Résumé de l'arrêt du 1er décembre 2022

Document Number
162-20221201-SUM-01-00-EN
Document Type
Number (Press Release, Order, etc)
2022/5
Date of the Document
Document File

COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
Palais de la Paix, Carnegieplein 2, 2517 KJ La Haye, Pays-Bas
Tél : +31 (0)70 302 2323 Télécopie : +31 (0)70 364 9928
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Résumé
Non officiel
Résumé 2022/5
Le 1er décembre 2022
Différend concernant le statut et l’utilisation des eaux du Silala (Chili c. Bolivie) Résumé de l’arrêt du 1er décembre 2022
I. CONTEXTE GÉNÉRAL (PAR. 28-38)
La Cour commence par exposer le contexte général de l’affaire en rappelant que le Silala prend sa source en territoire bolivien et que ses eaux proviennent de sources souterraines des zones humides Sud (Orientales) et Nord (Cajones), situées dans le département bolivien de Potosí, à une distance de quelque 0,5 à 3 kilomètres au nord-est de la frontière commune avec le Chili, à environ 4300 mètres d’altitude. S’écoulant le long de la pente topographique naturelle de la Bolivie au Chili, le Silala, dont les eaux sont à la fois superficielles et souterraines, traverse la frontière entre les deux pays. En territoire chilien, il continue de couler en direction du sud-ouest dans la région d’Antofagasta avant de se jeter dans le San Pedro à environ 6 kilomètres de la frontière.
La Cour rappelle en outre que, au fil des ans, les deux Parties ont accordé des concessions pour l’utilisation des eaux du Silala. Cette utilisation a commencé en 1906, lorsque la compagnie ferroviaire «Antofagasta (Chili) and Bolivia Railway Company Limited» (ou «FCAB») a obtenu du Gouvernement chilien une concession lui permettant d’exploiter les eaux du Silala pour accroître l’approvisionnement en eau potable de la ville portuaire chilienne d’Antofagasta. Deux ans plus tard, en 1908, la FCAB a également obtenu du Gouvernement bolivien un droit d’usage pour alimenter les moteurs à vapeur des locomotives de la ligne Antofagasta-La Paz. En 1909, elle a construit une prise d’eau (prise d’eau no 1) en territoire bolivien, à environ 600 mètres de la frontière. En 1910, la conduite reliant la prise d’eau no 1 aux réservoirs d’eau de la FCAB situés au Chili a été officiellement mise en service. En 1928, la FCAB a construit des chenaux en Bolivie. Selon le Chili, c’était pour des raisons sanitaires, afin d’empêcher la reproduction d’insectes susceptibles de contaminer l’eau potable. Selon la Bolivie, cette chenalisation visait à capter artificiellement l’eau des sources et des bofedales alentour pour améliorer l’écoulement de surface du Silala qui entrait au Chili. En 1942, une deuxième prise d’eau et une deuxième conduite ont été construites en territoire chilien, à environ 40 mètres de la frontière internationale. La Cour note que, le 7 mai 1996, le ministre des affaires étrangères de la Bolivie a publié un communiqué de presse en réponse à des articles parus dans la presse bolivienne qui prétendaient que le Chili avait détourné les eaux de la «rivière frontalière Silala». Le ministre indiquait qu’il n’y avait pas de «détournement des eaux», comme l’avaient confirmé les travaux effectués sur le terrain par la commission mixte des frontières en 1992, en 1993 et en 1994. Il ajoutait qu’il inscrirait cependant la question à l’ordre du jour des discussions bilatérales entre les deux pays «étant donné que les eaux du Silala [étaient] utilisées depuis plus d’un siècle par le Chili», aux dépens de la Bolivie.
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Le 14 mai 1997, les autorités boliviennes locales ont décidé de révoquer et d’annuler la concession accordée à la FCAB en 1908 pour exploiter les eaux de source du Silala. Selon un décret suprême, confirmant cette décision, il était «prouvé que lesdites eaux [étaient] indûment utilisées en dehors du droit d’usage accordé, au préjudice des intérêts de la nation et en violation évidente … de la constitution politique de l’Etat». La Cour note en outre que, dès 1999, la question du statut du Silala et du caractère de ses eaux était devenue un sujet de mésentente entre les Parties. Celles-ci ont tenté de trouver un accord bilatéral, en vain. Le Chili indique qu’il a décidé de demander à la Cour de statuer sur «le caractère de cours d’eau international du Silala et sur ses [propres] droits en qualité d’Etat riverain» à la suite de plusieurs déclarations faites en 2016 par le président bolivien, M. Evo Morales, qui l’accusait d’exploiter illicitement les eaux du Silala sans dédommager la Bolivie, déclarait que le Silala n’était «pas un cours d’eau international» et annonçait son intention de porter ce litige devant la Cour. Le Chili a ainsi saisi la Cour d’une instance contre la Bolivie le 6 juin 2016.
II. EXISTENCE ET PORTÉE DU DIFFÉREND : CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES (PAR. 39-49)
Avant d’examiner les conclusions des Parties, la Cour indique qu’elle doit tout d’abord déterminer si elle est compétente pour connaître des demandes principales et des demandes reconventionnelles des Parties et, dans l’affirmative, s’il y a des raisons qui l’empêchent d’exercer sa compétence en tout ou en partie. Le Chili entend fonder cette compétence sur l’article XXXI du pacte de Bogotá. Selon cette disposition, l’existence d’un différend est une condition à l’exercice par la Cour de sa compétence. La Cour observe à cet égard que, conformément à la jurisprudence établie, un différend est «un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts», et que «[e]n principe, le différend doit exister au moment où la requête [lui] est soumise». Elle relève en outre que les Parties n’ont pas contesté sa compétence, hormis pour ce qui est d’une objection soulevée par le Chili concernant la première demande reconventionnelle de la Bolivie, qu’elle examine par la suite. La Cour tient donc pour établi qu’elle a compétence pour statuer sur le différend entre les Parties. Etant donné que certaines positions des Parties ont évolué en cours d’instance et que chacune des Parties affirme désormais que des demandes principales ou des demandes reconventionnelles sont devenues sans objet ou portent sur des questions hypothétiques, la Cour fait quelques observations d’ordre général sur ces assertions.
La Cour rappelle que, même si elle établit sa compétence, «[i]l y a des limitations inhérentes à l’exercice de la fonction judiciaire dont [elle], en tant que tribunal, doit toujours tenir compte». Elle a souligné que «[l]e différend dont [elle] a été saisie doit … persister au moment où elle statue» et qu’«il n’y a rien à juger» si l’objet d’une demande a manifestement disparu. Elle a ainsi «déjà affirmé à plusieurs reprises que des événements postérieurs à l’introduction d’une requête pouvaient priver celle-ci de son objet». Une telle situation peut conduire la Cour à décider de «prononcer un non-lieu».
La Cour a dit «qu’elle ne peut statuer au fond sur la demande» lorsqu’elle considère que «toute décision judiciaire [serait] sans objet». Elle fait observer que sa tâche ne se limite pas à déterminer si un différend a disparu dans sa totalité. La portée d’un différend dont elle est saisie est circonscrite par les demandes que lui soumettent les parties. C’est pourquoi, elle doit aussi rechercher si des demandes données sont devenues sans objet à la suite d’une convergence des positions des Parties ou d’un accord entre celles-ci, ou pour quelque autre raison. Pour ce faire, la Cour évalue avec attention si, et dans quelle mesure, les conclusions finales des Parties continuent de refléter un différend entre celles-ci. Elle rappelle qu’elle n’a pas le pouvoir de «se substituer [aux parties] pour … formuler de nouvelles [conclusions] sur la [seule] base des … thèses avancées et faits allégués». Cependant, elle «est en droit et … a même le devoir d’interpréter les conclusions des parties ; c’est l’un des attributs de sa fonction judiciaire». Afin de mener à bien cette tâche, la Cour prend en considération non seulement les conclusions, mais aussi, entre autres, la requête et tous les arguments avancés par les Parties au cours de la procédure écrite et orale. La Cour interprétera donc les conclusions afin d’en saisir la substance et déterminer si elles reflètent un différend entre les Parties.
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La Cour observe que chaque Partie soutient que certaines conclusions de l’autre, tout en montrant des points de convergence entre leurs positions respectives, restent vagues, ambiguës ou conditionnelles et ne peuvent par conséquent être considérées comme exprimant un accord mutuel. Chacune a donc prié la Cour de rendre un jugement déclaratoire au sujet de certaines demandes, soulignant la nécessité d’une sécurité juridique dans ses relations avec l’autre. Le demandeur a insisté sur le fait qu’un jugement déclaratoire était nécessaire pour empêcher la défenderesse de changer à l’avenir sa position quant au droit applicable aux cours d’eau internationaux et au Silala. La Cour relève «qu’il ressort clairement de [s]a jurisprudence … et de [celle de] sa devancière [qu’elle] «peut, dans des cas appropriés, prononcer un jugement déclaratoire»».
Son rôle dans une affaire contentieuse étant de résoudre des différends existants, la Cour ne doit pas, en principe, donner acte dans le dispositif d’un arrêt des points sur lesquels elle constate un accord entre les parties. La Cour doit présumer que les parties sont de bonne foi lorsqu’elles font des déclarations devant elle et examiner ces déclarations avec attention. Si elle constate que les parties sont parvenues à un accord sur la substance d’une demande principale ou d’une demande reconventionnelle, la Cour prend note de cet accord dans son arrêt et conclut que ladite demande principale ou reconventionnelle est devenue sans objet. En pareil cas, il n’y a pas lieu de rendre un jugement déclaratoire.
La Cour relève que nombre de conclusions en l’espèce sont étroitement liées entre elles. Qu’il ait été conclu à l’absence d’objet d’une demande principale ou reconventionnelle donnée ne l’empêche pas de traiter certaines questions qui sont pertinentes pour celle-ci lorsqu’elle examine les autres demandes principales ou reconventionnelles sur lesquelles elle doit encore se prononcer. La Cour rappelle en outre que sa fonction est «de dire le droit, mais [qu’]elle ne peut rendre des arrêts qu’à l’occasion de cas concrets dans lesquels il existe, au moment du jugement, un litige réel impliquant un conflit d’intérêts juridiques entre les parties». Elle réaffirme qu’il ne lui incombe pas «de déterminer le droit applicable en fonction d’une situation hypothétique». En particulier, elle fait observer qu’elle ne se prononce pas «sur une situation hypothétique qui pourrait se produire dans l’avenir».
III. DEMANDES DU CHILI (PAR. 50-129)
1. Conclusion a) : le système hydrographique du Silala en tant que cours d’eau international régi par le droit international coutumier (par. 50-59)
La Cour relève tout d’abord que ni le Chili ni la Bolivie n’est partie à la convention de 1997 sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation (ci-après la «convention de 1997») ou à un quelconque traité régissant les utilisations à des fins autres que la navigation des eaux du Silala. Il s’ensuit que, dans la présente affaire, les droits et obligations respectifs des Parties sont régis par le droit international coutumier. La Cour note que la conclusion a) du Chili contient les propositions juridiques que les eaux du Silala constituent un cours d’eau international au sens du droit international coutumier, et que les règles du droit international coutumier relatives aux cours d’eau internationaux s’appliquent à ces eaux dans leur globalité. Elle observe que la position juridique initialement adoptée par la Bolivie dans son contre-mémoire s’opposait catégoriquement aux deux propositions juridiques avancées par le Chili. En particulier, pour la Bolivie, les règles internationales coutumières régissant les utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation ne s’appliquaient pas à l’écoulement de surface «artificiellement amélioré» du Silala.
La Cour observe que les positions des Parties concernant le statut juridique des eaux du Silala et les règles applicables en droit international coutumier ont convergé au cours de la procédure. Pendant les audiences, la Bolivie a convenu à plusieurs reprises que, comme l’affirme le Chili, les eaux du Silala  malgré l’«amélioration artificielle» de l’écoulement de surface  constituent dans leur globalité un cours d’eau international au sens du droit international coutumier et a déclaré que,
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par conséquent, le droit international coutumier s’applique aux eaux «s’écoulant naturellement» aussi bien qu’à l’écoulement de surface «artificiellement amélioré» du Silala.
La Cour note que la Bolivie, tout en reconnaissant aux eaux du Silala le statut de cours d’eau international, considère que l’article 2 de la convention de 1997 ne reflète pas le droit international coutumier. Elle note également que, selon la Bolivie, il convient, pour appliquer aux eaux du Silala les règles coutumières relatives aux cours d’eau internationaux, de tenir compte des «caractéristiques uniques» de ces eaux, notamment le fait que l’écoulement de surface soit en partie «artificiellement amélioré». Dans ses conclusions finales, la Bolivie prie donc la Cour de rejeter la demande du Chili, ou à défaut de dire que l’écoulement de surface du Silala a été «artificiellement amélioré».
La Cour n’estime pas nécessaire, pour déterminer si la Bolivie souscrit à la position du Chili quant au statut juridique du Silala en tant que cours d’eau international au sens du droit international coutumier, que la Bolivie ait admis que la définition énoncée à l’article 2 de la convention de 1997 reflète le droit international coutumier. En outre, nonobstant son insistance à prêter une pertinence aux «caractéristiques uniques» des eaux du Silala dans l’application à ces dernières des règles du droit international coutumier, la Bolivie n’en a pas moins accepté sans équivoque l’idée que le droit international coutumier relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation s’applique à l’ensemble des eaux du Silala. A cet égard, la Cour relève que la Bolivie, commentant la réponse du Chili à une question posée par un juge au cours des audiences, a confirmé le «caractère de cours d’eau international qu’a le Silala indépendamment de ses particularités indéniablement uniques, qui n’ont aucune incidence sur les règles coutumières existantes», et souligné qu’elle n’avait «assorti d’aucune condition ou restriction son acceptation de l’application du droit coutumier». La Cour note que la Bolivie a accepté sur le fond la conclusion a) du Chili.
Etant donné que les Parties s’accordent sur le statut juridique du système hydrographique du Silala en tant que cours d’eau international et sur l’applicabilité, à toutes ses eaux, du droit international coutumier relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation, la Cour conclut que la demande formulée par le Chili dans sa conclusion finale a) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu d’y statuer.
2. Conclusion b) : le droit du Chili à l’utilisation équitable et raisonnable des eaux du système hydrographique du Silala (par. 60-65)
La Cour fait observer que, lorsque le Chili a introduit la présente instance, sa demande concernant son droit à l’utilisation équitable et raisonnable des eaux du Silala, en ce compris l’«écoulement naturel» et l’écoulement «artificiellement amélioré», s’est heurtée à l’opposition catégorique de la Bolivie. Au cours de la procédure, cependant, il est devenu évident que les Parties s’accordaient sur le fait que le principe de l’utilisation équitable et raisonnable s’applique à la globalité des eaux du Silala, que leur écoulement soit «naturel» ou «artificiel». Les Parties conviennent également qu’elles sont toutes deux en droit de faire des eaux du Silala l’utilisation équitable et raisonnable prévue par le droit international coutumier. Il n’appartient pas à la Cour de traiter une éventuelle divergence de vues au sujet d’une utilisation future de ces eaux qui est entièrement hypothétique. Pour ces raisons, la Cour constate que les Parties s’accordent sur la conclusion b) du Chili. En conséquence, elle conclut que la demande formulée par le Chili dans sa conclusion finale b) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu d’y statuer.
3. Conclusion c) : le droit du Chili d’utiliser comme il le fait actuellement les eaux du système hydrographique du Silala (par. 66-76)
La Cour note que, lorsque la présente instance a été introduite, la Bolivie s’est dite catégoriquement opposée, s’agissant de l’écoulement qu’elle décrit comme étant «artificiellement amélioré», à la prétention du Chili d’utiliser comme il le fait actuellement les eaux du Silala. Au vu
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des déclarations faites par la Bolivie pendant les audiences, la Cour note également que les Parties conviennent que le Chili a droit à l’utilisation d’une part équitable et raisonnable des eaux du Silala, que leur écoulement ait un caractère ou une origine «naturels» ou «artificiels». En outre, la Bolivie ne prétend pas dans la présente procédure que le Chili doit la dédommager pour les utilisations faites des eaux du Silala par le passé.
La Cour relève que le Chili, par la formulation de sa conclusion c), n’indique pas clairement s’il la prie seulement de dire que l’utilisation qu’il fait actuellement des eaux du Silala est conforme au principe de l’utilisation équitable et raisonnable ou s’il lui demande de déclarer en outre qu’il a le droit de bénéficier des mêmes débit d’écoulement et volume des eaux à l’avenir. Elle prend note à cet égard de plusieurs déclarations faites par le Chili au cours des dernières phases de la procédure, dans lesquelles celui-ci a souligné que sa conclusion c) visait simplement à obtenir une déclaration à l’effet de dire que l’utilisation actuelle des eaux du Silala est conforme au principe de l’utilisation équitable et raisonnable et que son droit à toute utilisation future est sans préjudice des utilisations de la Bolivie. Le Chili a en outre souligné en diverses occasions que son droit à une utilisation équitable et raisonnable ne serait pas en soi compromis par la réduction de l’écoulement consécutive au démantèlement des chenaux et installations.
La Cour considère que la clarification apportée par ces déclarations n’est pas incompatible avec les références, dans les écritures et plaidoiries du Chili, à l’obligation générale de la Bolivie de ne pas manquer aux obligations lui incombant en droit international coutumier, si celle-ci devait décider de démanteler les chenaux. De l’avis de la Cour, ces références n’apportent pas de précision sur le fond aux déclarations du Chili, mais rappellent simplement l’obligation générale qu’ont les Etats d’agir dans le respect de leurs obligations en droit international.
En ce qui concerne l’affirmation de la Bolivie, selon qui l’utilisation des eaux du Silala faite par le Chili est sans préjudice des utilisations qu’elle-même pourra en faire à l’avenir, la Cour réaffirme qu’il n’y a pas d’opposition de vues quant à un droit correspondant de la Bolivie à l’utilisation équitable et raisonnable des eaux du Silala, puisque le Chili ne conteste pas la proposition de la Bolivie à cet égard. Pour ces raisons, la Cour constate que les Parties en sont venues, au cours de la procédure, à s’accorder sur la conclusion c) du Chili. Elle prend note à ce sujet des déclarations faites par le Chili montrant qu’il n’est plus contesté qu’il relève entièrement des pouvoirs souverains de la Bolivie de démanteler les chenaux et de restaurer les zones humides sur son territoire, d’une manière qui soit conforme au droit international. Etant donné que les Parties s’accordent sur la conclusion c) du Chili, la Cour conclut que la demande formulée par le Chili dans sa conclusion finale c) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu d’y statuer.
4. Conclusion d) : l’obligation de la Bolivie de prévenir et limiter les dommages résultant des activités qu’elle mène à proximité du système hydrographique du Silala (par. 77-86)
La Cour note que, lorsque la présente instance a été introduite, la Bolivie se disait catégoriquement opposée à la demande formulée dans la conclusion d) du Chili au sujet de l’applicabilité à l’écoulement «artificiellement amélioré» du Silala de l’obligation de prévenir les dommages transfrontières. La Cour observe que les Parties conviennent être tenues par l’obligation coutumière de prévenir les dommages transfrontières. En outre, les Parties sont maintenant d’accord sur le fait que cette obligation s’applique aux eaux du Silala, que celles-ci constituent un écoulement naturel ou un écoulement «artificiellement amélioré». Elles conviennent également que l’obligation de prévenir les dommages transfrontières est une obligation de comportement et non une obligation de résultat, et qu’elle peut exiger la notification à d’autres Etats riverains et l’échange d’informations avec ceux-ci ainsi que la réalisation d’une évaluation de l’impact sur l’environnement.
Il est moins évident que les Parties s’accordent sur le seuil de mise en oeuvre de l’obligation coutumière de prévenir les dommages transfrontières. La Bolivie insiste sur le fait que l’obligation
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de prendre toutes les mesures appropriées pour prévenir les dommages transfrontières ne s’applique qu’au risque de dommages «importants» ou «significatifs» (significant harm). Certaines déclarations faites par le Chili pourraient être comprises comme suggérant un seuil plus bas. Ainsi, dans sa requête, le Chili a fait valoir que la Bolivie avait une «obligation de coopérer … et de prévenir tout dommage transfrontière». De plus, il a affirmé à maintes reprises, y compris dans sa conclusion finale d), que la Bolivie avait l’obligation de «prévenir et limiter la pollution et autres formes de préjudice».
Lorsqu’elle apprécie si, et dans quelle mesure, les conclusions finales des parties continuent de refléter le différend qui les oppose, la Cour peut interpréter ces conclusions, en tenant compte de la requête dans son ensemble et des arguments que celles-ci lui ont soumis. Elle relève que le Chili a parfois fait référence à l’obligation de prévenir tout dommage transfrontière, sans préciser qu’une telle obligation se limite aux dommages transfrontières importants. Cependant, le Chili a aussi employé à de nombreuses reprises le terme «dommages importants» ou «significatifs» (significant harm) pour définir le seuil de mise en oeuvre de l’obligation de prévention, tant dans ses écritures que dans ses plaidoiries. La Cour relève de surcroît que, pas plus dans les unes que dans les autres, le Chili ne lui a demandé de retenir un seuil moins élevé que celui des «dommages significatifs». Elle estime que les variations dans la terminologie employée par le Chili ne sauraient être interprétées, en l’absence d’indications contraires plus précises, comme l’expression d’un désaccord de fond avec le seuil des «dommages transfrontières importants» défendu par la Bolivie et auquel le Chili lui-même se réfère à maintes reprises, notamment lorsqu’il renvoie à l’article 7 de la convention de 1997.
Pour ces raisons, la Cour considère que les Parties en sont venues, au cours de la procédure, à s’accorder sur le fond de la conclusion d) du Chili. Par conséquent, elle conclut que la demande formulée par le Chili dans sa conclusion finale d) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu d’y statuer.
5. Conclusion e) : l’obligation de la Bolivie de notification et de consultation pour les mesures susceptibles d’avoir un impact préjudiciable sur le système hydrographique du Silala (par. 87-129)
La Cour constate qu’il existe un désaccord, en droit et en fait, entre les Parties au sujet de la demande e) du Chili. Ce désaccord concerne d’abord la portée de l’obligation de notification et de consultation prévue par le droit international coutumier régissant l’utilisation des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation ainsi que son seuil de mise en oeuvre. Il porte ensuite sur la question de savoir si la Bolivie a respecté ladite obligation relativement à certaines mesures qu’elle projetait ou a mises en oeuvre.
A l’appui de leurs positions quant aux règles pertinentes de droit international coutumier, les deux Parties se réfèrent à la convention de 1997. Elles se réfèrent également au projet d’articles sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation adopté par la Commission du droit international (ci-après la «CDI» ou la «Commission») en 1994 (ci-après le «projet d’articles de la CDI») qui a servi de base à la convention de 1997, ainsi qu’aux commentaires de la CDI y relatifs. La Cour relève sur ce point que les deux Parties s’accordent à considérer que nombre des dispositions de la convention de 1997 reflètent le droit international coutumier. Leurs avis divergent toutefois sur la question de savoir s’il en est ainsi notamment de certaines autres dispositions, y compris celles relatives à des obligations procédurales, en particulier l’obligation de notification et de consultation.
La Cour, avant de se pencher sur la question du respect de l’obligation de notification et de consultation dans le contexte particulier de la présente affaire, commence par rappeler le cadre juridique dans lequel cette obligation s’inscrit, ainsi que les règles et les principes du droit
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international coutumier qui guident la détermination des obligations procédurales auxquelles sont soumises les Parties à la présente affaire en tant qu’Etats riverains du Silala.
A. Cadre juridique applicable (par. 92-102)
La Cour relève que les obligations coutumières relatives aux cours d’eau internationaux ne s’imposent aux Etats riverains du Silala que si celui-ci est effectivement un cours d’eau international. Elle rappelle à cet égard que, même si les Parties s’accordent à reconnaître que le Silala est un cours d’eau international, la Bolivie n’a pas expressément admis que la définition de «cours d’eau international» figurant à l’article 2 de la convention de 1997 reflète le droit international coutumier, contrairement à ce qu’affirme pour sa part le Chili. La Cour considère que les modifications qui augmentent l’écoulement de surface des eaux d’un cours d’eau n’ont aucune incidence sur sa qualification comme cours d’eau international.
La Cour note sur ce point que les experts désignés par chaque Partie s’accordent pour dire que les eaux du Silala, qu’elles soient de surface ou souterraines, constituent un ensemble s’écoulant de la Bolivie vers le Chili et aboutissant à un point d’arrivée commun. Il ne fait pas de doute que le Silala est un cours d’eau international et, en tant que tel, soumis dans sa globalité au droit international coutumier, comme en conviennent à présent les Parties.
La Cour souligne par ailleurs que le concept de cours d’eau international en droit international coutumier n’empêche pas la prise en considération des particularités de chaque cours d’eau international dans l’application des principes coutumiers. Ces particularités de chaque cours d’eau, tels les éléments qui figurent dans la liste non exhaustive de l’article 6 de la convention de 1997, font partie des «facteurs et circonstances pertinents» dont il doit être tenu compte dans la détermination et l’appréciation de l’utilisation équitable et raisonnable du cours d’eau international en droit international coutumier. Ainsi qu’il a été indiqué précédemment, les Parties conviennent qu’elles ont toutes les deux, en vertu du droit international coutumier, le même droit à l’utilisation équitable et raisonnable des eaux du Silala.
La jurisprudence de la Cour et de sa devancière indique qu’un cours d’eau international constitue une ressource partagée sur laquelle les Etats riverains ont un droit commun. Déjà en 1929, la Cour permanente de Justice internationale, à propos de la navigation sur l’Oder, déclarait qu’il existe une communauté d’intérêts sur un cours d’eau international qui constitue «la base d’une communauté de droit». Plus récemment, la Cour a appliqué ce principe aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation et fait observer qu’il avait été renforcé par le développement moderne du droit international, comme en témoignait l’adoption de la convention de 1997.
En vertu du droit international coutumier, chaque Etat riverain a un droit fondamental à une part équitable et raisonnable des ressources d’un cours d’eau international. Cela implique à la fois un droit et une obligation pour tous les Etats riverains d’un cours d’eau international : chacun a à la fois un droit à l’utilisation et à la participation équitables et raisonnables et l’obligation de ne pas outrepasser ce droit en privant les autres Etats riverains de leur droit équivalent à une utilisation et à une participation raisonnables. Cela correspond à «la nécessité de concilier les intérêts variés des Etats riverains dans un contexte transfrontière et, en particulier, dans l’utilisation d’une ressource naturelle partagée». En l’espèce, en vertu du droit international coutumier, les Parties ont à la fois le droit à une utilisation équitable et raisonnable des eaux du Silala en tant que cours d’eau international, et l’obligation, lorsqu’elles utilisent ce cours d’eau international, de prendre toutes les mesures appropriées pour prévenir tout dommage important à l’autre Partie.
La Cour souligne également que le principe de l’utilisation équitable et raisonnable des eaux d’un cours d’eau international ne s’applique pas de façon abstraite ou statique mais par une comparaison des situations et des usages des eaux du cours d’eau par les Etats concernés à un moment
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donné. La Cour rappelle qu’il existe, en droit international général, une «obligation, pour tout Etat, de ne pas laisser utiliser son territoire aux fins d’actes contraires aux droits d’autres Etats». «En effet, l’Etat est tenu de mettre en oeuvre tous les moyens à sa disposition pour éviter que les activités qui se déroulent sur son territoire, ou sur tout espace relevant de sa juridiction, ne causent un préjudice sensible à l’environnement d’un autre Etat», dans les contextes transfrontières et s’agissant en particulier d’une ressource partagée.
La Cour a en outre souligné que les obligations susmentionnées sont accompagnées et complétées par des obligations de nature procédurale plus circonscrites et précises, qui facilitent la mise en oeuvre des obligations de fond auxquelles sont tenus les Etats riverains en vertu du droit international coutumier. Ainsi qu’elle a déjà eu l’occasion de l’indiquer, ce n’est en effet qu’«en coopérant que les Etats concernés peuvent gérer en commun les risques de dommage à l’environnement qui pourraient être générés par les projets initiés par l’un ou l’autre d’entre eux, de manière à prévenir les dommages en question, à travers la mise en oeuvre des obligations tant de nature procédurale que de fond».
C’est pourquoi la Cour considère que les obligations de coopérer, de notifier et de consulter constituent un complément important des obligations de fond de chacun des Etats riverains. Selon elle, «[c]es obligations s’avèrent d’autant plus indispensables lorsqu’il s’agit», comme dans le cas de la rivière Silala en l’espèce, «d’une ressource partagée qui ne peut être protégée que par le biais d’une coopération étroite et continue entre les riverains».
La Cour souligne à nouveau que les Parties ne divergent pas sur la nature coutumière des obligations de fond susmentionnées et leur application au Silala. Ce qui les oppose, c’est le champ des obligations procédurales, ainsi que leur applicabilité dans les circonstances de la présente affaire. Les Parties divergent notamment sur le seuil de mise en oeuvre de l’obligation de notification et de consultation, et sur le point de savoir si la Bolivie a manqué à cette obligation.
B. Seuil de mise en oeuvre de l’obligation de notification et de consultation en droit international coutumier (par. 103-118)
Les Parties sont en désaccord sur l’interprétation de l’article 11 de la convention de 1997 ainsi que sur le point de savoir si cet article reflète le droit international coutumier. Cet article 11 est ainsi rédigé : «Les Etats du cours d’eau échangent des renseignements, se consultent et, si nécessaire, négocient au sujet des effets éventuels des mesures projetées sur l’état d’un cours d’eau international.»
La Cour rappelle que le droit applicable dans la présente affaire est le droit international coutumier. Dès lors, l’obligation d’échanger des informations concernant les mesures projetées contenue dans l’article 11 de la convention de 1997 ne s’impose aux Parties que dans la mesure où elle reflète le droit international coutumier.
Contrairement aux commentaires relatifs à certaines autres dispositions du projet d’articles de la CDI, celui de l’article 11 (qui deviendra par la suite l’article 11 de la convention de 1997) ne se réfère à aucune pratique étatique ni à des précédents jurisprudentiels permettant d’indiquer le caractère coutumier de cette disposition. La Commission indique simplement que des exemples d’instruments et de décisions «énonçant une obligation analogue à celle que définit l’article 11» seront trouvés dans le commentaire de l’article 12. Dès lors, la Commission ne semblait pas considérer que l’article 11 de son projet d’articles reflétait une obligation de droit international coutumier. En l’absence de pratique générale et d’opinio juris appuyant cette thèse, la Cour ne peut conclure que l’article 11 serait le reflet du droit international coutumier. Point n’est donc besoin pour elle de rechercher l’interprétation à donner à l’article 11 qui s’applique entre les Etats parties à la convention de 1997.
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Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour ne peut accepter l’argument du Chili selon lequel l’article 11 de la convention de 1997 refléterait une obligation générale de droit international coutumier d’échanger avec les autres Etats riverains des informations concernant toute mesure projetée pouvant avoir des effets éventuels, positifs aussi bien que négatifs, sur l’état d’un cours d’eau international.
En ce qui concerne l’article 12 de la convention de 1997, la Cour note que les Parties, tout en s’accordant à le considérer comme reflétant le droit international coutumier, sont en désaccord quant à son interprétation. Cet article 12 se lit comme suit :
«Avant qu’un Etat du cours d’eau mette en oeuvre ou permette que soient mises en oeuvre des mesures projetées susceptibles d’avoir des effets négatifs significatifs pour les autres Etats du cours d’eau, il en donne notification à ces derniers en temps utile. La notification est accompagnée des données techniques et informations disponibles, y compris, le cas échéant, les résultats de l’étude d’impact sur l’environnement, afin de mettre les Etats auxquels elle est adressée à même d’évaluer les effets éventuels des mesures projetées.»
La Cour observe que le contenu de cet article correspond dans une large mesure à sa jurisprudence relative aux obligations procédurales qui pèsent sur les Etats en vertu du droit international coutumier en matière de dommage transfrontière, y compris dans le cadre de la gestion des ressources partagées. La Cour a en effet indiqué dans sa jurisprudence qu’il existe, dans certaines circonstances, une obligation de notification et de consultation à l’égard des autres Etats riverains concernés. Elle a souligné que cette obligation coutumière est mise en oeuvre lorsqu’il existe «un risque de dommage transfrontière important». La Cour rappelle qu’elle a, dans cet arrêt, précisé les étapes et la démarche qui devraient être suivies par un Etat entendant mener un projet sur une ressource partagée ou à proximité de celle-ci, ou de manière générale susceptible d’avoir un effet transfrontière important. L’Etat concerné
«doit, avant d’entreprendre une activité pouvant avoir un impact préjudiciable sur l’environnement d’un autre Etat, vérifier s’il existe un risque de dommage transfrontière important, ce qui déclencherait l’obligation de réaliser une évaluation de l’impact sur l’environnement.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Si l’évaluation de l’impact sur l’environnement confirme l’existence d’un risque de dommage transfrontière important, l’Etat d’origine est tenu, conformément à son obligation de diligence due, d’informer et de consulter de bonne foi l’Etat susceptible d’être affecté, lorsque cela est nécessaire aux fins de définir les mesures propres à prévenir ou réduire ce risque.»
La Cour est consciente des différences entre les formulations utilisées à l’article 12 de la convention de 1997 et celles de sa propre jurisprudence s’agissant du seuil de mise en oeuvre de l’obligation coutumière de notifier et de consulter, ainsi que s’agissant du devoir de faire une évaluation de l’impact sur l’environnement. La convention évoque notamment des «mesures projetées susceptibles d’avoir des effets négatifs significatifs pour les autres Etats du cours d’eau», tandis que la Cour s’est référée à «un risque de dommage transfrontière important». La Cour note également que la CDI n’indique pas spécifiquement dans son commentaire à quel degré de dommage correspond le seuil de mise en oeuvre de l’obligation de notifier figurant à l’article 12 du projet d’articles.
La Cour relève que, bien que les exigences en matière de notification et de consultation énoncées dans sa jurisprudence et dans l’article 12 de la convention de 1997 ne soient pas formulées de façon parfaitement identique, les deux formulations suggèrent que le seuil de mise en oeuvre de
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l’obligation de notifier et de consulter suppose que les mesures projetées ou mises en oeuvre soient de nature à produire des effets préjudiciables d’une certaine ampleur.
La Cour considère que l’article 12 de la convention de 1997 ne reflète pas une règle de droit international coutumier concernant les cours d’eau internationaux qui serait plus exigeante que l’obligation générale de notifier et de consulter telle qu’elle ressort de sa jurisprudence. Elle conclut par conséquent que chaque Etat riverain est tenu en vertu du droit international coutumier de donner notification à l’autre Etat riverain et de le consulter pour toute activité projetée comportant un risque de dommage important pour ce dernier.
C. Question du respect par la Bolivie de l’obligation coutumière de notification et de consultation (par. 119-129)
Ayant conclu que le droit international coutumier impose à chaque Partie une obligation de notification et de consultation pour toute activité projetée comportant un risque de dommage important à l’autre Partie, la Cour détermine ensuite si le comportement de la Bolivie a été conforme au droit international coutumier, compte tenu de la demande du Chili à cet égard.
Dans la partie suivante, la Cour apprécie le respect par la Bolivie de l’obligation de notifier et de consulter au regard de ses conclusions qui précèdent quant au contenu de cette obligation coutumière et du seuil de sa mise en oeuvre. Ainsi qu’elle l’a établi auparavant, l’Etat riverain est tenu de donner notification aux autres Etats riverains et de les consulter pour toute activité projetée comportant un risque de dommage transfrontière important.
Dès lors, la Cour n’aurait besoin d’examiner la question de savoir si la Bolivie a fait une évaluation objective des circonstances et du risque d’existence d’un dommage transfrontière important conformément au droit coutumier que s’il était prouvé que l’un quelconque des projets mis en oeuvre par la Bolivie à proximité du Silala comportait un risque de dommage important pour le Chili. Cela pourrait être le cas si, par leur nature même ou par leur envergure, et au vu du contexte dans lequel elles doivent être réalisées, certaines mesures projetées comportent un risque de dommage transfrontière important. Or, tel n’est pas le cas des mesures dont il est fait grief à la défenderesse. Le Chili n’a pas démontré et n’a même guère allégué un quelconque risque de dommage, encore moins un dommage important, lié aux mesures projetées ou mises en oeuvre par la Bolivie. La Cour note que la Bolivie a apporté un certain nombre de précisions factuelles relatives aux mesures projetées, sans contestation de la part du Chili. Ainsi, en ce qui concerne le projet d’utilisation des eaux par une compagnie bolivienne, aucune démarche n’a été entreprise à cette fin. Les projets de construction d’une ferme piscicole, d’un barrage et d’une usine d’embouteillage d’eau minérale sont tous restés sans suite. Pour ce qui est des dix petites habitations effectivement construites, la Bolivie a affirmé, sans être contredite par le Chili, que celles-ci n’ont jamais été occupées. Seul le poste militaire avait été effectivement construit et mis en service. La Bolivie a indiqué à cet égard qu’il s’agissait d’une installation modeste et pour laquelle elle fait tout le nécessaire pour éviter la pollution du Silala et de ses eaux. Le Chili n’a ni allégué le contraire, ni prétendu qu’une quelconque mesure projetée ou mise en oeuvre fût susceptible de lui causer le moindre risque de dommage.
Pour ces motifs, la Cour conclut que la Bolivie n’a pas manqué à l’obligation de notifier et de consulter qui lui incombe en vertu du droit international coutumier, et que la demande formulée par le Chili dans sa conclusion finale e) doit par conséquent être rejetée.
Nonobstant la conclusion qui précède, la Cour prend note de la disposition de la Bolivie à continuer à coopérer avec le Chili en vue d’assurer à chacune des Parties une utilisation équitable et raisonnable du Silala et de ses eaux. La Cour invite par conséquent les Parties à garder à l’esprit la nécessité de mener de façon permanente des consultations dans un esprit de coopération, afin de
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veiller au respect de leurs droits respectifs et à la protection et préservation du Silala ainsi que de son environnement.
IV. DEMANDES RECONVENTIONNELLES DE LA BOLIVIE (PAR. 130-162)
1. Recevabilité des demandes reconventionnelles (par. 130-137)
La Cour rappelle que, dans son contre-mémoire, la Bolivie a formulé trois demandes reconventionnelles. Dans son ordonnance du 15 novembre 2018, elle n’a pas estimé devoir se prononcer définitivement à ce stade sur la question de savoir si les demandes reconventionnelles de la Bolivie satisfaisaient aux conditions énoncées dans son Règlement, et a renvoyé la question à une phase ultérieure. La Cour vérifiera donc, avant de se pencher sur le fond, que ces demandes remplissent les conditions de son Règlement. Celui-ci, au paragraphe 1 de son article 80, dispose que «[l]a Cour ne peut connaître d’une demande reconventionnelle que si celle-ci relève de sa compétence et est en connexité directe avec l’objet de la demande de la partie adverse». La Cour a jugé auparavant que ces deux conditions se rapportent à «la recevabilité d’une demande reconventionnelle comme telle» et a précisé que le terme «recevabilité» devait être compris «comme couvrant à la fois la condition de compétence et celle de connexité directe».
La Bolivie affirme que ses demandes reconventionnelles satisfont aux conditions du paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement de la Cour. Elle soutient que toutes les demandes reconventionnelles formulées relèvent de la compétence de la Cour et présentent un lien de connexité avec les demandes principales conformément au Règlement et à la jurisprudence de la Cour.
La Cour rappelle que le Chili a indiqué, par une lettre adressée au Greffe, puis par son représentant lors d’une réunion du président de la Cour avec les agents des Parties, qu’il n’entendait pas contester la recevabilité des demandes reconventionnelles de la Bolivie.
La Cour note que le Chili ne conteste pas que les demandes reconventionnelles relèvent de sa compétence. Elle observe que la Bolivie, tout comme le Chili, fonde cette compétence sur l’article XXXI du pacte de Bogotá. Elle observe également que les demandes reconventionnelles visent des droits que la Bolivie affirme tenir du droit international coutumier applicable aux cours d’eau internationaux et relèvent par conséquent de «[t]oute question de droit international» pour laquelle elle a compétence en vertu de l’article XXXI du pacte de Bogotá.
La Cour estime que, en l’espèce, les demandes reconventionnelles sont en connexité directe avec l’objet des demandes principales, en fait comme en droit. Il ressort en effet des conclusions des Parties que leurs demandes s’inscrivent dans un même ensemble de faits. De même, les demandes respectives des deux Parties relèvent de la détermination et de l’application des règles coutumières dans les relations juridiques entre les deux Etats s’agissant du Silala. La Cour est également d’avis que les demandes reconventionnelles de la Bolivie ne sont pas simplement des moyens de défense aux conclusions du Chili, mais formulent aussi des demandes distinctes. La Cour conclut en conséquence que les conditions énoncées au paragraphe 1 de l’article 80 de son Règlement ont été remplies et qu’elle peut examiner au fond les demandes reconventionnelles formulées par la Bolivie.
2. Première demande reconventionnelle : souveraineté alléguée de la Bolivie sur les chenaux et systèmes de drainage artificiels installés sur son territoire (par. 138-147)
Dans sa première demande reconventionnelle, la Bolivie prie la Cour de dire et juger qu’elle détient la souveraineté sur les canaux artificiels et les installations de drainage du Silala situés sur son territoire et a le droit de décider si ceux-ci doivent être maintenus et selon quelles modalités.
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La Cour a déjà indiqué qu’elle devait, comme pour les demandes principales, «établir qu’il existe un différend entre les parties intéressant l’objet des demandes reconventionnelles». Les positions des Parties ayant considérablement évolué tout au long de la présente instance, comme elle l’a indiqué précédemment, la Cour doit s’assurer que la première demande reconventionnelle n’est pas devenue sans objet.
La Cour constate au sujet de cette demande reconventionnelle que les Parties sont d’accord sur le fait que les canaux artificiels et les installations de drainage sont situés sur le territoire relevant de la souveraineté de la Bolivie. Les deux Etats conviennent également que, conformément au droit international, la Bolivie a le droit souverain de décider du devenir de ces infrastructures situées sur son territoire, qu’il s’agisse de les maintenir ou de les démanteler.
A cet égard, la Bolivie indique que, en invoquant le droit à l’utilisation équitable et raisonnable en relation avec cette demande reconventionnelle, le Chili semble considérer que l’effet du démantèlement des infrastructures sur le débit du Silala devrait être considéré comme une atteinte potentielle à son droit d’utiliser les eaux du Silala. Cela reviendrait, de l’avis de la Bolivie, à plaider un «droit acquis», signifiant que l’usage, ou tout usage, que le Chili pourrait faire de ces eaux à l’avenir pourrait être opposé au droit de la Bolivie de démanteler des installations artificielles. La Cour relève à cet effet que, dans ses écritures puis de nouveau lors de la procédure orale, le Chili a clairement affirmé qu’une réduction de l’écoulement de surface transfrontière résultant du démantèlement des chenaux en Bolivie, si elle se produisait, n’emporterait pas violation du droit international coutumier sauf si les obligations auxquelles la Bolivie a reconnu être soumise étaient mises en cause d’une manière ou d’une autre.
En outre, le Chili a accepté les points suivants présentés par la Bolivie : la souveraineté de la Bolivie sur les chenaux et systèmes de drainage ; le droit souverain de la Bolivie de maintenir ou de démanteler ces chenaux et systèmes de drainage ; le droit souverain de la Bolivie de restaurer les zones humides ; et le fait que l’exercice de ces droits doit se faire dans le respect des obligations coutumières applicables en matière de dommages transfrontières importants. La Cour constate donc qu’il n’existe plus sur ces points de désaccord entre les Parties.
Comme relevé précédemment, les Parties s’accordent à considérer que le droit de la Bolivie de construire, maintenir ou démanteler toutes infrastructures sur son territoire doit s’exercer conformément aux règles applicables du droit international coutumier. En particulier, la Bolivie a clairement indiqué, lors de la procédure orale, que son droit souverain sur ces infrastructures, et notamment celui de les démanteler, devait être exercé dans le respect des obligations coutumières applicables en matière de dommages transfrontières importants. Les Parties conviennent également que les règles applicables au Silala incluent notamment le droit à l’utilisation équitable et raisonnable par les Etats riverains, l’exercice de la diligence nécessaire afin de ne pas causer de dommages importants aux autres Etats du cours d’eau, et le respect de l’obligation générale de coopérer ainsi que de l’ensemble des obligations procédurales. Il est possible que, à l’avenir, les Parties expriment des positions divergentes quant à la mise en oeuvre de ces obligations dans le contexte d’un éventuel démantèlement par la Bolivie des infrastructures installées sur le Silala. Cette possibilité ne change cependant rien au fait que le Chili ne conteste pas le droit qui fait l’objet de la première demande reconventionnelle, à savoir le droit que la Bolivie a de maintenir ou de procéder au démantèlement des chenaux situés sur son territoire. La Cour considère que la Bolivie peut se prévaloir de l’acceptation par le Chili de son droit de démanteler les chenaux.
Au regard de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’existe pas de désaccord entre les Parties sur ce point. De par sa fonction judiciaire, elle ne peut se prononcer que sur un différend qui subsiste au moment où elle rend son jugement. Par conséquent, la Cour constate que la demande reconventionnelle formulée par la Bolivie dans sa conclusion finale a) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu pour la Cour d’y statuer.
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3. Deuxième demande reconventionnelle : souveraineté alléguée de la Bolivie sur les eaux du Silala dont l’écoulement a été «artificiellement» aménagé, amélioré ou créé sur son territoire (par. 148-155)
Dans sa deuxième demande reconventionnelle telle que présentée dans ses conclusions finales, la Bolivie prie la Cour de dire et juger qu’elle détient la souveraineté sur les eaux du Silala dont l’écoulement a été artificiellement aménagé, amélioré ou créé sur son territoire, et que le Chili n’a pas de droit acquis sur cet écoulement artificiel.
La Cour note que la formulation de cette demande reconventionnelle et la position de la Bolivie y relative ont considérablement changé tout au long de la procédure. Cela résulte notamment de l’évolution de ses vues et conclusions sur la nature du Silala. La Bolivie ne conteste plus le caractère de cours d’eau international du Silala et admet désormais que le droit international coutumier s’applique à la globalité de ses eaux. La Cour note également que la Bolivie ne prétend plus, comme elle le faisait dans ses écritures, qu’elle dispose d’un droit de décider des conditions et modalités de la fourniture des eaux du Silala «s’écoulant artificiellement» et que toute utilisation de ces eaux par le Chili est subordonnée à son propre consentement. Elle argue désormais que le Chili pourra continuer à bénéficier de façon équitable et raisonnable de l’écoulement, pour autant que celui-ci subsiste, résultant des installations et de la chenalisation des sources du Silala. Ce que la Bolivie sollicite désormais dans cette demande reconventionnelle, c’est une déclaration selon laquelle le Chili n’a pas un droit acquis au maintien de la situation actuelle et que le droit du Chili à l’utilisation équitable et raisonnable des écoulements de surface générés par les chenaux n’est pas un «droit pour l’avenir» qui lui permettrait de s’opposer au démantèlement de ces infrastructures ou à l’utilisation équitable et raisonnable des eaux du cours d’eau à laquelle la Bolivie peut prétendre en application du droit international coutumier.
La Cour fait observer que le terme «souveraineté» dans le sens que lui donne la Bolivie n’est pas différent en substance du «droit souverain» que le Chili reconnaît à la Bolivie sur les infrastructures installées en territoire bolivien. La Bolivie a précisé que, lorsqu’elle mentionne sa «souveraineté» à l’égard de l’«écoulement amélioré», elle veut dire que son droit sur les travaux de chenalisation et son droit de démanteler ces travaux, que le Chili ne conteste pas, lui permettent de décider si l’écoulement produit par ces ouvrages sera maintenu ou s’il cessera par suite de leur démantèlement. Selon la Bolivie, le droit réclamé n’est pas un droit autonome mais découle de celui qui lui est reconnu de maintenir ou démanteler toutes les installations sur son territoire. La Cour relève à ce sujet que le Chili a affirmé que ce droit de la Bolivie sur les infrastructures était «tout à fait incontestable», et qu’il n’y faisait pas objection.
La Cour fait observer également que la deuxième demande reconventionnelle, telle que présentée dans les conclusions finales de la Bolivie, repose sur la prémisse que le Chili réclame un «droit acquis» sur les écoulements actuels du Silala. Ainsi que la Cour l’a précédemment souligné, le Chili a clairement indiqué, d’une part qu’il ne réclamait pas un tel «droit acquis», et d’autre part qu’il reconnaissait le droit souverain de la Bolivie de démanteler les infrastructures et qu’une réduction de l’écoulement des eaux du Silala vers le Chili consécutive à un tel démantèlement n’emporterait pas en elle-même manquement par la Bolivie à ses obligations en vertu du droit international coutumier. Par conséquent, la Cour conclut qu’il n’existe plus de désaccord entre les Parties sur ce point.
Au regard de ce qui précède, la Cour constate que, du fait de la convergence des vues des Parties sur la deuxième demande reconventionnelle formulée par la Bolivie dans sa conclusion finale b), celle-ci est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu pour la Cour d’y statuer.
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4. Troisième demande reconventionnelle : nécessité alléguée de conclure un accord pour la fourniture ultérieure au Chili de l’«écoulement amélioré» du Silala (par. 156-162)
Dans sa troisième demande reconventionnelle telle que présentée dans ses conclusions finales, la Bolivie prie la Cour de dire et juger que toute demande du Chili adressée à la Bolivie concernant la fourniture de l’écoulement amélioré du Silala ainsi que les conditions et modalités d’une telle fourniture, notamment la redevance à verser, sont soumises à la conclusion d’un accord entre les deux Etats. A cet égard, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur des situations hypothétiques. Elle ne peut le faire que pour des cas concrets dans lesquels il existe, au moment du jugement, un litige réel entre les parties. Or, tel n’est pas le cas en ce qui concerne la troisième demande reconventionnelle de la Bolivie. En effet, cette demande ne porte pas sur un différend réel entre les Parties, mais invite la Cour à formuler une opinion sur une situation future et hypothétique.
Pour ces motifs, la demande reconventionnelle formulée par la Bolivie dans sa conclusion finale c) doit être rejetée.
V. DISPOSITIF (PAR. 163)
Par ces motifs,
LA COUR,
1) Par quinze voix contre une,
Dit que la demande formulée par la République du Chili dans sa conclusion finale a) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu pour la Cour d’y statuer ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; MM. Daudet, Simma, juges ad hoc ;
CONTRE : Mme Charlesworth, juge ;
2) Par quinze voix contre une,
Dit que la demande formulée par la République du Chili dans sa conclusion finale b) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu pour la Cour d’y statuer ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; MM. Daudet, Simma, juges ad hoc ;
CONTRE : Mme Charlesworth, juge ;
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3) Par quinze voix contre une,
Dit que la demande formulée par la République du Chili dans sa conclusion finale c) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu pour la Cour d’y statuer ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; MM. Daudet, Simma, juges ad hoc ;
CONTRE : Mme Charlesworth, juge ;
4) Par quatorze voix contre deux,
Dit que la demande formulée par la République du Chili dans sa conclusion finale d) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu pour la Cour d’y statuer ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; MM. Daudet, Simma, juges ad hoc ;
CONTRE : M. Robinson, Mme Charlesworth, juges ;
5) A l’unanimité,
Rejette la demande formulée par la République du Chili dans sa conclusion finale e) ;
6) Par quinze voix contre une,
Dit que la demande reconventionnelle formulée par l’Etat plurinational de Bolivie dans sa conclusion finale a) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu pour la Cour d’y statuer ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; MM. Daudet, Simma, juges ad hoc ;
CONTRE : Mme Charlesworth, juge ;
7) Par quinze voix contre une,
Dit que la demande reconventionnelle formulée par l’Etat plurinational de Bolivie dans sa conclusion finale b) est devenue sans objet et qu’il n’y a dès lors pas lieu pour la Cour d’y statuer ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; MM. Daudet, Simma, juges ad hoc ;
CONTRE : Mme Charlesworth, juge ;
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8) A l’unanimité,
Rejette la demande reconventionnelle formulée par l’Etat plurinational de Bolivie dans sa conclusion finale c).
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M. le juge TOMKA et Mme la juge CHARLESWORTH joignent des déclarations à l’arrêt de la Cour ; M. le juge ad hoc SIMMA joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle.
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Annexe au résumé 2022/5
Déclaration de M. le juge Tomka
Le juge Tomka fait observer que l’arrêt constitue très probablement une surprise pour les Parties, car il ne décide presque rien. La plupart des conclusions des Parties étant devenues sans objet, la Cour n’est pas appelée à se prononcer à leur sujet. C’est en se référant à ce qu’elle avait dit en 1974 dans l’affaire des Essais nucléaires (Australie c. France) et en s’appuyant sur cet arrêt que la Cour est parvenue à cette conclusion. Selon cet arrêt, elle est en droit, et a même le devoir, d’interpréter les conclusions des parties puisque c’est là l’un des attributs de sa fonction judiciaire. Cette décision fut critiquée à l’époque par plusieurs membres de la Cour qui exprimèrent leur dissentiment avec énergie et contestèrent le postulat de départ qui, dans l’arrêt de 1974, a conduit la Cour à modifier la portée des conclusions plutôt qu’à les interpréter.
Le juge Tomka admet que la Cour ait le droit d’interpréter les conclusions finales d’une partie. Il rappelle qu’elle peut également chercher à obtenir des éclaircissements sur les conclusions présentées par une partie lorsque celles-ci ne sont pas suffisamment claires. Il considère cependant que la Cour devrait se garder de donner une interprétation qui n’est pas conforme au sens ordinaire à attribuer aux termes des conclusions et aux concepts juridiques qui y sont énoncés. Le poids décisif doit être accordé aux conclusions finales dont l’agent donne lecture et qui sont subséquemment remises au Greffe.
Déclaration de Mme la juge Charlesworth
La juge Charlesworth souscrit au rejet, par la Cour, de l’une des demandes du Chili et de l’une des demandes reconventionnelles de la Bolivie, mais observe que, au lieu de retenir ou de rejeter les autres demandes et demandes reconventionnelles, la Cour a porté son attention sur la question de savoir si les positions des Parties avaient convergé. La juge Charlesworth n’est pas d’accord avec cette solution.
La juge Charlesworth relève que l’existence d’un différend, comme les autres éléments dont dépend la compétence de la Cour, est une condition qui doit être remplie au moment de l’introduction de la requête. Elle relève que la Cour n’a jamais déterminé sur quels fondements un différend pourrait être réputé avoir disparu en cours d’instance, ni les conséquences juridiques d’une telle disparition. Elle estime que l’arrêt établit une distinction entre la condition relative à l’existence d’un différend et tous les autres éléments attributifs de compétence, dans la mesure où il considère que la satisfaction de cette condition est nécessaire, mais pas suffisante pour que la Cour statue. Elle fait observer que l’arrêt ne précise pas si la disparition d’un différend prive la Cour de sa compétence ou rend la requête irrecevable.
La juge Charlesworth fait valoir qu’en appeler à la fonction de règlement des différends de la Cour n’aide pas à préciser le rôle que celle-ci joue dans la détermination de l’existence continue d’un différend, et qu’il n’est pas contraire à la fonction de la Cour de statuer sur un différend qui, même réduit, persiste. Selon elle, l’analyse de la Cour ajoute à la complexité et à l’incertitude de la jurisprudence concernant la notion de différend, et ne cadre pas avec la jurisprudence se rapportant à la pertinence des événements survenus en cours d’instance aux fins de détermination de l’existence d’un différend.
La juge Charlesworth estime que l’analyse de la Cour amalgame deux questions distinctes : la première concerne les circonstances dans lesquelles une demande est privée d’objet, tandis que la seconde porte sur les effets juridiques d’une convergence des positions des parties à un différend. A son sens, la jurisprudence de la Cour n’appuie en rien l’idée qu’une convergence des positions des parties peut rendre une demande sans objet. Après s’être référée à divers arrêts pertinents à cet égard,
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la juge Charlesworth s’intéresse aux affaires des Essais nucléaires qui concernaient, selon elle, une situation différente de celle de la présente instance. Elle avance que, dans ces affaires, la Cour a procédé en trois étapes : premièrement, elle a déterminé que l’«objet véritable» des demandes dont elle était saisie était la cessation des essais nucléaires effectués par le défendeur ; deuxièmement, elle a constaté que le défendeur avait pris, à cet effet, un engagement de caractère obligatoire en droit ; troisièmement, elle a conclu que le différend entre les parties avait disparu «parce que l’objet de la demande a[vait] été atteint d’une autre manière». Selon la juge Charlesworth, cet engagement de caractère obligatoire en droit remplaçait l’arrêt pareillement contraignant que les demandeurs entendaient obtenir.
La juge Charlesworth considère que la situation en la présente espèce est différente de celle des affaires des Essais nucléaires en ce que l’arrêt n’indique nullement que l’objet d’une quelconque demande ou demande reconventionnelle a été atteint d’une autre manière. Elle souligne en particulier que la Cour manque à expliquer quel effet juridique peut avoir le fait qu’une partie se prévale des déclarations de l’autre, ou même que les parties changent ultérieurement de position. Selon elle, à moins que les parties ne souscrivent à des obligations juridiquement contraignantes, la Cour peut se prononcer sur leurs droits et devoirs sans que cela soit incompatible avec sa fonction judiciaire.
Pour la juge Charlesworth, il ressort des plaidoiries des Parties qu’il subsiste quelque ambiguïté quant à l’étendue de l’entente à laquelle elles sont parvenues sur certaines questions particulières. Elle dit que, dans ces circonstances, la Cour aurait dû rendre un jugement déclaratoire qui aurait pu contribuer à la stabilisation des relations juridiques entre les Parties.
La juge Charlesworth avance que, à supposer même que les positions des Parties soient convergentes, la Cour aurait dû rendre un jugement déclaratoire prenant acte de leur entente. Elle estime que ce type de jugement est conforme à l’esprit du Statut de la Cour et de sa devancière. Selon elle, si la Cour peut s’abstenir de prendre acte d’accords intervenus avant sa saisine, il est néanmoins compréhensible qu’elle prenne note d’un accord auquel les parties seraient parvenues en cours d’instance. La juge Charlesworth ajoute qu’un tel jugement est dans l’intérêt de la sécurité juridique entre les parties, car il permet de s’assurer que celles-ci restent fidèles à leurs positions.
La juge Charlesworth conclut en affirmant que les Etats qui revendiquent des droits pour eux-mêmes ou invoquent les obligations d’autres Etats ont un intérêt à ce que ces droits ou obligations soient définitivement confirmés ou rejetés par un arrêt juridiquement contraignant de la Cour ayant compétence. Or elle estime que la Cour n’a pas tenu compte de cet intérêt en la présente espèce.
Opinion individuelle de M. le juge ad hoc Simma
Si le juge Simma a voté en faveur du dispositif de l’arrêt, il l’a cependant fait avec réticence. Il convient que la Cour, en tant que tribunal, ne peut outrepasser les limitations inhérentes à l’exercice de sa fonction judiciaire, mais il se demande néanmoins si justice est rendue lorsqu’elle statue comme elle l’a fait aujourd’hui. L’arrêt ne décide presque rien et ne tranche pas avec force obligatoire les points qui opposaient les Parties au moment où le Chili a introduit l’instance en 2016. Il y est en effet conclu que la plupart des points en litige ont disparu pendant la procédure. Le juge Simma tient à faire trois séries d’observations.
La première concerne le fait que certains points en litige ont disparu en cours d’instance. Le juge Simma relève que la défenderesse a abandonné l’essentiel de sa thèse et de ses demandes pendant la procédure, ce qui a conduit chaque Partie à prier la Cour de rejeter tout ou partie des demandes de l’autre au motif qu’elles étaient devenues sans objet. Or, les Parties ont eu du mal à expliquer sur quoi précisément elles s’accordaient.
Le juge Simma estime, au vu des considérations formulées dans l’arrêt, que le seuil à partir duquel il est établi qu’un point en litige a disparu est ici trop bas. Il constate que la Cour a recherché
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si «des demandes données [étaient] devenues sans objet à la suite d’une convergence des positions des Parties ou d’un accord entre celles-ci, ou pour quelque autre raison». A cet égard, il signale que la Cour n’a jamais auparavant pris comme référence la «convergence des positions» et juge que ce critère fixe un seuil trop bas. A ses yeux, une convergence des positions n’est pas la même chose qu’un accord. Ainsi, il se peut que les Parties devant la Cour voient leurs positions converger mais demeurent malgré tout en désaccord sur leurs conclusions finales.
Le juge Simma en vient ensuite à sa deuxième série d’observations, qui porte sur l’interprétation des conclusions finales et des demandes reconventionnelles de la défenderesse. Il estime que la Cour s’est écartée de sa méthodologie établie lorsqu’elle a interprété la demande reconventionnelle b) de la Bolivie. L’interprétation faite dans l’arrêt va à rebours du sens ordinaire à attribuer aux termes employés dans cette demande et méconnaît l’origine de celle-ci. Le juge Simma ajoute que, ainsi interprétée, la demande reconventionnelle b) fait aussi double emploi avec la demande reconventionnelle a). Selon lui, l’interprétation donnée dans l’arrêt est sujette à caution.
Le juge Simma relève en outre que la Cour a rejeté la théorie avancée par la défenderesse concernant sa souveraineté sur les eaux du Silala qui s’écoulent «artificiellement».
Le juge Simma expose ensuite sa troisième série d’observations. A son avis, les Etats qui se présentent devant la Cour ont un intérêt légitime à requérir un jugement déclaratoire pouvant faire reconnaître une situation de droit une fois pour toutes et avec effet obligatoire. Il considère que le présent arrêt jette un doute sur cet intérêt et craint qu’il ne puisse donner à entendre que toute position peut être défendue, aussi insoutenable soit-elle, pour autant qu’elle soit abandonnée à la fin de la procédure judiciaire. A cet égard, le juge Simma estime qu’il existe une distinction entre un différend qui a disparu par suite d’un véritable accord entre les parties et un différend qui a été artificiellement vidé de sa substance par l’une des parties.
En outre, le juge Simma se demande pourquoi le dispositif de l’arrêt ne dit pas que les Parties sont parvenues à un accord au cours de la procédure. Selon lui, cela aurait été non seulement conforme à la pratique de la Cour, mais aussi approprié et utile pour les Parties dans les circonstances de l’espèce. Le juge Simma déplore que la Cour ait rendu un arrêt qui ne soit d’aucune utilité pour les Parties.
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Résumé de l'arrêt du 1er décembre 2022

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