situation of Human Rights in the Temporarily Occupied Autonomous Republic of Crimea
and the City of Sevastopol, Ukraine 13 September 2017 to 30 June 2018, 10 septembre 2018, par. 32 ; U.N. Human Rights
Monitoring Mission in Ukraine, Briefing Paper: Enforced Disappearances in the Autonomous Republic of Crimea and the
City of Sevastopol, Ukraine, Temporarily Occupied by Russian Federation, 31 mars 2021.
808 «On entend généralement par «disparition forcée» l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute
autre forme de privation de liberté par des agents de l’Etat ou par des personnes ou des groupes de personnes
qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’Etat, suivi du déni de la reconnaissance de
la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se
trouve, la soustrayant à la protection de la loi.»
Nations Unies, Assemblée générale, Situation des droits de l’homme dans la République autonome de Crimée et la
ville de Sébastopol (Ukraine) : rapport du Secrétaire général, doc. A/74/276, 2 août 2019, par. 16 (ci-après le «rapport du
Secrétaire général de 2019»), faisant référence à la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes
contre les disparitions forcées, art. 2.
809 HCDH, Report on the Situation of Human Rights in the Temporarily Occupied Autonomous Republic of Crimea
and the City of Sevastopol, Ukraine 13 September 2017 to 30 June 2018, 10 septembre 2018, par. 32.
- 153 -
prorusses et des structures militaires et de sécurité de la Fédération de Russie. Plus
précisément, des disparitions ont été attribuées aux membres des «forces d’autodéfense
de Crimée» (23), au FSB (23), aux forces armées de la Fédération de Russie (10), à des
groupes cosaques (8), à la police de la Fédération de Russie (6), au parti politique «Unité
russe» (4) et à l’«armée de libération de la Crimée» (2). Au cours de la période
concernée, pour les cas recensés, le FSB a été cité comme le responsable le plus
fréquent, contrairement au début de l’occupation, où les «forces d’autodéfense de
Crimée» étaient généralement désignées comme responsables. Les victimes ont souvent
déclaré avoir fait l’objet de violences physiques et de pressions psychologiques au cours
de leur détention au secret.»810
444. Bien qu’ayant librement accès aux données utiles, la Russie n’est pas parvenue à présenter
des éléments crédibles ou suffisamment robustes pour réfuter les accusations de l’Ukraine. La seule
preuve statistique qu’elle avance pour se défendre est une «note» péremptoire émanant du cabinet du
procureur général de la Russie et indiquant laconiquement que, pour la période allant de 2014 à 2020,
la majorité des «dossiers de disparition» qui ont été «ouverts» par les services des affaires intérieures
en Crimée concernaient des «Russes»811. Non seulement cette note manque de valeur probante, mais
elle omet des détails cruciaux, comme la question de savoir si les affaires citées relèvent de la
définition de «disparition forcée» et la mesure dans laquelle les dossiers «ouverts» ont été menés à
bien812.
445. Enfin, la Russie avance que tous les épisodes dont il est question dans le mémoire
concernent des «militants politiques» qui se sont opposés à l’agression illicite dont elle s’est rendue
coupable, et «n’ont donc rien à voir avec la discrimination raciale»813. Cet argument, pour les motifs
exposés au chapitre 9, est dépourvu de pertinence. Quelles qu’aient été la motivation de la violence
ou l’occupation des victimes, le fait est que les communautés ukrainienne et tatare de Crimée ont été
prises pour cible et qu’une atteinte disproportionnée a été portée à leurs droits de l’homme, y compris
le droit à la vie814.
B. Les éléments de preuve confirment la véracité du récit fait par l’Ukraine
des violences ciblant les communautés ukrainienne et tatare de Crimée
446. La Russie a beau tenter de réduire les prétentions de l’Ukraine à des «allégations
gratuites», les preuves qu’elle a elle-même produites indiquent le contraire815. Par exemple, ses
810 HCDH, Report on the Situation of Human Rights in the Temporarily Occupied Autonomous Republic of Crimea
and the City of Sevastopol, Ukraine 13 September 2017 to 30 June 2018, 10 septembre 2018, par. 34. Ainsi qu’il a été
établi au chapitre 9 et comme il est expliqué ci-dessous, tous les épisodes que l’Ukraine a présentés en l’espèce, y compris
ceux où la perpétration avait été orchestrée par les forces d’autodéfense de Crimée, sont imputables à la Russie. Voir supra,
chap. 9, sect. G.
811 CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 8 ; Main Directorate of International and Legal Cooperation of the
Prosecutor General’s Office of the Russian Federation, Note on Missing Person Cases Opened by the Internal Affairs
Bodies in 2014-First Half of 2020, 9 septembre 2020 (CMFR, deuxième partie, annexe 636).
812 Il n’est pas non plus précisé sur quels critères se fait la distinction entre Russes, Ukrainiens et Tatars de Crimée,
à savoir si la catégorie des «Russes» inclut les personnes d’origine ethnique ukrainienne ou tatare de Crimée qui ont
automatiquement acquis la nationalité russe.
813 CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 11 et 12.
814 Voir supra, chap. 9, sect. D ; Application de la convention internationale pour la répression du financement du
terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine
c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, déclaration de M. le
juge Crawford, p. 217, par. 7.
815 CMFR, deuxième partie, par. 340.
- 154 -
dossiers d’enquête révèlent que, même si les autorités d’occupation nient toute implication des forces
d’autodéfense816, Reshat Ametov a été kidnappé en plein jour par des membres de celles-ci et deux
autres individus en civil et, deux semaines après avoir été emmené de force dans une voiture
— événements qui ont été entièrement filmés —, il a été retrouvé mort, son corps présentant des
signes visibles de torture817. Il ressort par ailleurs des éléments de preuve soumis par la Russie que
M. Ametov a été détenu et interrogé dans le sous-sol du siège des forces d’autodéfense, avant d’être
assassiné818.
447. L’enlèvement d’Ervin Ibragimov est une autre affaire dans laquelle la scène du crime a
été filmée819. Les éléments de preuve soumis par la Russie confirment que M. Ibragimov, membre
bien en vue du conseil de coordination du congrès mondial des Tatars de Crimée et du Majlis régional
de Bakhtchissaraï, a été enlevé près de chez lui en mai 2016 et reste à ce jour porté disparu820. Il
ressort clairement des dossiers d’enquête de la Russie qu’au moins deux individus en uniforme de
police ont directement pris part à l’enlèvement de M. Ibragimov821.
448. De même, s’agissant de l’enlèvement d’Andrii Shchekun et d’Anatoly Kovalsky, les
preuves avancées par la Russie, y compris la déposition recueillie de témoins oculaires à l’époque
des faits, étayent systématiquement le récit qu’en fait l’Ukraine, à savoir que MM. Shchekun et
Kovalsky ont été emmenés par des hommes en tenue de camouflage et portant des rubans de
Saint-Georges (symbole militaire largement reconnu en Russie) à la gare de Simferopol822. Il ressort
816 RFE/RL, Snatched in Plain Sight: No Justice in Crimean Tatar’s Slaying Five Years After Russian Annexation,
14 mars 2019.
817 HCDH, Accountability for Killings in Ukraine from January 2014 to May 2016, 25 mai 2016, par. 119 à 121.
De fait, les éléments de preuve produits par la Russie elle-même aboutissent à la conclusion ci-après quant à la cause du
décès de M. Ametov : «lésion craniocérébrale ouverte prenant la forme de deux plaies causées dans l’orbite gauche par
perforation au moyen d’un couteau ou d’un poignard, avec fracture des os du visage et de la base du crâne, et
commotion-lésion cérébrale, aggravée par un oedème cérébral». First Investigative Department of the High-Priority Cases
Directorate of the Main Investigative Directorate of the Investigate Committee of the Russian Federation for the Republic
of Crimea, Note Regarding Criminal Case No. 2014417004 on Murder of R.M. Ametov, décembre 2020, p. 2 (CMFR,
deuxième partie, annexe 417) ; Videos of Crimean Tatar Reshat Ametov Kidnapping, H[e] Was Found Dead on March 15,
2014 Crimean Crisis (video) (MU, annexe 1100).
818 First Investigative Department of the High-Priority Cases Directorate of the Main Investigative Directorate of
the Investigate Committee of the Russian Federation for the Republic of Crimea, Note Regarding Criminal Case
No. 2014417004 on Murder of R.M. Ametov, décembre 2020, p. 2 (CMFR, deuxième partie, annexe 417).
819 Voir, par exemple, Third Investigative Department of the Department (for the Investigation of Past Years
Crimes) of the High-Priority Cases of the Main Investigative Directorate of the Investigative Committee of the Russian
Federation for the Republic of Crimea, Note Regarding Criminal Case No. 2016627042 on Disappearance of E.U.
Ibragimov, 20 décembre 2020, compte rendu de vidéosurveillance (CMFR, deuxième partie, annexe 419).
820 Ibid., p. 1 et 2 ; MU, par. 397.
821 Voir, par exemple, Deputy Head of the Main Investigative Directorate of the Investigative Committee of the
Russian Federation for the Republic of Crimea, Letter No. 224-4-18, 23 novembre 2018, p. 1 :
«L’enquête préliminaire a permis de constater que, le 24 mai 2016, entre 22 h 10 et 22 h 45, E.U.
Ibragimov était au volant de son véhicule personnel, une «Ford Focus», … à proximité de la maison … [en]
Crimée, lorsqu’il a été intercepté par des individus non identifiés vêtus d’uniformes d’agents de la
circulation, qui l’ont fait monter de force dans une voiture non identifiée et l’ont emmené vers une direction
inconnue. A ce jour, E.U. Ibragimov est toujours porté disparu» (CMFR, deuxième partie, annexe 406).
822 MU, par. 407 ; voir, par exemple, Investigator of the Investigative Department of Zheleznodorozhny District of
Simferopol of the Main Investigative Directorate of the Investigative Committee of the Russian Federation, Resolution on
Transferring a Crime Report in Accordance with the Investigative Jurisdiction, 27 juillet 2014 :
- 155 -
en outre de ces éléments que Mykhailo Vdovchenko de même que MM. Shchekun et Kovalsky ont
tous été détenus contre leur gré dans un bureau de conscription militaire de la République de
Crimée823. La Russie s’abstient de commenter le témoignage détaillé de M. Shchekun, qui explique
que, après avoir été enlevés, M. Kovalsky et lui-même ont été détenus illégalement et violemment
torturés, notamment par des agents du GRU824.
449. Dans son témoignage, dont le texte est joint à la présente réplique, le père Klyment
explique avoir rencontré Igor Guirkine (alias «Strelkov»), que M. Shchekun a désigné comme étant
l’un de ses bourreaux, le 20 mars 2014825. Il ajoute avoir demandé des nouvelles de MM. Shchekun
et Kovalsky, ce à quoi Guirkine a répondu «Ne vous inquiétez pas. Ils vont survivre», laissant
entendre qu’il était pleinement informé du lieu de leur séquestration et de leurs conditions de
détention826.
450. L’Ukraine a en outre démontré que les victimes de disparition forcée avaient souvent été
torturées ou subi de mauvais traitements pendant leur détention. Celles qui ont été libérées, comme
Aleksandr Kostenko et Renat Paralamov, ont formulé des allégations détaillées et crédibles de
mauvais traitements et de torture alors qu’elles étaient secrètement détenues par les services de police
russes827. Comme il est expliqué dans la prochaine section, la Russie peut bien nier ces allégations,
il reste que les enquêtes qu’elle prétend avoir menées ont été expédiées, reposant sur des sources
manifestement dénuées de toute fiabilité, telles que les dénégations péremptoires des suspects
«[Le témoin] O.S. Golik … a aperçu un groupe d’individus vêtus de tenues de camouflage et
portant des rubans de Saint-Georges. Ils étaient une dizaine, et deux inconnus marchaient avec eux ; l’un
d’entre eux était âgé, de corpulence moyenne, avait les cheveux gris et portait une veste rouge, tandis que
le second était plus jeune … [Le témoin] V.V. Serdyukov … a aperçu un groupe d’individus en tenue de
camouflage et portant des rubans de Saint-Georges, et deux inconnus marchaient avec eux ; l’un d’entre
eux semblait avoir la cinquantaine, il était de corpulence moyenne, avait les cheveux gris et portait une
veste rouge ; le second semblait avoir entre 35 et 40 ans, était de corpulence moyenne et était blond … [Le
témoin] I.M. Kot … a vu des individus en uniforme de camouflage et portant des rubans de Saint-Georges,
et deux hommes marchaient à leurs côtés ; l’un d’entre eux portait une veste rouge» (CMFR,
deuxième partie, annexe 164) ; voir également CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 34.
823 Military Investigative Department of the Investigative Committee for Abakan Garrison, Resolution on
Transferring of the Crime Report, 16 août 2014 :
«[L]e 9 mars 2014, vers 9 h 30, un groupe d’hommes (une dizaine) vêtus de tenues de camouflage
militaire et portant des rubans de Saint-Georges … ont illégalement privé de leur liberté A.V. Shchek[u]n
et A.I. Kovalsky, citoyens de l’Ukraine, avant de les détenir dans un bâtiment appartenant aux bureaux de
conscription militaire de la République autonome de Crimée» (CMFR, deuxième partie, annexe 168) ;
Military Investigative Department of the Investigative Committee for Abakan Garrison, Resolution on Transferring
of the Crime Report, 16 août 2014, texte identique (CMFR, deuxième partie, annexe 169). Le seul commentaire de la
Russie, à savoir que cette allégation «n’a pas pu être» confirmée au motif que le commissariat militaire de la République
de Crimée, qui occupe désormais ces locaux, n’existe que depuis septembre 2014, est tout à fait hors de propos. Les
éléments de preuve avancés par la Russie confirment que le bâtiment a toujours abrité un bureau de conscription militaire,
quel qu’en soit le nature juridique, et que les mêmes fonctionnaires chargés de la conscription y travaillent depuis
mars 2014. CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 37 ; Investigative Department of Zheleznodorozhny District of
Simferopol of the Main Investigative Directorate of the Investigative Committee of the Russian Federation for the Republic
of Crimea, Resolution on the Refusal to Initiate a Criminal Case, 17 septembre 2020, p. 3 (CMFR, deuxième partie,
annexe 428).
824 Déposition d’Andriy Shchekun, 4 juin 2018, par. 23 (ci-après la «déposition de M. Shchekun») (MU,
annexe 13).
825 Déposition de M. Shchekun, par. 22 ; déposition du père Klyment, 29 mars 2022, par. 10.
826 Déposition du père Klyment, par. 10.
827 L’enlèvement d’Aleksandr Kostenko et sa détention au secret constituent un exemple de disparition forcée suivie
de poursuites pénales et d’une détention officielle. Il a été violemment torturé et maltraité pendant sa disparition forcée aux
mains d’agents du FSB. Le cas de Renat Paralamov illustre le recours à la détention au secret pour inciter la victime à
témoigner contre elle-même sous la torture. Voir MU, par. 408 à 410 ; voir également infra, par. 459 et 460.
- 156 -
eux-mêmes et l’acquiescement des victimes au retrait des plaintes, tout en passant sous silence les
circonstances extrêmement troubles ayant amené ces dernières à témoigner contre elles-mêmes828.
C. Au lieu de s’acquitter de son obligation d’enquêter sur les agissements
en question, la Russie les a fomentés, encouragés et tolérés
451. La Russie s’est systématiquement abstenue d’enquêter sur les disparitions forcées et
autres actes de violence exposés ci-dessus. La mission de surveillance de l’Organisation des
Nations Unies en Ukraine a exprimé à maintes reprises de «sérieux doutes quant à l’efficacité» des
enquêtes menées par la Russie sur les cas déclarés de disparition forcée, relevant que, «[d]ans aucun
des cas [de disparition forcée] recensés les auteurs n’ont été traduits en justice»829.
452. La Russie ne conteste pas qu’elle avait l’obligation d’enquêter sur de tels faits, mais
affirme avoir respecté la «norme minimale en matière d’enquête sur les disparitions» pour chaque
affaire en cause830. Mais elle a tort de se concentrer sur le point de savoir si elle s’est acquittée de
son obligation d’enquêter dans une affaire donnée. La véritable question est de savoir si les efforts
qu’elle prétend avoir déployés en matière d’investigation confirment la campagne discriminatoire de
828 Voir infra, par. 459 et 460. La Russie ne nie pas que les autres personnes disparues dont il est fait mention dans
le mémoire de l’Ukraine, dont Timur Shaimardanov, Seiran Zinedinov, Vladislav Vaschuk, Ivan Bondarets et Vasyl
Chernysh, n’ont toujours pas été retrouvées. Voir CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 26 à 28 et 33. Compte tenu
de la campagne de disparitions forcées dont ont été victimes les membres des communautés ukrainienne et tatare de Crimée,
ainsi que de l’absence totale d’enquêtes dignes de ce nom de la part de la Russie à cet égard, dont il est question plus en
détail ci-dessous, les dénégations de responsabilité formulées par la Russie sont loin d’être convaincantes. Voir, par
exemple, HCDH, U.N. Human Rights Monitoring Mission in Ukraine Briefing Paper: Enforced Disappearances in the
Autonomous Republic of Crimea and the City of Sevastopol, Ukraine, Temporarily Occupied by Russian Federation,
31 mars 2021, p. 8, où il est mentionné, par exemple, qu’avant sa disparition, M. Shaimardanov avait reçu des menaces de
la part des forces d’autodéfense et se disait surveillé, tandis que M. Zinedinov, avant de disparaître lui-même quatre jours
plus tard, avait dit à l’ancienne épouse de M. Shaimardanov qu’il négociait la libération de ce dernier.
829 HCDH, Situation of Human Rights in the Temporarily Occupied Autonomous Republic of Crimea and the City
of Sevastopol (Ukraine) (22 February 2014 to 12 September 2017), 25 septembre 2017, par. 81, exprimant de «sérieux
doutes quant à l’efficacité» de l’enquête sur la disparition et le meurtre de M. Ametov (MU, annexe 759) ; HCDH, Report
on the Situation of Human Rights in the Temporarily Occupied Autonomous Republic of Crimea and the City of
Sevastopol, Ukraine 13 September 2017 to 30 June 2018, 10 septembre 2018, par. 35 :
«Dans aucun des cas recensés les auteurs n’ont été traduits en justice. Sept personnes considérées
par le HCDH comme victimes de disparition forcée figurent sur la liste des personnes «portées disparues»
tenue par les autorités russes. Dans le cas d’au moins dix victimes, les autorités ont soit refusé d’enregistrer
l’affaire, soit suspendu l’enquête précédemment ouverte. La stagnation des enquêtes met en doute leur
efficacité» ;
HCDH, U.N. Human Rights Monitoring Mission in Ukraine Briefing Paper: Enforced Disappearances in the
Autonomous Republic of Crimea and the City of Sevastopol, Ukraine, Temporarily Occupied by Russian Federation,
31 mars 2021, p. 12 et 13.
830 CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 14 : «l’enquête criminelle relève davantage de la régularité de la
procédure que de la recherche d’un résultat donné» ; voir également CMFR, deuxième partie, par. 344 ; voir également
ibid., appendice A, par. 13 à 39.
- 157 -
disparitions et autres actes, comme les meurtres, les enlèvements et la torture, qu’elle a soutenus ou
tolérés831.
453. En tout état de cause, les preuves avancées par la Russie elle-même montrent que celle-ci
n’a pas enquêté comme il se doit sur les violences dénoncées par l’Ukraine dans son mémoire, et
que les mesures d’investigation dont elle fait état sont demeurées au stade de la simple formalité.
S’agissant par exemple de M. Ametov, elle affirme que les autorités chargées d’enquêter «ont mené
des investigations auprès de 143 personnes pour vérifier si elles avaient éventuellement participé à
la commission du crime en question» et «adopt[é] toutes les autres mesures voulues pour résoudre
l’affaire»832. Or les dossiers d’enquête de la Russie révèlent que certains protagonistes, dont le
«commandant» qui a ordonné aux membres des forces d’autodéfense de placer M. Ametov en
détention, les hommes en civil qui ont collaboré avec celles-ci et ont conduit l’intéressé à leur siège,
ainsi que la dernière personne dont on sait qu’elle se trouvait à cet endroit avec lui avant qu’il soit
assassiné (laquelle, selon les preuves avancées par la Russie, a donné instruction aux membres des
forces d’autodéfense de maintenir la victime en détention dans le cadre de l’enquête sur sa
«participation à des activités illégales»), n’ont jamais été identifiés ni interrogés, et ce, sans raison
apparente833.
454. La Russie affirme s’être «employ[ée] à résoudre le cas de M. Ametov»834, mais cette
assertion n’est tout simplement pas convaincante et est carrément démentie par les éléments de
preuve produits835. Pourtant, les membres des forces d’autodéfense qui ont été identifiés comme
ayant directement pris part à l’enlèvement de M. Ametov ont tous été innocentés au motif qu’ils
auraient «agi dans le cadre de leurs fonctions pour le maintien de l’ordre public», à titre de membres
831 Par ailleurs, la jurisprudence de la CEDH citée par la Russie concerne les enquêtes sur les homicides et
l’application de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui exige que le droit à la vie soit protégé
par la loi. Voir CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 14, note 17. Quoi qu’il en soit, les enquêtes menées par la Russie
ne remplissaient tout simplement pas la norme minimale établie par cette jurisprudence. Voir Affaire Mustafa Tunç et
Fecire Tunç c. Turquie, CEDH, requête no 24014/05, arrêt, 14 avril 2015, par. 172 : pour être qualifiée d’«effective»,
l’enquête doit être «adéquate», c’est-à-dire qu’elle doit être «apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant,
à l’identification et au châtiment des responsables» ; Affaire Giuliani et Gaggio c. Italie, CEDH, requête no 23458/02, arrêt,
24 mars 2011, par. 302 : «les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et
impartiale de tous les éléments pertinents». D’autres traités en matière de droits de l’homme imposent l’obligation
d’enquêter sur les disparitions ; la jurisprudence interprétant ce type d’obligations amène également à la conclusion que les
enquêtes de la Russie n’étaient pas adéquates. Voir, par exemple, Case of Velasquez-Rodriguez v. Honduras, Cour
interaméricaine des droits de l’homme, série C, no 4, arrêt (en anglais), 29 juillet 1988, par. 177 : l’enquête «doit être
entreprise de façon sérieuse et non pas comme une simple formalité vouée à l’inefficacité».
832 CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 22.
833 First Investigative Department of the High-Priority Cases Directorate of the Main Investigative Directorate of
the Investigative Committee of the Russian Federation for the Republic of Crimea, Note Regarding Criminal
Case No. 2014417004 on Murder of R.M. Ametov, décembre 2020, p. 1 et 2 (CMFR, deuxième partie, annexe 417).
834 CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 22.
835 Voir First Investigative Department of the High-Priority Cases Directorate of the Main Investigative Directorate
of the Investigative Committee of the Russian Federation for the Republic of Crimea, Note Regarding Criminal
Case No. 2014417004 on Murder of R.M. Ametov, décembre 2020, p. 1 et 2 (CMFR, deuxième partie, annexe 417) ;
HCDH, U.N. Human Rights Monitoring Mission in Ukraine Briefing Paper: Enforced Disappearances in the Autonomous
Republic of Crimea and the City of Sevastopol, Ukraine, Temporarily Occupied by Russian Federation, 31 mars 2021,
p. 8 :
«Le niveau d’impunité dans cette affaire est d’autant plus troublant qu’il semble y avoir de solides
éléments de preuve, dont des images vidéo montrant les responsables pendant l’enlèvement, ainsi que des
signes visibles de torture sur le corps du défunt. La disparition, la torture et l’exécution extra-judiciaire de
M. Ametov constituent une violation grave des droits de l’homme et sa famille a le droit d’obtenir
réparation et de connaître les circonstances ayant conduit à sa mort.»
- 158 -
des forces d’autodéfense836. Malgré les criantes lacunes des témoignages de ces derniers, «[a]ucune
épreuve polygraphique n’a été effectuée», les autorités chargées de l’enquête «ne jugeant pas utile
[d’y procéder] en raison de l’absence de doutes quant aux témoignages et de la confirmation objective
de ceux-ci au cours de l’enquête»837.
455. Concernant l’enlèvement de M. Ibragimov, la Russie met en avant ici aussi une longue
liste d’«actes de procédure» qu’elle aurait accomplis et qui l’auraient notamment amenée à
«interrog[er] plus de 500 témoins potentiels», à contrôler «156 véhicules», à effectuer «au moins
sept perquisitions et saisies» et à «réalis[er] au moins cinq expertises»838. Pourtant, fait
particulièrement frappant, aucun élément n’indique que les forces de polices russes aient jamais fait
l’objet d’une enquête, bien que leur implication évidente dans le crime en cause ait été expressément
reconnue par les autorités russes chargées d’enquêter839.
456. Comme le montreront les prochains paragraphes, la Russie s’obstine à nier toute
responsabilité sur la seule base des déclarations péremptoires et intéressées de ses propres
fonctionnaires. Celles-ci n’ont que peu ou pas de valeur probante, sont contredites par les rapports
concordants des organes des Nations Unies et des ONG, et n’apportent pas non plus de démenti aux
dépositions sous serment présentées en l’espèce par l’Ukraine.
457. S’agissant par exemple de l’enlèvement de MM. Shchekun et Kovalsky, la Russie nie
toute implication de l’armée russe, affirmant qu’il a été «établi que les forces armées russes n’avaient
aucune présence dans la ville de Simferopol au 9 mars 2014»840. Or, pour en conclure ainsi, elle se
contente d’invoquer une note de la 534e direction d’enquête militaire indiquant que, le 9 mars 2014,
il ne se trouvait aucun personnel militaire des forces armées de Russie à Simferopol, que les membres
des forces d’autodéfense n’avaient jamais fait partie du personnel militaire russe et que «la présence
de rubans de Saint-Georges sur les vêtements de certaines personnes n’indiqu[ait] pas que celles-ci
[étaient] membres du personnel militaire des forces armées de la Fédération de Russie»841. Non
seulement cette note non corroborée n’a pas de valeur probante, mais elle n’apporte aucun démenti
quant aux crimes (enlèvement et torture) eux-mêmes, sur lesquels la Russie était tenue d’enquêter.
Or c’est principalement sur la base de cette explication que la Russie a décidé de ne pas engager de
poursuites pénales842.
836 First Investigative Department of the High-Priority Cases Directorate of the Main Investigative Directorate of
the Investigative Committee of the Russian Federation for the Republic of Crimea, Note Regarding Criminal
Case No. 2014417004 on Murder of R.M. Ametov, décembre 2020, p. 3 (CMFR, deuxième partie, annexe 417).
837 Ibid., p. 4.
838 CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 32.
839 Voir supra, par. 447. De fait, les dossiers d’enquête soumis par la Russie indiquent laconiquement qu’une
demande a été adressée aux «organes chargés de l’application de la loi» sur la base de l’information disponible et
qu’«[a]ucun renseignement digne d’intérêt pour l’enquête n’a été reçu». Prosecutor’s Office of the Republic of Crimea,
Letter No. 15/3-2140-16, 27 avril 2017, p. 3 (CMFR, deuxième partie, annexe 333). On ne dispose d’aucune information
sur l’objet de la demande ou le type de renseignements éventuellement reçus. Ibid.
840 CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 35 ; Military Investigative Department of the Investigative
Committee for Abakan Garrison, Resolution on Transferring of the Crime Report, 16 août 2014 (CMFR, deuxième partie,
annexe 168).
841 Military Investigative Department of the Investigative Committee for Abakan Garrison, Resolution on
Transferring of the Crime Report, 16 août 2014 (CMFR, deuxième partie, annexe 168).
842 CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 35 ; voir Investigative Department of Zheleznodorozhny District of
Simferopol of the Main Investigative Directorate of the Investigative Committee of the Russian Federation for the Republic
of Crimea, Resolution on the Refusal to Initiate A Criminal Case, 17 septembre 2020, p. 4 (CMFR, deuxième partie,
annexe 428).
- 159 -
458. Quant à l’enlèvement de M. Vdovchenko, la Russie avance là encore que les autorités
«n’ont ménagé aucun effort pour retrouver les responsables» du crime843. Or les principaux «efforts»
évoqués par la Russie datent apparemment tous de 2017, soit plus de trois ans après l’enlèvement, et
sont postérieurs au dépôt de la requête de l’Ukraine en l’espèce844. Par ailleurs, aucune des
«réponses» reçues des autres autorités russes n’est étayée par quelque explication ou autre élément845.
459. La Russie n’a pas non plus enquêté comme il se doit sur les multiples actes de torture
dirigés contre des personnes officiellement détenues. Ainsi, la plainte à ce sujet de Renat Paralamov
a été écartée par un enquêteur militaire sur la foi du témoignage intéressé d’agents anonymes du FSB
affirmant que M. Paralamov n’avait fait l’objet d’aucune torture ou autre atteinte, et de la décharge
que, ainsi qu’il l’a expliqué par la suite, ce dernier aurait été contraint de signer sous la menace846.
Apparemment, l’enquêteur militaire n’a pas sourcillé devant les explications pour le moins suspectes
des agents du FSB, qui prétendaient que M. Paralamov avait, de son plein gré, avoué un crime dès le
premier jour de son «interrogatoire» et que, après avoir été libéré le même jour, il serait
volontairement retourné au FSB le lendemain matin pour confesser spontanément d’autres crimes
graves au sujet desquels il n’avait pas été interrogé847. L’enquêteur a rejeté la plainte de
M. Paralamov en y voyant la tentative de ce dernier de se soustraire à la responsabilité des crimes
qu’il aurait commis848. Aucun enquêteur digne de ce nom n’accorderait le moindre crédit à un tel
récit. Il reste évident qu’il s’agit d’une affaire de torture ou d’une omission d’enquêter.
843 CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 36.
844 Par exemple, ce n’est que le 17 août 2017 qu’a été faite une demande en vue d’identifier les agents des organes
des affaires intérieures qui patrouillaient dans la rue Karla Marksa le 11 mars 2014. Investigative Department of the
Zheleznodorozhny District of Simferopol of the Main Investigative Directorate of the Investigative Committee of Russia
for the Republic of Crimea, Order No. 1002-17 on Carrying Out Certain Investigative Activities, 17 août 2017 (CMFR,
deuxième partie, annexe 337).
845 Par exemple, la Russie cite un «rapport» d’une seule phrase de l’enquêteur de police indiquant qu’il avait été
«impossible d’identifier les témoins de l’enlèvement supposé de M.V. Vdovchenko». Aucune autre information n’est
fournie. Police Station No. 1 “Zheleznodorozhny” of the Directorate of the Ministry of Internal Affairs of Russia for
Simferopol, Report on the Results of Operative Search Activities, 2017 (CMFR, deuxième partie, annexe 304). La
traduction du document n’est même pas datée mais la page de couverture de l’annexe indique l’année 2017, soit trois ans
après les faits, et ne contient aucune réelle information au sujet des «recherches».
846 CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 56 ; 534th Military Investigative Department of the Investigative
Committee of the Russian Federation, Resolution on the Refusal to Initiate a Criminal Case 27 octobre 2017 (CMFR,
deuxième partie, annexe 371) ; Prosecutor’s Office of the Republic of Crimea, Letter No. 27-239-2017/Np10860-2017 to
the Military Prosecutor’s Office of the Black Sea Fleet, 20 décembre 2017 (CMFR, deuxième partie, annexe 584) ;
Prosecutor’s Office of the Republic of Crimea, Letter No. 27-239-2017/On6074-2017 to E.M. Kurbedinov, 20 décembre
2017 (CMFR, deuxième partie, annexe 585). Bien que les dossiers d’enquête citent sommairement deux «témoins» qui
auraient participé à la visite du domicile de M. Paralamov et de la prétendue «cache d’armes», il est admis que ces témoins
n’étaient pas présents pendant les interrogatoires ou la détention au secret, au cours de laquelle les actes de torture ont été
commis, de sorte que leur témoignage est sans valeur en l’espèce. 534th Military Investigative Department of the
Investigative Committee of the Russian Federation, Resolution on the Refusal to Initiate a Criminal Case, 27 octobre 2017,
p. 2 à 4 (CMFR, deuxième partie, annexe 371).
847 Selon les fonctionnaires du FSB, M. Paralamov se serait rendu aux bureaux de celui-ci de son plein gré après la
visite de son domicile, aurait volontairement avoué son affiliation au Hizb ut-Tahrir et «ses activités à venir au service de
l’organisation terroriste», aurait été relâché du FSB à 17 h, mais y serait revenu spontanément le lendemain et aurait alors
admis avoir mis en place, à peine un mois auparavant, «une cache d’armes» dans un lieu à l’écart en vue d’y dissimuler
«un bloc de TNT, deux détonateurs électroniques et une quinzaine de balles», ce qui a été rapidement confirmé par le FSB.
534th Military Investigative Department of the Investigative Committee of the Russian Federation, Resolution on the
Refusal to Initiate a Criminal Case, 27 octobre 2017, p. 2 et 3 (CMFR, deuxième partie, annexe 371).
848 Ibid., p. 4 et 5. La décision a été confirmée sommairement par le parquet militaire de la 309e garnison dans une
décision pratiquement identique. Military Prosecutor of the 309th Military Prosecutor’s Office of the Garrison, Report on
the Examination of the Legality of the Decision to Refuse to Initiate Criminal Proceedings, 20 février 2018, p. 6 (CMFR,
deuxième partie, annexe 395).
- 160 -
460. De même, la dénégation par la Russie des actes de torture dont Aleksandr Kostenko dit
avoir été victime est principalement fondée sur les déclarations des auteurs accusés, les agents du
FSB, et sur le fait que M. Kostenko ne s’est pas plaint au cours de ses interrogatoires849. Les autorités
militaires chargées de faire enquête en ont conclu (comme dans le cas de M. Paramalov) qu’il était
de fait «venu de son plein gré au [FSB] en avouant avoir pris part» à des activités criminelles, et ont
rejeté sa plainte en la qualifiant de «tentative de se soustraire à la responsabilité pénale»850.
461. Dans certains cas, la Russie essaie de rejeter sur l’Ukraine la responsabilité de sa propre
incurie dans les enquêtes851. Il est pourtant évident que ses demandes d’entraide judiciaire n’étaient
rien d’autre que des tentatives de dernière minute visant à incriminer l’Ukraine. Par exemple, elle
avance que, par son refus de coopérer, l’Ukraine a «contribu[é] directement» à la suspension de son
enquête concernant M. Ametov852. Les preuves avancées par la Russie montrent toutefois que la
demande d’entraide n’a été adressée à l’Ukraine que le 15 décembre 2017853, plus de trois ans et demi
après l’ouverture supposée de l’enquête, le 4 avril 2014, et près d’une année complète après le dépôt
par l’Ukraine de sa requête initiale en l’espèce. La demande est également intervenue dans les toutes
dernières phases de l’enquête, que la Russie a de fait suspendue le 12 janvier 2018, moins d’un mois
après avoir envoyé sa demande à l’Ukraine et alors que cette dernière n’avait pas encore fait parvenir
sa réponse854. La Russie n’explique pas pourquoi les informations demandées sont soudain devenues
«essentielles», seulement trois ans et demi après le début de l’enquête855.
462. Les allégations de la Russie voulant que l’enquête concernant MM. Shaimardanov et
Zinedinov aurait «piétiné en raison surtout de l’intransigeance de l’Ukraine» sont elles aussi dénuées
de fondement856. La demande n’a été faite qu’en février 2018, près de quatre ans après l’ouverture
supposée de l’enquête, en mai 2014857.
D. L’ensemble des disparitions forcées, meurtres, enlèvements et actes de torture exposés
dans le mémoire de l’Ukraine, y compris ceux qui sont antérieurs
au 18 mars 2014, sont imputables à la Russie
463. La Russie tente de s’exonérer de sa responsabilité pour avoir violé la CIEDR en faisant
valoir qu’aucun des faits de disparition forcée, de meurtre, d’enlèvement ou de torture qui lui sont
849 Military Investigative Directorate of the Investigative Committee of the Russian Federation for the Black Sea
Fleet, Resolution on the Refusal to Initiate a Criminal Case, 18 avril 2015 (CMFR, deuxième partie, annexe 228).
850 Ibid. M. Kostenko avance notamment qu’il a été soumis à de mauvais traitements et à la torture par ses
codétenus, sur les instructions des autorités russes. La Russie nie ces allégations en s’appuyant sur le témoignage des
détenus en question ainsi que sur le démenti apporté, alors qu’il était en détention avec les auteurs accusés, par M. Kostenko
lui-même. Main Investigative Directorate of the Investigative Committee of the Russian Federation for the Republic of
Crimea, Resolution on the Refusal to Initiate a Criminal Case, 25 mai 2015 (CMFR, deuxième partie, annexe 235).
851 CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 23.
852 Ibid.
853 Main Investigative Directorate of the Investigative Committee of the Russian Federation for the Republic of
Crimea, Request for Legal Assistance No. 201-04- 2017/23765 Addressed to the Competent Authorities of Ukraine,
15 décembre 2017 (CMFR, deuxième partie, annexe 519).
854 First Investigative Department of the High-Priority Cases Directorate of the Main Investigative Directorate of
the Investigate Committee of the Russian Federation for the Republic of Crimea, Note Regarding Criminal
Case No. 2014417004 on Murder of R.M. Ametov, décembre 2020, p. 4 (CMFR, deuxième partie, annexe 417).
855 CMFR, deuxième partie, appendice A, par. 23.
856 Ibid., par. 28.
857 Letter No. 14/1/1-24294-18 of the Department of International Legal Cooperation of the Prosecutor General’s
Office of Ukraine to the Directorate for International Cooperation of the Investigative Committee of the Russian Federation,
3 mars 2018, réponse à la lettre de la Russie en date du 1er février 2018 (CMFR, deuxième partie, annexe 520).
- 161 -
reprochés ne lui est imputable858. Elle affirme notamment qu’elle ne peut être rendue responsable des
faits antérieurs au 18 mars 2014, date d’entrée en vigueur de la loi sur le rattachement de la Crimée
à la Fédération, tentant ainsi d’échapper à toute responsabilité pour la série de disparitions
d’Ukrainiens et de Tatars de Crimée survenues durant la période ayant précédé le soi-disant
référendum sur l’avenir de la Crimée859.
464. Ainsi qu’il a été établi au chapitre 9, la Cour a été dûment saisie des épisodes survenus
avant le 18 mars 2014860. Dans la mesure où des membres de ses personnels militaire, policier ou
autre y ont pris part, les agissements en question peuvent être attribués à la Russie, en tant que
comportement des organes de l’Etat, comme il est prévu à l’article 4 des articles sur la responsabilité
de l’Etat861. Ainsi, le rôle joué par le GRU dans l’enlèvement de MM. Shchekun et Kovalski et les
actes de torture dont ceux-ci ont été victimes engage à ce titre la responsabilité de la Russie862.
465. Aux termes de l’article 8 des articles sur la responsabilité de l’Etat, la participation des
forces d’autodéfense dans les faits en cause est attribuable à la Fédération de Russie dans la mesure
où celles-ci ont agi sur ses instructions ou ses directives ou sous son contrôle863. Certains des épisodes
exposés dans le mémoire de l’Ukraine montrent clairement que les membres des forces d’autodéfense
travaillaient sous la direction des forces russes. Par exemple, bien que la responsabilité de la détention
de MM. Shchekun et Kovalsky incombe au premier chef aux membres des forces d’autodéfense,
ceux-ci étaient accompagnés d’agents russes du GRU, aux mains desquels les prisonniers ont ensuite
été détenus et torturés864. De même, l’enlèvement et la détention de M. Ametov par des membres des
forces d’autodéfense sont aussi attribuables à la Russie puisque, comme elle l’affirme pour justifier
l’absence de poursuites à leur égard865, ceux-ci agissaient «dans le cadre de leurs fonctions pour le
maintien de l’ordre public», sous la direction de personnes exerçant des attributions en matière
d’application de la loi (par exemple, conduite d’interrogatoires au sujet d’activités criminelles), dont
la Russie tait l’identité866.
466. Si elle venait à conclure que certains agissements ne sont pas attribuables à la Russie au
regard de ce qui précède, la Cour devrait néanmoins dire que celle-ci a violé la CIEDR pour l’une ou
858 CMFR, deuxième partie, par. 345 à 347 ; voir également ibid., appendice A, par. 43 à 57.
859 Voir CMFR, deuxième partie, par. 347 ; MU, par. 395, 398 et 405 à 408.
860 Cf. CMFR, deuxième partie, par. 347 ; voir supra, chap. 9, sect. G.
861 Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat, art. 4 (MU, annexe 279).
862 L’implication apparente de la police russe dans l’enlèvement de M. Ibragimov et celle du FSB dans les actes de
torture qu’ont subis MM. Paralamov et Kostenko sont démontrées ci-dessus au présent chapitre. Ce type de comportement
est également attribuable à la Russie au regard de l’article 4 des articles sur la responsabilité de l’Etat. Le fait que, par la
suite, la Russie n’ait pas enquêté comme il se doit constitue un élément supplémentaire de sa responsabilité au titre de la
CIEDR.
863 Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat, art. 8 (MU, annexe 279).
864 Déposition de M. Shchekun, par. 21 à 23 (MU, annexe 13).
865 Voir supra, par. 454.
866 First Investigative Department of the High-Priority Cases Directorate of the Main Investigative Directorate of
the Investigative Committee of the Russian Federation for the Republic of Crimea, Note Regarding Criminal
Case No. 2014417004 on Murder of R.M. Ametov, décembre 2020, p. 3 et 4 (CMFR, deuxième partie, annexe 417).
Par ailleurs, la Russie a tort lorsqu’elle explique que les faits exposés dans le mémoire ne peuvent lui être attribués
au motif que les forces d’autodéfense n’ont été officiellement établies qu’en juillet 2014. Voir CMFR, deuxième partie,
appendice A, par. 37, note 93. Même au regard de la thèse de la Russie, les agissements des forces d’autodéfense ne lui en
seraient pas moins imputables sur le fondement des éléments de preuve, notamment les déclarations ultérieures du président
Poutine, témoignant généralement du contrôle effectif de la Russie sur la Crimée, ainsi qu’il est établi au chapitre 8 du
mémoire. Voir, de manière générale, MU, première partie, sect. A, et troisième partie, chap. 8, sect. B.
- 162 -
l’autre des raisons qui suivent, voire les deux. Premièrement, la Russie se garde bien d’admettre que
la responsabilité que la CIEDR fait peser sur les Etats est vaste et englobe les violations découlant
de l’action ou de l’inaction de l’Etat ou de ses fonctionnaires, ainsi que des actions des tiers qui sont
tolérées par lui867. Ainsi, aux termes de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention, il
est interdit à la Russie «[d’]encourager, [de] défendre ou [d’]appuyer la discrimination raciale
pratiquée par une personne ou une organisation quelconque». L’alinéa b) de l’article 5 garantit
également le droit d’être à l’abri de la discrimination au titre du «[d]roit à la sûreté de la personne et
à la protection de l’Etat contre les voies de fait ou les sévices de la part, soit de fonctionnaires du
gouvernement, soit de tout individu, groupe ou institution». S’il était jugé que la Russie n’est pas
directement responsable des faits exposés dans le mémoire, sa responsabilité devrait à tout le moins
être engagée sous le régime de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 et de l’alinéa b) de l’article 5,
pour avoir facilité et toléré les violences commises par les forces d’autodéfense et d’autres personnes
contre les membres des communautés ukrainienne et tatare de Crimée.
467. Deuxièmement et à titre corollaire, l’article 6 de la CIEDR impose à la Russie l’obligation
d’enquêter sur les plaintes de façon satisfaisante868. L’Ukraine soutient que, si la Russie venait à ne
pas être reconnue directement responsable des agissements exposés au présent chapitre, sa
responsabilité devrait être engagée pour manquement à l’obligation, qui lui incombe au titre de la
CIEDR, d’enquêter comme il se doit sur tout fait de disparition forcée, de meurtre, d’enlèvement ou
de torture visant les Ukrainiens et les Tatars de Crimée. Pour ne citer qu’un exemple frappant de
l’inaction de la Russie à cet égard, rappelons que la soi-disant enquête menée relativement au meurtre
de M. Ametov n’a même pas permis d’identifier le personnel a priori russe sous la direction duquel
les forces d’autodéfense avaient agi.
*
* *
468. En dépit de ses contre-arguments peu convaincants, la Russie devrait de toute évidence
être déclarée responsable de tous les faits de disparition forcée, de meurtre, d’enlèvement ou de
torture survenus avant et après le 18 mars 2014 et exposés dans le mémoire de l’Ukraine, soit parce
qu’ils lui sont directement imputables, soit parce qu’elle n’a pas empêché des tiers de s’en prendre
aux communautés visées ou n’a pas enquêté comme il se doit. La prise pour cible des Ukrainiens et
des Tatars de Crimée constitue une violation flagrante des obligations qui incombent à la Russie au
titre de la CIEDR.
CHAPITRE 11
RÉPRESSION POLITIQUE DU PEUPLE TATAR DE CRIMÉE
469. Dans son mémoire, l’Ukraine a montré que, à compter des semaines ayant suivi
l’occupation illicite de la Crimée, la Russie a pris une série de mesures qui ont privé le peuple tatar
de Crimée de ses dirigeants politiques. Au coeur de ces mesures se trouvait une campagne soutenue
visant à démanteler l’instance politique et culturelle centrale de la communauté tatare de Crimée, le
Majlis, que le défendeur a lancée en 2014, tout d’abord en excluant de la péninsule ses hauts
867 MU, par. 590 à 593.
868 Voir CIEDR, art. 6 ; MU, par. 631 à 633.
- 163 -
responsables, puis en harcelant sans cesse ses membres et en s’ingérant dans la jouissance de ses
biens, avant de l’interdire purement et simplement en 2016, au motif qu’il s’agissait d’une
organisation extrémiste. L’Ukraine soutient, en particulier, que ces mesures arbitraires ont été
menées dans le but ou à l’effet de restreindre les droits civils fondamentaux, en violation du
paragraphe 1 de l’article 2, de l’article 4 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la CIEDR869.
470. La Russie ne nie pas avoir pris l’ensemble des mesures exposées dans le mémoire de
l’Ukraine, confirmant ainsi sans vergogne que, au mépris de l’ordonnance en indication de mesures
conservatoires rendue par la Cour le 19 avril 2017870, les autorités russes, loin de prendre la moindre
disposition pour lever l’interdiction du Majlis, ont redoublé d’efforts pour le remplacer par des
organes prorusses qui ne représentent pas et n’ont jamais représenté le peuple tatar de Crimée au sens
large. En réalité, l’oppression systématique du Majlis et de ses membres par la Russie se poursuit et
s’intensifie871, comme le FSB s’en est vanté en septembre 2021 :
«Depuis avril 2016, 32 partisans du Majlis ont été condamnés au titre de
différents articles du code pénal russe, 50 ont fait l’objet d’inculpations pénales, 306 ont
été traduits en justice pour des infractions administratives et 33 autres ont été frappés
d’une interdiction de séjour ; 53 manifestations hostiles à la Russie ont été empêchées
et 301 avertissements du procureur et 297 de la police ont été donnés.»872
471. Dans le but d’éviter d’avoir à répondre de ses actes, la Russie cherche à la fois à minimiser
les droits de l’homme du peuple tatar de Crimée dans la sphère politique et, de son propre aveu, à
s’arroger le droit de les supprimer à sa guise. La Cour devrait toutefois reconnaître les actes du
défendeur pour ce qu’ils sont : des mesures punitives expressément dirigées contre la communauté
tatare de Crimée qui ont incontestablement pour effet d’entraver gravement les droits civils de cette
communauté et d’enraciner la discrimination raciale, en violation ouverte et éhontée d’une
convention consacrée à l’élimination de la discrimination raciale.
A. L’interdiction du Majlis et les autres actes de répression politique dirigés
contre la communauté tatare de Crimée emportent violation de la CIEDR
472. La Russie affirme que l’interdiction du Majlis échappe au champ d’application de la
CIEDR, puisque celle-ci ne reconnaît pas aux minorités le droit de disposer d’un organe représentatif
et de le conserver873. A titre liminaire, l’assertion selon laquelle l’attaque dirigée contre l’organe
politique central du peuple tatar de Crimée ne fait intervenir aucun droit de l’homme est incompatible
avec la position adoptée par la Cour pendant les phases précédentes de l’espèce. Dans l’ordonnance
en indication de mesures conservatoires qu’elle a rendue le 19 avril 2017, la Cour a conclu, s’agissant
869 MU, par. 588 à 608.
870 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures
conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 140, par. 106 1) a) :
«En ce qui concerne la situation en Crimée, la Fédération de Russie doit, conformément aux
obligations lui incombant au titre de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination raciale, … [s]’abstenir de maintenir ou d’imposer des limitations à la capacité de la
communauté des Tatars de Crimée de conserver ses instances représentatives, y compris le Majlis.»
871 Voir, par exemple, RFE/RL, Russian Intelligence Accuses Crimean Tatars of Pipeline Sabotage After Kyiv
Riposte, 7 septembre 2021 ; Anastasiia Lapatina, Russian Authorities Raid Crimean Tatar Homes In Crimea, Arrest Deputy
Head of Mejlis (UPDATED), Kyiv Post, 4 septembre 2021, accessible (en anglais) à l’adresse suivante : https://www.
kyivpost.com/ukraine-politics/russian-authorities-raid-crimean-tatar-homes-in-crimea-arrest-deputy-head-of-mejlis.html.
872 TASS, FSB Prevents 53 Anti-Russian Demonstrations by Mejlis in Crimea Over Five Years, 15 septembre 2021.
873 CMFR, deuxième partie, par. 138 à 149 ; EPFR, par. 328.
- 164 -
de l’interdiction du Majlis par les autorités russes, qu’«il [était] plausible que les actes en cause
[pussent] constituer des actes de discrimination raciale au sens de la convention», prescrivant sans
ambiguïté à la Russie de lever immédiatement l’interdiction874. Elle a rejeté la prétention pour
l’essentiel identique que la Russie avait avancée dans ses exceptions préliminaires875, concluant que
les mesures dont l’Ukraine tirait grief, parmi lesquelles l’interdiction du Majlis, «entr[ai]ent … dans
les prévisions de cet instrument»876.
473. La position de la Russie est également incompatible avec la vue du Comité de la CIEDR,
qui s’est dit en 2017 «particulièrement préoccupé par l’interdiction du fonctionnement des
institutions représentatives des Tatars et par les limites strictes qui leur [avaie]nt été imposées, telles
que l’interdiction du Majlis»877. Dans le droit fil de la position de l’Ukraine en la matière, il a
«exhort[é la Russie] à abroger toute mesure administrative ou législative adoptée depuis
qu[’elle avait] commencé à exercer un contrôle effectif sur la Crimée qui a[vait] pour
but ou pour effet d’opérer une discrimination à l’égard d’un groupe ethnique ou de
peuples autochtones quels qu’ils [fuss]ent pour des motifs interdits par la Convention,
notamment en ce qui concerne … le fonctionnement des institutions représentatives des
Tatars de Crimée»878.
474. En cherchant à se retrancher derrière la prétendue inexistence d’un droit de sa propre
concoction, la Russie dénature les moyens de l’Ukraine et est hors de propos. Comme cette dernière
l’a exposé dans son mémoire, la répression politique de la communauté tatare de Crimée porte
atteinte à nombre de droits de l’homme, dont l’existence n’est pas contestée et dont la liste non
limitative comprend les droits à l’égalité de traitement devant les tribunaux, à la liberté d’opinion et
d’expression, ainsi qu’à la liberté d’association et de réunion pacifique879. En outre, l’interdiction du
Majlis et les autres mesures visant les dirigeants de la communauté tatare de Crimée indiquent
immanquablement que la communauté elle-même est prise pour cible et soumise à un traitement
discriminatoire. La combinaison de ces deux éléments, à savoir la distinction visant un groupe donné
et l’atteinte considérable portée aux droits de l’homme de ce groupe, constitue l’essence même d’une
violation de la CIEDR880.
874 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures
conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 135 et 140, par. 82, 83 et 106 1).
875 Voir EPFR, par. 328 : «la CIEDR ne confère nullement aux communautés ou minorités le droit de disposer
d’instances représentatives au sens politique du terme (et encore moins de les conserver)».
876 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J Recueil 2019 (II), p. 593 et 595, par. 88 et 96.
877 Comité de la CIEDR, Observations finales concernant les vingt-troisième et vingt-quatrième rapports
périodiques de la Fédération de Russie, doc. CERD/C/RUS/CO/23-24, 20 septembre 2017, par. 19 (MU, annexe 804).
878 Ibid., par. 20.
879 MU, par. 605, 606 et 619 à 622.
880 S’agissant de l’attaque qu’elle a portée contre le Majlis et ses membres, la Russie allègue, sans étayer ses dires,
que sa qualification par l’Ukraine de «répression politique des Tatars de Crimée … n’a pas trait à la discrimination raciale».
CMFR, deuxième partie, par. 163. Comme il a été démontré au chapitre 9, sect. D, cet argument repose sur une mauvaise
compréhension des exigences du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR. Voir ci-dessus, par. 417 ; voir également
Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures
conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, déclaration du juge Crawford, C.I.J. Recueil 2017, p. 215, par. 7.
- 165 -
B. L’interdiction du Majlis par la Russie a privé la communauté
tatare de Crimée de son organe représentatif légitime
475. La Russie soutient que l’interdiction du Majlis ne visait pas la communauté tatare de
Crimée en tant que telle puisque, «parmi les instances, organisations et groupements existants qui
affirment défendre les intérêts de la[dite] communauté … , au nombre desquels figure le Qurultay,
le Majlis soit le seul qui ait été interdit»881. Elle allègue qu’«il n’y a pas d’entrave à la représentation
de la communauté des Tatars de Crimée, ni aujourd’hui, ni [par le passé], cette communauté étant
représentée par de nombreux groupements et organisations en Crimée, alors que le Majlis s’est
discrédité par ses activités violentes et subversives»882.
476. Le postulat de la Russie selon lequel ce serait à elle, et non au peuple tatar de Crimée,
qu’il reviendrait de décider quelle organisation devrait s’exprimer au nom de cette communité trahit
sa mauvaise compréhension de ce qui constitue réellement une politique représentative. Mais elle
fait également fausse route lorsqu’elle affirme que le Majlis n’est qu’une instance représentative
parmi de nombreuses autres, qui seraient tout aussi aptes à jouer ce rôle. Comme il sera expliqué
dans la présente section, le Majlis, organe indirectement élu par la population tatare de Crimée tout
entière, est reconnu de longue date comme la voix authentique de la communauté. Aucune des autres
entités que la Russie s’évertue à imposer ne jouit d’une légitimité comparable. La tentative du
défendeur de remplacer le Majlis en parrainant un ou plusieurs de ces autres organes ne fait que
confirmer son mépris pour les droits politiques du peuple tatar de Crimée.
1. Le Majlis a été largement reconnu comme l’organe représentatif légitime de la communauté
tatare de Crimée
477. La légitimité du Majlis tient en grande partie de ce qu’il est élu par le Qurultay du peuple
tatar de Crimée, dont les délégués sont eux-mêmes élus directement tous les cinq ans par la
population dans son ensemble883. Selon une évaluation des besoins réalisée en 2013 à l’intention du
Haut-Commissaire de l’OSCE pour les minorités nationales, ledit Qurultay «est considéré par la
plupart des Tatars de Crimée comme leur organe représentatif», la participation aux premières phases
des scrutins y afférents de 2013 s’étant échelonnée entre 57 et 68 % de l’électorat884. A titre de
comparaison, le chiffre supérieur de cette plage dépasse le taux de participation avec lequel ont été
élus les actuels président des Etats-Unis d’Amérique et premier ministre du Royaume-Uni (66,8 et
67,3 %, respectivement)885.
478. Fort de la légitimité de représentation que lui confère cette base électorale, le Majlis est
depuis longtemps le partenaire privilégié des organisations internationales désireuses de dialoguer
avec le peuple tatar de Crimée. Il est membre permanent de l’Organisation des nations et des peuples
non représentés depuis 1991 et de l’Union fédéraliste des communautés ethniques européennes
881 CMFR, deuxième partie, par. 223 (les italiques sont dans l’original).
882 Ibid., par. 137.
883 Witness Statement of Mustafa Dzhemilev, 31 mai 2018, par. 5 (ci-après la «déposition de M. Dzhemilev») (MU,
annexe 16) ; voir également The Provision On Mejlis of the Crimean Tatar People, Art. 4, 12 septembre 2004, accessible
(en anglais) à l’adresse suivante : http://qtmm.org/public/images/ckeditor/file/quick-folder/the_provision_on_mejlis_of_
the_crimean_tatar_people.doc.
884 OSCE HCNM, The Integration of Formerly Deported People in Crimea, Ukraine: Needs Assessment (août
2013), p. 16 et note de bas de page 38 (MU, annexe 805).
885 U.S. Census Bureau, 2020 Presidential Election Voting and Registration Tables Now Available, 29 avril 2021 ;
BBC News, Results of the 2019 General Election, 14 décembre 2019.
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depuis 1993886. En 1995, il a été accrédité par le groupe de travail intersessions de l’ONU chargé de
l’élaboration d’un projet de déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones887.
La résolution 1995/317 du Conseil économique et social de l’Organisation des Nations Unies l’a
reconnu en tant qu’organisation autochtone et autorisé à collaborer avec l’ONU en cette qualité888.
479. Le rôle du Majlis en tant qu’organe représentatif du peuple tatar de Crimée a également
été reconnu par la Verkhovna Rada d’Ukraine, son conseil des ministres, et par le président ukrainien,
qui s’en remettent de longue date à cette institution et à ses dirigeants pour ce qui est des grandes
questions socio-économiques, culturelles et autres concernant la communauté tatare de Crimée889. Il
est révélateur que, au début de l’occupation russe, le Qurultay et le Majlis aient aussi été reconnus
comme des «organes d’autogouvernance nationale pour le peuple tatar de Crimée» par l’assemblée
législative de la prétendue République de Crimée890.
480. L’importance du Majlis a également été admise par divers organismes des Nations Unies
et organisations régionales, qui ont systématiquement reproché à la Russie de l’avoir interdit. Ainsi,
le HCDH a conclu que «l’interdiction imposée a[u] M[a]jlis, assemblé[e] représentativ[e] de
l’autogouvernement avec des fonctions quasi-exécutives, sembl[ait] refuser aux Tatars de Crimée
(autochtones de Crimée) le droit de choisir leurs autorités représentatives»891, prévenant que cette
interdiction «pourrait être perçu[e] comme une punition collective contre la communauté des Tatars
de Crimée»892. L’Assemblée générale des Nations Unies893, le Comité de la CIEDR894 et le Parlement
européen895 ont eux aussi appelé la Russie à lever l’interdiction.
886 Witness Statement of Eskender Bariiev, 6 juin 2018, par. 22 et 25 (ci-après la «déposition de M. Bariiev») (MU,
annexe 15).
887 Ibid., par. 24.
888 Nations Unies, résolution 1995/317 du Conseil économique et social, demandes de participation aux travaux du
Groupe de travail intersessions à composition non limitée de la Commission des droits de l’homme chargé de l’élaboration
d’un projet de déclaration sur les droits des peuples autochtones présentées par des organisations de populations
autochtones non dotées du statut consultatif auprès du Conseil économique et social, 2 novembre 1995, partie B.
889 Voir, par exemple, déposition de M. Bariiev, par. 24 (MU, annexe 15) ; Verkhovna Rada of Ukraine,
Resolution No. 1140-VII «On the Statement of the Verkhovna Rada of Ukraine on Guaranteeing the Rights of the Crimean
Tatar People within the State of Ukraine», 20 mars 2014, reconnaissant le Majlis et le Qurultay comme l’«organe
représentatif suprême du peuple tatare de Crimée» (CMFR, deuxième partie, annexe 793).
890 Déposition de M. Bariiev, par. 26 (MU, annexe 15) ; Verkhovna Rada of the Autonomous Republic of Crimea,
Resolution on Guarantees of the Restoration of the Rights of the Crimean Tatar People and Their Integration into the
Crimean Community No. 1728-6/14, 11 mars 2014 (extraits) (CMFR, deuxième partie, annexe 789).
891 OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 May-15 August 2016), par. 177 (MU,
annexe 772).
892 OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 February-15 May 2016), par. 188 (MU,
annexe 771).
893 Nations Unies, résolution 71/205 de l’Assemblée générale, doc. A/RES/71/205, Situation des droits de l’homme
dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine), 19 décembre 2016, par. 2, al. g) ;
Nations Unies, résolution 72/190 de l’Assemblée générale, doc. A/RES/72/190, Situation des droits de l’homme dans la
République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine), 19 décembre 2017, par. 3, al. j).
894 Comité de la CIEDR, Observations finales concernant les vingt-troisième et vingt-quatrième rapports
périodiques de la Fédération de Russie, doc. CERD/C/RUS/CO/23-24, 20 septembre 2017, par. 19 et 20 (MU, annexe 804).
895 Critiquant vivement l’interdiction, le Parlement européen a reconnu le Majlis comme l’«organe légitime,
représentatif et reconnu de la population autochtone de Crimée», exigeant que la Russie «respect[e le] M[a]jlis en tant que
représentation légitime de la communauté tatare de Crimée». Parlement européen, résolution du 12 mai 2016 sur les Tatars
de Crimée, J.O. 2016 C76/27, par. J.1-2 (MU, annexe 830) ; Parlement européen, résolution du 4 février 2016 sur la
situation des droits de l’homme en Crimée, notamment des Tatars de Crimée, J.O. 2016 C35/38, par. H.3.
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2. Aucun des autres organes que la Russie s’évertue à imposer ne peut rivaliser un tant soit
peu avec la légitimité et la représentativité du Majlis
481. La Russie tente de minimiser l’importance du Majlis en faisant état d’une trentaine
d’«organisations» des Tatars de Crimée qui existaient dans la péninsule au moment de
l’interdiction896. Or, comme la Cour l’a reconnu dans son ordonnance en indication de mesures
conservatoires, aucune de ces «organisations» ne peut prétendre jouer le même rôle que l’instance
représentative légitime du peuple tatar de Crimée897. Aucune n’est un organe élu qui possède la
légitimité ou les capacités nécessaires pour représenter la communauté tatare de Crimée au sens large,
et la Russie n’indique pas le contraire898. En réalité, un certain nombre de ces organisations ont
coopéré avec les autorités criméennes pour saper le Majlis899.
482. Ces nouvelles organisations favorables à la Russie, dont celle-ci considère qu’elles ont
remplacé le Majlis, ne représentent pas non plus la communauté tatare de Crimée au sens large. A
titre d’exemple, le défendeur se réfère à une «session extraordinaire» du «Qurultay des musulmans
de Crimée» qui s’est tenue le 17 février 2018 et à laquelle a été élu le prétendu «conseil» du peuple
tatar de Crimée, ou choura900. Ce «Qurultay», dont les délégués sont désignés par les organisations
religieuses locales, est une entité distincte à vocation confessionnelle et non pas une instance
représentative élue par le peuple tatar de Crimée901. M. Ablayev, qui compte parmi les chefs de file
de ce soi-disant «Qurultay» et préside désormais la choura, est bien connu au sein de la communauté
tatare de Crimée pour être un apostat marginal ayant choisi de collaborer avec les autorités russes en
Crimée902.
483. Le soi-disant «conseil des Tatars de Crimée agissant sous la direction du chef de la
République de Crimée»903, créé en mars 2018 par les autorités d’occupation sur la base d’une
proposition de la choura, procède d’une tentative transparente de la Russie visant à substituer au
896 CMFR, deuxième partie, par. 226.
897 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures
conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 138, par. 97, où il est pris acte de la conclusion du
HCDH selon laquelle «l’interdiction imposée a[u] M[a]jlis, assemblé[e] représentativ[e] de l’autogouvernement avec des
fonctions quasi-exécutives, semble refuser aux Tatars de Crimée (autochtones de Crimée) le droit de choisir leurs autorités
représentatives», et citant la conclusion du HCDH selon laquelle «aucune des ONG tatares de Crimée actuellement
enregistrées en Crimée ne peut être considérée comme ayant le même degré de représentativité et de légitimité que le
Majlis, dont les membres sont élus par le Kurultai [ou Qurultay], soit l’Assemblée des Tatars de Crimée».
898 CMFR, deuxième partie, par. 225 à 231.
899 OSCE, Office for Democratic Institutions and Human Rights (ODIHR) and the High Commissioner on National
Minorities (HCNM), Report of the Human Rights Assessment Mission on Crimea (6-18 July 2015), 17 septembre 2015,
par. 239 (ci-après le «rapport de l’OSCE de 2015») (MU, annexe 812). Pour les mêmes raisons, les citations sélectives
produites par la Russie et émanant de groupes et de fonctionnaires tatars de Crimée marginaux à la fois prorusses et critiques
à l’égard du Majlis ne suffisent pas à réfuter la légitimité largement reconnue de celui-ci, pas plus qu’elles n’étayent la
position de la Russie selon laquelle l’interdiction du Majlis n’aurait entraîné aucune «entrave à la représentation de la
communauté des Tatars de Crimée». Voir CMFR, deuxième partie, par. 137 et 238 à 248.
900 CMFR, deuxième partie, par. 232.
901 Voir Taurica.net, Qurultai of Muslims of Crimea Will Take Place On October 27, 2 août 2018, (annexe 153).
902 Voir, par exemple, Credo Press, The Loyal to Moscow Mufti of Crimea Ablayev Is Accused by the World
Congress of Crimean Tatars In Reporting on Muslims, 19 octobre 2016 (annexe 143).
903 CMFR, deuxième partie, par. 233.
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Majlis un organe contrôlé par elle904. Comme elle l’explique elle-même, «[t]ous les membres de la
choura élus par le Qurultay [des musulmans de Crimée] ont été intégrés au conseil nouvellement
créé, dirigé par M. Aksyonov», le prétendu chef de la République de Crimée, dont l’adjoint est
M. Ablayev905.
484. En somme, c’est sans fondement que la Russie fait étalage des autres «organisations
populaires continu[a]nt de représenter les Tatars de Crimée dans la péninsule», qui «joui[raie]nt
d’une représentativité et d’une légitimité très fortes»906. Ainsi que le juge Crawford l’a précisé dans
sa déclaration individuelle jointe à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires de la Cour,
aucune autre institution ne peut reproduire le rôle joué par le Majlis en sa qualité d’instance
représentative légitime des Tatars de Crimée :
«C’est le Majlis, en tant qu’organe exécutif, qui met en oeuvre les politiques et
«représente les intérêts du peuple tatar de Crimée à tous les niveaux». Sans lui, la
capacité des Tatars de Crimée d’être effectivement représentés en tant que groupe est
compromise. Comme il est précisé dans l’ordonnance en indication de mesures
conservatoires, les autres organisations de la péninsule qui représentent les Tatars de
Crimée ne semblent pas avoir le même statut que le Majlis ni être aussi bien
acceptées.»907
C. L’invocation par la Russie de préoccupations en matière de sécurité nationale comme
justification de l’interdiction du Majlis est infondée en fait comme en droit
485. La Russie affirme ensuite que l’interdiction du Majlis était une restriction des droits de
l’homme qui était justifiable pour des raisons légitimes touchant à la sécurité, que les juridictions
nationales avaient retenues, sur le fondement des lois russes de lutte contre l’extrémisme908. Elle
soutient que l’interdiction était proportionnée au comportement prétendument «extrémiste» du
Majlis, de ses membres et de ses collaborateurs909. Or elle ne parvient pas à démontrer que la mesure
n’était pas plus restrictive que ce qui était strictement nécessaire pour atteindre son objectif déclaré.
1. La défense par la Russie de l’interdiction du Majlis est juridiquement viciée
486. Le fait que l’interdiction du Majlis ait été confirmée sous le régime des lois russes de lutte
contre l’extrémisme, lesquelles ont été abondamment critiquées pour être loin de satisfaire aux
904 Les autorités russes en Crimée ont ensuite clairement indiqué qu’elles estimaient que la choura avait remplacé
le Majlis. En décembre 2018, le prétendu vice-premier ministre de Crimée, M. Georgy Muradov, a tenu les propos suivants :
«Je tiens à vous rappeler que, depuis longtemps, il n’existe plus d’organisation telle que le Majlis. Les Tatars de Crimée
ont tenu un [Q]urulta[y] (congrès), à l’issue duquel ils ont élu un nouvel organe directeur, la [C]houra (conseil), dirigée
par le chef spirituel mufti Emirali Ablaev.» RIA Novosti, Crimea Warns Turkey Against Supporting Mejlis, 16 décembre
2018 (annexe 156) ; voir également RIA Novosti, Kurultai of Crimea Asked to Transfer the Property of the «Mejlis» to the
SAMK, 27 octobre 2018, où il est expliqué que le Qurultay des musulmans de Crimée a «exhort[é] les autorités» à transférer
à l’administration spirituelle des musulmans de Crimée les biens appartenant au Majlis, dont «les appartements, les locaux
équipés pour une clinique médicale [et] un bâtiment situé au centre de Simferopol, dans lequel se trouv[ai]ent les dirigeants
du Majlis depuis 2014» (annexe 154).
905 CMFR, deuxième partie, par. 233 ; Decree No. 93-U «On Establishing the Council of Crimean Tatars Under the
Head of the Republic of Crimea», 29 mars 2018 (CMFR, deuxième partie, annexe 112).
906 CMFR, deuxième partie, par. 224.
907 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures
conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, déclaration du juge Crawford, C.I.J. Recueil 2017, p. 214, par. 4.
908 CMFR, deuxième partie, par. 154 à 163.
909 Ibid., par. 155 à 175.
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normes internationales de protection des droits de l’homme, n’excuse pas la Russie de la violation
flagrante de la CIEDR910. Ainsi que l’explique M. Scheinin dans son rapport d’expertise, sous le
régime de ce traité «l’interdiction de la discrimination raciale est absolue»911. Même à supposer que
l’utilisation par la Russie de ses lois réprimant l’extrémisme ait été légitimement dirigée contre une
menace pour sa sécurité nationale ou l’ordre public, ou encore une montée de l’extrémisme, de telles
menaces supposées ne l’autorisaient pas à faire preuve de discrimination envers la communauté tatare
de Crimée au mépris des obligations que lui impose la CIEDR.
487. La Russie a beau affirmer que les préoccupations liées à la sécurité nationale, à la lutte
contre l’extrémisme ou à l’ordre public pourraient justifier les restrictions qu’elle a imposées aux
droits de l’homme substantiels sous-jacents, tels les droits à la liberté d’opinion et d’expression, et à
la liberté d’association et de réunion pacifique, elle n’a nullement satisfait aux lourdes exigences
qu’emportent de telles restrictions. Ainsi que M. Scheinin l’explique dans son rapport d’expertise, la
mesure dans laquelle les droits de l’homme peuvent être restreints pour des raisons touchant à la
sécurité nationale est strictement limitée et une procédure rigoureuse doit être suivie par l’Etat qui
estime qu’une telle restriction s’impose912.
488. Or, non seulement la Russie n’a fait aucun effort pour notifier préalablement aux organes
internationaux compétents le besoin de limiter de la sorte les droits de l’homme de ses ressortissants
ou d’invoquer formellement quelque dérogation prévue par les textes applicables, mais elle n’apporte
pas non plus la moindre preuve que ses mesures étaient limitées, adaptées et aussi peu restrictives
que ce qui était strictement nécessaire. Au lieu de cela, elle a opté pour la solution la plus extrême,
qui consistait à interdire purement et simplement le Majlis, sans tenir compte de ses graves
conséquences sur les libertés de réunion, de parole et d’expression de la communauté tatare de
Crimée.
2. Le récit que fait la Russie des activités prétendument extrémistes du Majlis est dépourvu de
fondement factuel et ne justifie pas l’interdiction
489. La Russie fait état de ce qu’elle appelle «une longue série d’actes extrémistes imputables
aux membres du Majlis, commis sur une longue période et généralement liés à la contestation du
changement de statut de la Crimée»913. Son récit dénature toutefois grossièrement les événements
sous-jacents et le rôle qu’y aurait tenu le Majlis914.
490. La Russie affirme que le Majlis a toujours été un groupe extrémiste et se réclame à cet
égard de bribes puisées sélectivement à des sources attribuant à celui-ci la responsabilité de conflits
impliquant la communauté tatare de Crimée915. En réalité, les événements antérieurs à 2014 qu’elle
cite mettent en exergue l’effet que continue d’avoir l’expulsion massive du peuple tatar de Crimée
910 Voir supra, chap. 9, sect. F.
911 Rapport Scheinin, par. 14 (annexe 7) ; voir aussi supra, par. 428.
912 Rapport Scheinin, par. 20 à 22 (annexe 7) ; voir aussi supra, par. 429 à 431.
913 CMFR, deuxième partie, par. 166.
914 Dans une seule phrase, la Russie affirme que le Majlis ne s’est jamais plaint de discrimination raciale au cours
des procédures portées devant les juridictions russes. Ibid., par. 163. Quoi qu’elle puisse vouloir dire par là, le fait que le
Majlis n’ait formulé aucune plainte de cette nature est sans rapport avec la question de savoir si elle a manqué aux
obligations que lui imposait la CIEDR. La Cour a déjà conclu qu’elle avait été valablement saisie des griefs de l’Ukraine
reposant sur ce traité, notamment en ce qu’ils se rapportaient au Majlis, et rejeté l’exception de la Russie fondée sur la
prétendue obligation d’épuiser les voies de droit internes. Arrêt sur les exceptions préliminaires, p. 606, par. 130.
915 CMFR, deuxième partie, par. 167.
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par Staline en 1944 et les graves épreuves auxquelles la communauté fait face depuis son retour dans
la péninsule916. En dernière analyse, il est révélateur que le Majlis n’ait jamais été interdit par le
Gouvernement ukrainien, qui l’a au contraire reconnu comme l’organe représentatif légitime du
peuple tatar de Crimée917.
491. La véritable raison de l’interdiction est l’opposition du peuple tatar de Crimée, exprimée
par le Majlis, à l’acte d’agression illicite de la Russie. Cela ressort manifestement du récit détaillé,
mais trompeur que fait celle-ci d’une série d’événements qui ont précédé et suivi l’annexion de la
Crimée918. Or, en dépit de leurs protestations de principe contre l’invasion illicite de la Russie, puis
les actes de harcèlement dirigés par elle contre la communauté tatare de Crimée, les dirigeants du
Majlis ont continué de s’employer à éviter toute violence919.
492. Le compte rendu que fait la Russie du «blocus» civil de 2015 est également trompeur920.
Comme l’atteste M. Chubarov dans sa déposition de suivi, ce blocus avait été conçu comme une
manifestation pacifique, ouverte au public et légitime dans les limites du territoire ukrainien, et a été
mis à exécution en tant que tel921. Son principal objectif était de protester contre la législation
ukrainienne, regardée comme donnant aux entreprises ukrainiennes faisant affaire avec la Crimée
occupée la possibilité de poursuivre leurs activités commerciales922. Même à supposer que ce blocus,
auquel a pris part un vaste éventail de personnes et d’organisations, puisse être considéré comme
emportant violation des lois arbitraires de la Russie en matière de lutte contre l’extrémisme, cela ne
saurait justifier l’interdiction du Majlis, cet organe n’ayant pris aucune décision collective au sujet
de la conception ou de l’organisation de la manifestation, ou de la participation à celle-ci923. Les
membres du Majlis qui y ont effectivement pris part, à savoir MM. Chubarov et Dzhemilev, l’ont
916 La Russie affirme par exemple que «[l]e Majlis a commencé à mener des activités violentes dès 1992, à
Krasny Rai». Ibid. ; voir également ibid., par. 144. C’est en réalité la communauté tatare de Crimée qui a subi l’hostilité,
voire la violence des autorités locales et de syndicats peu accueillants. Voir déposition de M. Dzhemilev, par. 7 (MU,
annexe 16) ; Gulnara Bekirova, Red Paradise: Bloody Way Home, Krym.Realii, 23 octobre 2016 (annexe 144) ; Gulnara
Bekirova, Red Paradise: Bloody Way Home (Ending), Krym.Realii, 24 octobre 2016 (annexe 145). Tout en défendant avec
vigilance les droits des Tatars de Crimée qui se réinstallaient dans la péninsule, le Majlis s’est constamment attaché à
trouver une solution pacifique. Voir déposition de M. Dzhemilev, par. 7 (MU, annexe 16) ; Appeal of the Mejlis of the
Crimean Tatar People to All Residents of Crimea (Simferopol), 7 octobre 1992 : «Nous nous employons et continuerons
de nous employer à recouvrer les droits du peuple tatare de Crimée uniquement par des moyens qui ne présentent [aucun]
danger ou risque pour les citoyens, quelle que soit leur nationalité» (annexe 176).
917 Voir, par exemple, Verkhovna Rada of Ukraine, Resolution No. 1140-VII «On the Statement of the Verkhovna
Rada of Ukraine on Guaranteeing the Rights of the Crimean Tatar People Within the State of Ukraine», 20 mars 2014
(CMFR, deuxième partie, annexe 793) ; voir également déposition de M. Bariiev, par. 24 (MU, annexe 15). Les opinions
sélectives émises par des parlementaires locaux il y a plusieurs décennies, parfois même avant la dissolution de l’Union
soviétique, sont dépourvues de pertinence et, en tout état de cause, n’étayent pas l’argument mensonger de la Russie voulant
que l’Ukraine ait «alors eu la même réaction que celle qu’elle oppose maintenant à la Fédération de Russie». CMFR,
deuxième partie, par. 143.
918 CMFR, deuxième partie, par. 167.
919 Voir, par exemple, déposition de M. Bariiev, par. 17 à 19 (MU, annexe 15) ; Video of Bariiev Instructing the
Crimean Tatars to Show Their Peaceful Intentions in the Face of Provocation (MU, annexe 1101) ; Witness Statement of
Akhtem Chiygoz, 4 juin 2018, par. 5 (ci-après la «déposition de M. Chiygoz») (MU, annexe 19) ; déposition de
M. Dzhemilev, par. 30 à 33 (MU, annexe 16).
920 CMFR, deuxième partie, par. 167.
921 Deuxième déposition de Refat Chubarov (21 avril 2022), par. 2.
922 Ibid., par. 5.
923 Ibid., par. 10 et 13.
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fait à titre personnel et ont continué de veiller à ce que le blocus demeure pacifique et adapté à
l’objectif déclaré de déclencher des changements d’ordre législatif924.
493. Les allégations de la Russie selon lesquelles certains membres du Majlis se seraient livrés
à des activités extrémistes sont aussi captieuses que factuellement inexactes925, comme en témoigne
le fait que le harcèlement arbitraire du Majlis et de ses membres a débuté peu après l’annexion.
Comme on le verra plus loin, cela confirme que l’interdiction de cet organe visait à punir
collectivement le peuple tatar de Crimée pour s’être opposé à l’agression russe.
D. Le contre-mémoire confirme les autres formes de harcèlement
visant les dirigeants politiques et dénoncées dans le mémoire
494. Si la Russie qualifie les autres griefs de l’Ukraine relatifs à la répression politique de
«manifestement infondés»926, son propre récit confirme la véracité de chacun des cas de harcèlement
personnel des membres du Majlis dénoncés dans le mémoire.
1. L’exil des dirigeants tatars de Crimée
495. La Russie reconnaît avoir commencé à restreindre les déplacements des dirigeants tatars
quelques semaines à peine après le référendum, une interdiction de séjour en Crimée d’une durée de
cinq ans ayant été infligée tout d’abord à M. Dzhemilev le 22 avril 2014927, puis à M. Yuksel le
30 juin 2014 et à M. Chubarov le 5 juillet 2014928.
496. Les éléments de preuve avancés par la Russie confirment également que ces mesures ne
reposaient sur aucun fondement légitime et que, en tout état de cause, elles étaient disproportionnées
924 La Russie accorde un poids démesuré aux déclarations déformées et sélectives d’un autre organisateur du blocus,
Lenur Islyamov, qui n’est pas et n’a jamais été membre du Majlis. En tout état de cause, elle dénature gravement le
comportement dont a fait preuve l’intéressé pendant le blocus. Voir infra, par. 640 à 642 ; voir également
deuxième déposition de Refat Chubarov, par. 7, 8 et 11.
925 Si la Russie fait vaguement allusion à de «nouveaux signes d’extrémisme» au cours de la période ayant suivi
l’interdiction de séjour de M. Dzhemilev, il ressort des éléments de preuve cités par elle que cet «extrémisme» supposé
réside dans l’objectif fondamental déclaré du Majlis, à savoir le rétablissement du droit du peuple tatar de Crimée à la libre
auto-identification sur son territoire ancestral. Voir CMFR, deuxième partie, par. 167 ; Prosecutor of the Republic of
Crimea, Warning (Repeated) Issued to Mr. Refat Chubarov, Chairman of the Mejlis, On the Impermissibility of Carrying
Out Extremist Activities, 5 juillet 2014, p. 1, affirmant que les documents organiques du Majlis tels que «la déclaration de
souveraineté nationale du peuple tatare de Crimée adoptée du 26 au 30 juin 1991 à la première session du Qurultay du
peuple tatare de Crimée de la deuxième convocation» montrent que «d’aucuns tentent toujours de créer une entité nationale
souveraine, ce qui contrevient à la fois à la Constitution de la Fédération de Russie et à la loi fédérale sur l’«autonomie
nationale et culturelle»», et que «[l]a poursuite de cet objectif occasionne notamment de graves problèmes sur le territoire
de la République de Crimée» (CMFR, deuxième partie, annexe 527).
926 CMFR, deuxième partie, par. 185.
927 Ibid., par. 188.
928 Ibid., par. 187 à 194.
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par rapport à l’objectif proclamé de maintien de l’ordre public929. A titre d’exemple, le premier
«avertissement» que le procureur de Crimée a adressé à M. Chubarov le 23 avril 2014 menaçait
celui-ci de poursuites au titre de la loi fédérale no 114-FZ sur la lutte contre les activités extrémistes,
pour avoir hissé le drapeau ukrainien au siège de Simferopol930. Dans le cas de M. Dzhemilev, les
décisions de justice citées par la Russie n’offrent aucune raison de conclure que l’interdiction était
«nécessaire afin d’assurer la capacité de défense ou la sécurité de l’Etat ou l’ordre public»931. Pour
justifier l’interdiction, la Russie cite quatre articles de presse, dont aucun n’atteste l’existence d’une
quelconque «menace tangible contre l’ordre public et la sécurité de l’Etat» ou des «menaces
publiques explicites» qu’elle invoque932. Elle n’explique pas non plus pourquoi aucun avertissement
préalable n’aurait pu être donné à M. Dzhemilev933.
497. En 2019, le FSB aurait décidé d’étendre de 15 ans l’interdiction de séjour imposée à
M. Dzhemilev, décision rendue publique le 5 mars 2021 au cours du procès pénal tenu contre ce
dernier par contumace en Crimée934. M. Chubarov risque de connaître le même sort : le 1er juin 2021,
la Cour suprême de Crimée a rendu un verdict par contumace contre lui, le condamnant à six ans de
détention dans une colonie à régime général ainsi qu’à une amende935.
929 Voir Comité de la CIEDR, Recommandation générale XXXI sur la discrimination raciale dans l’administration
et le fonctionnement du système de justice pénale, soixante-cinquième session (2005), par. 37 : «les peines visant
exclusivement les non-nationaux et s’ajoutant aux sanctions de droit commun, telles que les peines d’éloignement,
d’expulsion ou d’interdiction du territoire national, ne devraient être prononcées qu’à titre exceptionnel de façon
proportionnée». La Russie confirme en outre que ces interdictions étaient toutes fondées sur les mêmes textes législatifs,
qui habilitent les autorités à refuser aux citoyens étrangers et aux apatrides l’entrée sur le territoire russe lorsque cela est
«nécessaire afin d’assurer la capacité de défense ou la sécurité de l’Etat ou l’ordre public». Federal Law No. 114-FZ «On
the Procedure for Exit from the Russian Federation and Entry into the Russian Federation», 15 août 1996, art. 27, par. 1
(CMFR, deuxième partie, annexe 33) ; CMFR, deuxième partie, par. 188, 190 et 193.
930 Acting Prosecutor of the Republic of Crimea, Warning Issued to Mr Refat Chubarov, Chairman of the Mejlis,
On the Impermissibility of Violating the Law, 23 avril 2014 (CMFR, deuxième partie, annexe 522).
931 Federal Law No. 114-FZ «On the Procedure for Exit from the Russian Federation and Entry Into the Russian
Federation», 15 août 1996, art. 27, par. 1 (CMFR, deuxième partie, annexe 33) ; Moscow City Court,
Сase No. 3a-0836/2016, Decision, 20 mai 2016 (CMFR, deuxième partie, annexe 275) ; Supreme Court of the Russian
Federation, Case No. 5-APG16-81S, Appellate Decision, 14 décembre 2016, p. 3, rejetant le pourvoi au motif que «[l]e
moyen d’appel selon lequel les dossiers de l’affaire ne comporteraient aucun élément attestant que Moustafa Dzhemilev se
serait livré à une activité menaçant la sécurité nationale de la Fédération de Russie est réfuté par la proposition tendant à
interdire à l’intéressé d’entrer sur le territoire russe, que le tribunal a examinée» (CMFR, deuxième partie, annexe 303).
932 CMFR, deuxième partie, par. 188 et notes de bas de page 403 et 404. L’un des articles est postérieur à la date
de l’interdiction, un autre révèle que la restriction d’entrée sur le territoire avait pris effet avant l’interdiction et les deux
autres reflètent simplement les préoccupations inspirées à M. Dzhemilev par l’agression illicite et son opposition à celle-ci.
Voir UNIAN, Dzhemilev Promises to «Surprise» the Occupants if They Don’t Let Him Enter Crimea, 22 mars 2014
(CMFR, deuxième partie, annexe 898) ; Censor.NET, War with Ukraine Will Mark the Beginning of the End for Russia
and Lead to the Country’s Collapse – Dzhemilev, 14 mars 2014 (CMFR, deuxième partie, annexe 895) ; Website of the
Mejlis, Mustafa Dzhemilev: Crimean Tatars Will Hold Their Own Referendum to Determine the Future of Crimea, 27 mars
2014 (CMFR, deuxième partie, annexe 1247) ; Press.ua, Yatsenyuk Re-Assured that He Works on a Plan to Return Crimea,
8 août 2014 (CMFR, deuxième partie, annexe 910).
933 En réalité, les preuves avancées par la Russie confirment que M. Dzhemilev ne s’est pas vu communiquer la
moindre raison précise pour son interdiction de séjour. Voir Moscow City Court, Сase No. 3a-0836/2016, Decision, 20 mai
2016, p. 4 (CMFR, deuxième partie, annexe 275). Elles ne contiennent pas non plus d’indication sur les motifs ou le
bien-fondé de l’interdiction de séjour imposée à M. Yuksel. Le tribunal de Moscou a confirmé la mesure au motif qu’il
avait examiné l’avis d’interdiction de séjour et «n’a[vait] aucune raison de ne pas croire ces informations, puisque personne
ne les avait réfutées». Moscow City Court, Case No. 3-247/2015, Decision, 14 mai 2015, p. 3 (CMFR, deuxième partie,
annexe 231). Citant cette décision, la Russie avance qu’«[i]l est manifeste que les préoccupations des autorités étaient
similaires à celles qui ont ensuite motivé l’interdiction du Majlis». CMFR, deuxième partie, par. 194.
934 Halya Coynash, Russia Bans Crimean Tatar Leader Mustafa Dzhemilev for Longer Than He Spent in Soviet
Labour Camps, Kharkiv Human Rights Protection Group, 9 mars 2021 ; RFE/RL, Crimean Tatar Leader Barred From
Entering Crimea Until 2034, 5 mars 2021.
935 RFE/RL, Exiled Crimean Tatar Leader Gets Six Years, 1er juin 2021.
- 173 -
498. La Russie admet en outre que ces interdictions de séjour ont été suivies d’autres actes de
harcèlement. Ainsi, elle ne nie pas avoir contrôlé et détenu Eskender Bariiev, Sinaver Kadyrov et
Abmedzhit Suleimanov à la frontière les 22 et 23 janvier 2015936. Dans l’explication d’une seule
phrase qu’elle donne à cet égard, à savoir que ces mesures faisaient partie d’«une enquête pour
incitation à la haine ou à l’hostilité», elle ne cite aucun élément de preuve ni motif raisonnable pour
expliquer l’ouverture d’une telle enquête937. Dans sa déposition écrite, M. Bariiev a expliqué avoir
été retenu et fouillé pas moins de 39 fois au cours de ses déplacements à destination ou en provenance
de la Crimée entre la date de l’invasion russe et janvier 2015, ce que la Russie ne cherche pas même
à réfuter938.
499. La Russie n’est guère plus convaincante lorsqu’elle qualifie de simple «désagrément[]»
découlant de procédures normales en matière de contrôle des frontières le fait d’avoir débarqué d’un
train le président du comité d’audit du Qurultay, alors qu’il tentait de se rendre en Ukraine
continentale pour y recevoir un traitement médical939. Il convient de noter que, pour toute preuve à
l’appui de son explication de cet événement, la Russie produit une lettre de réponse dans laquelle le
service des gardes-frontières du FSB se borne à déclarer péremptoirement que la mesure était due à
«une coïncidence entre les données personnelles de [M. Ozenbash] et celles d’un individu figurant
sur la liste des personnes recherchées»940.
500. La Russie ne conteste pas non plus que ses enquêteurs ont convoqué des membres haut
placés du Majlis et du Qurultay, Nariman Dzheljalov et Zair Smedlyaev, à un interrogatoire le
1er août 2015941, les empêchant ainsi d’assister au Congrès mondial des Tatars de Crimée, tenu les
1er et 2 août 2015 à Ankara942. Il est fallacieux de sa part de prétendre que les intéressés auraient pu
faire reporter la date de leur témoignage : les assignations leur sont parvenues trois jours à peine
avant l’interrogatoire et toute défaillance leur aurait indubitablement valu d’autres mesures
punitives943.
936 CMFR, deuxième partie, par. 195.
937 Ibid. : «Les forces de l’ordre ont mené une enquête pour incitation à la haine ou à l’hostilité et pour création
d’une organisation non commerciale à cette fin.»
938 MU, par. 417 ; déposition de M. Bariiev, par. 31 (MU, annexe 15). La Russie nie par le menu que les accusations
pénales relatées dans la déposition de M. Bariiev aient jamais été portées contre lui, affirmant que l’intéressé a mal lu un
communiqué de presse publié sur le site Internet du parquet pour la République de Crimée, qui faisait référence à
six enquêtes pénales sans révéler de noms. Il n’est toutefois pas contesté que M. Bariiev avait de bonnes raisons d’être
intimidé. Comme l’admet la Russie, celui-ci «faisait déjà partie du groupe restreint de suspects qui avaient été interpellés
et dont le domicile avait été fouillé par les autorités en septembre 2014», dans le cadre d’une enquête pénale concernant
des Tatars de Crimée venus accueillir M. Dzhemilev en mai 2014, alors qu’il cherchait à entrer en Crimée. CMFR,
deuxième partie, par. 197. La Russie ne conteste pas non plus que, le jour même de la réinstallation à Kyiv de M. Bariiev,
un autre haut dirigeant du Majlis, Akhtem Chiygoz, a été arrêté. CMFR, deuxième partie, par. 196 ; MU, par. 418.
939 CMFR, deuxième partie, par. 199.
940 Border Control Department of the Federal Security Service of Russia, Letter No. 21/7/3/O-577 to
A.A. Ozenbash, 17 mars 2015 (CMFR, deuxième partie, annexe 223).
941 MU, par. 419 ; CMFR, deuxième partie, par. 200 à 202.
942 CMFR, deuxième partie, par. 201 ; rapport de l’OSCE de 2015, par. 155 (MU, annexe 812).
943 Voir CMFR, deuxième partie, par. 201 ; rapport de l’OSCE de 2015, par. 155 (MU, annexe 812) ; RFE/RL,
Crimean Tatar Leaders Cite Pressure on Eve of World Congress, 28 juillet 2015. La défaillance peut entraîner l’imposition
de sanctions procédurales au titre du paragraphe 3 de l’article 188 et de l’article 111 du code de procédure pénale russe.
Criminal Procedural Code of the Russian Federation No. 174-FZ, 18 décembre 2001, art. 111 et 188, par. 3, accessible (en
anglais) à l’adresse suivante : https://docs.wto.org/dol2fe/Pages/SS/directdoc.aspx?filename=T:/IP/N/1RUSE6-02.
pdf&Open=True.
- 174 -
2. L’oppression du Majlis par la Russie avant son interdiction
501. Le mémoire montre que les autorités russes d’occupation ont cherché à saper le Majlis
dans son ensemble en fouillant ses locaux et en bloquant les biens des entités associées, avant de
l’interdire en tant qu’organisation944. La Russie nie avoir mené une campagne coordonnée contre cet
organe, mais ce n’est pas ce qui ressort de son contre-mémoire.
502. Les preuves présentées par la Russie montrent que l’unique fondement juridique de
l’importante descente dont le bâtiment du fonds de Crimée a fait l’objet le 16 septembre 2014 était
l’interdiction de séjour imposée à M. Dzhemilev en avril de la même année945. Le tribunal qui a
autorisé cette descente s’est appuyé sur le paragraphe 1.2 de l’article 15 de la loi fédérale no 7-FZ sur
les «organisations à but non lucratif», qui «prévoit que les administrateurs (ou fondateurs) de ces
organisations ne peuvent pas être des ressortissants étrangers ou des apatrides dont la présence ou la
résidence sur le territoire de la Fédération de Russie a été interdite conformément à la loi»946. Compte
tenu de la fragilité des motifs sous-tendant l’interdiction de séjour, il est clair que celle-ci devait
notamment servir de prétexte à des actes de harcèlement ultérieurs visant les entités auxquelles
l’intéressé était associé.
503. Si l’on oublie un instant qu’elles reposaient sur de faux prétextes, les mesures qui se sont
ensuivies étaient clairement disproportionnées par rapport aux préoccupations invoquées. Comme le
confirme la Russie, l’ensemble du bâtiment, et pas seulement les bureaux du fonds de Crimée, ont
été fouillés, puis évacués de force le lendemain947. Non content d’empêcher le fonds de posséder des
biens immobiliers, le tribunal a rendu une ordonnance tendant à «bloquer les comptes de
régularisation» et à lui «interdire … d’ouvrir de nouveaux comptes courants» auprès de banques
russes948. Ainsi que l’OSCE l’a fait observer, cette mesure revenait essentiellement à «confis[quer]»
les biens du fonds criméen et du Majlis949.
504. La Russie confirme que les domiciles des membres du Majlis Eskender Bariiev et
Mustafa Asaba ont été fouillés et que leurs biens personnels ont été saisis le jour même de la descente
dans le bâtiment de l’organisme950. Elle ne conteste pas que, en exécution d’une ordonnance
judiciaire en date du 25 septembre 2014, le Majlis régional de Bakhtchissaraï a été contraint de quitter
les locaux qu’il louait jusqu’alors951. Devant cette ligne de conduite manifestement destinée à faire
pression sur le Majlis et sur ses membres, l’argument de la Russie, selon lequel cet épisode «est sans
944 MU, par. 421 à 424.
945 CMFR, deuxième partie, par. 204.
946 Ibid., par. 204, note de bas de page 439 ; Federal Law No. 7-FZ «On Non-Profit Organizations», 12 janvier
1996, art. 15, par. 1.2 (CMFR, deuxième partie, annexe 31).
947 CMFR, deuxième partie, par. 204.
948 Central District Court of Simferopol of the Republic of Crimea, Case No. 2-1688/14, Ruling On Interim
Measures, 15 septembre 2014, p. 2 (CMFR, deuxième partie, annexe 185).
949 Voir rapport de l’OSCE de 2015, par. 232 (MU, annexe 812) ; Interim Measures for Civil Suit No. 2-1688/2014,
interdisant au fonds de Crimée d’exercer ses droits de propriété sur ses biens et prévoyant la saisie de ses comptes bancaires
(MU, annexe 929). Les preuves soumises par la Russie confirment également que, le 1er décembre 2016, soit plus de
deux ans après la descente, la demande tendant à la levée des mesures intérimaires a été rejetée faute de preuve que
M. Dzhemilev avait été retiré de la liste des fondateurs du fonds de Crimée, alors même qu’il avait clairement été démontré
que tel était bien le cas. Supreme Court of the Republic of Crimea, Case No. 33-1258/2017, Appellate Decision, 15 février
2017 (CMFR, deuxième partie, annexe 309).
950 MU, par. 423 ; CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 31 et 32. Voir aussi infra, par. 538.
951 MU, par. 424 ; voir CMFR, deuxième partie, par. 206.
- 175 -
rapport avec [le] précédent» au sujet du bâtiment, sonne le creux952. La Russie affirme qu’il a été mis
un terme à la location faute de paiement du loyer par le conseil des enseignants, le locataire nominal
qui avait cédé l’occupation du bâtiment au Majlis régional de Bakhtchissaraï, mais les preuves qu’elle
a elle-même produites font apparaître que le montant du loyer en souffrance était de 358,40 roubles,
soit moins de 10 dollars des Etats-Unis selon le taux de change annuel moyen953.
3. Les poursuites engagées et les condamnations prononcées rétroactivement par la Russie
relativement à la manifestation du 26 février 2014
505. La Russie ne parvient pas à réfuter la preuve faite par l’Ukraine de ce que, non contente
de s’en prendre au Majlis en tant qu’institution et de contraindre à l’exil une grande partie de ses
dirigeants, elle a engagé des poursuites fondées sur faux prétextes contre ceux qui étaient demeurés
en Crimée. Elle passe totalement sous silence la déposition de M. Chiygoz concernant les vices de
procédure dont étaient entachées les poursuites pénales le visant, qui soulignent le caractère arbitraire
de l’affaire, ainsi que de l’interdiction du Majlis qui reposait en partie sur ces accusations954. La
dénégation par elle des mauvais traitements infligés à M. Chiygoz durant sa détention provisoire est
fondée sur des sources peu fiables et dénuées de toute valeur probante955.
506. La Russie confirme en outre avoir arrêté, soumis à une évaluation psychiatrique
obligatoire et traduit en justice Ilmi Umerov. Elle n’arrive pas à montrer en quoi les «mesures de
sécurité» largement disproportionnées qui ont entouré l’arrestation de ce dernier étaient nécessaires
pour préserver l’ordre public, compte tenu de ce que l’intéressé avait pleinement coopéré956.
L’explication selon laquelle l’évaluation psychiatrique était conforme à la législation russe et requise
952 CMFR, deuxième partie, par. 206.
953 Ibid. ; Economic Court of the Republic of Crimea, Case No. А83-944/2014, Decision, 25 septembre 2014, p. 3
(CMFR, deuxième partie, annexe 193).
954 CMFR, deuxième partie, par. 211 ; voir également Crimean Process: Observance of Fair Trial Standards in
Politically Motivated Cases, Daria Svyrydova (dir. publ.), 2018, p. 7, 29 et 38, où il est conclu que le système judiciaire de
la Crimée occupée était incapable de fournir une protection efficace contre les persécutions illicites à motivation politique,
notamment dans les cas de MM. Chiygoz et Umerov, ainsi que des autres protagonistes des événements du 26 février 2014
en général. En outre, la Russie déforme l’interview accordée à la presse en 2020 par M. Chiygoz pour tenter d’établir
rétroactivement les «activités extrémistes» de celui-ci. CMFR, deuxième partie, par. 214. Outre que ses remarques
concernaient des événements intervenus en Crimée «en février 2014», avant l’annexion par la Russie, l’intéressé faisait
référence à une liste de civils prêts à appuyer l’armée ukrainienne dans un scénario imaginaire où l’armée aurait décidé de
s’opposer à l’occupation russe. Ukrinform, «Akhtem Chiygoz, Former Political Prisoner, Deputy Chairman of Mejlis of
Crimean Tatar People: I Handed Dzhemilev the Lists of 3,000 People Who Were Ready to Fight In Crimea», 26 février
2020 (CMFR, deuxième partie, annexe 1019).
955 Il est en particulier affirmé que M. Chiygoz avait été traité avec respect, sur la base d’une réponse péremptoire
de l’auteur supposé des actes incriminés, rédigée en réaction au mémoire de l’Ukraine. CMFR, deuxième partie, par. 212 ;
Head of the Department of the Federal Penitentiary Service of Russia in the Republic of Crimea and the City of Sevastopol,
Information Note on the Arguments of Ukraine About Alleged Violations of the International Convention on the
Elimination of All Forms of Racial Discrimination (1965) in the Territory of the Russian Federation Concerning Conditions
of Mr. Chiygoz’s Pre-Trial Detention, 8 décembre 2020 (CMFR, deuxième partie, annexe 429). Ce document est censé
prouver que M. Chiygoz n’était pas malade et qu’il n’a pas subi de mauvais traitements, sur le fondement de ce qui est
présenté comme le désistement signé de l’intéressé par rapport aux plaintes qu’il avait formulées, alors même que celui-ci
a déclaré avoir subi à maintes reprises des pressions visant à lui faire signer des documents falsifiés et être devenu victime
de fausses allégations. Explanatory Statements of Mr Chiygoz on the Absence of Claims on the Conditions of His
Detention, 6 février 2015 (CMFR, deuxième partie, annexe 210) ; déposition de M. Chiygoz, par. 11 et 12 (MU,
annexe 19). De même, la Russie affirme que M. Chiygoz n’a passé qu’une seule journée en cellule d’isolement, à titre de
sanction disciplinaire pour possession et dissimulation d’objets interdits (par exemple une clé USB et un téléphone
portable), bien que le document qu’elle cite à l’appui de cette assertion contienne une résolution prévoyant le placement de
l’intéressé «en cellule d’isolement pendant cinq jours». Information on Mr Chiygoz’s Disciplinary Penalty During the
Period of the Pretrial Detention, p. 5 (CMFR, deuxième partie, annexe 230). M. Chiygoz a témoigné que cette accusation
inventée de toutes pièces était bien l’une des tactiques de la Russie pour faire pression sur lui, ainsi qu’un prétexte pour le
placer à l’isolement. Déposition de M. Chiygoz, par. 12 (MU, annexe 19).
956 Witness Statement of Ilmi Umerov, 6 juin 2018, par. 12 à 15 (MU, annexe 20).
- 176 -
pour protéger les droits de M. Umerov est dépourvue de toute crédibilité957. En réalité, l’examen
imposé de force s’inscrit dans une pratique russe consistant à harceler les détenus en les internant
dans un établissement psychiatrique958.
507. Ces exemples de harcèlement des hauts dirigeants du peuple tatar de Crimée confirment
ce qui ressort à l’évidence des mesures prises par la Russie à l’endroit du Majlis : le peuple en
question a été dès 2014 la cible d’un traitement destiné à le priver de sa capacité d’exercer dans la
sphère politique les droits de l’homme qui sont les siens.
957 CMFR, deuxième partie, par. 221 et note de bas de page 474, citant l’article 196, paragraphe 3, du code de
procédure pénale de la Fédération de Russie, no 174-FZ, 18 décembre 2001 (CMFR, deuxième partie, annexe 40).
958 Voir Nations Unies, Comité contre la torture, Observations finales concernant le sixième rapport périodique de
la Fédération de Russie, doc. CAT/C/RUS/CO/6, 28 août 2018, par. 40 ; Nations Unies, résolution 72/190 de l’Assemblée
générale, Situation des droits de l’homme dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine),
doc. A/RES/72/190, 19 décembre 2017, p. 2 ; Nations Unies, Situation des droits de l’homme dans la République autonome
de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine), rapport du Secrétaire général, doc. A/HRC/47/58, 27 mai 2021, par. 20 et
note de bas de page 43.
- 177 -
CHAPITRE 12
PERQUISITIONS ET DÉTENTIONS ARBITRAIRES
508. L’Ukraine a établi que la communauté tatare de Crimée, en plus d’être la cible
d’enlèvements forcés et d’autres actes de violence, avait été victime de harcèlement sous la forme de
mesures d’instruction reposant sur de faux prétextes et souvent prises sous le régime des lois russes
de lutte contre l’extrémisme, largement dénoncées959. L’Ukraine avance en particulier que cette
communauté a été ciblée et soumise à une campagne de perquisitions et de détentions arbitraires
ayant pour but ou effet de restreindre ses droits civils fondamentaux, en violation du paragraphe 1 de
l’article 2, de l’article 4, de l’alinéa a) de l’article 5 et de l’article 6 de la CIEDR960.
509. La Russie reconnaît pour l’essentiel que les mesures d’instruction dont il est question
dans le mémoire ont bien eu lieu, mais soutient qu’elles ne mettaient en cause aucun des droits
garantis par la CIEDR, puisqu’elles étaient conformes à la législation russe et ont été jugées valides
par les juridictions nationales. Or, comme il sera démontré au présent chapitre, la fréquence et la
nature manifestement disproportionnée des mesures d’instruction prises par les autorités russes à
l’encontre de la communauté tatare donnent fortement à penser qu’elles étaient animées d’une
intention discriminatoire ; elles apportent, à tout le moins, la preuve solide d’une atteinte démesurée
contre cette communauté.
A. L’Ukraine s’est acquittée de la charge de la preuve en présentant des documents
objectifs émanant d’organisations internationales et d’ONG respectées
510. La Russie affirme gratuitement que les prétentions de l’Ukraine «ne peuvent pas donner
lieu à l’application de la CIEDR», au motif que cette dernière n’aurait pas, «en premier lieu,
démontr[é] l’existence d’une différence de traitement»961. Elle accuse l’Ukraine de s’attacher à un
nombre restreint de mesures d’instruction sans rapport les unes avec les autres, de «prend[re] soin de
ne sélectionner que les cas où les personnes détenues ou ayant fait l’objet de perquisitions se
trouvaient être des Tatars de Crimée» et d’en «conclu[re] unilatéralement que ces mesures procèdent
de la «discrimination raciale»»962.
511. Contrairement à ce que soutient la Russie, qui lui reproche de s’appuyer sur quelques cas
triés sur le volet pour étayer ses prétentions, l’Ukraine a recensé dans son mémoire toute une série
de mesures d’instruction visant au moins plusieurs dizaines de membres de la communauté tatare de
Crimée963. Comme l’a relevé la mission de surveillance des Nations Unies en Ukraine, ces descentes
intrusives «vis[ai]ent de manière disproportionnée les Tatars de Crimée»964.
959 MU, chap. 9, sect. C.
960 MU, par. 588 à 608 et 631 à 635.
961 CMFR, deuxième partie, par. 352 et 353 (les italiques sont dans l’original).
962 Ibid., par. 350 et 373 à 375.
963 Voir, de manière générale, MU, par. 444 à 454. La position de la Russie fait également abstraction du fait que,
comme il est indiqué dans le mémoire, les agissements dénoncés «ne constituent que des exemples d’une politique et de
pratiques plus étendues mises en oeuvre par les autorités d’occupation russes en Crimée», qui touchent de manière
disproportionnée les membres de la communauté tatare de Crimée. Voir ibid., par. 453.
964 Voir ibid., par. 445 et note 944, citant OHCHR, Situation of Human Rights in the Temporarily Occupied
Autonomous Republic of Crimea and the City of Sevastopol (Ukraine) (22 February 2014 to 12 September 2017), par. 12
(MU, annexe 759).
- 178 -
512. De fait, divers organismes des Nations Unies et autres observateurs internationaux ont
souligné systématiquement les conséquences disproportionnées que les mesures d’instruction russes
avaient sur la population tatare de Crimée965. Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU
observait par exemple ce qui suit en 2018 :
«Les Tatars de Crimée ont fait l’objet, de manière disproportionnée, de descentes
effectuées par la police et le FSB à leurs domiciles ou dans les locaux de leurs
entreprises privées ou leurs lieux de réunions, souvent suivies d’arrestations. Le
Haut-Commissariat aux droits de l’homme a recensé 57 perquisitions en 2017, dont 53
concernaient des propriétés de Tatars de Crimée, et 38 perquisitions au cours du
premier semestre de 2018, dont 30 visaient des propriétés de Tatars de Crimée. Le
nombre de perquisitions menées au cours des six premiers mois de 2018 a pratiquement
triplé par rapport à la même période de 2017, pour laquelle 14 perquisitions avaient été
enregistrées, dont 11 concernaient des Tatars de Crimée.»966
513. Cette campagne de perquisitions et de détentions discriminatoires s’est poursuivie depuis
le dépôt par l’Ukraine de son mémoire en juin 2018967. Faisant rapport sur la période allant du
1er janvier 2017 au 30 juin 2019, par exemple, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme «a
recensé 186 perquisitions, dont 140 concernaient les domiciles, les entreprises privées ou les lieux
de rencontre de Tatars de Crimée»968. Pendant la période allant du 1er juillet 2020 au 30 juin 2021, le
Haut-Commissariat a enregistré 61 cas de perquisitions et descentes domiciliaires en Crimée, dont la
plupart «concernaient des maisons, des lieux de réunion ou des locaux commerciaux appartenant à
des Tatars de Crimée ou à des Témoins de Jéhovah»969. De même, le centre de ressources tatar de
Crimée a recensé en Crimée 53 perquisitions et 366 détentions en 2021, dont 33 et 330 concernaient,
965 Voir Nations Unies, résolution 75/192 de l’Assemblée générale, doc. A/Res/75/192, Situation des droits de
l’homme dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine), 28 décembre 2020, préambule, p. 4 :
«Vivement préoccupée par les informations persistantes selon lesquelles les services russes chargés de l’application de la
loi procèdent à des perquisitions et des raids dans des habitations privées, des entreprises et des lieux de rencontre en
Crimée, qui affectent de manière disproportionnée les Tatars de Crimée…».
966 OHCHR, Situation of Human Rights in the Temporarily Occupied Autonomous Republic of Crimea and the
City of Sevastopol, Ukraine, 13 September 2017 to 30 June 2018, doc. A/HRC/39/CRP.4, 21 septembre 2018, par. 31.
967 Déclaration à la presse, Nicola Murray, chef adjointe de la délégation britannique auprès de l’OSCE, Russia’s
Ongoing Violations of Human Rights in Illegally Annexed Crimea, Ukraine, 20 mai 2021, où il est observé que «les Tatars
de Crimée sont systématiquement persécutés par les autorités de fait russes ; soumis à des intimidations fréquentes, à des
perquisitions domiciliaires et à des arrestations arbitraires». Au cours des deux années précédentes, la majorité des
perquisitions effectuées en Crimée pour des motifs politiques visaient les domiciles de Tatars de Crimée et ont eu pour
résultat que «97 Tatars de Crimée … font actuellement l’objet de poursuites pénales engagées pour motifs politiques et
80 … sont emprisonnés» ; déclaration à la presse, Dunja Mijatović, commissaire aux droits de l’homme, Conseil de
l’Europe, La persécution des Tatars de Crimée doit cesser, 25 novembre 2021 :
«Cette politique de persécution manifeste se traduit par des arrestations et des détentions arbitraires,
mais aussi par des perquisitions brutales faites au domicile de particuliers ou dans des mosquées, par des
procédures pénales qui ne respectent pas les garanties d’un procès équitable et par des peines extrêmement
sévères, y compris de longues peines d’emprisonnement, imposées ces dernières années à des dizaines de
militants tatars, dont Osman Arifmetetov, Edem Bekirov, Aider Dzhapparov, Timur Ibragimov, Rustem
Ismailov, Suleyman Kadyrov, Emir-Usein Kuku, Server Mustafaev, Enver Omerov, Riza Omerov, Erfan
Osmanov, Seyran Saliev et Ruslan Suleymanov. Beaucoup de ceux qui ont été inculpés ou condamnés à la
suite d’accusations de terrorisme ou d’extrémisme dénuées de fondement continuent d’être détenus dans
des prisons de haute sécurité ou dans des colonies pénitentiaires éloignées, souvent situées hors de
Crimée» ;
Halya Coynash, Mass Armed Searches for “Prohibited Books” and Arrests in Russian-Occupied Crimea, Kharkiv
Human Rights Protection Group, 18 février 2021.
968 Rapport du Secrétaire général de 2019, par. 18 ; voir aussi Nations Unies, Situation des droits de l’homme dans
la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine), rapport du Secrétaire général, doc. A/HRC/44/21,
19 juin 2020 (ci-après le «rapport du Secrétaire général de juin 2020»), par. 29 et 30.
969 Nations Unies, Situation des droits de l’homme dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol
(Ukraine), rapport du Secrétaire général, doc. A/76/260, 2 août 2021, par. 2 et 19.
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respectivement, des Tatars de Crimée970. Rien qu’en septembre 2021, la Russie a mené des
perquisitions qui ont abouti à la détention de cinq dirigeants tatars de Crimée accusés d’avoir saboté
un gazoduc, ainsi qu’à celle de dizaines de membres de la communauté tatare de Crimée qui s’étaient
réunis devant les locaux du FSB à Simferopol pour protester contre les détentions971.
514. Non seulement la communauté tatare de Crimée est plus fréquemment la cible des
mesures d’instruction menées par les autorités russes, mais ces dernières emploient pour ce faire des
tactiques profondément préoccupantes. Selon le Haut-Commissariat aux droits de l’homme, celles-ci
comprennent l’«usage excessif de la force», des perquisitions dont l’ampleur n’est «pas justifiée par
les circonstances»972 ; le «recours à la torture et aux mauvais traitements pour extorquer de faux
aveux»973, ainsi que la fabrication de preuves et le refus illicite d’accorder aux avocats de la défense
l’accès aux locaux visités974.
515. Dans les observations finales qu’il a formulées sur la Russie en 2017, le Comité de la
CIEDR s’est déclaré «particulièrement préoccupé par … les violations des droits fondamentaux des
Tatars, notamment les allégations de … poursuites pénales et administratives, les raids de masse et
les interrogatoires»975. Il a recommandé à la Russie «d’enquêter effectivement sur les allégations de
violations des droits de l’homme des Tatars de Crimée, en particulier … les détentions arbitraires et
les mauvais traitements, d’en traduire les responsables en justice et d’offrir aux victimes ou à leur
famille des recours utiles»976. Est donc dénué de fondement l’argument de la Russie selon lequel les
prétentions de l’Ukraine «ne peuvent pas donner lieu à l’application de la CIEDR» faute de preuve
d’une différence de traitement fondée sur la race977.
516. Incapable de réfuter les données démontrant l’existence d’une campagne de perquisitions
et de détentions arbitraires prenant pour cible de manière disproportionnée la communauté tatare de
Crimée, la Russie s’en prend aux sources invoquées par l’Ukraine, qu’elle considère comme
970 Crimean Tatar Resource Center, Analysis of Human Rights Violations in the Occupied Crimea in 2021
(presentation), 25 janvier 2022 (annexe 107).
971 Voir déclaration à la presse, équipe de presse du Service européen pour l’action extérieure de l’Union
européenne, déclaration du porte-parole sur la détention de cinq dirigeants tatars de Crimée, 7 septembre 2021 ; déclaration
à la presse, Ned Price, porte-parole du département d’Etat des Etats-Unis, United States Condemns the Unjust Detention
of Crimean Tatar Leaders, 5 septembre 2021 ; RFE/RL, Russia Jails Crimean Tatar Leader On Charges Dismissed By
Ukraine As Fabricated, 6 septembre 2021 ; RFE/RL, More Than 50 Crimean Tatars Detained In Russia-Annexed Crimea,
5 septembre 2021 ; Yulia Gorbunova, The Revolving Door of Persecution in Crimea: Crimean Tatar Leader Arrested on
Bogus Criminal Charges, Human Rights Watch, 7 septembre 2021.
972 HCDH, Situation of Human Rights in the Temporarily Occupied Autonomous Republic of Crimea and the City
of Sevastopol, Ukraine, 13 September 2017 to 30 June 2018, doc. A/HRC/39/CRP.4, 21 septembre 2018, par. 31.
973 Rapport du Secrétaire général de 2019, par. 18 ; voir aussi rapport du Secrétaire général de juin 2020, par. 29
et 30.
974 Nations Unies, Situation des droits humains dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol
(Ukraine), rapport du Secrétaire général, doc. A/76/260, 2 août 2021, par. 19 et 20. Le HCDH a également relevé que «le
déroulement des perquisitions ne présentait pas de garanties adéquates et suffisantes contre l’arbitraire», en soulignant que
«les témoins instrumentaires avaient souvent un comportement qui faisait douter de leur aptitude à agir en qualité
d’observateurs impartiaux et indépendants». Ibid., par. 20.
975 Comité de la CIEDR, Observations finales concernant les vingt-troisième et vingt-quatrième rapports
périodiques de la Fédération de Russie, doc. CERD/C/RUS/CO/23-24, 20 septembre 2017, par. 19 (MU, annexe 804).
976 Ibid., par. 20.
977 CMFR, deuxième partie, par. 353.
- 180 -
«manqu[ant] de valeur probante»978. L’Ukraine a présenté une liste très fournie de données et de
rapports publiés par des organismes des Nations Unies, dont le Haut-Commissariat aux droits de
l’homme, des ONG de renom et d’autres observateurs internationaux, sources fiables s’il en est, dont
les observations sont concordantes et corroborées entre elles979. En tout état de cause, les critiques
formulées par la Russie sont hors de propos : comme on le verra plus loin au présent chapitre, sa
propre thèse ainsi que les preuves qu’elle apporte démontrent sans équivoque la véracité des
allégations de l’Ukraine qu’elle estime sans fondement, y compris celles portant sur les mesures
d’instruction abusives dont a été victime Vedzhie Kashka, célèbre militante tatare de Crimée de
82 ans980.
B. L’Ukraine n’a pas à démontrer que les voies de droit internes n’auraient servi à rien
ou que les tribunaux russes ont agi de manière déraisonnable et de mauvaise foi
517. La Russie allègue ensuite que, dans la mesure où les prétentions de l’Ukraine découlent
de mesures d’instruction approuvées par les tribunaux et d’autres décisions de justice, il incombe à
celle-ci de démontrer qu’il n’aurait servi à rien d’attaquer ces décisions devant la juridiction interne
ou que les décisions prises en dernier ressort par celle-ci n’étaient pas raisonnables et fondées en
droit ou n’ont pas été rendues de bonne foi981. Cette assertion est sans fondement. La Cour a déjà
jugé avoir été régulièrement saisie des griefs de l’Ukraine reposant sur la CIEDR, y compris ceux
portant sur les mesures d’instruction, et a rejeté l’objection de la Russie fondée sur la prétendue
obligation d’épuisement des voies de droit internes982.
C. L’observation, alléguée par la Russie, de sa législation interne, y compris les lois
de lutte contre l’extrémisme, n’excuse pas la violation de la CIEDR
518. La Russie enchaîne en affirmant que les mesures d’instruction incriminées ont été prises
«conformément au droit interne applicable, toute possibilité de discrimination raciale au sens de la
CIEDR étant dès lors exclue»983. Il va pourtant de soi que l’observation du droit interne n’empêche
pas qu’une mesure emporte violation de la CIEDR ou d’autres droits de l’homme. Le droit positif
peut ne pas être conforme aux normes internationales relatives aux droits de l’homme (comme en a
978 Ibid., par. 357 à 362. Bien qu’elle ait un accès libre et exclusif aux données de ses propres services de l’ordre,
la Russie n’est pas parvenue à présenter la moindre donnée crédible et suffisamment robuste pour réfuter les prétentions de
l’Ukraine.
979 Voir, par exemple, Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo
c. Ouganda), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 239 à 241, par. 205 à 211, où est tenue pour suffisante la preuve constituée
d’informations qui émanent d’organismes des Nations Unies et qui «sont concordantes dans la présentation des faits,
s’étayent les unes les autres et sont corroborées par d’autres sources crédibles», tel le rapport d’une ONG (à savoir Human
Rights Watch), la Cour jugeant en l’occurrence qu’il existait «une concordance suffisante entre les informations émanant
de sources crédibles pour la convaincre que des violations massives des droits de l’homme et de graves manquements au
droit international humanitaire [avaie]nt été commis».
980 CMFR, deuxième partie, par. 360 à 362 ; voir infra, par. 528.
981 CMFR, deuxième partie, par. 356.
982 Arrêt sur les exceptions préliminaires, p. 606, par. 130.
983 CMFR, deuxième partie, par. 363.
- 181 -
par exemple jugé la Commission de Venise relativement aux lois russes de lutte contre
l’extrémisme)984 ou il a pu être appliqué de manière discriminatoire985.
519. C’est aussi sans aucun fondement que la Russie invoque des préoccupations touchant à
la sécurité nationale. Elle affirme que sa prétendue «lutte contre l’extrémisme, notamment
l’extrémisme religieux» constitue un motif légitime pour limiter les droits de l’homme986.
Premièrement, comme le professeur Scheinin l’explique dans son rapport d’expertise, sous le régime
de la CIEDR, «l’interdiction de la discrimination raciale est absolue»987. La Russie a beau affirmer
que la lutte contre l’extrémisme pourrait justifier les restrictions qu’elle a imposées aux droits de
l’homme substantiels sous-jacents, tel le droit à un traitement équitable devant les tribunaux et autres
organes chargés de l’administration de la justice, elle n’a nullement satisfait aux lourdes exigences
qu’emportent de telles restrictions. La mesure dans laquelle les droits de l’homme peuvent être
restreints pour des raisons touchant à la sécurité nationale est strictement limitée et une procédure
rigoureuse doit être suivie par l’Etat qui estime qu’une telle restriction s’impose988. Comme
l’explique M. Scheinin, de telles restrictions ne peuvent être apportées aux droits de l’homme
substantiels qu’en cas d’absolue nécessité, dans des conditions extrêmement rigoureuses et dans le
respect des procédures strictes énoncées par les traités applicables en matière de droits de l’homme989.
520. Les mesures d’instruction arbitraires ciblant la communauté des Tatars de Crimée sont
loin de remplir la moindre de ces conditions et la Russie ne tente même pas de soutenir le contraire.
Au lieu de cela, comme nous le verrons plus loin, elle rattache à la soi-disant «lutte contre
l’extrémisme» la quasi-totalité des mesures d’instruction visant la communauté tatare de Crimée.
Ainsi qu’il est expliqué dans la section suivante, les preuves présentées par la Russie révèlent que les
responsables du prétendu «centre de lutte contre l’extrémisme du ministère de l’intérieur de la
Crimée», dont la tâche principale est de combattre l’extrémisme et le terrorisme990, ont été impliqués
dans presque tous les épisodes exposés dans le mémoire de l’Ukraine, même lorsque l’objectif
proclamé des mesures n’avait aucun rapport avec l’extrémisme991.
984 Voir Conseil de l’Europe, Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise),
avis no 660/2011 sur la loi fédérale relative à la lutte contre les activités extrémistes de la Fédération de Russie,
CDL-AD(2012)016, 20 juin 2012, par. 74 et 77 (MU, annexe 817) ; voir, de manière générale, MU, par. 385 et 386 ; voir
également supra, par. 426.
985 Comme le Comité de la CIEDR a tenu à le rappeler, il incombe à la Russie de veiller à ce que «les mesures
prises dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ne soient pas discriminatoires par leur but ou par leurs effets en fonction
de la race, de la couleur, de l’ascendance ou de l’origine nationale ou ethnique». Comité de la CIEDR, Recommandation
générale XXX concernant la discrimination contre les non-ressortissants, document no CERD/C/64/Misc.11/rev.3, 2004,
par. 10 (les italiques sont de nous). Le comité a notamment mis en garde contre les «effets discriminatoires indirects que
peuvent avoir certaines législations nationales, en particulier les législations concernant le terrorisme», et recommandé aux
Etats de «veiller à éliminer les effets discriminatoires de telles législations et à respecter en tout cas le principe de
proportionnalité dans leur application à l’égard des personnes appartenant aux groupes mentionnés dans le dernier
paragraphe du préambule». Comité de la CIEDR, recommandation générale XXXI sur la discrimination raciale dans
l’administration et le fonctionnement du système de justice pénale, reproduite in Nations Unies, doc. A/60/18 (2005),
par. 4, al. b).
986 CMFR, deuxième partie, par. 364 et 367 à 374.
987 Rapport Scheinin, par. 14 (annexe 7) ; voir supra, par. 428.
988 Voir supra, par. 429 à 431.
989 Rapport Scheinin, par. 20 à 22 (annexe 7).
990 The Center for Counter-Extremism, the Ministry of Interior for the Republic of Crimea, 8 février 2022,
accessible à l’adresse suivante : 82.мвд.рф/мвд/структура-министерства/подразделения-полиции/цпэ (bloquée le
25 mars 2022) (annexe 102).
991 Voir infra, par. 526 et 527.
- 182 -
521. La lutte que prétend mener la Russie contre l’extrémisme religieux, phénomène
complètement absent de l’histoire de la Crimée992, contribue à illustrer la nature arbitraire et
discriminatoire de sa politique répressive à l’endroit de la communauté tatare de Crimée qui, de
l’aveu même de la Russie, a nécessairement été touchée de manière disproportionnée par les mesures
en question993. Depuis l’occupation de la Crimée par la Russie, plus de 70 Tatars de Crimée ont été
emprisonnés en raison uniquement de leur prétendue affiliation au Hizb ut-Tahrir994. Pour les
autorités russes, le moindre indice d’une association quelconque avec une telle organisation suffit à
justifier des mesures d’instruction manifestement disproportionnées et des peines d’emprisonnement
outrageusement longues allant de 7 à 19 ans995. Un grand nombre de ces personnes ont été victimes
de méthodes abusives en étant par exemple contraintes sous la menace de s’incriminer996. D’autres
ont fait l’objet de perquisitions et de détentions pour avoir publié sur les réseaux sociaux, avant
l’occupation de la Crimée par la Russie, des articles supposés porter un symbole de l’organisation,
ou tout simplement pour avoir manifesté contre les peines ridiculement sévères prononcées contre
leurs proches997.
522. Le 13 janvier 2022, le Groupe de travail de l’ONU sur la détention arbitraire a rapporté
que Server Mustafayev, Tatar de Crimée purgeant une peine de quatorze ans d’emprisonnement pour
ses prétendues activités au sein du Hizb ut-Tahrir, avait été détenu de façon arbitraire en violation du
droit international998. Il a constaté que les poursuites engagées contre M. Mustafayev présentaient
des aspects «hautement irréguliers», ajoutant qu’il ne s’agissait pas d’un cas isolé, mais bien d’une
affaire parmi d’autres présentant de «fortes similitudes» entre elles999. Il a également conclu que la
détention de M. Mustafayev était constitutive de «discrimination fondée sur l’origine nationale,
ethnique ou sociale et la religion», en violation de l’article 26 du Pacte international relatif aux droits
civils et politiques1000.
523. A cet égard, les longues explications avancées par la Russie pour justifier l’interdiction
du Hizb ut-Tahrir sont totalement hors de propos, notamment lorsqu’elle invoque des décisions de
la Cour européenne des droits de l’homme qui auraient confirmé pareille interdiction sur son
territoire et celui de l’Allemagne1001. Dans les deux affaires portées devant la Cour européenne,
l’affiliation des requérants au groupe en question n’était pas contestée et le différend ne concernait
992 MU, par. 449 ; premier rapport Magocsi, par. 82 (MU, annexe 21).
993 La Russie admet que les membres du Hizb ut-Tahrir et de Tablighi Jamaat sont musulmans par définition et, par
conséquent, susceptibles de compter une forte proportion de Tatars de Crimée. CMFR, deuxième partie, par. 367 à 373 ;
ibid., appendice B, par. 8 à 25.
994 Déclaration à la presse, Ukrainian Helsinki Human Rights Union et al., Statement by Human Rights
Organizations Regarding Yet Another Sentence Against Crimean Tatars, 17 août 2021 : «En Crimée, la majorité absolue
des prisonniers politiques (80) sont des Tatars de Crimée. Soixante-treize d’entre eux sont emprisonnés dans le cadre de
l’«affaire Hizb ut-Tahrir»» ; Crimean Tatar Human Rights Group, Crimean Human Rights Situation Review,
décembre 2021, p. 5, accessible à l’adresse suivante : https://crimeahrg.org/wp-content/uploads/2022/01/crimean-humanrights-
group_dec_en.pdf.
995 Voir infra, par. 535 et 536.
996 Voir supra, par. 459.
997 Voir infra, par. 531, 532 et 534.
998 Nations Unies, Conseil des droits de l’homme, Groupe de travail sur la détention arbitraire, Opinion No. 56/2021
concerning Server Mustafayev (Russian Federation), doc. A/HRC/WGAD/2021/56, 13 janvier 2022, par. 9, 14 et 100,
accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/2022-01/A_HRC_WGAD_56_2021_Russia_
AEV.pdf. Voir infra, par. 531 et 532.
999 Nations Unies, Conseil des droits de l’homme, Groupe de travail sur la détention arbitraire, Opinion No. 56/2021
concerning Server Mustafayev (Russian Federation), doc. A/HRC/WGAD/2021/56, 13 janvier 2022, par. 75 et 98.
1000 Ibid., par. 98.
1001 CMFR, deuxième partie, par. 373 ; ibid., appendice B, par. 8 à 25.
- 183 -
pas la nature discriminatoire ou arbitraire des mesures d’instruction exécutées sur le fondement de
l’interdiction ou des éléments de preuve utilisés contre eux1002. Ces décisions ne sont d’aucun secours
à la Russie pour justifier les perquisitions et arrestations abusives, les condamnations arbitraires et
les peines excessivement longues visant la communauté des Tatars de Crimée, et n’excusent
certainement pas la violation de la CIEDR1003.
524. L’extrémisme religieux n’est qu’une des formes diverses et mal définies de l’extrémisme
qu’invoque la Russie, ce qui montre bien qu’il ne s’agit que d’un prétexte pour persécuter la
communauté des Tatars de Crimée. Ainsi qu’il est expliqué plus en détail au chapitre 11, la Russie a
adopté une série de mesures d’instruction abusives visant, d’une part, le Majlis, qui a fini par être
interdit en tant qu’organe extrémiste, et, d’autre part, les dirigeants politiques de la communauté
tatare de Crimée à titre personnel. Et comme nous le verrons dans les prochains chapitres, les mesures
d’instruction ont également ciblé les ONG, les médias et d’autres organisations, exerçant une
pression maximale sur les droits politiques, sociaux et culturels de la communauté tatare de Crimée.
Les véritables mobiles de la Russie ne pourraient être plus clairs : la menace inexistante de
l’extrémisme religieux n’est qu’un prétexte pour déployer son appareil répressif d’Etat contre un
groupe ethnique défavorisé.
D. Les preuves présentées par la Russie confirment clairement la véracité
du récit de l’Ukraine quant aux diverses mesures d’instruction
525. Les critiques que formule la Russie quant aux éléments factuels de la thèse de l’Ukraine,
qu’elle juge «infondée», «fausse» et présentant des «failles manifestes», sont réfutées par ses propres
éléments de preuve, qui étayent et corroborent clairement le récit que fait l’Ukraine de chacun des
épisodes cités en exemple dans son mémoire1004.
526. La Russie ne nie pas que le domicile d’Ibraim Ibragimov a fait l’objet d’une perquisition
le 28 août 20141005. Il ressort toutefois des éléments qu’elle a produits que la raison invoquée à l’appui
de la mesure, menée par des agents du soi-disant centre de lutte contre l’extrémisme, à savoir la
recherche de biens en or et en argent prétendument volés, n’avait aucun rapport avec
l’extrémisme1006. La Russie a beau affirmer que la perquisition avait été approuvée par un tribunal,
1002 En réalité, l’affaire Hizb ut-Tahrir et autres c. Allemagne a été introduite par le Hizb ut-Tahrir lui-même et son
représentant, ainsi que ses membres et partisans, pour contester l’interdiction décrétée par l’Allemagne. Hizb ut-Tahrir et
autres c. Allemagne, CEDH, requête no 31098/08, décision, 12 juin 2012, par. 1. De la même manière, l’affaire
Kasymakhunov et Saybatalov c. Russie mettait en cause des membres du Hizb ut-Tahrir qui contestaient l’interdiction
prononcée par la Russie et soutenaient que son application était imprévisible, la décision de la Cour suprême confirmant
l’interdiction n’ayant pas été officiellement publiée avant la condamnation des requérants. Kasymakhunov et Saybatalov
c. Russie, CEDH, requêtes nos 26261/05 et 26377/06, arrêt, 14 mars 2013, par. 3 et 6.
1003 Voir Comité de la CIEDR, Directives pour l’établissement du document se rapportant spécifiquement à la
Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale présenté par les Etats parties conformément au
paragraphe 1 de l’article 9 de la Convention, doc CERD/C/2007/1, 13 juin 2008, p. 10, art. 5.I.D, reconnaissant «la possible
corrélation entre discrimination raciale et discrimination religieuse, notamment les effets des mesures contre le terrorisme,
qui peuvent aboutir à une discrimination à motivation ethnique à l’encontre de membres de certaines communautés
religieuses» ; ibid., p. 13, art. 5.II.B, indiquant qu’une attention particulière devrait être accordée aux «formes complexes
de disparités dans lesquelles la discrimination raciale est mêlée à d’autres causes de discrimination (telles que celles
liées … à la religion…)».
1004 CMFR, deuxième partie, par. 357 à 360. La Russie avance par ailleurs que «l’Ukraine déforme ou omet
systématiquement de préciser les circonstances factuelles et juridiques caractérisant les cas qu’elle cite lorsqu’elles ne
coïncident pas avec son scénario de campagne systématique de discrimination raciale menée contre les Tatars de Crimée,
voire le contredisent». Ibid., par. 357.
1005 Ibid., appendice B, par. 29.
1006 Ibid. ; Centre for Countering Extremism of the Ministry of Internal Affairs for the Republic of Crimea, Record
of Search in Mr Ibragimov’s House, 28 août 2014 (CMFR, deuxième partie, annexe 172).
- 184 -
la décision citée ne contient pratiquement aucun détail propre à en établir le caractère raisonnable1007.
Les biens dérobés n’ont pas été retrouvés ; les agents ont, au lieu de cela, saisi du «matériel
extrémiste» relatif au Hizb ut-Tahrir1008, ainsi qu’un pistolet dont M. Ibragimov avait hérité de son
père, et ont ouvert une enquête criminelle1009.
527. On observe un scénario remarquablement semblable dans le cas d’Eren Ametov et de
Nariman Ametov. La Russie confirme que les domiciles de ces deux Tatars de Crimée ont été visités
le 10 septembre 2014, dans le cadre d’une enquête prétendument liée au «trafic d’armes illicite»1010.
Cette fois encore, ce sont les agents du centre de lutte contre l’extrémisme qui ont procédé à la
perquisition et ont confisqué un certain nombre de livres à caractère religieux1011. La Russie ne prend
même pas la peine d’expliquer pourquoi de tels livres, dont elle admet qu’ils n’étaient même pas sur
sa liste de matériel extrémiste, pourraient présenter quelque intérêt au regard de l’objectif déclaré de
vérification d’informations «relatives à un trafic d’armes illicite»1012.
528. La Russie ne conteste pas non plus que les autorités d’occupation russes ont conduit, le
23 novembre 2017, une perquisition dans un café surtout fréquenté par des Tatars de Crimée1013. Bien
qu’elle revienne sur cet épisode pour discréditer le récit qu’en fait l’Ukraine1014, les preuves qu’elle
avance confirment clairement que les agents armés du FSB et de l’unité de police spéciale «Berkout»,
accompagnés de ceux du centre de lutte contre l’extrémisme, ont fait une descente dans un restaurant
pour arrêter Vedzhie Kashka, célèbre militante tatare de Crimée âgée de 82 ans, et quatre autres
militants de la communauté tous dans la cinquantaine ou la soixantaine, absurdement accusés d’avoir
«extorqué» la somme de 7000 dollars des Etats-Unis à une tierce personne1015. La Russie admet
également que la militante de 82 ans est décédée peu après son arrestation, alors qu’elle était sous
garde, tout en niant sans vergogne quelque responsabilité que ce soit dans son décès tragique1016. La
télévision russe a largement retransmis les images saisissantes filmées par le FSB des arrestations
1007 Bakhchisaray District Court of the Republic of Crimea, Ruling Authorizing the Search in Mr Ibragimov’s
House, 25 août 2014, concluant que «[s]elon les données opérationnelles disponibles, les biens volés pourraient se trouver»
au domicile de M. Ibragimov (CMFR, deuxième partie, annexe 171).
1008 Centre for Countering Extremism of the Ministry of Internal Affairs for the Republic of Crimea, Record of
Search in Mr Ibragimov’s House, 28 août 2014 (CMFR, deuxième partie, annexe 172) ; CMFR, deuxième partie,
appendice B, par. 29.
1009 Inquiry Department of the Department of the Ministry of Internal Affairs for the Bakhchisaray District,
Resolution on the Initiation of a Criminal Case, 8 décembre 2014 (CMFR, deuxième partie, annexe 200).
1010 CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 33 ; MU, par. 444.
1011 Main Investigative Directorate of the Investigative Committee of the Russian Federation for the Republic of
Crimea and the City of Sevastopol, Letter No. AE 0097952, 15 mars 2021, confirmant la saisie de livres intitulés «La
citadelle du musulman», «Invocation d’Allah par la prière» et «Traitement incantatoire dans le Coran et la Sunna» (CMFR,
deuxième partie, annexe 643).
1012 Les autres observations de la Russie, à savoir que l’un des intéressés aurait volontairement remis une arme à
feu non enregistrée aux autorités, que ceux-ci n’auraient pas été placés en détention et n’auraient pas fait l’objet de
poursuites, et qu’aucun d’eux ne se serait plaint du comportement des autorités, reposent uniquement sur une lettre de la
direction centrale des enquêtes datée du 15 mars 2021 et relayant des informations reçues du FSB, et, en tout état de cause,
ne réfutent pas la nature ciblée et arbitraire des perquisitions. Ibid. ; CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 31 à 33.
1013 MU, par. 454.
1014 CMFR, deuxième partie, par. 360 à 362.
1015 Ibid., appendice B, par. 64 à 66 ; voir MU, par. 454.
1016 De fait, les preuves produites par la Russie montrent que Mme Kashka est décédée peu après avoir été mise en
détention par un agent du centre de lutte contre le terrorisme qui lui a ordonné de monter dans un véhicule de la «Berkout».
Investigative Department for the Kievskiy District of Simferopol of the Main Investigative Directorate of the Investigative
Committee of the Russian Federation for the Republic of Crimea, Resolution on the Refusal to Initiate a Criminal Case,
20 avril 2018 (CMFR, deuxième partie, annexe 398).
- 185 -
musclées conduites par les agents en tenue de combat1017. Il n’y a pas la moindre preuve
d’agissements criminels de la part des victimes de cette violente descente, qui tentaient simplement
d’aider Mme Kashka a récupérer les 7000 dollars des Etats-Unis qu’elle avait prêtés à une tierce
personne1018. En tout état de cause, la descente et la détention brutales qui se sont soldées par ce décès
tragique étaient des mesures manifestement disproportionnées, compte tenu de l’âge des personnes
en cause et de l’infraction qui leur était reprochée1019.
529. La Russie qualifie également de mal fondé le récit que fait l’Ukraine des mesures qu’elle
a prises au café «Bagdad» le 1er avril 20161020, en affirmant que la descente faisait partie d’une
«opération de prévention ordinaire, … [qui] se voulait en particulier une mesure de lutte contre le
trafic de drogues illégales et l’immigration irrégulière»1021. Or les preuves qu’elle a elle-même
présentées confirment sans équivoque la véracité du compte rendu dressé par l’Ukraine1022 : un
groupe d’agents armés et masqués ont fait une descente au café «Bagdad», ont soumis les visiteurs à
des analyses d’urine sur place, ont poursuivi leur opération malgré l’obtention de résultats négatifs,
préférant conduire les intéressés au bâtiment du ministère de l’intérieur, où ceux-ci ont été interrogés
au sujet de leur appartenance à des «formations armées illégales» ou à des «organisations
extrémistes», et ne les ont relâchés qu’après les avoir photographiés, avoir relevé leurs empreintes
digitales et avoir prélevé des échantillons de leur salive1023. La Russie ne réfute pas l’observation du
rapport du Haut-Commissariat aux droits de l’homme selon laquelle les détenus en cause étaient tous
«des hommes musulmans, pour la plupart des Tatars de Crimée»1024. Les preuves qu’elle a produites
montrent que, le lendemain, un certain nombre de plaintes ont été déposées auprès des forces de
l’ordre au sujet de la descente et de ses suites, et que ce n’est qu’après que les intéressés ont été
soumis à un nouvel interrogatoire de la part des agents du ministère de l’intérieur que lesdites plaintes
ont été retirées1025.
1017 FSB Video Footage of the Detention of Crimean Tatars in Simferopol, 23 novembre 2017 (annexe 178),
accessible à l’adresse suivante : https://crimea.ria.ru/20171123/1112854659.html.
1018 Comme le confirment les éléments de preuve avancés par la Russie, le prêt était attesté par une note signée par
l’emprunteur, Yu Aitan. Yu, Aitan, Case No. 2-1123/2019, Counter-Claim, 18 juin 2019 (CMFR, deuxième partie,
annexe 413). Bien que les tribunaux russes aient tenté d’expliquer que M. Aitan avait été «forcé» de signer un simulacre
de note pour donner à l’opération l’apparence de la légalité, l’explication est loin d’être convaincante compte tenu de l’âge
et de l’état de santé des personnes en cause. Voir ibid.
1019 Eu égard à la brutalité avec laquelle elle a été réalisée, l’argument de la Russie selon lequel le décès de
Mme Kashka n’était «nullement lié à l’opération policière» n’est guère convaincant. CMFR, deuxième partie, appendice B,
par. 66. Voir RFE/RL, Veteran Crimean Tatar Activist Dies As Associates Detained By Russia, 23 novembre 2017 (MU,
annexe 1071) ; Halya Coynash, Russian FSB Remove Incriminating Videos of the Arrest and Death of Crimean Tatar
Veteran Vedzhie Kashka, Kharkiv Human Rights Protection Group, 6 novembre 2018.
1020 CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 54 à 57.
1021 Ibid., par. 56 et note 115, citant Regnum, Poklonskaya Refutes Reports of Ukrainian Media Regarding
Detentions of Crimean Tatars, 2 avril 2016 (CMFR, deuxième partie, annexe 952).
1022 MU, par. 450 ; HCDH, Rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (16 février au 15 mai 2016),
par. 183 (MU, annexe 771).
1023 Explanation of D.Ya. Selyametov, 13 juillet 2016, p. 1 et 2 (CMFR, deuxième partie, annexe 284) ;
Explanation of I.S. Mukhterem, 14 juillet 2016, p. 1 et 2 (CMFR, deuxième partie, annexe 285) ; Explanation of
O.N. Seitmemetov, 14 juillet 2016, p. 1 et 2 (CMFR, deuxième partie, annexe 286).
1024 Voir HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (16 February to 15 May 2016), par. 183 (MU,
annexe 771). La remarque péremptoire de la Russie selon laquelle «[d]e manière générale, ce type d’opération de
prévention relevant de la lutte contre les drogues concerne à la fois des Russes, des Ukrainiens, des Tatars de Crimée et des
personnes appartenant à d’autres groupes ethniques» paraît étrangement détachée de l’épisode en question, manque
cruellement de détails et se borne à citer une agence de presse russe qui ne fournit aucune source. CMFR, deuxième partie,
appendice B, par. 57.
1025 Explanation of D.Ya. Selyametov, 13 juillet 2016, p. 2 (CMFR, deuxième partie, annexe 284) ; Explanation of
I.S. Mukhterem, 14 juillet 2016, p. 2 (CMFR, deuxième partie, annexe 285) ; Explanation of O.N. Seitmemetov, 14 juillet
2016, p. 2 (CMFR, deuxième partie, annexe 286).
- 186 -
530. Les mesures d’instruction que la Russie a prises contre des Tatars de Crimée en raison de
leur affiliation présumée au Hizb ut-Tahrir et à Tablighi Jamaat contribuent à confirmer leur
caractère injustifié et hautement disproportionné1026. Nombreux sont ceux qui ont fait l’objet de
perquisitions ou été mis en détention pour d’anciennes publications sur les réseaux sociaux1027, pour
avoir assisté à une perquisition ou s’être trouvés sur les lieux1028, ou encore pour avoir manifesté à la
défense de leurs proches condamnés à des peines ridiculement sévères et injustifiées1029.
531. La Russie confirme que le domicile de Marlen Mustafayev, militant tatar de Crimée, a
été visité le 21 février 2017 et que celui-ci a été détenu, accusé et reconnu coupable d’une infraction
administrative1030. La seule justification de la mesure d’instruction, y compris la visite domiciliaire
par les agents antiémeute armés et masqués, se résumait à des publications de M. Mustafayev sur les
réseaux sociaux remontant à 2014, dans lesquelles aurait été aperçu un symbole du Hizb ut-Tahrir1031.
La Russie admet par ailleurs que dix personnes se trouvant à proximité du domicile de
M. Mustafayev au moment de la perquisition ont été arrêtées et reconnues coupables d’avoir troublé
l’ordre public et entravé la circulation du public1032.
532. Tout en relevant que M. Mustafayev s’est «avoué coupable»1033, la Russie omet de
mentionner que le domicile de celui-ci a fait l’objet d’une nouvelle perquisition en septembre 2018,
pour une autre publication sur les réseaux sociaux datant du 25 février 2016 dont il aurait été
1026 CMFR, deuxième partie, par. 363 à 373 ; ibid., appendice B, sect. II.
1027 Voir infra, par. 531 à 534.
1028 Voir infra, par. 531 et 536.
1029 Prisyazhnyuk Vladislava, In the Occupied Crimea, 30 People Were Detained Near a Court Awaiting
Sentencing, Suspilne Crimea, 29 octobre 2021, accessible à l’adresse suivante : https://crimea.suspilne.media/en/news/
6013.
1030 CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 43 et 44 ; voir MU, par. 446 ; Kievskiy District Court of Simferopol,
Case No. 5-479/2017, Decision, 21 février 2017, p. 1 : «A l’audience, M.E. Mustafaev n’a pas reconnu sa culpabilité … et
a déclaré avoir en fait publié divers symboles sur sa page du réseau social «Vkontakte» sans se soucier du contenu ou de
l’affiliation qu’ils pouvaient représenter, et qu’il n’avait pas eu l’intention de diffuser des symboles de l’organisation à
caractère extrémiste» (CMFR, deuxième partie, annexe 321) ; ibid., p. 3.
1031 Centre for Countering Extremism of the Ministry of Internal Affairs for the Republic of Crimea, Certificate of
Inspection of the Internet Resource, 9 janvier 2017, p. 3 et 4 (CMFR, deuxième partie, annexe 306) ; Kievskiy District
Court of Simferopol, Case No. 5-479/2017, Decision, 21 février 2017, où les seuls éléments de preuve analysés sont une
publication sur les réseaux sociaux et une opinion d’expert sur l’interprétation des symboles (CMFR, deuxième partie,
annexe 321). Parmi les preuves fournies par la Russie figure également le rapport d’enquête du centre de lutte contre le
terrorisme, qui indique qu’«il y a une photo datée du 21 mars 2014 sur laquelle figurent des symboles nazis». Centre for
Countering Extremism of the Ministry of Internal Affairs for the Republic of Crimea, Certificate of Inspection of the
Internet Resource, 9 janvier 2017, p. 4 et 10 (CMFR, deuxième partie, annexe 306). Or, en réalité, l’objectif de la
publication était de dénoncer le discours de haine contre les Tatars de Crimée ; il s’agit de la photo d’une inscription sur
un mur, que la Russie omet comme par hasard de traduire et qui dit : «TATARS, SORTEZ DE CRIMEE ! (ТАТАРЫ ВОН
ИЗ КРЫМА)», flanquée d’un svastika. Ibid., p. 4 ; Social Media Page (Vkontakte) with 21 March 2014 Photo, excerpted
for translation from Russia’s Counter-Memorial, Part II, Annex 306 (annexe 183).
1032 CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 45 et note 87. Dans l’un des dossiers, par exemple, deux des
trois «témoins» étaient des fonctionnaires du ministère de l’intérieur et le troisième, le seul témoin civil interrogé par un
agent sur place a simplement affirmé «n’avoir vu ni foule ni émeute». Kievskiy District Court of Simferopol,
Case No. 5-483/2017, Decision, 21 février 2017, p. 1 (CMFR, deuxième partie, annexe 310) ; voir aussi Kievskiy District
Court of Simferopol, Case No. 5-484/2017, Decision, 21 février 2017 (CMFR, deuxième partie, annexe 311) ; Kievskiy
District Court of Simferopol, Case No. 5-485/2017, Decision, 21 février 2017 (CMFR, deuxième partie, annexe 316). Dans
une autre affaire, les témoins ont unanimement déclaré que le suspect ne troublait pas l’ordre public, l’un d’eux expliquant
que «[l]’ordre de se disperser avait été donné par haut-parleur, mais personne n’avait encore eu le temps d’obtempérer».
Kievskiy District Court of Simferopol, Case No. 5-480/2017, Decision, 21 février 2017, p. 1 et 2 (CMFR, deuxième partie,
annexe 317).
1033 CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 44.
- 187 -
l’auteur1034. Après ces deux interventions ciblées et craignant d’être condamné à une lourde amende,
M. Mustafayev a plaidé coupable en demandant au tribunal de «tenir compte, au moment de
déterminer le montant de la peine pécuniaire, de sa situation financière, de sa situation
professionnelle précaire [et] de la présence d’un enfant mineur»1035. M. Mustafayev aurait été détenu
à nouveau le 9 février 2022, aux côtés de trois autres Tatars de Crimée, pour des accusations liées à
son affiliation supposée au Hizb ut-Tahrir1036.
533. La Russie ne nie pas que les «neuf perquisitions effectuées dans la péninsule au mois de
janvier 2018 visaient les habitations de Tatars de Crimée»1037. Elle allègue toutefois que les fouilles
ont été menées dans le cadre d’«enquêtes relatives aux activités du Hizb ut-Tahrir» sur la base de
soupçons raisonnables et que, à terme, quatre personnes ont été déclarées coupables1038. Or les
décisions tenant sur une page qui auraient selon elle autorisé ces perquisitions n’énoncent qu’une
habilitation sommaire reposant sur «les documents fournis», sans apporter d’information
supplémentaire1039.
534. De fait, les preuves avancées par la Russie montrent que Girai Kulametov a été condamné
à dix jours d’emprisonnement le 18 janvier 2018 à raison de publications sur les réseaux sociaux qui
auraient contenu des symboles du Hizb ut-Tahrir et dateraient de 2011, soit bien des années avant
que la Russie n’envahisse la Crimée et n’élargisse à ce territoire l’interdiction de cette
organisation1040. Enver Krosh et Ebazer Islyamov, dont les domiciles ont été eux aussi fouillés en
janvier 20181041, ont été accusés et reconnus coupables, au terme d’une procédure sommaire, de
«démonstration publique d’attributs ou de symboles d’organisations extrémistes» dans le cadre de
publications sur les réseaux sociaux datant respectivement de 2013 et 2012 ou même d’avant1042. Ces
condamnations rétroactives scandaleuses, pour des faits antérieurs à l’assujettissement à la Russie du
territoire criméen et parfaitement légaux au moment où ils se sont produits, sont clairement
1034 Kievskiy District Court of Simferopol, Decision, 4 octobre 2018 (CMFR, deuxième partie, annexe 405).
1035 Ibid., p. 4.
1036 Halya Coynash, New Attack on Crimean Tatar Civic Activists in Russian-Occupied Crimea, Kharkiv Human
Rights Protection Group, 10 février 2022.
1037 MU, par. 446.
1038 CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 48.
1039 Kievskiy District Court of Simferopol, Resolution No. 735, 16 janvier 2018 (CMFR, deuxième partie,
annexe 385) ; Kievskiy District Court of Simferopol, Resolution No. 736, 16 janvier 2018 (CMFR, deuxième partie,
annexe 387) ; Kievskiy District Court of Simferopol, Resolution No. 738, 16 janvier 2018 (CMFR, deuxième partie,
annexe 386) ; Kievskiy District Court of Simferopol, Resolution No. 739, 16 janvier 2018 (CMFR, deuxième partie,
annexe 388).
1040 Kirovskое District Court of the Republic of Crimea, Сase No. 5-11/18, Decision, 18 janvier 2018, p. 3 et 4,
rejetant, au regard du droit russe, l’argument de M. Kulametov selon lequel «le requérant a publié ledit contenu en 2011
sans contrevenir à la législation alors en vigueur en Crimée» (CMFR, deuxième partie, annexe 389).
1041 CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 48.
1042 Nizhnegorskiy District Court of the Republic of Crimea, Case No. 5-12/2018, Decision, 25 janvier 2018, p. 1 :
«A l’audience, les représentants de E.R. Islyamov, accusé d’infraction administrative, ont expliqué
que, même si ce dernier avait publié sur sa page les symboles d’une organisation terroriste, les faits étaient
antérieurs à 2012, de sorte que le territoire de la République de Crimée était toujours assujetti à la législation
ukrainienne, laquelle ne prévoyait aucune sanction à cet égard, et il avait du mal à concevoir que son geste
puisse être considéré à l’avenir comme une infraction aux lois de la Fédération de Russie. De plus,
E.R. Islyamov n’avait pas l’intention d’en faire la propagande ni la démonstration publique» (CMFR,
deuxième partie, annexe 392) ; voir aussi Dzhankoy District Court of the Republic of Crimea,
Case No. 5-49/2018, Decision, 25 janvier 2018 (CMFR, deuxième partie, annexe 393).
- 188 -
révélatrices des arrière-pensées des autorités russes, à savoir la volonté d’intimider et de harceler la
communauté des Tatars de Crimée1043.
535. Nombreux sont les Tatars de Crimée qui ont été condamnés à des peines de réclusion
excessivement longues en raison de leur seule affiliation présumée au Hizb ut-Tahrir. La Russie ne
conteste pas que, le 12 octobre 2016, des agents du FSB sont entrés de force au domicile d’un certain
nombre de familles tatares de Crimée, s’y livrant à des fouilles en présence d’enfants1044. Le matériel
du Hizb ut-Tahrir qui aurait été saisi à cette occasion et les témoignages d’un agent du FSB et d’un
témoin anonyme sont les principaux éléments qui ont entraîné la condamnation des cinq Tatars de
Crimée, tous de sexe masculin, à des peines de prison allant de 12 à 17 ans, à purger en Russie, à des
milliers de kilomètres de leurs proches et de leur domicile1045.
536. Qualifiant de «trompeur» le compte rendu fait par l’Ukraine des perquisitions
domiciliaires et des détentions du 11 octobre 2017, la Russie ne conteste pas pour autant que le FSB
et des unités des forces spéciales ont fouillé les domiciles de Tatars de Crimée à Bakhtchissaraï et
ont arrêté six hommes, tous militants au sein du groupe Crimean Solidarity1046, au seul motif de leur
appartenance présumée au Hizb ut-Tahrir1047. Le 16 septembre 2020, à l’exception de l’un d’eux qui
a été acquitté, les accusés ont été condamnés à des peines allant de 13 à 19 ans d’emprisonnement1048.
1043 Kemal Seityaev a été condamné à une amende pour avoir publié, sur sa page d’un réseau social, une chanson
accessible au public et considérée par les lois russes comme «matériel extrémiste». Belogorsk District Court of the Republic
of Crimea, Case No. 5-32/2018, Decision, 18 janvier 2018 (CMFR, deuxième partie, annexe 390). Voir également Halya
Coynash, Crimean Tatar Activist Jailed After New Armed Searches ‘for a Video Posted in 2012,’ Kharkiv Human Rights
Protection Group, 19 janvier 2018. Il convient d’observer que ces publications sur les réseaux sociaux ont été «détectées»
par les autorités chargées des enquêtes le 26 octobre 2017, soit moins de deux semaines après les manifestations «en
solitaire» pacifiques du 14 octobre, auxquelles avait participé M. Kulametov, aux côtés d’autres Tatars de Crimée, pour
appeler à la libération de prisonniers tatars de Crimée et dénoncer le traitement des musulmans de Crimée, en tant
qu’extrémistes ou terroristes, par les autorités d’occupation. Ibid. En décembre 2017, plus de 70 séances ont été consacrées
à l’audition d’affaires administratives impliquant des personnes ayant participé à des manifestations en solitaire le
14 octobre ; près de 50 Tatars de Crimée auraient ainsi été détenus. Voir Halya Coynash, 49 Crimean Tatars Detained for
Legal Pickets Demanding an End to Persecution, Kharkiv Human Rights Protection Group, 14 octobre 2017 ; Crimean
Human Rights Group, Crimean Human Rights Situation Review, décembre 2017, p. 13 et 21, rapportant que, selon une
note du soi-disant chef de l’unité de police administrative du département de Simferopol du ministère russe de l’intérieur,
la manifestation aurait «mécontent[é] la population slave de Crimée») (les italiques sont de nous), accessible à l’adresse
suivante : https://crimeahrg.org/wp-content/uploads/2018/01/Crimean-Human-Rights-Group_Dec_2017_ENG.pdf.
1044 MU, par. 445 ; CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 34 à 36.
1045 North Caucasus District Military Court, Decision, 18 juin 2019 (CMFR, deuxième partie, annexe 412) ;
Halya Coynash, Crimean Tatars Sentenced to 12 and 17 Years on ‘Terrorist Charges’ Without Being Accused of a Crime,
Kharkiv Human Rights Protection Group, 9 août 2019. Quelques mois à peine avant les perquisitions du 12 octobre 2016,
le 12 mai 2016, quatre autres Tatars de Crimée de sexe masculin — Enver Mamutov, Rustem Abiltarov, Zevri Abseitov et
Remzi Memetov — ont été arrêtés pour répondre à des accusations similaires liées au Hizb ut-Tahrir et ont été, en décembre
2018, condamnés à des peines d’emprisonnement allant de 9 à 17 ans. Halya Coynash, Four Crimean Tatar Political
Prisoners Get Horrifically Long Sentences for Not ‘Confessing’ to Fake Terrorism Charges, Kharkiv Human Rights
Protection Group, 24 décembre 2018.
1046 Halya Coynash, Crimean Tatar Civic Journalist Marlen Asanov Gets 19-Year Sentence Because he Refused to
Leave Occupied Crimea, Kharkiv Human Rights Protection Group, 12 octobre 2020, où il est relevé que deux autres
membres de Crimean Solidarity ont également été arrêtés quelques mois plus tard, le 21 mai 2018.
1047 CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 50. Voir également Kievskiy District Court of Simferopol,
Case No. 3/1-274/2017, Ruling, 12 octobre 2017 (CMFR, deuxième partie, annexe 365) ; Kievskiy District Court of
Simferopol, Case No. 3/1-271/2017, Ruling, 12 octobre 2017 (CMFR, deuxième partie, annexe 366) ; Kievskiy District
Court of Simferopol, Case No. 3/1-273/2017, Ruling, 12 octobre 2017 (CMFR, deuxième partie, annexe 367) ; Kievskiy
District Court of Simferopol, Case No. 3/1-275/2017, Ruling, 12 octobre 2017 (CMFR, deuxième partie, annexe 368) ;
Kievskiy District Court of Simferopol, Case No. 3/1-272/2017, Ruling, 12 octobre 2017 (CMFR, deuxième partie,
annexe 369).
1048 InterfaxUkraine, Acquittal of Crimean Resident Ernes Ametov Becomes First in History of ‘Hizb ut-Tahrir’
Case in Russia, 17 septembre 2020.
- 189 -
De nombreux autres parents, proches et amis de sexe masculin qui étaient sur place ont été détenus
et accusés d’avoir troublé l’ordre public en participant à un rassemblement de masse1049.
537. Des Tatars de Crimée soupçonnés d’appartenir à Tablighi Jamaat ont connu un sort
semblable, tout en écopant de peines de prison moins lourdes. La Russie confirme que des
perquisitions ont été conduites le 2 octobre 2017 aux domiciles de quatre personnes, qui ont été par
la suite arrêtées pour leur appartenance présumée à ladite organisation1050. Les médias russes sous
contrôle de l’Etat ont diffusé les images vidéo de dizaines d’agents armés et masqués faisant irruption
dans les maisons et arrêtant les intéressés, qui n’opposaient aucune résistance, le plus âgé ayant
64 ans et une santé fragile1051. Ces quatre personnes ont été condamnées à des peines allant de 2,5 à
4 ans d’emprisonnement, bien que rien n’indique qu’elles se soient rendues coupables d’agissements
ou de complots extrémistes, ni de quelque autre comportement criminel1052.
538. Les mesures d’instruction visant les dirigeants politiques tatars de Crimée, que la Russie
ne nie pas non plus, viennent compléter le tableau de la campagne de perquisitions et de détentions
arbitraires menée contre la communauté tatare de Crimée. S’agissant des perquisitions conduites le
16 septembre 2014 aux domiciles de M. Bariiev et de Mustafa Asaba, la Russie explique que la
mesure, approuvée par un tribunal, concernait une enquête criminelle en cours visant la tentative
infructueuse de M. Dzhemilev de rentrer sur le territoire de Crimée le 3 mai 20141053. Sans revenir
sur la nature arbitraire de l’interdiction de territoire décrétée par la Russie à l’égard de ce dernier1054,
les décisions de justice autorisant les perquisitions dans ces locaux, après avoir conclu à l’existence
de motifs raisonnables d’y trouver des «armes», des «munitions» ou d’autres «objets exclus de
l’usage civil», montrent bien leur nature arbitraire1055. Sans surprise, les agents n’ont pas découvert
1049 MU, par. 448 ; CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 50 et 51.
1050 MU, par. 447 ; CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 49. La Russie s’appuie exclusivement sur une
décision de justice largement expurgée et déclarant les accusés coupables au terme d’une procédure sommaire pour avancer
qu’«une grande quantité de matériel extrémiste a été trouvée» et qu’«[i]l a ensuite été établi que les suspects avaient tenu
des réunions de leur cellule, diffusé des documents extrémistes et encouragé des personnes à rejoindre le mouvement
Tablighi Jamaat». CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 49. Elle fait également valoir que «trois des quatre accusés
[avaie]nt plaidé coupable et reconnu qu’ils s’étaient livrés à leurs activités alors même qu’ils avaient connaissance des
restrictions et interdictions applicables, et [que] l’un des accusés a[vait] fait des aveux partiels». Ibid. La décision citée ne
mentionne toutefois pas la moindre preuve de ce que l’un ou l’autre de ces hommes aurait été membre de Tablighi Jamaat,
aurait participé à la création d’une soi-disant «cellule» ou aurait avoué avoir sciemment enfreint les lois russes de lutte
contre l’extrémisme, comme l’affirme la Russie. Ibid., note 97 ; Supreme Court of the Republic of Crimea,
Case No. 1-1/2019, Decision, 22 janvier 2019 (extraits) (CMFR, deuxième partie, annexe 407).
1051 Video Footage of the Detention of Crimean Tatars, 2 octobre 2017 (annexe 177) ; RIA Novosti, Cells of
Tablighi Jamaat Were Liquidated in Three Regions of Crimea*, 2 octobre 2017, accessible à l’adresse suivante : https://
ria.ru/20171002/1505981902.html, avec images vidéo.
1052 Halya Coynash, Four Crimean Tatars Sentenced for their Faith in Russian Occupied Crimea, Kharkiv Human
Rights Protection Group, 23 janvier 2019.
1053 CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 32.
1054 Voir supra, par. 495 à 497.
1055 Bien que le tribunal ait statué que, dans ces locaux, pouvaient «être entreposées des armes et des munitions,
objets exclus de l’usage civil», ou tout autre objet pouvant présenter un intérêt pour l’affaire, les «instruments du crime»
auxquels font référence ces décisions et qui auraient été utilisés lors des événements du 3 mai 2014 sont en fait des
«véhicules» appartenant à des personnes venues manifester leur soutien à M. Dzhemilev et des «bâtons de bois». Kievskiy
District Court of Simferopol, Case No. 3/6-336/2014, Ruling Authorizing the Search in Mr Bariev’s House, 3 septembre
2014, p. 1 (CMFR, deuxième partie, annexe 176) ; Kievskiy District Court of Simferopol, Case No. 3/6-342/2014, Ruling
Authorizing the Search in Mr Asaba’s House, 3 septembre 2014, p. 1 (CMFR, deuxième partie, annexe 177). Rien ne
permettait de conclure que «des armes et des munitions» qui n’avaient pas été utilisées le 3 mai 2014 pourraient se trouver
aux domiciles de MM. Bariiev ou Asaba, ni l’un ni l’autre n’ayant d’ailleurs participé à l’événement. Les preuves produites
par la Russie confirment par ailleurs que beaucoup d’autres (au moins six) Ukrainiens et Tatars de Crimée ont vu leurs
domiciles fouillés pour les mêmes motifs. Voir MU, par. 444 et note 940 ; CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 32
et note 61.
- 190 -
d’objets de la sorte, mais ont saisi le processeur de l’ordinateur personnel de M. Bariiev et de son
ordinateur portable1056. En tout état de cause, même à supposer que ces décisions de justice aient été
raisonnables, rien ne justifiait les fouilles violentes et abusives conduites par le FSB, dont M. Bariiev
rend compte en détail dans son témoignage et que la Russie n’aborde que de manière superficielle1057.
539. La Russie confirme que, en avril 2015, le ministère de l’intérieur russe a conduit une
opération de grande ampleur, dont l’objectif était de réprimer les «manifestations antisociales» et de
combattre le «terrorisme»1058. Elle ne nie pas les barrages ni les fouilles1059. Elle se contente d’arguer
que la Crimée n’était pas le seul territoire où avait été déployée l’opération «barrage 2015», et
soutient que l’Ukraine n’est pas parvenue à corroborer quelque comportement discriminatoire de sa
part et que l’opération n’a donné lieu au dépôt d’aucune demande ni plainte1060. La question n’est
toutefois pas de savoir si des opérations similaires ont été menées ailleurs. L’Ukraine a démontré que
les forces russes avaient adopté, en ce qui concerne la Crimée, un comportement discriminatoire
fondé sur l’appartenance ethnique, en ciblant notamment les personnes d’apparence tatare lors des
contrôles ponctuels et, bien souvent, en fouillant leurs domiciles1061. Par ailleurs, ainsi qu’il ressort
des preuves présentées à la fois par l’Ukraine et la Russie, des plaintes ont bel et bien été déposées,
notamment par le conseil présidentiel russe chargé du développement de la société civile et des droits
de l’homme, dont le récit des événements concorde avec celui qu’en fait l’Ukraine1062. La lettre où
le procureur de la Crimée déclare péremptoirement que «les droits de l’homme ont été respectés sans
égard à l’âge ou à la nationalité des ressortissants ni aux conditions de leur lieu de résidence» est
dénuée de fondement et de toute valeur probante1063.
540. La Russie se borne à qualifier de «manifestement trompeu[r]» le récit des faits que
présente l’Ukraine, sans contester pour autant que, le 26 avril 2018, les autorités d’occupation russes
ont mené une série de perquisitions armées et ont détenu des membres bien en vue de la communauté
1056 Search Record, drafted by Senior Lieutenant I.S. Emelyanov, Operative, Russian Federal Security Service
Directorate in the Republic of Crimea and the City of Sevastopol, 16 septembre 2014 (MU, annexe 896).
1057 MU, par. 423. Est totalement dénué d’intérêt le seul autre commentaire de la Russie, à savoir qu’il y aurait
apparemment un point de divergence matérielle entre la déclaration de M. Bariiev et son entretien de 2014 avec Human
Rights Watch concernant le nombre précis d’hommes qui ont fouillé son domicile et la durée précise de la perquisition, et
elle ne cherche même pas à prétendre le contraire. CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 31 et note 58.
1058 Ministry of Internal Affairs of the Russian Federation Official Website, “The Internal Troops of the Russian
Ministry of Internal Affairs Began the Operational-Strategic Exercise ‘Zaslon-2015’ the Day Before”, 3 avril 2015 (CMFR,
deuxième partie, annexe 457) ; Prosecutor’s Office of the Republic of Crimea, Letter No. Isorg 15/3-7209-2015 to
Mr Fedotov, Adviser to the President of the Russian Federation, Chairman of the Presidential Council for Civil Society and
Human Rights, 28 août 2015 (CMFR, deuxième partie, annexe 556).
1059 MU, par. 451 et 452 ; CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 59 et 60.
1060 CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 59 à 63.
1061 MU, par. 452 ; voir également Crimea Human Rights Field Mission - Brief Review of the Situation in Crimea,
avril 2015, p. 10 et 11 (MU, annexe 945) ; Human Rights Group Report of October 2015, p. 7 et 8 (MU, annexe 949).
1062 Human Rights Group Report of October 2015, p. 7, 8 et 21 à 24, où il est relevé qu’une plainte a été déposée
auprès du conseil présidentiel pour le développement de la société civile et des droits de l’homme concernant les
perquisitions de masse menées en Crimée pendant l’opération «barrage 2015» avec, en annexe, copie de la plainte en
question ainsi que les réponses du bureau du procureur général militaire de la Fédération de Russie et de la soi-disant
procureure de Crimée, Natalia Poklonskaya (MU, annexe 949) ; Prosecutor’s Office of the Republic of Crimea,
Letter No. Isorg 15/3-7209-2015 to Mr Fedotov, Adviser to the President of the Russian Federation, Chairman of the
Presidential Council for Civil Society and Human Rights, 28 août 2015, faisant référence à «la requête reçue relativement
à la violation des droits des citoyens» (CMFR, deuxième partie, annexe 556) ; Letter from S.V. Krivenko, Member of the
Council Under the President of Russia for the Development of Civil Society and Human Rights to the Chairman of the
Council under the President of the Russian Federation for the Development of Civil Society and Human Rights
M.A. Fedotov, excerpted for translation from Mémoire de l’Ukraine, Annex 949 (annexe 179).
1063 Prosecutor’s Office of the Republic of Crimea, Letter No. Isorg 15/3-7209-2015 to Mr Fedotov, Adviser to the
President of the Russian Federation, Chairman of the Presidential Council for Civil Society and Human Rights, 28 août
2015 (CMFR, deuxième partie, annexe 556).
- 191 -
tatare de Crimée au motif qu’ils étaient en possession, dans leurs entrepôts, de denrées alimentaires
périmées dans l’intention de les vendre, en contravention du paragraphe 2 de l’article 238 du code
pénal de Russie1064. L’explication avancée par la Russie pour justifier ces mesures, à savoir qu’elles
auraient été fondées sur des «motifs licites et une préoccupation légitime pour la santé publique»1065,
est démentie par le fait que MM. Velilyaev et Bariev ont tous deux été détenus pendant plus d’un an,
peine clairement et totalement disproportionnée pour une supposée infraction à la sécurité
alimentaire1066.
*
* *
541. Pour résumer, le propre récit de la Russie et les preuves qu’elle avance confirment que,
en plus de soumettre la communauté tatare de Crimée à des enlèvements forcés et à d’autres actes de
violence, et de harceler ses dirigeants, elle a mis en oeuvre une campagne de mesures d’instruction
arbitraires, abusives, intrusives et disproportionnées visant spécifiquement cette communauté, en
violation des obligations que lui impose la CIEDR.
1064 MU, par. 454 ; CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 67 à 69.
1065 CMFR, deuxième partie, appendice B, par. 67.
1066 Ibid., par. 69. Les preuves que présente la Russie montrent les irrégularités des procédures engagées contre
MM. Velilyaev et Bariev. Par exemple, peu après l’ouverture de la procédure pénale, ces derniers ont été transférés dans
un centre d’isolement à Moscou, bien que les conseils de la défense se soient plaints de ne pas avoir été correctement
informés du crime qui leur était reproché. Directorate for Investigation of Crimes Related to the Use of Prohibited Means
and Methods of Warfare, the Main Investigative Directorate of the Investigative Committee of the Russian Federation,
Record of Detention of Mr. Velilyaev, 26 avril 2018, p. 4 et 5 (CMFR, deuxième partie, annexe 400) ; Directorate for
Investigation of Crimes Related to the Use of Prohibited Means and Methods of Warfare, the Main Investigative Directorate
of the Investigative Committee of the Russian Federation, Record of Detention of Mr. Bariev, 26 avril 2018, p. 3 et 4
(CMFR, deuxième partie, annexe 401). La Russie s’abstient également de mentionner que ce n’est que le 21 mars 2019,
soit près d’une année complète après leur transfert et leur incarcération subséquente, que MM. Velilyaev et Bariev ont
signé les aveux écrits qui ont constitué le principal, voire le seul fondement de leur condamnation par le tribunal. Directorate
for Investigation of Crimes Related to the Use of Prohibited Means and Methods of Warfare, the Main Investigative
Directorate of the Investigative Committee of the Russian Federation, Record of Interrogation of Mr. Bariev, 21 mars 2019
(CMFR, deuxième partie, annexe 408) ; Directorate for Investigation of Crimes Related to the Use of Prohibited Means
and Methods of Warfare, the Main Investigative Directorate of the Investigative Committee of the Russian Federation,
Record of Interrogation of Mr. Velilyaev, 21 mars 2019 (CMFR, deuxième partie, annexe 409).
- 192 -
CHAPITRE 13
L’IMPOSITION DE LA CITOYENNETÉ
542. L’Ukraine a démontré dans son mémoire que l’introduction en Crimée par la Russie de
son régime en matière d’immigration et de citoyenneté, dans le cadre de la loi sur l’admission, était
l’une des nombreuses mesures qui avaient jeté les bases d’une campagne de discrimination raciale
systématique dirigée contre les communautés ukrainienne et tatare de Crimée1067. Ainsi qu’elle l’a
établi, la loi sur l’admission a eu des conséquences discriminatoires tant pour les Ukrainiens et les
Tatars de Crimée qui ont automatiquement acquis la nationalité russe par application de ses
dispositions que pour le plus petit nombre d’entre eux qui ne l’ont pas ainsi acquise. Les premiers
ont été soumis de force au régime discriminatoire de la Russie, leur droit à la nationalité étant
fortement compromis par le peu de cas que la Russie fait concrètement de leur citoyenneté
ukrainienne, tandis que les seconds sont devenus des étrangers dans leur propre pays1068. En obligeant
les membres des deux communautés à faire ce choix, la loi a eu pour but et pour effet de restreindre,
plutôt que d’étendre leurs droits civils fondamentaux, en violation de l’alinéa c), des points i), ii)
et iii) de l’alinéa d) et des points i) et iv) de l’alinéa e) de l’article 5 de la CIEDR1069.
543. La Russie soutient que les atteintes dont se plaint l’Ukraine découlent de mesures fondées
sur la citoyenneté qui échappent au champ d’application de la CIEDR et reposent sur une législation
qui n’opère aucune discrimination à l’endroit des communautés ukrainienne et tatare de Crimée1070.
Mais le fait que la discrimination ait été facilitée par l’exécution d’une législation sur la citoyenneté
en apparence neutre ne protège pas la Russie des violations de la CIEDR qu’elle commet, lorsque
cette législation avait pour but ou pour effet de compromettre fortement et de façon disproportionnée
le droit des membres des communautés ukrainienne et tatare de Crimée de ne pas être soumis à la
discrimination raciale, droit protégé par de multiples traités.
A. L’imposition par la Russie de son régime de citoyenneté contrevient à la CIEDR
544. La Russie prétend que les restrictions fondées sur la citoyenneté et la discrimination entre
ressortissants et non-ressortissants sont expressément exclues du champ d’application de la CIEDR
par application des paragraphes 1, 2 et 3 de l’article premier de celle-ci, et qu’elles échappent par
conséquent à la compétence de la Cour1071.
545. Tout d’abord, la Cour a rejeté l’argument essentiellement identique que la Russie a avancé
dans le cadre de ses exceptions préliminaires. Dans l’arrêt consacré à cette phase de la procédure,
elle a conclu que les mesures dont l’Ukraine tirait grief, y compris l’imposition de la citoyenneté,
«entr[aient] … dans les prévisions de [la CIEDR]»1072. L’allégation de la Russie ne peut pas
davantage être conciliée avec la position du Comité de la CIEDR, qui l’a
1067 MU, par. 382 et suiv.
1068 Ibid., par. 455, 617 et 618.
1069 Ibid., par. 611 à 618 et 623 à 626.
1070 CMFR, deuxième partie, par. 389.
1071 Ibid., par. 380 et 381.
1072 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019, p. 595, par. 96. La Russie avait formulé essentiellement le même
moyen dans ses exceptions préliminaires. Voir EPFR, par. 324 : «[L]’Ukraine prétend à plusieurs occasions que la Russie
a enfreint la CIEDR en pratiquant une discrimination entre ses ressortissants et les non-ressortissants.»
- 193 -
«exhort[ée] … à abroger toute mesure administrative ou législative adoptée depuis
qu’[elle] a commencé à exercer un contrôle effectif sur la Crimée qui a pour but ou pour
effet d’opérer une discrimination à l’égard d’un groupe ethnique ou de peuples
autochtones quels qu’ils soient pour des motifs interdits par la Convention, notamment
en ce qui concerne la nationalité et les droits de citoyenneté»1073.
546. En présentant ce moyen de défense, la Russie dénature en fait la position de l’Ukraine.
Elle admet avoir établi un «régime spécial» ou un «mécanisme ad hoc» ayant principalement pour
but de «perm[ettre] aux habitants de Crimée d’acquérir rapidement et en grand nombre la citoyenneté
russe»1074. Le grief de l’Ukraine porte sur la manière dont ce mécanisme et sa mise à effet ont porté
une atteinte particulière aux droits de l’homme des membres des communautés ukrainienne et tatare
de Crimée, indépendamment du point de savoir si ces derniers ont automatiquement acquis la
nationalité russe ou ont été en mesure de la refuser1075.
547. En particulier, le «régime spécial» de la Fédération de Russie a essentiellement imposé
la nationalité russe aux populations ukrainienne et tatare de Crimée habitant en Crimée, notamment
aux personnes qui continuent de se considérer comme des citoyens ukrainiens et ne souhaitaient pas
devenir ressortissants russes, portant ainsi atteinte au droit à la nationalité de ces Ukrainiens et
Tatares de Crimée et les exposant à de lourds effets discriminatoires1076. Ces deux communautés ont
été touchées de façon disproportionnée puisque les personnes d’origine ethnique russe qui ont
accueilli avec satisfaction la prétendue annexion de la Crimée par la Russie n’ont pas subi pareille
atteinte à leur droit à la nationalité1077.
548. D’autre part, les restrictions auxquelles font face les habitants de la Crimée qui ont décliné
la nationalité russe ou sont autrement réputés ne pas l’avoir acquise et sont dès lors devenus des
étrangers ont entraîné la violation d’une vaste gamme de droits protégés par la CIEDR, notamment
le «[d]roit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat», le «[d]roit de quitter
tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays», et les «[d]roits au travail [et] au libre choix
de son travail»1078. Là encore, ces restrictions ont touché de façon disproportionnée les communautés
ukrainienne et tatare de Crimée, dont les membres sont bien plus susceptibles que les autres habitants
de Crimée de ne pas avoir la nationalité russe ou de ne pas être reconnus comme résidents
permanents1079.
549. Le fait que le régime russe en matière de citoyenneté ait constitué l’un des principaux
outils par lesquels les atteintes spécifiques ont été causées n’excuse pas les violations de la CIEDR
1073 Comité de la CIEDR, Observations finales concernant les vingt-troisième et vingt-quatrième rapports
périodiques de la Fédération de Russie, doc. CERD/C/RUS/CO/23-24, 20 septembre 2017, par. 20 (les italiques sont de
nous) (MU, annexe 804).
1074 CMFR, deuxième partie, appendice C, par. 3 et 4.
1075 MU, par. 455.
1076 Voir infra, sect. C et D.
1077 MU, par. 616 à 618.
1078 Ibid., par. 614, 615 et 623 à 625.
1079 Par. 3 de l’article premier de la CIEDR, qui permet expressément d’interpréter la Convention «comme
affectant … les dispositions législatives des Etats parties … concernant la nationalité, la citoyenneté ou la naturalisation»
lorsque «ces dispositions [sont] discriminatoires à l’égard d’une nationalité particulière». Selon les résultats du recensement
que la Fédération de Russie a effectué en Crimée en octobre 2014, les citoyens ukrainiens représentaient 90 % des habitants
de Crimée considérés comme des «étrangers» au regard de la législation russe. Nations Unies, Situation des droits de
l’homme dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine), rapport du Secrétaire général,
doc. A/HRC/47/58, 27 mai 2021, par. 41, note 84.
- 194 -
commises par la Russie. C’est à tort que celle-ci invoque pour sa défense l’affaire Qatar c. Emirats
arabes unis1080, laquelle concernait une question juridique distincte, soit celle de savoir si la
discrimination fondée sur la nationalité actuelle d’une personne relevait du champ d’application de
l’interdiction de la discrimination raciale au sens de la Convention1081. Elle ne portait pas sur les
effets discriminatoires découlant, pour un groupe protégé par la CIEDR, d’un régime de citoyenneté
imposé, question dont la Cour est saisie comme il se doit en l’espèce1082.
550. La Russie se fourvoie également lorsqu’elle soutient que les allégations de l’Ukraine
concernant le droit international humanitaire «excèdent la compétence de la Cour»1083. Ainsi qu’il
est exposé au chapitre 9, les prétentions de l’Ukraine reposent uniquement sur la CIEDR, à raison du
but ou de l’effet discriminatoire de la législation russe applicable en Crimée à l’endroit des
communautés ukrainienne et tatare de Crimée, indépendamment des éventuelles autres violations du
droit international que ces mesures ont pu emporter1084.
B. La situation résultant de la loi sur l’admission en matière de citoyenneté
pour les habitants de la Crimée n’indique pas un choix libre et éclairé
551. Le principal moyen de défense de la Russie est que les habitants de la Crimée «ont
bénéficié de la possibilité» d’opter précisément pour la ou les citoyennetés de leur choix, à savoir la
citoyenneté russe uniquement, la citoyenneté ukrainienne uniquement ou les deux (ou plusieurs)
citoyennetés1085. Dès lors, la Russie estime que les doléances formulées par l’Ukraine ne sont que les
conséquences de choix individuels1086.
552. Or, ainsi qu’il a été démontré dans le mémoire, la situation résultant de la loi sur
l’admission en matière de citoyenneté pour les habitants de la Crimée n’indique pas un véritable
choix individuel libre. Au contraire, la Russie est parvenue aux fins qu’elle avait annoncées, soit
l’expansion rapide de sa citoyenneté en Crimée1087, en ayant recours à un mécanisme qui imposait
un choix, lequel, comme on pouvait s’y attendre, n’était pas l’expression d’une décision délibérée ou
éclairée.
553. Il existait certes, en théorie, une procédure permettant de refuser la citoyenneté russe,
mais les habitants de la Crimée n’ont pas eu de véritable possibilité d’y recourir, ainsi que l’ont fait
observer de nombreux organismes des Nations Unies, l’OSCE et d’importantes organisations non
1080 CMFR, deuxième partie, par. 380.
1081 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Qatar c. Emirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, par. 105.
1082 Voir second rapport Fredman, par. 23, 24 et 28, notes 27 et 31, et note 29 (annexe 5).
1083 CMFR, deuxième partie, par. 387.
1084 Voir supra, chap. 9, sect. A.
1085 CMFR, deuxième partie, par. 382. Voir aussi ibid., appendice C, par. 3 à 34.
1086 Voir, par exemple, ibid., par. 42 : «L’Ukraine est donc de mauvaise foi lorsqu’elle se plaint du statut d’étranger
qui, de fait, résulte logiquement du libre choix de refuser le régime par défaut» ; ibid., par. 51, où la Russie affirme qu’«il
appartenait à chacun de choisir d’obtenir ou de conserver la citoyenneté russe, à laquelle s’attachent des obligations
militaires» ; ibid., par. 52, où elle prétend que les Criméens qui se trouvaient en prison pendant l’application du régime de
2014 «ont réellement eu la possibilité de refuser la citoyenneté russe, s’ils le souhaitaient», et que, de fait, 23 détenus et
condamnés l’ont déclinée ; ibid., par. 55, où elle avance qu’Oleg Sentsov a choisi de ne pas refuser la citoyenneté russe,
alors qu’il en avait la possibilité jusqu’au 18 avril 2014.
1087 Ibid., par. 3 et 4.
- 195 -
gouvernementales1088. La mission de surveillance des droits de l’homme de l’ONU a brossé le tableau
ci-après :
«1) l’échéance fixée pour engager la procédure de refus de la citoyenneté russe
(18 avril) était trop brève ; 2) les instructions du service fédéral des migrations de la
Russie concernant cette procédure n’ont été rendues publiques qu’à partir du 1er avril ;
3) les informations concernant l’emplacement des bureaux du service fédéral des
migrations n’ont été diffusées qu’à partir du 4 avril ; 4) du 4 au 9 avril, seulement deux
de ces bureaux étaient opérationnels, à Sébastopol et à Simferopol ; 5) à compter du
10 avril, 9 bureaux étaient opérationnels : Sébastopol, Simferopol, Yalta,
Bakhtchissaraï, Bilogorsk, Evpatovriya, Saki, Kerch et Djankoy ; 6) certaines exigences
afférentes à la procédure de refus de la citoyenneté russe ont été modifiées au fil du
temps, comme la nécessité de [] présenter la demande en personne et la présence
obligatoire des deux parents dans le cas d’une demande concernant un enfant.»1089
554. La Russie ne nie pas que la loi sur l’admission prévoyait un délai extrêmement court pour
refuser la citoyenneté russe, soit 18 jours tout au plus1090. Le comité des droits de l’homme de l’ONU
a fait observer que «la brièveté du délai» avait eu pour effet de «limit[er] la possibilité pour les
habitants de la Crimée de prendre une décision en connaissance de cause pour choisir librement leur
nationalité»1091. La Russie ne conteste pas non plus que, jusqu’au 10 avril 2014, soit quasiment une
semaine avant l’échéance fixée pour refuser la citoyenneté russe, seuls quatre bureaux de son service
fédéral des migrations recevaient les demandes dans toute la Crimée1092. Lorsqu’elle répond qu’il y
avait cinq autres bureaux, elle omet commodément de préciser que ce n’est que le 10 avril 2014 que
le service fédéral des migrations en Crimée a annoncé son intention d’ouvrir immédiatement ces cinq
autres bureaux1093. Quant à la prétendue possibilité de soumettre les demandes par lettre
1088 Voir, par exemple, OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine, 15 mai 2014 (ci-après le
«rapport du HCDH de 2014»), par. 127 (MU, annexe 763) ; rapport de l’OSCE de 2015, par. 37 à 42 (MU, annexe 812) ;
Open Society Justice Initiative, Human Rights in the Context of Automatic Naturalization in Crimea, juin 2018, par. 75 à
83 (MU, annexe 975) ; Regional Center for Human Rights, Crimean Precedent: Forced Displacement from Crimea and Its
Human Rights Aspects, décembre 2019, p. 24 à 27, accessible à l’adresse suivante : https://krymbezpravil.org.ua/wpcontent/
uploads/2019/12/Precedent_Forced_Displacement.pdf.
1089 Rapport du HCDH de 2014, par. 127 (MU, annexe 763).
1090 Si le délai était officiellement d’un mois à compter du 18 mars 2014, le service fédéral des migrations de la
Russie n’a en réalité fourni pour la première fois des instructions concernant la procédure de refus de la citoyenneté russe
que plusieurs semaines après cette date, une fois entrée en vigueur, le 1er avril 2014, la disposition applicable en matière de
citoyenneté de la loi sur l’admission, laissant ainsi de fait aux personnes souhaitant refuser la citoyenneté russe et conserver
la citoyenneté ukrainienne tout au plus 18 jours pour le faire. MU, par. 458. Le HCDH relève par exemple que les
informations concernant l’emplacement des bureaux du service fédéral des migrations n’ont été disponibles qu’à partir du
4 avril 2014, soit à peine deux semaines avant l’expiration du délai. Rapport du HCDH de 2014, par. 127 (MU,
annexe 763).
1091 Nations Unies, Comité des droits de l’homme, Observations finales concernant le septième rapport périodique
de la Fédération de Russie, doc. CCPR/C/RUS/CO/7, 28 avril 2015, par. 23 c) ; voir aussi MU, par. 458 et note 971. En
faisant valoir que les personnes ayant manqué l’échéance pouvaient toujours déposer une demande pour renoncer à la
citoyenneté russe dans le cadre du régime général relatif à la citoyenneté, la Russie cherche manifestement à se décharger
de sa responsabilité pour les conséquences des violations de la CIEDR qu’elle a commises. Voir CMFR, deuxième partie,
appendice C, par. 23. Quoi qu’il en soit, cet argument passe sous silence le fait que, pour renoncer concrètement à sa
citoyenneté russe, procédure qui peut durer des mois, encore faut-il avoir obtenu un passeport ou autre document prouvant
cette citoyenneté. Voir Information and Reference Material on Procedure of Acquiring Citizenship of the Russian
Federation by Crimean Residents as Attached to the Letter of the Main Migration Directorate of the Ministry of Internal
Affairs of the Russian Federation No. 20/25495, 27 juillet 2021, p. 4, où il est expliqué que, pour renoncer à la citoyenneté
russe, il faut présenter «un passeport de citoyen de la Fédération de Russie» (CMFR, deuxième partie, annexe 1330).
1092 MU, par. 458.
1093 CMFR, deuxième partie, appendice C, par. 45 ; rapport de l’OSCE de 2015, par. 38 (MU, annexe 812) ; rapport
du HCDH de 2014, par. 127 (MU, annexe 763).
- 196 -
recommandée, elle est démentie par le fait que les représentants du service fédéral des migrations
eux-mêmes la déconseillaient ouvertement en la qualifiant de risquée1094.
555. Sur un plan plus abstrait, de nombreux Ukrainiens en Crimée auront certainement été
découragés par le contexte politique et social, où ils étaient taxés de fascisme et de néonazisme1095,
ainsi que par les conséquences auxquelles ils auraient fait face en devenant des étrangers dans leur
propre pays, lesquelles sont exposées plus loin au présent chapitre, entre autres1096. Si la Russie
s’efforce de balayer ces préoccupations en affirmant qu’elles ne sont «pas crédibles» ou sont «bien
trop subjectives pour emporter un réel poids»1097, elle n’avance rien pour justifier sa tentative de
passer sous silence : 1) la campagne de désinformation qu’elle a menée ainsi que le recours aux
discours haineux destinés à susciter la peur parmi les personnes d’origine ethnique russe majoritaires
en Crimée, pourtant bien documentés1098 ; 2) les rapports d’observateurs internationaux relatant des
cas concrets de harcèlement et d’intimidation visant des personnes qui faisaient la queue pour
renoncer à la citoyenneté russe1099 ; et 3) le fait que le délai pour renoncer à la citoyenneté russe a
commencé à courir quelques semaines après la disparition forcée d’activistes pro-ukrainiens1100. En
tant que tel, le nombre limité de résidents permanents de Crimée ayant renoncé à la citoyenneté russe
ne prouve rien quant au caractère attractif de celle-ci pour les autres, en particulier lorsque la décision
de la refuser pour ne conserver que l’ukrainienne avait pour conséquence d’être taxé de fascisme ou
de néonazisme1101.
556. A l’inverse, les habitants de la Crimée qui étaient incapable d’établir leur statut de résident
permanent en Crimée, préalable à l’obtention de la citoyenneté russe, sont devenus par défaut des
étrangers dans leur propre pays. La Russie a beau soutenir que l’Ukraine est à blâmer pour la
difficulté de prouver le statut de résident permanent en Crimée et que le droit et les tribunaux russes
ont se sont montrés pragmatiques et conciliants à l’égard des personnes concernées1102, elle ne
conteste pas que son régime a particulièrement nui aux Tatars de Crimée récemment revenus d’exil
1094 Kryminform, Residents of Crimea Who Are Abroad Can Apply for the Retention of Ukrainian Citizenship to
the Consular Services of the Russian Federation - FMS of the Russian Federation, 8 avril 2014 (annexe 129).
1095 MU, par. 459.
1096 Voir infra, par. 567 à 569.
1097 CMFR, deuxième partie, appendice C, par. 43.
1098 MU, par. 375 à 383 et 459.
1099 Voir, par exemple, rapport de l’OSCE de 2015, par. 39 (MU, annexe 812).
1100 Voir supra, chap. 10. La liste des inconvénients de la procédure de renonciation à la citoyenneté russe exposée
ici n’est pas exhaustive. Ainsi, certaines catégories de personnes se sont purement et simplement vu refuser un véritable
accès à cette procédure. Voir Regional Center for Human Rights, Crimean Precedent: Forced Displacement from Crimea
and Its Human Rights Aspects, décembre 2019, p. 25 et 26 ; Nations Unies, Comité des droits de l’homme, Observations
finales concernant le septième rapport périodique de la Fédération de Russie, doc. CCPR/C/RUS/CO/7, 28 avril 2015,
par. 23 c), où il est dit que le régime d’acquisition automatique de la citoyenneté russe «a surtout pénalisé de manière
disproportionnée ceux qui n’[avaie]nt pas pu se présenter en personne dans les lieux désignés à cet effet pour refuser la
citoyenneté, en particulier les personnes qui se trouvaient en détention ou dans d’autres établissements fermés comme les
hôpitaux et les orphelinats».
1101 MU, par. 459.
1102 CMFR, deuxième partie, appendice C, par. 24 à 29.
- 197 -
en Asie centrale, ainsi qu’aux Ukrainiens qui avaient déménagé d’autres régions d’Ukraine pour
s’installer en Crimée1103.
C. L’imposition de la législation russe en matière de citoyenneté a engendré en Crimée
divers effets discriminatoires pour les communautés ukrainienne et tatare de Crimée
557. Quand bien même il aurait été donné à chacun une véritable possibilité de prendre une
décision éclairée quant à sa citoyenneté, cela ne résoudrait pas le dilemme fondamental que pose le
régime juridique russe en matière de citoyenneté et de migration : pour les Ukrainiens et les Tatars
de Crimée, chacun des choix possibles emporte d’une manière ou d’une autre de lourdes
conséquences pour la jouissance des droits de l’homme1104.
1. Les préjudices subis par les personnes d’origine ethnique ukrainienne et tatare de Crimée
devenues des ressortissants russes
558. Parmi les graves conséquences engendrées par l’imposition de la citoyenneté russe figure
la responsabilité pénale pouvant découler de l’application du droit russe à des actes qui ne sont pas
illégaux en droit ukrainien. Ainsi, les Ukrainiens et les Tatars de Crimée devenus citoyens russes
encourraient une lourde responsabilité pénale au regard des lois russes sur la lutte contre
l’extrémisme et la haute trahison, entre autres, qui ont un vaste champ d’application en pratique, dans
l’hypothèse où, par exemple, il serait établi que l’intéressé s’est porté à la défense de l’Ukraine ou a
protesté contre l’agression illicite de la Russie1105.
559. A propos de M. Sentsov, la Russie affirme qu’il s’agit d’«un cas isolé, mais médiatisé,
alors qu’il est hors de propos»1106, et que, «[e]n l’occurrence, la loi a toujours été appliquée sans
discrimination ou ciblage particulier»1107. Pourtant, les preuves qu’elle avance confirment que la
citoyenneté russe imposée à M. Sentsov a été pour lui source de préjudice : il a été arrêté moins d’un
mois après l’expiration du délai imparti pour refuser la citoyenneté russe1108, étant accusé d’avoir
organisé un groupe terroriste, puis jugé en tant que citoyen russe sur le fondement de la loi sur
1103 MU, par. 461 et 462. La Russie soutient que ceux qui n’avaient pas accepté automatiquement la citoyenneté
russe ou n’y étaient initialement pas admissibles pouvaient toujours en faire la demande ou obtenir un titre de séjour dans
le cadre du régime général russe. Voir CMFR, deuxième partie, appendice C, par. 21. Non seulement cette allégation
minimise quantité de problèmes pratiques et d’incertitudes de toutes sortes liés à l’obtention de la citoyenneté russe ou d’un
titre de séjour, mais elle passe également sous silence le fait essentiel que les effets discriminatoires résultant de
l’acquisition de la nationalité russe n’étaient pas nécessairement moins inquiétants. Voir Open Society Justice Initiative,
Human rights in the Context of Automatic Naturalization in Crimea, juin 2018, par. 107, où il est question des quotas
annuels pratiqués par la Russie en matière de titres de séjour (MU, annexe 975) ; voir aussi infra, par. 559 à 561.
1104 Voir, par exemple, OHCHR, Situation of Human Rights in the Temporarily Occupied Autonomous Republic
of Crimea and the City of Sevastopol, U.N. Doc. A/HRC/36/CRP.3, 25 septembre 2017 (ci-après le «rapport du HCDH de
2017»), par. 6 :
«[L]’imposition de la citoyenneté russe aux habitants de la Crimée … a eu des effets de régression
sur la jouissance des droits de l’homme, notamment pour ceux qui ont décliné l’acquisition automatique de
la citoyenneté russe, qui ne remplissaient pas les conditions pour l’acquérir ou qui étaient tenus de renoncer
à leur citoyenneté ukrainienne pour conserver leur emploi» (MU, annexe 778).
1105 Voir supra, chap. 12, sect. C.
1106 CMFR, deuxième partie, appendice C, par. 54.
1107 Ibid., par. 55.
1108 Ibid., par. 55, note 93.
- 198 -
l’admission alors qu’il se considérait comme un citoyen ukrainien1109, condamné à vingt ans
d’emprisonnement et transféré dans les prisons les plus éloignées du nord de la Russie, d’abord au
centre 1, en République de Sakha (Iakoutie), puis au centre 8, dans le district autonome de
Iamalo-Nénétsie1110.
560. Tout en cherchant à minimiser l’importance de la citoyenneté russe de M. Sentsov, la
Russie reconnaît que celui-ci s’est vu refuser la tenue d’une réunion consulaire en raison de cette
citoyenneté automatiquement acquise1111. Pour les raisons exposées ci-dessus, c’est en vain que la
Russie tente de faire porter à M. Sentsov la responsabilité de ne pas avoir décliné la citoyenneté russe
avant l’échéance du 18 avril 20141112.
561. Le cas de M. Sentsov montre également que l’imposition de la citoyenneté russe aux
ressortissants ukrainiens en Crimée a ouvert la voie à d’autres abus, ces derniers étant aussi
susceptibles d’être transférés de force vers des prisons situées dans n’importe quelle partie de la
Fédération de Russie. En décembre 2020, le HCDH avait vérifié plus de 200 cas de transferts
forcés1113. Il a également relevé que la Russie n’avait pas communiqué le nombre total de détenus
transférés de la Crimée vers son territoire, lequel est probablement beaucoup plus élevé que le
nombre de cas vérifiés1114.
562. La conscription obligatoire est un autre exemple des conséquences tragiques de
l’imposition de la citoyenneté russe1115. La Russie ne conteste pas que les habitants de la Crimée qui
sont devenus des ressortissants russes sont soumis à la conscription obligatoire dans ses forces
1109 La transcription de la déclaration de M. Sentsov devant le tribunal en juillet 2014 peut être consultée dans
Euromaidan Press, Oleh Sentsov: I am Not a Serf; I Cannot be Transferred with the Land, 8 juillet 2014 : «Je proteste
formellement contre les tentatives visant à me priver de ma citoyenneté ukrainienne : j’étais et continue d’être un
ressortissant de l’Ukraine … Je ne suis pas un serf, on ne peut pas disposer de moi avec la terre. Je n’ai ni demandé la
citoyenneté russe, ni renoncé à ma citoyenneté ukrainienne.» La transcription de la déclaration finale de M. Sentsov devant
le tribunal après le prononcé de sa condamnation à une peine de vingt ans d’emprisonnement peut être consultée dans le
journal The Guardian, «A Court of Occupiers Cannot be Just»: Ukrainian Director’s Courtroom Speech, 25 août 2015.
1110 Directorate of the Federal Penitentiary Service of Russia for the Republic of Crimea and Sevastopol,
Information Note on Places Where the Convicts O.G. Sentsov and A.Z. Chiygoz Served Their Sentences, 15 juillet 2021
(CMFR, deuxième partie, annexe 1329).
1111 CMFR, deuxième partie, appendice C, par. 55, note 92, où il est expliqué que, selon le droit russe, «il
n’appartient pas à l’Etat d’organiser, au profit d’un ressortissant russe, une réunion consulaire avec les fonctionnaires d’un
consulat étranger») ; ibid., par. 56 : «[L]a qualité de ressortissant russe ou d’étranger ne change rien à l’application du code
pénal et du code d’exécution des peines, a fortiori si l’intéressé possède la citoyenneté russe» (les italiques sont de nous).
Le fait que les personnes n’ayant pas officiellement renoncé à leur citoyenneté ukrainienne n’aient pas pu se prévaloir de
la protection offerte par l’Ukraine met en lumière que, en Crimée, le régime russe en matière de citoyenneté équivaut
essentiellement à la privation de la citoyenneté ukrainienne.
1112 Pour les mêmes raisons, est infondée l’allégation de la Russie selon laquelle «le droit d’option de M. Sentsov
ne saurait avoir été entravé par sa détention dans le cadre de la procédure intentée à son encontre, puisqu’il a été arrêté le
11 mai 2014, presque un mois après l’expiration, le 18 avril 2014, de la période transitoire de renonciation». Ibid., par. 55,
note 93. Pour ce qui est de l’argument de la Russie selon lequel M. Sentsov aurait pu renoncer à la citoyenneté russe après
le 18 avril 2014, il ne s’agit pas d’une véritable possibilité puisque, comme la Russie le reconnaît, il a été arrêté moins d’un
mois après l’expiration de la période de renonciation. Ibid.
1113 Nations Unies, Situation des droits de l’homme dans la République autonome de Crimée et la ville de
Sébastopol (Ukraine), rapport du Secrétaire général, doc. A/75/334, 1er septembre 2020 (ci-après le «rapport du
Secrétaire général de septembre 2020»), par. 22, note 34. Nations Unies, Situation des droits de l’homme dans la
République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine), rapport du Secrétaire général, doc. A/HRC/47/58,
27 mai 2021, par. 16, note 33.
1114 Rapport du HCDH de 2017, par. 116 (MU, annexe 778) ; rapport du Secrétaire général de septembre 2020,
par. 22 et note 34.
1115 MU, par. 463 et 617.
- 199 -
armées1116. Selon le HCDH, au moins 21 000 hommes habitant en Crimée ont été enrôlés entre 2015
et janvier 20201117. Un grand nombre d’entre eux étaient inévitablement des membres des
communautés ukrainienne et tatare de Crimée qui se sont vu imposer la citoyenneté russe. Le droit
pénal russe rend l’insoumission passible d’amendes, de travail correctif et de deux ans
d’emprisonnement1118. Il appert qu’un certain nombre d’habitants de la Crimée, en particulier des
Tatars de Crimée, auraient quitté la péninsule pour fuir la conscription dans l’armée russe et la
responsabilité pénale encourue par ceux qui tentent d’y échapper1119.
563. Ici encore, la Russie élude le véritable sujet lorsqu’elle allègue que la conscription est
une mesure fondée sur la citoyenneté qui s’applique de la même manière à tous ses citoyens1120. Ainsi
que l’Ukraine l’a expliqué dans son mémoire, en effet, l’une des conséquences néfastes de
l’imposition de la citoyenneté russe est, pour les membres des communautés ukrainienne et tatare de
Crimée, la perspective d’être enrôlés dans une armée hostile, éventualité particulièrement troublante
en raison du risque de se voir déployés pour combattre le pays auquel ils sont le plus attachés. Ce qui
aurait pu être considéré comme purement hypothétique lorsque l’Ukraine a déposé son mémoire est
devenu particulièrement réel et tragique avec l’invasion de l’Ukraine tout entière déclenchée par le
président Poutine le 24 février 2022, les forces armées russes attaquant notamment le territoire
continental de l’Ukraine en procédant vers le nord depuis la péninsule de Crimée. Il est notoire que
ces forces sont en grande partie composées de simples conscrits1121, parmi lesquels on peut
raisonnablement s’attendre à trouver des membres des communautés ukrainienne et tatare de Crimée
venant de Crimée et assujettis à l’enrôlement en conséquence de la politique d’imposition de la
citoyenneté russe.
564. Cette conséquence de l’acquisition de la nationalité russe met également en lumière
l’hypocrisie révoltante de la Russie lorsqu’elle affirme que sa nationalité est un avantage dont les
habitants de la Crimée peuvent bénéficier tout en conservant leur nationalité ukrainienne1122. La
double nationalité ne constitue pas un avantage lorsque l’un des pays concernés utilise les
dispositions attachées à sa nationalité pour attaquer l’autre pays. C’est exactement ce que la Russie
a fait en incriminant le simple fait de dire que la Crimée faisait partie de l’Ukraine et, pis encore, en
enrôlant dans ses forces armées ses nouveaux citoyens russes en Crimée et en les faisant participer à
l’invasion du territoire ukrainien tout entier.
2. Les préjudices subis par les personnes d’origine ethnique ukrainienne et tatare de Crimée
qui ne sont pas devenues des ressortissants russes
565. La Russie soutient que la question de savoir si les Criméens ayant décliné la citoyenneté
russe ont ou non bénéficié d’un traitement identique à celui réservé aux ressortissants russes met en
1116 CMFR, deuxième partie, appendice C, par. 50 et 51.
1117 Rapport du Secrétaire général de septembre 2020, par. 40.
1118 Ibid., par. 41, où il est fait état de poursuites pénales pour insoumission et de condamnations à des amendes.
1119 Cour pénale internationale, Bureau du procureur, Rapport sur les activités menées en 2017 en matière d’examen
préliminaire, 4 décembre 2017, par. 99 ; rapport du HCDH de 2017, par. 121 : «Le HCDH s’est entretenu avec plusieurs
Tatars de Crimée qui ont quitté la péninsule pour éviter de servir dans l’armée de la Fédération de Russie. Ils ont affirmé
ne pas pouvoir rentrer en Crimée, où ils seraient poursuivis pour insoumission» (MU, annexe 778).
1120 CMFR, deuxième partie, appendice C, par. 50 et 51.
1121 Reuters, Russia Acknowledges Conscripts Were Part of Ukraine Operation, Some Are POWs, 9 mars 2022 ;
Halya Coynash, Russia Is Forcing Ukrainians from Occupied Crimea and Donbas to Fight in Its Invasion of Ukraine,
Kharkiv Human Rights Protection Group, 7 mars 2022.
1122 CMFR, deuxième partie, appendice C, par. 12 à 15.
- 200 -
jeu une restriction fondée sur la citoyenneté et est exclue du champ d’application de la CIEDR1123.
Or les préjudices subis par les habitants de Crimée qui n’ont pas acquis la nationalité russe emportent
violation de la CIEDR à plus d’un titre.
566. Premièrement, les préjudices subis montrent que, contrairement à l’allégation de la Russie
selon laquelle les habitants de la Crimée pouvaient «librement» choisir d’accepter la citoyenneté
russe ou de la refuser, les conséquences associées à la qualité de citoyen non russe étaient de nature
à dissuader les Tatars de Crimée et les Ukrainiens de décliner cette citoyenneté. Deuxièmement,
l’application par la Russie d’une législation discriminatoire à l’égard des non-Russes habitant en
Crimée constitue en soi une violation de la CIEDR. Fondées en apparence sur le statut d’étranger
nouvellement acquis par les intéressés, de telles mesures ont, en pratique, nui de façon
disproportionnée aux membres des communautés ukrainienne et tatare de Crimée, qui sont plus
susceptibles d’avoir refusé la citoyenneté russe ou, pour les raisons exposées ci-dessus, de ne pas
avoir été reconnus comme résidents permanents de la Crimée1124.
567. Quiconque est déclaré étranger risque de se voir interdire de retourner en Crimée pendant
une longue période. Ainsi qu’il est exposé au chapitre 11, la Russie confirme que les interdictions de
séjour frappant MM. Dzhemilev, Yuksel et Chubarov étaient toutes fondées sur les mêmes
dispositions de la loi russe, qui permet aux autorités de refuser à tout «ressortissant étranger ou
apatride» l’entrée sur le territoire russe si elles l’estiment «nécessaire pour assurer la capacité de
défense ou la sécurité de l’Etat ou l’ordre public»1125. Comme l’explique M. Scheinin dans son
rapport d’expertise joint à la présente réplique, les justifications fondées sur des motifs de sécurité
nationale qui sont invoquées pour limiter les droits de l’homme substantiels ne constituent pas un
moyen de défense légitime en cas de violation de la CIEDR, qui interdit la discrimination raciale de
façon absolue et sans aucune exception possible1126.
568. Les membres de ce groupe étaient de surcroît exposés à la déportation à la discrétion des
autorités russes. Ainsi que le confirment les preuves fournies par la Russie, ils n’ont pas été autorisés
à séjourner en Crimée pendant plus de 90 jours sur une période de 180 à partir du moment où ils sont
entrés dans la péninsule sans obtenir de titre de séjour1127. Depuis la prétendue annexion, les
tribunaux criméens continuent de déporter des centaines de ressortissants ukrainiens, qui constituent
la majorité des étrangers déportés ; nombre d’entre eux ont été détenus avant d’être expulsés de
force1128.
1123 Ibid., par. 61.
1124 Voir Nations Unies, résolution 74/168 de l’Assemblée générale, doc. A/RES/74/168, 18 décembre 2019,
préambule, p. 3, et point s) du par. 6 ; Nations Unies, résolution 72/190 de l’Assemblée générale, doc. A/RES/72/190,
19 décembre 2017, préambule, p. 2, condamnant «l’imposition automatique de la citoyenneté russe aux personnes
protégées en Crimée ainsi que les effets régressifs sur la jouissance des droits de l’homme de ceux qui ont renoncé à cette
citoyenneté» (MU, annexe 50) ; voir aussi supra, par. 556.
1125 Federal Law No. 114-FZ “On the procedure for exit from the Russian Federation and entry into the Russian
Federation”, 15 août 1996 (extrait), art. 27, par. 1 (CMFR, deuxième partie, annexe 33) ; CMFR, deuxième partie, par. 188,
190 et 193.
1126 Rapport Scheinin, par. 8 à 15 (annexe 7).
1127 Voir, par exemple, Armyansk City Court of the Republic of Crimea, Case No. 5-49/2015, Decision, 23 janvier
2015 (CMFR, deuxième partie, annexe 207) ; Federal Law No. 115-FZ “On the legal status of foreign citizens in the
Russian Federation”, 25 juillet 2002 (extraits), art. 5 (CMFR, deuxième partie, annexe 47).
1128 Rapport du Secrétaire général de septembre 2020, par. 43, où il est indiqué que, du 1er juillet 2019 au 30 juin
2020,
- 201 -
569. La discrimination à l’égard des non-ressortissants se poursuit à ce jour et s’intensifie, ne
leur laissant concrètement d’autre choix que de demander la citoyenneté russe ou de quitter la
péninsule. Ainsi, le 20 mars 2020, le président Vladimir Poutine a pris un décret octroyant à
19 territoires de Crimée et à 8 territoires de Sébastopol le statut de «zones frontalières» de la
Fédération de Russie. En pratique, ce décret interdisait aux étrangers de posséder des terres dans les
régions désignées et laissait à ceux-ci un an pour vendre leur bien ou en attribuer la propriété
enregistrée à un citoyen russe1129. Ainsi que le fait observer le HCDH, le décret «limit[e] ainsi, de
fait, la propriété foncière aux citoyens et aux entreprises russes»1130. Les autorités criméennes ont fait
savoir, par exemple, que les étrangers pouvaient garder leurs maisons en Crimée s’ils leur vendaient
la terre pour la prendre ensuite à bail auprès d’elles1131. Le décret devrait toucher principalement les
propriétaires fonciers ayant la citoyenneté ukrainienne. Selon les autorités d’occupation,
«11 572 parcelles de terrain situées dans les «zones frontalières» de Crimée sont la propriété
d’«étrangers», parmi lesquels 9747 (plus de 82 %) citoyens ukrainiens»1132. Aux termes du décret, si
ces personnes n’ont ni obtenu la citoyenneté russe ni vendu leurs terres au plus tard en mars 2021,
elles perdraient leur bien à l’issue d’une vente forcée ou d’une nationalisation1133.
*
* *
570. En résumé, en introduisant en Crimée son propre régime en matière d’immigration et de
citoyenneté afin d’attribuer sa citoyenneté aux habitants «rapidement, et en grand nombre»1134, la
Russie a contraint les membres des communautés ukrainienne et tatare de Crimée à choisir entre
«[l]es tribunaux de Crimée ont ordonné, dans 189 cas, le transfert d’individus considérés comme des
étrangers au regard de la législation de la Fédération de Russie sur l’immigration. Selon les jugements
disponibles, au moins 73 citoyennes et citoyens ukrainiens (63 hommes et 10 femmes) ont été transférés
vers d’autres régions d’Ukraine parce qu’il a été estimé que ces personnes n’avaient pas le droit de séjourner
en Crimée» ;
rapport du Secrétaire général de 2019, par. 61 :
«[S]elon le greffe de la Fédération de Russie, en 2017-2018, les tribunaux de Crimée ont ordonné
le transfert d’au moins 947 personnes considérées comme étrangères au regard de la législation de la
Fédération de Russie, dont 518 citoyennes et citoyens ukrainiens (468 hommes et 50 femmes). Sur le
nombre total de personnes transférées en 2017-2018, au moins 109 personnes résidant en Crimée auraient
été «expulsées de force» par les forces de l’ordre de la Fédération de Russie. Dans la majorité des cas, les
victimes étaient considérées comme des citoyennes et des citoyens ukrainiens par la Fédération de Russie,
qui estimait qu’elles n’avaient pas le droit de séjourner en Crimée.»
1129 Decree of the President of the Russian Federation No. 201 “On Amendments to the List of Border Territories
Where Foreign Citizens, Stateless Persons and Foreign Legal Entities Cannot Own Land Plots, Approved by the Decree of
the President of the Russian Federation of 9 January 2011, No. 26”, 20 mars 2020 (annexe 97) ; voir aussi Pjotr Sauer, New
Crimean Land Law Banning Foreign Ownership Comes into Force, The Moscow Times, 1er avril 2021 ; Halya Coynash,
Ukrainians Forced to Take Russian Citizenship, or Lose their Homes in Occupied Crimea, Kharkiv Human Rights
Protection Group, 6 janvier 2021.
1130 Rapport du Secrétaire général de septembre 2020, par. 38. Voir aussi déclaration à la Presse, équipe de presse
du Service européen pour l’action extérieure (UE), Statement by the Spokesperson on the Russian Land Ownership Decree
Affecting Crimea, 23 mars 2021, où le décret est critiqué pour avoir «conduit à la privation arbitraire de la propriété».
1131 TASS, Crimean Authorities Said that Foreigners Will Be Able to Keep Property in the Region, 24 mars 2021
(annexe 167).
1132 Rapport du Secrétaire général de septembre 2020, par. 38.
1133 Ibid.
1134 CMFR, deuxième partie, appendice C, par. 3 et 4.
- 202 -
différentes possibilités qui compromettent toutes fortement et de façon disproportionnée nombre de
droits protégés par la CIEDR. Même si les effets discriminatoires précis se sont concrétisés par
l’application d’une législation sur la citoyenneté en apparence neutre qui était censée offrir des
«avantages» aux habitants de la Crimée, ces considérations n’excusent pas les violations de la CIEDR
commises par la Russie, qui s’est servie activement des dispositions attachées à sa nationalité pour
attaquer les Tatars de Crimée et les personnes d’origine ethnique ukrainienne dans le cadre d’une
politique de discrimination systémique et durable à l’endroit de ces communautés.
- 203 -
CHAPITRE 14
INTERDICTION DE GRANDS RASSEMBLEMENTS CULTURELS
571. L’Ukraine a démontré, dans son mémoire, que les autorités d’occupation russes en
Crimée avaient systématiquement porté atteinte à l’exercice des droits à la liberté d’expression et de
réunion des communautés ukrainienne et tatare de Crimée en interdisant ou en limitant la tenue de
grands rassemblements culturels. Elle avance que ce comportement emporte violation de l’alinéa a)
du paragraphe 1 de l’article 2, du point ix) de l’alinéa d) de l’article 5 et du point vi) de l’alinéa e) de
l’article 5 de la CIEDR1135. Pour se défendre, la Russie énonce une série d’affirmations inexactes.
572. Premièrement, la Russie soutient que son régime législatif et réglementaire relatif aux
rassemblements est conforme au droit international humanitaire et des droits de l’homme1136, et
autorise les «limitations légitimes à l’exercice du droit à la liberté de réunion pacifique»1137.
Deuxièmement, elle affirme que l’Ukraine n’a pas réussi à prouver que le droit avait été appliqué de
manière discriminatoire1138. Troisièmement, elle dément les allégations concernant certaines
manifestations des Ukrainiens et des Tatars de Crimée1139.
573. Dans les faits, cependant, les mesures draconiennes prises par la Russie en matière de
rassemblements ont été maintes fois dénoncées comme emportant violation du droit à la liberté de
réunion. La législation russe donne aux autorités un pouvoir considérable pour prendre des mesures
répressives arbitraires contre les groupes défavorisés. Les faits de l’espèce montrent que la Russie a
régulièrement exercé cette prérogative pour s’en prendre aux minorités ukrainienne et tatare de
Crimée, portant ainsi atteinte à la jouissance de leurs droits de l’homme fondamentaux.
A. Le régime législatif russe relatif aux manifestations publiques a été précédemment
jugé impropre à empêcher la prise de décisions arbitraires par ses fonctionnaires
574. La Russie conteste la valeur de l’analyse que fait l’Ukraine de son régime législatif
répressif en matière de rassemblements publics1140, avant d’affirmer que «la législation russe
régissant les rassemblements publics n’est pas «discriminatoire» et, partant, nullement incompatible
avec la CIEDR»1141. La critique initiale est injustifiée : c’est bien parce que les autorités russes
disposent, en vertu du droit russe dans ce domaine, d’un vaste pouvoir discrétionnaire leur permettant
de restreindre arbitrairement la liberté d’expression et de réunion que les violations répétées dont fait
état le mémoire ont été possibles. Le moyen de défense avancé ensuite par la Russie, à savoir que sa
législation serait compatible avec les normes européennes, ne tient pas compte d’une série de
décisions de la Cour européenne des droits de l’homme qui ont mis au jour les lacunes de cette
législation ainsi que sa fréquente utilisation, par les fonctionnaires, comme dispositif d’étouffement
des libertés d’expression et de réunion. En particulier, la loi russe sur les manifestations publiques
permet aux fonctionnaires d’imposer à leur entière discrétion des restrictions quant au temps, au lieu
et aux modalités des assemblées publiques, et d’abuser de la règle de la notification préalable pour
empêcher que les rassemblements n’aient effectivement lieu. Comme il sera démontré ci-dessous, ce
1135 MU, par. 599, 621, 622, 629 et 630.
1136 CMFR, deuxième partie, appendice D, par. 5 à 19.
1137 CMFR, deuxième partie, par. 393.
1138 Ibid., par. 394 à 397.
1139 Ibid., appendice D, par. 30 à 43 et 46 à 54.
1140 Ibid., par. 2.
1141 Ibid., par. 6.
- 204 -
sont précisément ces outils dont ont fait usage les autorités d’occupation russes pour réduire de façon
radicale, en Crimée, les rassemblements publics des communautés ukrainienne et tatare de Crimée.
1. Le droit russe autorise l’imposition de restrictions arbitraires quant au temps, au lieu et aux
modalités des rassemblements publics
575. Dans son contre-mémoire, la Russie explique que sa législation confère à l’administration
le droit de «défini[r] l’objet des rassemblements publics et les formes qu’ils peuvent prendre, établi[r]
la procédure à suivre pour les organiser, désigne[r] les lieux où ils sont interdits [et] détermine[r] le
rôle, les droits et les obligations des personnes participant à leur organisation et à leur tenue»1142.
Selon la Russie, «[c]ette réglementation fort détaillée permet d’établir des règles claires et précises à
l’intention de ceux qui organisent des rassemblements publics ainsi que de ceux qui y participent.
Elle permet également de s’assurer de la licéité des mesures prises par les autorités à chaque étape
de l’organisation d’un événement public, mais aussi du déroulement pacifique de ce dernier»1143. Or
cette interprétation complaisante de la législation russe en matière de rassemblements publics ne
pourrait être plus éloignée d’une réalité de longue date, constatée par la Cour européenne des droits
de l’homme dans ses arrêts faisant autorité1144.
576. Dans l’affaire Lashmankin et autres c. Russie, la Cour européenne des droits de l’homme
s’est penchée sur les demandes de 23 requérants issus de toute la Russie qui s’étaient vu refuser le
droit d’organiser des manifestations publiques ou dont les projets à cet égard avaient été
contrecarrés1145. Dans son arrêt au fond, elle a jugé que la loi russe relative aux manifestations
publiques conférait aux autorités régionales ou municipales compétentes un large pouvoir
discrétionnaire pour proposer la modification du lieu, de l’heure ou des modalités d’une
manifestation, sans que la proportionnalité de la mesure n’ait besoin d’être appréciée1146 :
«[L]’attribution aux autorités exécutives d’un pouvoir discrétionnaire aussi vaste
et illimité comportait donc un risque manifeste d’arbitraire. Il est à craindre qu’un
pouvoir aussi large puisse être utilisé à mauvais escient contre les organisateurs de
manifestations publiques en violation de l’article 10 et/ou 11 de la Convention.
D’ailleurs, la présente espèce montre que les pouvoirs susmentionnés ont souvent été
employés de manière arbitraire et discriminatoire.»1147
577. L’arrêt Lashmankin de la Cour européenne des droits de l’homme a recensé diverses
manières dont les autorités russes avaient abusé du pouvoir discrétionnaire leur étant conféré par la
loi sur les manifestations publiques, en violation des droits à la liberté d’expression et de réunion
consacrés respectivement par les articles 10 et 11 de la Convention européenne des droits de
l’homme. La Cour européenne a notamment observé les pratiques suivantes : «le refus par les
autorités d’approuver le lieu d’un rassemblement public au seul motif qu’il devait se tenir au même
1142 Ibid., par. 9.
1143 Ibid.
1144 Comme le droit à la liberté de réunion consacré par le point ix) de l’alinéa d) de l’article 5 est lié au droit de
réunion établi par d’autres traités relatifs aux droits de l’homme, dont il tire sa source, les normes régissant les restrictions
autorisées par ces dispositions conventionnelles s’appliquent à la CIEDR, à condition que ces restrictions «soient exemptes
de discrimination raciale». Patrick Thornberry, Article 5: Economic, Social, and Cultural Rights: A Commentary 361-362,
14 juillet 2016 (annexe 125).
1145 Lashmankin c. Russie, CEDH, requête no 57818/09, arrêt (fond), appendice, 7 février 2017.
1146 Ibid., par. 419.
1147 Ibid., par. 429 (renvoi omis).
- 205 -
moment et au même endroit qu’un autre événement public»1148, «l’invocation de considérations liées
à la sécurité publique ou nationale, telles qu’un risque d’attentat terroriste … pour restreindre de
manière sélective les manifestations publiques antigouvernementales»1149 et l’imposition de
changements de lieu ou d’heure mettant les organisateurs dans l’impossibilité de transmettre le
message qu’ils avaient l’intention de communiquer1150. En particulier, elle a jugé que «l’absence de
garanties juridiques adéquates et effectives contre un exercice arbitraire et discriminatoire du large
pouvoir discrétionnaire accordé aux autorités exécutives» démontrait que «les dispositions de la
législation russe régissant le pouvoir de proposer une modification du lieu, de la date et de l’heure
ou des modalité de manifestations publiques ne satisfaisaient pas aux exigences de qualité de la loi
découlant de la Convention»1151. Ces conclusions présentent un intérêt direct en l’espèce, car les
autorités de Crimée ont eu recours à ces mêmes pratiques pour empêcher les communautés
ukrainienne et tatare de Crimée de commémorer des événements culturels importants.
578. L’application discriminatoire par la Russie de son régime législatif concernant les
rassemblements est également contraire aux orientations du Comité des droits de l’homme. Dans le
droit fil de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le comité relève que,
«même si l’heure, le lieu et les modalités des réunions peuvent, dans certaines circonstances, faire
l’objet des restrictions légitimes prévues à l’article 21 [du Pacte international relatif aux droits civils
et politiques], étant donné que les réunions sont en général un lieu d’expression, les participants
doivent, dans la mesure du possible, pouvoir tenir des réunions à portée de vue et d’ouïe du public
visé»1152. Il ajoute qu’un Etat ne peut imposer de restrictions d’ordre pratique à la tenue des réunions
dans l’objectif d’en limiter le nombre ou l’étendue, de sorte à réprimer l’activisme politique et le
libre échange des idées. Il précise que «[l]es restrictions ne doivent donc pas être utilisées,
expressément ou implicitement, pour museler l’expression de l’opposition politique au pouvoir en
place, la contestation de l’autorité, y compris les appels à un changement de gouvernement, de
constitution ou de système politique, ou la recherche de l’autodétermination»1153. Il est ainsi permis
de mettre en doute l’affirmation de la Russie selon laquelle sa législation impose aux organisateurs
de ne fournir que les renseignements nécessaires concernant la manifestation, dont «l’objet de
l’événement», faute de quoi «les autorités publiques pourraient être dans l’incapacité de prendre les
mesures requises pour garantir le déroulement dudit événement en toute sécurité pour ses participants
et les autres personnes»1154. Et de fait, la Russie s’est servie de ce critère relatif à l’«objet» du
rassemblement pour punir les Tatars de Crimée et les personnes d’origine ethnique ukrainienne
prenant part à des rassemblements culturels, les décourager d’y participer et, ce faisant, menacer la
préservation des traditions de ces cultures.
2. L’exigence de notification excessivement étendue de la Russie est susceptible d’abus de la
part des fonctionnaires
579. La Russie accuse l’Ukraine de «laisse[r] entendre, à tort, que l’obligation de notifier un
événement public aux autorités russes préalablement à sa tenue limite indûment la liberté de
réunion»1155. Dans ce contexte, la Russie fait grand cas de la décision rendue par la Cour européenne
des droits de l’homme dans l’affaire Berladir et autres c. Russie qui, selon elle, confirme que «les
1148 Ibid., par. 422.
1149 Ibid., par. 424.
1150 Ibid., par. 426.
1151 Ibid., par. 430.
1152 Observation générale no 37, par. 22.
1153 Ibid., par. 49.
1154 CMFR, deuxième partie, appendice D, par. 13.
1155 Ibid., par. 11.
- 206 -
procédures de notification et d’autorisation préalables sont en elles-mêmes conformes au droit des
droits de l’homme»1156. Fort commodément, elle fait abstraction de la jurisprudence postérieure de
la même juridiction, jugeant l’exigence de notification prévue dans la loi sur les manifestations
publiques excessivement large et, de ce fait, susceptible d’abus. Dans l’affaire Navalnyy c. Russie,
la Cour européenne a été saisie de la requête du célèbre militant politique et anticorruption russe,
Aleksey Navalnyy, qui accusait les autorités russes d’avoir à maintes reprises violé ses droits de
l’homme en l’arrêtant pour de prétendues infractions à la législation russe relative aux
rassemblements publics. Elle a observé ce qui suit dans son arrêt :
«La Cour rappelle l’importance de l’application de garanties adéquates contre
l’atteinte arbitraire par les pouvoirs publics au droit à la liberté de réunion. Elle ne peut
que constater le caractère général des termes employés pour définir la notion
d’«événement public» dans les dispositions pertinentes de l’article 2 de la loi
correspondante, la portée étendue de l’obligation connexe de notification de ces
événements imposée par les articles 5 et 7, et le caractère extensif de la définition des
infractions constituées en vertu des articles 19 § 3 et 20 § 2 du code des infractions
administratives par l’inobservation de cette obligation.»1157
580. Il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que les
fonctionnaires russes ont maintes fois abusé du pouvoir discrétionnaire qu’ils tiennent des procédures
de notification prévues par la législation pour empêcher de manière arbitraire les rassemblements
publics et punir quiconque était considéré comme ayant participé à une rassemblement non autorisé.
Dans l’arrêt Lashmankin, par exemple, la Cour européenne a relevé que, bien que la loi sur les
manifestations publiques exige la notification de tout rassemblement public au moins dix jours avant
sa tenue, elle n’imposait aucune contrainte de temps aux autorités pour prendre leur décision finale,
ce qui leur permettait en pratique d’empêcher la tenue du rassemblement en s’abstenant de statuer en
temps voulu1158. De même, dans l’affaire Navalnyy c. Russie, elle a jugé qu’«on ne p[ouvait] pas dire
que le droit national pertinent offrait des garanties effectives contre les abus. Les conclusions
auxquelles la Cour est parvenue quant à l’absence de but légitime … confirment ce constat»1159.
581. Comme l’a maintes fois souligné la Cour européenne des droits de l’homme, la Russie
s’est servie du mécanisme de notification préalable des manifestations publiques de manière
discriminatoire et répréhensible pour s’opposer à la tenue de rassemblements ou les disperser, en
fonction de leur objet ou de leur message politique.
B. La Russie a appliqué son régime relatif aux rassemblements de manière discriminatoire
582. La Fédération de Russie dément également l’allégation de l’Ukraine selon laquelle elle
aurait fait obstacle à de nombreux rassemblements culturels importants pour les communautés
ukrainienne et tatare de Crimée. Pourtant, ses explications ne font que mettre en évidence le caractère
fallacieux des justifications invoquées. Sans revenir sur le détail des arguments exposés dans son
mémoire, l’Ukraine abordera ci-dessous quelques-unes des fables que raconte la Russie.
1156 Ibid.
1157 Navalnyy c. Russie, CEDH, requête no 29580/12, arrêt, 15 novembre 2018, par. 118.
1158 Lashmankin c. Russie, par. 346 et 443.
1159 Navalnyy c. Russie, par. 151.
- 207 -
1. La Fédération de Russie a violé les dispositions de la CIEDR relatives à la protection des
rassemblements en agissant de manière discriminatoire à l’endroit des communautés
ukrainienne et tatare de Crimée
583. Selon la Russie, «l’Ukraine n’a pas établi que, relativement à ces manifestations
publiques, la loi avait été appliquée, à l’endroit des groupes ethniques en Crimée, y compris les Tatars
de Crimée et les Ukrainiens de souche, de manière discriminatoire ou arbitraire par rapport aux
Russes de souche, voire en exécution d’une campagne ou politique systématique de discrimination
raciale à l’encontre de ces groupes»1160.
584. Ainsi qu’il a été expliqué au chapitre 9, la CIEDR définit la discrimination raciale comme
«toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur … l’origine … ethnique, qui a pour
but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans
des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales»1161. Le paragraphe 1
de l’article premier de la CIEDR vise clairement la discrimination intentionnelle aussi bien que les
agissements dont les effets sont discriminatoires1162. Le nombre des rassemblements culturels
ukrainiens et tatars de Crimée que les autorités russes ont entravés prouve à lui seul l’existence d’un
effet discriminatoire. Rien qu’en 2020, le groupe des droits de l’homme de Crimée a recensé pas
moins de 42 avertissements adressés à des Tatars de Crimée concernant la tenue de rassemblements
pacifiques, pas moins de 25 visites de police aux domiciles de Tatars de Crimée, pas moins de
17 arrêtés relatifs à des sanctions administratives pour participation à des rassemblements pacifiques,
huit décisions de justice concernant des amendes imposées à des Tatars de Crimée et six arrêtés
ordonnant la détention administrative de militants pour une durée de cinq jours1163. Comme l’a relevé
le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme dans un rapport de 2021,
«[l]es forces de l’ordre ont régulièrement adressé des avertissements écrits aux
éventuels participants aux rassemblements, ce qui a eu un effet dissuasif sur l’exercice
du droit à la liberté de réunion … les Tatars de Crimée ont été particulièrement
nombreux à recevoir de tels avertissements, notamment à l’approche de fêtes
commémoratives d’importance pour leur communauté»1164.
585. Cela étant, l’action répressive de la Fédération de Russie n’est pas seulement numérique,
mais aussi qualitative, prenant pour cible les rassemblements les plus cruciaux dans l’objectif
d’empêcher les Ukrainiens et les Tatars de Crimée d’exprimer et de perpétuer la culture qui leur est
propre1165. Comme il est expliqué ci-dessous, la Russie a notamment empêché le Majlis de
commémorer le Sürgün, consciente que les cérémonies annuelles en souvenir de la déportation des
Tatars de Crimée par les autorités soviétiques se trouvent au coeur même de leur identité culturelle1166.
Ce qui importe, au moment d’apprécier l’effet discriminatoire sur une communauté ethnique donnée,
1160 CMFR, deuxième partie, par. 394.
1161 CIEDR, art. 1, par. 1 (les italiques sont de nous).
1162 Voir supra, chap. 9, par. 401 à 404.
1163 Crimean Human Rights Group, Overview of the Situation with Respect for Human Rights and Norms of the
International Humanitarian Law in Crimea for 2020, janvier 2021 (annexe 103) ; voir également Crimean Human Rights
Group, Statement of Implementation Report Russian Federation International Legal Commitments in the Field Protection
of Human Rights in the Occupied Territory of Crimea and Sevastopol, novembre 2021, chap. 3 (annexe 105).
1164 OHCHR, Civic Space and Fundamental Freedoms in Ukraine, 1 November 2019 – 31 October 2021,
7 décembre 2021, par. 77.
1165 M. Magocsi a expliqué dans son premier rapport que la commémoration des personnalités et événements
historiques était au coeur de la culture des Tatars de Crimée et de leur sentiment identitaire. Premier rapport Magocsi,
par. 75 (MU, annexe 21).
1166 MU, par. 480.
- 208 -
ce n’est pas tant la «taille de l’échantillon» des manifestations culturelles entravées que le préjudice
réellement infligé à ladite communauté.
586. Bien que, contrairement à ce qu’affirme la Fédération de Russie, l’Ukraine n’ait pas à
prouver que celle-ci accorde un traitement de faveur aux manifestations prorusses1167, elle présente
néanmoins des éléments qui témoignent de ce parti pris, la tendance évidente que révèle le nombre
de manifestations entravées constituant pour les deux communautés ethniques un effet
discriminatoire, qu’il soit ou non intentionnel. La Russie, en apportant la «preuve» du traitement tout
aussi peu favorable appliqué à certaines manifestations prorusses, ne fait que renforcer la position de
l’Ukraine. Dans la deuxième partie de son contre-mémoire, elle affirme que les manifestations devant
marquer la célébration de six fêtes russes différentes «n’ont pas été autorisé[e]s, car les organisateurs
n’avaient pas respecté la procédure applicable en Crimée»1168, mais se garde d’ajouter que deux au
moins des manifestations demandées ont fini par avoir lieu1169. Les deux fêtes en question ont donc
pu être commémorées comme il se doit, contrairement à celles auxquelles devaient être consacrées
les manifestations ukrainiennes et tatares.
587. La Fédération de Russie ne peut pas non plus mettre en avant sa collaboration avec des
organisations tarares ou ukrainiennes prorusses pour se défendre contre ces allégations. Les liens
étroits qui lient ces organisations à la Russie, voire leur dépendance envers elle, permettent de douter
de leur légitimité à titre de représentantes de leurs communautés ethniques respectives1170. En effet,
ces dernières ne peuvent s’exprimer pleinement et librement par le biais de ces manifestations
culturelles si le message et les modalités des rassemblements doivent être déterminés en concertation
avec la Russie ou ses intermédiaires, et dûment validés par eux. De même, le traitement de faveur
qu’accorde la Russie à quelques interlocuteurs privilégiés au sein de la communauté des Tatars de
Crimée ou parmi les personnes d’origine ethnique ukrainienne ne la met pas à l’abri des allégations
de discrimination envers ces communautés dans leur ensemble.
2. La Fédération de Russie ne peut se dérober à la campagne de discrimination qu’elle
a menée contre les Tatars de Crimée en empêchant leurs rassemblements
588. L’Ukraine a expliqué, dans son mémoire, à quel point les restrictions ciblées que la
Fédération de Russie avait imposées aux rassemblements étaient préjudiciables pour la communauté
des Tatars de Crimée, du fait que «la célébration de la mémoire de personnages et d’événements
historiques est au coeur de la culture et du sentiment d’identité des Tatars de Crimée, et a joué un rôle
essentiel s’agissant de préserver cette culture et cette identité durant les années d’exil en Asie
centrale»1171. Dans son contre-mémoire, la Russie affirme n’avoir «nullement appliqué sa législation
de manière discriminatoire dans les situations particulières qu’invoque l’Ukraine»1172. Les raisons
que fait valoir la Russie pour justifier le rejet des demandes de rassemblement des Tatars de Crimée
ne sont pas convaincantes et laissent intacte la conclusion selon laquelle ces refus ont eu pour but ou
1167 CMFR, deuxième partie, appendice D, par. 22.
1168 CMFR, deuxième partie, par. 62.
1169 Voir, par exemple, Movement News Simferopol, Collecting the Column on May 9, 2018, 19 avril 2018,
annonçant le rassemblement marquant le Jour de la victoire (annexe 151) ; Bezformata, Metropolitan Lazar of Simferopol
and Crimea Performed a Litia in Memory of Those Who Died in the Battles for the Motherland, 23 février 2015, annonçant
la manifestation commémorant le Jour du défenseur de la patrie (annexe 132).
1170 Voir, par exemple, Vadim Nikiforov, Crimean Tatars Will Mourn Without Mejlis, Kommersant.ru, 12 mai
2015, (annexe 135) ; Vadim Nikiforov, Crimean Tatar Mourning Is Not Allowed on the Streets, Kommersant.ru, 18 mai
2015 (annexe 136) ; Vladislav Maltsev, “Crimea is Ours” for Mufti Ablaev, Nezavisimaya Gazeta, 4 janvier 2015
(annexe 131).
1171 MU, par. 480.
1172 CMFR, deuxième partie, appendice D, par. 20.
- 209 -
pour effet de détruire ou de compromettre le droit à la liberté d’expression et de réunion de cette
communauté.
i. Commémoration du Sürgün en mai 2014
589. La Fédération de Russie soutient qu’«il est important de rétablir la vérité concernant
certains faits que l’Ukraine ignore purement et simplement. Ainsi, elle soutient que les Tatars de
Crimée ont été empêchés de commémorer le Sürgün, lequel a pourtant bien été commémoré, en mai
2014, par des milliers de personnes lors d’un rassemblement organisé par le Majlis à Simferopol»1173.
Comme on pouvait s’y attendre, toutefois, la Russie déforme la position de l’Ukraine. M. Bariiev a
donné l’explication suivante :
«Le 17 mai 2014, lorsqu’ils ont voulu se rassembler comme ils en avaient
l’habitude, les Tatars de Crimée se sont heurtés aux efforts conjoints déployés par les
forces d’occupation russes et les groupes paramilitaires que celles-ci contrôlaient. En
arrivant place Lénine, les manifestants ont vu que les autorités locales, qui étaient sous
le contrôle de la Fédération de Russie, avaient dressé des barrières pour en interdire
l’accès. Des véhicules blindés de transport de troupes sont apparus dans les rues de la
ville. Ils circulaient tout autour de la place pour empêcher les gens de s’y rendre. Des
groupes de ce qu’on appelait «les hommes verts» et des groupes locaux d’autodéfense
patrouillaient dans la zone.»1174
590. Ainsi qu’il est expliqué dans la section A ci-dessus, en l’absence de justification liée à la
protection des besoins collectifs, «toute restriction [quant au temps, au lieu et aux modalités] devrait
néanmoins, dans la mesure du possible, laisser la possibilité aux participants de se réunir à portée de
vue et d’ouïe de leur public cible, ou dans tout autre lieu revêtant une importance du point de vue de
leur objectif»1175. La Fédération de Russie n’explique nullement en quoi la place Lénine ne
satisfaisait pas aux exigences en matière de sécurité. Comme le confirme également M. Bariiev,
devant les obstacles érigés de mauvaise foi par les autorités russes, le Majlis et lui-même ont dû
trouver en toute hâte une autre façon de célébrer la date la plus importante du calendrier culturel pour
la communauté, «appel[ant] les Tatars de Crimée à se réunir ailleurs, dans le quartier résidentiel
Ak-Mechet [] afin d’y célébrer l’événement»1176.
ii. Rassemblements généraux en 2015
591. La Russie fait observer que diverses manifestations ont eu lieu en Crimée en 2015, ce qui
prouverait selon elle l’absence de discrimination à l’égard des rassemblements des Tatars de
Crimée1177. Or les manifestations citées ont été organisées et soutenues par les autorités d’occupation
1173 Ibid., par. 25.
1174 Déposition de M. Bariiev, par. 6 (MU, annexe 15).
1175 Observation générale no 37, par. 53. Voir supra, par. 578.
1176 Déposition de M. Bariiev, par. 7 (MU, annexe 15) ; voir également Vadim Nikiforov, Crimean Tatar Mourning
Is Not Allowed on the Streets, Kommersant.ru, 18 mai 2015 :
«On se souviendra que, l’an dernier aussi, les Tatars de Crimée n’ont pas été autorisés à manifester
dans le centre de Simferopol le 18 mai. Le chef de la Crimée a interdit les rassemblements de masse
jusqu’au début juin, «afin d’éliminer les éventuelles provocations d’extrémistes» et «d’éviter de perturber
la saisons des festivités». Les Tatars de Crimée ont été autorisés à organiser des célébrations modestes près
des monuments consacrés aux victimes de la déportation ainsi qu’un rassemblement de prières ouvert à
tous les Criméens en périphérie de Simferopol» (annexe 136).
1177 CMFR, deuxième partie, appendice D, par. 26.
- 210 -
en Crimée, raison pour laquelle les participants étaient en grande majorité des représentants de l’Etat
et des Tatars de Crimée prorusses1178.
592. A titre d’exemple, alors même que le Majlis se voyait refuser maintes fois le droit
d’organiser un rassemblement le Jour du drapeau, des organisations tatares de Crimée prorusses ont
été autorisées à tenir une manifestation le même jour1179. Selon la Fédération de Russie, la demande
présentée par le Majlis aurait été rejetée parce que les deux organisations voulaient organiser leurs
manifestations respectives au même moment et au même endroit1180, en dépit du fait que le Majlis
avait soumis deux autres demandes proposant des heures et des lieux différents, détail qu’elle se
garde bien de mentionner1181. De surcroît, ainsi que l’a souligné la Cour européenne des droits de
l’homme dans l’arrêt Lashmankin, c’est abuser du vaste pouvoir discrétionnaire conféré aux autorités
russes par la loi sur les manifestations publique que de rejeter une demande de rassemblement «au
seul motif qu’il est prévu au même moment et au même endroit qu’une autre manifestation
publique»1182, d’autant que les organisateurs avaient proposé des solutions de remplacement.
iii. Commémoration du Sürgün en mai 2015
593. La Fédération de Russie avance ce qui suit :
«L’Ukraine tire grief du rejet de la demande déposée par le Majlis concernant un
événement public de commémoration du Sürgün, en 2015, mais omet de mentionner
que celle-ci a été rejetée au motif qu’une autre organisation, le mouvement public
interrégional des Tatars de Crimée [le «Qirim»], avait déjà notifié aux autorités son
intention d’organiser un autre événement au même moment et au même endroit, et
qu’aucun autre lieu spécialement affecté n’était disponible.»1183
594. La Fédération de Russie s’abstient d’ajouter qu’elle a favorisé le Qirim, organisation
prorusse1184, au détriment du Majlis, car elle savait qu’elle pouvait compter sur le premier,
1178 Voir, par exemple, Vadim Nikiforov, Crimean Tatars Will Mourn Without Mejlis, Kommersant.ru, 12 mai
2015 (annexe 135) ; Vadim Nikiforov, Crimean Tatar Mourning Is Not Allowed on the Streets, Kommersant.ru, 18 mai
2015 (annexe 136) ; Vladislav Maltsev, “Crimea is Ours” for Mufti Ablaev, Nezavisimaya Gazeta, (4 janvier 2015
(annexe 131) ; Vadim Nikiforov, The Anniversary of the Deportation of the Crimean Tatars was Celebrated Without a
Mourning Rally, Kommersant.ru, 18 mai 2016 (annexe 142) ; Vadim Nikiforov, Victims of the Deportation of the Crimean
Tatars Are Remembered in Crimea, Kommersant.ru, 18 mai 2017 (annexe 148).
1179 Voir Halya Coynash, ‘Warnings’ and Pro-Regime Copycat Events on Crimean Tatar Flag Day, Kharkiv Human
Rights Protection Group, 26 juin 2015 ; Viktor Vorobyov, Monopoly on the Holidays: The “Authorities” of the Crimea
Coveted the Flag of the Crimean Tatars, Krym.Realii, 25 juin 2015 (annexe 138).
1180 CMFR, deuxième partie, appendice D, par. 40.
1181 MU, par. 493.
1182 Lashmankin c. Russie, par. 422.
1183 CMFR, deuxième partie, appendice D, par. 27.
1184 Voir, par exemple, President of Russia, Meeting with Representatives of Crimean Ethnic Groups’ Public
Associations, 17 août 2015, accessible à l’adresse suivante : en.kremlin.ru/events/president/news/50140, citant la
déclaration de Remzi Ilyasov, chef du Qirim, au président Poutine : «Nous avons noué, dès le départ, un dialogue constructif
avec les autorités et tenons systématiquement des réunions avec le public ; nous assumons, entre autres, un certain degré
de responsabilité pour la situation globale en Crimée, que nous partageons avec les autorités.»
- 211 -
contrairement au second, pour suivre les instructions des autorités d’occupation. Elle avait reçu les
demandes relatives aux deux manifestations le même jour, à quelques heures d’écart1185.
595. Le Qirim souhaitait que ses célébrations se tiennent de 9 heures à 19 heures, non pas dans
un seul lieu mais dans plusieurs, tandis que le Majlis envisageait une manifestation sans commune
mesure devant avoir lieu dans un seul endroit et durer à peine deux heures1186. Par ailleurs, le Majlis
proposait qu’un autre lieu puisse être choisi si le premier n’était pas disponible1187. Curieusement,
les célébrations multiples du Qirim ont été autorisées dans plusieurs lieux à la fois et pendant la
journée tout entière, tandis que le Majlis s’est vu répondre que la Fédération de Russie ne disposait
tout simplement d’aucun «autre lieu approuvé pour la tenue de manifestations publiques»1188.
N’importe quel observateur impartial en déduirait que l’organisation Qirim prorusse a été utilisée en
l’occurrence comme dispositif de blocage, donnant aux autorités russes un prétexte pour empêcher
le Majlis, véritable institution représentative du peuple tatar de Crimée, de commémorer le Sürgün.
Quoi qu’il en soit, comme l’a rappelé la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt
Lashmankin, le fait de refuser une demande de rassemblement au seul motif qu’une autre
manifestation se tient le même jour constitue une «ingérence disproportionnée dans l’exercice du
droit à la liberté de réunion»1189.
596. L’explication fournie par la Russie pour justifier le refus de la demande déposée par le
Majlis est particulière suspecte, comme le montre plus loin la deuxième partie du contre-mémoire,
où elle défend la tenue d’une manifestation «Antimaïdan» en Crimée, dans un lieu ne figurant pas
sur la liste de ceux qui étaient agréés pour accueillir des rassemblements en vertu du droit russe :
«Selon la loi russe, le fait que des «lieux spécialement désignés» soient prévus
pour accueillir des événements publics n’empêche pas les organisateurs de choisir
d’autres endroits à cet effet. La liste des «lieux spécialement désignés» est la liste des
endroits recommandés, mais elle n’est pas exhaustive. … Toutefois, de manière
générale, pareil événement peut se tenir en tout lieu adapté à l’objectif fixé.»1190
597. Tel est peut-être le droit appliqué par les autorités d’occupation lorsqu’il s’agit de
rassemblements prorusses, mais il en va tout autrement de ceux organisés par des Ukrainiens ou des
Tatars de Crimée.
1185 Interregional Public Movement of the Crimean Tatar People “Qirim”, Notification No. 03 to the Administration
of the City of Simferopol on Holding a Rally on 18 May 2015 in Simferopol, 5 mai 2015 (CMFR, deuxième partie,
annexe 546) ; N.E. Dzhelyalov, Notification to the Administration of the City of Simferopol on Holding a Rally on 18 May
2015 in Simferopol, 5 mai 2015 (CMFR, deuxième partie, annexe 547).
1186 Interregional Public Movement of the Crimean Tatar People “Qirim”, Notification No. 03 to the Administration
of the City of Simferopol on Holding a Rally on 18 May 2015 in Simferopol, 5 mai 2015, (CMFR, deuxième partie,
annexe 546) ; N.E. Dzhelyalov, Notification to the Administration of the City of Simferopol on Holding a Rally on 18 May
2015 in Simferopol, 5 mai 2015 (CMFR, deuxième partie, annexe 547).
1187 N.E. Dzhelyalov, Notification to the Administration of the City of Simferopol on Holding a Rally on 18 May
2015 in Simferopol, 5 mai 2015 (CMFR, deuxième partie, annexe 547).
1188 Administration of the City of Simferopol, Response No. 5646/24/01-66 to the Notification of Interregional
Public Movement of the Crimean Tatar People “Qirim” on Approval of the Rally, 7 mai 2015 (CMFR, deuxième partie,
annexe 548) ; Administration of the City of Simferopol, Response No. D-217/6597 to the Notification of Mr Dzhelyalov,
7 mai 2015 (CMFR, deuxième partie, annexe 549).
1189 Lashmankin c. Russie, par. 422.
1190 CMFR, deuxième partie, appendice D, par. 57.
- 212 -
iv. Journée internationale des droits de l’homme de 2015
598. La Fédération de Russie attribue le rejet de la demande déposée par le Majlis en vue de
célébrer la Journée internationale des droits de l’homme en 2015 (le 10 décembre) à «un
dysfonctionnement du dispositif d’approvisionnement en énergie causé par la destruction de quatre
pylônes de lignes à haute tension dans la région de Kherson en Ukraine»1191. Là encore, cette version
des faits ne résiste pas à l’examen.
599. La Fédération de Russie affirme que l’état d’urgence a débuté le 22 novembre 2015 et a
pris fin en 20161192. Or, en dépit de cette prétendue situation d’urgence, des groupes prorusses ont
été autorisés à se rassembler pour une manifestation anti-Turquie le 27 novembre 2015 sur la place
centrale de Simferopol1193. La Russie tente de s’en expliquer en faisant valoir que «la situation
générale s’est dégradée davantage» à partir du jour de la manifestation prorusse1194.
600. Cette prétendue justification n’est pas crédible, non seulement parce que la détérioration
de la situation aurait dû conduire à l’annulation de la manifestation en raison de l’urgence, mais aussi
parce que, dès le «8 décembre, le ministère de l’énergie russe a annoncé le rétablissement de
l’approvisionnement en électricité pour tous les usagers»1195. Si le courant avait été rétabli, on ne
saisit pas bien pourquoi la Journée internationale des droits de l’homme ne pouvait pas se tenir le
10 décembre, d’autant plus que le rassemblement de groupes prorusses avait pu avoir lieu malgré la
situation «dégradée».
v. Commémoration du Sürgün en mai 2016
601. La Russie soutient que «[l]’administration du village de Voinka n’a pas rejeté la demande
tendant à la tenue d’une réunion de commémoration du Sürgün» en 20161196. Selon elle, la demande
présentée par les organisateurs issus de la communauté des Tatars de Crimée a été refusée parce que
des travaux publics étaient en cours dans le secteur où devait se dérouler le rassemblement et que les
organisateurs ont décliné la proposition des autorités de combiner la manifestation projetée avec une
cérémonie de dépôt de gerbes déjà programmée1197.
602. Or le nombre de participants à la cérémonie de dépôt de fleurs proposée était limité
à 271198, ce qui était bien insuffisant pour la tenue d’une manifestation et ne permettait certainement
pas d’organiser une commémoration ouverte à l’ensemble de la communauté des Tatars de Crimée.
Il se trouve que le centre culturel tatare de Crimée du village de Voinka, l’organisateur de la
cérémonie de dépôt de gerbes que la Fédération de Russie avait choisi d’autoriser, est parfaitement
aligné sur celle-ci. Il s’agit d’un organisme géré et financé par la municipalité, sous les auspices du
1191 Ibid., par. 37.
1192 Ibid. ; voir également Resolution of the City Administration of Simferopol No. 1, 5 janvier 2016 (CMFR,
deuxième partie, annexe 99).
1193 MU, par. 492 ; CMFR, deuxième partie, appendice D, par. 38.
1194 CMFR, deuxième partie, appendice D, par. 38.
1195 TASS, A Year After the Blackout: How the Energy Blockade Helped to Modernize the Crimean Energy Sector,
22 novembre 2016 (annexe 146).
1196 CMFR, deuxième partie, appendice D, par. 30.
1197 Ibid.
1198 Division for Culture and Inter-Ethnic Relations of the Administration of the Krasnoperekopsky District of the
Republic of Crimea, Information on the Activities Performed in the Village of Voinka for the Purpose of Implementing
Resolution of 29 April 2016 No. 111, 9 juin 2020 (CMFR, deuxième partie, annexe 624).
- 213 -
ministère de la culture de Crimée, et qui est, à ce titre, tenu de mettre en oeuvre la politique de
l’Etat1199. La Russie n’explique pas pourquoi les travaux publics pouvaient s’interrompre
temporairement pour une commémoration, mais pas pour une autre, malgré la souplesse manifestée
par les organisateurs tatars de Crimée quant à l’heure du rassemblement public1200. En réalité, la
Russie a privilégié la cérémonie de dépôt de gerbes du groupe financé par l’Etat, au détriment de la
manifestation des organisateurs indépendants de la communauté tatare de Crimée. Ce faisant, elle a
enfreint les normes relatives aux droits de l’homme concernant la liberté de réunion, en refusant une
demande de rassemblement au seul motif qu’il devait se tenir le même jour qu’une autre
manifestation, et que des «travaux d’entretien» pendant le rassemblement proposé posaient un risque
de «perturbation[] de la vie quotidienne»1201.
vi. Commémoration du Sürgün en mai 2017
603. La Russie ferme délibérément les yeux sur la discrimination qu’emporte le fait d’autoriser
la tenue d’un rassemblement en langue russe au cours de l’été 2017, juste après que des Tatars de
Crimée ont été condamnés à des sanctions administratives pour avoir conduit des voitures arborant
le drapeau tatar de Crimée en commémoration du Sürgün1202. Alors qu’elle se refuse à reconnaître
qu’il est discriminatoire d’autoriser un événement culturel russe tout en sanctionnant au même
moment des Tatars de Crimée pour avoir commémoré une date importante pour leur communauté,
la Russie défend le festival de «la Grande parole russe» en soulignant qu’«[i]l s’agit d’une
manifestation culturelle qui existe de longue date dans la région, remontant à 2007»1203.
604. Et pourtant, les Tatars de Crimée qui ont célébré le Sürgün, en hommage aux victimes de
la déportation des Tatars de Crimée de 1944, ont été punis pour avoir commémoré un événement
remontant à plus de 75 ans1204.
3. La Russie n’est guère plus convaincante lorsqu’elle nie l’existence d’une campagne de
discrimination visant les grands rassemblements culturels de la communauté ukrainienne
605. Dans son mémoire, l’Ukraine a exposé une campagne d’agissements discriminatoires
consistant à limiter la tenue de rassemblements revêtant une importance culturelle pour la
communauté ukrainienne de Crimée, à l’instar de celle dirigée contre les Tatars de Crimée. Les
efforts déployés par la Russie pour se justifier au cas par cas sont tout aussi peu convaincants
s’agissant de la communauté ukrainienne que dans le cas des Tatars de Crimée.
606. Par exemple, la Russie conteste le récit des persécutions dont a été victime Sergei Oak
[Dub] en 2014 pour avoir célébré le jour du drapeau ukrainien, en reprochant à l’Ukraine de lancer
des accusations «sans preuve à l’appui»1205.
1199 Voir Ministry of Culture of the Republic of Crimea, The Ministry of Culture Conducts Certification of Amateur
Groups of Crimea, 9 décembre 2015 (annexe 175) ; Kultura.RF, Houses of Culture and Clubs of Krasnoperekopsky
District, Ministry of Culture of Russia, 2022 (annexe 172).
1200 Voir Letter of Ms. Ametova to the Voinka Village Administration Consenting to Hold a Rally on 18 May 2016,
12 mai 2016 (CMFR, deuxième partie, annexe 566).
1201 Lashmankin c. Russie, par. 422 et 423.
1202 CMFR, deuxième partie, appendice D, par. 59.
1203 Ibid.
1204 MU, par. 485.
1205 CMFR, deuxième partie, appendice D, par. 53.
- 214 -
607. Pourtant, une lettre du tribunal ayant prononcé la condamnation explique que tous les
éléments se rapportant à la «la responsabilité administrative de Sergey Stefanovich Dub au titre de
la partie 1 de l’article 20.1 du code des infractions administratives de la Fédération de Russie ont été
détruits car ils n’avaient aucune valeur historique ni intérêt pour la recherche et avaient perdu toute
importance pratique»1206. La Russie est malvenue de reprocher à l’Ukraine de ne pas produire les
preuves que son propre tribunal a détruites.
608. Les raisons invoquées par la Russie pour justifier son ingérence dans les manifestations
commémorant la naissance de Chevtchenko en 2015 ne satisfont pas aux critères de nécessité et de
proportionnalité auxquelles sont soumises les restrictions au droit à la liberté de réunion et
d’expression, surtout à la lumière des décisions où la Cour européenne des droits de l’homme a
interprété et appliqué ces critères dans des contextes similaires. La Russie avance ce qui suit :
«[C]ertains participants ont transformé ce rassemblement pacifique de
commémoration de la naissance du poète en une virulente tribune politique. Cet
événement avait été autorisé en vue de commémorer la naissance de Taras Chevtchenko
mais certains participants ont, à rebours de cet objectif, commencé à se livrer à une
agitation politique en soutenant que la Crimée faisait partie de l’Ukraine.»1207
609. Comme il est expliqué plus haut, le droit international des droits de l’homme ne fournit
aucune justification pour les entraves à l’exercice de ces libertés fondamentales du simple fait que
l’autorité administrative estime que le comportement des participants à une manifestation est sorti
du cadre initialement prévu. Pour reprendre les termes du Comité des droits de l’homme,
«[é]tant donné que les réunions pacifiques ont souvent pour fonction d’être un lieu
d’expression, et que le discours politique jouit d’une protection spéciale en tant que
forme d’expression, des efforts redoublés devraient être faits pour permettre la tenue
des réunions exprimant un message politique, et celles-ci devraient bénéficier d’une
protection renforcée»1208.
610. Le terme «virulente tribune politique» qu’emploie la Russie est également contestable,
puisque la seule preuve apportée sur ce point est le fait que les prétendus agitateurs arboraient des
drapeaux portant la mention «La Crimée est l’Ukraine». Quoi qu’il en soit, c’est violer le droit de
réunion que d’empêcher la tenue de rassemblements culturels dans l’objectif de museler le discours
politique et de réprimer l’échange d’idées. En l’occurrence, les tentatives explicites de répression du
militantisme politique par l’interdiction des grands rassemblements culturels ont eu un effet
discriminatoire sur les communautés concernées1209.
4. Aucune des justifications invoquées par la Russie ne saurait excuser la violation de la
CIEDR
611. Les précédentes sections ont démontré que les restrictions imposées par la Russie aux
propositions individuelles de rassemblement de masse ne relevaient pas de limitations légitimes à
l’exercice du droit sous-jacent à la liberté de réunion et d’expression qui seraient justifiées, par
1206 Simferopol Central District Court of the Republic of Crimea, Letter No. K-2 on the Entry into Legal Force of
the Court Decision of 24 September 2014 in Case No. 5-930/2014 on Holding Sergey Dub Administratively Liable, 19 mai
2020 (CMFR, deuxième partie, annexe 618).
1207 CMFR, deuxième partie, appendice D, par. 48.
1208 Observation générale no 37, par. 32.
1209 Ibid., par. 49.
- 215 -
exemple, par des risques pour la sécurité nationale ou l’ordre public. Au contraire, ces pages révèlent,
de la part des autorités russes, une campagne de mesures administratives destinées à assurer
l’application de la législation russe relative aux rassemblements publics d’une manière
disproportionnément défavorable aux communautés ukrainienne et tatare de Crimée. L’Ukraine
soutient que ces agissements avaient pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre les droits
à la liberté d’expression et de réunion de ces deux communautés, en violation de la CIEDR.
612. Il importe d’observer que les explications avancées par la Russie pour justifier au cas par
cas la restriction de ces droits de l’homme fondamentaux ne sauraient constituer un moyen de défense
contre une accusation de violation de la CIEDR, dès lors que la Cour est parvenue à la conviction
que l’ensemble des agissements incriminés est constitutif de discrimination raciale. Ainsi que
l’explique le professeur Scheinin dans son rapport d’expertise, l’interdiction de la discrimination
raciale au sens de la CIEDR est absolue et n’admet aucune exception pour des motifs liés à la sécurité
nationale ou autres1210. En particulier, si le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et
la Convention européenne des droits de l’homme contiennent des dispositions autorisant certaines
restrictions ou dérogations aux droits de l’homme dans des circonstances bien précises, ces traités
n’en précisent pas moins que la mise à effet de telles restrictions ou dérogations ne doit pas entraîner
de discrimination fondée sur la race, ainsi qu’en témoignent à la fois le libellé des textes en cause1211
et l’absence de toute disposition à cet effet dans la CIEDR.
1210 Rapport Scheinin, par. 8 à 15 (annexe 7).
1211 Voir, par exemple, Pacte international relatif aux droits civils et politiques, art. 4, par. 1 :
«Dans le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation et est proclamé par
un acte officiel, les Etats parties au présent Pacte peuvent prendre, dans la stricte mesure où la situation
l’exige, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le présent Pacte, sous réserve que ces mesures
ne soient pas incompatibles avec les autres obligations que leur impose le droit international et qu’elles
n’entraînent pas une discrimination fondée uniquement sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion
ou l’origine sociale» (les italiques sont de nous).
Voir également Convention européenne des droits de l’homme, art. 14 (Interdiction de discrimination), 15
(Dérogation en cas d’état d’urgence) et 18 (Limitation de l’usage des restrictions aux droits).
- 216 -
CHAPITRE 15
RESTRICTIONS ET HARCÈLEMENT VISANT LES MÉDIAS
613. Dans son mémoire, l’Ukraine a démontré que la Russie avait imposé aux médias en
Crimée, depuis février 2014, d’importantes restrictions dont le but ou l’effet a été de compromettre
de façon disproportionnée les droits des communautés ukrainienne et tatare de Crimée à la liberté
d’expression et de prendre part aux activités culturelles, en violation du paragraphe 1 de l’article 2,
ainsi que du point viii) de l’alinéa d) et du point vi) de l’alinéa e) de l’article 5 de la CIEDR1212.
614. La Russie défend sa législation relative aux médias en soutenant que, «[s]i l’on considère
le régime juridique russe applicable, très similaire à celui de l’Ukraine [] et le dynamisme et la
diversité du paysage médiatique en Crimée [], il est manifeste que chacun des griefs individuels de
l’Ukraine est infondé»1213. Or les prémisses de son raisonnement n’aboutissent pas à la conclusion
proposée. Aussi impartial que puisse paraître de prime abord le régime réglementaire russe en la
matière, la possibilité d’une application discriminatoire des lois et règlements n’est pas exclue pour
autant.
615. C’est précisément ce qui se produit en Crimée depuis 2014. La Russie applique son propre
régime législatif de façon discriminatoire à l’endroit des communautés ukrainienne et tatare de
Crimée habitant en Crimée, prétextant d’une obligation de réenregistrement pour éliminer les médias
qui se faisaient l’écho des préoccupations de ces communautés, et isolant les journalistes de celles-ci
pour les harceler. Elle tente d’écarter les griefs formulés par l’Ukraine en avançant des versions
déformées des faits. Mais le désavantage disproportionné que subissent les sources médiatiques
ukrainiennes et tatares de Crimée est suffisamment éloquent pour satisfaire à l’obligation pesant sur
l’Ukraine de démontrer l’existence d’un but ou d’un effet discriminatoire.
A. Les moyens de défense avancés par la Russie pour justifier son
comportement discriminatoire ne résistent pas à l’examen
616. La Fédération de Russie avance trois moyens pour échapper à la responsabilité qui lui
incombe au titre de la CIEDR. Premièrement, elle affirme que la décision de la Cour en l’affaire
Qatar c. Emirats arabes unis rend irrecevable toute demande concernant «les personnes morales
telles que les sociétés de médias», qui «n’entr[ent] pas dans [le] champ d’application [de la
Convention]»1214. Deuxièmement, elle soutient que les mesures qu’elle a prises à l’endroit des
journalistes et des sociétés de médias à raison de prétendues activités extrémistes ou liens avec de
telles activités «étaient légitimes et parfaitement fondées en droit»1215. Enfin, elle souligne le
dynamisme et la diversité qui caractériseraient aujourd’hui le paysage médiatique en Crimée1216.
Ainsi qu’il sera exposé ci-dessous, aucun de ces moyens de défense ne peut ni ne devrait être
accueilli.
1212 Voir, par exemple, MU, par. 597, 619, 620, 629 et 630.
1213 CMFR, deuxième partie, appendice E, par. 1.
1214 CMFR, deuxième partie, par. 399.
1215 Ibid., appendice E, par. 68.
1216 Ibid., appendice E, sect. II A.
- 217 -
1. La question de l’application de la CIEDR à la discrimination visant les personnes morales
est sans rapport avec les prétentions de l’Ukraine
617. La Fédération de Russie déforme les allégations de discrimination formulées par
l’Ukraine, ceci afin d’appliquer à mauvais escient la décision rendue par la Cour sur les exceptions
préliminaires en l’affaire Qatar c. Emirats arabes unis. La Cour aurait dit selon elle que ««la
convention concern[ait] uniquement des individus ou des groupes d’individus», et que les personnes
morales telles que les sociétés de médias n’entraient pas dans son champ d’application»1217. Et la
Russie de conclure que «[l]’Ukraine n’a pas établi que les mesures prises à l’encontre des sociétés
de médias étaient en réalité spécifiquement dirigées contre les communautés ukrainienne et tatare de
Crimée en tant que telles [et que c]es demandes débordent donc le champ d’application de la
convention»1218.
618. Dans l’affaire Qatar c. Emirats arabes unis, la Cour a opéré une distinction entre les
allégations de discrimination dirigée contre les sociétés de médias en tant que sujets de droits
protégés par la Convention et les allégations selon lesquelles les mesures dont il était fait grief au
défendeur étaient indirectement discriminatoires à l’égard des Qataris en fonction de leur origine
nationale. S’agissant de la première catégorie, le Qatar a écrit dans son mémoire que «la CIEDR
protège à la fois les droits des individus et ceux des «institutions», terme qui doit s’entendre,
largement, comme englobant les sociétés telles que les réseaux de médias qatariens[, lesquelles, au
vu du] litt. a) du paragraphe 1 de l’article 2 … [doivent] être considérées comme bénéficiaires des
droits que protège la convention»1219. Ainsi, dans le passage de l’arrêt Qatar c. Emirats arabes unis
cité par la Russie, la Cour a précisé qu’elle «se contentera[it] de rechercher si les mesures concernant
certaines sociétés de médias qatariennes, constitutives, selon le Qatar, de discrimination raciale,
entr[aient] dans le champ d’application de la convention»1220. Elle a finalement répondu à cette
question par la négative, au motif que, bien que l’article 2 de la CIEDR interdise la discrimination
raciale contre des «institutions», ce terme devait être entendu comme renvoyant aux «organes
collectifs ou aux associations, qui représentent des individus ou des groupes d’individus», définition
dont étaient exclues les sociétés de médias qatariennes en tant que sujets de droits1221.
619. Rien dans ce raisonnement n’empêche cependant la Cour de connaître d’une allégation
fondée sur des restrictions imposées à l’activité des médias dans l’hypothèse où les effets
discriminatoires des mesures incriminées, plutôt que de se limiter aux sociétés de médias
elles-mêmes, se répercuteraient sur des groupes protégés. Dans cette optique, la Cour a, dans l’affaire
Qatar c. Emirats arabes unis, examiné les allégations du demandeur concernant l’effet du blocage
des médias pour les personnes d’origine nationale qatarienne en tant qu’elles constituaient des
allégations de discrimination indirecte1222.
620. Il ressort on ne peut plus clairement du mémoire que les droits qui font l’objet des
prétentions de l’Ukraine concernant les médias et que la Russie cherche à détruire ou compromettre
sont ceux des communautés ukrainienne et tatare de Crimée habitant en Crimée, de sorte que rien
1217 CMFR, deuxième partie, par. 399.
1218 Ibid.
1219 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Qatar c. Emirats arabes unis), mémoire du Qatar, 25 avril 2019, volume I, par. 5.150.
1220 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Qatar c. Emirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, par. 108.
1221 Ibid.
1222 Ibid.
- 218 -
n’impose à la Cour de considérer les sociétés de médias touchées en tant que sujets de droits. Ainsi
qu’il est exposé dans le mémoire,
«dès mars 2014, la Russie a, sans souci de licéité, adopté des mesures restreignant
considérablement la liberté d’opinion et d’expression en Crimée. Ces mesures ont pour
objectif apparent et pour effet indéniable de compromettre le droit à la liberté
d’expression des communautés tatare et ukrainienne de Crimée en particulier»1223.
621. Ainsi, l’Ukraine affirme qu’il y a discrimination raciale en se fondant sur les effets
discriminatoires des mesures russes pour les groupes protégés, non pour les sociétés de médias. Le
moyen que la Russie s’efforce de tirer de l’affaire Qatar c. Emirats arabes unis est tout simplement
sans rapport avec l’espèce.
2. La Fédération de Russie invente des accusations d’extrémisme pour justifier le harcèlement
des journalistes ukrainiens et tatars de Crimée
622. La Fédération de Russie n’avance aucun motif raisonnable pour justifier le rejet des
demandes de réenregistrement présentées par cinq personnalités et deux organisations médiatiques
ou les intimidations qu’elle leur a fait subir, s’autorisant de ses lois contre l’extrémisme pour cibler
les victimes au moyen de lettres d’avertissement et de perquisitions domiciliaires1224. Ainsi que l’a
montré le chapitre 9 ci-dessus, il est pourtant bien établi que les lois russes contre l’extrémisme
constituent ouvertement, pour les autorités russes, une invitation à l’exercice arbitraire du pouvoir de
l’Etat1225. Dès lors, toute justification d’un comportement discriminatoire fondée sur ces lois est
intrinsèquement suspecte.
623. M. Scheinin, expert de l’Ukraine pour les droits de l’homme et la sécurité nationale,
analyse par exemple deux des lois que la Fédération de Russie invoque pour qualifier d’extrémistes
des journalistes et des activités journalistiques : la loi fédérale russe no 114-FZ «relative à la lutte
contre les activités extrémistes» et l’article 280.1 du code pénal russe. Il fait observer que ces lois
«ne méritent pas d’être traitées comme un régime juridique neutre appliqué de bonne
foi aux fins d’assurer l’ordre public. Elles devraient au contraire être considérées comme
suspectes en raison de leurs caractéristiques intrinsèques qui en font un mécanisme
destiné à cibler non seulement les actions violentes ou dangereuses, mais également
toute mobilisation ou activité des communautés ethniques susceptible d’être perçue
comme un signe de déloyauté envers le pouvoir central.»1226
624. M. Scheinin est loin d’être le seul à critiquer les lois russes contre l’extrémisme. De fait,
il mentionne dans son rapport les critiques cinglantes formulées par la Commission de Venise, ainsi
que les nombreuses décisions de la Cour européenne des droits de l’homme condamnant l’application
de cette législation en violation des droits de l’homme individuels1227.
1223 MU, par. 506.
1224 CMFR, deuxième partie, appendice E, sect. I A et III C.
1225 Voir supra, chap. 9, par. 425 à 432.
1226 Rapport Scheinin, par. 43 (annexe 7).
1227 Ibid., par. 36 et 41.
- 219 -
625. Comme pour confirmer la portée excessive de sa législation, la Russie soutient que tout
lien avec le Majlis constitue un indice valable de l’exercice éventuel d’une activité terroriste. Selon
elle, «[c]ompte tenu de la gravité des activités extrémistes associées au Majlis, les médias présentant
des liens avec ses dirigeants étaient à bon droit surveillés de près et rappelés au besoin à la loi»1228.
Mais les failles d’un tel raisonnement sont patentes. Premièrement, ainsi qu’il a été démontré au
chapitre 11 ci-dessus, les allégations d’extrémisme proférées par la Russie à l’égard du Majlis sont
dépourvues de tout fondement, en droit comme en fait, et ont simplement servi de prétexte pour
priver le peuple tatar de Crimée de son organe de représentation légitime1229. De même, rien ne
permet d’affirmer que les personnes ou les groupements ayant des liens avec le Majlis sont de ce seul
fait foncièrement suspects. Deuxièmement, à supposer même que les allégations formulées par la
Russie à l’encontre du Majlis soient justifiées, le raisonnement qui les sous-tend a des relents de
culpabilité par association, méthode d’administration de la preuve qui avait peut-être les faveurs de
l’Union soviétique durant l’ère stalinienne, mais qui n’a pas sa place devant la Cour.
3. Le paysage médiatique résultant, en Crimée, de l’application de la législation russe n’a rien
de diversifié
626. La Fédération de Russie affirme que sa réglementation en matière de presse et de médias
radiotélévisés en Crimée ne saurait être qualifiée de discriminatoire étant donné la diversité du
paysage médiatique qu’elle a engendrée. Plus précisément, elle soutient que «depuis le 18 mars 2014,
plus de cent médias ont été enregistrés en Crimée, principalement tournés vers les communautés
tatare de Crimée et ukrainienne»1230.
627. Cette allégation est cependant infondée. Sur les 105 organisations médiatiques inscrites
sur la liste des «médias enregistrés au cours de la période allant du 18 mars 2014 au 3 juin 2021»
figurant à l’annexe 1312 du contre-mémoire, selon les propres dires de la Russie, 38 n’existent plus.
La plupart d’entre elles ont été fermées par leurs propriétaires et une autre, en exécution d’une
décision de justice1231. La Russie ne peut pas présenter ces organisations médiatiques comme étant
au service des communautés ukrainienne et tatare de Crimée alors qu’elles ne sont plus en activité.
628. De surcroît, la majorité des médias cités par la Russie sont des magazines, principalement
de nature scientifique ou publiés par des universités1232. Un bien plus petit nombre sont des stations
de télévision, des chaînes de radio ou de véritables journaux touchant un public plus large.
629. La plupart des organisations médiatiques survivantes que la Fédération de Russie présente
dans son annexe comme étant «principalement tourné[e]s vers les communautés tatare de Crimée et
ukrainienne» utilisent en fait la langue russe de façon prédominante, la langue tatare de Crimée, par
1228 CMFR, deuxième partie, appendice E, par. 69 (italiques omis).
1229 Voir supra, chap. 11, par. 489 à 493.
1230 CMFR, deuxième partie, appendice E, par. 21.
1231 Ministry of Digital Development, Communications and Mass Communications of the Russian Federation, List
of Registered Media Outlets, Federal Service for Supervision in the Sphere of Communications, Information Technology
and Mass Communications, 8 avril 2022 (annexe 98).
1232 Voir, par exemple, Mass Media Outlets Registered During the Period from 18 March 2014 to 3 June 2021, p. 3,
6, 8 et 11 : numéro 19, Engineering and Teacher Training Bulletin ; numéro 42, The Path to Pedagogical Science ;
numéro 52, Scholarly Notes of the Crimean Engineering and Teacher Training University ; numéro 55,
Human-Nature-Society ; numéro 71, Bulletin of Physiotherapy and Balneology ; et numéro 77, Dynamic Systems (CMFR,
deuxième partie, annexe 1312).
- 220 -
exemple, y étant beaucoup moins employée1233. La représentation des langues ukrainienne et tatare
de Crimée fait donc gravement défaut, même parmi les quelques organisations médiatiques toujours
en activité que la Russie présente comme des modèles de diversité linguistique.
630. Enfin, ces organisations ne sont pas toutes indépendantes. Deux des plus importantes
stations de radiotélévision tatares de Crimée mentionnées dans l’annexe de la Russie (Millet et Vatan
Sedasy) ont été créées sous les auspices de la collectivité locale1234. La Russie appelle notamment
l’attention sur le «service public de télé et radiodiffusion à destination des Tatars de Crimée», créé
«en tant qu’organisation autonome à but non lucratif … dans le but de contribuer au renforcement
des capacités des chaînes de radio et de télévision tatares de Crimée et de soutenir leurs activités en
Crimée»1235. Cette même organisation a néanmoins été critiquée par le président du Majlis du peuple
tatar de Crimée, Refat Chubarov, pour qui elle ne serait «rien d’autre qu’une société entièrement
contrôlée par les autorités usurpatrices de la Crimée annexée … Ils ont promis de créer une nouvelle
société de radio et télévision soi-disant «publique». Mais elle sera entièrement contrôlée par le comité
chargé des minorités nationales.»1236 La couverture par la télévision d’Etat russe de l’invasion en
cours de l’Ukraine par la Russie est un bon indicateur de ce que l’on peut attendre des sociétés de
médias contrôlées par l’Etat russe. Que ce type de propagande soit diffusé jusqu’auprès des
communautés ukrainienne et tatare de Crimée habitant en Crimée ne permet guère à la Russie de
parer les accusations de discrimination raciale formulées à son endroit par l’Ukraine.
631. La Russie tente de justifier l’exode forcé massif des organisations médiatiques
ukrainiennes et tatares de Crimée en objectant que plusieurs d’entre elles sont toujours accessibles
au moyen des chaînes satellite, des réseaux câblés et d’Internet1237. Quand bien même cela serait vrai,
la possibilité d’un accès pouvant être ardu n’explique pas pourquoi ces organisations ont de fait été
contraintes de fuir la Crimée pour se réfugier en Ukraine continentale, pas plus qu’elle n’excuse cet
exode forcé. En outre, dans un rapport donnant un aperçu du respect des droits de l’homme en Crimée
qu’il a récemment publié, le groupe des droits de l’homme de Crimée rend compte du blocage
systématique des sites Internet ukrainiens par les autorités d’occupation russes en Crimée1238. Selon
ce document, en décembre 2020, «au moins 25 sites populaires ukrainiens étaient totalement bloqués
[en Crimée] et 5 autres l’étaient partiellement»1239.
B. La Russie n’est pas parvenue à réfuter les cas individuels de harcèlement
et d’entrave au réenregistrement évoqués par l’Ukraine
632. Dans son mémoire, l’Ukraine a montré que la Russie s’était servie de sa législation en
matière de réenregistrement et de lutte contre l’extrémisme pour cibler, harceler et réduire au silence
les organisations médiatiques ukrainiennes et tatares de Crimée1240. Les arguments qu’elle avance
1233 Voir, par exemple, ibid. Les sites Internet du numéro 46, Severnaya Tavrida [Northern Tavrida], et du
numéro 83, Crimea Today, sont entièrement en russe, les langues ukrainienne et tatare de Crimée en étant totalement
absentes. Ibid., p. 7 et 12.
1234 Voir, par exemple, Krym.Realii, Pro-Government TV Channel “Millet” Was Transferred to the Subordination
of the New Department, 21 août 2020 (annexe 163).
1235 CMFR, deuxième partie, appendice E, par. 25.
1236 Radio Svoboda, Chubarov: The New Crimean Tatar Channel in Crimea Will Be a Tool of the Occupiers, 9 juin
2015 (annexe 137).
1237 CMFR, deuxième partie, appendice E, par. 28.
1238 Crimean Human Rights Group, Overview of the Situation with Respect for Human Rights and Norms of the
International Humanitarian Law in Crimea for 2020, 2021, p. 10 (annexe 103).
1239 Ibid.
1240 Voir MU, chap. 10, sect. B 2 ii).
- 221 -
pour tenter de justifier l’imposition d’une obligation d’enregistrement afin d’empêcher les médias
indépendants de s’exprimer brillent par leur vacuité1241. Les récits fantaisistes qu’elle avance pour
expliquer la fermeture de presque toutes les organisations médiatiques ukrainiennes et tatares de
Crimée indépendantes depuis 2014 ne sauraient masquer le fait même que c’est elle la responsable
de leur fermeture massive.
633. L’Organisation des Nations Unies et d’autres organisations internationales, ainsi que de
nombreuses organisations non gouvernementales, ont constaté avec l’Ukraine que le régime de la
Fédération de Russie en matière d’enregistrement était appliqué de manière discriminatoire à l’égard
des médias s’adressant aux Tatars de Crimée et à la communauté d’origine ethnique ukrainienne1242.
Le caractère discriminatoire des refus d’enregistrement est corroboré par le fait que, sur l’ensemble
des chaînes médiatiques et publications tatares de Crimée, la Russie n’a initialement approuvé le
réenregistrement que d’un seul journal tatar de Crimée1243. Ainsi que l’a fait observer une
organisation non gouvernementale, «[a]vant l’annexion, il existait environ 3000 organes
d’information en Crimée. Passé l’échéance de 2015, 232 étaient enregistrés et autorisés à exercer
leurs activités selon Roskomnadzor [l’organe de régulation russe chargé des médias et des
télécommunications] … Les médias indépendants et pro-ukrainiens ne fonctionnent plus en Crimée,
ni les organes d’information s’adressant à la communauté tatare.»1244
634. Les efforts que fait la Fédération de Russie pour justifier certains cas de restrictions
imposées à des organes médiatiques ukrainiens et tatars de Crimée ne sont pas convaincants. Ainsi,
elle est de mauvaise foi lorsqu’elle affirme que, «[à] partir du 1er avril 2015, [le journal Avdet] a
ajusté à la baisse son tirage pour ne pas avoir à se réenregistrer dans le nouveau système»1245, passant
sous silence la loi russe qui oblige les entités médiatiques non enregistrées à limiter leur tirage à
moins de 1000 exemplaires1246. Elle cherche à brouiller les pistes entre cause et effet : si le journal
Avdet a limité son tirage, c’est parce que les autorités russes n’ont pas répondu à sa troisième
demande de réenregistrement, ne lui laissant ainsi d’autre choix que de se conformer à la limite
imposée par la loi en matière de tirage pour les entités médiatiques non enregistrées, et non parce
qu’il aurait d’emblée cherché à échapper au réenregistrement1247.
635. En fait, la Fédération de Russie confirme elle-même les allégations formulées par
l’Ukraine dans son mémoire, puisqu’elle reconnaît que les «deux [premières] demandes [du journal
Avdet] lui [ont] été retournées sans examen, en raison de vices procéduraux»1248. Selon elle,
cependant, «Avdet n’a pas poursuivi sa démarche ni élevé de contestation devant les tribunaux. Cette
décision relève du choix individuel et de la stratégie opérationnelle de son fondateur et rédacteur en
chef.»1249 La Russie n’est pas en reste d’imagination pour décrire la situation, rejetant sur Avdet la
responsabilité qui est en réalité la sienne, puisque le journal, s’efforçant de respecter l’échéance du
1241 Voir CMFR, deuxième partie, appendice E, sect. III B.
1242 Voir MU, par. 513 ; voir aussi Freedom in the World 2017: Crimea, Freedom House (dernière consultation le
9 mars 2022).
1243 Gleb Shemovnev, Only One Crimean Tatar Media Has Passed Registration in Russia, KP.ua, 3 avril 2015
(annexe 134). Voir aussi Crimean Tatar Resource Center, The Russian Federation Systematically Destroys Freedom of
Speech in Crimea - Ministry of Foreign Affairs of Ukraine, 4 mai 2020 (annexe 184).
1244 Freedom in the World 2017: Crimea, Freedom House (dernière consultation le 9 mars 2022).
1245 CMFR, deuxième partie, appendice E, par. 27.
1246 Avdet, “About the newspaper ‘Avdet’”, 7 janvier 2020 (CMFR, deuxième partie, annexe 1013).
1247 QHA, Crimean Tatar Newspaper “Avdet” Did Not Receive Registration, 27 mars 2015 (annexe 133).
1248 CMFR, deuxième partie, appendice E, par. 27.
1249 Ibid.
- 222 -
1er avril 2015 fixée par la législation russe, a de fait soumis une troisième fois sa demande de
réenregistrement1250. La Russie n’a pas répondu à cette demande, dans le droit fil des refus qu’elle a
opposés aux demandes présentées par d’autres organisations médiatiques tatares de Crimée.
636. La Russie ne contredit pas l’Ukraine lorsque celle-ci indique dans son mémoire que «[l]e
3 mars 2014, des forces soutenues par les Russes ont fermé [l]a chaîne télévisée [Chernomorskaya]
et, quelques jours plus tard, le signal de la station était coupé et remplacé par celui d’une station
russe»1251. Elle conteste uniquement la suite du récit de l’Ukraine, à savoir que,
«[l]e 28 juin 2014, la chaîne télévisée Chernomorskaya et d’autres chaînes ukrainiennes
ont disparu totalement des principaux réseaux câblés en Crimée … Le 1er août 2014, les
autorités d’occupation russes ont également effectué une descente dans les locaux de la
chaîne de télévision Chernomorskaya, dont elles ont saisi des caméras et des
ordinateurs»1252,
prétendant que ces deux mesures étaient liées à «un litige civil entre la chaîne en question et le centre
de télé et radiodiffusion de la République autonome de Crimée [ci-après le «RTPC»] … [faisant suite
à] de[s] difficultés financières [persistantes]»1253.
637. La chaîne Chernomorskaya elle-même conteste cette présentation du différend. Elle a
demandé au RTPC de lui fournir une facture justifiant de cette prétendue dette importante, ce qui,
étrangement, lui a été refusé1254. Le président de la chaîne télévisée Chernomorskaya a résumé la
situation en ces termes :
«Nous continuons de considérer comme infondé le montant de la dette réclamée
par le RTPC dans sa demande, mais nous avons été contraints de le payer sous la
pression, en fait, du chantage … Tous nos équipements de studio et informatique ainsi
que notre matériel de tournage et de montage nous ont été sauvagement confisqués, ce
qui a conduit à la suspension de la diffusion de notre chaîne … la prétendue dette n’est
qu’une excuse pour faire cesser la diffusion de Chernomorskaya.»1255
638. De surcroît, la justification avancée par la Fédération de Russie ne permet pas d’expliquer
pourquoi d’autres chaînes ukrainiennes ont également été retirées des réseaux en Crimée ce même
jour de juin, à supposer que la suppression de la chaîne télévisée Chernomorskaya fût simplement
due à un litige civil d’ordre privé. Elle n’explique pas non plus pourquoi la représentante de l’OSCE
pour la liberté des médias, Dunja Mijatović, a lancé, alors qu’elle condamnait la saisie des biens de
Chernomorskaya, le plus important télédiffuseur de Crimée, l’avertissement suivant :
«[l]a pression qui continue d’être exercée en Crimée sur les médias indépendants qui
offrent une tribune aux voix discordantes est le signe manifeste d’une censure qui ne
1250 QHA, Crimean Tatar Newspaper “Avdet” Did Not Receive Registration, 27 mars 2015 (annexe 133).
1251 MU, par. 507.
1252 Ibid.
1253 CMFR, deuxième partie, appendice E, par. 34.
1254 Center for Investigative Journalism, TRK Chernomorskaya Paid the Debt to the RTPC Before the Court. “The
Arrest and Removal of Equipment Was Blackmail” – Zhuravleva, 6 août 2014 (annexe 130).
1255 Ibid.
- 223 -
saurait en aucun cas être tolérée … Il en résulte une atmosphère de peur dans laquelle
le journalisme indépendant ne peut exister.»1256
639. En outre, si la suppression de la chaîne télévisée Chernomorskaya et la saisie de ses biens
constituaient des «mesure[s] juridiquement fondée[s]», comme le soutient la Fédération de
Russie1257, on peut s’étonner que, avant d’être restitués, lesdits biens aient été dépouillés de leurs
cartes mémoire, disques durs, batteries et cartes son1258. Les prétendues explications avancées par la
Russie ne correspondent pas à la réalité des faits de harcèlement subis par Chernomorskaya.
640. La Fédération de Russie cherche ensuite à faire croire que «les dirigeants d’ATR
ont … choisi de déplacer leurs bureaux à Kiev» parce qu’ils appréhendaient une «perte temporaire
de revenus», et présente cette décision comme «éta[n]t liée à la question des bénéfices»1259. Elle
choisit de fermer les yeux sur la déposition directe de Lenur Islyamov, propriétaire du groupe ATR,
qui explique que, «[a]vant la cessation de ses activités en Crimée (le 1er avril 2015), la chaîne ATR
représentait pour les Tatars de Crimée une initiative particulièrement couronnée de succès en raison
de sa grande popularité, de sa crédibilité auprès des téléspectateurs et de son efficacité économique,
car elle émettait sans le soutien de l’Etat et était rentable»1260. La Russie est incapable d’expliquer
pourquoi une entreprise jusque-là prospère s’attendrait à une perte temporaire de revenus, si ce n’est
que les autorités d’occupation russes lui avaient donné des raisons de croire qu’elle ne pourrait plus
exercer ses activités de la manière qui avait par le passé assuré son succès.
641. Entonnant son refrain habituel, la Fédération de Russie argue également des prétendues
activités extrémistes de M. Islyamov pour justifier que le groupe ATR se soit vu refuser
l’enregistrement1261. Comme il est indiqué ailleurs dans la présente réplique et exposé de façon plus
détaillée dans le rapport d’expertise de Martin Scheinin, l’appui que prend la Russie sur ses lois
contre l’extrémisme pour justifier ses agissements incite davantage à conclure à la discrimination
raciale qu’à l’exclure1262. Il est par exemple révélateur que la Russie invoque des éléments de preuve
présentés à sa propre Cour suprême par le bureau du procureur de la République de Crimée et le
bureau de son propre procureur général, et indiquant (en termes identiques) que la chaîne télévisée
ATR diffusait des programmes dans lesquels «on [pouvait] percevoir une opinion hostile à la Russie
et qui dress[aient] certains peuples de Crimée les uns contre les autres et contre l’Etat, ce qui [pouvait]
conduire à la déstabilisation de la République de Crimée en contribuant à la détérioration des
relations entre ethnies et entre confessions»1263. En d’autres termes, M. Islyamov a été condamné
1256 OSCE, OSCE Representative Condemns Steps Aimed at Full Silencing of Chernomorskaya TV in Crimea,
4 août 2014 (MU, annexe 808).
1257 CMFR, deuxième partie, appendice E, par. 35.
1258 MU, par. 507.
1259 CMFR, deuxième partie, appendice E, par. 28.
1260 Witness Statement of Lenur Islyamov, 6 juin 2018, par. 8 (MU, annexe 18).
1261 CMFR, deuxième partie, appendice E, par. 48, 50, 51, 55, 57, 71 à 75, 84 et 85.
1262 Voir, par exemple, rapport Scheinin, par. 43 (annexe 7).
1263 Prosecutor’s Office of the Republic of Crimea, Letter No. Isorg-27-396-2015 to Roskomnadzor, 28 janvier
2015 (CMFR, deuxième partie, annexe 535) ; Prosecutor General’s Office of the Russian Federation,
Letter No. Isorg-27/3-1804-15/33170 to Roskomnadzor, 18 février 2015, p. 1 (CMFR, deuxième partie, annexe 538).
- 224 -
pour avoir osé offrir une tribune au peuple tatar de Crimée convaincu que la péninsule demeurait
partie intégrante de l’Ukraine1264.
642. S’il pouvait subsister quelque doute quant au bien-fondé des arguments avancés par la
Russie pour sa défense, il devrait être dissipé par les éléments de preuve totalement farfelus qui ont
été produits contre M. Islyamov. Ainsi, le tribunal se fonde sur des déclarations de personnes choisies
au hasard et ayant regardé des vidéoclips dans lesquels M. Islyamov parlait du blocus, qui se sont
dites «mal à l’aise» à l’écoute des propos de ce dernier, dans lesquels elles pouvaient «sentir
l’agressivité»1265. L’un des «témoins» a déclaré qu’«il avait été invité par les agents du FSB russe en
République de Crimée et dans la ville de Sébastopol à participer, en tant que représentant du public,
à une étude sur YouTube»1266. Il a regardé des vidéoclips dans le bâtiment du FSB, puis le tribunal,
au lieu de l’entendre, a lu sa déclaration, où il se disait «convaincu que Lenur Islyamov [était] hostile
à la Russie, puisqu’il [avait] entamé le blocus de la Crimée et coupé l’alimentation en électricité de
cette région»1267. Ce type de «preuve» ne répond à aucune norme de preuve devant quelque tribunal
que ce soit.
643. Une chose ressort clairement des faits exposés ci-dessus : la Cour ne devrait accorder
aucun crédit aux efforts que la Russie s’évertue à déployer afin d’échapper à la responsabilité qui lui
incombe au titre de la CIEDR à raison de ses lois contre l’extrémisme, qui constituent un retour à
l’ère soviétique.
*
* *
644. En résumé, la Fédération de Russie tente de distraire la Cour des actions qu’elle a menées
contre les médias et qui ont eu pour but ou pour effet d’exclure les voix ukrainiennes et tatares de
Crimée du débat public en Crimée. Les preuves, prises dans leur ensemble, sont toutefois
indéniables : les médias s’adressant aux communautés d’origine ethnique ukrainienne et tatare de
Crimée ont été désavantagés de façon disproportionnée par l’application des exigences que la Russie
a imposées en matière de réenregistrement, privant les deux communautés de toute expression
authentique dans le paysage médiatique criméen. L’application discriminatoire des lois constitue une
violation manifeste de la CIEDR.
1264 Supreme Court of the Republic of Crimea, Case No. 1-11/2020, Decision, 10 December 2020 (Ukraine’s
translation of Russia’s Counter-Memorial Part II, Annex 430) (annexe 96). Voir aussi Nations Unies, Assemblée générale,
résolution 68/262, doc. A/RES/68/262, Intégrité territoriale de l’Ukraine, 27 mars 2014 (MU, annexe 43).
1265 Supreme Court of the Republic of Crimea, Case No. 1-11/2020, p. 5 à 7 (annexe 96).
1266 Ibid., p. 6.
1267 Ibid.
- 225 -
CHAPITRE 16
DÉGRADATION DU PATRIMOINE CULTUREL
645. Dans son mémoire, l’Ukraine a montré que la Russie, en détruisant des biens culturels,
en annulant des programmations et en fermant des sites culturels, avait fait subir aux communautés
ukrainienne et tatare de Crimée une attaque générale contre leur patrimoine culturel respectif. Ces
mesures, qui ont pris une ampleur absurde lors de l’invasion de 2022, avaient pour but ou pour effet
discriminatoire de compromettre l’exercice des droits culturels de ces communautés, en violation du
paragraphe 1 de l’article 2, du point vi) de l’alinéa e) de l’article 5 et de l’article 6 de la CIEDR. Mais
cette attaque a des répercussions bien plus vastes : si la préservation et la mise en valeur du
patrimoine culturel accentuent le sentiment d’appartenance identitaire et communautaire d’une
population, la dégradation de ce patrimoine a pour effet d’anéantir celle-ci et ses racines culturelles.
Lorsque la dégradation systématique s’inscrit dans une campagne de discrimination raciale
généralisée menée par une puissance occupante, elle prend les proportions d’une annihilation
culturelle pure et simple.
646. La Russie cherche à discréditer la thèse de l’Ukraine en la qualifiant de «manifestement
infondée[]»1268. Elle affirme que les allégations de dégradation du patrimoine culturel ukrainien en
Crimée «ne résistent pas à l’examen»1269 et que celles qui concernent le patrimoine culturel tatar de
Crimée ne concernent que le palais du Khan1270. Selon elle, celui-ci «reste à ce jour un vibrant
symbole culturel et un trésor historique de la communauté tatare de Crimée et, plus largement, de la
population criméenne»1271. Comme il est toutefois expliqué ci-après, la Russie a considérablement
dégradé l’intégrité culturelle de ce site depuis 2014, et ce n’est là qu’un exemple notable parmi une
foule d’autres actes hostiles à l’égard du patrimoine culturel de ces deux communautés.
A. La tentative stérile de la Russie de faire passer la transformation
scandaleuse du palais du Khan pour une banale rénovation
647. Contrairement à ce qu’affirme la Russie1272, la dégradation de sites du patrimoine culturel
par un Etat peut emporter violation de la CIEDR. Il y a quelques mois, par exemple, dans
l’ordonnance en indication de mesures conservatoires qu’elle a rendue en l’affaire Arménie
c. Azerbaïdjan, la Cour a jugé plausibles les droits culturels invoqués par l’Arménie au titre de la
CIEDR «qui auraient été violés en raison de faits … de dégradation et profanation du patrimoine
culturel arménien»1273. L’attaque dirigée par la Russie contre le palais du Khan sous couvert de
restauration est un cas particulièrement grave. Comme l’a expliqué le coordinateur national pour
l’Ukraine du Centre international d’études pour la conservation et la restauration des biens culturels
(ci-après l’«ICCROM»), «l’ensemble de Bakhtchissaraï est le seul témoignage au monde de
l’existence des Tatars de Crimée en tant que nation, en tant que peuple. La disparition de ce
monument, qui s’apparente à la perte du code génétique de cette nation, ne doit être tolérée sous
aucun prétexte»1274.
1268 CMFR, deuxième partie, appendice F, par. 1.
1269 Ibid., par. 28.
1270 CMFR, deuxième partie, par. 414.
1271 Ibid., par. 415.
1272 CMFR, deuxième partie, appendice F, par. 8, note 19.
1273 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Arménie c. Azerbaïdjan), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2021, par. 61.
1274 Tatiana Ivanovich, Khan’s Barbaric “Restoration,” From the Palace to the Barn, QHA, 7 décembre 2018
(annexe 155).
- 226 -
648. Pour éviter d’aborder le fond du problème, la Fédération de Russie accuse l’Ukraine de
s’appuyer essentiellement sur des renseignements relevant du domaine public, affirmant qu’elle «ne
possède aucune information récente de première main ou dûment corroborée qui lui permettrait de
procéder à une évaluation exacte et précise des travaux de restauration»1275. Or la Russie se plaint ici
d’un problème dont elle est à l’origine : parce qu’elle refuse de laisser des auditeurs indépendants se
rendre en Crimée1276, l’Ukraine ne peut mener elle-même une enquête approfondie sur les dégâts
causés au palais du Khan au nom de sa «restauration». Même l’UNESCO n’a eu accès ni au site, ni
à la Crimée, malgré les inquiétudes qu’a exprimées son conseil exécutif, dans ses rapports, au sujet
des travaux de construction1277.
649. A cause des travaux que la Russie a, étonnamment, entrepris en hiver pour «restaurer» le
palais du Khan, l’intérieur du bâtiment a été endommagé par des inondations et des chutes de
neige1278 ; les tuiles artisanales historiques («tatarka») de la toiture de la mosquée ont été détruites et
remplacées par des tuiles espagnoles modernes, de production industrielle1279 ; les fresques du
XVIIIe siècle et les poutres d’origine ont été ruinées1280 ; et la façade du bâtiment s’est fissurée par
suite de l’utilisation d’une technique inadaptée de nettoyage au moyen de jets d’eau sous forte
pression1281. Si cette profanation culturelle ne mérite pas d’être qualifiée de restauration, de tels
dommages sont à prévoir lorsque le chantier est dirigé par un personnel qui ne possède ni
l’expérience, ni la qualification requise pour restaurer des bâtiments historiques1282. De même,
l’actuel directeur général du «musée-réserve historique, culturel et archéologique de Bakhtchissaraï»
(qui comprend le palais du Khan), institution de la République de Crimée financée par l’Etat, bien
qu’il ait témoigné pour la Russie en l’espèce au sujet des travaux de réparation et de restauration du
palais1283, est un juriste et procureur qui est visiblement dépourvu de toute expérience en matière de
préservation, de restauration ou même d’archéologie1284.
650. Le respecté Royal Institute of International Affairs (ou «Chatham House») s’est
également alarmé de cette situation :
«Les travaux destructeurs de reconstruction du palais de Bakhtchissaraï, qui date
du XVIe siècle et constitue le dernier ensemble architectural complet du peuple
1275 CMFR, deuxième partie, appendice F, par. 15.
1276 Rapport du Secrétaire général de 2019, par. 70 et 72.
1277 UNESCO, Conseil exécutif, Suivi des décisions et résolutions adoptées par le Conseil exécutif et la Conférence
générale à leurs sessions antérieures, doc. 207EX/5.I.C, 13 septembre 2019, p. 10 et 21 (ci-après le «rapport de l’UNESCO
de 2019»).
1278 Tatiana Ivanovich, Khan’s Barbaric “Restoration,” From the Palace to the Barn, QHA, 7 décembre 2018
(annexe 155).
1279 Ibid. Voir aussi Krym.Realii, Khan’s Palace: Restoration or Destruction?, 28 décembre 2017 (annexe 150) ;
Center of Monument Studies, “Restoration” of the Great Khan Mosque (Biyuk Khan-Djami) in Bakhchisaray: on the Tile
Roofing, 14 mars 2018 p. 1 à 7 (MU, annexe 1031) ; Ministry of Information Policy of Ukraine, Save the Khan’s Palace,
2018 p. 10 et 11 (MU, annexe 734).
1280 Voir le rapport de l’UNESCO de 2019, p. 10 ; Tatiana Ivanovich, Khan’s Barbaric “Restoration,” From the
Palace to the Barn, QHA, 7 décembre 2018 (annexe 155) ; Krym.Realii, Khan’s Palace: Restoration or Destruction?,
28 décembre 2017 (annexe 150).
1281 Rapport de l’UNESCO de 2019, p. 10.
1282 Ibid., p. 11.
1283 Witness Statement of Vadim Leonidovich Martynyuk, General Director of the State Budgetary Institution of
the Republic of Crimea “Bakhchisaray Historical, Cultural and Archaeological Museum-Reserve”, 9 juin 2021 (CMFR,
deuxième partie, annexe 20).
1284 CV of V.L. Martynyuk, Director General of the State Budgetary Institution of the Republic of Crimea
“Bakhchisaray Historical, Cultural and Archaeological Museum-Reserve” (CMFR, deuxième partie, annexe 1285).
- 227 -
autochtone, figurant sur la liste indicative du patrimoine mondial de l’UNESCO, est un
nouvel exemple de la menace qui pèse sur l’identité même des Tatars de Crimée. Cette
reconstruction, dirigée par une équipe qui n’a pas la moindre expérience des sites
culturels, porte atteinte à l’authenticité et à la valeur historique de cet ensemble, ce qui
est précisément le but de la Russie.»1285
651. La Fédération de Russie a elle-même critiqué ces entreprises, mais seulement après
qu’elles ont endommagé des sites culturels importants aux yeux des Russes. Pour les travaux du
palais du Khan, elle a fait appel aux sociétés Kiramet, ATTA Group et Meander1286. Les deux
premières n’avaient aucune expérience de la restauration et n’ont recruté aucun spécialiste du
domaine dans leurs équipes1287. Comme l’explique l’Ukraine dans son mémoire, dans le cadre de la
«rénovation» de la maison d’Aïvazovski, que la Russie considère comme un site culturel important,
le tribunal du district Lénine, dans l’oblast de Rostov, a jugé que ces deux entreprises avaient commis
«une grave violation de la loi sur la protection des sites du patrimoine culturel [de la Fédération de
Russie]»1288.
652. La Russie tente d’étouffer l’affaire, affirmant que la décision du tribunal
«a toutefois trait à une action intentée non pas contre l’une ou l’autre de ces entreprises,
mais contre M. Sergey Efimov, président du comité d’Etat pour la préservation du
patrimoine culturel, qui est l’organe administratif chargé notamment d’autoriser et de
superviser les travaux de rénovation de sites du patrimoine culturel»1289.
Cette décision indique pourtant explicitement que les entreprises en cause ont contribué à une «grave
violation de la loi», en ce que «la réalisation des travaux de préservation de la maison d’Aïvazovski
a modifié l’apparence historique d’origine du bâtiment» ; ces entreprises n’ont pas obtenu le «permis
spécial du ministère de la culture de la Fédération de Russie» requis pour tous travaux de
restauration ; et ont de nouveau omis de soumettre la «documentation relative au projet [nécessaire
pour obtenir] l’approbation du Comité, accompagnée d’un rapport d’expertise sur la valeur des
travaux de recherche et de la documentation se rapportant à la préservation de [la maison
d’Aïvazovski]»1290. Sergeï Efimov était certes le défendeur, mais il était appelé à répondre des erreurs
commises par les entreprises en question. Or, lorsque l’ancien directeur tatar de Crimée du palais du
Khan a engagé des poursuites judiciaires contre ces mêmes entreprises, le tribunal criméen l’a
débouté, prétextant d’un vice de procédure1291. Il est intéressant de constater que, sur les deux sites
du patrimoine culturel, les entreprises ont effectué des travaux presque identiques (remplacement des
1285 Kateryna Busol, Crimea’s Occupation Exemplifies the Threat of Attacks on Cultural Heritage, Chatham House,
4 février 2020.
1286 Elena Removskaya, “Vandalism Masquerades as Restoration.” New Contractors From Russia in the Khan’s
Palace, Krym.Realii, 17 février 2021 (annexe 165).
1287 Krym.Realii, Khan’s Palace: Restoration or Destruction?, 28 décembre 2017 (annexe 150).
1288 Judgment in an Administrative Offence Case, 11 October 2017, Rostov-on-Don, Case No. 5-438/17 (MU,
annexe 925) ; voir aussi MU, par. 526.
1289 CMFR, deuxième partie, appendice F, par. 24.
1290 Judgment in an Administrative Offence Case, 11 October 2017, Rostov-on-Don, Case No. 5-438/17, p. 3 et 4
(MU, annexe 925).
1291 MU, par. 526 ; Zheleznodorozhny District Court of Simferopol of the Republic of Crimea, où le tribunal rejette
la demande au motif que l’ancien directeur n’avait pas qualité pour agir en l’affaire, ses droits individuels n’ayant pas été
compromis, sans se prononcer sur les dommages causés par les travaux de construction du palais du Khan (MU,
annexe 930).
- 228 -
tuiles et des chevrons, et ravalement de la façade, entre autres) ; la maison d’Aïvazovski est donc un
point de comparaison idéal pour le palais du Khan1292.
653. Enfin, la Russie tente de détourner l’attention de la Cour en affirmant gratuitement que
l’Ukraine «a choisi de [ne] faire aucun cas [des mises en garde qui lui avaient été adressées] et n’a
pas entrepris les travaux de restauration qui s’imposaient» malgré l’«état alarmant [du palais du
Khan] et la nécessité de procéder à des réparations»1293. Même s’il fallait ajouter foi à cette allégation,
elle n’excuserait en rien la destruction délibérée du patrimoine culturel des Tatars de Crimée à
laquelle s’est livrée la Russie. Cependant, comme il ressort clairement d’une lettre du coordinateur
national de l’ICCROM pour l’Ukraine qui a déjà été versée au dossier de l’affaire, l’institut ukrainien
de recherche et de conception en matière de restauration (UkrNDIprojektrestavratsia Institute) a
poursuivi les activités engagées pendant l’ère soviétique en menant régulièrement des études
scientifiques sur le complexe du palais du Khan1294. Voici un passage de cette lettre :
«Il est important de noter le degré élevé de professionnalisme des études réalisées
et des décisions prises en ce qui concerne la conservation, la restauration et la rénovation
de nombreux éléments historiques des bâtiments et la réhabilitation de leur authenticité.
Guidées par les principes de l’école historique de restauration ukrainienne et par les
critères qu’imposent les chartes internationales en matière de protection des trésors
historiques et culturels, les décisions architecturales ont été prises sur la base de
méthodes permettant de préserver au mieux les éléments individuels de la construction
et l’apparence historique et artistique de l’ensemble.»1295
654. En outre, l’institut travaillait activement à la restauration du palais du Khan avant le début
de l’occupation russe en 20141296. Il est à noter qu’une partie des études préparatoires qu’il a
effectuées ont révélé que seules trois des 22 poutres soutenant la toiture et une traverse avaient besoin
d’être remplacées, et qu’une seule poutre nécessitait une restauration1297. La destruction complète de
la toiture par les entreprises en cause est d’autant plus incompréhensible que les recherches
minutieuses conduites par l’institut montraient que de tels travaux n’étaient pas utiles.
655. Les efforts que déploie la Russie pour défendre la façon honteuse dont elle a traité ce
joyau du patrimoine culturel tatar de Crimée ne servent à rien. Si le même soin était apporté à la
restauration d’un bien culturel d’une importance comparable aux yeux des Russes, le Kremlin, par
exemple, la nation russe tout entière serait scandalisée. La légèreté avec laquelle la Russie justifie les
travaux bâclés du palais du Khan trahit le mépris dans lequel elle tient le peuple tatar de Crimée et
sa culture.
1292 Voir, par exemple, Judgment in an Administrative Offence Case, 11 October 2017, Rostov-on-Don,
Case No. 5-438/17 (MU, annexe 925) ; rapport de l’UNESCO de 2019, p. 10 ; Tatiana Ivanovich, Khan’s Barbaric
“Restoration,” From the Palace to the Barn, QHA, 7 décembre 2018 (annexe 155) ; Krym.Realii, Khan’s Palace:
Restoration or Destruction?, 28 décembre 2017 (annexe 150).
1293 CMFR, deuxième partie, appendice F, par. 7.
1294 A.E. Antoniuk, National Coordinator of International Center for the Study of the Preservation and Restoration
of Cultural Property in Ukraine, Letter No. 12, avril 2018, p. 1, où il est noté que l’institut ukrainien de recherche et de
conception en matière de restauration «a effectué des études scientifiques sur le complexe du palais du Khan en 1960, 1962,
1965, 1987, 1988 et 1994, ainsi que les années suivantes…» (MU, annexe 1030).
1295 Ibid.
1296 Virtual Museum of Russian Aggression, Aggressor Destroys Cultural Heritage in Crimea, Start of the
“Restoration” of the Khan’s Palace, 27 juillet 2017, accessible à l’adresse suivante : https://rusaggression.gov.ua/en/
event-article.html?object=6a3cb8669d24f638f158116a6416dab9.
1297 Ibid.
- 229 -
B. Contrairement à ce qu’affirme la Russie, les agissements discriminatoires dirigés contre
la communauté tatare de Crimée que dénonce l’Ukraine ne se limitent pas
aux dommages causés au palais du Khan
656. La destruction du palais du Khan n’est certainement pas le seul exemple d’atteinte portée
au patrimoine culturel tatar de Crimée. Chatham House confirme que le patrimoine culturel des deux
communautés ethniques est pris pour cible par la Fédération de Russie :
«L’Union soviétique puis la Russie ont ciblé le patrimoine culturel des Tatars de
Crimée afin de minimiser leur rôle dans l’histoire et rendre en apparence vaine toute
tentative de préserver ou de mettre en valeur cette culture. La Russie assoit ainsi son
hégémonie historique et politique au détriment des composantes ukrainienne et tatare
de l’histoire de la Crimée.»1298
657. Parmi les autres exemples de dégradation de la culture tatare de Crimée, Chatham House
cite la destruction de sépultures musulmanes pour construire l’autoroute Tavrida, «qui mène au
nouveau pont Kerch, lequel relie la péninsule à la Russie»1299.
658. Le palais du kalga-sultan ou «Aqmescitsaraï», monument archéologique, et l’aspect
culturel de l’ancienne cité d’Aqmescit (aujourd’hui Simferopol) constituent un autre exemple de la
tentative d’annihilation culturelle de la communauté tatare de Crimée. A la fin du XVe siècle, le
khanat criméen créa le titre de kalga-sultan, «commandeur de l’armée du khanat criméen, premier
héritier du trône du Khan»1300. Le kalga-sultan résidait dans la cité entourant le palais appelé
Aqmescitsaraï. Après l’annexion de la Crimée par l’empire russe en 1783, Aqmescit perdit le palais
du kalga-sultan, son principal site architectural, culturel et politique1301. Construit au début du
XVIe siècle, le palais tomba en ruine à la fin du XVIIIe siècle, alors que les troupes russes tenaient
garnison en Crimée.
659. En 2017, une étude archéologique d’Aqmescit et du palais du kalga-sultan a été réalisée
pour permettre aux autorités russes occupantes d’engager la construction d’une église orthodoxe
russe sur le terrain d’une ancienne brasserie. Pendant les travaux, «des restes de la maçonnerie des
murs du palais et des vestiges culturels datant de ses dernières années d’existence ont été
découverts»1302. Mais au lieu de redoubler d’efforts pour protéger et préserver les sites
archéologiques dans la partie ancienne d’Aqmescit-Simferopol, les autorités occupantes ont autorisé
la réalisation de travaux d’excavation, de «démolition» et d’«exploration» à partir de 20191303. Dans
une vidéo de 2021, on peut voir les reflets dorés du dôme de l’église orthodoxe russe bâtie sur les
ruines du palais tatar de Crimée1304.
1298 Kateryna Busol, Crimea’s Occupation Exemplifies the Threat of Attacks on Cultural Heritage, Chatham House,
4 février 2020 (les italiques sont de nous).
1299 Ibid.
1300 International Renaissance Foundation, Information on Illegal Archeological Excavations: List of Objects of
Destruction of Monuments of Crimea, 2021 (annexe 106).
1301 Ibid.
1302 Ibid.
1303 Ibid.
1304 Crimean Tatars in English, A Flash Mob in Defense of Kalga Sultan Was Announced in Crimea, YouTube,
8 novembre 2021, accessible à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=gxqIV-frtK8.
- 230 -
C. La Russie est incapable de réfuter les allégations de l’Ukraine concernant
l’atteinte qu’elle a portée au patrimoine culturel ukrainien en Crimée
660. Bien que la Fédération de Russie tente de minimiser les actes d’agression commis par ses
représentants en vue d’étouffer l’expression culturelle de la communauté ukrainienne, son discours
fallacieux ne parvient pas à démentir les faits.
661. Par exemple, la Russie affirme que l’Ukraine n’est pas en mesure d’étayer ses allégations
selon lesquelles la collection du musée Lesya Ukrainka a été considérablement réduite ; or, on trouve
ce qui suit sur un site Internet touristique :
«Depuis quelques années, le musée Lesya Ukrainka lui-même est fermé «pour
raisons techniques», comme l’indique un panneau à l’entrée. Une petite exposition
consacrée à la poétesse a été transférée dans le musée historique et littéraire de Yalta,
au premier étage du même bâtiment.»1305
662. Plusieurs autres sites Internet confirment cette fermeture prolongée, bien que les autorités
de Yalta se fussent engagées publiquement à achever les travaux de réparation avant la fin de
l’année 20171306. Comme l’explique une critique littéraire ukrainienne spécialiste de l’oeuvre de
Lesya Ukrainka, «[cette dernière] ayant toujours défendu la position ukrainienne, un tel musée ne
peut exister dans la Russie moderne»1307.
663. La Russie prétend ensuite que l’Ukraine «dénature … les faits» dans son mémoire, où
elle décrit la fermeture forcée d’une école d’art dramatique pour enfants en langue ukrainienne
(Svitanok) et la démission forcée de sa directrice, Alla Petrova, en raison des liens qu’entretenait
l’école avec l’Ukraine1308. Elle souligne que Mme Petrova a «volontairement démissionné» et qu’il
n’y a eu «aucun conflit ou pression entre Mme Petrova et ses collègues, ou entre l’intéressée et
l’institut, avant sa démission»1309. A l’appui de son assertion, elle cite la lettre de démission de
Mme Petrova, laquelle se résume à la phrase suivante : «Veuillez accepter ma démission volontaire,
avec effet au 11 janvier 2016.»1310
664. Cette lettre longue d’une phrase ne contredit pas la version du cofondateur de l’école,
l’époux de Mme Petrova, selon lequel «[i]ls ont essayé de pousser [cette dernière] à la démission en
été, puis à l’automne. … Ils ont procédé à plusieurs inspections, ont critiqué son travail en toute
occasion, l’ont insultée puis menacée, et ont tenté de diminuer son salaire.»1311 La mesure a été portée
à son comble lors de la représentation de l’école à la mi-décembre, alors qu’on a eu l’audace de parler
ukrainien et d’arborer des costumes brodés ukrainiens. La fermeture forcée de Svitanok est, selon
1305 Portal Big Yalta, Museum of Lesya Ukrainka in Yalta, 24 juillet 2019 (annexe 157).
1306 Victoria Veselova & Maxim Stepantsov, Anniversary with a Leaky Ceiling. What Is Left of the Legacy of
Lesya Ukrainka in Crimea, Krym.Realii, 25 février 2021 (annexe 166).
1307 Radio Svoboda, Lesya Ukrainka Museum in Yalta Closed, Russian Authorities Say – For Repairs, Writers –
Forever, 15 mars 2016 (annexe 141).
1308 CMFR, deuxième partie, appendice F, par. 40 ; voir aussi MU, par. 530 ; The Guardian, Crimea’s Children’s
Theatre Forced to Shut for ‘Promoting Western Propaganda’, 6 janvier 2016 (MU, annexe 1075).
1309 CMFR, deuxième partie, appendice F, par. 40.
1310 Letter to the Ministry of Education, Science and Youth of the Republic of Crimea No. 01-01-20/170, 5 avril
2021 (extraits), p. 5 (CMFR, deuxième partie, annexe 644).
1311 The Guardian, Crimea’s Children’s Theatre Forced to Shut for ‘Promoting Western Propaganda’, 6 janvier
2016 (MU, annexe 1075).
- 231 -
lui, «un nouvel exemple de la répression et de la persécution dont fait l’objet tout ce qui, de près ou
de loin, peut évoquer le passé ou être lié à l’Ukraine»1312.
665. Enfin, la Russie tente de se soustraire à toute responsabilité pour le harcèlement du
personnel du centre culturel ukrainien en affirmant que les enquêtes et les fouilles répétées dont ont
fait l’objet quatre de ses membres étaient justifiées en ce qu’elles participaient de «mesures
d’instruction régulières prises par les autorités compétentes, en application de leur mandat et sur la
base de soupçons légitimes d’activités extrémistes pesant sur des individus qui, pour la plupart, se
[sont] rév[élés] être des récidivistes notoires»1313. Là encore, la Russie ne nie pas avoir mené les
enquêtes et commis les actes d’intimidation systématiques exposés par l’Ukraine, mais qualifie de
vivier d’extrémistes le centre, créé en mai 2015 pour étudier et mettre en valeur la langue, la
littérature et la culture ukrainiennes, ainsi que son personnel.
666. Comme l’explique M. Scheinin, cette esquive tombe à plat :
«Il est à remarquer que, souvent, la Fédération de Russie, au lieu de contester les
faits exposés par l’Ukraine, invoque ses lois anti-extrémisme, comme si cela excluait
l’existence de toute discrimination raciale. A la lumière des documents examinés lors
de l’établissement du présent rapport, toutefois, l’application des lois anti-extrémisme
en Crimée dans le contexte de la prétendue annexion d’une partie du territoire
internationalement reconnu de l’Ukraine, à l’égard de membres des communautés
ukrainienne de souche et tatare de Crimée, devrait être considérée comme une preuve
et un aveu de la présence d’un but ou d’un effet discriminatoire au sens de la
CIEDR…»1314
667. La Fédération de Russie s’est employée systématiquement à la stigmatisation de la culture
et de la langue ukrainiennes, à l’oral comme à l’écrit, et au harcèlement de ses locuteurs, ainsi qu’à
la dégradation des institutions qui tentent de les préserver. Ces actes s’inscrivent dans une campagne
discriminatoire plus large menée contre la culture des communautés ukrainienne et tatare de Crimée
depuis 2014. Le message plus général adressé à ces communautés est clair : ceux qui s’opposent à la
russification de la Crimée en subiront les conséquences, non seulement par la privation de leurs droits
civils et politiques, mais par l’annihilation de leur identité, en tant qu’éléments constitutifs du
multiculturalisme qui caractérisait auparavant la péninsule. Ce faisant, la Russie transforme sa
campagne de discrimination raciale systématique en un projet d’extermination culturelle
manifestement illicite.
1312 Ibid.
1313 CMFR, deuxième partie, appendice F, par. 33.
1314 Rapport Scheinin, par. 49 (annexe 7).
- 232 -
CHAPITRE 17
ATTEINTE AUX DROITS À L’ÉDUCATION
669. L’Ukraine a démontré, dans son mémoire, que la Russie avait mis en oeuvre son
programme d’annihilation culturelle en prenant des mesures ayant pour but ou pour effet de limiter
les possibilités, pour les enfants de Crimée, d’obtenir un enseignement en langues ukrainienne ou
tatare de Crimée, c’est-à-dire en privilégiant le russe en tant que langue d’études dominante et en
alignant les programmes scolaires, les certifications et la formation des enseignants sur le modèle
russe. L’Ukraine affirmait alors que l’utilisation, par la Russie, du système scolaire pour promouvoir
la langue et la culture russes au détriment des langues ukrainienne et tatare de Crimée emportait
violation de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2, sur l’interdiction des actes ou pratiques de
discrimination raciale, ainsi que du point v) de l’alinéa e) de l’article 5, aux termes duquel les Etats
parties s’engagent à garantir le droit à l’égalité devant la loi dans la jouissance du droit à l’éducation
et à la formation professionnelle.
670. La Russie répond en dénaturant les arguments de l’Ukraine et en se réclamant avec
formalisme des déclarations en faveur de l’égalité inscrites dans la législation russe. Elle soutient,
par exemple, que celle-ci est en conformité avec la CIEDR, car le point v) de l’alinéa e) de l’article 5
«n’englobe pas le droit à l’enseignement dans une langue minoritaire»1315. Or, comme il est expliqué
plus loin, l’Ukraine n’a pas, pour établir le bien-fondé de ses prétentions, à démontrer qu’un tel droit
existe, mais seulement que les communautés ukrainienne et tatare de Crimée ont reçu un traitement
moins favorable que la communauté criméenne d’origine ethnique russe dans la péninsule, ce qui a
entravé leur accès à l’éducation et à la formation. Par ailleurs, en avançant que «les Tatars de Crimée
et les Ukrainiens de souche ont ainsi bénéficié d’un traitement particulièrement favorable depuis
2014, puisque leurs langues ont été reconnues comme langues officielles de Crimée»1316, la Russie
retombe dans l’erreur commise ailleurs dans le contre-mémoire en prenant le libellé des textes de loi
pour la réalité vécue au quotidien sur le terrain.
671. C’est en vain que la Fédération de Russie s’efforce de présenter ses politiques d’éducation
en Crimée comme plus progressistes que celles de la plupart des autres Etats. Les prétendues
«garanties étendues» de la Russie en faveur de l’enseignement dans la langue maternelle n’ont
aucune base concrète, comme l’ont fait observer tant la Cour européenne des droits de l’homme que
les simples citoyens en Crimée. Le fait est que, depuis 2014, la Russie a supprimé de manière
sélective les possibilités en matière d’éducation qui étaient jusqu’alors ouvertes aux communautés
ukrainienne et tatare de Crimée. Cette politique a eu pour but ou pour effet discriminatoire de réduire
l’accès de ces communautés à l’éducation et à la formation par rapport à celui ouvert aux Criméens
s’estimant d’appartenance ethnique russe, en violation de la CIEDR.
A. Les restrictions imposées par la Russie à l’enseignement dans les langues ukrainienne et
tatare de Crimée portent atteinte au droit général à l’éducation des communautés visées
672. La Fédération de Russie affirme que le droit à l’éducation et à la formation
professionnelle affranchi de toute forme de discrimination que garantit la CIEDR ne comprend pas
le droit à l’enseignement dans les langues minoritaires1317. La question n’est toutefois pas de savoir
s’il existe ou non un droit indépendant de recevoir un enseignement dans une langue minoritaire. En
effet, les changements apportés par la Russie au système d’éducation en Crimée, en privilégiant
1315 CMFR, deuxième partie, par. 263.
1316 Ibid., par. 260.
1317 Ibid., par. 263.
- 233 -
l’enseignement en langue russe par rapport à celui dans les langues minoritaires, ont non seulement
mis fin au statu quo, mais eu des effets distincts sur l’accès général à l’éducation et à la formation
professionnelle des diverses communautés ethniques1318.
673. La Fédération de Russie tente de se défendre en invoquant l’argument formaliste selon
lequel tous les étudiants en Crimée sont traités de façon identique, en ce qu’ils bénéficient tous des
mêmes conditions d’accès au système d’éducation publique1319. Or l’égalité formelle n’est pas
toujours synonyme d’égalité véritable, comme l’explique Mme Fredman :
«[La CIEDR] protège les justiciables contre les pratiques qui ont pour but ou pour
effet de les soumettre à la discrimination dans la jouissance de leur droit à
l’éducation. … L’égalité d’accès de tous les enfants à l’enseignement en langue russe
entraîne des répercussions distinctes injustifiées sur les enfants ukrainiens et tatares de
Crimée, par rapport aux enfants dont la langue maternelle est le russe, lorsqu’il remplace
le régime antérieur qui offrait à chacun la possibilité de recevoir un enseignement dans
sa langue maternelle, ce qui constitue en soi une violation du droit à la jouissance du
droit à l’éducation sans distinction d’origine ethnique, consacré par l’article 5 de la
CIEDR.»1320
674. Un argument basé sur l’égalité de traitement et semblable à celui à présent invoqué par
la Russie a été rejeté il y a plus de 80 ans. A l’époque, l’Albanie a eu recours à ce moyen de défense
pour justifier des mesures soi-disant d’application générale, mais qui avaient en fait nui aux droits
d’une certaine minorité. Dans l’affaire des Ecoles minoritaires en Albanie, portée devant la Cour
permanente de Justice internationale, le Gouvernement albanais soutenait que tous les enfants avaient
été traités sur un pied d’égalité lorsque les écoles privées avaient été fermées pour l’ensemble des
élèves, qu’ils appartiennent à la majorité ou à la minorité1321. La Cour permanente a toutefois reconnu
qu’une telle égalité formelle en droit pouvait masquer, dans les faits, un traitement discriminatoire si
la majorité et la minorité ne se trouvaient pas dans des situations comparables. Comme l’a observé
la Cour, «[o]n peut facilement imaginer des cas dans lesquels un traitement égal de la majorité et de
la minorité, dont la condition et les besoins sont différents, aboutirait à une inégalité en fait»1322.
675. La Cour permanente a expliqué que la décision de fermer les écoles privées avait eu un
effet préjudiciable disproportionné sur les communautés minoritaires1323. Comme l’indique
Mme Fredman, elle a reconnu que «la majorité [des étudiants] pouvait continuer à voir ses besoins
satisfaits par les établissements publics créés par l’Etat, tandis que les groupes minoritaires ont été
privés de l’accès aux établissements [privés] indispensables à leurs besoins propres»1324.
676. De même, en l’espèce, l’argument invoqué par la Fédération de Russie d’une prétendue
égalité formelle en droit entre les étudiants russes, ukrainiens et tatars de Crimée, au motif qu’ils
auraient tous accès dans les mêmes conditions au système d’éducation criméen, masque le fait que
les étudiants d’origine ethnique russes bénéficient désormais de possibilités d’éducation plus
1318 Voir second rapport Fredman, par. 49 (annexe 5).
1319 CMFR, deuxième partie, par. 278.
1320 Second rapport Fredman, par. 50 (annexe 5).
1321 Ecoles minoritaires en Albanie, avis consultatif, 1935, C.P.J.I. série A/B, no 64, p. 15.
1322 Ibid., p. 19.
1323 Ibid., p. 20.
1324 Second rapport Fredman, par. 52 (annexe 5).
- 234 -
étendues dans un système biaisé en faveur de leur préférence linguistique, tandis que les étudiants
ukrainiens et tatars de Crimée pâtissent d’un accès réduit à l’éducation dans leur langue maternelle.
677. Tout comme dans l’affaire des Ecoles minoritaires en Albanie, dans laquelle la Cour
permanente de justice internationale a rejeté la prétention de la Grèce, selon laquelle l’Albanie était
tenue de respecter les droits communautaires historiques, et a appliqué, au contraire, les principes
généraux relatifs à la protection des minorités, il n’est pas nécessaire d’établir l’existence d’un droit
spécifique à l’éducation dans sa propre langue pour parvenir à la conclusion exposée ci-dessus.
Celle-ci découle plutôt d’une interprétation de l’article 5 de la CIEDR qui consiste à voir dans celui-ci
une garantie d’égalité devant la loi qui ne soit pas seulement formelle, mais aussi pratique1325, ainsi
que de l’appréciation de la situation et des besoins particuliers des communautés tatare de Crimée et
ukrainienne en Crimée.
678. Plus précisément, depuis l’occupation de la Crimée en 2014, la Russie a modifié le statu
quo, en privant l’enseignement en langues ukrainienne et tatare de Crimée des ressources qui lui
avaient été jusqu’alors allouées et en «russifiant» de façon générale le système d’éducation criméen.
Ces mesures ont eu un effet préjudiciable sur le droit d’accès à l’éducation, touchant les
communautés tatare de Crimée et ukrainienne en Crimée de façon disproportionnée par rapport à
celle des Criméens d’origine ethnique russe, et emportent de ce fait violation de l’alinéa a) du
paragraphe 1 de l’article 2 et du point v) de l’alinéa e) de l’article 5 de la CIEDR.
B. La pratique sous le régime de la CIEDR et des traités analogues en matière de droits
de l’homme amène à conclure que les restrictions imposées à l’enseignement dans les
langues minoritaires peuvent emporter violation du droit général à l’éducation
679. A l’appui de son assertion selon laquelle la CIEDR ne protège pas le droit à l’éducation
dans une langue minoritaire, la Russie invoque ce qu’elle considère comme la pratique internationale
constante sous le régime de la convention concernant la lutte contre la discrimination dans le domaine
de l’enseignement (UNESCO), du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et
culturels, et de la convention-cadre pour la protection des minorités nationales, ainsi que la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme1326.
680. Ainsi qu’il est expliqué ci-dessus, la Russie s’en prend ici à un argument forgé par elle.
La question n’est pas de savoir s’il existe un droit internationalement reconnu à l’éducation dans une
langue minoritaire, mais plutôt si la prise de mesures visant à supprimer des services d’enseignement
dispensés dans une langue minoritaire peut, dans les circonstances de l’espèce, constituer une
violation du droit général d’accès, dans des conditions d’égalité, à l’éducation et à la formation
professionnelle. L’Ukraine soutient qu’il convient de répondre à cette dernière question par
l’affirmative et elle a démontré, dans la section précédente, que cette conclusion était étayée par la
jurisprudence faisant autorité de la Cour permanente de justice internationale1327. Dans la présente
section, l’Ukraine démontrera que sa position est en parfaite cohérence avec les préoccupations
exprimées, s’agissant de l’accès des minorités aux possibilités en matière d’enseignement, par les
1325 Voir, par exemple, ibid., par. 53 (annexe 5).
1326 CMFR, deuxième partie, par. 263 à 282.
1327 Mme Fredman explique dans son rapport d’expertise en quoi l’avis consultatif de la Cour permanente de justice
peut constituer, pour la Cour, une référence pertinente et utile. Voir second rapport Fredman, par. 52, note 62.
- 235 -
organes judiciaires et de contrôle internationaux chargés de mettre en oeuvre le droit général à
l’éducation au titre de la CIEDR et des traités analogues relatifs aux droits de l’homme1328.
681. Au moment d’examiner les résultats obtenus par les différents Etats parties en matière de
protection du droit à l’éducation, le Comité de la CIEDR a dit en de nombreuses occasions que l’accès
à l’enseignement dans les langues minoritaires était un facteur à considérer. Dans ses
recommandations et observations finales à l’attention des Etats parties, il a fait part à maintes reprises
de sa préoccupation à l’égard de l’accès insuffisant à l’éducation dans les langues minoritaires, et a
exhorté les Etats parties à faire en sorte qu’un tel enseignement soit dûment dispensé1329.
682. Ainsi, dans ses observations finales de 2009 au sujet de la Chine, le Comité de la CIEDR
a exprimé «sa préoccupation … à propos des disparités persistantes concernant l’accès des enfants
appartenant aux minorités ethniques à l’enseignement» au regard de l’alinéa e) de l’article 51330. Au
moment d’évaluer le respect par la Chine de ses engagements en ce qui touche le droit à l’éducation
protégé par la CIEDR, le comité a pris acte de la politique du pays permettant en théorie aux minorités
ethniques d’avoir accès à une éducation bilingue, tout en se disant
«préoccupé par les informations indiquant que le mandarin est, en pratique, l’unique
langue d’enseignement dans de nombreuses écoles des provinces autonomes où vivent
des minorités, en particulier dans l’enseignement secondaire et supérieur. … [Il]
recommande à l’Etat partie de redoubler d’efforts pour garantir l’application des textes
législatifs et des politiques sur l’enseignement bilingue à tous les niveaux de
l’enseignement.»1331
683. Dans le cadre de ces recommandations, le Comité de la CIEDR n’a eu de cesse de répéter
que la simple codification en droit interne de mécanismes de protection des droits à l’éducation en
langues minoritaires ne saurait suffire si les lois ou politiques en question ne sont pas mises à effet
1328 Voir, par exemple, Patrick Thornberry, Universal Minority Rights: A Commentary on the Jurisprudence of
International Courts and Treaty Bodies 340-341, Oxford University Press, 2007 :
«Un esprit analogue sous-tend l’article 7 de la CIEDR … L’offre insuffisante de programmes
d’éducation en langues autochtones ou minoritaires est un sujet d’inquiétude constant. D’autres organes
conventionnels de l’ONU ont fait des recommandations semblables. Ainsi, le Comité des droits de l’enfant
a insisté sur l’importance d’adapter les programmes d’éducation aux particularités des communautés
locales ; le Comité des droits économiques, sociaux et culturels a recommandé à la Grèce de veiller à se
doter d’effectifs suffisants comptant des enseignants spécialisés en enseignement multiculturel»
(annexe 116).
1329 Voir, par exemple, Comité de la CIEDR, Conclusions du Comité pour l’élimination de la discrimination
raciale : ex-République yougoslave de Macédoine, cinquante et unième session, doc. CERD/C/304/Add.38, 15 octobre
1997, par. 15 : «Le Comité recommande à l’Etat partie de poursuivre ses efforts en vue de faciliter la participation des
différentes minorités ethniques au système d’enseignement, notamment aux niveaux secondaire et supérieur, et d’assurer
la formation de personnels enseignant les langues des minorités dans les établissements publics» ; Comité de la CIEDR,
Conclusions du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale : Japon, cinquante-huitième session,
doc. CERD/C/304/Add.114, 27 avril 2001, par. 16 ; Comité de la CIEDR, Conclusions du Comité pour l’élimination de la
discrimination raciale : Zimbabwe, quarante-huitième session, doc. CERD/C/304/Add.3, 28 mars 1996, par. 12 et 18 :
«Il est préoccupant que toutes les langues minoritaires ne soient pas utilisées dans les programmes
éducatifs existants. … En ce qui concerne la protection et la promotion des droits des minorités ethniques,
le Comité engage l’Etat partie à prendre toutes les mesures nécessaires pour que l’enseignement soit
dispensé dans les langues des minorités dans les régions où elles sont importantes.»
1330 Comité de la CIEDR, Observations finales du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale : Chine,
soixante-quinzième session, doc. CERD/C/CHN/CO/10-13, 15 septembre 2009, par. 22 (parenthèses internes supprimées).
1331 Ibid.
- 236 -
et respectées1332. Par conséquent, il ne sert à rien à la Fédération de Russie d’invoquer ses «règles
internes», qui «prévoi[ent] l’enseignement dans les langues maternelles et mentionne[nt]
expressément à cet égard le russe, le tatar de Crimée et l’ukrainien»1333, à moins qu’elle ne puisse
démontrer que, en pratique, ces protections relatives aux langues maternelles ont été mises à effet.
Or, comme l’Ukraine l’a expliqué dans son mémoire et le rappelle ci-dessous, la Russie n’est pas
parvenue à faire cette démonstration.
684. La Fédération de Russie devrait bien connaître l’intérêt que le Comité de la CIEDR porte
aux protections relatives à l’enseignement en langue minoritaire dans le cadre du droit général
d’accès à l’éducation, puisque ce même comité lui a reproché l’insuffisance de ses politiques et lui a
conseillé d’agir afin de veiller à ce que soit dispensé aux minorités un enseignement dans leur propre
langue1334. En particulier, le comité a admonesté la Russie en lui recommandant d’adopter de
«nouvelles mesures visant à assurer aux minorités et aux groupes autochtones un enseignement
élémentaire dans leur propre langue»1335.
685. A l’instar du Comité de la CIEDR, le comité des droits économiques, sociaux et culturels,
chargé de surveiller la mise en oeuvre du droit général d’accès à l’éducation dans le cadre du Pacte
international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, s’est dit d’avis que l’insuffisance
de l’enseignement dans les langues minoritaires portait atteinte à ce droit général, et s’est, lui aussi,
maintes fois déclaré préoccupé par cette insuffisance1336.
1332 Voir, par exemple, ibid.
1333 CMFR, deuxième partie, par. 286.
1334 Comité de la CIEDR, Conclusions du comité pour l’élimination de la discrimination raciale : Fédération de
Russie, quarante-huitième session, doc. CERD/C/304/Add.5, 28 mars 1996, par. 7 et 16 : «Plusieurs minorités et groupes
autochtones n’ont pas accès à l’éducation dans leur propre langue. … L’Etat partie devrait prendre toutes les mesures qui
s’imposent pour assurer la promotion des langues des minorités et des populations autochtones. Le Comité recommande
que l’enseignement soit dispensé dans les langues appropriées» ; Comité de la CIEDR, Conclusions du comité pour
l’élimination de la discrimination raciale : Fédération de Russie, cinquante-deuxième session, doc. CERD/C/304/Add.43,
30 mars 1998, par. 24.
1335 Comité de la CIEDR, Conclusions du comité pour l’élimination de la discrimination raciale : Fédération de
Russie, cinquante-deuxième session, doc. CERD/C/304/Add.43, 30 mars 1998, par. 24.
1336 Voir, par exemple, Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observations finales du Comité des
droits économiques, sociaux et culturels : Estonie, vingt-neuvième session, doc. E/C.12/1/Add.85, 19 décembre 2002,
par. 32 et 57 :
«Le Comité est préoccupé de ce que la question des langues minoritaires et des droits culturels des
minorités, dont la réalisation du droit à l’éducation dans les langues minoritaires, ne reçoit toujours aucune
attention … Le Comité recommande que la loi sur l’autonomie culturelle des minorités nationales soit
révisée en vue d’une reconnaissance totale et immédiate des droits des groupes minoritaires. Le Comité
invite également l’Etat partie à veiller à ce que les groupes ethniques aient toujours de nombreuses
possibilités de recevoir une éducation dans leur langue, et d’utiliser celle-ci dans la vie publique» ;
Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Document présenté par la Mission d’administration
intérimaire des Nations Unies au KOSOVO (MINUK) : Observations finales du Comité des droits économiques, sociaux
et culturels, quarante et unième session, doc. E/C.12/UNK/CO/1, 1er décembre 2008, par. 31 :
«Le Comité recommande à la MINUK de dégager des fonds et d’appeler l’attention des autorités
compétentes du Kosovo sur la nécessité … de faire en sorte que les enfants membres de communautés
minoritaires … aient la possibilité, à tous les niveaux de la scolarité, de suivre un enseignement dans leur
langue maternelle ou d’étudier leur langue ainsi que leur histoire et leur culture, et qu’un nombre suffisant
d’enseignants et de manuels scolaires soient disponibles à cet effet, et que les cultures et traditions des
communautés minoritaires soient dûment prises en compte lors de la révision des programmes scolaires» ;
- 237 -
686. Par exemple, dans ses observations finales de 2001 relatives au Japon, le Comité des
droits économiques, sociaux et culturels ne s’est pas contenté d’encourager la reconnaissance et le
financement des écoles privées dispensant un enseignement dans les langues minoritaires, mais s’est
dit préoccupé par le fait que :
«les enfants appartenant aux minorités n’ont que des possibilités très limitées de
recevoir un enseignement dans leur propre langue et de découvrir leur propre culture
dans les écoles publiques. … [Il] recommande vivement que l’enseignement bilingue
soit introduit dans les programmes officiels des écoles publiques où un nombre
important d’élèves appartenant à des minorités linguistiques sont inscrits.»1337
687. Enfin, la Russie est malavisée d’invoquer la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l’homme. Premièrement, il ne lui sert à rien de faire référence à l’Affaire linguistique belge
de 1968 pour réfuter la thèse de l’existence d’un droit spécifique à l’éducation dans sa propre langue,
puisque l’Ukraine n’a jamais défendu pareille position. En outre, eu égard aux faits de cette affaire,
il n’est guère surprenant que la Cour européenne des droits de l’homme ait considéré que les
restrictions imposées à l’enseignement en langue minoritaire dans les régions unilingues du pays
n’emportaient pas violation du droit général à l’éducation, puisque les parents des enfants concernés
pouvaient trouver un tel enseignement ailleurs en Belgique. Mme Fredman en tire un enseignement
important :
«[L]a Cour a jugé que … il y avait néanmoins eu discrimination, en ce que les
enfants néerlandophones habitant la région unilingue francophone avaient accès aux
écoles néerlandophones dans les six communes, tandis que les enfants francophones
habitant la région unilingue néerlandophone se sont vu refuser l’accès à des écoles de
langue française dans ces mêmes communes. La Cour en a conclu que la jouissance du
droit à l’instruction n’était pas assurée à tous, sans distinction.»1338
688. Deuxièmement, la Russie fait abstraction de la décision que la Cour européenne des droits
de l’homme a rendue en 2001 dans l’affaire Chypre c. Turquie1339, où elle a conclu que les restrictions
imposées à l’enseignement dans les langues minoritaires enfreignaient le droit d’accès à l’éducation,
sur la base de faits très semblables à ceux de la présente instance. En l’occurrence, elle a jugé qu’il
y avait eu violation substantielle du droit à l’éducation1340, en ceci que les autorités d’occupation du
nord de Chypre, après avoir pris en charge le régime préexistant d’enseignement en langue grecque,
n’avaient pas pris de mesures pour en assurer la continuité. Les parents de langue grecque n’avaient
pas eu d’autre choix que d’envoyer leurs enfants dans la partie non occupée de l’île, où ces derniers
pouvaient recevoir un enseignement en langue grecque sous l’autorité de la République de Chypre.
Pour en revenir à l’espèce, le droit à l’éducation des communautés ukrainienne et tatare de Crimée a
Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observations finales du Comité des droits économiques,
sociaux et culturels : Grèce, trente-deuxième session, doc. E/C.12/1/Add.97, 7 juin 2004, par. 50 ; Comité des droits
économiques, sociaux et culturels, Observations finales du Comité des droits économiques, sociaux et culturels : Honduras,
doc. E/C.12/1/Add.57, 21 mai 2001, par. 29 et 52 ; Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observations
finales du Comité des droits économiques, sociaux et culturels : Bulgarie, doc. E/C.12/1/Add.37, 8 décembre 1999, par. 19
et 27.
1337 Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observations finales du Comité des droits économiques,
sociaux et culturels : Japon, vingt-sixième session (extraordinaire), doc. E/C.12/1/Add.67, 24 septembre 2001, par. 32 et
60.
1338 Second rapport Fredman, par. 56 (annexe 5).
1339 Cour européenne des droits de l’homme, Chypre c. Turquie, requête no 25781/94, arrêt (fond), 10 mai 2001.
1340 La Cour européenne des droits de l’homme était ici appelée à appliquer l’article 2 du Protocole no 1 de la
Convention européenne des droits de l’homme, qui dispose que «[n]ul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction».
Chypre c. Turquie, par. 278 à 280.
- 238 -
de même été entravé par les mesures tendant à supprimer le régime préexistant d’enseignement dans
les langues ukrainienne et tatare de Crimée, contraignant de nombreux parents à déménager en
Ukraine continentale pour que leurs enfants puissent y terminer leurs études1341.
689. Conformément à la décision rendue par la Cour européenne des droits de l’homme en
l’affaire Chypre c. Turquie et à la pratique du Comité de la CIEDR et du Comité des droits
économiques, sociaux et culturels, la Cour devrait conclure que, dans les circonstances propres à la
Crimée, la restriction par la Russie de l’enseignement dans les langues ukrainienne et tatare de
Crimée constitue une violation du droit des communautés ukrainienne et tatare de Crimée à l’égalité
devant la loi, relativement au droit à l’éducation et à la formation professionnelle.
C. Les démentis opposés par la Fédération de Russie aux allégations de discrimination
au sein du système d’éducation de Crimée sont factuellement inexacts
690. La Russie nie avoir restreint l’enseignement dans les langues tatare de Crimée et
ukrainienne et s’appuie, à cet égard, sur trois assertions factuelles mensongères. Premièrement, elle
avance à tort que son régime législatif d’enseignement en langues minoritaires est plus libéral que
celui de nombreux autres Etats, dont l’Ukraine. Deuxièmement, elle prétend que la baisse du nombre
d’étudiants recevant un enseignement en ukrainien est attribuable à un manque d’intérêt pour
l’instruction dans cette langue depuis l’annexion de la Crimée. Et, troisièmement, elle affirme
faussement que le nombre total d’étudiants bénéficiant d’un enseignement en langue tatare de Crimée
a augmenté depuis 2014.
1. Le régime législatif de la Russie n’assure pas de véritable protection pour l’instruction en
langue minoritaire
691. Pour prouver le caractère non discriminatoire du système d’éducation, la Fédération de
Russie met en avant la Constitution de la République de Crimée, qui consacre, outre le russe, les
langues tatare de Crimée et ukrainienne en tant que langues officielles. Elle admet toutefois que ces
langues ne peuvent être la langue d’instruction que jusqu’à la neuvième année, après quoi tous les
étudiants doivent étudier en russe1342. De surcroît, bien que la Constitution soit censée garantir
l’égalité de promotion et d’usage de ces langues, il s’agit en réalité d’une déclaration creuse qui n’est
mise à effet ni par les agents de l’Etat ni par les juges en Crimée1343. Ainsi que l’a observé une
personnalité publique de la communauté tatare de Crimée, «la langue tatare de Crimée en tant que
langue officielle n’est qu’un miroir aux alouettes. Dans les faits, elle est restreinte aux
communications au sein du cercle familial, tout en restant absente des échanges dans l’espace
politique et social en Crimée»1344.
692. La Russie soutient par ailleurs que
«[l]es Tatars de Crimée et les Ukrainiens de souche bénéficient notamment d’une
protection étendue de leur langue d’enseignement au sein du système russe, qui se
1341 Déposition du père Klyment, par. 11, 14 et 22.
1342 CMFR, deuxième partie, par. 286 et 287.
1343 Igor Tokar, “This Is Linguocide”: How Crimean Tatar and Ukrainian Languages Disappear in Crimea, 22 juin
2021 (annexe 168).
1344 Andriy Gevko, “State Crimean Tatar Language in Crimea - Imitation”: Problems of the Language of the
Indigenous People on the Peninsula and the Mainland, Krym.Realii, 19 janvier 2020 (annexe 158).
- 239 -
préoccupe davantage des identités et des langues locales que d’autres systèmes
d’éducation dans le monde, y compris le système ukrainien»1345.
Cette affirmation gonfle l’effet des dispositions législatives russes sur le terrain, tout en déformant
la doctrine de l’enseignement en langue minoritaire prévue par le droit ukrainien.
693. Sur le premier point, en particulier, les chercheurs du centre de droit de l’éducation de
l’institut des sciences de l’éducation de Moscou relèvent les signes persistants de la
«centralisation du système d’éducation, accompagnée d’une baisse proportionnelle du
multilinguisme dans les écoles de Russie. Ces phénomènes peuvent être, à leur tour,
considérés comme s’inscrivant dans une campagne sous-jacente de promotion de l’unité
nationale par l’uniformité, qui se manifeste par l’affaiblissement de la diversité
linguistique et culturelle du pays, conjuguée à l’accent sur la primauté de la langue russe
comme «facteur d’unification» pour la population tout entière.»1346
694. Le président Poutine, le bureau du procureur général et même les tribunaux s’emploient
à défendre et à mettre à effet l’«unité» de l’enseignement en langue russe, tout en réprimant
l’instruction dans les langues régionales, sous prétexte que celles-ci ne peuvent être étudiées «au
détriment du russe»1347. Ainsi, contrairement à ce qu’avance la Fédération de Russie lorsqu’elle
proclame que l’extension de ses normes d’éducation à la Crimée ne peut que bénéficier aux minorités,
sa politique linguistique, en accordant la première place au russe dans l’ensemble du pays, est en
parfaite cohérence avec le compte rendu que donne l’Ukraine dans son mémoire des tendances
éducatives depuis 2014.
695. Quant au second point, les articles 7 et 5 des lois ukrainiennes portant respectivement sur
l’éducation et sur l’éducation secondaire générale garantissent aux peuples autochtones en Ukraine
le droit de suivre, au sein d’un établissement public, la totalité de leur scolarité secondaire générale
dans leur langue, ainsi que dans la langue officielle1348. Ces lois protègent le droit des étudiants à
recevoir, jusqu’au terme de leur scolarité, un enseignement dans leur langue minoritaire, protection
dont les enfants tatars de Crimée ou d’origine ethnique ukrainienne sont actuellement privés en
Crimée.
2. La baisse spectaculaire de l’enseignement en ukrainien depuis 2014 est imputable à la
réduction de l’offre combinée aux efforts déployés par la Russie pour réduire
artificiellement la demande
696. La Russie ne nie pas que le nombre d’étudiants dont la langue d’instruction est l’ukrainien
a baissé de façon spectaculaire depuis 2014. Dans l’affaire Ukraine c. Russie, la Cour européenne
des droits de l’homme, citant un rapport du Haut-Commissariat aux droits de l’homme, a dressé le
constat suivant :
1345 CMFR, deuxième partie, par. 260.
1346 Szymon Jankiewicz, et al., Linguistic Rights and Education in the Republics of the Russian Federation:
Towards Unity through Uniformity, Review of Central and East European Law, vol. 45, 2020, p. 59 et 61, accessible à
l’adresse suivante : https://eprints.gla.ac.uk/208165/1/208165.pdf.
1347 Ibid., p. 90 et 91. Voir également ICELDS, Minority Language Education in Russia: Enforcing the Voluntary
Teaching of Non-Russian Languages, 3 juillet 2018.
1348 Law of Ukraine No. 2145-VIII “On Education”, art. 7.1, 5 septembre 2017 (annexe 91), et Law of
Ukraine No. 463-IX “On Complete General Secondary Education,” art. 5.4 et 5, 16 janvier 2020 (annexe 92).
- 240 -
«[L]e nombre d’étudiants qui suivaient un enseignement en langue ukrainienne a
«chuté de manière spectaculaire» au cours de la période considérée, passant de
12 694 élèves pendant l’année scolaire 2013-2014 à 2154 pendant l’année scolaire
2014-2015. Il s’est produit une baisse similaire du nombre d’établissements scolaires
ukrainiens (qui est passé de sept à un) et du nombre de classes (qui est passé de 875
à 28) à partir de 2013. De plus, à la fin de l’année 2014, «l’ukrainien comme langue
d’instruction avait disparu de l’enseignement universitaire en Crimée». Contrairement
à ce qu’avance le gouvernement défendeur, ces modifications ne peuvent passer pour
«légères». De surcroît, les allégations du gouvernement requérant relatives à des
menaces et à des actes de harcèlement liés à l’usage de la langue ukrainienne dans le
milieu de l’enseignement sont également mentionnées dans ce rapport. Les éléments de
preuve donnent à penser que tous les faits évoqués ci-dessus ont eu pour conséquence
que «l’enseignement en langue ukrainienne a presque complètement disparu en
Crimée» (paragraphe 17 du rapport du HCDH de 2017). Il ressort en outre du dossier
que la situation dénoncée qui est à l’origine de l’introduction en Crimée des normes
éducatives de la Fédération de Russie relevait d’une politique de l’Etat défendeur.»1349
697. La Russie tente ensuite de détourner l’attention des conséquences de ses propres
politiques en donnant une interprétation faussée des fluctuations du nombre d’étudiants qui suivaient
un enseignement en ukrainien avant l’occupation. Au cours de l’année scolaire 2012/2013,
sept établissements secondaires pratiquaient un enseignement en ukrainien, pour un total de
2215 élèves, et 15 autres offraient un enseignement en tatar de Crimée, pour un total de
2982 élèves1350. Si l’on rajoute les étudiants inscrits dans des établissements proposant un
enseignement bilingue ou multilingue, le nombre d’élèves ayant reçu un enseignement en langue
ukrainienne passe à 12 867 et celui des élèves ayant étudié en langue tatare de Crimée, à 54061351.
698. La Russie tente de minimiser cet enseignement linguistique diversifié en se concentrant
sur le fait que le nombre d’élèves étudiant en ukrainien est passé de 13 758 pour l’année
scolaire 2009/2010 à 13 609 l’année suivante, puis à 13 672, ensuite à 12 867 et enfin à 12 694 pour
l’année scolaire 2013/20141352. Or il se trouve que, avant ces légères fluctuations, l’instruction en
langue ukrainienne avait connu une tendance à la hausse, avec seulement 82 élèves pour l’année
scolaire 1992/19931353.
699. D’ailleurs, si la Fédération de Russie se préoccupait réellement d’une fluctuation de
1000 étudiants sur une période de cinq ans, elle devrait se montrer extrêmement inquiète de la chute
spectaculaire du nombre d’élèves recevant un enseignement en langue ukrainienne, qui est passé de
12 694 pour l’année scolaire 2013/2014 à seulement 2154 pour l’année qui a suivi le début de
l’occupation1354. Le nombre d’élèves de Crimée recevant un enseignement en ukrainien a chuté de
manière toujours plus vertigineuse, puisqu’ils étaient à peine plus de 200 pour l’année
1349 Cour européenne des droits de l’homme, Ukraine c. Fédération de Russie (Crimée), requête no 20958/14,
décision, 16 décembre 2020, par. 493 et 494.
1350 UNESCO, Suivi des décisions et résolutions adoptées par le Conseil exécutif et la Conférence générale à leurs
sessions antérieures, doc. 196 EX/5, 18 mars 2015, p. 68.
1351 Education Statistics from Ministry of Education of Ukraine (MU, annexe 735).
1352 Ibid.
1353 Ibid.
1354 MU, par. 540.
- 241 -
scolaire 2020/20211355, chiffre déplorable qui pourrait bien être lui-même surestimé, la Russie
tendant à gonfler ses statistiques en matière d’éducation en langue minoritaire1356.
700. Les Ukrainiens pâtissent également d’une baisse des possibilités d’accès à l’enseignement
en langue ukrainienne hors du système public, comme en témoigne le père Klyment dans sa
déposition. Les efforts qu’a faits la Russie pour provoquer la fermeture de l’Eglise orthodoxe
ukrainienne en Crimée ont non seulement privé les membres de la communauté ukrainienne de lieux
de culte, mais aussi de l’accès à des établissements d’enseignement non étatiques en langue
ukrainienne1357. Sur les 45 paroisses du patriarcat de Kiev, dont la mission s’apparentait à celle de
centres communautaires et de lieux d’accueil, de découverte et de partage autour de l’identité
culturelle ukrainienne, 34 ont cessé d’exister1358.
701. Par ailleurs, la Russie donne une fausse idée des causes de l’effondrement de
l’enseignement en langue ukrainienne, en avançant qu’il serait exclusivement dû à la baisse de la
demande et non aux effets de ses propres politiques1359, hypothèse que même des sources prorusses
ont démentie. En effet, un journal communiste prorusse de Crimée a publié une lettre rédigée par des
parents d’enfants ukrainiens qui attribue clairement le déclin de l’enseignement en langue
ukrainienne aux mesures prises par les autorités russes en vue de supprimer les ressources qui lui
étaient jusque-là allouées :
«[L]es autorités criméennes ont fermé toutes les écoles ukrainiennes, les crèches
et jardins d’enfants ukrainiens, le théâtre ukrainien, le lycée ukrainien, le journal
ukrainien, alors même que plus de 500 000 Ukrainiens vivent dans la péninsule … Pour
quelle raison nos enfants ne pourraient-ils pas étudier, parler, lire et écrire dans leur
langue maternelle ? Pourquoi les autorités font-elles tout leur possible pour détruire la
moindre trace d’ukrainien en Crimée ? Comment les enfants pourront-ils parler, écrire,
lire dans leur langue ukrainienne maternelle s’il n’y a plus d’école, de manuel scolaire,
d’enseignant, etc. ? Cet état de choses constitue une violation de l’article 10 de la
Constitution de la Crimée, qui est toujours en vigueur ! Nous avons tous les droits sur
le papier, mais rien dans la réalité. Il y va [des] droits et de la dignité des citoyens … Les
enfants ne devraient pas être privés de l’enseignement dans leur langue maternelle.»1360
702. La Russie se montre également réticente au sujet des manoeuvres déployées par les
autorités criméennes pour faire baisser la demande, notamment en faisant pression sur les parents
afin qu’ils ne choisissent pas l’ukrainien comme langue d’instruction pour leurs enfants. Selon la
Russie,
«[c]haque année, les parents doivent remplir et remettre aux autorités, par
l’intermédiaire des établissements d’enseignement, une demande précisant la langue
1355 Kateryna Petrova, Assessment of the Implementation of the State Policy on the Realization of the Right to
Education for Children from Temporarily Occupied Crimea, Center of Civil Education “Almenda”, 2021.
1356 Voir, par exemple, Crimean Human Rights Group, The Only ‘Ukrainian School’ Left in Occupied Crimea
Teaches in Russian, 21 mai 2018.
1357 Déposition du père Klyment, par. 4, 14 et 15.
1358 Ibid., par. 15.
1359 CMFR, deuxième partie, par. 310.
1360 Sanko V.G., et al., Return the Ukrainian Gymnasium Back to Us!, Iskra Pravdy, 2 février 2020 (annexe 160).
- 242 -
dans laquelle ils souhaitent que leur enfant suive l’enseignement général ainsi que la
langue qu’il choisit d’étudier comme matière»1361.
Or ce processus prête à divers abus. Dans certaines écoles, par exemple, il appert que les enseignants
distribuent un formulaire prérempli sur lequel la langue russe aurait déjà été choisie, de sorte que les
parents n’auraient pas d’endroit où indiquer leur préférence pour l’ukrainien1362. Dans d’autres
établissements, les responsables, voire les organismes de réglementation, harcèlent les parents qui
ont choisi l’ukrainien comme langue d’instruction pour leurs enfants, jusqu’à ce qu’ils changent
d’avis au profit du russe1363. D’autres enfants ayant choisi d’étudier en ukrainien ont fait l’objet
d’intimidations et de violences physiques de la part de leurs camarades, les enseignants s’abstenant
d’intervenir1364.
703. En outre, l’établissement d’enseignement no 20 de Théodosie, l’unique école à dispenser,
selon le ministère de l’éducation de la République de Crimée, un enseignement complet en ukrainien,
n’offrait qu’à certains niveaux l’étude de la langue ukrainienne, qui n’était pas la langue
d’enseignement pour l’ensemble de la scolarité1365. Même Natalia Nikolaevna Shustova, enseignante
au primaire dans cet établissement qui a déposé à l’appui du contre-mémoire de la Russie, confirme
que l’ukrainien n’est enseigné en tant que matière qu’à un nombre restreint de classes de certains
niveaux1366. En résumé, la Crimée ne compte plus qu’une seule école enseignant l’ukrainien et plus
aucune dans laquelle celui-ci est la langue d’instruction pour l’ensemble des matières1367.
704. On peut s’étonner de voir la Russie tenter d’imputer au demandeur l’atteinte qu’elle a
elle-même portée à l’enseignement en ukrainien, en affirmant faussement que l’Ukraine «empêche
les étudiants criméens de poursuivre des études supérieures sur son territoire, puisque, de façon
générale, les établissements d’enseignement supérieur ukrainiens ne reconnaissent pas les diplômes
délivrés par les établissements criméens»1368. Pour commencer, la Russie ne peut demander à la Cour
d’admettre comme légitime l’extension de son système éducatif à la Crimée occupée (ce qui suppose
que le droit international humanitaire ne s’y applique pas), pour ensuite faire peser sur l’Ukraine
l’obligation d’accepter dans ses universités des étudiants qui, à cause de cette extension, ne
remplissent pas les conditions requises. Qui plus est, cet argument fait abstraction des efforts
déployés par l’Ukraine pour permettre aux étudiants de Crimée souhaitant poursuivre leurs études
universitaires en Ukraine de surmonter ce handicap que la Russie leur a elle-même infligé.
1361 CMFR, deuxième partie, par. 308.
1362 Voir Crimean Tatar Resource Center, In Crimea, Parents of Students Are Forced to Refuse to Study in the
Crimean Tatar Language at School, 5 avril 2021 (annexe 104) ; Halya Coynash, Only 0.09% of Schoolkids Study in
Ukrainian in Russian-Occupied Crimea Despite Hague Court Order, Kharkiv Human Rights Protection Group, 16 juillet
2021.
1363 Halya Coynash, Russia Uses Threats & Intimidation to Drive Crimean Tatar Language Out of Schools in
Occupied Crimea, Kharkiv Human Rights Protection Group, 21 mai 2019.
1364 Déposition du père Klyment, par. 14.
1365 Halya Coynash, Russia Uses Threats & Intimidation to Drive Crimean Tatar Language Out of Schools in
Occupied Crimea, Kharkiv Human Rights Protection Group, 21 mai 2019 ; voir également Halya Coynash, Only 0.09% of
Schoolkids Study in Ukrainian in Russian-Occupied Crimea Despite Hague Court Order, Kharkiv Human Rights Protection
Group, 16 juillet 2021.
1366 Witness Statement of Natalia Nikolaevna Shustova of School No. 20 of Feodosia, 21 avril 2021, par. 13, 15 et
16 (CMFR, deuxième partie, annexe 5).
1367 The Crimean Human Rights Group, No Ukrainian Language Media School Has Remained in Crimea, 14 mars
2019 ; voir également Halya Coynash, Only 0.09% of Schoolkids Study in Ukrainian in Russian-Occupied Crimea Despite
Hague Court Order, Kharkiv Human Rights Protection Group, 16 juillet 2021.
1368 CMFR, deuxième partie, par. 331.
- 243 -
705. En particulier, depuis 2016, le ministère de l’éducation et des sciences de l’Ukraine a
instauré des systèmes efficaces de passerelles vers l’enseignement supérieur ukrainien grâce aux
centres «Crimée-Ukraine». Situés en Ukraine continentale, ces centres ont vocation à aider les
étudiants criméens rencontrant des problèmes d’inscription dans les établissements supérieurs, parce
qu’ils ne possèdent pas, par exemple, de documents d’identité acceptés (à savoir un passeport
reconnu par l’Etat ukrainien) ou de relevés de notes reconnus par les autorités ukrainiennes1369.
Contrairement à ce qu’affirme la Fédération de Russie, les étudiants n’ont pas besoin d’un certificat
d’évaluation externe pour s’inscrire dans ces centres1370. Au lieu de cela, ils peuvent passer deux
examens de fin d’études ouverts aux étudiants en Crimée. Depuis six ans, le nombre d’étudiants qui
se sont inscrits dans des établissements d’enseignement ukrainiens par l’intermédiaire de ces centres
éducatifs n’a cessé de croître, atteignant 397 pour l’année scolaire 20201371.
3. La prétention de la Russie quant au progrès de l’enseignement en tatar de Crimée est
erronée et ne tient aucun compte des effets de la russification de l’éducation des Tatars de
Crimée
706. La Fédération de Russie soutient que le nombre d’élèves inscrits dans un programme
d’enseignement en langue tatare de Crimée a augmenté depuis 2014, et non pas diminué1372, et
s’appuie pour cela sur des statistiques exagérément optimistes et trompeuses.
707. Premièrement, en ne prenant en considération que le nombre d’élèves recevant un
enseignement en langue tatare de Crimée, la Russie fait abstraction de la baisse importante de la
qualité de cet enseignement, dont ont témoigné les ONG actives dans ce domaine. A titre d’exemple,
le groupe des droits de l’homme de Crimée a effectué, en 2019, une analyse indépendante de la
situation en matière d’enseignement en Crimée, qui l’a amené à se rendre sur place et à s’entretenir
avec des directeurs d’école, des enseignants et des parents d’élèves. Il en a conclu que le ministère
de l’éducation de la République de Crimée cachait la vérité et que, de fait, l’enseignement dans la
langue minoritaire était bien moins répandu que ce qu’indiquaient les autorités criméennes1373. En
particulier, il a signalé que trois établissements scolaires censés fournir, à en croire le ministère, une
instruction en langue tatare de Crimée n’enseignaient que partiellement dans cette langue, le reste
des cours étant dispensés en russe.
708. La Russie a beau se vanter d’avoir ouvert un «nouvel établissement d’enseignement tatar
de Crimée» en 2014, cette affirmation est tout aussi mensongère1374. L’instruction en langue tatare
de Crimée dans cette école est assez limitée, puisqu’elle n’est proposée qu’à deux classes de première
année. Aux niveaux suivants, seule une classe des deuxième, troisième et quatrième années reçoit
une instruction en tatar de Crimée1375. Le reste des élèves (quatre classes de première année, deux
classes de deuxième, de troisième et de quatrième, quatre classes de cinquième, trois classes de
1369 Ministère de l’éducation et des sciences de l’Ukraine, Educational Centers “Crimea-Ukraine” and
“Donbas-Ukraine” Have Started Working, in 2020 They Will Work Until October 23, 9 juin 2020.
1370 Voir, par exemple, Julia Stets et al., Every Fifth Budget Place for Crimea and Donbass, RFE/RL, 16 août 2020
(annexe 162).
1371 ZZZIbid. ; Muslim Umerov, “Crimean Theme Appears on Ukrainian TV Channels When There Are Searches”,
Nariman Dzhelyal’s Interview Before His Detention, Suspilne Crimea, 11 septembre 2021.
1372 CMFR, deuxième partie, par. 288 et 289.
1373 The Crimean Human Rights Group, No Ukrainian Language Media School Has Remained in Crimea, 14 mars
2019.
1374 CMFR, deuxième partie, par. 310.
1375 Editorial Avdet, School No. 44 Named After Alime Abdennanova Met Its First Students, Avdet, 1er septembre
2017 (annexe 149).
- 244 -
sixième et de septième, deux classes de huitième et de neuvième, et une classe de dixième) reçoivent
un enseignement en langue russe uniquement1376. De fait, seules sept écoles en Crimée dispensent un
enseignement intégral en langue tatare de Crimée ; elles étaient plus du double en 20131377.
709. De plus, le Kharkiv Human Rights Protection Group observe ce qui suit :
«[T]ant les organes chargés de l’application des lois que les directeurs d’école
servent d’intermédiaires, en Crimée occupée, pour «dissuader» les enfants et leurs
parents de faire valoir leurs pleins droits à une éducation en langue tatare de Crimée.
Les méthodes utilisées, qui vont des pressions aux menaces pures et simples, ont déjà
servi pour aboutir à la fermeture, dans les faits, de toutes les classes de langue
ukrainienne en Crimée.»1378
710. La campagne qu’a tenté d’organiser un défenseur des Tatars de Crimée pour informer les
parents de leur droit de choisir la langue d’instruction de leurs enfants a dû être annulée. Le
propriétaire des lieux où devait se tenir la soirée d’ouverture de la tournée d’information a reçu un
appel des autorités lui «recommandant» de refuser de mettre ses locaux à la disposition des
organisateurs et le menaçant de représailles si la manifestation venait à avoir lieu1379.
711. Une autre école a décidé de ne pas tenir compte de la préférence des parents, exprimée
dans le formulaire à cet effet, en faveur de l’enseignement en langue tatare de Crimée, et refusé
d’ouvrir une classe de cette langue1380. Un doctorant étudiant l’efficacité de la mise en oeuvre de
l’instruction en langue maternelle en Crimée s’est entretenu avec un directeur d’école, qui a admis
ce qui suit :
«Quant au tatar de Crimée, il n’y a pas de professeurs capables d’enseigner les
matières de base dans cette langue, ni de manuels scolaires sur lesquels s’appuyer. Cela
n’est pas nécessaire, à mon sens. L’enfant devrait se préparer pour l’université et, plus
tard, pour le marché du travail. Pourquoi aurait-il besoin de connaître ces matières dans
sa langue maternelle ?»1381
712. De même, le doctorant spécialiste de l’instruction en langue maternelle a constaté le
manque de véritable enseignement en langue maternelle, pour aboutir à la conclusion suivante :
«[D]ans les établissements d’enseignement secondaire, les enseignants tentent
d’introduire la langue tatare de Crimée en tant que matière uniquement, car l’instruction
est dispensée pour la plus grande partie en russe. De fait, après l’école primaire, les
classes enseignées en russe et celles enseignées en tatar de Crimée ne diffèrent pas du
point de vue de la langue d’instruction. Par conséquent, les classes dans une langue autre
1376 Ibid.
1377 Département d’Etat des Etats-Unis, 2020 Country Reports on Human Rights Practices: Ukraine – Crimea.
1378 Halya Coynash, Russia Uses Threats & Intimidation to Drive Crimean Tatar Language Out of Schools in
Occupied Crimea, Kharkiv Human Rights Protection Group, 21 mai 2019.
1379 Ibid.
1380 Ivan Zhilin, Trample Other People’s Bonds, New Newspaper, 5 juillet 2018 (annexe 152).
1381 Gabrielyan A.M., The Implementation of the Language Policy in the Sphere of Secondary Education in the
Crimea, Archon, Vol. 5, 2018, p. 42 (annexe 126).
- 245 -
que le russe sont factuellement absentes, de sorte que l’enseignement est dispensé en
russe dans toutes les classes.»1382
713. Qui plus est, ainsi que l’a initialement soulevé l’Ukraine dans son mémoire, la qualité de
l’enseignement en langue tatare de Crimée a baissé à d’autres égards1383. Les écoles tatares de Crimée
sont en sous-effectif et manquent de ressources. Un membre du personnel d’une autre école tatare de
Crimée a déploré cette insuffisance de moyens :
«[L]’école ne compte pas suffisamment de spécialistes capables d’enseigner dans
la langue tatare de Crimée. Il n’y a pas, par exemple, de professeurs de géographie,
d’histoire et d’autres matières qui puissent donner des cours dans cette langue, malgré
l’étendue des besoins. Il n’y a pas non plus de manuels scolaires en langue tatare de
Crimée.»1384
714. Les rares manuels scolaires à subsister dans les classes enseignées en tatar de Crimée
prêtent au soupçon. Indépendamment de la substitution de l’étude de l’histoire de la Russie à celle
de l’histoire du monde et de l’Ukraine, les manuels scolaires perpétuent la propagande russe et les
récits haineux, au détriment des faits historiques. Ainsi, un manuel de dixième année dépeignait les
Tatars de Crimée comme des collaborateurs pronazis au cours de la seconde guerre mondiale1385,
ravivant ainsi le vieux stéréotype ayant servi de prétexte à Staline pour les déporter de la péninsule
criméenne en 19441386. Un enseignant d’une classe de quatrième année a même déclaré à une élève
tatare de Crimée devant toute la classe que sa famille méritait d’être déportée en 1944, car les Tatars
de Crimée étaient des traîtres1387. Il s’agit là de la réalité raciste à laquelle sont exposés
quotidiennement les enfants tatars de Crimée dans la péninsule sous occupation russe, et non au
portrait multiculturel utopique que la Russie a voulu en brosser dans son contre-mémoire.
*
* *
715. La priorité accordée par la Russie, depuis 2014, à l’enseignement en langue russe en
Crimée impose un lourd tribut aux communautés ukrainienne et tatare de Crimée. Les ressources
précédemment allouées à l’enseignement dans leur langue maternelle ont été massivement réduites
et la qualité de l’instruction qui continue d’être dispensée dans ces langues s’est effondrée. Privées
de la possibilité de maintenir des populations viables de locuteurs natifs en Crimée, ces communautés
sont menacées d’annihilation culturelle à moyen terme. Récemment, la brutalité et les violences
imposées par l’agression russe rendent la menace d’une annihilation culturelle totale en Crimée
1382 Ibid.
1383 MU, par. 544.
1384 Gabrielyan A.M., The Implementation of the Language Policy in the Sphere of Secondary Education in the
Crimea, Archon, Vol. 5, 2018, p. 42 (annexe 126).
1385 Halya Coynash, Russia Repeats Lies About Crimean Tatars Used by Stalin to Justify the Deportation in School
History Textbook, Kharkiv Human Rights Protection Group, 18 février 2019.
1386 Ibid.
1387 Halya Coynash, Crimean Tatar Children Told that Their Grandparents Deserved Stalin’s Deportation, Kharkiv
Human Rights Protection Group, 12 avril 2021.
- 246 -
encore plus grave et urgente. La Cour devrait donc rejeter les tentatives que fait la Russie pour
s’exonérer des conséquences de ses actes au regard de la CIEDR en présentant la demande de
l’Ukraine sous un faux jour. Il n’est nul besoin pour la Cour de se fonder sur un droit général à
l’éducation dans la langue maternelle, puisque les agissements de la Russie violent clairement le doit
général à l’éducation et à la formation professionnelle protégé par la convention.
- 247 -
QUATRIÈME PARTIE
VIOLATIONS, PAR LA RUSSIE, DE L’ORDONNANCE EN INDICATION
DE MESURES CONSERVATOIRES QU’A RENDUE LA COUR
CHAPITRE 18
LA RUSSIE A IMPUDEMMENT VIOLÉ L’ORDONNANCE EN INDICATION
DE MESURES CONSERVATOIRES RENDUE PAR LA COUR
716. Non contente d’avoir manqué aux obligations que lui imposent tant la CIRFT que la
CIEDR, la Fédération de Russie a aussi violé l’ordonnance en indication de mesures conservatoires
rendue par la Cour le 19 avril 2017 en l’espèce (ci-après l’«ordonnance»), en s’abstenant de lever
l’interdiction des activités du Majlis qu’elle avait imposée, en ne faisant pas en sorte de rendre
disponible un enseignement en langue ukrainienne en Crimée, ainsi qu’en aggravant le différend et
en en rendant la solution plus difficile1388. Son non-respect flagrant de l’ordonnance — aujourd’hui
encore, quelque cinq années après son prononcé — constitue une autre forme, distincte, de
manquement à ses obligations internationales sur laquelle il est temps que la Cour statue.
717. Il est incontestable que les ordonnances en indication de mesures conservatoires que rend
la Cour en application de l’article 41 de son Statut ont «un caractère obligatoire»1389 et, de fait, la
Cour a spécifiquement confirmé le caractère contraignant de son ordonnance en l’espèce1390. En
raison de ce «un caractère obligatoire», les ordonnances en indication de mesures conservatoires
mettent, comme l’a indiqué la Cour en l’affaire LaGrand, «une obligation juridique à la charge» des
Etats concernés1391. Cette obligation est indépendante de tout droit ou devoir qu’un Etat peut avoir
dans le cadre du différend plus général auquel se rapportent les mesures indiquées, ou de l’existence
de tout droit protégé par ces mesures1392. En outre, comme elle l’a dit à maintes reprises, y compris
en la présente affaire, la Cour peut, au besoin, examiner de telles violations «dans le cadre de la
procédure principale»1393. Il n’appartient pas à la Russie de décider unilatéralement dans quelles
situations l’ordre juridique international s’applique ou non à elle.
1388 Voir ci-dessus, chap. 11 et 17.
1389 LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 506, par. 109.
1390 Lettre en date du 18 juillet 2018 adressée à Olena Zerkal, agent de l’Ukraine, par Philippe Couvreur, greffier
de la Cour internationale de Justice (rappelant «aux Parties le caractère contraignant des mesures conservatoires indiquées
dans l’ordonnance [du 19 avril 2017]»).
1391 LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 506, par. 110.
1392 Voir Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et
Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt,
C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 714, par. 129 (concluant que la violation par le Nicaragua de l’ordonnance en indication de
mesures conservatoires était «indépend[ante] de [la conclusion] … selon laquelle … ces mêmes agissements emport[aient]
également violation de la souveraineté territoriale du Costa Rica») ; voir aussi Application de la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt,
C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 238, par. 471 (où la Cour rejetait plusieurs demandes de fond relatives au génocide, mais jugeait
que la Serbie avait violé l’obligation distincte qui lui incombait de se conformer aux mesures conservatoires qu’elle avait
ordonnées).
1393 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) ;
Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), mesures conservatoires,
ordonnance du 22 novembre 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 368, par. 57 («la question du respect des mesures conservatoires
indiquées dans une affaire peut être examinée dans le cadre de la procédure principale») ; lettre en date du 29 mars 2019
adressée à Olena Zerkal, agent de l’Ukraine, par Jean-Pelé Fomété, greffier adjoint de la Cour internationale de Justice.
- 248 -
A. La Russie a maintenu son interdiction des activités du Majlis
718. Dans son ordonnance, la Cour prescrivait à la Russie de «[s]’abstenir de maintenir ou
d’imposer des limitations à la capacité de la communauté des Tatars de Crimée de conserver ses
instances représentatives, y compris le Majlis»1394. Elle exigeait clairement, entre autres, que la
Russie lève l’interdiction frappant le Majlis, laquelle constituait nécessairement une «limitation» des
activités de ce dernier1395.
719. Le 19 avril 2018, un an après le prononcé de l’ordonnance, l’Ukraine a informé la Cour
que la Russie n’avait pas respecté celle-ci, s’agissant du Majlis1396. La Russie n’avait notamment pas
«suspendu l’interdiction visant le Majlis», malgré l’obligation que lui imposait à cet égard, comme
le rappelait l’Ukraine, l’ordonnance dont les termes «ne p[ouvaient] être interprétés que d’une seule
manière»1397. Dans les communications qu’elle a adressées à la Cour les mois suivants, l’Ukraine
indiquait que la Russie n’avait toujours pas levé cette interdiction, n’avait pas non plus «fourni de
réponse sérieuse à ses demandes concernant l’exécution de l’ordonnance», et avait «entravé les
efforts déployés par les membres du Majlis pour l’inciter à s’y conformer»1398.
720. Dans les multiples lettres qu’elle a envoyées à la Cour en réponse, la Russie a, en
substance, admis qu’elle n’avait rien fait pour révoquer ladite interdiction1399.
721. Le 29 mars 2019, réaffirmant le caractère obligatoire des mesures conservatoires», la
Cour a indiqué que les questions soulevées par les Parties concernant l’ordonnance — notamment
les violations que continuait de commettre la Russie — pourraient être «traitées … à un stade
ultérieur, si l’affaire venait à être examinée au fond»1400.
722. L’affaire a atteint le stade du fond. Le temps est donc venu pour la Cour de statuer sur les
violations de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires commises par la Russie. Dans
son contre-mémoire, la Russie ne conteste pas qu’elle n’a toujours pas, à ce jour, levé l’interdiction
visant le Majlis ; elle continue donc de manquer à l’obligation qui lui incombe, au regard du droit
international, de se conformer à l’ordonnance. A la connaissance de l’Ukraine, la Russie n’a pris
aucune mesure pour révoquer cette interdiction.
1394 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, p. 140, dispositif, point 1) a).
1395 Ibid.
1396 Voir la lettre en date du 19 avril 2018 adressée à Abdulqawi Ahmed Yusuf, président de la Cour internationale
de Justice, par Olena Zerkal, agente de l’Ukraine.
1397 Ibid., p. 2-3.
1398 Voir la lettre en date du 7 juin 2018 adressée à Abdulqawi Ahmed Yusuf, président de la Cour internationale
de Justice, par Olena Zerkal, agente de l’Ukraine, p. 2 ; voir aussi la lettre en date du 12 juin 2018 adressée à
Abdulqawi Ahmed Yusuf, président de la Cour internationale de Justice, par Olena Zerkal, agente de l’Ukraine, p. 1-2 ; la
lettre en date du 18 janvier 2019 adressée à Abdulqawi Ahmed Yusuf, président de la Cour internationale de Justice, par
Vsevolod Chentsov, coagent de l’Ukraine ; et la lettre en date du 19 mars 2019 adressée à Abdulqawi Ahmed Yusuf,
président de la Cour internationale de Justice, par Olena Zerkal, agente de l’Ukraine.
1399 Voir la lettre en date du 7 juin 2018 adressée à Philippe Couvreur, greffier de la Cour internationale de Justice,
par Dmitry Lobach, agent de la Fédération de Russie, et al. ; lettre en date du 21 juin 2018 adressée à Philippe Couvreur,
greffier de la Cour internationale de Justice, par Dmitry Lobach, agent de la Fédération de Russie, et al. ; lettre en date du
18 janvier 2019 adressée à Philippe Couvreur, greffier de la Cour internationale de Justice, par Dmitry Lobach, agent de la
Fédération de Russie, et al.
1400 Letter from Jean-Pelé Fomété, Deputy-Registrar, International Court of Justice, to Olena Zerkal, Agent of
Ukraine, 29 mars 2019.
- 249 -
B. La Russie n’a pas fait en sorte de rendre disponible
un enseignement en langue ukrainienne en Crimée
723. L’ordonnance prescrivait également à la Russie de «[f]aire en sorte de rendre disponible
un enseignement en langue ukrainienne»1401. Or la Fédération de Russie a fait précisément l’inverse :
le nombre d’élèves suivant un enseignement en langue ukrainienne en Crimée a brutalement chuté,
passant de 12 694 pour l’année scolaire 2013/2014 à un peu plus de 200 à peine en 2020/20211402.
Sur les sept établissements offrant un enseignement dans cette langue en 2014, un seul existe encore
aujourd’hui ; encore l’ukrainien y est-il simplement une matière enseignée dans quelques classes et
à certains niveaux seulement, et non la langue d’enseignement de tous les élèves1403.
724. Faute de pouvoir dissimuler ces chiffres aussi alarmant qu’accablants, la Fédération de
Russie tente de les expliquer par un manque d’intérêt pour l’enseignement en langue ukrainienne en
Crimée après l’annexion illicite de celle-ci1404. Elle prétend ainsi qu’elle avait les «moyens voulus»
pour rendre disponible un tel enseignement si les parents ou les élèves l’avaient souhaité1405. La
Russie refuse toutefois de reconnaître qu’elle a contribué à empêcher les élèves d’en bénéficier.
Lorsqu’elle explique que les parents choisissent la langue d’enseignement pour leurs enfants, elle se
garde notamment bien de préciser que le personnel de l’école influence le choix des parents en leur
faisant remplir des formulaires sur lesquels le russe a déjà été sélectionné comme langue de
scolarisation1406. De même, les directeurs d’établissements scolaires, voire certains organismes
publics, cherchent à effrayer par des menaces les parents qui choisissent l’ukrainien jusqu’à ce qu’ils
reportent leur choix sur le russe.
725. Dans ce contexte, où les parents sont harcelés et dissuadés de choisir un enseignement en
langue ukrainienne pour leurs enfants, et où les ressources nécessaires à l’existence d’un tel
enseignement en Crimée sont en forte baisse, il ne saurait faire de doute que la Fédération de Russie
a violé l’ordonnance ; elle doit par conséquent répondre des restrictions qu’elle a, de manière
injustifiable, imposées aux droits en matière d’éducation des personnes d’origine ukrainienne en
Crimée, huit années durant.
C. Les actes récemment commis par la Russie ont aggravé
le différend et en ont rendu la solution plus difficile
726. L’ordonnance imposait également aux Parties de «s’abstenir de tout acte qui risquerait
d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre la solution plus
difficile»1407. En reconnaissant l’indépendance des prétendues «République populaire de Donetsk»
(ci-après la «RPD») et «République populaire de Louhansk» (ci-après la «RPL»), en s’engageant à
leur fournir une assistance militaire, en usant de discours insidieux pour nier l’existence même d’un
peuple ukrainien, et en se servant d’un acte d’agression illicite pour forcer l’Ukraine à renoncer à ses
demandes en l’espèce, la Russie a agi, récemment, de manière à aggraver le différend relevant de la
1401 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, p. 140, par. 106.
1402 Voir ci-dessus, par. 699.
1403 Voir ci-dessus, par. 703.
1404 Contre-mémoire de la Russie, deuxième partie, par. 310.
1405 Ibid.
1406 Voir ci-dessus, par. 702.
1407 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, p. 141, dispositif, point 2.
- 250 -
CIRFT et de la CIEDR et à en rendre la solution plus difficile et, partant, violé cette partie de
l’ordonnance.
727. Plus précisément, le 21 février 2022, le président Poutine a annoncé que la Russie
«reconnaiss[ait] … l’indépendance et la souveraineté des Républiques populaires de Donetsk et de
Louhansk»1408. Immédiatement après, il a signé de prétendus traités d’amitié, de coopération et
d’entraide avec la RPD et la RPL, auxquelles il était prévu que la Russie fournisse un appui
important, notamment dans les domaines politique, économique et militaire1409. Le 24 février 2022 à
l’aube, comme la Cour le sait fort bien, la Russie a lancé une invasion à grande échelle de
l’Ukraine1410. Les actes illicites de la Russie ont été à l’origine de lourdes destructions et pertes en
vies humaines, et il existe un nombre croissant de preuves que des civils ont été délibérément pris
pour cible en divers lieux1411.
728. En lien avec l’actuelle agression russe contre l’Ukraine, le président Poutine a également
nié que les Ukrainiens jouissaient d’un droit historique à leur propre Etat1412, et d’une identité à part
entière, distincte de celle de leurs voisins russes1413. De plus, dans les nouvelles parties du territoire
ukrainien auxquelles s’est étendue son occupation depuis l’invasion, la Russie a usé de la même
tactique qu’en Crimée en imposant sa propre culture et en annihilant celle d’autres groupes ethniques.
A Kherson, ville occupée, par exemple, les chaînes de télévision ukrainiennes ont été remplacées par
la télévision publique russe, et les manuels d’histoire ukrainiens ont été retirés des bibliothèques1414.
729. Les actes de la Russie décrits ci-dessus ont nécessairement porté préjudice aux droits des
Parties en l’espèce, et aggravé le différend relevant de la CIRFT et de la CIEDR. En ce qui concerne
la CIRFT, le différend dont la Cour est saisie porte, en partie, sur la série d’actes terroristes commis
par la RPD et la RPL, et sur le fait que la Russie n’a rien fait pour enquêter sur le financement de ces
actes, ni pour le prévenir ou le réprimer1415. L’Ukraine a sollicité des remèdes, en demandant
notamment à la Cour d’enjoindre à la Russie de prendre des mesures pratiques pour qu’aucun
financement ne soit accordé à la RPD et la RPL, qui sont responsables d’actes terroristes commis sur
son sol. En ordonnant à la Russie de ne pas aggraver ni étendre le différend, la Cour s’est
expressément montrée disposée à apporter son concours judiciaire à un règlement diplomatique de
la situation dans l’est de l’Ukraine, précisant qu’elle attendait des Parties qu’elles «s’emploient à
mettre pleinement en oeuvre, tant individuellement que conjointement, cet «ensemble de mesures»
1408 Reuters, Extracts from Putin’s Speech on Ukraine (21 février 2022).
1409 Ces prétendus traités ont été ratifiés le 22 février 2022. Voir Presidential Executive Office, President Signed
Federal Law On Ratifying the Treaty of Friendship, Cooperation and Mutual Assistance Between the Russian Federation
and the Donetsk People’s Republic (22 février 2022), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/
news/67835 ; Presidential Executive Office, President Signed Federal Law On Ratifying the Treaty of Friendship,
Cooperation and Mutual Assistance Between the Russian Federation and the Lugansk People’s Republic (22 février 2022),
accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/news/67834.
1410 Bloomberg, Transcript: Vladimir Putin’s Televised Address on Ukraine (24 février 2022).
1411 Voir OHCHR, Ukraine: Civilian Casualty Update (20 avril 2022) ; OSCE, Report on Violations of International
Humanitarian and Human Rights Law, War Crimes and Crimes Against Humanity Committed in Ukraine since 24 February
2022 (13 avril 2022).
1412 Reuters, Extracts from Putin’s Speech on Ukraine (21 février 2022) ; voir aussi Billy Perrigo, How Putin’s
Denial of Ukraine’s Statehood Rewrites History, Time (22 février 2022).
1413 Reuters, Putin Says Russians and Ukrainians “Practically One People” (29 août 2014) ; AP News, Putin:
Russians, Ukrainians Are “One People” (20 juillet 2019) ; Vladimir Putin, On the Historical Unity of Russians and
Ukrainians, Presidential Executive Office (12 juillet 2021), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/
president/news/66181.
1414 Voir ci-dessus, par. 380-382.
1415 Voir le mémoire de l’Ukraine, chap. 1.
- 251 -
[de Minsk] afin de parvenir à un règlement pacifique du conflit dont l’est de l’Ukraine [était] le
théâtre»1416.
730. Bien que la question du financement de la RPD et de la RPL occupe une place
prépondérante dans le présent différend, la Russie a choisi de reconnaître ces deux entités, et s’est
officiellement engagée à leur apporter une aide financière et militaire. Les actes de la Russie
démentent tout engagement à régler un différend ayant trait à des violations de la CIRFT liées au
financement de la RPD et de la RPL ou toute quête d’une solution diplomatique ou d’un règlement
pacifique visant à mettre fin au conflit qui se déroule dans l’est de l’Ukraine, tels que requis par la
Cour.
731. Par ses actes récents, la Russie a également aggravé et étendu le différend qui oppose les
Parties au regard de la CIEDR. L’Ukraine affirme que la Russie mène une campagne de
discrimination raciale systématique contre les communautés ukrainienne et tatare de Crimée depuis
son occupation de la péninsule en 2014. Comme elle l’a exposé précédemment, alors que la Russie
envahissait l’Ukraine, ses dirigeants — y compris le président Poutine — multipliaient les
déclarations tendant à nier l’existence d’un peuple ukrainien à part entière et le droit des Ukrainiens
à leur propre Etat1417. En qualifiant les Ukrainiens de nazis, le président Poutine reprend également
le discours de haine qu’avaient tenu des agents russes en Crimée à l’approche du prétendu
référendum de mars 20141418. Ces actes, qui aggravent le différend opposant actuellement les Parties
au regard de la CIEDR, et en rendent le règlement plus difficile, présentent d’étranges similitudes
avec les mesures d’annihilation culturelle prises par la Russie en Crimée. L’Ukraine se réserve
également le droit de formuler, à un stade ultérieur de la procédure, des demandes supplémentaires
au titre de la CIEDR concernant ces faits récents.
732. Enfin, dans le cadre des négociations visant à mettre fin à l’agression illicite perpétrée
par la Russie, cette dernière est allée jusqu’à exiger que l’Ukraine renonce à l’instance introduite
devant la Cour de céans, en échange de la paix1419. En exigeant, l’arme au poing, que l’Ukraine
renonce à son droit de rechercher un règlement pacifique des différends au titre de la CIRFT et de la
CIEDR devant la Cour, la Russie a trouvé une nouvelle manière de rendre plus difficile la solution
du présent différend. Ce nouvel exemple, ô combien choquant, trahit également l’ampleur de son
mépris envers le droit international.
*
* *
733. La Russie a violé de manière éhontée l’ordonnance de la Cour, qui lui enjoignait de
«[s]’abstenir de maintenir ou d’imposer des limitations à la capacité de la communauté des Tatars de
Crimée de conserver ses instances représentatives, y compris le Majlis», de «[f]aire en sorte de rendre
disponible un enseignement en langue ukrainienne» en Crimée et de «s’abstenir de tout acte qui
1416 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, p. 140, par. 104.
1417 Voir ci-dessus, par. 379 et 728.
1418 Mémoire de l’Ukraine, chap. 8 A).
1419 StoryUkraine, Arahamiya in an Interview with RBC-Ukraine on Negotiations between Ukraine and Russia and
Security Guarantees (30 mars 2022), accessible à l’adresse suivante : https://news.storyua.com/news/3360.html.
- 252 -
risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre la solution plus
difficile» ; partant, elle manque à son obligation de se conformer à l’ordonnance rendue par la Cour
de céans le 19 avril 2017.
- 253 -
CINQUIÈME PARTIE
CONCLUSIONS
734. Pour les raisons exposées dans son mémoire et dans la présente réplique, l’Ukraine prie
respectueusement la Cour de dire et juger que :
S’agissant de la CIRFT :
a) La Russie a violé l’article 18 de la CIRFT en manquant de coopérer à la prévention des infractions
de financement du terrorisme visées à l’article 2, en tant qu’elle n’a pas pris toutes les mesures
possibles afin d’empêcher et de contrecarrer la préparation sur son territoire de telles infractions
devant être commises à l’intérieur ou à l’extérieur de celui-ci. En particulier, la Fédération de
Russie a violé l’article 18 en manquant de prendre les mesures possibles afin : i) d’empêcher des
représentants ou agents de l’Etat russe de financer le terrorisme en Ukraine ; ii) de décourager
des personnes publiques ou privées ainsi que d’autres tiers ne relevant pas de l’Etat de financer
le terrorisme en Ukraine ; iii) de surveiller sa frontière avec l’Ukraine afin de mettre un terme au
financement du terrorisme ; et iv) de surveiller et suspendre les activités bancaires et autres
activités de collecte de fonds entreprises par des personnes privées ou publiques sur son territoire
en vue de financer le terrorisme en Ukraine.
b) La Fédération de Russie a violé l’article 8 de la CIRFT en manquant d’identifier et de détecter
les fonds utilisés ou destinés à être utilisés pour financer le terrorisme en Ukraine et en manquant
de geler et de saisir de tels fonds.
c) La Fédération de Russie a violé les articles 9 et 10 de la CIRFT en manquant d’enquêter sur les
faits concernant des personnes qui se sont ou se seraient livrées au financement du terrorisme en
Ukraine, et d’extrader ou de poursuivre les auteurs présumés de cette infraction.
d) La Fédération de Russie a violé l’article 12 de la CIRFT en manquant d’accorder à l’Ukraine
l’entraide judiciaire la plus large possible pour toute enquête pénale relative à une infraction de
financement du terrorisme.
e) Du fait des violations de la CIRFT commises par la Fédération de Russie, les intermédiaires de
celle-ci en Ukraine ont reçu des fonds qui leur ont permis de se livrer à de nombreux actes de
terrorisme, notamment la destruction de l’appareil assurant le vol MH17, les tirs d’artillerie
contre Volnovakha, Marioupol, Kramatorsk et Avdiivka, les attentats à la bombe perpétrés à
Kharkiv lors de la marche pour l’unité et au Stena Rock Club, ainsi que la tentative d’assassinat
d’un député ukrainien.
S’agissant de la CIEDR :
f) La Fédération de Russie a violé l’article 2 de la CIEDR en se livrant à des actes nombreux et
généralisés de discrimination raciale à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de
Crimée et en adoptant envers celles-ci une politique et une pratique de discrimination raciale.
g) La Fédération de Russie a également violé l’article 2 de la CIEDR en encourageant, défendant
ou appuyant la discrimination raciale pratiquée par d’autres personnes ou organisations à
l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée.
h) La Fédération de Russie a violé l’article 4 de la CIEDR en encourageant la discrimination raciale
à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée et en incitant à une telle
discrimination.
- 254 -
i) La Fédération de Russie a violé l’article 5 de la CIEDR en manquant de garantir le droit des
membres des communautés ukrainienne et tatare de Crimée à l’égalité devant la loi, notamment
dans la jouissance i) du droit à un traitement égal devant les tribunaux et tout autre organe
administrant la justice ; ii) du droit à la sûreté de la personne et à la protection de l’Etat contre les
voies de fait ou les sévices de la part soit de fonctionnaires du gouvernement, soit de tout individu,
groupe ou institution ; iii) de droits politiques ; iv) d’autres droits civils ; et v) de droits
économiques, sociaux et culturels.
j) La Fédération de Russie a violé l’article 6 de la CIEDR en manquant d’assurer aux communautés
ukrainienne et tatare de Crimée une protection et une voie de recours effectives contre les actes
de discrimination raciale.
k) La Fédération de Russie a violé l’article 7 de la CIEDR en manquant de prendre des mesures
immédiates et efficaces dans les domaines de l’enseignement, de l’éducation, de la culture et de
l’information pour lutter contre les préjugés conduisant à la discrimination raciale à l’encontre
des communautés ukrainienne et tatare de Crimée.
S’agissant de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires :
l) La Fédération de Russie a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’ordonnance en
indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 19 avril 2017, en tant qu’elle a
maintenu des limitations à la capacité de la communauté des Tatars de Crimée de conserver ses
instances représentatives, y compris le Majlis.
m) La Fédération de Russie a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’ordonnance en
indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 19 avril 2017, en tant qu’elle n’a pas
fait en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne.
n) La Fédération de Russie a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’ordonnance en
indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 19 avril 2017, en tant qu’elle a aggravé
et étendu le différend et en a rendu la solution plus difficile en reconnaissant l’indépendance et
la souveraineté de la RPD et de la RPL et en se livrant à des actes de discrimination raciale à la
faveur de son agression renouvelée contre l’Ukraine.
735. Les faits susmentionnés constituent des violations de la CIRFT, de la CIEDR et de
l’ordonnance en indication de mesures conservatoires de la Cour, et donc des faits internationalement
illicites à raison desquels la responsabilité internationale de la Fédération de Russie se trouve
engagée. La Fédération de Russie est par conséquent tenue :
S’agissant de la CIRFT :
a) De mettre immédiatement fin à chacune des violations susmentionnées des articles 8, 9, 10, 12
et 18 de la CIRFT et de fournir à l’Ukraine des garanties appropriées et assurances publiques
qu’elle s’abstiendra de commettre de tels actes à l’avenir.
b) De prendre toutes les mesures possibles afin d’empêcher la commission d’infractions de
financement du terrorisme, et notamment i) de veiller à ce que les représentants de l’Etat russe
ou toute autre personne relevant de sa compétence ne fournissent pas d’armes ou de fonds à des
groupes se livrant au terrorisme en Ukraine, notamment la RPD, la RPL, les Partisans de Kharkiv
ou d’autres groupes armés illicites ; ii) de cesser d’encourager des personnes privées ou publiques
ainsi que d’autres tiers ne relevant pas de l’Etat à financer le terrorisme en Ukraine ; iii) de
surveiller sa frontière avec l’Ukraine afin d’y empêcher toute livraison d’armes ; et iv) de
surveiller et d’interdire les transactions privées ou publiques faites depuis le territoire russe ou
par des ressortissants russes en vue de financer le terrorisme en Ukraine, y compris en appliquant
des restrictions bancaires afin de bloquer les transactions faites au profit de groupes se livrant au
- 255 -
terrorisme en Ukraine, notamment la RPD, la RPL, les Partisans de Kharkiv ou d’autres groupes
armés illicites.
c) De geler ou saisir les biens des personnes soupçonnées de fournir des fonds à des groupes se
livrant au terrorisme en Ukraine, notamment des groupes armés illicites associés à la RPD, à la
RPL ou aux Partisans de Kharkiv, et de procéder à la confiscation des biens des personnes
reconnues avoir fourni des fonds à de tels groupes.
d) D’accorder à l’Ukraine l’entraide judiciaire la plus large possible pour toute enquête pénale
relative à une personne soupçonnée de financer le terrorisme.
e) De verser à l’Ukraine une indemnisation, pour elle-même et en tant que parens patriae de ses
ressortissants, à raison du préjudice qu’elle a subi du fait des violations de la CIRFT commises
par la Russie, notamment du préjudice subi par ses ressortissants blessés du fait d’actes de
terrorisme commis en conséquence desdites violations, le montant de l’indemnisation devant être
déterminé lors d’une phase distincte de la présente procédure.
f) De verser à l’Ukraine, à raison du préjudice moral qu’elle a subi, des dommages-intérêts d’un
montant que la Cour jugera approprié, compte tenu de la gravité des violations de la CIRFT
commises par la Russie, et qu’elle déterminera dans une phase distincte de la présente procédure.
S’agissant de la CIEDR :
g) De mettre immédiatement fin à chacune des violations susmentionnées des articles 2, 4, 5, 6 et 7
de la CIEDR et de fournir à l’Ukraine des garanties appropriées et assurances publiques qu’elle
s’abstiendra de commettre de tels actes à l’avenir.
h) De garantir le droit des membres des communautés ukrainienne et tatare de Crimée à l’égalité
devant la loi, notamment dans la jouissance des droits de l’homme et des libertés fondamentales
protégés par la convention.
i) D’assurer à tous les habitants de Crimée relevant de sa juridiction une protection et une voie de
recours effectives contre les actes de discrimination raciale.
j) De prendre des mesures immédiates et efficaces dans les domaines de l’enseignement, de
l’éducation, de la culture et de l’information pour lutter contre les préjugés conduisant à la
discrimination raciale à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée.
k) De verser à l’Ukraine une indemnisation et des dommages-intérêts, pour elle-même et en tant que
parens patriae de ses ressortissants, à raison du préjudice matériel et moral qu’elle a subi du fait
des violations de la CIEDR commises par la Russie, notamment du préjudice subi par les victimes
de la violation par la Russie des articles 2, 4, 5, 6 et 7 de ladite convention, dont le montant de
l’indemnisation devra être déterminé lors d’une phase distincte de la présente procédure.
S’agissant de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires :
l) De mettre immédiatement en oeuvre les mesures conservatoires prescrites par la Cour le 19 avril
2017, notamment en levant l’interdiction imposée aux activités du Majlis des Tatars de Crimée
et en faisant en sorte que soit assuré un enseignement en langue ukrainienne.
m) De mettre immédiatement en oeuvre les mesures conservatoires prescrites par la Cour le 19 avril
2017, notamment en cessant les actes par lesquels elle aggrave le différend et en s’abstenant
dorénavant de tout acte tendant à aggraver le différend.
n) De verser à l’Ukraine une indemnisation et des dommages-intérêts, pour elle-même et en tant que
parens patriae de ses ressortissants, à raison du préjudice matériel et moral qu’elle a subi du fait
- 256 -
de la violation par la Russie de l’ordonnance rendue par la Cour le 19 avril 2017, dont le montant
de l’indemnisation devra être déterminé lors d’une phase distincte de la présente procédure.
Le 29 avril 2022.
Le coagent de l’Ukraine,
(Signé) Vsevolod CHENTSOV.
___________
- 257 -
CERTIFICATION
Je certifie par la présente que les annexes jointes sont des copies conformes des documents
auxquels il est fait référence et que les traductions fournies sont exactes.
Le 29 avril 2022.
Le coagent de l’Ukraine,
(Signé) Vsevolod CHENTSOV.
___________
LISTE DES ANNEXES
Annexe
VOLUME I
I. Dépositions et rapports d’expertise
A. CIRFT
1. Rapports d’expertise
1 Deuxième rapport d’expertise du général Christopher Brown (21 avril 2022)
2 Rapport d’expertise de Catherine Gwilliam et du général de division aérienne
Anthony Sean Corbett (21 avril 2022)
B. CIEDR
1. Dépositions
3 Deuxième déposition de Refat Chubarov (21 avril 2022)
4 Déposition du métropolite Klyment de Simferopol et de Crimée (29 mars 2022)
2. Rapports d’expertise
5 Second Expert Report of Sandra Fredman (21 April 2022) [annexe non traduite]
6 Second Expert Report of Paul R. Magocsi (14 April 2022) [annexe non traduite]
7 Rapport d’expertise de Martin Scheinin (14 avril 2022)
II. Annexes relatives à la CIRFT
A. Documents du Gouvernement ukrainien
8 Ministry of Interior of Ukraine Order No. 317 (14 April 2014) [annexe non traduite]
9 Search and Seizure Report, drafted by Senior Lieutenant of Justice O.B. Butyrin, Senior
Investigator, Investigations Department of the Directorate of the Security Service of
Ukraine in the Kharkiv Region (16 November 2014) [annexe non traduite]
10 Report on Examination of Things Seized from Marina Kovtun, drafted by Senior
Lieutenant of Justice D.S. Gnatushko, Senior Investigator, Investigations Department of
the Directorate of the Security Service of Ukraine in the Kharkiv Region (16 November
2014) [annexe non traduite]
11 Report of Presentation of a Person for Identification by Photos, drafted by Major of
Justice O.S. Zagumennyi, Senior Investigator, Investigations Department of the
Directorate of the Security Service of Ukraine in the Kharkiv Region (18 November
2014) [annexe non traduite]
12 Report of Presentation of a Person for Identification by Photos, drafted by Senior
Lieutenant of Justice O.B. Butyrin, Senior Investigator, Investigations Department of the
Directorate of the Security Service of Ukraine in the Kharkiv Region (19 November
2014) [annexe non traduite]
13 Report of Presentation of a Person for Identification by Photos, drafted by Lieutenant
Colonel I.V. Mezionov, Special Investigator, Investigations Department of the
Directorate of the Security Service of Ukraine in the Kharkiv Region (22 November
2014) [annexe non traduite]
14 Record of Review, drafted by O.V. Martyniuk, Senior Investigator of the Security
Service of Ukraine (16 January 2015) [annexe non traduite]
- 259 -
Annexe
15 Security Service of Ukraine, ATO Regulation Governing Checkpoints (22 January
2015) [annexe non traduite]
16 Report No. 1 of Presentation of a Person for Identification by Photos, drafted by Senior
Lieutenant K.O. Pidgirnyi, Senior Investigator, Investigations Department of the
Directorate of the Security Service of Ukraine in the Kharkiv Region (26 February 2015)
[annexe non traduite]
17 Report No. 2 of Presentation of a Person for Identification by Photos, drafted by Senior
Lieutenant K.O. Pidgirnyi, Senior Investigator, Investigations Department of the
Directorate of the Security Service of Ukraine in the Kharkiv Region (26 February 2015)
[annexe non traduite]
18 Report No. 3 of Presentation of a Person for Identification by Photos, drafted by Senior
Lieutenant K.O. Pidgirnyi, Senior Investigator, Investigations Department of the
Directorate of the Security Service of Ukraine in the Kharkiv Region (26 February 2015)
[annexe non traduite]
19 Ruling Granting Recording of V. Dvornikov’s Conversations, drafted by Investigating
Judge R.M. Piddubnyi, the Court of Appeal in Kharkiv District (27 February 2015)
[annexe non traduite]
20 Ruling Granting Recording of V. Tetutskiy’s Conversations, drafted by Investigating
Judge R.M. Piddubnyi, the Court of Appeal in Kharkiv District (27 February 2015)
[annexe non traduite]
21 Report No. 3 of Presentation of a Person for Identification by Photos, drafted by Captain
of Justice A.O. Prosniak, Investigator, Investigations Department of the Directorate of
the Security Service of Ukraine in the Kharkiv Region (5 March 2015) [annexe non
traduite]
22 Report No. 1 of Presentation of a Person for Identification by Photos, drafted by Captain
of Justice A.O. Prosniak, Investigator, Investigations Department of the Directorate of
the Security Service of Ukraine in the Kharkiv Region (5 March 2015) [annexe non
traduite]
23 Report No. 2 of Presentation of a Person for Identification by Photos, drafted by Captain
of Justice A.O. Prosniak Investigator, Investigations Department of the Directorate of
the Security Service of Ukraine in the Kharkiv Region (5 March 2015) [annexe non
traduite]
24 Expert Conclusion No. 5, drafted by the Forensic Research Center, Ministry of Internal
Affairs of Ukraine, Main Directorate of the Ministry of Internal Affairs of Ukraine in
Kharkiv Region (16 March 2015) [annexe non traduite]
25 Ukrainian Border Guard Service Letter No. 51/442 to Major of Justice A.V. Ryzhylo,
Senior Investigator, Investigations Department of the Directorate of the Security Service
of Ukraine in the Kharkiv Region, dated 16 March 2015 [annexe non traduite]
26 Report of Identification of Dvornikov’s Car, drafted by Senior Lieutenant of Justice
K.O. Pidgirnyi, Senior Investigator, Investigations Department of the Directorate of the
Security Service of Ukraine in the Kharkiv Region (19 March 2015) [annexe non
traduite]
27 Expert Conclusion No. 17 drafted by the Forensic Research Center, Ministry of Internal
Affairs of Ukraine, Main Directorate of the Ministry of Internal Affairs of Ukraine in
Kharkiv Region (20 March 2015) [annexe non traduite]
- 260 -
Annexe
28 Expert Conclusion No. 16, drafted by the Forensic Research Center, Ministry of Internal
Affairs of Ukraine, Main Directorate of the Ministry of Internal Affairs of Ukraine in
Kharkiv Region (20 March 2015) [annexe non traduite]
29 Expert Opinion No. 1975, drafted by the Forensic Research Center in Kharkiv Named
After M.S. Bokarius, Ministry of Justice of Ukraine (1 April 2015) [annexe non
traduite]
30 Ukrainian Border Guard Service Letter No. 51/680 to Lieutenant Colonel I.V. Selenkov,
Deputy Head of the Investigations Department, Directorate of the Security Service of
Ukraine in the Kharkiv Region, dated 16 April 2015 [annexe non traduite]
31 Expert Opinion of Forensic Psychological Examination Commission No. 1632/222,
drafted by the Forensic Research Center in Kharkiv Named After M.S. Bokarius,
Ministry of Justice of Ukraine (20 February 2017) [annexe non traduite]
32 Expert Opinion No. 8-ZVZ drafted by the Kharkiv Centre for Forensic Science and
Investigations, Ministry of Internal Affairs of Ukraine (21 February 2017) [annexe non
traduite]
33 Expert Opinion of Forensic Psychological Examination Commission No. 1793/223,
drafted by the Forensic Research Center in Kharkiv Named After M.S. Bokarius,
Ministry of Justice of Ukraine (21 February 2017) [annexe non traduite]
34 Expert Opinion of Forensic Psychological Examination Commission No. 1794/224,
drafted by the Forensic Research Center in Kharkiv Named After M.S. Bokarius,
Ministry of Justice of Ukraine (22 February 2017) [annexe non traduite]
35 Case No. 645/3612/15-k, Judgment of Conviction and Sentencing of 28 December 2019
of the Frunze Municipal Court of the City of Kharkiv [annexe non traduite]
36 Intentionnellement omise
VOLUME II
B. Déclarations et récits de première main
37 Signed Declaration of Artem Mineev, Witness Interrogation Protocol (16 November
2014) [annexe non traduite]
38 Signed Declaration of Igor Boiko, Suspect Interrogation Protocol (22 November 2014)
[annexe non traduite]
39 Signed Declaration of Sergey Bashlykov, Suspect Interrogation Protocol (16 March
2015) [annexe non traduite]
40 Signed Declaration of Victor Tetutskiy, Suspect Interrogation Protocol (16 March 2015)
[annexe non traduite]
41 Signed Declaration of Volodymyr Dvornikov, Suspect Interrogation Protocol (20 March
2015) [annexe non traduite]
42 Transcript of Covert Investigative Action Concerning V. Dvornikov, drafted by
Lieutenant Colonel O.V. Diaghilev, Directorate of the Security Service of Ukraine in the
Kharkiv Region (25 March 2015) [annexe non traduite]
43 Transcript of Covert Investigative Action Concerning V. Tetutskiy, drafted by
Lieutenant Colonel O.V Diaghilev, Directorate of the Security Service of Ukraine in the
Kharkiv Region (25 March 2015) [annexe non traduite]
44 Signed Declaration of Volodymyr Oleksiyovych Lytvynchuk, Victim Interrogation
Protocol (2 February 2017) [annexe non traduite]
- 261 -
Annexe
45 Signed Declaration of Valentyna Vasilievna Babenko, Victim Interrogation Protocol
(3 February 2017) [annexe non traduite]
46 Signed Declaration of Anna Aleksandrovna Buzhynskaya, Victim Interrogation
Protocol (4 February 2017) [annexe non traduite]
47 Signed Declaration of Olga Nikolaevna Dyuzhikova, Victim Interrogation Protocol
(4 February 2017) [annexe non traduite]
48 Signed Declaration of Vira Mykolaivna Bespalova, Victim Interrogation Protocol
(4 February 2017) [annexe non traduite]
49 Signed Declaration of Viktor Volodymyrovych Dzhyuba, Victim Interrogation Protocol
(6 February 2017) [annexe non traduite]
50 Témoignage de Hanna Mykolayivna Fandeeva, procès-verbal d’interrogatoire de
témoin (15 février 2017)
51 Signed Declaration of Anna Vyacheslavovna Gulchevskaya, Victim Interrogation
Protocol (19 February 2017) [annexe non traduite]
52 Signed Declaration of Oleksandr Victorovych Povarnitsyn, Property Inspection
Protocol (19 February 2017) [annexe non traduite]
53 Signed Declaration of Viktor Ivanovych Palash, Victim Interrogation Protocol
(19 February 2017) [annexe non traduite]
54 Signed Declaration of Oksana Vladimirovna Povarnitsyna, Victim Interrogation
Protocol (20 February 2017) [annexe non traduite]
55 Signed Declaration of Viktor Ivanovych Palash, Property Inspection Protocol
(20 February 2017) [annexe non traduite]
56 Intentionnellement omise
C. Documents d’organisations internationales
57 U.N. Police, Peacekeeping PDT Standards for Formed Police Units (2015) [annexe non
traduite]
58 Intentionnellement omise
D. Documents du Gouvernement russe
59 Code pénal de la Fédération de Russie, paragraphe 1 de l’article 205
60 Ministry of Defense of the Russian Federation, Rules of Firing and Fire Control of
Artillery (PSiUO-2011) (2011) [annexe non traduite]
61 Ministry of Defense of the Russian Federation, Manual for the Study of the Rules of
Firing and Fire Control of Artillery (PSiUO-2011) (2014) [annexe non traduite]
62 Irina A. Pankratova and Mikhail V. Kolinchenko, CFT Department of
Rosfinmonitoring, Certain Aspects of Application of New Anti-Terrorism Legislation
as it Pertains to Freezing (Restraining) Terrorist and Extremist Assets, Financial Security
(2015) [annexe non traduite]
E. Traités, chartes et accords multilatéraux
63 Protocole à la convention relative à l’entraide judiciaire et aux relations judiciaires en
matière civile, familiale et pénale (28 mars 1997)
- 262 -
Annexe
F. Décisions judiciaires, textes législatifs et documents
gouvernementaux émanant d’Etats tiers
64 United States Department of the Army, Military Operations on Urbanized Terrain
(MOUT), Field Manual 90-1 (15 August 1979) [annexe non traduite]
65 United States Department of the Army, An Infantryman’s Guide to Combat in Built-up
Areas, Field Manual 90-10-1 (12 May 1993) [annexe non traduite]
66 Second Amended Complaint, Schansman v. Sberbank of Russia PJSC, Civ.
No. 19-CV-2985 (ALC) (S.D.N.Y. 5 October 2020) [annexe non traduite]
67 Schansman v. Sberbank of Russia PJSC, Civ. No. 19-CV-2985 (ALC), 2021 WL
4482172 (S.D.N.Y. 30 September 2021) [annexe non traduite]
68 Intentionnellement omise
G. Auteurs de doctrine
69 Sir Robert Jennings & Arthur Watts, Interpretation of Treaties, in Oppenheim’s
International Law: Volume 1 Peace (Robert Jennings & Arthur Watts, eds., Oxford
University Press 9th ed. 2008) [annexe non traduite]
70 A.P. Ryjakov, Commentary to Art. 140, in Commentary to the Criminal Procedure Code
of the Russian Federation (9th rev. ed. 2014) [annexe non traduite]
71 Nils Melzer, The Principle of Distinction Between Civilians and Combatants, in The
Oxford Handbook of International Law in Armed Conflict (Andrew Clapham &
Paola Gaeta, eds., Oxford University Press 2014) [annexe non traduite]
72 Richard Gardiner, Treaty Interpretation (Oxford University Press 2d ed., 2015) [annexe
non traduite]
73 Jutta Brunnée, Harm Prevention, in The Oxford Handbook of International
Environmental Law (Lavanya Rajamani & Jacqueline Peel, eds., 2d ed. 2021) [annexe
non traduite]
74 Intentionnellement omise
H. Articles de presse
75 Oksana Polishuk, Feel the Difference: Who Ukraine Gives to Free From Captivity,
Ukrinform (27 December 2019) [annexe non traduite]
76 Ukrinform, The Prosecution Explained Why People Sentenced for a Terrorist Act in
Kharkiv Were Released (28 December 2019) [annexe non traduite]
77 Hanna Sokolova, Terrorist Attack During the “March of Dignity” in Kharkiv. How
Three Defendants Were Sentenced to Life Sentence and Immediately Released
(29 December 2019) [annexe non traduite]
78 Novynarnia, “Separam - Freedom”: Whom Ukraine Released to ORDLO at the Big
Exchange in 2019. List, (30 December 2019) [annexe non traduite]
79 Intentionnellement omise
I. Autres documents
80 Sun-Tzu, The Art of Warfare (Roger Ames., 1993) [annexe non traduite]
81 Interfax, The DPR Opened a Criminal Case on the Fact of the Shelling of a Bus Near
Volnovakha (14 January 2015) [annexe non traduite]
- 263 -
Annexe
82 Lt. Col. (Retired) Matthew Whittchurch, Lessons from Soviet Urban Operations 1945,
British Army Review Special Report (Winter 2019) [annexe non traduite]
83 RT, RAW: Footage from Shelled Mariupol in Southeastern Ukraine (video) [matériau
audiovisuel non joint]
84 RT, Ukraine: Mariupol Hit by Heavy Shelling, Streets Devastated (video) [matériau
audiovisuel non joint]
85 Intentionnellement omise
86 Intentionnellement omise
87 Intentionnellement omise
88 Intentionnellement omise
89 Intentionnellement omise
III. Annexes relatives à la CIEDR
A. Documents du Gouvernement ukrainien
90 Law of Ukraine No. 1636-VII “On Establishing Free Economic Zone ‘Crimea’ and on
Specifics of Conducting Economic Activity in the Temporarily Occupied Territory of
Ukraine” (12 August 2014) [annexe non traduite]
91 Law of Ukraine No. 2145-VIII “On Education” (5 September 2017) [annexe non
traduite]
92 Law of Ukraine No. 463-IX “On Complete General Secondary Education” (16 January
2020) [annexe non traduite]
93 Resolution of the Verkhovna Rada of Ukraine No. 2077-IX “On Certain Issues of
Protection of the Right to Freedom of Conscience and Religion of Believers of the
Crimean Eparchy of the Ukrainian Orthodox Church (Orthodox Church of Ukraine) and
Preservation of the Premises of the Cathedral of St. Volodymyr and St. Olha”
(17 February 2022) [annexe non traduite]
B. Documents du Gouvernement russe
94 Russian Federation, Federal Law No. 433-FZ of 28 December 2013, ‘On Amendments
to the Criminal Code of the Russian Federation’ [annexe non traduite]
95 Russian Federation, Federal Law No. 299-FZ of 31 July 2020, ‘On Amendments to
Article 1 of the Federal Law “On Counteracting Extremist Activity”’ [annexe non
traduite]
96 Supreme Court of the Republic of Crimea, Case No. 1-11/2020, Decision, 10 December
2020 (Ukraine’s Additional Translation of Russia’s Counter-Memorial Part II,
Annex 430) [annexe non traduite]
97 Decree of the President of the Russian Federation No. 201 “On Amendments to the List
of Border Territories Where Foreign Citizens, Stateless Persons and Foreign Legal
Entities Cannot Own Land Plots, Approved by the Decree of the President of the Russian
Federation of January 9, 2011, No. 26” (20 March 2020) [annexe non traduite]
98 List of Registered Media Outlets, Federal Service for Supervision in the Sphere of
Communications, Information Technology and Mass Communications (8 April 2022)
[annexe non traduite]
99 Ruling of the Supreme Court of the Russian Federation No. 310-ES19-8542 (19 June
2019) [annexe non traduite]
- 264 -
Annexe
100 Ruling of the Supreme Court of the Russian Federation No. 310-ES18-18876
(23 November 2018) [annexe non traduite]
101 Default judgement of Yevpatoria City Court in Case No. 2-2176/2019 (6 November
2019) [annexe non traduite]
102 The Center for Counter-Extremism, The Ministry of Interior for the Republic of Crimea
(8 February 2022) [annexe non traduite]
C. Rapports d’ONG
103 Crimean Human Rights Group, Overview of the Situation with Respect for Human
Rights and Norms of the International Humanitarian Law in Crimea for 2020 (January
2021) [annexe non traduite]
104 Crimean Tatar Resource Center, In Crimea, Parents of Students are Forced to Refuse to
Study in the Crimean Tatar Language at School (5 April 2021) [annexe non traduite]
105 Crimean Human Rights Group, Statement of Implementation Report Russian Federation
International Legal Commitments in the Field Protection of Human Rights in the
Occupied Territory of Crimea and Sevastopol (November 2021) [annexe non traduite]
106 International Renaissance Foundation, Information on Illegal Archeological
Excavations: List of Objects of Destruction of Monuments of Crimea (2021) [annexe
non traduite]
107 Crimean Tatar Resource Center, Analysis of Human Rights Violations in the Occupied
Crimea in 2021 (presentation) (25 January 2022) [annexe non traduite]
108 Intentionnellement omise
VOLUME III
D. Auteurs de doctrine
109 Taras Hunczak, ed., The Ukraine, 1917-1921: A Study in Revolution (Cambridge, Mass.:
Harvard University Press, 1977) [annexe non traduite]
110 Vasyl Markus, “International Legal Status of the Ukrainian State,” in Ukraine: A
Concise Encyclopedia, Vol. 2 (Toronto: University of Toronto Press, 1971) [annexe non
traduite]
111 Jurij Borys, The Sovietization of Ukraine, 1917-1923 (Edmonton: Canadian Institute of
Ukrainian Studies, 1980) [annexe non traduite]
112 Theofil I. Kis, Nationhood, Statehood and the International Status of the Ukrainian
SSR/Ukraine (Ottawa, London, and Paris: University of Ottawa Press, 1989) [annexe
non traduite]
113 Terry Martin, The Affirmative Action Empire: Nations and Nationalism in the Soviet
Union, 1923-1939 (Ithaca and London: Cornell University Press, 2001) [annexe non
traduite]
114 Dominique Arel, “Demography and Politics in the First Post-Soviet Censuses,”
Population, Vol. 57, No. 6 (2002) [annexe non traduite]
115 Linos-Alexandre Sicilianos, L’actualité et les potentialités de la convention sur
l’élimination de la discrimination raciale, Revue trimestrielle des droits de l’homme,
vol. 64 (2005) [annexe non reproduite]
- 265 -
Annexe
116 Patrick Thornberry, Universal Minority Rights: A Commentary on The Jurisprudence of
International Courts and Treaty Bodies (Oxford University Press 2007) [annexe non
traduite]
117 Vasyl Kuchabsky, Western Ukraine in Conflict with Poland and Bolshevism, 1918-1923
(Edmonton and Toronto: Canadian Institute of Ukrainian Studies Press, 2009) [annexe
non traduite]
118 Paul Robert Magocsi, History of Ukraine: The Land and Its Peoples, 2nd revised and
expanded ed. (Toronto, Buffalo, and London: University of Toronto Press, 2010)
[annexe non traduite]
119 Svitlana Mel’nyk and Stepan Chernychko, Etnichne ta movne rozmaïttia Ukraïny
(Uzhhorod: PoliPrint, 2010) [annexe non traduite]
120 Oleh Wolowyna, “The Famine-Genocide of 1932-33: Estimation of Losses and
Demographic Impact,” in Bohdan Klid and Alexander J. Motyl, eds., The Holodomor
Reader (Edmonton and Toronto: Canadian Institute of Ukrainian Studies Press, 2012)
[annexe non traduite]
121 Atlas istoriï ukraïns’koï derzhavnosti (L’viv: Naukove tovarystvo imeni Shevchenka,
2013) [annexe non traduite]
122 William A. Schabas, The European Convention on Human Rights: A Commentary
(2015) [annexe non traduite]
123 A. Peters, Has the Advisory Opinion’s Finding that Kosovo’s Declaration of
Independence was not Contrary to International Law Set an Unfortunate Precedent?, in
The Law and Politics of the Kosovo Advisory Opinion (OUP, M. Milanović &
M. Wood, eds., 2015) [annexe non traduite]
124 Patrick Thornberry, Article 1: Definition of Racial Discrimination, in The International
Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination: A Commentary
(Oxford University Press 2016) [annexe non traduite]
125 Patrick Thornberry, Article 5: Economic, Social, and Cultural Rights: A Commentary,
in The International Convention on the Elimination of All Forms of Racial
Discrimination: A Commentary (Oxford University Press 2016) [annexe non traduite]
126 Gabrielyan A. M., The Implementation of Language Policy in the Sphere of Secondary
Education in the Crimea, Archon, Vol. 5 (2018) [annexe non traduite]
127 Theodore Christakis & Katia Bouslimani, National Security, Surveillance, and Human
Rights, in Oxford Handbook of the International Law of Global Security (Robin Geiss
& Nils Melzer eds., Oxford University Press 2021) [annexe non traduite]
128 Intentionnellement omise
E. Articles de presse
129 Kryminform, Residents of Crimea Who Are Abroad Can Apply for the Retention of
Ukrainian Citizenship to the Consular Services of the Russian Federation - FMS of the
Russian Federation (8 April 2014) [annexe non traduite]
130 Center for Investigative Journalism, TRK Chernomorskaya Paid the Debt to the RTPC
Before the Court. “The Arrest and Removal of Equipment Was Blackmail” - Zhuravleva
(6 August 2014) [annexe non traduite]
131 Vladislav Maltsev, “Crimea Is Ours” for Mufti Ablaev, Nezavisimaya Gazeta
(4 January 2015) [annexe non traduite]
- 266 -
Annexe
132 Bezformata, Metropolitan Lazar of Simferopol and Crimea Performed a Litia in Memory
of Those Who Died in the Battles for the Motherland (23 February 2015) [annexe non
traduite]
133 QHA, Crimean Tatar Newspaper “Avdet” Did Not Receive Registration (27 March
2015) [annexe non traduite]
134 Gleb Shemovnev, Only One Crimean Tatar Media Has Passed Registration in Russia,
KP.ua (3 April 2015) [annexe non traduite]
135 Vadim Nikiforov, Crimean Tatars Will Mourn Without Mejlis, Kommersant.ru (12 May
2015) [annexe non traduite]
136 Vadim Nikiforov, Crimean Tatar Mourning Is Not Allowed on the Streets,
Kommersant.ru (18 May 2015) [annexe non traduite]
137 Radio Svoboda, Chubarov: The New Crimean Tatar Channel in Crimea Will Be a Tool
of the Occupiers (9 June 2015) [annexe non traduite]
138 Viktor Vorobyov, Monopoly on the Holidays: The “Authorities” of the Crimea Coveted
the Flag of the Crimean Tatars, Krym.Realii (25 June 2015) [annexe non traduite]
139 Facebook Post by Refat Chubarov (23 Sept. 2015) (Official Statement of the
Headquarters of the “Public Blockade of Crimea”) [annexe non traduite]
141 Radio Svoboda, Lesya Ukrainka Museum in Yalta Closed, Russian Authorities Say ⎯
for Repairs, Writers ⎯ Forever (15 March 2016) [annexe non traduite]
142 Vadim Nikiforov, The Anniversary of the Deportation of the Crimean Tatars was
Celebrated Without a Mourning Rally, Kommersant.ru (18 May 2016) [annexe non
traduite]
143 Credo Press, The Loyal to Moscow Mufti of Crimea Ablayev Is Accused by the World
Congress of the Crimean Tatars In Reporting on Muslims (19 October 2016) [annexe
non traduite]
144 Gulnara Bekirova, Red Paradise: Bloody Way Home, Krym.Realii (23 October 2016)
[annexe non traduite]
145 Gulnara Bekirova, Red Paradise: Bloody Way Home (Ending), Krym.Realii (24 October
2016) [annexe non traduite]
146 TASS, A Year After the Blackout: How the Energy Blockade Helped to Modernize the
Crimean Energy Sector (22 November 2016) [annexe non traduite]
147 Kherson.life, Kherson Police for a Year Did Not Find Those Responsible for Blowing
up Power Lines on the Border with Crimea (17 December 2016) [annexe non traduite]
148 Vadim Nikiforov, Victims of the Deportation of the Crimean Tatars Are Remembered
in Crimea, Kommersant.ru (18 May 2017) [annexe non traduite]
149 Editorial Avdet, School No. 44 Named After Alime Abdennanova Met its First Students,
Avdet (1 September 2017) [annexe non traduite]
150 Krym.Realii, Khan’s Palace: Restoration or Destruction? (28 December 2017) [annexe
non traduite]
151 Movement News Simferopol, Collecting the Column on May 9, 2018 (19 April 2018)
[annexe non traduite]
152 Ivan Zhilin, Trample Other People’s Bonds, New Newspaper (5 July 2018) [annexe non
traduite]
- 267 -
Annexe
153 Taurica.net, Qurultai of Muslims of Crimea Will Take Place on October 27 (2 August
2018) [annexe non traduite]
154 RIA Novosti, Kurultai of Crimea Asked to Transfer the Property of the “Mejlis” to the
SAMK (27 October 2018) [annexe non traduite]
155 Tatiana Ivanovich, Khan’s Barbaric “Restoration,” From the Palace to the Barn, QHA
(7 December 2018) [annexe non traduite]
156 RIA Novosti, Crimea Warns Turkey Against Supporting Mejlis (16 December 2018)
[annexe non traduite]
157 Portal Big Yalta, Museum of Lesya Ukrainka in Yalta (24 July 2019) [annexe non
traduite]
158 Andriy Gevko, “State Crimean Tatar Language in Crimea - Imitation”: Problems of the
Language of the Indigenous People on the Peninsula and the Mainland, Krym.Realii
(19 January 2020) [annexe non traduite]
159 Krym.Realii, Cut Out Pages: Scandalous History Textbooks Returned to Crimean
Schools (+ Photo) (24 January 2020) [annexe non traduite]
160 Sanko V.G. et al., Return the Ukrainian Gymnasium Back to Us!, Iskra Pravdy
(2 February 2020) [annexe non traduite]
161 Ministry of Education and Science of Ukraine, Educational Centers “Crimea-Ukraine”
and “Donbas-Ukraine” Have Started Working, in 2020 They Will Work Until
October 23 (9 June 2020) [annexe non traduite]
162 Julia Stets et al., Every Fifth Budget Place for Crimea and Donbass, RFE/RFL
(16 August 2020) [annexe non traduite]
163 Krym.Realii, Pro-Government TV Channel “Millet” Was Transferred to the
Subordination of the New Department (21 August 2020) [annexe non traduite]
164 RIA Novosti, Cells of Tablighi Jamaat Were Liquidated in Three Regions of Crimea*
(2 October 2017) [annexe non traduite]
165 Elena Removskaya, “Vandalism Masquerades as Restoration.” New Contractors From
Russia in the Khan’s Palace, Krym.Realii (17 February 2021) [annexe non traduite]
166 Victoria Veselova & Maxim Stepantsov, Anniversary with a Leaky Ceiling. What Is
Left of the Legacy of Lesya Ukrainka in Crimea, Krym.Realii (25 February 2021)
[annexe non traduite]
167 TASS, Crimean Authorities Said that Foreigners Will Be Able to Keep Property in the
Region (24 March 2021) [annexe non traduite]
168 Igor Tokar, “This Is Linguocide”: How Crimean Tatar and Ukrainian Languages
Disappear in Crimea, Krym.Realii (22 June 2021) [annexe non traduite]
169 Vladimir Putin, On the Historical Unity of Russians and Ukrainians, Presidential
Executive Office (12 July 2021) [annexe non traduite]
170 Radio Svoboda, The UN has counted the number of victims of hostilities in Donbass
(19 February 2021), accessed at https://www.radiosvoboda.org/a/
news-oon-kst-gerty-boyovyh-donbas/31110937.html [annexe non traduite]
171 Timofey Sergeytsev, What Should Russia Do With Ukraine?, Ria Novosti (3 April 2022)
[annexe non traduite]
- 268 -
Annexe
172 Kultura.RF, Houses of Culture and Clubs of Krasnoperekopsky District, Ministry of
Culture of Russia (2022) [annexe non traduite]
173 Denys Karlovsky, The Occupiers in the Occupied Territories Are Fighting With History
Books, Pravda (24 March 2022) [annexe non traduite]
174 M. Kanarskaya, The temple of the Ukrainian Orthodox Church of the Kyiv Patriarchate
in Perevalne was taken away. In whose favor?, Krym.Realii (1 June 2014) [annexe non
traduite]
175 Ministry of Culture of the Republic of Crimea, The Ministry of Culture Conducts
Certification of Amateur Groups of Crimea (9 December 2015) [annexe non traduite]
176 Appeal of the Mejlis of the Crimean Tatar People to All Residents of Crimea
(Simferopol) (7 October 1992) [annexe non traduite]
F. Autres documents
177 Video Footage of the Detention of Crimean Tatars (2 October 2017) [matériau
audiovisuel non joint]
178 FSB Video Footage of the Detention of Crimean Tatars in Simferopol (23 November
2017) [matériau audiovisuel non joint]
179 Letter from S.V. Krivenko, Member of the Council Under the President of Russia for
the Development of Civil Society and Human Rights to the Chairman of the Council
under the President of the Russian Federation for the Development of Civil Society and
Human Rights M.A. Fedotov, excerpted for translation from Ukraine’s Memorial,
Annex 949[annexe non traduite]
180 Certificate of the Ukrainian Orthodox Church of Kyiv Patriarchate No. 390 (3 July
2017) [annexe non traduite]
181 Certificate of the Cabinet of Ministers of the Autonomous Republic of Crimea No. 064-3
(20 March 2014) [annexe non traduite]
182 State Statistical Services of Ukraine, “Zahal’noosvitni navchal’ni zaklady Ukraïny na
pochatok 2013/14 navchal’noho roku,” sheet 64 [annexe non traduite]
183 Social Media Page (VKontakte) with 21 March 2014 Photo, excerpted for translation
from Russia’s Counter-Memorial Part II, Annex 306 [annexe non traduite]
184 Crimean Tatar Resource Center, The Russian Federation Systematically Destroys
Freedom of Speech in Crimea - Ministry of Foreign Affairs of Ukraine (4 May 2020)
[annexe non traduite]
185 Law of Ukraine No. 1207-VII “On Securing Rights and Freedoms of Citizens and the
Legal Regime in the Temporarily Occupied Territory of Ukraine” (15 April 2014)
[annexe non traduite]
186 Valentina Samar, Zone of Special Inattention, ZN.UA (11 September 2015) [annexe non
traduite]
187 Facebook Post of Rustem Irsay (16 January 2016) [annexe non traduite]
188 Refat Chubarov, Speech given at Meeting 38, Session Hall of the Verkhovna Rada of
Ukraine (09 December 2015) (Video) [annexe non traduite]
189 Electronic message from S. Kavtan (21 March 2014) [annexe non traduite]
190 Resolution of the Verkhovna Rada of the Autonomous Republic of Crimea
No. 1801-2/01 “On transfer to the Crimean Eparchy of the Ukrainian Orthodox Church
- 269 -
Annexe
of the Kyiv Patriarchate of part of the building located at 17 Sevastopolskaya St., in the
city of Simferopol” (16 May 2001) [annexe non traduite]
191 Contract of lease of real property that belongs to the Autonomous Republic of Crimea
(13 November 2002) [annexe non traduite]
___________

Document file FR
Document Long Title

Réplique de l'Ukraine

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