Opinion partiellement individuelle et partiellement dissidente de M. le juge ad hoc Couvreur

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171-20230406-JUD-01-05-FR
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171-20230406-JUD-01-00-EN
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OPINION PARTIELLEMENT INDIVIDUELLE ET PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE AD HOC COUVREUR
Recevabilité de l’exception préliminaire  Existence de la compétence de la Cour entre les Parties  Exercice de cette compétence  Recevabilité de la requête  Cour seulement saisie, antérieurement, de la question de l’existence d’une base de juridiction entre les Parties  Arrêt du 18 décembre 2020 ayant exclusivement porté sur cette question  Venezuela non tenu de soulever son exception relative à l’exercice de la compétence de la Cour dans le délai fixé par l’ordonnance du 19 juin 2018  Venezuela en droit de soulever une telle exception le 7 juin 2022, dans les trois mois suivant le dépôt du mémoire sur le fond, conformément à l’article 79bis du Règlement de la Cour  Exception recevable.
Sort à réserver à ladite exception  Légitimité du Guyana pour introduire l’instance et capacité d’agir devant la Cour  Jurisprudence de l’Or monétaire  Question de l’existence d’un intérêt juridique propre du Royaume-Uni, constituant l’objet même du différend, sur lequel la Cour aurait à statuer préalablement à toute conclusion sur les demandes du Guyana  Royaume-Uni partie au traité de Washington de 1897 et à la procédure ayant abouti à la sentence arbitrale de 1899  Intérêt de nature formelle du Royaume-Uni non suffisamment «actuel» et «réel» pour empêcher la Cour de trancher le différend en son absence dans la mesure où, s’agissant de la sentence, la cause de nullité invoquée serait le fait exclusif des arbitres  Situation nettement différente dès lors que les causes de nullité invoquées auraient directement trait au comportement propre du Royaume-Uni durant la négociation du traité de Washington et l’élaboration de la sentence  Règle coutumière de la non-succession en matière de responsabilité d’Etat  Projet de directive 9 de la Commission du droit international  Intérêts juridiques propres du Royaume-Uni se trouvant au coeur du différend à trancher par la Cour  Impossibilité pour celle-ci de se prononcer sur les demandes du Guyana sans une évaluation préalable de la licéité de la conduite du Royaume-Uni.
Thèse d’un «consentement» du Royaume-Uni à la compétence de la Cour pour régler le différend et à l’exercice de cette compétence  «Consentement» postulant nécessairement une acceptation par le Royaume-Uni de la juridiction de la Cour à son endroit dès lors que celle-ci est appelée à statuer sur la licéité de ses actes propres  Conditions traditionnellement très exigeantes de l’établissement d’une telle acceptation non réunies en l’espèce  Royaume-Uni ayant seulement consenti, en souscrivant à l’article IV de l’accord de Genève de 1966, à la mise sur pied d’un mécanisme général de règlement du différend devant en principe trouver à s’appliquer sans son intervention  Choix de la Cour impliquant le plein respect de son Statut, notamment en matière de consensualisme  Interprétation raisonnable de l’article IV ne permettant pas d’inférer un consentement non équivoque et indiscutable du Royaume-Uni à ce que la Cour se prononce sur la licéité de sa conduite passée sans la possibilité pour lui de faire valoir ses moyens  Griefs spécifiques à l’encontre du Royaume-Uni non antérieurement identifiés avec précision et n’ayant fait l’objet d’aucune formulation juridique définitive  Consentement du Royaume-Uni à la juridiction de la Cour toujours donné par ailleurs en des termes minutieusement conçus  Jurisprudence constante de la Cour en matière de forum prorogatum.
Volonté indéniable du Royaume-Uni de demeurer un «tiers» par rapport au règlement du différend  Impossibilité pour la Cour, dans le système du Statut, de se prononcer sur le comportement et la responsabilité d’un tiers à l’instance  Consentement du tiers à cet effet insuffisant  Nécessité absolue, pour l’Etat exprimant un tel consentement, d’être partie à l’instance  Incapacité de la Cour de citer un tiers à l’instance  Principes statutaires de la réciprocité et de l’égalité entre les Etats, du droit à un procès équitable et du contradictoire  Jurisprudence de la Cour bien établie  Décision du Secrétaire général des Nations Unies de choisir la Cour comme mode de règlement non notifiée au Royaume-Uni.
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Complications procédurales susceptibles de résulter de l’endossement de la thèse d’un «consentement» du Royaume-Uni  Approche alternative adoptée par la Cour  Règlement intégral du cas d’espèce par l’accord de Genève, rendant inutile un recours à la jurisprudence de l’Or monétaire  Prise en considération souhaitable de l’argumentation principale des Parties  Approche de la Cour ne permettant pas, au-delà des variations formelles, d’éviter les écueils du «consentement» du Royaume-Uni et de sa «participation à l’instance»  Exigences incontournables du Statut de la Cour.
Conclusion : applicabilité de principe de la jurisprudence de l’Or monétaire  Différence entre la présente affaire et celles de l’Or monétaire et du Timor oriental  Faits non encore définitivement établis  Droit du demandeur à un procès équitable  Exception «inextricablement liée au fond»  Cour ne disposant par ailleurs pas «de tous les éléments nécessaires pour se prononcer sur les questions soulevées»  Exception devant être regardée comme «non exclusivement préliminaire» au sens de l’article 79ter, paragraphe 4, du Règlement de la Cour.
I. Introduction
1. Les deux questions essentielles posées à la Cour en l’espèce étaient à ce stade les suivantes.
2. Premièrement, la Cour pouvait-elle et devait-elle examiner l’exception préliminaire présentée par le Venezuela le 7 juin 2022, — exception que celui-ci avait qualifiée d’exception «d’irrecevabilité de la requête» — ou devait-elle au contraire décliner de le faire in limine, au motif que ladite exception eût elle-même été «irrecevable» pour l’une des raisons qui suivent, avancées par le Guyana : soit que la Cour se fût déjà prononcée, avec l’autorité de la chose jugée, sur son contenu matériel, dans son arrêt du 18 décembre 2020 afférent à sa compétence ; soit que, le Venezuela n’ayant pas soulevé les questions sur lesquelles cette exception porte, dans le délai fixé par l’ordonnance du 19 juin 2018, à savoir le 18 avril 2019 au plus tard, il était forclos à le faire le 7 juin dernier.
3. La seconde question essentielle qui se posait en l’espèce était celle de savoir quel serait le sort à réserver à l’exception du Venezuela, au cas où celle-ci serait jugée recevable et où, par conséquent, la Cour aurait à en connaître. Rappelons à cet égard que seules trois possibilités s’offraient à la Cour : retenir cette exception, la rejeter ou considérer qu’elle ne possédait pas un caractère exclusivement préliminaire (et l’examiner au stade du fond).
II. La recevabilité de l’exception préliminaire du Venezuela
4. Le Guyana a tout d’abord prétendu, en substance, que l’exception tirée par le Venezuela de la jurisprudence bien connue de l’Or monétaire pris à Rome en 19431 était, en dépit de la qualification qui lui avait été donnée, une exception d’incompétence qui était irrecevable au motif que la Cour avait déjà conclu à sa compétence dans son arrêt du 18 décembre 2020. Cette thèse procède en réalité d’une confusion entre «(existence de la) compétence (entre les parties)» et «exercice de cette compétence (notamment à l’égard d’un tiers)», une différence pourtant solidement ancrée dans la jurisprudence de la Cour.
1 Or monétaire pris à Rome en 1943 (Italie c. France, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et Etats-Unis d’Amérique), question préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1954, p. 19.
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5. Lors de la réunion tenue par le président de la Cour avec les agents des Parties le 18 juin 2018, au titre de l’article 31 du Règlement, et comme il est consigné dans l’ordonnance rendue par la Cour le lendemain, la vice-présidente du Venezuela avait d’emblée indiqué que son Gouvernement estimait «que la Cour n’avait manifestement pas compétence et que le Venezuela avait décidé de ne pas prendre part à l’instance»2 ; en même temps, elle avait remis au président de la Cour une lettre du chef de l’Etat vénézuélien aux termes de laquelle celui-ci précisait qu’il «n’y a[vait] aucune base pour la juridiction de la Cour»3. Comme dans les situations semblables qui s’étaient présentées par le passé, la Cour a décidé, dans son ordonnance du 19 juin 2018, en ayant recours à une terminologie «standard» dont le sens et la portée n’avaient jamais, jusque-là, donné lieu à controverse, que, dès lors que le défendeur avait immédiatement contesté, et de façon radicale, l’existence d’une quelconque base de juridiction de la Cour pour statuer sur le différend opposant les Parties, il était «nécessaire de régler en premier lieu la question de sa compétence, et qu’en conséquence il d[eva]it être statué séparément, avant toute procédure sur le fond, sur cette question»4. Les délais fixés dans ladite ordonnance concernaient donc expressément et exclusivement le dépôt de pièces portant sur la compétence de la Cour. Aucun autre motif que l’absence de base de juridiction inter partes pour que la Cour puisse connaître de l’affaire n’était invoqué par le Venezuela pour justifier sa décision de faire défaut. Les écritures dont la production fut prescrite par l’ordonnance de la Cour en date du 19 juin 2018 ne pouvaient partant avoir d’autre objet.
6. La Cour n’avait aucune raison de s’écarter, en l’espèce, de sa pratique constante en pareil cas, et elle ne l’a point fait. La procédure préliminaire qu’elle a organisée sur la question soulevée par le défendeur dès l’introduction de l’instance ne pouvait se conclure que par un arrêt portant uniquement sur cette même question. J’y reviendrai.
7. On a beaucoup écrit sur les notions de «compétence» et de «recevabilité», sur leurs différences et leurs similarités, tant dans les divers systèmes juridiques de droit interne que dans la procédure internationale, sur leurs contours parfois flous, ou encore sur l’ordre dans lequel les questions de compétence et de recevabilité devraient être examinées par les juridictions saisies d’exceptions portant sur de telles questions. Toutefois, pour intéressantes qu’elles soient, ces considérations doctrinales, qui ne sont pas toujours propres à clarifier la matière, doivent passer au second plan lorsqu’il s’agit d’identifier ce qu’un organe juridictionnel déterminé a entendu viser exactement en utilisant, dans un contexte donné, un terme tel celui de «compétence». Il faut présumer qu’en l’absence de précision contraire, la Cour a, en l’espèce, entendu se référer au sens usuel de ce mot dans les textes qui régissent son activité et dans sa propre pratique. Comme elle l’a affirmé dans ce célèbre dictum de l’arrêt rendu en l’affaire des Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras) : «C’est toujours l’existence d’une volonté des Parties de conférer juridiction à la Cour, qui fait l’objet de l’examen de la question de savoir s’il y a compétence ou non.»5 Voilà exactement ce sur quoi, dans le langage ordinaire de la Cour, celle-ci s’attend à ce que les parties s’expriment lorsqu’elles sont invitées, comme l’étaient le Guyana et le Venezuela, à traiter en premier lieu de la question de sa «compétence». Cette question touche toujours, dans la jurisprudence de la Cour, à l’interprétation de la base de juridiction invoquée dans une affaire, aux fins de déterminer dans quelle mesure les parties ont consenti à ce que la Cour statue sur leurs droits et obligations en cause dans cette affaire. Ni plus ni moins.
2 Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), ordonnance du 19 juin 2018, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 403.
3 Ibid.
4 Ibid. (italiques ajoutés).
5 Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1988, p. 76, par. 16 (italiques ajoutés).
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8. En l’espèce, c’est sans aucun doute en ce sens que le président Maduro avait d’emblée posé le problème qui justifiait à ses yeux la décision du Venezuela de ne pas «prendre part à l’instance» et c’est ce point précis qui a constitué l’objet de la procédure préliminaire organisée par la Cour. De fait, tant le mémoire du Guyana sur «la compétence» que le mémorandum officieux du Venezuela, en date du 28 novembre 2019, ont porté exclusivement sur cette question. Et tel est aussi le cas, logiquement, de l’arrêt du 18 décembre 20206. Il est à peine besoin de rappeler que la question centrale qui a retenu l’attention de la Cour dans cet arrêt était celle de savoir si la décision du Secrétaire général des Nations Unies en date du 30 janvier 2018, prise sur le fondement de l’article IV, paragraphe 2, de l’accord de Genève de 1966, était suffisante en elle-même pour conférer juridiction à la Cour vis-à-vis des Parties en vue de trancher le différend les opposant, ou si le Statut de la Cour requérait une action complémentaire de la part de celles-ci à cet effet.
9. La Cour, dans cette première phase de l’affaire, n’a à aucun moment été saisie de — ni ne s’est prononcée sur — la question, non seulement distincte, mais qui ne pouvait au demeurant logiquement se poser qu’ultérieurement, de l’exercice d’une compétence dont elle avait d’abord à établir l’existence même.
10. Comme il est bien connu, la jurisprudence de la Cour est constante, lorsqu’elle aborde la question du respect des droits des «tiers absents» qui apparaissent constituer l’objet même d’une instance, pour considérer qu’il s’agit là d’un obstacle à l’«exercice» d’une compétence préalablement établie entre les parties. Ainsi, dans le dispositif de l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire de l’Or monétaire pris à Rome en 1943 — le premier du genre —, la Cour a constaté que «la compétence à elle conférée … ne l’autoris[ait] pas, en l’absence du consentement de l’Albanie, à statuer sur la première conclusion de la requête du Gouvernement italien»7. Il est expliqué dans les motifs de cet arrêt que la Cour se trouvait confrontée à un problème d’«exercice», vis-à-vis de l’Albanie, mais aussi des parties elles-mêmes, de la compétence qui lui avait par ailleurs été conférée aux termes de la déclaration accompagnant l’accord de Washington du 25 avril 1951 : «La Cour en conclut que, bien que l’Italie et les trois Etats défendeurs lui aient conféré une compétence, elle ne peut exercer cette compétence en vue de statuer sur la première demande qui lui a été soumise par l’Italie.»8 Il ne fait donc aucun doute que la Cour entendait opérer une distinction très nette entre «(existence de la) compétence (entre les parties)» et «exercice de cette compétence». En revanche, la question est bien qualifiée de question d’«exercice de la compétence» dans le dispositif de l’arrêt de la Cour en l’affaire relative au Timor oriental (Portugal c. Australie) : la Cour y conclut «qu’elle ne saurait, en l’espèce, exercer la compétence à elle conférée par les déclarations faites par les Parties conformément au paragraphe 2 de l’article 36 de son Statut»9. Tel est aussi le cas dans les motifs des autres décisions touchant à cette question, qui n’ont pas retenu l’exception, telles celles rendues dans les affaires des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique)10, du Différend frontalier
6 Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 2020, p. 455.
7 Or monétaire pris à Rome en 1943 (Italie c. France, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et Etats-Unis d’Amérique), question préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1954, p. 34.
8 Ibid., p. 33 (italiques ajoutés).
9 Timor oriental (Portugal c. Australie), arrêt, C.I.J. Recueil 1995, p. 106, par. 38 (italiques ajoutés).
10 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 431, par. 88.
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terrestre, insulaire et maritime (El Salvador/Honduras)
11, et de Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie)12.
11. Il sied de rappeler ici en passant que, si toute question de «recevabilité» est une question d’exercice de la compétence, l’inverse n’est pas vrai. Les questions de «recevabilité» peuvent être de nature formelle, c’est-à-dire avoir trait au respect des formes prescrites dans les textes qui régissent l’activité de la Cour : il y est, dans ce cas, aisément porté remède, et la Cour est à cet égard généralement flexible (je me réfère sur ce point à l’usage qu’elle fait assez fréquemment, lorsque les circonstances le permettent, de la jurisprudence dite «Mavrommatis» de sa devancière13). Elles peuvent aussi être de nature plus substantielle et concerner par exemple l’absence de différend (parfois également couverte par la base de juridiction), l’absence de qualité ou d’intérêt pour agir, l’exercice de la protection diplomatique et la nationalité de la personne physique ou morale concernée, le non-épuisement des voies de recours internes, voire un abus de procédure. Enfin, elles peuvent encore être de nature générale, comme dans l’affaire du Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni), et donner lieu à un arrêt aux termes duquel la Cour décide, après avoir fait état des «limites … de sa fonction judiciaire», qu’elle «ne peut statuer au fond» sur la requête14. Toutes ces questions, dites de «recevabilité», ont en commun que, contrairement aux questions de «compétence», elles ne sont pas liées à la recherche d’un quelconque consentement, mais ont plutôt trait à l’exercice approprié de la fonction judiciaire eu égard aux circonstances déterminées d’une espèce particulière15.
12. On comprend dès lors pourquoi la Cour, bien que reconnaissant expressément que les exceptions telles celle soulevée par l’Italie dans l’affaire de l’Or monétaire ne sont pas des «exceptions d’incompétence», s’est généralement gardée de les qualifier d’«exceptions d’irrecevabilité»16 et pourquoi, lorsque le Règlement fut révisé en 1972, elle a introduit, au paragraphe premier de l’article 67 de ce texte, une troisième catégorie d’exceptions, toujours mentionnée à l’article 79bis du Règlement actuel : le paragraphe premier de cet article vise en effet expressément, en sus des exceptions d’incompétence et d’irrecevabilité, «toute autre exception sur
11 Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime (El Salvador/Honduras), requête à fin d’intervention, arrêt, C.I.J. Recueil 1990, p. 114 et suiv., par. 52 et suiv.
12 Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1992, p. 259 et suiv., par. 49 et suiv.
13 Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2, 1924, C.P.J.I. série A no 2, p. 34. Voir p. ex., pour une décision récente, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 438 et suiv., par. 82 et suiv. (il s’agissait en l’occurrence de l’application de cette jurisprudence ancienne à une question, non de recevabilité formelle, mais de compétence ratione personae).
14 Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1963, p. 38. Sur ces trois types de «recevabilité», voir p. ex. G. Abi-Saab, Les exceptions préliminaires dans la procédure de la Cour internationale de Justice, Paris, Pedone, 1967, p. 91-165.
15 Voir p. ex. Ph. Couvreur, «Les procédures devant la Cour internationale de Justice et la confiance dans celles-ci», in La confiance dans les procédures devant les juridictions internationales, Actes du colloque international de Nice des 3 et 4 juin 2021, Paris, Pedone, 2022, p. 97.
16 Voir toutefois Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 236 (titre) et p. 280, par. 345, point 2). Dans cet arrêt, qui portait sur des problèmes de fond d’une grande complexité, la Cour n’a pas requalifié la question soulevée par l’Ouganda «quant à la recevabilité des demandes de la RDC relatives à la responsabilité de l’Ouganda en ce qui concerne les combats entre troupes ougandaises et rwandaises à Kisangani en juin 2000», ibid., p. 236, par. 196 (italiques ajoutés). Cf. Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 430-431, par. 86-88 et p. 442, par. 113, point 2).
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laquelle le défendeur demande une décision avant que la procédure sur le fond se poursuive»
17. J’ajouterai que la Cour a, peu après l’entrée en vigueur du Règlement ainsi révisé, expressément confirmé, bien que dans un contexte différent, qu’elle peut être amenée à devoir examiner d’autres questions «qui, sans qu’on puisse les classer peut-être à strictement parler parmi les problèmes de compétence ou de recevabilité, appellent par leur nature une étude» préliminaire ; et la Cour a notamment fait état, à cet égard, de son pouvoir de prendre les mesures voulues «pour faire en sorte que, si sa compétence au fond est établie, l’exercice de cette compétence [comme question distincte ne constituant ni une question de compétence ni une question de recevabilité de la requête] ne se révèle pas vain»18.
13. En conclusion, et ayant recours au test bien connu, tel que réaffirmé par la Cour en 2016 dans son arrêt sur les exceptions préliminaires en l’affaire de la Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà des 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie)19, il ne fait pas de doute qu’en l’espèce, si les Parties sont les mêmes, en revanche, le petitum et la causa petendi ne sont pas identiques dans les deux phases considérées de l’affaire.
14. De surcroît, un examen du dispositif de l’arrêt du 18 décembre 2020 et de ses motifs essentiels, à la lumière de la pratique de la Cour que je viens de rappeler, montre très clairement que celle-ci ne pouvait pas se prononcer, n’a nullement entendu se prononcer et ne s’est en rien prononcée, explicitement ou par implication, dans ledit arrêt, sur l’objet — totalement distinct — de l’exception vénézuélienne du 7 juin 2022. Celle-ci n’est partant pas res judicata et est, de ce point de vue, parfaitement recevable.
Je ne peux que me rallier au présent arrêt à cet égard.
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15. Reste à dire un mot, pour clore sur ce premier point, en ce qui concerne le reproche fait au Venezuela de ne pas avoir formulé son exception dans le délai fixé par l’ordonnance susmentionnée du 19 juin 2018. Qu’elle ait été ou non suscitée par la façon dont la Cour a défini l’objet du différend dans son arrêt du 18 décembre 2020, cette exception ne constitue pas, comme on vient de le voir, une «exception d’incompétence» au sens où cette expression est communément entendue dans la pratique de la Cour. En conséquence, elle n’avait pas à être soulevée dans ce délai.
16. Au demeurant, dès lors que la Cour avait statué sur la question préliminaire de l’existence d’une base de juridiction qu’elle avait identifiée, et dès lors qu’elle avait conclu à sa compétence
17 On rappellera ici que cette révision du Règlement fut le fruit d’une étude critique approfondie de sa version antérieure (celle de 1946, qui reproduisait à peu de choses près celle de 1936), menée à compter de la seconde moitié des années 1960 par sir Gerald Fitzmaurice, lequel considérait notamment que «la classification des exceptions préliminaires en deux catégories, selon qu’elles ont trait aux questions de compétence ou aux questions de recevabilité, est simpliste et peut être trompeuse», voir p. ex. l’opinion individuelle jointe à l’arrêt de la Cour en date du 2 décembre 1963 dans l’affaire du Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1963, p. 103. Voir aussi la distinction faite par l’éminent juge entre «admissibility», «receivability» et «examinability», ibid., p. 102.
18 Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 259, par. 22-23 (italiques ajoutés).
19 Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 123-132, par. 47-84.
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pour connaître, entre les Parties, des aspects du différend spécifiés dans sa décision, la procédure sur le fond de ces aspects suivait son cours et le défendeur était en droit, dans les trois mois suivant le dépôt du mémoire sur le fond, de soulever toute exception préliminaire sur laquelle «la Cour n’a[vait] pas pris de décision en application de l’article 79», pour reprendre les termes de la phrase d’entrée du nouvel article 79bis du Règlement.
Je ne peux, à cet égard aussi, que souscrire pleinement aux conclusions du présent arrêt.
17. Il échet d’observer pour finir que si, par impossible, elle avait estimé que l’exception du Venezuela devait être considérée comme constituant, même partiellement, une exception d’incompétence20, la Cour aurait en tout état de cause eu à statuer sur une telle exception — même si pas nécessairement à titre préliminaire21 — puisque, selon une jurisprudence bien établie, il revient à la Cour de s’assurer à tout moment de sa compétence22.
III. Le sort à réserver à l’exception préliminaire du Venezuela en date du 7 juin 2022
18. Il convient en premier lieu de dire quelques mots à propos de la «légitimité» du Guyana comme Partie à cette affaire ou de sa qualité pour en saisir la Cour. Dans son exception préliminaire, le Venezuela a paru mettre cette légitimité en doute du fait que le Guyana n’avait été partie ni au traité de Washington de 1897 ni à la procédure arbitrale ayant conduit à la sentence du 3 octobre 1899. Cette prétention du Venezuela, étroitement liée à sa thèse selon laquelle le Royaume-Uni serait une partie indispensable en l’espèce, semble toutefois avoir été abandonnée à l’audience.
19. Le Guyana a exercé son droit à l’autodétermination sur une assiette territoriale héritée en l’état du colonisateur britannique, conformément aux principes de l’intangibilité des frontières coloniales et de l’uti possidetis juris. Si le titre qui fonde cette assiette territoriale est contesté, le Guyana possède à l’évidence un intérêt direct et une légitimité incontestée pour défendre l’intégrité de ce qu’il considère constituer son territoire. C’est la raison pour laquelle il a été associé à la négociation et à la signature de l’accord de Genève dès avant son indépendance et y est devenu partie, en sus du Royaume-Uni, dès cette indépendance acquise, conformément à l’article VIII dudit accord. C’est également la raison pour laquelle il a pris part, cette fois en lieu et place du Royaume-Uni, aux procédures mises en oeuvre depuis lors, par référence à l’accord de Genève, pour tenter de régler le différend.
Cette question n’appelle pas, comme telle, d’autres commentaires de ma part.
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20 Quand bien même elle eût entendu inclure, dans les questions de compétence (lato sensu), celle du «consentement» du Royaume-Uni «au règlement du différend par la Cour», la problématique de la (non-)participation de cet Etat à l’instance ne pouvait qu’y demeurer étrangère.
21 Voir p. ex. Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 29, par. 24.
22 Voir p. ex. Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI (Inde c. Pakistan), arrêt, C.I.J. Recueil 1972, p. 52, par. 13 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 76 et suiv. («Initiative présentée à la Cour aux fins d’un réexamen d’office de sa compétence»).
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20. L’essentiel de l’exception du Venezuela avait trait à l’application en l’espèce de la jurisprudence de la Cour en l’affaire de l’Or monétaire, telle que précisée ultérieurement dans d’autres décisions déjà mentionnées (notamment Activités militaires et paramilitaires ; El Salvador/Honduras, requête à fin d’intervention du Nicaragua ; Timor oriental ; et Certaines terres à phosphates à Nauru)23. La question ici posée était ainsi celle de savoir si des intérêts juridiques du Royaume-Uni seraient non seulement «affectés» par toute décision de la Cour sur le fond du différend tel que celle-ci l’a défini, mais constitueraient en outre l’objet même de ce différend, en ce sens que la Cour ne pourrait statuer de façon indépendante et séparée sur les demandes du Guyana sans devoir nécessairement se prononcer aussi, directement, sur les intérêts juridiques du Royaume-Uni, voire même évaluer la licéité de sa conduite propre, comme un préalable logique à toute conclusion sur les demandes du Guyana. Il s’agissait donc de savoir, en d’autres termes, si le Royaume-Uni était dans le cas d’espèce, selon l’expression désormais consacrée, une «tierce partie indispensable», en manière telle qu’en son «absence» la Cour ne saurait d’aucune façon exercer sa compétence (que ce soit vis-à-vis de cet Etat ou des Parties) pour se prononcer sur le différend.
21. Dans ses observations et conclusions sur l’exception préliminaire, le Guyana avait contesté l’existence ou la subsistance d’intérêts juridiques propres du Royaume-Uni qui eussent permis l’application de la jurisprudence de l’Or monétaire en l’espèce. A l’audience, il a avancé un nouveau moyen pour l’écarter : le Royaume-Uni aurait «consenti» «au règlement du différend par la Cour» du seul fait de sa qualité de partie à l’accord de Genève et eu égard à la teneur des articles II et IV de cet accord.
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22. S’agissant tout d’abord des intérêts juridiques du Royaume-Uni qui seraient aujourd’hui encore en cause dans cette affaire, le Venezuela semble avoir essentiellement mis en exergue, dans son exception préliminaire, la qualité de partie de cet Etat au traité de Washington de 1897 (le «compromis») ainsi qu’à la procédure arbitrale engagée sur le fondement de ce traité et qui a abouti au prononcé de la sentence du 3 octobre 1899. S’il est vrai que le Guyana s’est substitué au Royaume-Uni sur le territoire dont une certaine étendue est en litige, et qu’il est, à ce titre, devenu partie au différend né de la position du Venezuela quant à la validité du titre territorial constitué par la sentence, il n’en résulte pas pour autant que le Guyana se serait rétroactivement substitué au Royaume-Uni comme partie au compromis et à la procédure arbitrale. Même après avoir cédé tous ses droits territoriaux au Guyana, le Royaume-Uni a conservé sa qualité formelle de partie au traité (pour autant que celui-ci soit demeuré en vigueur) et de destinataire de la sentence. On peut donc concevoir que, d’un point de vue strictement formel, un intérêt juridique propre du Royaume-Uni puisse être affecté, voire même se trouver au centre d’une procédure qui tendrait à faire établir la nullité de ces instruments. Le rapprochement s’impose à cet égard avec les décisions prises en 1917 par la Cour de justice centraméricaine dans les fameuses affaires relatives au traité Bryan-Chamorro conclu, le 5 août 1914, par le Nicaragua avec les Etats-Unis d’Amérique. Dans l’affaire opposant El Salvador au Nicaragua, le premier priait la Cour centraméricaine d’astreindre le second à ne pas appliquer le traité. La Cour s’est notamment exprimée comme suit à cet égard :
23 Voir les notes 9 à 12 ci-dessus.
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«Prononcer d’une manière absolue la nullité du traité Bryan-Chamorro ou même faire droit à la simple demande d’une injonction d’abstention [de l’appliquer] reviendrait à décider des droits de l’autre partie signataire du traité, sans avoir entendu cette dernière et sans que celle-ci ait accepté la juridiction de la Cour.»24
23. Toutefois, dans les circonstances particulières de la présente espèce, la question se pose de savoir si un tel intérêt devrait être considéré comme suffisamment «actuel» et «réel» pour justifier que la Cour refuse d’examiner une demande aussi essentielle, pour le Guyana, que celle tendant à la préservation de l’intégrité de ce qu’il considère être son territoire. De surcroît, le Royaume-Uni a activement promu, à la veille de l’indépendance du Guyana, la conclusion de l’accord de Genève, comme cadre procédural général devant faciliter l’adoption d’une solution «satisfaisante» pour parvenir à un règlement «pratique» du différend, et il a laissé au Guyana seul, dès son accession à l’indépendance, la qualité de partie à ce différend, le nouvel Etat étant seul représenté au sein de la commission mixte et devant participer seul aux autres procédures envisagées à l’article IV de l’accord. Dans ces circonstances très spécifiques, le Royaume-Uni pourrait raisonnablement être réputé avoir renoncé à exciper de sa qualité formelle de partie historique au compromis et à la procédure arbitrale pour s’opposer au règlement, en son absence, de la question de la validité du titre du Guyana sur le territoire contesté, tout au moins dans la mesure où, s’agissant de la sentence, la cause de nullité invoquée serait le fait exclusif des arbitres (ce qui serait sans aucun doute le cas, par exemple, du défaut de motivation de la sentence ou de l’excès de pouvoir stricto sensu ayant mené les arbitres, au-delà des termes du compromis, à décider du régime de la navigation sur les fleuves Amacuro et Barima, ou des droits de phare et de douane pouvant être levés en relation avec l’utilisation de ces fleuves). Par ailleurs, la «densité» de l’intérêt juridique du Royaume-Uni dérivé de cette seule qualité formelle de partie historique apparaît aujourd’hui à ce point ténue que la Cour devrait pouvoir trancher en son absence la question, ainsi délimitée, de la validité dudit titre territorial, sans faire violence au principe de l’Or monétaire.
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24. La situation paraît en revanche se présenter de façon nettement différente dès lors que les causes de nullité de la sentence invoquées auraient directement trait au comportement propre du Royaume-Uni comme tel. A ce stade de la procédure, le Venezuela n’a pas encore déposé de conclusions au fond et l’on ne dispose pas d’une liste exhaustive des vices qu’il entend alléguer pour fonder la nullité de la sentence. Mais, alors que la conduite du Royaume-Uni avait été évoquée dans
24 Sentencia de 9 de marzo de 1917, Anales de la Corte de Justicia centroamericana, Tomo VI, 1916-1917, p. 124-125 et 168 (italiques dans l’original) et réf. à Costa Rica c. Nicaragua, Sentencia de 3 de septiembre de 1916, ibid., Tomo V, 1915-1916, p. 175. La traduction française est celle établie par le Greffe de la CIJ aux fins de l’opinion individuelle jointe par le juge Shahabuddeen à l’arrêt de la Cour en l’affaire du Timor oriental (C.I.J. Recueil 1995, p. 124-125). Le savant juge y a expliqué que la demande d’injonction d’abstention présentée par El Salvador dans l’affaire en cause avait été jugée par la Cour centraméricaine comme revenant à la prier de déclarer le traité nul et non avenu, «ce que naturellement elle ne pouvait pas faire en l’absence de l’autre partie au traité» (ibid., p. 125). Cf. Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime (El Salvador/Honduras), requête à fin d’intervention, arrêt, C.I.J. Recueil 1990, p. 122, par. 73 :
«En ce qui concerne le condominium, le fond du litige entre les Parties n’est pas la validité intrinsèque de l’arrêt de 1917 de la Cour de justice centraméricaine dans les relations entre les parties à l’affaire portée devant elle, mais l’opposabilité au Honduras, qui n’y était pas partie, de cet arrêt lui-même ou du régime qui y est déclaré applicable. Le Honduras, tout en niant que l’arrêt de 1917 lui soit opposable, ne demande pas à la Chambre d’en prononcer la nullité.» (Italiques ajoutés.)
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son exception préliminaire, sans beaucoup plus de détails25, le Venezuela a mis l’accent, à l’audience, sur des causes de nullité touchant plus précisément et directement à la conduite individuelle du Royaume-Uni.
25. Ces allégations, d’une gravité certaine, concernent tout d’abord la validité du traité de Washington, et ne mettent en cause celle de la sentence que de façon médiate : la validité du traité aurait été affectée par des manoeuvres frauduleuses et des mesures de contrainte exercées dans le but, notamment, d’imposer au Venezuela une composition prédéterminée du tribunal arbitral, répondant aux souhaits du Royaume-Uni, et d’écarter l’application de la règle de l’uti possidetis juris de 1811, ainsi que de l’accord de statu quo de 1850, au profit de la prescription acquisitive, favorable aux Britanniques compte tenu de leur comportement sur le terrain au cours du dernier demi-siècle écoulé.
26. D’autres allégations, tout aussi graves, portent directement sur la validité de la sentence arbitrale au vu des conditions dans lesquelles elle aurait été élaborée : le Venezuela a, à cet égard, fait état de collusion entre le Royaume-Uni et des puissances partageant avec lui certains intérêts géostratégiques à l’époque, de collusion entre le Royaume-Uni et les arbitres de sa nationalité, de pressions indûment exercées sur les arbitres par le Gouvernement britannique et le président du tribunal, de production, par le Royaume-Uni, de cartes falsifiées qui auraient eu un grand poids dans la décision prise, etc. De tels actes, s’ils étaient établis, constitueraient non seulement des vices rédhibitoires mais aussi des actes illicites, y compris à l’aune du droit international en vigueur au moment des faits allégués.
27. La Commission du droit international a récemment confirmé qu’il n’existe pas, en droit international coutumier, de «succession en matière de responsabilité d’Etat» et que la règle générale est à cet égard celle de la «non-succession». Le paragraphe 1 du projet de directive 9 de la Commission sur la question de la «Succession d’Etats en matière de responsabilité d’Etat», particulièrement pertinent aux fins de notre affaire, précise ce qui suit :
«un Etat lésé reste en droit d’invoquer la responsabilité de l’Etat prédécesseur, même après la date de la succession :
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
c) Dans le cas où un Etat successeur est un Etat nouvellement indépendant dont le territoire était, immédiatement avant la date de la succession d’Etats, un territoire dépendant des relations internationales duquel l’Etat prédécesseur était responsable.»26
Ce projet de texte codifie le droit existant en la matière. Les actes susvisés, dont le Royaume-Uni se serait rendu coupable d’abord durant la négociation du traité de 1897, puis tout au long de la préparation de la sentence de 1899, ne pourraient donc d’aucune manière être imputés au Guyana du seul fait pour lui d’avoir succédé au Royaume-Uni sur le territoire contesté. Dans ces conditions, des intérêts juridiques propres du Royaume-Uni, distincts de ceux du Guyana, se trouveraient bien au coeur du différend à trancher par la Cour.
25 Voir le paragraphe 51 de ladite exception.
26 Nations Unies, rapport de la Commission du droit international sur les travaux de sa soixante-treizième session, 2022, Documents officiels de l’Assemblée générale, soixante-dix-septième session, Supplément no 10, A/77/10, p. 309.
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28. De plus, il est patent que, dans l’hypothèse envisagée, comme dans les affaires de l’Or monétaire et du Timor oriental, la Cour ne saurait se prononcer sur l’objet de la demande, à savoir la validité de la sentence arbitrale, sans devoir d’abord se prononcer sur certains aspects de la conduite du Royaume-Uni, qui seraient, selon le cas, soit totalement indépendants de celle des arbitres (s’agissant des actes illicites du Royaume-Uni qui auraient été commis pendant la négociation du traité de 1897), soit, au contraire, inextricablement liés à la conduite desdits arbitres, et inséparables d’elle, dès lors que ces aspects de la conduite du Royaume-Uni constitueraient la précondition de celle des arbitres (s’agissant des actes illicites du Royaume-Uni qui auraient été commis pendant la préparation de la sentence). Exercer sa compétence en l’espèce pour statuer sur les demandes du Guyana impliquerait ainsi inévitablement, de la part de la Cour, une évaluation préalable de la licéité de la conduite du Royaume-Uni vis-à-vis du Venezuela, et la Cour se verrait en définitive amenée à trancher au fond un différend, autre que celui porté par le Guyana devant la Cour, opposant, cette fois, le Venezuela et le Royaume-Uni, en l’absence de ce dernier27.
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29. Aux fins d’échapper aux conséquences de l’application de la jurisprudence de l’Or monétaire, le demandeur, à l’audience, a prétendu en outre que la présente affaire se distinguerait de celle-là28 en ce que le Royaume-Uni, en devenant partie à l’accord de Genève de 1966, aurait à la fois consenti à la compétence de la Cour pour régler le différend entre le Guyana et le Venezuela et à l’exercice de cette compétence, acceptant ainsi immanquablement que la Cour se penche sur son propre comportement dans la mesure nécessaire au règlement dudit différend. Cet argument, ébauché assez tard dans la procédure, n’a pas fait l’objet de développements plus approfondis devant la Cour.
30. Au-delà des apparences, l’argument en question me paraît assez problématique à des titres divers. Non seulement, en effet, ledit argument ne résiste pas, à mon sens, à un examen plus attentif, mais l’endosser me semblerait dangereux étant donné le risque qui en découlerait, premièrement, de porter atteinte à la sécurité juridique que seul peut garantir un strict respect du consensualisme, et, deuxièmement, s’il était poussé dans sa logique, de compliquer singulièrement la procédure en l’affaire, et partant le règlement du différend. On ne saurait, comme je le montrerai ci-après, sous-évaluer ces problèmes.
31. Prétendre qu’un tiers à une instance aurait consenti à ce que la Cour juge sa conduite dans le cours de celle-ci, avec toutes les conséquences que cela comporte, revient tout d’abord inévitablement à prétendre que ledit tiers aurait accepté la juridiction de la Cour pour ce faire : il n’y a pas d’alternative à une telle conclusion, immédiate dans le système mis au point par les rédacteurs
27 Cf. Or monétaire pris à Rome en 1943 (Italie c. France, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et Etats-Unis d’Amérique), question préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1954, p. 32 : «A la solution de ces questions, lesquelles concernent le caractère licite ou illicite de certains actes de l’Albanie vis-à-vis de l’Italie, deux Etats seulement, l’Italie et l’Albanie, sont directement intéressés. Examiner au fond de telles questions serait trancher un différend entre l’Italie et l’Albanie.»
28 Dans son arrêt du 15 juin 1954 en l’affaire de l’Or monétaire, la Cour a en effet relevé qu’«il n’a[vait] été soutenu par aucune des Parties que l’Albanie [eû]t donné son consentement … , ni expressément, ni implicitement» à la solution par la Cour du différend l’opposant à l’Italie, C.I.J. Recueil 1954, p. 32.
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du Statut de la Cour, et qui d’ailleurs a été reconnue par le Guyana29. Or l’établissement d’un tel consentement obéit, selon une jurisprudence constante, à des conditions très exigeantes, dont on a grand-peine à trouver trace de la satisfaction en l’espèce.
32. Bien plus, la Cour ne saurait, au regard du même système, exercer une telle juridiction à l’endroit de l’Etat intéressé (comme des parties) que si cet Etat était également, lui-même, partie à l’instance concernée : les principes de la réciprocité et de l’égalité entre les Etats30, et celui du contradictoire31, excluent toute autre possibilité, qui mettrait indubitablement et sérieusement en cause l’intégrité tant des droits dudit Etat que de ceux des parties.
33. S’il appartient bien aux Etats de consentir à la compétence de la Cour, ou, ce qui revient au même, à l’exercice à leur endroit (au sens de son extension à leur égard) d’une compétence par ailleurs établie entre d’autres Etats, leur consentement à l’exercice tout court (y inclus à l’égard desdits Etats) de cette compétence est clairement insuffisant pour permettre celui-ci car, comme tel, cet exercice dépend de normes statutaires indérogeables, ayant trait à la bonne administration de la justice, qui échappent à toute forme d’emprise étatique, ainsi que des conclusions que la Cour doit en tirer dans chaque cas d’espèce en vue de protéger sa fonction judiciaire.
34. De tous ces points de vue, l’argument tiré d’un prétendu «consentement» du Royaume-Uni me paraît conduire à une impasse. Je m’en expliquerai brièvement dans les lignes qui suivent.
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35. Je commencerai par examiner la première difficulté que soulève à mes yeux cette argumentation : celle de l’établissement d’un «consentement» du Royaume-Uni.
36. En dépit de tout le soutien apporté par cet Etat à la conclusion de l’accord de Genève, il appert pour le moins excessif de prétendre qu’en y devenant partie, ledit Etat aurait, sans la moindre équivoque et de manière inconditionnelle, consenti à ce que la Cour, qui n’est pas même mentionnée dans cet accord, se prononce un jour, en son absence, et sans autre accord de sa part, sur la commission des actes illicites graves qui lui sont aujourd’hui directement et individuellement imputés dans cette affaire et donc, inévitablement, sur sa responsabilité à ce titre. La distance logique entre, d’une part, le fait de consentir, dans l’intérêt d’un tiers, à la mise sur pied immédiate d’une architecture procédurale, qui s’est voulue définie en termes ouverts, et donc nécessairement fort généraux, pour régler un différend territorial concernant désormais ce tiers et, d’autre part, le fait de consentir à ce que la Cour statue concrètement, plus d’un demi-siècle plus tard, sur des actes illicites propres non antérieurement identifiés avec précision et n’ayant fait l’objet d’aucune
29 Voir p. ex. CR 2022/24, p. 14, par. 5 et p. 20 et suiv.
30 Voir Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte), requête à fin d’intervention, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 22, par. 35.
31 L’«opportunité égale de discuter … leurs thèses respectives», selon l’expression de la Cour permanente, n’appartient qu’aux «parties» (Juridiction territoriale de la Commission internationale de l’Oder, ordonnance du 15 août 1929, C.P.J.I. série A no 23, p. 45).
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formulation juridique définitive
32, est à mon avis objectivement beaucoup trop considérable pour pouvoir être comblée par le recours à de simples suppositions ou spéculations d’acquiescement ou autre forme d’accord tacite.
37. La seule lecture raisonnable de l’accord de Genève à cet égard me paraît être que le Royaume-Uni, en tant qu’ancienne puissance coloniale, avait entendu faciliter le règlement du différend concernant le territoire qu’il avait légué au Guyana nouvellement indépendant, en collaborant à la mise sur pied d’un mécanisme général d’encadrement à cet effet, avec la ferme intention, comme la Cour l’a longuement exposé, de n’être d’aucune manière impliqué dans les développements ultérieurs de ce règlement, et, j’ajouterai, moins encore de devoir répondre de sa propre conduite antérieure dans ce cadre. Imputer au Royaume-Uni l’intention non équivoque, au moment de souscrire à l’accord, de se soumettre ipso facto, dans ce qui ne pouvait être à l’époque qu’une perspective — tant juridiquement que temporellement — plus qu’extrêmement lointaine, au jugement de la Cour, à raison de n’importe quel acte propre du passé ayant un rapport quelconque avec ce différend, me semble constituer une sollicitation exagérée du texte et du contexte de cet accord, et être contraire à l’intention qui a trouvé son expression dans celui-ci.
38. Par ailleurs, il échet de ne pas perdre de vue un autre élément, qui, dans les circonstances de l’espèce, est, à mes yeux, d’une importance capitale. Dès le moment où, par référence à l’accord de 1966, le moyen de règlement choisi est la Cour, les principes inscrits dans le Statut s’imposent à tous égards : non seulement ils régissent intégralement la mise en oeuvre de ce moyen, mais les engagements pris au titre de l’accord doivent être conformes à ces principes et être interprétés à la lumière de ceux-ci. C’est en vain que l’on chercherait à faire prévaloir l’objet et le but de l’accord, pris isolément, sur le Statut de la Cour, qui fait partie intégrante de la Charte des Nations Unies. Ces contraintes inhérentes au choix de la Cour comme moyen de règlement, qui constituent autant de garanties pour tous ceux qui y ont recours, étaient bien connues lors de la conclusion de l’accord comme du choix opéré, et on ne peut supposer que le Royaume-Uni, ni aucun autre intéressé, ait entendu les ignorer.
39. Cela étant, il serait à l’évidence insuffisant d’alléguer, dès lors qu’il s’agit d’établir la réalité du consentement d’un Etat à l’exercice, par la Cour, de sa juridiction à son égard, que celui-ci «pouvait s’attendre» à ce que la mise en oeuvre d’un mécanisme général de règlement agréé dans l’intérêt d’un tiers, ne visant expressément ni la Cour ni les droits propres de cet Etat, aboutisse un jour à la mise en cause de sa responsabilité individuelle devant cette même Cour. On ne saurait, me semble-t-il, raisonnablement inférer d’une vague supputation de cette nature un consentement avéré de l’Etat concerné à la juridiction de la Cour pour statuer sur ses droits et obligations, de surcroît dans une procédure à laquelle il ne participerait pas, avec pour conséquence qu’il serait privé du droit le plus élémentaire de faire valoir ses moyens en défense. La renonciation à des droits, a fortiori lorsqu’ils dérivent directement du Statut, tels ceux de ne pas être soumis à la juridiction de la Cour sans son consentement et de bénéficier d’un procès équitable, ne peut, pour autant qu’elle soit possible, être aussi légèrement présumée. C’est clairement en vain que l’on se prévaudrait, à l’effet de démontrer semblable consentement, de certaines déclarations générales de nature exclusivement politique faites a posteriori en faveur de la procédure en cours et souscrites par le Royaume-Uni, telles celle, en date du 25 juin 2022, des chefs de gouvernement du Commonwealth, dont le Guyana est également membre : il va sans dire que pareilles prises de position ne sauraient à aucun titre et à aucun égard fonder la compétence de la Cour vis-à-vis du Royaume-Uni en l’espèce, ni confirmer un titre de compétence non autrement établi.
32 La Cour, dans son arrêt, ne se réfère d’ailleurs à cet égard qu’à de vagues reproches formulés par le Venezuela à l’encontre de la sentence dans des enceintes politiques telles que la Quatrième Commission de l’Assemblée générale. Les documents cités ne font état d’aucun grief précis mettant en cause la conduite propre du Royaume-Uni.
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40. Si un Etat souverain ne peut être réputé avoir donné à la Cour, en des termes aussi vagues, un tel chèque en blanc pour statuer, sans limites de temps, sur sa conduite, non par ailleurs plus précisément définie, c’est moins encore, me paraît-il, le cas du Royaume-Uni, qui, lorsqu’il a reconnu la juridiction obligatoire de la Cour, l’a toujours fait de la manière la plus prudente, en formulant minutieusement, sans la moindre ambiguïté, les limitations apportées à une telle reconnaissance33. Une chose était pour cet Etat d’accepter et de promouvoir, en souscrivant aux termes très ouverts de l’article IV de l’accord de Genève, le principe général du règlement par le Guyana et le Venezuela, sans «intervention de sa part», du différend territorial qui opposait désormais exclusivement ces deux Etats, et tout autre chose d’accepter, de manière ferme et définitive, la compétence de la Cour pour statuer, dans le cas à la fois beaucoup plus spécifique et plus hypothétique où elle serait un jour saisie, sur sa responsabilité individuelle du fait d’actes illicites liés d’une façon ou d’une autre à ce différend, quels qu’ils fussent.
41. La Cour s’est invariablement montrée beaucoup plus exigeante, par le passé, avant de conclure à sa compétence pour se prononcer sur la licéité du comportement d’un Etat souverain, comme en témoigne sa jurisprudence constante, notamment en matière de forum prorogatum34.
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42. La seconde difficulté à laquelle se heurte l’argument du «consentement» du Royaume-Uni est selon moi la suivante.
43. Dans son arrêt, comme je l’ai déjà relevé, la Cour s’attache très longuement à démontrer que le Royaume-Uni avait renoncé à être partie à l’un quelconque des mécanismes de règlement envisagés à l’article IV de l’accord de Genève, qui ne le cite pas. La seule conclusion que l’on puisse en tirer est que cet Etat est donc bien, en l’espèce, un «tiers» par rapport à la procédure en cours. Or, dans le système consensuel mis au point par le Statut de la Cour, il est tout simplement inconcevable que celle-ci accepte de se prononcer directement, dans le cadre d’une instance pendante devant elle, sur le comportement et la responsabilité d’un Etat tiers à cette instance. Pour que la Cour puisse connaître d’un tel comportement, il est impératif, non seulement que cet Etat lui ait, sans l’ombre d’un doute, conféré juridiction pour ce faire, mais aussi — ce qui est inséparable dans le système du Statut — qu’il soit devenu partie à la procédure en question35. Tout autre scénario entrerait en
33 Voir p. ex. la déclaration déposée par le Royaume-Uni auprès du Secrétaire général des Nations Unies le 22 février 2017 au titre de l’article 36, paragraphe 2, du Statut de la Cour.
34 Voir p. ex. Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 204, par. 62 : le consentement à la compétence de la Cour doit procéder d’une manifestation de volonté «non équivoque» et doit lui-même être «volontaire» et «indiscutable». Cette jurisprudence est aussi ancienne que constante (voir p. ex. Droits des minorités en Haute-Silésie (écoles minoritaires), arrêt no 12, 1928, C.P.J.I. série A no 15, p. 24 ; Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), exception préliminaire, arrêt, 1948, C.I.J. Recueil 1947-1948, p. 27 ; cf. Ambatielos (Grèce c. Royaume-Uni), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1952, p. 39). On ne trouve nulle part, dans l’accord de Genève de 1966, l’expression, par le Royaume-Uni, d’un consentement de cette nature, autorisant la Cour, sans l’ombre d’un doute, à statuer directement, plus d’un siècle après, sur son comportement individuel en 1897-1899, quels que fussent les griefs, non encore précisément identifiés, formulés à son endroit.
35 Même en matière consultative, où la Cour n’est pourtant pas appelée à statuer avec l’autorité de la chose jugée sur les droits des Etats, la Cour permanente de Justice internationale a décliné d’exercer sa juridiction, dans un cas bien connu, au motif, notamment, qu’un Etat directement intéressé «refusait d[e] prendre part [à la procédure] de quelque manière que ce soit» (Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 236, par. 14 et réf. à Statut de la Carélie orientale, avis consultatif, 1923, C.P.J.I. série B no 5).
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contradiction radicale avec les principes statutaires les plus fondamentaux devant régir cette procédure, dont ceux, déjà cités, de la réciprocité et de l’égalité entre les Etats, ainsi que du droit à un procès équitable et du contradictoire36.
44. Dans son arrêt du 30 juin 1995 en l’affaire du Timor oriental, la Cour s’est exprimée on ne peut plus clairement à ce sujet : «Quelle que soit la nature [même erga omnes] des obligations invoquées, la Cour ne saurait statuer sur … la licéité du comportement d’un autre Etat qui n’est pas partie à l’instance.»37 La doctrine spécialisée considère elle aussi que la Cour ne peut exercer sa compétence à l’égard d’un Etat «non partie à la procédure», qualifié de «partie indispensable» dès lors que la Cour est appelée à se prononcer directement et à titre principal sur ses droits et obligations dans le cadre d’un procès entre d’autres Etats38. Les parties à une instance devant la Cour ne sauraient se substituer à un tiers souverain dans la défense de ses droits ni se voir imposer la charge de prouver qu’il a rempli ses obligations. Or, comme la Cour l’a relevé à diverses reprises, elle n’a pas le pouvoir d’obliger un Etat tiers à devenir partie à une instance en cours39 ; quant aux possibilités ouvertes à cet effet au tiers lui-même, elles sont a priori fort limitées (hypothèse — sans précédent à ce jour — d’une éventuelle intervention en tant que partie).
45. Au demeurant, dans l’affaire de l’Or monétaire, la situation était, de ce point de vue, assez différente de celle qui prévaut ici. Ainsi que la Cour l’a expliqué dans son arrêt du 15 juin 1954 en cette affaire, la déclaration de Washington, qui constituait le titre de compétence, contenait une invitation à l’Italie et à l’Albanie à participer à l’instance40. Le simple consentement de ces Etats à la juridiction de la Cour suffisait, dans ce cadre à vrai dire très particulier, à en faire des parties à
36 La Cour a vu dans le principe de l’«égalité souveraine des Etats» «l’un des principes fondamentaux de l’ordre juridique international» et a souligné qu’il s’appliquait en particulier dans le cadre du règlement pacifique d’un différend international (Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor‐Leste c. Australie), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 2014, C.I.J. Recueil 2014, p. 153, par. 27). Sur les relations générales entre égalité des parties, respect du contradictoire et bonne administration de la justice, cf. par ex. Jugement no 2867 du Tribunal administratif de l’Organisation internationale du Travail sur requête contre le Fonds international de développement agricole, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2012 (I), p. 30, par. 47.
37 Timor oriental (Portugal c. Australie), arrêt, C.I.J. Recueil 1995, p. 102, par. 29 (italiques ajoutés). La Cour n’a eu de cesse de répéter, dans sa jurisprudence, qu’elle ne saurait exercer sa compétence à l’égard d’un Etat «absent» de l’instance, voir p. ex. affaire de l’Or monétaire pris à Rome en 1943 (Italie c. France, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et Etats-Unis d’Amérique), question préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1954, p. 32 et la déclaration du président McNair, ibid., p. 35 ; Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime (El Salvador/Honduras), requête à fin d’intervention, arrêt, C.I.J. Recueil 1990, p. 116, par. 55 et p. 122, par. 73. Dans son opinion individuelle jointe à l’arrêt de la Cour en l’affaire du Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni), sir Gerald Fitzmaurice explique que «[d]ans l’affaire de l’Or monétaire … où la Cour a dit expressément que les Parties lui avaient conféré compétence, elle a refusé d’exercer cette compétence en raison de l’absence d’un autre Etat dont elle considérait la présence à l’instance nécessaire» («which the Court regarded as a necessary party to the proceedings») (Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1963, p. 102, note 4 (italiques ajoutés)). Il est à peine besoin de préciser que, dans tous ces cas, ce que visait la Cour était la nécessité, pour le «tiers indispensable», de devenir partie au procès avant qu’elle puisse se prononcer sur ses droits et obligations, et non l’exercice du droit statutaire de faire défaut, ouvert, conformément aux termes exprès de l’article 53 du Statut, à toute «partie».
38 Voir p. ex. Rosennes’s Law and Practice of the International Court: 1920-2015, Fifth Edition by M. Shaw, Brill, 2016, vol. II, p. 560.
39 Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime (El Salvador/Honduras), requête à fin d’intervention, arrêt, C.I.J. Recueil 1990, p. 135, par. 99 et réf.
40 Or monétaire pris à Rome en 1943 (Italie c. France, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et Etats-Unis d’Amérique), question préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1954, p. 31. La Déclaration de Washington prévoyait en effet expressément, d’une part, que l’Italie pourrait soumettre ses revendications sur l’or à la Cour (paragraphe b)) et, d’autre part, que l’Albanie pourrait saisir la Cour de la question de la destination de l’or lui appartenant (paragraphe a)).
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l’instance : ce fut le cas de l’Italie, mais non de l’Albanie, sur le comportement de laquelle la Cour a donc refusé de se prononcer, concluant qu’elle ne pouvait rendre aucune décision obligatoire, que ce fût à l’égard de l’Etat tiers qu’était demeurée l’Albanie ou des parties41.
46. La thèse d’un prétendu consentement à la juridiction de la Cour, tacitement exprimé par le Royaume-Uni à l’article IV de l’accord de Genève, ne mène en conséquence pas aussi loin que ses tenants le voudraient. Même si un tel consentement pouvait être établi — quod non —, il ne serait pas suffisant à lui seul pour permettre à la Cour, dans les circonstances de l’espèce, d’exercer sa compétence afin de se prononcer directement sur le comportement de cet Etat, qui a délibérément choisi de demeurer un tiers à l’instance. Le Statut, auquel ni la Cour ni les Etats ne sauraient déroger42, ne l’y autorise tout simplement pas. Et le Royaume-Uni était certainement le dernier à l’ignorer.
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47. Au vu de ce qui précède, force est de constater que, quelle que soit la façon dont on appréhende l’argumentation fondée sur un prétendu «consentement» du Royaume-Uni, celle-ci est incapable de fonder un rejet de l’exception du Venezuela.
48. Il convient enfin de rappeler ici une évidence qui a tout son poids dans le contexte de la présente espèce : la lettre du Secrétaire général des Nations Unies, en date du 30 janvier 2018, qui emportait notification de sa décision de choisir la Cour comme moyen de règlement du différend aux termes de l’article IV, paragraphe 2, de l’accord de Genève, n’a pas été adressée au Royaume-Uni, alors même qu’il ressort de l’arrêt du 18 décembre 2020 que cette décision a matérialisé la base de juridiction de la Cour en l’affaire et en est partie intégrante43. Cela confirme clairement, me semble-t-il, non seulement que la juridiction conférée à la Cour en l’espèce ne s’étend pas au Royaume-Uni et à ses actes propres, mais aussi que le choix de ce dernier, aux termes de l’accord de Genève, de demeurer à tous égards un tiers à la procédure devant la Cour, avec toutes les conséquences qui s’y attachent, en particulier quant à la protection de ses droits, a été dûment acté et pris en considération au moment de la «cristallisation» de la base de compétence.
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49. Sans vouloir entrer ici dans le débat familier sur le point de savoir si une interprétation «restrictive» s’impose lorsqu’il s’agit d’établir le consentement d’un Etat à la juridiction de la Cour44, il est à craindre que toute décision inédite sur des questions d’une importance aussi cardinale que
41 Or monétaire pris à Rome en 1943 (Italie c. France, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et Etats-Unis d’Amérique), question préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1954, p. 33.
42 Voir Zones franches de la Haute-Savoie et du Pays de Gex, ordonnance du 19 août 1929, C.P.J.I. série A no 22, p. 12 ; Différend frontalier (Burkina Faso/Niger), arrêt, C.I.J. Recueil 2013, p. 70, par. 46.
43 Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 2020, p. 486 et suiv., par. 110 et suiv.
44 Voir p. ex. Ph. Couvreur, The International Court of Justice and the Effectiveness of International Law, Brill, 2017, p. 57 et suiv.
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celle d’un tel consentement
45 ne soit guère propre à renforcer la sécurité juridique ni à conforter la confiance des Etats, qui dépend largement des positions prises à cet égard46.
50. De surcroît, en affirmant en substance, d’une façon ou d’une autre, que l’accord de Genève aurait créé, ratione personae, une manière de lien juridictionnel entre le Royaume-Uni et les Parties, permettant en particulier à la Cour, ratione materiae, de se pencher sur les griefs du Venezuela à l’encontre de la conduite de cet Etat en 1897-1899, on ouvrirait la porte à de possibles développements procéduraux susceptibles de compliquer singulièrement le traitement de l’affaire et de retarder la solution du différend. En effet, si, en l’espèce, le Venezuela ne pourrait prétendre formuler des demandes reconventionnelles à l’endroit du Royaume-Uni, qui demeure un tiers à l’instance47, en revanche, il pourrait exciper de la reconnaissance d’un tel lien pour introduire une nouvelle instance contre lui48, aux fins, par exemple, d’obtenir réparation du fait des actes illicites de cet Etat dont il aurait été la victime. Comme la Cour l’a rappelé dans l’affaire LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique),
«[s’]il est établi que la Cour a compétence pour connaître d’un différend portant sur une question déterminée, elle n’a pas besoin d’une base de compétence distincte pour examiner les remèdes demandés par une partie pour la violation en cause (Usine de Chorzów, C.P.J.I. série A no 9, p. 22)»49.
Certes, l’autorité de la chose jugée qui s’attache à tout arrêt est relative et ne s’étend pas aux tiers50. Mais on voit mal comment, dans les circonstances de l’espèce, la Cour pourrait revenir dans une décision ultérieure sur toute conclusion accueillant à ce stade la thèse d’un consentement du Royaume-Uni à l’exercice de sa juridiction à son égard.
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45 Voir p. ex. Or monétaire pris à Rome en 1943 (Italie c. France, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et Etats-Unis d’Amérique), question préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1954, p. 32. Il y a lieu une fois encore d’y ajouter, comme déjà indiqué, d’autres principes statutaires fondamentaux, tels celui de l’égalité des Etats devant elle et celui du contradictoire, que toute décision de la Cour tendant à se prononcer sur les droits et obligations de tiers absents à une procédure ne peut manquer d’affecter gravement.
46 Sur les décisions de la Cour en matière de consentement à sa juridiction et leurs effets sur la confiance des Etats, voir p. ex. l’opinion individuelle jointe par le juge Lachs à l’arrêt de la Cour en l’affaire du Plateau continental de la mer Egée (Grèce c. Turquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1978, p. 52.
47 Le fait que, s’agissant de ces griefs, il ne puisse davantage, en principe, formuler de telles demandes contre le Guyana, pour les motifs sus-indiqués, tenant notamment à la non-succession en matière de responsabilité internationale, est un exemple frappant des inégalités entre Etats et des atteintes possibles à leurs droits procéduraux auxquelles, sans le vouloir, pourrait mener la thèse d’un «consentement» du Royaume-Uni.
48 Une instance que la Cour n’aurait guère d’autre choix que de joindre à la présente, rendant ainsi la procédure nettement plus complexe.
49 LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 485, par. 48.
50 Si tel est le principe, on aperçoit ici encore les difficultés auxquelles pourrait donner lieu toute accréditation de l’argumentation fondée sur un prétendu «consentement» du Royaume-Uni. On est en effet en droit de se demander s’il est conforme au principe de l’égalité des Etats et à la bonne administration de la justice qu’un Etat ayant consenti à l’exercice par la Cour de sa juridiction à son égard ne soit pas lié par sa décision car ayant décidé de demeurer un tiers à l’instance. Il y a assurément là une anomalie sérieuse, qui témoigne du caractère artificiel et peu cohérent d’une telle argumentation. De ce point de vue également, le consentement à la juridiction et le statut de tiers à l’instance paraissent résolument inconciliables.
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51. Ces difficultés, aussi sévères que nombreuses, ne paraissent pas avoir échappé à la Cour, qui s’est montrée très attentive, dans le présent arrêt, à éviter toute apparence d’endossement de l’argumentation du demandeur sur ce point. En effet, alors que le Guyana a tenté de démontrer que les conditions préalables à la mise en oeuvre de la jurisprudence de l’Or monétaire n’étaient pas réunies en l’espèce, au motif, d’une part, que le Royaume-Uni ne posséderait plus aucun intérêt susceptible de constituer l’objet de l’instance et, d’autre part, qu’il aurait en tout état de cause «consenti» à la compétence de la Cour et à l’exercice de cette compétence pour régler le différend, la Cour s’est efforcée d’éviter de devoir examiner ces conditions et leur réunion dans le cas d’espèce, en arguant que ce cas — unique en son genre — serait tout entier régi par l’accord de Genève, sur la seule base duquel elle aurait à rejeter l’exception du Venezuela, «en amont» d’un tel examen, devenu dès lors inutile. Aux termes mêmes de l’arrêt, «le principe de l’Or monétaire n’entre pas en jeu en l’espèce»51.
52. Cette différence formelle d’approche, quelque créative qu’elle soit, ne laisse toutefois pas à mon sens de poser problème. Tout d’abord, s’il est vrai que la Cour est exclusivement tenue de statuer sur les conclusions des parties, sans avoir à se prononcer nécessairement sur chacun des moyens formulés par celles-ci52, éluder toute décision sur l’argumentation qui a constitué l’essentiel du débat entre les parties paraît assurément peu compatible avec les exigences d’une bonne administration de la justice, et propre à générer malaise et frustration. Mais au-delà, la question primordiale me semble être celle de savoir si cette approche permet réellement d’éviter les écueils, ci-dessus décrits, auxquels se heurte la théorie d’un «consentement» du Royaume-Uni qui rendrait inapplicable la jurisprudence de l’Or monétaire. Tel n’est, à mon jugement, pas le cas.
53. La difficulté essentielle, comme je l’ai déjà souligné, réside dans le fait que, dès lors que le mode de règlement du différend choisi aux termes de l’article IV de l’accord de Genève est la Cour  qui se distingue à cet égard radicalement des autres , son Statut s’applique, par priorité et de manière impérative. Prétendre que l’accord aurait tout réglé en prévoyant que le différend serait résolu entre les Parties sans intervention du Royaume-Uni pose inévitablement la question de savoir, une fois la Cour saisie, si les prévisions générales de l’article IV sont suffisantes pour permettre à celle-ci de connaître d’actes illicites propres du Royaume-Uni, non antérieurement définis en termes juridiques précis, ou, en d’autres termes, si elles sont en mesure de lui conférer juridiction à l’égard de tels actes. On ne peut, quelle que soit la manière d’appréhender l’approche de la Cour, éviter cette question, à laquelle on est immanquablement renvoyé. Or la réponse à ladite question ne peut être donnée, une fois encore, qu’à l’aune des exigences du Statut en matière de consentement, telles que traditionnellement interprétées par la Cour elle-même, notamment dans son arrêt en l’affaire de l’Or monétaire. Bien plus, comme je l’ai aussi rappelé ci-avant, l’accord de Genève et le prétendu consentement qui y serait inclus ne sauraient disposer de la question distincte de la non-participation du Royaume-Uni à l’instance, qui soulève des problèmes sérieux au regard des principes fondamentaux d’égalité, de réciprocité et de contradictoire consacrés dans le même Statut.
54. Le Royaume-Uni n’a pas entendu déroger, en 1966, au Statut de la Cour, et il ne le pouvait pas. Les exigences d’un consentement non équivoque de sa part à la juridiction de la Cour et de sa participation à l’instance pour qu’elle puisse statuer à son égard sont identiques et également contraignantes, qu’on se place dans le cadre de l’interprétation et de l’application de l’accord de
51 Voir paragraphe 107.
52 Voir la distinction célèbre faite à cet égard par la Cour dans l’affaire des Minquiers et Ecréhous (France c. Royaume-Uni), arrêt, C.I.J. Recueil 1953, p. 52.
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Genève, ou dans celui de la mise en oeuvre de la jurisprudence de l’Or monétaire. Cette variation formelle ne change donc, en définitive, rien aux difficultés précédemment rencontrées, et n’apparaît pas davantage capable d’y apporter une solution.
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55. Pour tous ces motifs, j’estime ne pouvoir me rallier ni à l’argumentation du demandeur ni, je le regrette, à l’approche alternative adoptée par la Cour.
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56. Si donc je suis d’avis, contrairement à la majorité, que l’importante jurisprudence de l’Or monétaire trouve, dans son principe, à s’appliquer en l’espèce, et qu’il n’y avait aucun motif déterminant pour la Cour de s’en écarter, il n’existe pas moins, à mon avis, une différence certaine entre la présente affaire, d’une part, et celles de l’Or monétaire et du Timor oriental, de l’autre.
57. En effet, dans ces affaires, les faits, sur la licéité desquels la Cour ne pouvait éviter de se prononcer pour statuer sur les demandes qui lui avaient été soumises, étaient bien établis. Dans l’affaire de l’Or monétaire, le décret-loi du 13 janvier 1945, portant confiscation des biens de la Banque nationale d’Albanie, détenus à 88,5 % par l’Italie, avait bel et bien été adopté, et son entrée en vigueur était incontestée. Dans l’affaire du Timor oriental, la présence de l’Indonésie sur ce territoire, qui avait fait l’objet de nombreuses résolutions des organes des Nations Unies, était indéniable. Et dans l’affaire de Certaines terres à phosphates à Nauru, qui n’a finalement pas donné lieu à application de la jurisprudence de l’Or monétaire, l’exploitation de ces terres et les graves dommages qui en étaient résultés n’étaient nullement mis en doute.
58. En l’espèce, les choses se présentent différemment. Les actes du Royaume-Uni, invoqués par le Venezuela au soutien de ses allégations d’invalidité du traité de Washington de 1897 et de la sentence arbitrale du 3 octobre 1899, n’ont pas, à ce stade de la procédure, été définitivement établis. Certes, des indices, de sources diverses, parfois assez troublants, ont été fournis à la Cour. Mais, pour reprendre les termes d’un conseil du Venezuela, seule la «pointe de l’iceberg» aurait été dévoilée à ce stade de la procédure53. Si la Cour décidait, sur la foi du seul tableau impressionniste des faits ainsi brossé, de décliner d’exercer sa compétence, elle risquerait de priver arbitrairement le demandeur de son droit à un procès équitable. Bien plus, la Cour créerait, on peut le craindre, un précédent susceptible d’inciter de futurs défendeurs à mêler artificiellement les droits de tiers à leurs prétentions, afin d’échapper à son verdict.
59. Par ailleurs, accueillir à ce stade l’exception du Venezuela, tirée de l’absence du Royaume-Uni à l’instance, reviendrait à mon sens à préjuger du fond, puisqu’une telle décision impliquerait nécessairement que la Cour considérerait comme acquis les faits dont le défendeur se prévaut, en dépit de leur caractère encore assez vague. Cela étant, la Cour, en décidant de rejeter cette exception, aurait pu préjuger de la même manière du fond si elle n’avait choisi de fonder ce rejet sur
53 CR 2022/23, p. 12, par. 12.
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l’unique considération que, même si la conduite alléguée du Royaume-Uni était avérée, la jurisprudence de l’Or monétaire ne trouverait pas à s’appliquer dans cette affaire, compte tenu de l’arrangement intervenu «en amont» aux termes de l’article IV de l’accord de Genève.
60. Eu égard aux conclusions auxquelles je suis parvenu ci-dessus, j’estime que le Règlement de la Cour, tel qu’il est conçu en substance depuis 1972, ne laissait à celle-ci qu’une seule possibilité : déclarer l’exception soulevée par le défendeur comme étant non exclusivement préliminaire et l’examiner avec le fond54.
61. Comme on le sait, cette solution, qui devait prévenir les jonctions au fond trop faciles et les retards injustifiés dans le règlement des affaires (comme ce fut par exemple le cas de celle de la Barcelona Traction), a été envisagée pour les éventualités où une exception préliminaire «comporte[rai]t à la fois des aspects préliminaires et des aspects de fond»55.
62. La Cour a traditionnellement estimé que tel serait le cas d’une exception si «inextricablement liée au fond»56 que la trancher ferait bien plus que simplement «effleurer» celui-ci, selon l’expression fameuse de la Cour permanente de Justice internationale dans l’affaire de Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise57, et équivaudrait en réalité à trancher le différend, ou certains de ses aspects, au fond.
63. Ultérieurement, la Cour a décidé que, d’une manière plus générale, lorsqu’elle «ne dispose pas de tous les éléments nécessaires pour se prononcer sur les questions soulevées» par une exception préliminaire, cette exception doit aussi être examinée avec le fond58.
64. Je suis d’avis que, en l’espèce, l’exception du Venezuela tirée de l’absence du Royaume-Uni comme tierce partie indispensable présentait à la fois l’une et l’autre de ces caractéristiques59.
(Signé) Philippe COUVREUR.
___________
54 Voir l’article 79ter, paragraphe 4, de la version du Règlement entrée en vigueur le 21 octobre 2019 et appliquée par la Cour à la suite de la procédure dans la présente affaire.
55 Voir p. ex. Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 31, par. 41 ; Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 28, par. 49.
56 Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (nouvelle requête : 1962) (Belgique c. Espagne), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1964, p. 46.
57 Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, compétence, arrêt no 6, 1925, C.P.J.I. série A no 6, p. 15.
58 Voir Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (II), p. 852, par. 51 ; Certains actifs iraniens (Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 40, par. 97.
59 Cf. Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 324-325, par. 116-117.

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Opinion partiellement individuelle et partiellement dissidente de M. le juge ad hoc Couvreur

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