COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
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Résumé
Non officiel
Résumé 2022/3
Le 21 avril 2022
Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie)
I. CONTEXTE GÉNÉRAL (PAR. 25-32)
La Cour commence par rappeler le contexte géographique et juridique de l’affaire. Elle note en particulier que les espaces maritimes qui font l’objet de la présente procédure se trouvent dans la mer des Caraïbes et que, dans l’arrêt qu’elle a rendu le 19 novembre 2012 en l’affaire du Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie) (ci-après l’«arrêt de 2012»), la Cour a reconnu à la Colombie la souveraineté sur certaines îles et établi une frontière maritime unique délimitant le plateau continental et les zones économiques exclusives du Nicaragua et de la Colombie jusqu’à la limite située à 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la mer territoriale. La position précise des points terminaux de cette frontière maritime, à l’est, ne pouvait cependant pas être déterminée car le Nicaragua n’avait pas encore notifié au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies l’emplacement de ces lignes.
La Cour relève que, dans la présente affaire, le Nicaragua soutient que la Colombie a violé de diverses manières ses droits souverains et sa juridiction dans la zone économique exclusive nicaraguayenne. Premièrement, il affirme que la Colombie a entravé dans cet espace maritime les activités de navires de pêche et de navires de recherche scientifique marine battant pavillon nicaraguayen ou détenteurs d’un permis nicaraguayen, au cours d’une série d’incidents impliquant des navires et des aéronefs colombiens. Il affirme également que la Colombie a ordonné de manière répétée à ses propres frégates et aéronefs militaires de faire obstacle à l’exercice par la marine nicaraguayenne de sa mission dans les eaux nicaraguayennes. Deuxièmement, le Nicaragua soutient que la Colombie a délivré à des Colombiens ou à des ressortissants d’Etats tiers des permis de pêche et des autorisations d’effectuer des recherches scientifiques marines dans sa zone économique exclusive. Troisièmement, le Nicaragua allègue que la Colombie a violé ses droits souverains exclusifs d’explorer et d’exploiter les ressources naturelles de sa zone économique exclusive, en proposant et en accordant des concessions d’hydrocarbures englobant des portions de ladite zone.
Enfin le Nicaragua conteste le décret no 1946 du 9 septembre 2013, tel que modifié par le décret no 1119 du 17 juin 2014 (ci-après le «décret présidentiel 1946»), par lequel la Colombie a établi une «zone contiguë unique» qui prétendait «relier les «zones [maritimes] contiguës» de toutes les îles, cayes et autres formations maritimes de la Colombie dans la région». Il affirme que cette «zone contiguë unique» englobe des espaces maritimes qui relèvent de la zone économique exclusive nicaraguayenne telle que reconnue par la Cour et, par conséquent, «empiète considérablement sur des espaces sur lesquels le Nicaragua a une juridiction et des droits souverains exclusifs». Le
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Nicaragua avance en outre que ce décret est contraire au droit international coutumier et que le simple fait de l’avoir promulgué suffit à engager la responsabilité internationale de la Colombie.
Dans ses demandes reconventionnelles, la Colombie affirme, premièrement, que les habitants de l’archipel de San Andrés, notamment les Raizals, jouissent de droits de pêche artisanale dans les bancs de pêche traditionnels situés au-delà de la mer territoriale des îles composant cet archipel. Elle soutient que le Nicaragua a porté atteinte aux droits traditionnels de pêche des habitants de l’archipel de San Andrés, dont leur droit d’avoir accès à leurs bancs de pêche traditionnels se trouvant dans les espaces maritimes situés au-delà de ladite mer territoriale ainsi que dans des espaces maritimes colombiens dont l’accès requiert de naviguer hors de celle-ci.
Deuxièmement, la Colombie conteste la licéité des lignes de base droites établies par le décret no 33-2013 du 19 août 2013 (ci-après le «décret 33»), promulgué par le Nicaragua le 27 août 2013 puis modifié en 2018. Plus précisément, elle affirme que ces lignes de base droites, qui relient une série de formations maritimes nicaraguayennes situées à l’est de la côte continentale du Nicaragua dans la mer des Caraïbes, ont pour effet de repousser la limite extérieure de la mer territoriale nicaraguayenne bien au-delà, vers l’est, de la limite des 12 milles autorisée par le droit international, étendant les eaux intérieures, la mer territoriale, la zone contiguë, la zone économique exclusive et le plateau continental du Nicaragua. La Colombie estime que les lignes de base droites du Nicaragua portent ainsi directement atteinte aux droits et à la juridiction auxquels elle peut prétendre dans la mer des Caraïbes.
Avant d’examiner les demandes du Nicaragua et les demandes reconventionnelles de la Colombie, la Cour commence par traiter de la question de la portée de sa compétence ratione temporis, telle que soulevée par la Colombie dans son contre-mémoire.
II. PORTÉE DE LA COMPÉTENCE RATIONE TEMPORIS DE LA COUR (PAR. 33-47)
Dans son arrêt de 2016, la Cour a conclu qu’elle avait compétence, sur la base de l’article XXXI du pacte de Bogotá, pour statuer sur le différend concernant les allégations de violations par la Colombie des droits du Nicaragua dans les espaces maritimes dont celui-ci affirme qu’ils lui ont été reconnus par l’arrêt de 2012. La question dont elle est maintenant saisie est celle de savoir si sa compétence à l’égard de ce différend s’étend aux faits ou événements qui se seraient produits après le 27 novembre 2013, date à laquelle le pacte a cessé d’être en vigueur pour la Colombie.
La Cour estime que rien dans sa jurisprudence ne suggère que l’extinction du titre de compétence après l’introduction d’une instance ait pour effet de limiter la compétence ratione temporis de la Cour aux faits qui se seraient produits avant ladite caducité. De l’avis de la Cour, les critères jugés pertinents dans sa jurisprudence pour déterminer les limites ratione temporis de sa compétence à l’égard d’une demande ou conclusion formulée après le dépôt de la requête, ou la recevabilité de celle-ci, devraient s’appliquer à l’examen du champ de sa compétence ratione temporis dans la présente affaire.
La Cour relève que, dans les affaires où il s’agissait pour elle de se prononcer sur une demande ou une conclusion soumise après le dépôt de la requête, elle a vérifié si ladite demande ou conclusion découlait directement de la question qui faisait l’objet de la requête ou si le fait de se prononcer sur celle-ci aurait pour effet de transformer l’objet du différend qui lui avait été initialement soumis. Au sujet des faits ou événements survenus après le dépôt d’une requête, la Cour a affirmé que des critères relatifs à la «continuité» et à la «connexité» étaient pertinents pour déterminer les limites ratione temporis de sa compétence.
Dans l’arrêt de 2016, la Cour n’a pas traité la question de la compétence ratione temporis à l’égard des incidents qui seraient survenus après que la dénonciation du pacte de Bogotá eut pris
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effet. Cependant, cet arrêt implique que la Cour a compétence pour connaître de tous les aspects du différend dont l’existence à la date du dépôt de la requête a été établie par elle. Il s’ensuit que la Cour est appelée à décider si les incidents qui seraient survenus après l’extinction du titre de compétence satisfont aux critères susmentionnés tirés de sa jurisprudence.
La Cour observe que les incidents qui se seraient produits après le 27 novembre 2013 concernent généralement des activités de pêche et de recherche scientifique marine du Nicaragua qui auraient été entravées par des navires et aéronefs colombiens dans les espaces maritimes nicaraguayens, des activités de police ainsi que des entraves aux activités de navires de la marine nicaraguayenne qui auraient été le fait de la Colombie dans les eaux maritimes nicaraguayennes et des activités de pêche et de recherche scientifique marine que la Colombie aurait autorisées dans la zone économique exclusive nicaraguayenne. Ces incidents allégués sont de même nature que ceux qui seraient survenus avant le 26 novembre 2013. Ils soulèvent tous la question de savoir si la Colombie a manqué aux obligations internationales qui lui incombent en droit international coutumier de respecter les droits du Nicaragua dans la zone économique exclusive de ce dernier, question qui concerne précisément le différend à l’égard duquel la Cour s’est déclarée compétente dans l’arrêt de 2016.
A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que les demandes et conclusions présentées par le Nicaragua en relation avec les incidents qui seraient survenus après le 27 novembre 2013 découlent directement de la question qui fait l’objet de la requête, que ces incidents allégués sont liés à ceux à l’égard desquels elle s’est déjà déclarée compétente, et que les prendre en considération n’a pas pour effet de transformer la nature du différend qui oppose les Parties en l’espèce. La Cour a par conséquent compétence ratione temporis à l’égard des demandes du Nicaragua relatives à ces incidents allégués.
III. ALLÉGATIONS DE VIOLATIONS PAR LA COLOMBIE DES DROITS DU NICARAGUA DANS SES ZONES MARITIMES (PAR. 48-199)
Le différend entre les Parties dans la présente instance soulève des questions concernant les droits et les obligations de l’Etat côtier, ainsi que ceux d’autres Etats, dans la zone économique exclusive. Le demandeur et la défenderesse conviennent que le droit applicable dans leurs relations est le droit international coutumier.
A. Les activités contestées de la Colombie dans les espaces maritimes du Nicaragua (par. 49-144)
1. Les incidents dans le sud-ouest de la mer des Caraïbes qu’allègue le Nicaragua (par. 49-101)
La Cour note que plusieurs articles de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer (ci-après la «CNUDM»), notamment les articles 56, 58, 61, 62 et 73, reflètent les règles coutumières relatives aux droits et aux obligations de l’Etat côtier et des autres Etats dans la zone économique exclusive.
Pour déterminer si les éléments de preuve produits démontrent les violations du droit international coutumier alléguées par le Nicaragua, la Cour indique qu’elle se référera à sa jurisprudence relative aux questions de preuve. Elle rappelle que, en règle générale, il appartient à la partie qui allègue un fait au soutien de ses prétentions de faire la preuve de l’existence de ce fait. La Cour traitera avec prudence les éléments de preuve établis aux fins d’une affaire ainsi que ceux provenant de sources secondaires. Elle considérera que les éléments émanant de sources contemporaines et directes sont plus crédibles et plus probants. En outre, elle prêtera une attention toute particulière aux éléments de preuve dignes de foi attestant de faits ou de comportements défavorables à l’Etat que représente celui dont émanent lesdits éléments. Enfin, si les articles de
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presse et d’autres preuves secondaires comme certains documents ne peuvent servir à prouver des faits, ils peuvent corroborer, dans certains cas, l’existence de faits établis par d’autres éléments de preuve.
Après examen des éléments de preuve soumis par le Nicaragua, la Cour constate que ce dernier, pour nombre d’incidents allégués, tente de démontrer que des navires de la marine colombienne ont violé ses droits dans ses zones maritimes, mais sans apporter la preuve, à la satisfaction de la Cour, que le comportement de la Colombie dans la zone économique exclusive nicaraguayenne outrepassait ce que permet le droit international coutumier, tel que reflété à l’article 58 de la CNUDM. Les éléments de preuve du Nicaragua relatifs à certains autres incidents allégués sont essentiellement basés sur des informations communiquées par les pêcheurs aux propriétaires des navires de pêche, des comptes rendus qui ont apparemment été établis aux fins de la présente affaire sans que d’autres éléments viennent les corroborer, des enregistrements audio insuffisamment exploitables ou des articles de presse qui n’indiquent pas leurs sources ou ne sont pas corroborés d’une autre manière. La Cour ne considère pas que de tels éléments de preuve suffisent à établir la véracité des allégations du Nicaragua au sujet de la Colombie. La Cour estime que, s’agissant des incidents allégués en question, le Nicaragua ne s’est pas acquitté de la charge qui lui incombe d’établir que la Colombie a manqué à ses obligations internationales. Elle rejette par conséquent ces allégations pour défaut de preuve.
Quant au reste des incidents allégués, la Cour considère qu’un certain nombre des faits sur lesquels repose la demande du Nicaragua sont établis. Tout d’abord, pour nombre des incidents allégués, ces éléments confirment les allégations du Nicaragua quant à l’emplacement des frégates colombiennes (voir les incidents allégués des 17 novembre 2013, 27 janvier 2014, 12 et 13 mars 2014, 3 avril 2014, 28 juillet 2014, 21 août 2016 ainsi que 6 et 8 octobre 2018). Ensuite, les propres comptes rendus et journaux de bord de la marine colombienne, en tant que documents contemporains des faits, corroborent eux aussi les coordonnées géographiques spécifiques indiquées par le Nicaragua, qui se situent dans la zone située à l’est du 82e méridien, souvent dans le banc de pêche de Luna Verde ou à proximité de celui-ci, dans l’espace maritime que la Cour a considéré comme relevant de la juridiction du Nicaragua.
En outre, les navires de la marine colombienne ont cherché à exercer des pouvoirs de police dans la zone économique exclusive du Nicaragua (voir les incidents allégués des 27 janvier 2014, 13 mars 2014, 3 avril 2014, 28 juillet 2014, 26 mars 2015 et 21 août 2016). Dans des communications avec des navires de la marine nicaraguayenne et des navires de pêche opérant dans la zone économique exclusive du Nicaragua, des officiers de la marine colombienne, donnant parfois lecture d’une proclamation gouvernementale, ont demandé à des navires de pêche nicaraguayens de cesser leurs activités, alléguant que celles-ci étaient préjudiciables à l’environnement et illicites, ou qu’elles n’étaient pas autorisées. Ils ont également déclaré aux navires nicaraguayens que les espaces maritimes en question se trouvaient dans des eaux relevant de la juridiction de la Colombie à l’égard desquelles celle-ci continuerait d’exercer sa souveraineté, le Gouvernement colombien considérant que l’arrêt de 2012 était inapplicable. Les éléments de preuve suffisent à établir que le comportement des navires des forces navales colombiennes visait à donner effet à une politique par laquelle la Colombie cherchait à continuer de contrôler les activités de pêche et la conservation des ressources dans un espace qui fait partie de la zone économique exclusive du Nicaragua.
La Cour relève que la Colombie invoque deux moyens de droit pour justifier son comportement en mer. Premièrement, elle prétend que ces actes, à supposer même que leur existence soit démontrée, sont autorisés en tant qu’exercice des libertés de navigation et de survol dont elle peut se prévaloir. Deuxièmement, la Colombie affirme qu’elle a une obligation internationale de protéger et de préserver le milieu marin du sud-ouest de la mer des Caraïbes ainsi que l’habitat des Raizals et d’autres habitants de l’archipel.
Conformément au droit international coutumier relatif à la zone économique exclusive, le Nicaragua, en tant qu’Etat côtier, jouit de droits souverains pour gérer les activités de pêche et de la
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juridiction nécessaire pour prendre des mesures visant à protéger et à préserver le milieu marin dans sa zone économique exclusive. Il ressort des éléments de preuve soumis à la Cour que le comportement des frégates de la marine colombienne dans les espaces maritimes nicaraguayens ne se limitait pas à «observer» des activités de pêche déprédatrices ou illicites ou à «informer» les navires de pêche de ces activités, comme le prétend la Colombie. Ce comportement revenait souvent à exercer un contrôle des activités de pêche dans la zone économique exclusive du Nicaragua, à imposer des mesures de conservation à des bateaux battant pavillon nicaraguayen ou détenteurs d’un permis nicaraguayen, et à entraver les opérations de navires de la marine nicaraguayenne. La Cour considère que les arguments juridiques avancés par la Colombie ne justifient pas son comportement dans la zone économique exclusive du Nicaragua. Un tel comportement contrevient aux règles coutumières du droit international telles que reflétées aux articles 56, 58 et 73 de la CNUDM.
A la lumière des considérations qui précèdent, la Cour constate que la Colombie a manqué à l’obligation internationale qui lui incombe de respecter les droits souverains et la juridiction du Nicaragua dans sa zone économique exclusive en entravant des activités de pêche et de recherche scientifique marine menées par des navires battant pavillon nicaraguayen ou détenteurs d’un permis nicaraguayen, ainsi que les opérations de navires nicaraguayens et en voulant faire appliquer ses propres mesures de conservation dans cette zone.
2. Les allégations d’autorisation, par la Colombie, d’activités de pêche et de recherche scientifique marine dans la zone économique exclusive du Nicaragua (par. 102-134)
Avant de passer à l’examen des éléments de preuve relatifs aux incidents en mer allégués par le Nicaragua, la Cour s’intéresse aux résolutions par lesquelles la Colombie aurait, selon le Nicaragua, autorisé des navires battant pavillon colombien et des navires étrangers à pêcher dans ladite zone.
Les résolutions en question émanent de deux autorités du Gouvernement colombien : la direction générale des affaires maritimes et portuaires du ministère de la défense colombien (ci-après la «DIMAR») et le gouverneur de l’archipel de San Andrés. S’agissant des résolutions de la DIMAR, la Cour relève que celles-ci ne précisent pas l’étendue de la juridiction de la capitainerie du port de San Andrés et Providencia, qui est une question cruciale aux fins de la présente espèce. La Cour ne peut donc, sur la seule base desdites résolutions, déterminer si l’étendue géographique du secteur dans lequel les navires énumérés sont autorisés à pêcher empiète sur les espaces maritimes du Nicaragua. S’agissant des résolutions du gouverneur de l’archipel de San Andrés, la Cour note que l’inclusion expresse du banc de pêche «La Esquina ou Luna Verde» dans la zone de pêche décrite dans des résolutions publiées après l’arrêt de 2012 semble montrer que la Colombie continue de faire valoir le droit d’autoriser des activités de pêche dans certaines parties de la zone économique exclusive du Nicaragua. La Cour passe ensuite à l’examen des incidents qui se seraient produits en mer pour déterminer si la Colombie a autorisé des activités de pêche et de recherche scientifique marine dans la zone économique exclusive du Nicaragua.
La Cour estime que les éléments de preuve produits par les Parties font apparaître au moins trois faits. Premièrement, des navires de pêche supposément autorisés par la Colombie pratiquaient des activités de pêche dans la zone économique exclusive du Nicaragua à la période concernée. Deuxièmement, ces activités de pêche étaient souvent menées sous la protection de frégates colombiennes. Troisièmement, la Colombie reconnaît que le secteur de Luna Verde se trouve dans la zone économique exclusive du Nicaragua.
Pour ce qui est des activités de recherche scientifique marine qui auraient été autorisées par la Colombie dans la zone économique exclusive du Nicaragua, la Cour n’en trouve aucune mention explicite dans les résolutions dont elle dispose. En l’absence d’autres éléments crédibles qui permettraient de corroborer le grief du Nicaragua à cet égard, elle ne peut conclure, au vu du dossier,
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que la Colombie ait aussi autorisé des activités de recherche scientifique marine dans la zone économique exclusive nicaraguayenne.
Sur la base des considérations qui précèdent, la Cour conclut que la Colombie a violé les droits souverains et la juridiction dont jouit le Nicaragua dans sa zone économique exclusive en autorisant des navires à y pratiquer des activités de pêche.
3. La délivrance alléguée de permis d’exploration pétrolière par la Colombie (par. 135-143)
La Cour examine tout d’abord la recevabilité de la demande du Nicaragua portant sur la délivrance alléguée, par la Colombie, de permis d’exploration pétrolière.
La Cour relève que, lorsqu’il fait grief à la Colombie d’avoir délivré des permis d’exploration pétrolière, le Nicaragua soulève la question de savoir si celle-ci a violé les droits souverains dont il jouit dans sa zone économique exclusive. Bien qu’elle mette en cause un autre type d’activité, sa demande à cet égard ne modifie pas l’objet du différend indiqué dans la requête, puisque le différend opposant les Parties se rapporte aux droits dont celles-ci peuvent se prévaloir dans tous les espaces maritimes tels que délimités par l’arrêt de 2012. La Cour estime que la demande du Nicaragua découle directement de la question qui fait l’objet de la requête et qu’elle est donc recevable.
Quant au fond, la Cour est d’avis qu’il ressort des éléments de preuve et le Nicaragua lui-même en convient que la Colombie a ouvert à concession 11 blocs pétroliers et qu’elle en a attribué deux en 2011, alors que la frontière maritime entre les deux Parties n’avait pas encore été fixée. Les documents versés au dossier établissent en outre que la signature des contrats relatifs à ces blocs a été suspendue une première fois par les parties prenantes en 2011, puis de nouveau par décision du tribunal administratif de San Andrés, Providencia et Santa Catalina en 2012. Le Nicaragua admet également que, à ce jour, les contrats correspondants n’ont pas été signés. En ce qui concerne les faits intervenus depuis lors, aucun élément de preuve digne de foi ne vient corroborer l’idée que l’Agence nationale des hydrocarbures ait toujours l’intention d’offrir à concession ou d’attribuer ces blocs. La Cour note à cet égard que le Nicaragua n’a pas maintenu sa demande à l’audience, et qu’il a pris acte de la déclaration de la Colombie, qui indiquait n’avoir octroyé aucune concession dans les zones en cause. La Colombie, quant à elle, a réaffirmé que les blocs en question n’avaient pas été mis en place et ne seraient ni exploités ni attribués.
Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que le Nicaragua n’a pas démontré que la Colombie continuait d’offrir à concession des blocs pétroliers situés dans sa zone économique exclusive. Elle rejette donc l’allégation selon laquelle la Colombie aurait, en délivrant des permis d’exploration pétrolière, violé les droits souverains du Nicaragua.
4. Conclusions (par. 144)
A la lumière des considérations qui précèdent, la Cour juge que la Colombie a manqué à son obligation internationale de respecter les droits souverains et la juridiction du Nicaragua dans sa zone économique exclusive, i) en entravant les activités de pêche et de recherche scientifique marine de navires battant pavillon nicaraguayen ou détenteurs d’un permis nicaraguayen et les opérations de navires de la marine nicaraguayenne dans la zone économique exclusive du Nicaragua, ii) en voulant faire appliquer des mesures de conservation dans cette zone, et iii) en y autorisant des activités de pêche. Par son comportement illicite, la Colombie a engagé sa responsabilité au regard du droit international.
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B. La «zone contiguë unique» de la Colombie (par. 145-194)
La Cour note que, lorsqu’il reproche à la Colombie de violer les droits dont il jouit dans ses espaces maritimes, le Nicaragua se réfère également au décret présidentiel 1946 par lequel la Colombie a établi une «zone contiguë unique» autour de ses îles de la partie occidentale de la mer des Caraïbes. Le Nicaragua ne conteste pas que la Colombie ait droit à une zone contiguë, mais soutient que tant l’étendue géographique de la «zone contiguë unique» que le champ d’application matériel des pouvoirs que la Colombie prétend y exercer outrepassent les limites que posent les règles internationales coutumières relatives à la zone contiguë. Selon le Nicaragua, en établissant la «zone contiguë unique», la Colombie a violé les droits qu’il détient dans sa zone économique exclusive.
1. Les règles applicables à la zone contiguë (par. 147-155)
La Cour relève tout d’abord que, en droit de la mer, la zone contiguë est distincte d’autres types d’espaces maritimes en ceci que sa création ne confère à l’Etat côtier ni souveraineté ni droits souverains sur la zone elle-même ou sur ses ressources. La genèse de l’article 24 de la convention de 1958 et de l’article 33 de la CNUDM démontre qu’il était globalement admis que les pouvoirs qui pouvaient y être exercés se limitaient aux domaines des douanes, de la fiscalité, des questions sanitaires et de l’immigration énumérés au paragraphe 1 de l’article 33. S’agissant de la largeur de la zone contiguë, la plupart des Etats ayant établi de telles zones en ont fixé la largeur dans une limite de 24 milles marins, ce qui est conforme au paragraphe 2 de l’article 33 de la CNUDM. Certains ont même réduit, pour s’y conformer, la largeur de leurs zones contiguës antérieurement établies.
En conclusion, la Cour considère que l’article 33 de la CNUDM reflète l’état actuel du droit international coutumier relatif à la zone contiguë, en ce qui concerne à la fois les pouvoirs que l’Etat côtier peut y exercer et la limitation à 24 milles marins de la largeur de la zone contiguë.
2. L’effet de l’arrêt de 2012 et le droit de la Colombie d’établir une zone contiguë (par. 156-163)
La Cour fait observer que, dans la procédure ayant abouti à l’arrêt de 2012, aux fins du tracé de la frontière maritime unique, les Parties ont évoqué la zone contiguë mais ne lui ont pas demandé de la délimiter, et elle-même n’en a pas traité, la question ne se posant pas pour la délimitation. La Cour considère que l’arrêt de 2012 ne délimite pas, ni expressément ni d’aucune autre façon, la zone contiguë de l’une ou l’autre des Parties.
La Cour relève ensuite que la zone contiguë et la zone économique exclusive sont gouvernées par deux régimes distincts. Elle considère que l’établissement par un Etat d’une zone contiguë à un endroit donné n’est pas, de manière générale, incompatible avec la présence à ce même endroit de la zone économique exclusive d’un autre Etat. En principe, la délimitation maritime opérée entre le Nicaragua et la Colombie n’a pas pour effet de priver cette dernière du droit de se doter d’une zone contiguë autour de l’archipel de San Andrés. La Cour ajoute qu’en droit de la mer les pouvoirs qu’un Etat peut exercer dans la zone contiguë sont différents des droits et obligations qu’a l’Etat côtier dans la zone économique exclusive. Les deux zones peuvent se chevaucher, mais les pouvoirs qui peuvent y être exercés et leur étendue géographique ne sont pas identiques. Le régime de la zone contiguë est fondé sur une extension du contrôle de l’Etat côtier aux fins de la prévention et de la répression de certains comportements illicites sanctionnés par ses lois et règlements internes, tandis que le régime de la zone économique exclusive vise à protéger les droits souverains de l’Etat côtier à l’égard des ressources naturelles et sa juridiction sur la protection de l’environnement marin. Lorsqu’il exerce les droits et s’acquitte des obligations prévus par l’un ou l’autre de ces régimes, chaque Etat doit tenir dûment compte des droits et obligations de l’autre Etat.
De l’avis de la Cour, dans les parties de la «zone contiguë unique» qui chevauchent la zone économique exclusive du Nicaragua, la Colombie peut exercer ses pouvoirs de contrôle
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conformément aux règles coutumières relatives aux zones contiguës, telles que reflétées au paragraphe 1 de l’article 33 de la CNUDM, et elle y a les droits et obligations que prévoit le droit international coutumier tel que reflété à l’article 58 de la convention. Lorsqu’elle exerce les droits et s’acquitte des obligations prévus par le régime de la zone contiguë, la Colombie doit tenir dûment compte des droits souverains et de la juridiction qui sont reconnus au Nicaragua, dans sa zone économique exclusive, par le droit international coutumier tel que reflété aux articles 56 et 73 de la CNUDM.
Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que la Colombie a le droit d’établir autour de l’archipel de San Andrés une zone contiguë conforme au droit international coutumier.
3. La compatibilité de la «zone contiguë unique» de la Colombie avec le droit international coutumier (par. 164-186)
Les Parties sont divisées sur la question de la conformité au droit international coutumier des dispositions de l’article 5 du décret présidentiel 1946, qui définissent l’étendue géographique de la «zone contiguë unique» et le champ d’application matériel des pouvoirs pouvant y être exercés.
La Cour commence par rappeler que la règle des 24 milles marins, énoncée au paragraphe 2 de l’article 33 de la CNUDM, est une règle coutumière établie. La configuration simplifiée de la «zone contiguë unique» de la Colombie a pour effet d’étendre sa largeur au-delà de 24 milles marins. La Cour est d’avis que, si la Colombie peut, dans le dessein de simplifier la configuration de sa «zone contiguë unique», choisir d’en réduire la largeur, elle ne saurait l’étendre au-delà de 24 milles marins, au détriment de l’exercice, par le Nicaragua, de ses droits souverains et de sa juridiction dans sa zone économique exclusive. Il en résulte que l’étendue géographique de la «zone contiguë unique» de la Colombie n’est pas conforme au droit international coutumier.
Pour ce qui est du champ d’application matériel des pouvoirs reconnus à la Colombie dans la «zone contiguë unique», l’alinéa a) du paragraphe 3 de l’article 5 du décret présidentiel 1946 dispose que la Colombie exerce dans ladite zone les pouvoirs nécessaires pour prévenir les infractions et contrôler le respect des lois et règlements touchant à «la sûreté de l’Etat, notamment la piraterie et le trafic de stupéfiants et de substances psychotropes, ainsi que les comportements qui attentent à la sûreté en mer et aux intérêts maritimes nationaux, aux affaires douanières, fiscales, migratoires et sanitaires» et à «la préservation de l’environnement maritime et du patrimoine culturel». En vertu de cette disposition, le champ d’application matériel des pouvoirs en application desquels les autorités colombiennes peuvent exercer un contrôle dans la zone contiguë est donc bien plus vaste que celui des pouvoirs énumérés au paragraphe 1 de l’article 33 de la CNUDM.
La Cour note que la sécurité n’était pas l’un des domaines que les Etats ont accepté d’inclure parmi ceux où l’Etat côtier est en droit d’exercer un contrôle dans la zone contiguë, et le droit international coutumier n’a connu à cet égard aucune évolution depuis l’adoption de la CNUDM. Il serait donc contraire à la règle coutumière pertinente d’inclure la sécurité dans le champ d’application matériel des pouvoirs reconnus à la Colombie dans la «zone contiguë unique».
S’agissant du pouvoir de protéger les «intérêts maritimes nationaux», le paragraphe 3 de l’article 5 du décret présidentiel 1946, du simple fait de son libellé général, semble porter atteinte aux droits souverains et à la juridiction du Nicaragua tels que définis au paragraphe 1 de l’article 56 de la CNUDM. Il en va de même pour ce qui est des infractions aux «lois et règlements touchant à la préservation de l’environnement», l’Etat côtier, en l’occurrence le Nicaragua, ayant juridiction dans sa zone économique exclusive dans le domaine de «la protection et la préservation du milieu marin». Or, s’ils étaient exercés dans la zone empiétant sur la zone économique exclusive du Nicaragua, les pouvoirs conférés aux autorités colombiennes en vertu du paragraphe 3 de l’article 5 du décret présidentiel 1946 porteraient atteinte aux droits souverains et à la juridiction de celui-ci.
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L’alinéa a) du paragraphe 3 de l’article 5 du décret présidentiel 1946 fait également mention du patrimoine culturel. La Colombie invoque, à l’appui de sa position, le paragraphe 2 de l’article 303 de la CNUDM, qui donne à l’Etat côtier le pouvoir d’exercer un contrôle sur les objets de caractère archéologique et historique découverts dans sa zone contiguë, l’enlèvement de tels objets pouvant être considéré comme une infraction à ses lois et règlements touchant aux affaires douanières, fiscales, migratoires ou sanitaires.
Compte tenu de la pratique des Etats et d’autres développements juridiques dans ce domaine, la Cour estime que le paragraphe 2 de l’article 303 de la CNUDM reflète le droit international coutumier. Il s’ensuit que le paragraphe 3 de l’article 5 du décret présidentiel 1946, en tant qu’il inclut le pouvoir d’exercer un contrôle sur les objets archéologiques et historiques découverts dans la zone contiguë, n’emporte pas violation du droit international coutumier.
4. Conclusion (par. 187-194)
A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la «zone contiguë unique» établie par le décret présidentiel colombien 1946 n’est pas conforme au droit international coutumier à deux égards. Premièrement, son étendue géographique n’est pas conforme à la règle des 24 milles marins applicable à l’établissement de la zone contiguë. Deuxièmement, le paragraphe 3 de l’article 5 du décret présidentiel 1946 confère à la Colombie certains pouvoirs pour contrôler le respect de ses lois et règlements dans la «zone contiguë unique» qui s’étendent à des domaines non autorisés par les règles coutumières telles que reflétées au paragraphe 1 de l’article 33 de la CNUDM.
Etant parvenue à cette conclusion, la Cour en vient à présent à la question de savoir si l’établissement de la «zone contiguë unique» par l’adoption du décret présidentiel 1946 constitue en soi un manquement aux obligations internationales qui incombent à la Colombie à l’égard du Nicaragua, engageant sa responsabilité internationale.
En l’absence de règle générale applicable à la question de savoir si un Etat engage sa responsabilité internationale en adoptant des dispositions législatives nationales, la Cour examine cette question à la lumière des obligations auxquelles la Colombie aurait manqué et du contexte spécifique de l’affaire. Elle note que le décret présidentiel colombien 1946 a été initialement promulgué peu de temps après le prononcé de l’arrêt de 2012 et que son adoption a, entre autres, alimenté le différend entre les Parties, ce qui allait conduire à l’introduction de la présente instance par le Nicaragua. La Cour n’ignore pas que la Colombie a modifié ce décret en 2014, de sorte à préciser qu’il serait appliqué conformément au droit international. Elle ne considère toutefois pas que cette précision constitue une réponse suffisante à la préoccupation soulevée à cet égard par le Nicaragua. Selon elle, la Colombie a l’obligation internationale de remédier à cette situation.
Sur la base de ces considérations, la Cour conclut, en ce qui concerne les espaces maritimes communs à la «zone contiguë unique» colombienne et à la zone économique exclusive nicaraguayenne, que la «zone contiguë unique» colombienne, qu’elle a jugée incompatible avec le droit international coutumier tel que reflété à l’article 33 de la CNUDM, porte atteinte aux droits souverains et à la juridiction du Nicaragua dans la zone économique exclusive. La responsabilité de la Colombie, dès lors, est engagée. La Colombie doit, par les moyens de son choix, mettre en conformité avec le droit international coutumier les dispositions du décret présidentiel 1946, en tant que celles-ci ont trait aux espaces maritimes que la Cour a reconnus au Nicaragua dans son arrêt de 2012.
C. Conclusions et remèdes (par. 195-199)
La Cour a conclu que la Colombie avait manqué à son obligation internationale de respecter les droits souverains et la juridiction du Nicaragua dans sa zone économique exclusive, engageant
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par là même sa responsabilité au regard du droit international. Elle doit par conséquent cesser immédiatement ce comportement illicite. La Cour a également constaté que la «zone contiguë unique» établie par le décret présidentiel colombien 1946 n’était pas conforme au droit international coutumier et que dans les espaces maritimes communs à la «zone contiguë unique» colombienne et à la zone économique exclusive nicaraguayenne, la première portait atteinte aux droits souverains et à la juridiction que le Nicaragua était en droit d’exercer dans la seconde, engageant par là même la responsabilité de la Colombie. La Colombie doit par conséquent, par les moyens de son choix, mettre en conformité avec le droit international coutumier les dispositions du décret présidentiel 1946, en tant que celles-ci ont trait aux espaces maritimes que la Cour a reconnus au Nicaragua dans son arrêt de 2012.
La Cour note que, dans ses conclusions finales, le Nicaragua a sollicité un certain nombre de remèdes supplémentaires. Compte tenu de la nature des faits internationalement illicites de la Colombie, la Cour considère que les remèdes exposés ci-dessus suffisent à réparer le préjudice que ces faits ont causé au Nicaragua.
En ce qui concerne la demande du Nicaragua tendant à ce qu’il soit ordonné à la Colombie de l’indemniser, la Cour considère que, au cours de la procédure, le Nicaragua n’a pas présenté de preuve que des navires battant pavillon nicaraguayen ou détenteurs d’un permis nicaraguayen ou les pêcheurs qui se trouvaient à leur bord avaient subi un préjudice matériel ou avaient été effectivement empêchés de pêcher par suite de faits d’ingérence de frégates colombiennes dans la zone économique exclusive nicaraguayenne. La demande d’indemnisation du Nicaragua doit donc être rejetée.
Enfin, la Cour considère que la demande du Nicaragua tendant à ce que la Cour demeure saisie de l’affaire tant que la Colombie n’aura pas reconnu et ne respectera pas les droits que la Cour a adjugés au Nicaragua dans son arrêt de 2012 n’est nullement fondée en droit et doit donc être rejetée.
IV. DEMANDES RECONVENTIONNELLES FORMULÉES PAR LA COLOMBIE (PAR. 200-260)
A. Allégations de violation par le Nicaragua des droits des pêcheurs artisanaux de l’archipel de San Andrés d’accéder aux bancs traditionnels et de les exploiter (par. 201-233)
La Cour note que la demande reconventionnelle de la Colombie relative aux droits de pêche artisanale dont les habitants de l’archipel de San Andrés, notamment les Raizals, jouiraient dans les bancs de pêche situés au-delà de la mer territoriale des îles composant l’archipel est fondée sur deux thèses principales. La Colombie affirme d’abord que les habitants de l’archipel de San Andrés, notamment les Raizals, se livrent de longue date à la pêche artisanale ou traditionnelle dans des espaces qui relèvent à présent de la zone économique exclusive du Nicaragua et que ces pratiques, qu’elle prétend séculaires, auraient donné naissance à une «norme coutumière locale» incontestée entre les Parties ou à des «droits coutumiers d’accès et d’exploitation» ayant survécu à l’établissement de ladite zone. Elle se réfère en outre à des déclarations du chef de l’Etat nicaraguayen, le président Ortega, affirmant y voir à la fois une acceptation ou une reconnaissance de l’existence de ces droits et des déclarations unilatérales capables de produire des effets juridiques, en l’occurrence l’octroi de droits aux pêcheurs artisanaux.
La Cour commence par rappeler que les relations entre les Parties en ce qui concerne la zone économique exclusive sont régies par le droit international coutumier.
La Cour examine ensuite la question de savoir si la Colombie a établi que les habitants de l’archipel de San Andrés, notamment les Raizals, jouissent historiquement de «droits de pêche artisanale» dans des espaces relevant désormais de la zone économique exclusive du Nicaragua, et que ces «droits» ont survécu à l’établissement de celle-ci. La Colombie s’appuie sur 11 déclarations sous serment de pêcheurs pour démontrer l’existence d’une pratique ancienne de la pêche artisanale
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par les habitants de l’archipel de San Andrés, en particulier les Raizals. La Cour observe que ces déclarations sous serment semblent avoir été établies spécialement pour les besoins de la cause et sont signées par des pêcheurs qui peuvent être considérés comme ayant un intérêt particulier dans l’issue de la procédure, facteurs qui ont une incidence sur le poids et la valeur probante à leur accorder. La Cour doit néanmoins analyser ces déclarations «pour apprécier l’utilité des propos tenus» et pour déterminer si elles étayent la thèse de la Colombie.
Ayant procédé à l’examen de ces déclarations, la Cour constate qu’il en ressort que des activités de pêche ont, par le passé, été pratiquées dans des espaces qui étaient autrefois situés en haute mer mais qui relèvent à présent de la zone économique exclusive du Nicaragua. Cela étant, elle note aussi que les déclarations sous serment n’établissent pas avec certitude pendant quelles périodes ces activités ont été exercées, ni s’il s’agissait de fait d’une pratique constante de pêche artisanale qui s’est poursuivie pendant des décennies ou des siècles, ainsi que le soutient la Colombie. La Cour relève également que la plupart des intéressés disent avoir mené leurs activités dans les «eaux entourant les formations colombiennes» ou font référence à des bancs de pêche situés «dans la mer territoriale de la Colombie» et non dans les espaces maritimes du Nicaragua. La Cour est d’avis que les 11 déclarations en question ne suffisent pas à établir que les habitants de l’archipel de San Andrés, en particulier les Raizals, se sont longtemps livrés à la pêche artisanale dans des «bancs de sable traditionnels» situés dans des eaux relevant à présent de la zone économique exclusive du Nicaragua.
La Cour estime en outre que l’allégation relative à l’existence d’une telle pratique traditionnelle de pêche artisanale dans la zone économique exclusive du Nicaragua est contredite par les positions exprimées en d’autres occasions par la Colombie.
La Cour examine ensuite plusieurs déclarations du chef de l’Etat nicaraguayen dont la Colombie affirme qu’elles traduisent une acceptation ou une reconnaissance, par le Nicaragua, de l’existence d’un droit qu’auraient les pêcheurs artisanaux de l’archipel d’opérer dans ses espaces maritimes sans autorisation préalable, ou encore qu’elles font naître une obligation juridique, pour le Nicaragua, de respecter de tels droits de pêche.
La Cour constate que, dans plusieurs des déclarations du président Ortega, il est fait référence à la nécessité pour la communauté raizale ou les habitants de l’archipel d’obtenir des permis de pêche ou des autorisations du Nicaragua pour pratiquer la pêche artisanale ou industrielle. En outre, le président Ortega a évoqué les mécanismes devant être mis en place conjointement par le Nicaragua et la Colombie avant que les pêcheurs artisanaux ne puissent opérer dans les eaux relevant, en vertu de l’arrêt de 2012, de la zone économique exclusive nicaraguayenne. De l’avis de la Cour, les déclarations du président Ortega n’établissent pas que le Nicaragua ait reconnu aux habitants de l’archipel de San Andrés, en particulier les Raizals, le droit d’opérer dans ses espaces maritimes sans autorisation préalable. Il s’ensuit que la Cour ne peut faire droit à la thèse de la Colombie selon laquelle le Nicaragua, par les déclarations de son président, aurait accepté ou reconnu les droits qu’auraient les Raizals de pêcher dans sa zone économique exclusive sans autorisation de sa part.
La Cour s’interroge ensuite sur le point de savoir si les déclarations du président Ortega sont constitutives d’un engagement juridique emportant octroi de droits aux pêcheurs artisanaux.
La Cour estime qu’il ressort des déclarations du président du Nicaragua que les autorités du pays avaient conscience des problèmes liés aux activités de pêche des habitants de l’archipel et des difficultés que rencontrait la Colombie pour exécuter l’arrêt de 2012. A cet égard, le Nicaragua, semble-t-il, s’est dit prêt à envisager de conclure avec la Colombie un accord sur des mécanismes et solutions appropriés pour y remédier. Compte tenu du contexte susmentionné et suivant une interprétation restrictive, la Cour ne peut retenir l’argument développé à titre subsidiaire par la Colombie selon lequel, par les déclarations susvisées du président Ortega, le Nicaragua a pris l’engagement juridique de respecter le droit qu’auraient les pêcheurs artisanaux de l’archipel de San Andrés de pêcher dans ses espaces maritimes sans lui en demander au préalable l’autorisation.
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Pour ces motifs, la Cour conclut que la Colombie n’a pas établi que les habitants de l’archipel de San Andrés, notamment les Raizals, jouissent de droits de pêche artisanale dans les eaux situées à présent dans la zone économique exclusive nicaraguayenne, ou que le Nicaragua a, par les déclarations unilatérales de son président, accepté ou reconnu l’existence de leurs droits de pêche traditionnels, ou pris l’engagement juridique de respecter de tels droits. A la lumière de toutes ces considérations, la Cour rejette la troisième demande reconventionnelle de la Colombie.
Nonobstant la conclusion qui précède, la Cour prend note de la disposition du Nicaragua, manifestée par le chef de l’Etat dans ses déclarations, à négocier avec la Colombie un accord concernant l’accès des membres de la communauté raizale aux pêcheries situées dans la zone économique exclusive nicaraguayenne. Elle estime que la méthode la plus propre à remédier aux préoccupations exprimées par la Colombie et ses nationaux au sujet de l’accès aux pêcheries situées dans la zone économique exclusive du Nicaragua serait la négociation d’un accord bilatéral entre les Parties.
B. Allégations de violation des droits souverains et des espaces maritimes de la Colombie en raison du recours aux lignes de base droites par le Nicaragua (par. 234-260)
La Cour en vient à la demande reconventionnelle de la Colombie relative au décret 33, par lequel le Nicaragua a établi un système de lignes de base droites le long de sa côte caribéenne, à partir desquelles est mesurée la largeur de sa mer territoriale.
Le droit international coutumier, tel que reflété au paragraphe 1 de l’article 7 de la CNUDM, subordonne l’application de la méthode des lignes de base droites à deux conditions d’ordre géographique. Ces conditions sont de nature alternative et non cumulative. S’agissant des lignes de base droites tracées entre le cap Gracias a Dios sur le continent et la grande île du Maïs le long de la côte (points 1 à 8), le Nicaragua fait valoir qu’il existe un «chapelet d’îles le long de la côte, à proximité immédiate de celle-ci» qui l’autorise à recourir à de telles lignes en lieu et place de lignes de base normales. Pour ce qui est de la partie la plus méridionale de sa côte continentale, c’est l’échancrure de la portion de son littoral comprise entre Monkey Point et l’extrémité de la frontière terrestre avec le Costa Rica qui justifie, selon lui, de tracer une ligne de base droite entre le point 8 (grande île du Maïs) et le point 9 (Barra Indio Maíz).
La Cour note qu’il ne semble pas y avoir de critère unique permettant de déterminer qu’une côte est «profondément échancrée et découpée». Puisque le Nicaragua admet que seule la portion la plus méridionale de sa côte caribéenne pourrait relever de ce second cas de figure, la Cour doit déterminer si l’utilisation du segment de ligne de base droite reliant les points de base 8 et 9 comme défini par le décret 33, tel que modifié, se justifie parce que la côte présenterait à cet endroit de telles caractéristiques. La Cour est d’avis que les échancrures que présente la portion pertinente de la côte nicaraguayenne ne pénètrent cependant pas assez dans les terres pour qu’elle puisse considérer que le littoral, à cet endroit, est «profondément échancr[é] et découp[é]». Rappelant que la méthode des lignes de base droites «doit être appliquée de façon restrictive», la Cour conclut en conséquence que le segment de ligne de base droite tracé entre les points 8 et 9 comme défini par le décret 33, tel que modifié, n’est pas conforme aux règles du droit international coutumier gouvernant le tracé de lignes de base droites tel que reflété au paragraphe 1 de l’article 7 de la CNUDM.
La Cour en vient ensuite aux autres lignes de base droites tracées par le Nicaragua entre les points de base 1 et 8. Elle note que les Parties divergent sur le point de savoir si les îles au large du littoral nicaraguayen constituent un «chapelet d’îles le long de la côte, à proximité immédiate de celle-ci», au sens du paragraphe 1 de l’article 7 de la CNUDM.
La Cour commence par rechercher si le Nicaragua a démontré la présence d’«îles» et, le cas échéant, si ces îles forment un «chapelet … le long de la côte, à proximité immédiate de celle-ci», comme l’exige le droit international coutumier.
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La Cour considère de manière générale, et eu égard à ce qu’elle a dit dans son arrêt de 2012, où elle a constaté la présence d’«un certain nombre d’îles nicaraguayennes situées au large de la côte continentale du Nicaragua», que certaines des 95 formations répertoriées par le Nicaragua sont effectivement des îles. Force est néanmoins de souligner qu’il ne s’ensuit pas automatiquement que toutes les formations répertoriées par le Nicaragua seraient effectivement des «îles» ni qu’elles formeraient un «chapelet» au sens du paragraphe 1 de l’article 7 de la CNUDM.
Les Parties sont en désaccord sur le caractère insulaire de la «caye d’Edimbourg» et sur la question de savoir si cette formation peut être considérée comme une île aux fins du recours à la méthode des lignes de base droites prévue par l’article 7 de la CNUDM. Au vu du dossier de l’affaire, la Cour considère qu’il existe de réelles raisons de douter que tel soit le cas. Dès lors, de sérieuses questions se posent quant à l’opportunité de s’en servir comme emplacement d’un point de base aux fins du tracé de lignes de base droites prévu par cette disposition. La Cour estime que le Nicaragua n’a pas démontré, comme il lui incombait de le faire, que cette formation est une île.
S’agissant de l’existence d’un chapelet d’îles, la Cour note qu’il n’existe pas de règles bien définies en ce qui concerne le nombre minimum d’îles, bien que l’expression «chapelet» implique que celles-ci ne doivent pas être trop peu nombreuses au regard de la longueur de la côte. Compte tenu de l’incertitude entourant la question de savoir lesquelles des 95 formations répertoriées sont des îles, la Cour n’a pas, sur la base des cartes et figures soumises par les Parties, acquis la conviction que le nombre d’îles du Nicaragua est suffisant au regard de la longueur de la côte pour lui permettre de conclure qu’il existe un «chapelet» le long de la côte nicaraguayenne.
S’agissant de déterminer si les formations répertoriées par le demandeur peuvent être considérées comme un «chapelet d’îles», la Cour observe que, selon le droit international coutumier, tel que reflété au paragraphe 1 de l’article 7 de la CNUDM, ledit chapelet doit se trouver «le long de la côte» et «à proximité immédiate de celle-ci». Lues conjointement avec les autres conditions énoncées au paragraphe 3 de l’article 7, qui dispose que le tracé des lignes de base droites «ne doit pas s’écarter sensiblement de la direction générale de la côte» et que «les étendues de mer situées en deçà doivent être suffisamment liées au domaine terrestre pour être soumises au régime des eaux intérieures», celles que pose le paragraphe 1 impliquent qu’un «chapelet d’îles» doit être suffisamment proche de la côte continentale pour pouvoir légitimement être considéré comme en constituant l’extrémité ou le bord extérieur. Il ne suffit pas que les formations maritimes en question fassent partie, de manière générale, de la configuration géographique générale d’un Etat ; elles doivent faire partie intégrante de sa configuration côtière.
Compte tenu de ces considérations, la Cour est d’avis que les «îles» nicaraguayennes ne sont pas suffisamment proches les unes des autres pour former un «amas» ou «chapelet» cohérent le long de la côte, et ne sont pas suffisamment liées au domaine terrestre pour pouvoir être considérées comme formant le bord extérieur de la côte. Pour illustrer la relation entre les «îles» et le continent, le Nicaragua écrit qu’il existe «de nombreuses petites cayes entre [celui-ci] et les îles du Maïs» et que, en conséquence, «leurs mers territoriales respectives se fondent et se chevauchent». La Cour note toutefois que les lignes de base droites du Nicaragua englobent de larges espaces maritimes où n’a été établie l’existence d’aucune formation maritime ouvrant droit à une mer territoriale. La Cour relève en outre que les formations et îles situées au sud de la côte continentale du Nicaragua semblent nettement détachées du groupement d’îles au nord. Qui plus est, on observe une solution de continuité marquée, sur plus de 75 milles marins, entre la caye de Ned Thomas, où le Nicaragua a placé le point de base 4, et les cayes de Man of War, où se trouve le point de base 5. Le Nicaragua reconnaît du reste que les îles longeant sa côte forment des groupes «distincts».
En outre, la Cour n’est pas convaincue que les îles nicaraguayennes «gardent [une] partie de la côte» en masquant une grande partie du littoral depuis la mer. La Cour relève que les Parties sont en désaccord sur la manière de procéder pour déterminer l’ampleur de l’effet de masquage des îles, et préconisent d’utiliser des projections différentes. Sans se prononcer sur la pertinence qu’ont ces projections s’agissant d’apprécier l’effet de masquage des îles aux fins du paragraphe 1 de l’article 7
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de la CNUDM, la Cour est d’avis que, même à retenir l’approche du Nicaragua, les formations maritimes que celui-ci qualifie d’«îles» ne produisent pas un effet suffisamment important pour qu’elles puissent être considérées comme masquant une grande partie du littoral depuis la mer.
Compte tenu de ce qui précède, la Cour ne peut admettre l’allégation du Nicaragua quant à l’existence d’un chapelet continu ou d’un «système complexe d’îles, d’îlots et de récifs … gard[ant] cette partie de la côte» du Nicaragua. Il s’ensuit que les lignes de base droites du Nicaragua ne satisfont pas aux exigences du droit international coutumier tel que reflété au paragraphe 1 de l’article 7 de la CNUDM.
Les propres éléments de preuve du Nicaragua montrent que les lignes de base droites transforment en eaux intérieures certains espaces qui, autrement, auraient fait partie de sa mer territoriale ou de sa zone économique exclusive, et transforment en mer territoriale certains espaces qui, autrement, auraient fait partie de sa zone économique exclusive. Les lignes de base droites établies par le Nicaragua privent ainsi la Colombie des droits qui lui sont reconnus dans la zone économique exclusive, notamment la liberté de navigation et de survol ou encore celle de poser des câbles et pipelines sous-marins prévues par le droit international coutumier tel que reflété au paragraphe 1 de l’article 58 de la CNUDM.
Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour conclut que les lignes de base droites établies par le décret 33, tel que modifié, ne sont pas conformes au droit international coutumier. Elle considère qu’un jugement déclaratoire à cet effet constitue un remède approprié.
V. DISPOSITIF (PAR. 261)
Par ces motifs,
LA COUR,
1) Par dix voix contre cinq,
Dit que la compétence qu’elle a, sur le fondement de l’article XXXI du pacte de Bogotá, pour statuer sur le différend relatif à des allégations de violations, par la République de Colombie, des droits de la République du Nicaragua dans les espaces maritimes que la Cour a reconnus à cette dernière dans son arrêt de 2012, couvre les demandes fondées sur les événements mentionnés par la République du Nicaragua survenus après le 27 novembre 2013, date à laquelle le pacte de Bogotá a cessé d’être en vigueur pour la République de Colombie ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; M. Tomka, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : MM. Abraham, Bennouna, Yusuf, Nolte, juges ; M. McRae, juge ad hoc ;
2) Par dix voix contre cinq,
Dit que, en entravant les activités de pêche et de recherche scientifique marine de navires battant pavillon nicaraguayen ou détenteurs d’un permis nicaraguayen et les opérations de navires de la marine nicaraguayenne dans la zone économique exclusive de la République du Nicaragua et en voulant faire appliquer des mesures de conservation dans cette zone, la République de Colombie a violé les droits souverains et la juridiction de la République du Nicaragua dans cette zone maritime ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; M. Tomka, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
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CONTRE : MM. Abraham, Bennouna, Yusuf, Nolte, juges ; M. McRae, juge ad hoc ;
3) Par neuf voix contre six,
Dit que, en autorisant des activités de pêche dans la zone économique exclusive de la République du Nicaragua, la République de Colombie a violé les droits souverains et la juridiction de la République du Nicaragua dans cette zone maritime ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Tomka, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Gevorgian, vice-président ; MM. Abraham, Bennouna, Yusuf, Nolte, juges ; M. McRae, juge ad hoc ;
4) Par neuf voix contre six,
Dit que la République de Colombie doit immédiatement cesser le comportement visé aux points 2) et 3) ci-dessus ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Tomka, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Gevorgian, vice-président ; MM. Abraham, Bennouna, Yusuf, Nolte, juges ; M. McRae, juge ad hoc ;
5) Par treize voix contre deux,
Dit que la «zone contiguë unique» établie par la République de Colombie par le décret présidentiel 1946 du 9 septembre 2013, tel que modifié par le décret 1119 du 17 juin 2014, n’est pas conforme au droit international coutumier, ainsi qu’exposé aux paragraphes 170 à 187 ci-dessus ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Abraham, juge ; M. McRae, juge ad hoc ;
6) Par douze voix contre trois,
Dit que la République de Colombie doit, par les moyens de son choix, mettre les dispositions du décret présidentiel 1946 du 9 septembre 2013, tel que modifié par le décret 1119 du 17 juin 2014, en conformité avec le droit international coutumier, en tant qu’elles ont trait aux espaces maritimes que la Cour a reconnus à la République du Nicaragua dans son arrêt de 2012 ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Bennouna, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : MM. Abraham, Yusuf, juges ; M. McRae, juge ad hoc ;
7) Par douze voix contre trois,
Dit que les lignes de base droites de la République du Nicaragua établies par le décret no 33-2013 du 19 août 2013, tel que modifié par le décret no 17-2018 du 10 octobre 2018, ne sont pas conformes au droit international coutumier ;
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POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Yusuf, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Bennouna, Mme Xue, juges ; M. McRae, juge ad hoc ;
8) Par quatorze voix contre une,
Rejette le surplus des conclusions présentées par les Parties.
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. McRae, juge ad hoc.
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M. le juge GEVORGIAN, vice-président, joint une déclaration à l’arrêt ; M. le juge TOMKA joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle ; M. le juge ABRAHAM joint à l’arrêt l’exposé de son opinion dissidente ; M. le juge BENNOUNA joint une déclaration à l’arrêt ; M. le juge YUSUF joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle ; Mme la juge XUE joint une déclaration à l’arrêt ; M. le juge ROBINSON joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle ; M. le juge IWASAWA joint une déclaration à l’arrêt ; M. le juge NOLTE joint à l’arrêt l’exposé de son opinion dissidente ; M. le juge ad hoc MCRAE joint à l’arrêt l’exposé de son opinion dissidente.
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Annexe au résumé 2022/3
Déclaration de M. le juge Gevorgian, vice-président
Le vice-président a voté contre la conclusion de la majorité selon laquelle, en autorisant la pêche dans la ZEE du Nicaragua, la Colombie a violé les droits souverains de celui-ci dans cette zone.
Le vice-président estime que le Nicaragua n’a pas établi le bien-fondé de son affirmation voulant que la Colombie ait délivré à des navires battant pavillon colombien et à des navires étrangers des permis les autorisant à pêcher dans des zones relevant de la ZEE nicaraguayenne. Il n’est pas convaincu, en particulier, que les allégations relatives au comportement des navires de la marine colombienne soient étayées par des preuves suffisantes. De surcroît, il doute que ces faits, quand bien même ils seraient prouvés, permettent de conclure que les activités de pêche menées dans les zones en question avaient été autorisées par les autorités colombiennes. Enfin, il demeure sceptique quant à la possibilité de considérer que les résolutions publiées par la direction générale des affaires maritimes et portuaires du ministère de la défense colombien (DIMAR) constituent des permis de pêche et, même si tel est le cas, que ceux-ci couvrent des zones maritimes appartenant au Nicaragua.
Pour ces raisons, le vice-président n’a pas non plus été en mesure de voter en faveur de la conclusion par laquelle la Cour enjoint à la Colombie de cesser les actes qui lui sont reprochés.
Opinion individuelle de M. le juge Tomka
Bien qu’ayant voté en faveur de toutes les conclusions de la Cour, le juge Tomka formule, dans son opinion individuelle, quelques observations sur deux questions particulières.
La première a trait à la compétence de la Cour en vertu de l’article XXXI du pacte de Bogotá. La Colombie affirmait que la Cour n’avait pas compétence ratione temporis pour connaître d’une quelconque demande du Nicaragua fondée sur des faits qui se seraient produits après qu’elle eut cessé d’être liée par cet instrument. Elle interprétait l’article précité comme limitant dans le temps la compétence de la Cour, laquelle, partant, n’aurait pas eu compétence pour examiner les différents incidents invoqués par le Nicaragua qui étaient survenus après que le pacte de Bogotá eut cessé d’être en vigueur à son égard. Le juge Tomka expose pourquoi, selon lui, cet argument ne pouvait être retenu.
Il considère que l’article XXXI, interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer à ses termes dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but du pacte, ne contient aucune condition ou limite temporelle.
Il relève également qu’il est de pratique courante pour les Etats qui déposent une requête devant la Cour de produire ultérieurement des éléments de fait supplémentaires. Cette faculté a toutefois pour limite l’exigence que le différend porté devant la Cour par requête ne se trouve pas transformé en un autre différend dont le caractère ne serait pas le même. Le juge Tomka estime que, en invoquant des incidents qui n’avaient pas été mentionnés dans la requête, le Nicaragua n’a pas, en l’espèce, transformé le différend en un autre différend dont le caractère n’aurait pas été le même.
Le juge Tomka rappelle le principe bien établi selon lequel, dès lors que la Cour s’est déclarée compétente pour connaître d’une affaire, la caducité ultérieure du titre qui lui a conféré cette compétence ne saurait l’en priver. Etant donné qu’ils ne transformaient pas le différend porté devant la Cour en un autre différend dont le caractère n’aurait pas été le même, les incidents survenus après que le pacte de Bogotá eut cessé d’être en vigueur pour la Colombie pouvaient être pris en considération par la Cour pour statuer sur les demandes du Nicaragua.
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Le juge Tomka ne partage cependant pas l’avis de la Cour selon lequel le membre de phrase «tant que le présent Traité restera en vigueur» figurant à l’article XXXI du pacte de Bogotá limite la période dans laquelle un tel différend doit s’être élevé. Selon lui, ce membre de phrase ne suggère aucune limite ou condition temporelle en ce qui concerne les différends à l’égard desquels la Cour a compétence, mais porte sur la validité dans le temps du titre de compétence énoncé à l’article XXXI ; un demandeur ne peut introduire une instance contre un autre Etat partie au pacte que pendant la période durant laquelle ce titre de compétence est en vigueur.
Le juge Tomka aborde ensuite une deuxième question, à savoir la conclusion de la Cour concernant les lignes de base droites du Nicaragua et les conséquences juridiques qu’elle en tire. Il relève qu’elle n’en tire aucune de sa conclusion selon laquelle les lignes de base droites du Nicaragua ne sont pas conformes au droit international coutumier, alors qu’elle en tire de celle selon laquelle la «zone contiguë unique» de la Colombie n’est pas conforme au droit international coutumier. Le juge Tomka observe que cette différence ne peut s’expliquer que par le fait que la Colombie, contrairement au Nicaragua, n’avait pas formellement demandé à la Cour de tirer des conséquences juridiques de sa conclusion sur les lignes de base droites du Nicaragua.
Pour le juge Tomka, il ne fait aucun doute que le Nicaragua doit mettre ses lignes de base droites dans la mer des Caraïbes en conformité avec les dispositions de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Ces lignes, en définitive, ont en effet aussi une incidence sur les droits et intérêts d’autres Etats.
Opinion dissidente de M. le juge Abraham
Le juge Abraham est en désaccord avec les parties de l’arrêt relatives à la compétence ratione temporis et à la «zone contiguë unique». Son vote négatif sur la plupart des points du dispositif résulte de ce désaccord.
S’agissant de la compétence de la Cour pour connaître des faits postérieurs au 27 novembre 2013, le juge Abraham souligne d’abord que la question n’a été tranchée ni explicitement ni implicitement par l’arrêt de 2016. Les précédents invoqués par les Parties ne sont pas pertinents en raison du caractère nouveau de la question qui se pose dans la présente espèce. L’article XXXI du pacte de Bogotá est, selon le juge Abraham, difficilement conciliable avec l’idée que la Cour puisse exercer sa compétence sur des faits postérieurs à la prise d’effet de la dénonciation du pacte. Que de tels faits aient été invoqués dans le cadre d’une instance déjà pendante ne modifie pas cette conclusion. Les précédents auxquels se réfère la Cour ont trait à la recevabilité de demandes nouvelles introduites en cours d’instance plutôt qu’à la compétence de la Cour. La relative souplesse dont fait preuve la jurisprudence en matière de recevabilité de telles demandes nouvelles ne se justifie pas lorsque la Cour doit examiner une question de compétence, domaine dans lequel il convient de faire preuve d’une certaine rigueur. Bien que la Cour ait abordé une telle question sous l’angle de la compétence dans l’affaire relative à Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), il s’agissait alors d’interpréter la portée matérielle du consentement de la France à la compétence de la Cour et non pas d’une question de compétence ratione temporis. Le juge Abraham admet que la Cour puisse être amenée à connaître de faits postérieurs à l’extinction du titre de compétence dans l’hypothèse dans laquelle les faits constitueraient un ensemble indivisible. En l’occurrence, les faits postérieurs et antérieurs à la date critique sont parfaitement dissociables, bien qu’il s’agisse de faits de nature plus ou moins analogue.
S’agissant du problème de la «zone contiguë unique», le juge Abraham considère que l’approche adoptée par la majorité est excessivement abstraite. Il souligne que la demande du Nicaragua était limitée à des allégations de violations de ses droits propres dans sa zone économique exclusive, ce que l’arrêt a tendance à perdre de vue. En l’occurrence, la question de la conformité au droit international de la «zone contiguë unique» ne coïncide pas parfaitement avec celle du respect des droits invoqués par le Nicaragua en tant qu’Etat côtier. Ce sont les «droits souverains» et la
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«juridiction» de l’Etat côtier tels qu’ils découlent de la règle coutumière reflétée à l’article 56, paragraphe 1 a) et b), de la CNUDM qui auraient dû servir de référence pour le contrôle à exercer sur le décret 1946 créant la zone contiguë. La question de la largeur de la «zone contiguë unique» n’avait qu’une faible pertinence à cet égard. En ce qui concerne les dispositions du décret 1946 qui visent la sécurité, l’arrêt ne contient pas de démonstration d’une violation des «droits souverains» et de la «juridiction» du Nicaragua mais seulement un contrôle abstrait de leur conformité au droit international coutumier. Finalement, le juge Abraham considère que la seule promulgation du décret en question par la Colombie, en l’absence d’application concrète des dispositions litigieuses, ne peut pas en elle-même être considérée comme constitutive d’un fait internationalement illicite, dès lors que le décret pourrait être interprété, au stade de sa mise en oeuvre, d’une manière qui le concilie avec les droits du Nicaragua.
Déclaration de M. le juge Bennouna
Le juge Bennouna a voté contre la décision de la Cour qui a considéré qu’elle était compétente, ratione temporis, pour connaître des faits et des événements, allégués par le Nicaragua, qui seraient intervenus après le 27 novembre 2013 (par. 261, point 1)). Il considère que la Cour aurait dû se livrer à l’interprétation du pacte de Bogotá, et notamment de la clause compromissoire de l’article XXXI, en se fondant sur les méthodes d’interprétation prévues par la convention de Vienne sur le droit des traités de 1969. Afin de se conformer à l’article XXXI du pacte, le juge Bennouna est d’avis que la Cour aurait dû se déclarer incompétente pour se prononcer sur tous les incidents allégués par le demandeur et intervenus après la date critique du 27 novembre 2013.
Le juge Bennouna indique qu’aucune des affaires auxquelles la Cour se réfère (par. 44) ne concerne la survenance de faits ou d’événements postérieurs à la date où le titre de compétence n’était plus en vigueur entre les parties. Dès lors, la présente affaire ne peut manifestement pas recevoir un traitement analogue à celui qui découle des précédents mentionnés par la Cour dans la mesure où elle concerne une situation qui ne leur est pas comparable.
En conséquence de ce qui précède, le juge Bennouna a voté également contre le point 2) du dispositif (par. 261, point 2)), relatif aux violations par la Colombie des droits souverains et de la juridiction du Nicaragua et le point 3) relatif à l’octroi des permis de pêche par la Colombie (par. 261, point 3)).
Enfin, le juge Bennouna a voté contre le point 7) du dispositif, selon lequel les lignes de base droites du Nicaragua ne sont pas conformes au droit international coutumier (par. 261, point 7)). Il souligne qu’il s’agit, en l’espèce, d’une demande reconventionnelle portant sur les allégations de violation des droits souverains et des espaces maritimes de la Colombie en raison du recours aux lignes de base droites par le Nicaragua. A cet égard, la Cour ne pourrait apprécier la conformité des lignes de base droites du Nicaragua au droit international que si la Colombie était à même de prouver que le tracé de lignes de base droites par le Nicaragua portait spécialement atteinte à ses propres droits dans sa zone économique exclusive.
Opinion individuelle de M. le juge Yusuf
Dans son opinion individuelle, le juge Yusuf expose les raisons de son désaccord avec la conclusion énoncée au point 1) du dispositif de l’arrêt au sujet de la compétence ratione temporis de la Cour. Selon lui, celle-ci aurait dû se livrer à une analyse approfondie de l’article XXXI du pacte de Bogotá, qui énonce les limites et conditions dont sa compétence est assortie, ce qui l’aurait amenée à conclure que sa compétence ratione temporis ne s’étendait pas aux demandes du Nicaragua fondées sur des incidents survenus après le 27 novembre 2013, date à laquelle le pacte a cessé d’être en vigueur pour la Colombie. Le juge Yusuf estime qu’il ressort tout à fait clairement du libellé de
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l’article XXXI que la compétence ratione temporis de la Cour se limite aux demandes fondées sur des faits qui se sont produits avant que le traité ne cesse d’être en vigueur entre les parties.
Le juge Yusuf relève également que la Cour n’a jamais eu à trancher une telle question. Aussi est-il d’avis que, contrairement à ce qui est indiqué au paragraphe 45 de l’arrêt, rien dans celui de 2016 ne laisse entendre que la compétence de la Cour s’étend aux faits postérieurs à l’extinction du pacte de Bogotá à l’égard de la Colombie. En effet, le «différend» dont la Cour avait constaté l’existence dans son arrêt de 2016 se limitait aux faits qui s’étaient produits «à la date du dépôt de la requête», c’est-à-dire avant l’extinction du titre de compétence. En outre, le juge Yusuf estime que la jurisprudence de la Cour sur la recevabilité de faits survenus ou de demandes présentées après le dépôt de la requête, mais alors que le titre de compétence existe toujours, n’est pas pertinente pour la question de savoir si l’extinction de ce dernier a une incidence sur la compétence de la Cour à l’égard d’incidents qui seraient survenus après que le pacte de Bogotá a cessé d’être en vigueur entre les Parties. Selon lui, cette jurisprudence présuppose qu’un titre de compétence valide continue d’exister, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. Enfin, le juge Yusuf souligne que les incidents qui seraient survenus avant et après le 27 novembre 2013 ne sauraient être considérés comme étant systématiquement de «même nature», puisqu’ils ne présentent pas un caractère uniforme et ne mettent pas toujours en cause des faits identiques ou des fondements juridiques communs.
Le juge Yusuf est également en désaccord avec la conclusion que la Cour a énoncée au point 6) du dispositif concernant la conformité au droit international coutumier des dispositions du décret présidentiel 1946 de la Colombie du 9 septembre 2013, tel que modifié par le décret 1119 du 17 juin 2014. Ce n’est pas seulement en promulguant les dispositions du décret en tant que telles, mais par leur mise en oeuvre, en créant la «zone contiguë unique» et en y exerçant ses pouvoirs, que la Colombie a violé les droits dont le Nicaragua jouit dans sa ZEE. Il n’est d’ailleurs indiqué nulle part dans l’arrêt que la Colombie aurait manqué aux obligations qui lui incombent au regard du droit international coutumier simplement en promulguant le décret ou que c’est ce dernier, en tant que tel, qui ne serait pas conforme au droit international. Il est au contraire indiqué que c’est la «zone contiguë unique» établie par la Colombie qui n’est pas conforme au droit international coutumier. Cette conclusion trouve son expression au point 5) du dispositif, avec lequel le point 6) n’est pas cohérent. En conséquence, selon le juge Yusuf, l’obligation de mettre la situation en conformité avec le droit international coutumier devrait, par nécessité logique, porter sur la «zone contiguë unique» elle-même, et non sur les dispositions du décret présidentiel en tant que telles, comme cela est énoncé au point 6) du dispositif.
Déclaration de Mme la juge Xue
La juge Xue souscrit à la conclusion de la Cour relative à la troisième demande reconventionnelle de la Colombie portant sur les droits de pêche artisanale des habitants de l’archipel de San Andrés. Elle formule cependant quelques observations au sujet des droits de pêche traditionnels ou historiques.
La juge Xue considère que les droits de pêche traditionnels, lesquels concernent essentiellement la pêche artisanale qui a pu être pratiquée pendant des siècles, sont reconnus et protégés par le droit international coutumier. Elle note que, lors des deuxième et troisième conférences des Nations Unies sur le droit de la mer, les Etats avaient des vues divergentes sur la question de savoir si un Etat côtier devait bénéficier de droits exclusifs d’exploitation des ressources biologiques de la zone économique exclusive et sur la mesure dans laquelle la pêche traditionnelle pouvait être préservée. A cet égard, tant la pêche artisanale traditionnelle que la pêche industrielle en eaux lointaines avaient été évoquées.
Contrairement à l’affirmation du Nicaragua selon laquelle les pays en développement étaient «vivement opposés» à la protection des droits de pêche traditionnels, la juge Xue fait observer que, en réalité, ces pays désapprouvaient fortement les pratiques des navires étrangers en matière de pêche
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industrielle et commerciale, notamment les «droits fondés sur la prescription» acquis à l’époque coloniale. Ils étaient cependant bienveillants à l’égard des intérêts en matière de pêche des pays en développement dont l’économie dépendait des pêcheries.
La juge Xue note que la mise en place du régime de la zone économique exclusive est l’une des réalisations majeures de la troisième conférence des Nations Unies sur le droit de la mer, en ce qu’elle répond dans une large mesure aux préoccupations des Etats côtiers concernant l’exploitation des ressources biologiques de leurs eaux côtières par les flottes étrangères pratiquant la pêche industrielle et commerciale et à la nécessité de garantir une utilisation optimale des ressources naturelles de la mer. Ce nouveau régime a fondamentalement modifié les limites en mer de la pêche et mis fin au libre exercice de cette activité dans les espaces maritimes relevant de la zone économique exclusive des Etats côtiers.
En ce qui concerne le paragraphe 1 de l’article 51 de la CNUDM, la juge Xue considère que sa genèse n’étaye pas l’interprétation du Nicaragua selon laquelle cette disposition est la seule exception qui préserve les droits de pêche traditionnels au titre de la convention. Elle fait observer que les travaux préparatoires montrent que ladite disposition visait à préserver un équilibre entre les droits et intérêts des Etats archipels et ceux de leurs voisins régionaux dont les intérêts en matière de pêche seraient sensiblement mis en péril par la délimitation des eaux archipélagiques. Etablie dans le cadre d’un régime spécial, la prescription du paragraphe 1 de l’article 51 ne porte que sur les droits de pêche traditionnels dans les eaux archipélagiques. Le droit international ne fait aucunement obstacle à l’existence de droits de pêche traditionnels dans d’autres situations.
Commentant l’affirmation du Nicaragua selon laquelle, s’agissant de la pratique habituelle de la pêche, le paragraphe 3 de l’article 62 de la convention a réglé le rapport entre la zone économique exclusive et les droits de pêche traditionnels, la juge Xue estime que cette conclusion est trop catégorique. Si la pratique habituelle de la pêche peut comprendre certains types d’activités relevant de la pêche traditionnelle exercées par des pêcheurs d’autres Etats, dans le cadre de cet article, cet élément seul ne saurait être considéré comme présumant que toutes les situations relatives aux droits de pêche traditionnels sont couvertes par cette disposition.
La juge Xue est d’avis que la mise en place du régime de la zone économique exclusive tel que défini dans la CNUDM n’éteint pas en soi les droits de pêche traditionnels qui pourraient exister au titre du droit international coutumier. En ce qui concerne la relation entre la CNUDM et le droit international coutumier, elle se réfère à la jurisprudence constante de la Cour et soutient que, sauf à ce qu’ils soient expressément exclus par le droit conventionnel ou de nouvelles règles coutumières, les droits de pêche traditionnels subsisteront en droit international coutumier. Ainsi qu’il est énoncé dans le préambule de la CNUDM, «les questions qui ne sont pas réglementées par la Convention continueront d’être régies par les règles et principes du droit international général».
La juge Xue fait observer que les droits de pêche traditionnels sont reconnus et protégés par la pratique étatique et la jurisprudence judiciaire et arbitrale. Deux conditions sont souvent appliquées pour établir l’existence de droits de pêche traditionnels : premièrement, ces droits doivent être associés à la «pêche artisanale» et, deuxièmement, pareilles activités de pêche doivent avoir été exercées de manière continue pendant une longue période de temps. Si la première condition vise essentiellement à distinguer la pêche traditionnelle de la pêche industrielle, il y a lieu d’apprécier la seconde au vu des circonstances propres à chaque affaire. Dans la présente espèce, la juge Xue considère que même si les éléments de preuve produits par la Colombie ne sont pas jugés suffisants pour démontrer le bien-fondé de sa revendication, dans ses déclarations, le président du Nicaragua ne nie pas l’existence des droits de pêche traditionnels des habitants de l’archipel de San Andrés, notamment des Raizals. Afin de préserver la tradition et les coutumes locales de l’archipel, la juge Xue estime qu’un accord entre les Parties relatif aux pêcheries au bénéfice de la communauté raizale contribuerait à établir une relation stable de coopération dans la région.
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Opinion individuelle de M. le juge Robinson
1. Bien qu’il ait voté pour la conclusion de la Cour selon laquelle la Colombie a violé les droits souverains que le Nicaragua possède dans sa zone économique exclusive (ci-après la «ZEE»), le juge Robinson formule, dans son opinion, quelques observations concernant le traitement par la Cour des droits souverains d’un Etat côtier dans sa ZEE.
2. Premièrement, le juge Robinson note que la convention des Nations Unies sur le droit de la mer (ci-après la «CNUDM» ou la «convention») énonce une série de droits et d’obligations étroitement liés visant à régir la relation entre l’Etat côtier et les autres Etats s’agissant de la ZEE. Selon lui, en exigeant, au paragraphe 2 de son article 56 et au paragraphe 3 de son article 58, qu’il soit tenu dûment compte des droits et des obligations d’autres Etats, la CNUDM tente de trouver un équilibre entre les droits et obligations de l’Etat côtier dans sa ZEE et ceux des autres Etats dans cette même zone. Le juge Robinson exprime son désaccord avec les auteurs qui soutiennent que l’article 56 est une «disposition pertinente» au sens du paragraphe 1 de l’article 58 de la CNUDM. Il est d’avis que pareille interprétation de la convention aurait pour effet de subordonner aux droits souverains de l’Etat côtier dans sa ZEE les libertés dont jouissent les autres Etats dans cette zone et conclut que telle n’était pas l’intention des négociateurs de la convention.
3. Le juge Robinson considère que les questions soulevées par la demande du Nicaragua et par la réponse de la Colombie nécessitent d’examiner les droits, les obligations et la juridiction de l’Etat côtier dans sa ZEE, ainsi que la nature des droits et des libertés, notamment la liberté de navigation, des autres Etats dans cette zone. A cet égard, il estime qu’un examen de la nature des droits souverains de l’Etat côtier dans sa ZEE aux fins de démontrer que ces droits n’appartiennent qu’à celui-ci ainsi qu’une étude de la nature et de la portée de la liberté de navigation sur lesquelles s’appuie la Colombie auraient sensiblement renforcé l’arrêt de la Cour.
4. En ce qui concerne la nature et la portée de la liberté de navigation, le juge Robinson est d’avis que, dans le contexte de la partie V de la convention, cette liberté englobe le libre passage ou mouvement des navires d’Etats tiers dans la ZEE d’un Etat côtier sans que ce dernier n’ait le droit de le restreindre de quelque manière que ce soit, à moins que lesdits navires ne se livrent à des activités qui ne sont pas directement liées à ce passage ou mouvement et qui gênent la jouissance par l’Etat côtier de ses droits souverains. A cet égard, il note que la liberté de navigation au titre du paragraphe 1 de l’article 58 est plus limitée que la liberté de navigation en haute mer prévue par l’article 87, étant donné que les droits souverains d’exploration, d’exploitation, de conservation et de gestion des ressources biologiques et non biologiques de l’Etat côtier dans sa ZEE ont une incidence sur la liberté de navigation des Etats tiers dans cette zone. Le harcèlement des pêcheurs nicaraguayens et l’interception des navires de pêche nicaraguayens ou d’autres navires détenteurs d’un permis nicaraguayen auxquels se livrent les croiseurs de la marine colombienne afin d’appliquer ce que la Colombie considère comme des méthodes de conservation appropriées ne sont pas des activités directement liées au passage de navires et ne relèvent pas de la liberté de navigation énoncée à l’article 58. Ces activités constituent par conséquent une violation des droits souverains du Nicaragua en matière d’exploration, d’exploitation, de conservation et de gestion de ses ressources biologiques, notamment halieutiques. En tout état de cause, en se livrant à ces activités dans la ZEE du Nicaragua, la Colombie a manqué de satisfaire à l’obligation de fond de tenir dûment compte des droits et des obligations de l’Etat côtier qui lui incombait en vertu du paragraphe 3 de l’article 58.
5. Le juge Robinson se penche ensuite sur la nature et la portée des droits souverains du Nicaragua dans sa ZEE. Selon lui, les droits relatifs à l’exploration, à l’exploitation, à la conservation et à la gestion des ressources naturelles de la ZEE, ainsi que le pouvoir d’élaborer des politiques de conservation concernant cette zone, ne sont pas simplement, comme la Cour l’a conclu,
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«spécifiquement réservés à l’Etat côtier» ; il conviendrait plutôt de dire qu’il s’agit de droits exclusivement réservés à l’Etat côtier. Cette conclusion découle de l’évolution de la notion de ZEE, des négociations qui ont précédé l’adoption de la CNUDM et du texte même de la convention. Le juge Robinson relève également que la convention ne reconnaît pas à d’autres Etats que l’Etat côtier le droit d’exercer l’un quelconque des droits souverains attribués à ce dernier dans sa ZEE en matière de conservation et de gestion des ressources halieutiques. La seule exception à cette exclusivité est, selon lui, l’obligation, prévue au paragraphe 2 de l’article 62, d’autoriser, par voie d’accords ou d’autres arrangements et en tenant particulièrement compte des articles 69 et 70, d’autres Etats à exploiter le reliquat du volume admissible des captures.
6. Le juge Robinson relève en outre que les obligations de l’Etat côtier en matière de conservation et de gestion des ressources de sa ZEE sont tout aussi exclusives à cet Etat que le sont ses droits souverains d’exploration, d’exploitation, de conservation et de gestion desdites ressources. Ainsi, même parfaitement fondé, le sentiment qu’un Etat côtier ne s’acquitte pas de son obligation d’assurer la conservation et la gestion de ses ressources biologiques ne donne pas à un autre Etat qui l’éprouverait le droit de s’acquitter lui-même de ces obligations.
7. De l’avis du juge Robinson, le pouvoir étendu et considérable conféré à l’Etat côtier par le paragraphe 1 de l’article 73 de la convention est une indication précieuse du caractère exclusif des droits souverains de cet Etat en matière de conservation et de gestion des ressources biologiques de sa ZEE. Si l’Etat côtier détient des droits souverains exclusifs aux fins d’exploration, d’exploitation, de conservation et de gestion de ses ressources biologiques ou non biologiques, il est vraisemblable qu’il ait également le pouvoir d’adopter des mesures lui permettant de jouir de tels droits dans les limites de cette zone. Le juge Robinson affirme que cette conclusion est étayée par la décision du Tribunal international du droit de la mer dans l’affaire du navire Virginia G.
8. Enfin, le juge Robinson examine la question de savoir si la juridiction d’un Etat à l’égard des navires battant son pavillon déroge aux droits souverains exclusifs dont bénéficie l’Etat côtier dans sa ZEE. Il conclut que si le pouvoir à l’égard de ses navires que l’Etat du pavillon tient des articles 92 et 94 de la CNUDM est exclusif, l’exercice de ce pouvoir dans la ZEE d’un Etat côtier est régi par le paragraphe 2 de l’article 58 de la convention, aux termes duquel «[l]es articles 88 à 115, ainsi que les autres règles pertinentes du droit international, s’appliquent à la zone économique exclusive dans la mesure où ils ne sont pas incompatibles avec la présente partie». Ainsi, si l’Etat du pavillon a juridiction exclusive sur ses navires en haute mer et peut par conséquent établir des normes de conservation à leur égard lorsque ceux-ci s’y trouvent, dans la ZEE, c’est l’Etat côtier qui a le droit et l’obligation exclusifs d’établir les normes applicables à cette zone.
Déclaration de M. le juge Iwasawa
Le juge Iwasawa expose ses vues concernant la zone contiguë unique de la Colombie et le raisonnement suivi par la Cour à cet égard.
La Cour considère que le paragraphe 1 de l’article 33 de la CNUDM reflète le droit international coutumier sur la zone contiguë pour ce qui est des pouvoirs reconnus à l’Etat côtier dans ladite zone, et que celui-ci ne peut y exercer de contrôle en matière de sécurité. Selon le juge Iwasawa, il est significatif que, lors de la troisième conférence des Nations Unies sur le droit de la mer, aucune proposition tendant à ajouter d’autres domaines à ceux qui sont énumérés dans ce paragraphe n’ait été avancée.
Le paragraphe 1 de l’article 56 de la CNUDM dispose que, dans la zone économique exclusive, l’Etat côtier a a) des droits souverains sur les ressources naturelles et b) juridiction en ce
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qui concerne la protection du milieu marin. A l’alinéa c), il est en outre indiqué que l’Etat côtier a d’«autres droits» prévus par la convention. A cet égard, le juge Iwasawa précise que l’Etat côtier jouit de la liberté de navigation dans sa zone économique exclusive.
Le juge Iwasawa estime que le pouvoir de prévenir les infractions et de contrôler le respect des lois et règlements touchant à la «sûreté de l’Etat», notamment le trafic de stupéfiants, ainsi que «les comportements qui attentent à la sûreté en mer», prévu au paragraphe 3 de l’article 5 du décret présidentiel 1946 de la Colombie, n’a pas d’incidence, en tant que tel, sur les droits souverains et la juridiction du Nicaragua, mais porte incontestablement atteinte à la liberté de navigation de celui-ci dans sa zone économique exclusive.
La Cour conclut que la zone contiguë unique de la Colombie n’est pas conforme au droit international coutumier et porte atteinte aux «droits souverains et à la juridiction» du Nicaragua dans sa zone économique exclusive. Le juge Iwasawa est d’avis qu’elle porte aussi atteinte à la liberté de navigation de celui-ci dans cette zone.
S’agissant des remèdes appropriés, la Cour conclut que la Colombie doit, par les moyens de son choix, mettre les dispositions du décret présidentiel 1946 en conformité avec le droit international coutumier, «en tant qu’elles ont trait aux espaces maritimes que la Cour a reconnus à la République du Nicaragua dans son arrêt de 2012». Le juge Iwasawa souligne que la Cour répond ainsi à la demande que le Nicaragua a formulée dans ses conclusions finales.
Opinion dissidente de M. le juge Nolte
Dans l’exposé de son opinion dissidente, le juge Nolte explique les raisons pour lesquelles il est en désaccord avec la décision de la Cour de reconnaître et d’exercer sa compétence en ce qui concerne les faits et événements survenus après le 27 novembre 2013, date à laquelle le pacte de Bogotá a cessé d’être en vigueur à l’égard de la Colombie.
Le juge Nolte estime que le raisonnement qui a conduit à cette décision n’est pas convaincant. Il souligne que les affaires que la Cour a citées pour justifier l’exercice de sa compétence ratione temporis se rapportent presque toutes non pas à cette question de la compétence ratione temporis mais à la recevabilité de demandes tardives, la seule exception étant l’affaire relative à Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France). Or, même cette dernière affaire ne fournit qu’un obiter dictum qui traite de la compétence ratione temporis d’un point de vue purement théorique.
La question qui se pose, selon le juge Nolte, est celle de savoir si les parties au pacte de Bogotá entendaient limiter dans le temps la compétence conférée à la Cour. Pour y répondre, il convient d’interpréter les articles XXXI et LVI de cet instrument conformément aux règles coutumières d’interprétation des traités, et non d’appliquer certains éléments de la jurisprudence de la Cour portant sur d’autres questions juridiques. Le juge Nolte est d’avis qu’on ne saurait présumer que les parties au pacte aient pu avoir pour intention d’étendre la compétence de la Cour à ce qui constitue des éléments factuels séparables, dont elles n’auraient pu saisir la Cour de manière indépendante, après l’extinction du titre de compétence. Reconnaissant qu’il peut en aller autrement à l’égard de faits ou d’une série de faits constituant, ensemble, un «fait composite» au sens de l’article 15 des articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat, il estime que les incidents allégués postérieurs au 27 novembre 2013 n’ont aucune incidence sur la portée juridique de ceux qui se seraient produits avant cette date. Il ressort, selon le juge Nolte, de ces considérations que l’extinction de la compétence au titre de l’article XXXI exclut que la Cour puisse examiner des faits ou événements survenus après que le pacte est devenu caduc à l’égard d’une partie.
Enfin, le juge Nolte relève que, en ne tirant qu’une conclusion très limitée des éléments versés au dossier en ce qui concerne l’incident relatif au Miss Sofía, la Cour reconnaît de fait que le
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Nicaragua n’a apporté la preuve d’aucun des incidents qui se seraient produits avant le 27 novembre 2013.
Opinion dissidente de M. le juge ad hoc McRae
Le juge ad hoc McRae est en désaccord avec l’ensemble des conclusions de la Cour en l’affaire, même si, à titre préliminaire, il précise qu’il ne disconvient pas que la zone contiguë unique de la Colombie ne saurait s’étendre au-delà de 24 milles marins.
Le juge ad hoc McRae estime déterminante la conclusion de la Cour tendant à affirmer sa compétence ratione temporis pour connaître d’événements qui se seraient produits après l’extinction du titre de compétence, puisque la responsabilité de la Colombie à raison d’incidents qui auraient eu lieu dans la ZEE du Nicaragua est presque entièrement fondée sur de tels événements. Or, selon lui, la Cour n’a pas exposé les raisons pour lesquelles la règle prévoyant la recevabilité d’événements postérieurs à la date du dépôt de la requête devrait être appliquée à des événements postérieurs à l’extinction du titre de compétence. A son sens, les considérations d’efficacité, qui justifient que la Cour s’affirme compétente pour connaître d’événements postérieurs à la date du dépôt de la requête, ne valent pas dans le cas où le titre de compétence est devenu caduc. Le juge ad hoc McRae considère que, si la Cour peut tenir compte d’événements postérieurs à l’extinction du titre de compétence, elle ne saurait établir sur une telle base la responsabilité d’un Etat. Selon lui, sa jurisprudence comme l’arrêt de 2016 sont muets sur la question que la Cour est ici appelée à trancher et le principe selon lequel sa compétence doit être fondée sur le consentement l’emporte sur les considérations d’opportunité judiciaire motivant la position qu’elle a adoptée.
Le juge ad hoc McRae se penche ensuite sur les comportements contestés de la Colombie dans la ZEE du Nicaragua et commence par relever que, sans des événements qui échappent à la compétence ratione temporis de la Cour, la responsabilité de la Colombie n’aurait pas pu être établie. S’agissant des incidents impliquant des échanges entre des garde-côtes nicaraguayens et des navires de la marine colombienne ainsi qu’un navire de recherche scientifique marine, il estime que la Cour aurait dû s’attacher au comportement allégué, et non s’en tenir à la simple présence de navires dans la ZEE du Nicaragua. Passant ensuite aux incidents résultant d’interventions de navires de la marine colombienne contre des navires de pêche battant pavillon nicaraguayen ou détenteurs d’un permis nicaraguayen, il fait observer que la Colombie n’a jamais, à ces occasions, exercé de pouvoirs de police. S’agissant des rares incidents pour lesquels des actes bien précis sont allégués, les faits sont contestés. Selon le juge ad hoc McRae, la Cour a conclu que la Colombie entendait exercer un contrôle en se fondant sur les déclarations de celle-ci, alors qu’elle aurait dû se baser sur son comportement : elle aurait ainsi dû s’attacher au fait que les activités de la Colombie dans la ZEE du Nicaragua se limitaient à des activités de surveillance et d’information. Le juge ad hoc McRae estime toutefois que, en n’en informant pas le Nicaragua, la Colombie, dans l’exercice de ses propres droits dans la ZEE du Nicaragua, n’a pas dûment tenu compte des droits de celui-ci en tant qu’Etat côtier.
Le juge ad hoc McRae estime en outre que les preuves sur lesquelles s’appuie la Cour pour conclure que la Colombie a autorisé la pêche dans la ZEE du Nicaragua laissent pour le moins à désirer : les incidents sur lesquels se fonde la Cour ne permettent pas d’établir que la Colombie a délivré des permis et, quand bien même les faits seraient avérés, ils montreraient tout au plus que, en exerçant ses droits, la Colombie n’a pas dûment respecté ceux du Nicaragua en tant qu’Etat côtier.
S’agissant de la question de la zone contiguë unique de la Colombie, le juge ad hoc McRae convient avec la Cour que cette zone peut chevaucher la ZEE du Nicaragua et qu’elle ne peut s’étendre au-delà de 24 milles marins. Il considère néanmoins que les pouvoirs que la Colombie revendique dans cette zone sont conformes au droit international. La règle énoncée à l’article 33 de la CNUDM devrait selon lui être interprétée de façon évolutive, de manière à permettre de répondre aux préoccupations actuelles en matière de sécurité et de santé, et notamment de protection de l’environnement. Le juge ad hoc McRae souligne par ailleurs que, pour ce qui est de sa zone contiguë
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unique, la Colombie revendique le pouvoir de prévenir et de réprimer des actes commis sur son territoire ou dans sa mer territoriale, non dans la zone contiguë elle-même. La conclusion de la Cour selon laquelle la Colombie prétendait exercer un pouvoir de conservation, de protection et de préservation du milieu marin dans la ZEE du Nicaragua est dès lors infondée.
Le juge ad hoc McRae en vient ensuite aux demandes reconventionnelles de la Colombie. S’agissant de celle qui concerne les droits de pêche traditionnels, il relève que la Colombie distingue les Raizals, en tant que groupe, des autres habitants de l’archipel de San Andrés et tend à les assimiler, dans la manière dont elle les décrit, à un peuple autochtone. Pour le juge ad hoc McRae, le président nicaraguayen a toujours employé un langage suggérant que la revendication des Raizals relative à la pêche s’inscrit dans le cadre des droits des peuples autochtones, en tant qu’elle renverrait à un droit découlant de façon inhérente du statut de ce groupe particulier souvent qualifié de peuple autochtone ou indigène. Le juge ad hoc McRae insiste sur le fait que la Cour n’a pas su apprécier la vraie nature de sa demande relative aux Raizals. Ainsi, l’accord qu’elle propose aux Parties de conclure devrait avoir pour objectif de faire respecter les droits existants plutôt que de créer pour les Raizals de nouveaux droits de pêche.
Enfin, le juge ad hoc McRae estime que, en traitant comme elle le fait la demande reconventionnelle relative à l’emploi par le Nicaragua de lignes de base droites, la Cour applique le droit relatif au tracé de telles lignes hors de son contexte, sans tenir compte de la pratique pertinente des Etats. Il considère que le libellé de l’article 7 de la CNUDM fait écho aux conclusions formulées par la Cour en l’affaire des Pêcheries (1951), alors que lesdites conclusions ne sauraient aisément être appliquées à des côtes ayant une configuration différente de celles de la Norvège. Le juge ad hoc McRae est d’avis que la Cour n’a pas clarifié les termes de l’article 7, qui restent imprécis : elle aurait été mieux inspirée d’examiner la manière dont les Etats ont interprété et appliqué ces termes dans la pratique. Les lignes de base droites tracées par le Nicaragua ne lui semblent pas s’écarter de la pratique des Etats, laquelle, fait-il observer, fait rarement l’objet de contestations d’autres Etats. Pour conclure, le juge ad hoc McRae relève que la présente affaire n’imposait pas de fournir une interprétation définitive de l’article 7 de la CNUDM et que, ce faisant, la Cour n’aura fait que renforcer l’incertitude dans la région.
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Résumé de l'arrêt du 21 avril 2022