COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
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Résumé
Non officiel
Résumé 2020/3
Le 14 juillet 2020
Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI en vertu de l’article II, section 2, de l’accord de 1944 relatif au transit des services aériens internationaux (Bahreïn, Egypte et Emirats arabes unis c. Qatar)
Résumé de l’arrêt du 14 juillet 2020
La Cour commence par rappeler que, par une requête introductive d’instance conjointe déposée au Greffe de la Cour le 4 juillet 2018, Bahreïn, l’Egypte et les Emirats arabes unis ont fait appel d’une décision rendue le 29 juin 2018 par le Conseil de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) dans une instance introduite contre eux par le Qatar, le 30 octobre 2017, en vertu de la section 2 de l’article II de l’accord relatif au transit des services aériens internationaux (ci-après, l’«accord de transit»). Dans cette décision, le Conseil de l’OACI rejetait les exceptions préliminaires que les Etats demandeurs avaient soulevées aux motifs qu’il n’était pas compétent «pour statuer sur les plaintes» formulées par le Qatar dans sa requête et que lesdites plaintes n’étaient pas recevables.
Dans leur requête, les Etats demandeurs entendent fonder la compétence de la Cour sur la section 2 de l’article II de l’accord de transit et, par référence, sur l’article 84 de la convention de Chicago, eu égard au paragraphe 1 de l’article 36 et à l’article 37 du Statut de la Cour.
Aux fins de l’arrêt, les Etats demandeurs sont collectivement dénommés les «appelants». Ces Etats sont dénommés défendeurs devant le Conseil de l’OACI lorsqu’il est fait référence à la procédure devant cet organe.
I. INTRODUCTION (PAR 21-36)
A. Contexte factuel (par. 21-26)
La Cour explique que, le 5 juin 2017, les Gouvernements de Bahreïn, de l’Egypte et des Emirats arabes unis, ainsi que de l’Arabie saoudite, ont rompu leurs relations diplomatiques avec le Qatar et adopté un ensemble de mesures restrictives visant les voies de communication terrestres, maritimes et aériennes avec cet Etat, notamment certaines restrictions visant l’aviation. Par ces mesures, les appelants interdisaient à tout aéronef immatriculé au Qatar de voler à destination ou en provenance de leurs aéroports ou de survoler leurs territoires, y compris les mers territoriales situées dans les régions d’information de vol correspondantes. Certaines restrictions s’appliquaient également aux aéronefs non immatriculés au Qatar mais volant à destination ou en provenance de cet Etat. Ces aéronefs devaient obtenir une autorisation préalable des autorités de l’aviation civile
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des appelants. Selon ces derniers, ces mesures restrictives ont été prises en réponse au manquement présumé, par le Qatar, aux obligations qui sont les siennes en vertu de certains accords internationaux auxquels les appelants et le Qatar sont parties, à savoir l’accord de Riyad des 23 et 24 novembre 2013, le mécanisme de mise en oeuvre de l’accord de Riyad du 17 avril 2014 et l’accord complémentaire de Riyad du 16 novembre 2014 ainsi qu’à d’autres obligations qui lui incombent en vertu du droit international.
Le 30 octobre 2017, se prévalant de la section 2 de l’article II de l’accord de transit, le Qatar a saisi le Conseil de l’OACI d’une requête, accompagnée d’un mémoire, dans laquelle il affirmait que les restrictions visant l’aviation adoptées par Bahreïn, l’Egypte et les Emirats arabes unis emportaient violation des obligations incombant à ces Etats en vertu dudit accord. Le 19 mars 2018, Bahreïn, l’Egypte et les Emirats arabes unis, en qualité de défendeurs devant le Conseil de l’OACI, ont soulevé deux exceptions préliminaires. Par la première, ils soutenaient que le Conseil n’était pas compétent en vertu de l’accord de transit car le véritable problème en cause entre les Parties recouvrait des questions qui allaient au-delà du champ d’application de cet instrument, notamment celle de savoir si les restrictions visant l’aviation pouvaient être qualifiées de contre-mesures licites au regard du droit international. Par la seconde, ils avançaient que le Qatar n’avait pas respecté la condition préalable de négociation énoncée à la section 2 de l’article II de l’accord de transit, que l’on retrouve également à l’alinéa g) de l’article 2 du Règlement de l’OACI pour la solution des différends, et, par conséquent, que le Conseil n’était pas compétent pour connaître des demandes du Qatar ou, à titre subsidiaire, que la requête n’était pas recevable. Par une décision du 29 juin 2018, le Conseil de l’OACI a rejeté, par 18 voix contre 2 et 5 abstentions, ces exceptions préliminaires, qu’il a traitées comme une seule exception.
Le 4 juillet 2018, les appelants ont soumis à la Cour une requête conjointe faisant appel de la décision rendue par le Conseil de l’OACI le 29 juin 2018.
B. La fonction d’appel de la Cour et la portée du droit d’appel devant la Cour (par. 27-36)
La Cour observe que la section 2 de l’article II de l’accord de transit confère compétence au Conseil de l’OACI pour statuer sur «un désaccord survenu entre deux ou plusieurs Etats contractants à propos de l’interprétation ou de l’application du[dit] … accord» si ce désaccord «ne peut être réglé par voie de négociation». Selon la convention de Chicago, à laquelle renvoie l’accord de transit, il est possible d’interjeter appel d’une décision du Conseil soit devant un tribunal d’arbitrage ad hoc établi par accord entre les parties à un différend, soit devant «la Cour permanente de Justice internationale». Aux termes de l’article 37 du Statut de la Cour internationale de Justice, «[l]orsqu’un traité ou une convention en vigueur prévoit le renvoi à … la Cour permanente de Justice internationale, la Cour internationale de Justice constituera cette juridiction entre les parties au présent Statut». En vertu de la section 2 de l’article II de l’accord de transit et de l’article 84 de la convention de Chicago, la Cour a donc compétence pour connaître d’un appel formé contre une décision du Conseil de l’OACI.
La Cour relève que l’article 84 de la convention de Chicago (incorporé par voie de référence à la section 2 de l’article II de l’accord de transit) s’intitule «Règlement des différends» alors que c’est le terme «désaccord» qui est employé au début de cette disposition. Dans ce contexte, elle rappelle que sa devancière, la Cour permanente de Justice internationale, a défini un différend comme «un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts entre deux personnes». La Cour note que les appelants contestent une décision rendue par le Conseil de l’OACI sur les exceptions préliminaires qu’ils avaient soulevées dans l’instance portée devant lui. Le libellé de l’article 84 ne précise pas si seules sont susceptibles d’appel les décisions définitives du Conseil sur le fond des différends portés devant lui. La Cour a toutefois réglé cette question en 1972 dans le cadre du premier appel formé devant elle contre une décision de cet organe, en estimant que «l’appel doit … être recevable contre une décision du
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Conseil sur sa propre juridiction puisque, du point de vue du contrôle de la légalité de l’action du Conseil par [elle-même], rien ne permet de distinguer le contrôle de la compétence et le contrôle du fond» (Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI (Inde c. Pakistan), arrêt, C.I.J. Recueil 1972, p. 61, par. 26). La Cour tient donc pour établi qu’elle a compétence pour connaître du présent appel.
S’agissant de la portée du droit d’appel, la Cour rappelle qu’elle a pour rôle, lorsqu’elle contrôle l’exercice par le Conseil de l’OACI des fonctions de règlement des différends que lui confère l’article 84 de la convention de Chicago (incorporé par voie de référence à la section 2 de l’article II de l’accord de transit), de s’assurer que la décision attaquée est correcte. Sa tâche en l’espèce est de dire si le Conseil a commis une erreur en rejetant les exceptions préliminaires soulevées par les appelants à l’égard de sa compétence et à l’égard de la recevabilité de la requête du Qatar.
II. LES MOYENS D’APPEL (PAR. 37-126)
La Cour affirme qu’elle n’est pas tenue de suivre l’ordre dans lequel les appelants ont invoqué leurs trois moyens d’appel. Aussi commence-t-elle par analyser les moyens fondés sur les erreurs qu’aurait commises le Conseil de l’OACI en rejetant les exceptions des appelants (deuxième et troisième moyen d’appel). Ensuite, la Cour examine le moyen fondé sur l’allégation d’absence manifeste de procédure régulière devant le Conseil (premier moyen d’appel).
A. Le deuxième moyen d’appel : rejet par le Conseil de l’OACI de la première exception préliminaire (par. 41-63)
La Cour relève que, comme deuxième moyen d’appel, les appelants affirment que le Conseil de l’OACI «a commis une erreur de fait et de droit en rejetant la première exception préliminaire … à sa compétence». Ils font valoir que, pour se prononcer sur le différend, le Conseil aurait à statuer sur des questions ne relevant pas de sa compétence, plus précisément sur la licéité des contre-mesures, dont «certaines restrictions visant l’espace aérien», adoptées par les appelants. A titre subsidiaire, et pour les mêmes motifs, ils soutiennent que les demandes du Qatar sont irrecevables.
1. Question de savoir si le différend entre les Parties concerne l’interprétation ou l’application de l’accord de transit (par. 41-50)
La Cour doit d’abord déterminer si le différend dont le Qatar a saisi le Conseil de l’OACI est un désaccord entre cet Etat et les appelants à propos de l’interprétation ou de l’application de l’accord de transit. Aux termes de la section 2 de l’article II de celui-ci, la compétence ratione materiae du Conseil est circonscrite à ce type de désaccord.
Elle observe que, dans la requête et le mémoire qu’il a soumis au Conseil de l’OACI le 30 octobre 2017, le Qatar demandait à cet organe «d’établir que, par les mesures prises à [son] encontre, les défendeurs [avaient] contrevenu à leurs obligations au titre de l’accord relatif au transit des services aériens internationaux». Il priait également le Conseil «de déplorer le non-respect par les défendeurs des principes fondamentaux [dudit accord]». Il lui demandait, par conséquent, de prier instamment les défendeurs «de lever, sans délai, toutes les restrictions imposées aux aéronefs immatriculés au Qatar et de se conformer à leurs obligations au titre de l’accord relatif au transit des services aériens internationaux» et «de négocier de bonne foi en vue d’une coopération future harmonieuse dans la région afin de préserver la sécurité, la sûreté, la régularité et l’économie de l’aviation civile internationale». Dans son mémoire, le Qatar indiquait que les parties à l’accord de transit se reconnaissaient mutuellement «dans le cadre des
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services aériens internationaux réguliers … le droit de traverser [leur] territoire sans atterrir [et] le droit d’atterrir pour des raisons non commerciales». Il ajoutait que, «[p]ar leurs actions qui dur[ai]ent depuis le 5 juin 2017, les défendeurs bafou[ai]ent la lettre et l’esprit de l’accord relatif au transit des services aériens internationaux» et «manqu[ai]ent de manière flagrante aux obligations qui leur incomb[ai]ent au titre de cet accord».
La Cour estime que le désaccord entre les Parties soumis au Conseil de l’OACI concerne bien l’interprétation et l’application de l’accord de transit, et qu’il relève par conséquent du champ d’application de la section 2 de l’article II dudit accord. Le seul fait que ce désaccord soit apparu dans un contexte plus large ne prive pas le Conseil de la compétence qu’il tient de ladite disposition.
La Cour ne saurait davantage souscrire à la thèse selon laquelle le Conseil de l’OACI n’aurait pas compétence pour connaître des demandes du Qatar parce que les appelants qualifient de contre-mesures licites les restrictions visant l’aviation qu’ils ont imposées aux aéronefs d’immatriculation qatarienne. Les contre-mesures font partie des circonstances susceptibles d’exclure l’illicéité d’un acte qui serait autrement illicite au regard du droit international, et sont parfois invoquées comme moyen de défense. La perspective qu’un défendeur invoque le recours aux contre-mesures comme moyen de défense dans une procédure sur le fond devant le Conseil de l’OACI n’a pas, en soi, une quelconque incidence sur la compétence de ce dernier telle qu’elle est limitée par les termes de la section 2 de l’article II de l’accord de transit.
La Cour conclut par conséquent que le Conseil de l’OACI n’a pas commis d’erreur en rejetant, s’agissant de sa compétence, la première exception préliminaire dont il était saisi par les appelants.
2. Question de savoir si les demandes du Qatar sont irrecevables pour des raisons liées au principe d’«opportunité judiciaire» (par. 51-62)
La Cour estime que la question qui se pose à elle est celle de savoir si la décision du Conseil de l’OACI de rejeter la première exception préliminaire s’agissant de la recevabilité des demandes du Qatar était correcte. En d’autres termes, la Cour doit s’assurer que les demandes présentées au Conseil sont recevables.
La Cour relève qu’il est difficile d’appliquer le concept d’«opportunité judiciaire» au Conseil de l’OACI. Celui-ci est un organe permanent responsable devant l’assemblée de l’OACI, composé de représentants désignés par les Etats contractants élus par ladite assemblée, et non de membres indépendants agissant à titre personnel, ce qui caractérise un organe judiciaire. En plus de ses fonctions d’organe exécutif et administratif définies aux articles 54 et 55 de la convention de Chicago, il a été investi, par l’article 84, d’une fonction de règlement des désaccords opposant deux ou plusieurs Etats contractants à propos de l’interprétation ou de l’application de la convention et de ses annexes. Cependant, le Conseil de l’OACI n’en devient pas pour autant une institution judiciaire au sens propre du terme. La Cour estime, en tout état de cause, que l’intégrité de la fonction de règlement des différends du Conseil de l’OACI ne serait pas compromise si celui-ci examinait des questions étrangères à l’aviation civile à la seule fin de statuer sur un différend à l’égard duquel il est compétent en vertu de la section 2 de l’article II de l’accord de transit. La possibilité que le Conseil soit appelé à examiner des questions ne relevant pas du champ d’application de l’accord à la seule fin de régler un désaccord relatif à l’interprétation ou à l’application dudit accord ne rendrait donc pas pour autant irrecevable la requête par laquelle il a été saisi de ce désaccord.
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La Cour conclut par conséquent que le Conseil de l’OACI n’a pas commis d’erreur en rejetant la première exception préliminaire en tant qu’elle affirmait l’irrecevabilité des demandes du Qatar.
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Eu égard à ce qui précède, la Cour est d’avis que le deuxième moyen d’appel ne peut être accueilli.
B. Le troisième moyen d’appel : rejet par le Conseil de l’OACI de la seconde exception préliminaire (par. 64-108)
La Cour relève que, comme troisième moyen d’appel, les appelants affirment que le Conseil de l’OACI a commis une erreur en rejetant la seconde exception préliminaire qu’ils avaient soulevée devant lui en tant que défendeurs, par laquelle ils contestaient sa compétence au motif que le Qatar n’avait pas satisfait à la condition préalable de négociation figurant à la section 2 de l’article II de l’accord de transit, ainsi que la recevabilité de la requête portée devant lui au motif qu’elle n’était pas conforme à l’alinéa g) de l’article 2 du Règlement de l’OACI pour la solution des différends.
1. Le non-respect allégué de la condition préalable de négociation requise du Qatar pour saisir le Conseil de l’OACI (par. 65-99)
La Cour relève que la section 2 de l’article II de l’accord de transit renvoie au chapitre XVIII de la convention de Chicago, intitulé «Différends et manquements». Ce chapitre prévoit une procédure de règlement des différends en cas de désaccord à propos de l’interprétation ou de l’application de la convention ou de ses annexes. Il s’ensuit que les désaccords relatifs à l’interprétation ou à l’application de l’accord de transit doivent être réglés au moyen de la procédure établie au chapitre XVIII de la convention de Chicago. La section 2 de l’article II de l’accord de transit précise en outre que les désaccords pouvant être soumis à cette procédure, qui fait intervenir le Conseil de l’OACI, sont seulement ceux qui «ne peu[vent] être réglé[s] par voie de négociation». La Cour note également que l’article 14 du Règlement de l’OACI pour la solution des différends autorise le Conseil à inviter les parties à un différend à négocier directement. Elle observe que la référence, à la section 2 de l’article II de l’accord de transit, à un désaccord qui «ne peut être réglé par voie de négociation» rappelle le libellé des clauses compromissoires de plusieurs autres traités. Elle a déjà dit par le passé que plusieurs clauses de ce type contenaient des conditions préalables de négociation qui devaient être remplies pour que sa compétence soit établie. Elle estime que cette jurisprudence est également pertinente pour l’interprétation de la section 2 de l’article II et son application s’agissant de déterminer la compétence du Conseil de l’OACI. Ainsi, avant d’introduire une requête au titre de l’article 84 de la convention de Chicago (incorporé par voie de référence à la section 2 de l’article II de l’accord de transit), l’Etat contractant doit véritablement tenter de négocier avec le ou les Etats concernés. Si ces négociations ou tentatives de négociation deviennent inutiles ou aboutissent à une impasse, il s’ensuit que le désaccord «ne peut être réglé par voie de négociation» et que la condition préalable à la compétence du Conseil est remplie. La Cour considère qu’une véritable tentative de négociation peut avoir lieu en dehors d’échanges diplomatiques bilatéraux. Les échanges qui se tiennent au sein d’une organisation internationale sont également considérés comme «l’un des moyens établis de conduire des négociations internationales».
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La Cour note que, dans sa réponse concernant l’exception préliminaire soulevée devant le Conseil de l’OACI, le Qatar citait une série de communications datant des mois de juin et juillet 2017, dans lesquelles il priait instamment le Conseil d’intervenir au sujet des restrictions visant l’aviation. Ces communications se rapportaient à la fois auxdites restrictions et aux dispositions de l’accord de transit qui, selon le Qatar, entraient en jeu du fait de leur adoption. La Cour note que nombre des échanges pertinents pour la question de savoir si la condition préalable de négociation a été remplie au regard de la section 2 de l’article II de l’accord de transit ont eu lieu dans le cadre de la démarche entreprise par le Qatar au titre de l’alinéa n) de l’article 54 de la convention de Chicago. En outre, certains de ces échanges ont fait intervenir l’Arabie saoudite, qui n’est pas partie à la présente instance. La Cour rappelle toutefois que la section 2 de l’article II de l’accord de transit dispose que le chapitre XVIII de la convention de Chicago est applicable au règlement de désaccords découlant dudit accord de la même manière qu’il s’applique au règlement de désaccords découlant de la convention. Pour rechercher s’il a été satisfait à la condition préalable de négociation en l’espèce, la Cour juge approprié de tenir compte d’échanges qui ont eu lieu parce que le Qatar avait invoqué l’alinéa n) de l’article 54 de la convention de Chicago. Ces échanges se rapportent à des restrictions visant l’aviation qui ont été adoptées conjointement par les quatre Etats, dont les trois appelants, et qui, selon le Qatar, sont incompatibles avec les obligations que l’accord de transit impose aux appelants. La Cour fait en outre observer que la compétence de l’OACI s’étend indéniablement aux questions liées au survol des territoires des Etats contractants, sujet dont traitent aussi bien la convention de Chicago que l’accord de transit. Les ouvertures faites par le Qatar sous ses auspices se rapportaient directement à l’objet du désaccord sur lequel portait la requête qu’il a ensuite introduite devant le Conseil de l’organisation au titre de la section 2 de l’article II de l’accord de transit. La Cour en conclut que le Qatar a véritablement tenté, au sein de l’OACI, de régler par voie de négociation le désaccord qui l’oppose aux appelants à propos de l’interprétation et de l’application dudit accord.
Quant à la question de savoir si les négociations engagées dans l’enceinte de l’OACI étaient devenues inutiles ou avaient abouti à une impasse avant que le Qatar ne saisisse le Conseil, la Cour a déjà indiqué que l’exigence que le différend ne puisse pas être réglé par voie de négociation «ne saurait être entendue comme une impossibilité théorique de parvenir à un règlement ; elle signifie … qu’«il n’est pas raisonnablement permis d’espérer que de nouvelles négociations puissent aboutir à un règlement»». Dans des affaires précédentes, elle a jugé qu’une condition préalable de négociation était remplie lorsque les positions des parties n’avaient, pour l’essentiel, pas évolué à la suite de plusieurs échanges de correspondance diplomatique ou de réunions. Pour la Cour, le point de savoir si les négociations ont été suffisantes est une question de fait.
La Cour observe qu’en vue de la session extraordinaire du Conseil de l’OACI du 31 juillet 2017, convoquée comme suite à la demande du Qatar, les appelants avaient présenté un document de travail priant instamment le Conseil de limiter toute discussion tenue en application de l’alinéa n) de l’article 54 de la convention de Chicago aux questions relatives à la sécurité de l’aviation civile. A cette session, le Conseil s’est principalement intéressé à des questions autres que les restrictions visant l’aviation qui ont ensuite fait l’objet de la requête du Qatar, accordant une attention particulière aux mesures d’exception à prendre pour faciliter le trafic aérien au-dessus de la haute mer. La Cour est d’avis que, à la clôture de la session extraordinaire, il n’était pas réaliste de penser que le désaccord pouvait être réglé par voie de négociation au sein de l’OACI. Elle garde également à l’esprit les événements survenus en dehors du cadre de cette organisation. Les relations diplomatiques entre le Qatar et les appelants avaient été rompues le 5 juin 2017, concomitamment à l’adoption des restrictions visant l’aviation. Dans ces conditions, la Cour estime que, au moment de l’introduction de ladite requête, il n’était pas raisonnablement permis d’espérer que le désaccord entre les Parties concernant l’interprétation ou l’application de l’accord de transit pourrait être réglé par voie de négociation, que ce soit devant le Conseil de l’OACI ou dans un autre cadre. La Cour rappelle en outre que le Qatar affirme s’être trouvé face à une situation où toute tentative de négociation était à ce point inutile que la condition préalable prévue à cet égard à la section 2 de l’article II de l’accord de transit pouvait être réputée remplie sans qu’il soit exigé du
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Qatar qu’il tente véritablement de négocier. La Cour ayant conclu que pareille tentative avait été faite sans permettre de régler le différend, point n’est besoin pour elle d’examiner cet argument.
Pour les raisons qui précèdent, la Cour estime que le Conseil de l’OACI n’a pas commis d’erreur en rejetant l’argument par lequel les défendeurs, devant lui, plaidaient que le Qatar n’avait pas satisfait à la condition préalable de négociation prévue à la section 2 de l’article II de l’accord de transit avant de le saisir par voie de requête.
2. Question de savoir si le Conseil de l’OACI a eu tort de ne pas déclarer la requête du Qatar irrecevable sur la base de l’alinéa g) de l’article 2 du Règlement de l’OACI pour la solution des différends (par. 100-106)
La Cour relève que l’article 2 du Règlement de l’OACI pour la solution des différends décrit les informations essentielles que doit contenir tout mémoire joint à une requête introduite au titre de l’article 84 de la convention de Chicago (incorporé par voie de référence à la section 2 de l’article II de l’accord de transit), en vue de faciliter l’examen qu’en fera le Conseil de l’OACI. En exigeant une déclaration relative aux négociations, l’alinéa g) dudit article fait écho à la condition préalable de négociation énoncée à la section 2 de l’article II de l’accord de transit.
Dans la requête et le mémoire qu’il a présentés au Conseil de l’OACI, le Qatar a inclus une section intitulée «Déclaration relative aux tentatives de négociation» dans laquelle il indiquait que les défendeurs devant le Conseil «n’[avaient] donné aucune occasion d’entreprendre des négociations» au sujet des restrictions visant l’aviation. La secrétaire générale de l’OACI a confirmé avoir vérifié, au moment de communiquer aux défendeurs devant le Conseil copie de la requête du Qatar, que celle-ci avait été présentée «dans la forme prescrite à l’article 2 [du] Règlement [de l’OACI pour la solution des différends]». La question de fond, c’est-à-dire celle de savoir si le Qatar avait rempli la condition préalable de négociation, a été traitée par le Conseil dans le cadre de la procédure sur les exceptions préliminaires, conformément à l’article 5 du Règlement de l’OACI pour la solution des différends.
La Cour ne voit aucune raison de conclure que le Conseil de l’OACI a eu tort de ne pas déclarer irrecevable, au motif qu’elle n’aurait pas été conforme à l’alinéa g) de l’article 2 du Règlement de l’OACI pour la solution des différends, la requête du Qatar dont il était saisi.
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Pour les raisons qui précèdent, la Cour ne peut accueillir le troisième moyen d’appel.
C. Le premier moyen d’appel : allégation d’absence manifeste de procédure régulière devant le Conseil de l’OACI (par. 109-125)
La Cour rappelle que, par le premier moyen d’appel, les appelants soutiennent que la décision du Conseil «doit être infirmée au motif que la procédure suivie par le Conseil … a manifestement été entachée d’irrégularités et conduite en méconnaissance des principes fondamentaux que sont la régularité de la procédure et le respect du droit d’être entendu».
Elle observe que, dans son arrêt en l’affaire de l’Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI (Inde c. Pakistan), elle avait conclu que le Conseil de l’OACI était parvenu, en l’espèce, à la bonne décision quant à sa compétence, qui est une question juridique objective. Elle avait également fait observer que les irrégularités de procédure alléguées par l’appelante n’avaient pas constitué une atteinte fondamentale aux exigences d’une procédure équitable. Point n’était besoin
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pour la Cour de rechercher si une décision du Conseil qui était correcte en droit devait néanmoins être annulée en raison d’irrégularités procédurales.
Dans la présente affaire, la Cour a rejeté les deuxième et troisième moyens d’appel avancés par les appelants contre la décision du Conseil de l’OACI. Elle considère que les questions que posent les exceptions préliminaires soulevées devant le Conseil en l’espèce constituent des questions juridiques objectives. Elle estime également que les procédures suivies par le Conseil n’ont pas porté atteinte de manière fondamentale aux exigences d’une procédure équitable.
Pour les raisons qui précèdent, le premier moyen d’appel ne peut être accueilli.
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Rappelant qu’elle a déjà dit, dans son arrêt en l’affaire de l’Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI (Inde c. Pakistan), que la convention de Chicago et l’accord de transit lui permettent d’assurer «un certain contrôle» des décisions rendues par le Conseil de l’OACI, la Cour souligne qu’elle sera à même de statuer au mieux sur tout appel dont elle serait saisie à l’avenir si la décision contestée contient les motifs de droit et de fait ayant conduit le Conseil à ses conclusions.
III. DISPOSITIF (PAR. 127)
Par ces motifs,
LA COUR,
1) A l’unanimité,
Rejette l’appel formé le 4 juillet 2018 par le Royaume de Bahreïn, la République arabe d’Egypte et les Emirats arabes unis contre la décision du Conseil de l’Organisation de l’aviation civile internationale en date du 29 juin 2018 ;
2) Par quinze voix contre une,
Dit que le Conseil de l’Organisation de l’aviation civile internationale a compétence pour connaître de la requête dont il a été saisi par le Gouvernement de l’Etat du Qatar le 30 octobre 2017 et que cette requête est recevable.
POUR : M. Yusuf, président ; Mme Xue, vice-présidente ; MM. Tomka, Abraham, Cançado Trindade, Mme Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Crawford, Gevorgian, Salam, Iwasawa, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Berman, juge ad hoc.
M. le juge CANÇADO TRINDADE joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle ; M. le juge GEVORGIAN joint une déclaration à l’arrêt ; M. le juge ad hoc BERMAN joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle.
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Annexe au résumé 2020/3
Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade
1. En l’affaire de l’Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI en vertu de l’article II, section 2, de l’accord de 1944 relatif au transit des services aériens internationaux (ci-après «ICAOB»), le juge Cançado Trindade joint l’exposé de son opinion individuelle, composé de neuf parties, dans lequel il commence par relever que, bien qu’il partage les conclusions du dispositif de l’arrêt de la Cour (ICAOB, par. 127), il est parvenu à celles-ci en suivant un raisonnement distinct, notamment en ce qui concerne les prétendues «contre-mesures» que lui-même récuse (par. 2). Il choisit ce point, soulevé par les Etats appelants, de manière à examiner dans son opinion individuelle l’absence de fondement juridique des «contre-mesures» et leurs effets négatifs sur le droit des gens ainsi que sur la responsabilité de l’Etat, et à consigner les fondements de sa position personnelle à cet égard.
2. Le juge Cançado Trindade commence par traiter les «contre-mesures» ⎯ indûment invoquées par les Etats appelants ⎯ contrevenant aux fondements du droit des gens et de la responsabilité de l’Etat. Rappelant que «l’ordre juridique international [est] fondé sur la justice, et non sur la force» (par. 10), il prévient que
«[l]es contre-mesures rappellent l’ancienne pratique des représailles et, qu’on veuille ou non le reconnaître, elles sont fondées sur la force plutôt que sur la conscience. Le recours aux contre-mesures trahit le degré de développement insuffisant du traitement de la responsabilité de l’Etat» (par. 9).
3. Le juge Cançado Trindade souligne également qu’il convient de s’attacher non pas aux «moyens coercitifs» mais «à la conscience et à la primauté de l’opinio juris communis», en gardant à l’esprit «les fondements mêmes de la responsabilité internationale des Etats» ; il y a donc lieu de «mettre l’accent sur le droit plutôt que sur la force, sur la conscience plutôt que sur la «volonté», sur l’accroissement de l’efficacité du droit international public lui-même» (par. 12). Il déplore grandement que des «contre-mesures» aient été invoquées par les Etats appelants dans la présente affaire ICAOB, desservant ainsi le droit international (par. 13).
4. Le juge Cançado Trindade examine ensuite en détail les longues et vives critiques dont ont fait l’objet les «contre-mesures» dans les débats y afférents menés tant par la Commission du droit international (CDI) de l’Organisation des Nations Unies (ONU) que par la Sixième Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies (troisième et quatrième parties, respectivement) au cours de l’élaboration (1992-2001) du projet d’articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat (2001). Il démontre comment, au cours de ces débats prolongés, des juristes de différents continents ont fortement désapprouvé l’inclusion des «contre-mesures» dans ce document.
5. Le juge Cançado Trindade ajoute qu’en dépit de ces vives critiques, formulées tout au long des travaux préparatoires des dispositions correspondantes du document en question, il est «surprenant et regrettable» que d’aucuns aient milité en faveur de l’inclusion des «contre-mesures», «dénuée du moindre fondement juridique», et qu’il
«est tout aussi surprenant et regrettable que la Cour elle-même se soit référée à des «contre-mesures» dans son arrêt du 25 septembre 1997 en l’affaire relative au Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie) (par. 82-85), puis dans les arrêts qu’elle a rendus aujourd’hui dans les deux affaires ICAOB et ICAOA (par. 49 dans les deux cas)» (par. 38).
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6. Après cela, le juge Cançado Trindade s’intéresse plus particulièrement au fait que l’impératif du règlement judiciaire prévaut sur la «volonté» de l’Etat, traitant d’autres critiques essuyées par l’initiative en faveur d’un examen des prétendues «contre-mesures» (par. 40-41), et rappelant les enseignements que nous ont donnés de véritables juristes, au fil des décennies passées, sur l’importance que revêt la réalisation de la justice (par. 42-44). Il déplore ensuite que, «[e]n la présente espèce, la Cour répète une fois de plus son point de vue selon lequel la compétence est fondée sur le consentement étatique, conception à laquelle [il s’est] toujours opposé en son sein : à [s]on sens, la conscience humaine prime la voluntas» (par. 39).
7. Le juge Cançado Trindade rappelle également que telle est la position qu’il n’a eu de cesse de défendre à la Cour, comme l’illustre par exemple le long raisonnement figurant dans l’exposé de son opinion dissidente joint en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie) (arrêt du 1er avril 2011) (par. 45-52). Selon lui, il y a lieu d’assurer «la reconstruction et l’évolution du jus gentium à notre époque, conformément à la recta ratio, en tant que droit nouveau et véritablement universel de l’humanité, qui devient donc plus sensible à la reconnaissance et à la réalisation de valeurs et d’objectifs communs supérieurs, qui concernent l’humanité dans son ensemble» (par. 52).
8. Le juge Cançado Trindade en vient ensuite à la sixième partie de son opinion individuelle, dans laquelle il présente ses propres réflexions sur la pensée juridique internationale et la primauté de la conscience humaine (recta ratio) sur la «volonté». Il commence par la découverte et l’épanouissement de la recta ratio au cours du processus historique d’humanisation du droit des gens qui a débuté aux XVIe et XVIIe siècles avec les écrits des «pères fondateurs» de la discipline (par. 54-63), mettant l’accent sur le nouveau jus gentium émergeant dans le domaine du droit naturel, qui poursuit aujourd’hui encore son développement. La conception de la recta ratio et de la justice, selon laquelle les êtres humains sont doués d’une dignité intrinsèque, a finalement été regardée comme «indispensable à la primauté du droit des gens lui-même» (par. 54).
9. Le juge Cançado Trindade critique ensuite vivement la personnification de l’Etat puissant et l’influence on ne peut plus regrettable qu’elle a exercée sur le droit international à la fin du XIXe siècle et au cours des premières décennies du XXe siècle ; le «positivisme volontariste», fondé sur le consentement ou la «volonté» des Etats, est devenu le critère prédominant, déniant les êtres humains de jus standi et prévoyant «un droit strictement interétatique, non plus au-dessus des Etats souverains mais entre eux», qui a abouti à l’«irresponsabilité et à la prétendue omnipotence de l’Etat, et n’a pas empêché les atrocités successives commises par ce dernier contre des êtres humains», entre autres «conséquences désastreuses de cette distorsion» (par. 64-65). Et le juge Cançado Trindade d’ajouter que, fort heureusement, la confiance dans le droit des gens n’a pas disparu pour autant, puisque,
«de l’époque des «pères fondateurs» du droit des gens, fondée sur la recta ratio, jusqu’à nos jours, la ligne de pensée jusnaturaliste en droit international ne s’est jamais estompée ; elle a surmonté toutes les crises, dans sa réaction perpétuelle de la conscience humaine contre les atrocités successives commises contre les êtres humains, du fait d’une regrettable exploitation de la servilité et de la couardise du positivisme juridique» (par. 66).
10. Le juge Cançado Trindade précise en outre que le «renouveau ininterrompu» du droit naturel contribue à la sauvegarde du caractère universel des droits inhérents à l’ensemble des êtres humains ⎯ dépassant les normes positives autonomes, privées d’universalité parce qu’elles varient d’un milieu social à un autre ⎯ et reconnaît l’importance des principes fondamentaux du droit
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international (par. 68). Il relève ensuite que, en perpétuant de nos jours cet héritage du jus gentium en mutation, l’on continue de «préserver la conception universaliste du droit international», exprimant «des valeurs universelles et faisant progresser une vision large de la personnalité juridique internationale (qui englobe les êtres humains et l’humanité dans son ensemble) ; cela peut ouvrir la voie à un traitement plus adéquat des problèmes auxquels se heurte le jus gentium moderne, droit international destiné à l’humanité» (voir A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind ⎯ Towards a New Jus Gentium, 3e éd. révisée, La Haye, Nijhoff/Académie de droit international de La Haye, 2020, p. 1-655) (par. 69).
11. Le juge Cançado Trindade rappelle également que le droit international contemporain s’en remet aux «mécanismes de protection des êtres humains face à l’adversité (droit international des droits de l’homme, droit international humanitaire, droit international des réfugiés) ainsi qu’à l’application du droit des organisations internationales» (par. 70). La connaissance et le respect des «principes fondamentaux du droit international sont essentiels à la primauté des droits» (par. 71). Selon le juge, l’erreur élémentaire des tenants du positivisme juridique a été de «méconnaître les principes, qui se trouvent aux fondements de tout système juridique (national ou international), éclairant et encadrant le nouvel ordre juridique dans sa quête d’une réalisation de la justice» (par. 73).
12. Le juge Cançado Trindade en vient à la partie suivante de ses réflexions, qui traite de la conscience juridique universelle dans le rejet du volontarisme et des «contre-mesures». Il estime que, pour ceux qui se consacrent au droit des gens, il est devenu évident que l’on ne peut aborder comme il se doit les fondements et la validité de cette discipline qu’à partir de la conscience juridique universelle, conformément à la recta ratio, qui prime la «volonté». En revanche, le positivisme juridique privilégie de manière statique la «volonté» des Etats. En rejetant ce point de vue, le juge Cançado Trindade formule la critique suivante :
«En tant que sujet de droit international, l’humanité ne saurait être considérée de manière restrictive du seul point de vue des Etats ; force est de reconnaître les limites de ces derniers dans l’optique de l’humanité, celle-ci constituant aussi un sujet de droit international contemporain.
Il est clair que la conscience humaine prévaut largement sur la «volonté». L’émergence, la formation, le développement et l’expansion du droit des gens sont fondés sur la recta ratio et guidés par les principes généraux du droit ainsi que par les valeurs humaines. Le droit et la justice sont interdépendants ; ils évoluent de conserve. Il est regrettable que la grande majorité des praticiens du droit international surestiment la «volonté» des parties en litige, sans se rendre compte de l’importance des principes fondamentaux et des valeurs humaines supérieures.
Le volontarisme et le positivisme ont en soi desservi le droit international. Les prétendues «contre-mesures» constituent un exemple de la déconstruction qui en résulte, et qui ne devrait pas avoir sa place dans la pratique juridique» (par. 75-78).
13. Le juge Cançado Trindade s’intéresse ensuite à l’interdépendance entre le droit et la justice, ainsi qu’aux principes juridiques généraux qui se trouvent aux fondements du nouveau jus gentium. Il recense un certain nombre de points restant à examiner : premièrement, les considérations élémentaires d’humanité dans le corpus juris gentium (par. 79-81) ; deuxièmement, les souffrances humaines et la nécessité de protéger les victimes ; et troisièmement l’interdépendance entre le droit et la justice guidant la construction jurisprudentielle. S’agissant du premier point, il fait observer que, de nos jours, l’universalisation et l’humanisation en pleine évolution du droit des gens sont «fidèles à la pensée des «pères fondateurs» de la discipline», et
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qu’elles tiennent compte des «besoins et aspirations de la communauté internationale, ainsi que de l’humanité dans son ensemble» (par. 82).
14. Pour ce qui est du deuxième point, le juge Cançado Trindade souligne qu’il est nécessaire de se pencher sur les conséquences de la cruauté humaine et de protéger les victimes de l’injustice et des souffrances humaines (par. 83-85). Il rappelle qu’en 1948, année historique, le droit des gens lui-même a manifesté un souci de l’humanité, comme l’illustre l’adoption successive de différents instruments, parmi lesquels la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme de l’Organisation des Etats américains (OEA) (le 2 mai 1948), la convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide (le 9 décembre 1948) et la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par les Nations Unies (le 10 décembre 1948) ; le «droit international des droits de l’homme voyait enfin le jour, renforçant à compter de ces instants historiques la position des êtres humains et leurs droits inhérents dans le corpus juris gentium» (par. 86).
15. En ce qui concerne le troisième point, le juge Cançado Trindade souligne que la reconnaissance de l’interdépendance entre le droit et la justice a fini par guider la construction jurisprudentielle, de manière à «éviter la voie d’une dissociation indue et regrettable entre droit et justice, sur laquelle les tenants du positivisme juridique s’étaient engagés» (par. 87). Il est clair que
«le droit et la justice ne sont nullement dissociés ; ils sont interdépendants et progressent de conserve. Après tout, c’est dans la pensée jusnaturaliste que la notion de justice a toujours occupé une place centrale, guidant le droit dans son ensemble. Selon moi, la justice se trouve, en somme, au commencement de tout droit, dont elle constitue de surcroît la fin ultime (A. A. Cançado Trindade, «Reflexiones sobre la Presencia de la Persona Humana en el Contencioso Interestatal ante la Corte Internacional de Justicia: Desarrollos Recientes», Anuario de los Cursos de Derechos Humanos de Donostia-San Sebastián ⎯ Universidad del País Vasco (2017), vol. 17, p. 223-271)» (par. 89).
16. Au surplus, le juge Cançado Trindade souligne que le droit des gens «ne peut être dûment examiné que s’il est tenu compte de ses fondements, ainsi que de ses principes de base qui imprègnent l’ensemble de son corpus juris, conformément à la philosophie du droit naturel» (par. 90). Il rappelle ensuite (par. 91-92 et 94) qu’il n’a eu de cesse de formuler cette observation au fil des années dans la jurisprudence de la Cour, par exemple dans l’exposé de son opinion individuelle joint à l’avis consultatif donné par la Cour le 22 juillet 2010 sur la question de la Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo ; dans l’exposé de son opinion individuelle joint à l’avis consultatif donné par la Cour le 25 février 2019 sur les Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965 ; et dans l’exposé de son opinion dissidente joint à l’arrêt rendu par la Cour le 1er avril 2011 en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie).
17. En outre, dans l’exposé de son opinion individuelle qu’il a joint à l’arrêt sur les exceptions préliminaires rendu le 8 novembre 2019 en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), le juge Cançado Trindade a appelé l’attention sur l’importance du droit à réparation (par. 95). Dans le cours qu’il a dispensé en 2017 à l’Académie de droit international de La Haye, il a par ailleurs prévenu que «la position fondamentale d’un tribunal international ne p[ouvai]t être que principiste, sans faire de concessions injustifiées au volontarisme des Etats» ;
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dans le «jus gentium en évolution, les considérations fondamentales de l’humanité jouent un rôle de la plus haute importance» (A. A. Cançado Trindade, «Les tribunaux internationaux et leur mission commune de réalisation de la justice : développements, état actuel et perspectives», Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye (2017), vol. 391, p. 59 et 61-62)» (par. 93).
18. Le juge Cançado Trindade précise ensuite que, en plus d’être habilité à régler des différends, un tribunal international peut dire le droit (juris dictio), en gardant à l’esprit que le droit des gens contemporain s’applique directement aux Etats, organisations internationales, peuples et personnes, ainsi qu’à l’humanité. Les avancées ayant été accomplies jusqu’à présent n’auraient pu l’être si l’on avait ignoré que la conscience humaine primait la «volonté» ; les fondements du droit international émanent en effet clairement de la conscience humaine, conscience juridique universelle, et non de la prétendue «volonté» d’Etats individuels (par. 96-99).
19. Le juge Cançado Trindade estime que pareilles avancées auraient toutefois dû être examinées plus amplement, puisque, au lieu de se concentrer sur les principes généraux du droit, la Cour «a indûment fait grand cas du «consentement» de l’Etat», attitude qu’il n’a eu de cesse de critiquer. Selon lui, les principes généraux du droit se trouvent aux fondements mêmes du droit international, en ce qu’ils sont essentiels à la réalisation de la justice, et doivent être gardés à l’esprit dans le cadre plus large comprenant l’expansion de la compétence internationale, l’expansion concomitante des personnalité et capacité juridiques internationales ainsi que de la responsabilité internationale, et les mécanismes de mise en oeuvre correspondants (par. 99).
20. Le juge Cançado Trindade ajoute que cette expansion (de la compétence internationale, des personnalité et capacité juridiques, et de la responsabilité), qui est caractéristique de notre époque, vient quant à elle «favoriser l’encourageant processus historique en cours de l’humanisation du droit international». Selon lui, il y a eu des affaires en lesquelles de véritables avancées ont été réalisées, ce qui imposait de surmonter certaines difficultés persistantes1, en écartant les dogmes du passé ; il souligne que les droits de la personne humaine ont «bel et bien fait leur entrée» également dans le cadre du contentieux interétatique traditionnel de la Cour (par. 100).
21. Enfin, le juge Cançado Trindade présente dans un épilogue ses considérations finales concernant les points traités dans son opinion individuelle. Il relève que les affaires ICAOB et ICAOA portées devant la Cour montrent une nouvelle fois que «l’on ne peut procéder correctement au règlement judiciaire international qu’en se plaçant dans une perspective humaniste, indispensable pour éviter les écueils d’un volontarisme étatique dépassé et oiseux» (par. 105). Selon lui,
«[l]a recta ratio et la ligne de pensée jusnaturaliste en droit international ne se sont jamais estompées jusqu’à nos jours, en tant que réaction perpétuelle de la conscience humaine contre la servilité et la couardise du positivisme juridique et les violations des droits des êtres humains... Les fondements et la validité du droit des gens ne peuvent être abordés comme il se doit qu’à partir de la conscience juridique universelle, conformément à la recta ratio» (par. 106).
1 Dans certaines de ses décisions des dix dernières années, la Cour a su transcender la dimension interétatique en rendant justice, notamment en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), arrêts sur le fond du 30 novembre 2010 et sur les réparations du 19 juin 2012, auxquels le juge Cançado Trindade a joint l’exposé de son opinion individuelle, et en l’affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/Niger), arrêt sur le fond du 16 avril 2013, auquel le juge Cançado Trindade a également joint l’exposé de son opinion individuelle.
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22. Le juge Cançado Trindade estime que la traditionnelle perspective interétatique du droit international «a assurément été transcendée», avec l’expansion de la personnalité juridique internationale qui englobe aujourd’hui, outre les Etats, les organisations internationales, les personnes et les peuples, ainsi que l’humanité (par. 112). Tout au long de l’exposé de son opinion individuelle, il soutient que les fondements du droit des gens émanent clairement de la conscience humaine ⎯ conscience juridique universelle ⎯, et non de la prétendue «volonté» d’Etats individuels (par. 111).
23. Le juge Cançado Trindade affirme que les «principes généraux du droit sont une manifestation de la conscience juridique universelle», rappelant l’attention attachée en permanence à la préservation de l’interdépendance inéluctable entre le droit et la justice ; la communauté internationale ne peut faire abstraction des «principes et valeurs universels du droit des gens», qui sont essentiels à la réalisation de la justice. Il ressort à l’évidence de la présente affaire ICAOB que les «contre-mesures» sont infondées, ne fournissant pas le moindre motif juridique pour une quelconque action juridique (par. 109-110) ; cette affaire révèle en outre «l’importance que revêt la connaissance de la formation historique du droit des gens, ainsi que de la nécessité, pour la Cour, de rester fidèle à la réalisation de la justice, qui prime clairement la «volonté» des Etats» (par. 114).
Déclaration de M. le juge Gevorgian
Dans sa déclaration, le juge Gevorgian expose les motifs de son désaccord avec certains aspects du raisonnement suivi par la Cour en ce qui concerne le deuxième moyen d’appel avancé par les demandeurs, en particulier l’analyse figurant aux paragraphes 48 et 61 de l’arrêt.
Selon lui, la Cour n’est pas fondée à invoquer la jurisprudence se rapportant à sa propre compétence ⎯ en l’occurrence l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire relative au Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran — pour évaluer la compétence du Conseil de l’OACI. Les différences importantes entre les deux organes, notamment le fait que le Conseil soit composé non pas de magistrats indépendants mais de membres représentant les Etats contractants, que ces membres agissent sur les instructions de leur gouvernement, ou encore que le Conseil exerce principalement des fonctions d’ordre technique et administratif, constituent autant de raisons de considérer que les principes de compétence qui valent pour la Cour ne s’appliquent pas de la même façon au Conseil de l’OACI.
En outre, la Cour va trop loin en formulant l’énoncé général selon lequel l’intégrité de la fonction de règlement des différends du Conseil de l’OACI «ne serait pas compromise» si celui-ci examinait des questions étrangères à l’aviation civile afin de résoudre un différend à l’égard duquel il est compétent. Le principe fondamental demeure que les Etats ne relèvent de la compétence du Conseil que dans la mesure où ils y ont consenti. Or, les Etats n’ont pas donné leur consentement au règlement par le Conseil de différends sans lien avec l’aviation civile. La nécessité de respecter le principe du consentement est d’autant plus importante dans le contexte particulier du Conseil de l’OACI, dont le mandat de règlement des différends est restreint.
Opinion individuelle de M. le juge ad hoc Berman
1. Dans son opinion individuelle, le juge ad hoc Berman convient que, les Etats demandeurs n’ayant établi aucun des trois moyens d’appel qu’ils avancent, l’appel doit être rejeté. Il souligne toutefois que la Cour, en disant ensuite que le Conseil de l’OACI «a compétence pour connaître» de la requête dont il a été saisi par le Qatar, formule un énoncé qui n’est guère en rapport avec les conclusions qui lui ont été réellement présentées par l’une et l’autre des Parties, et qui risque fort, s’il n’est pas assorti de précisions ou d’explications, de faire naître méprise ou confusion dans l’application future de l’article 84 de la convention de Chicago. Le juge ad hoc Berman a donc voté
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contre le point 2) du paragraphe 127 de l’arrêt et tient à exposer les raisons de ce choix, dans l’espoir que cela pourra présenter une réelle utilité pour le Conseil de l’OACI à l’avenir.
2. Le juge ad hoc Berman estime que le libellé de l’article 84 n’indique pas clairement, tant s’en faut, quel pouvoir cet article vise à conférer au Conseil de l’OACI outre ceux qui découlent des autres dispositions de la convention de Chicago prise dans son ensemble, notamment les fonctions «obligatoires» énoncées en son article 54. Ce qu’ajoute l’article 84 devrait donc concerner la nature ou le statut juridique de la décision que rend le Conseil sur une requête dont il est saisi en vertu de cette disposition, et non sa compétence pour connaître de cette requête. Le juge ad hoc Berman déplore que, en utilisant dans le dispositif le terme «compétence» ⎯ auquel sont généralement associées des notions de pouvoir et de procédure judiciaires ⎯ au sujet des fonctions que tient le Conseil de l’article 84, la Cour ait contribué à maintenir cette confusion au lieu de s’employer à la dissiper.
3. Le juge ad hoc Berman appelle l’attention sur la formulation de l’article 84, qui parle de «désaccord[s]» entre Etats contractants «à propos de» l’interprétation ou l’application de la convention. Il souligne que, quoique le terme «différends» apparaisse dans l’intitulé de l’article et figure également, au singulier, à deux reprises dans son texte même, ce à quoi l’article ouvre la voie et ce sur quoi le Conseil de l’OACI doit donc «statue[r]», ce sont les «désaccord[s] entre deux ou plusieurs Etats contractants» qui, s’ils ne sont pas réglés entre ces derniers, peuvent être soumis au Conseil par tout Etat «impliqué dans» le désaccord en question. Rappelant que, s’agissant des clauses «attributives de compétence», la Cour a pour pratique constante d’en examiner précisément et minutieusement le libellé, conformément aux principes d’interprétation des traités énoncés par la convention de Vienne, le juge ad hoc Berman estime regrettable qu’elle ne se soit nullement intéressée à l’emploi que fait l’article 84 de ces deux termes distincts, qui, tels qu’ils sont utilisés dans le présent contexte, pourraient sans aucune difficulté se voir attribuer tout le sens qui leur est propre, afin d’éclairer le rôle et la fonction que confère cet article au Conseil.
4. Le juge ad hoc Berman est d’avis que, si l’article 84, pris dans son ensemble, s’inscrit donc assurément, dans une certaine mesure, dans le régime du «règlement des différends» ⎯ au sens large et oecuménique de l’article 33 de la Charte des Nations Unies ⎯, les termes utilisés ne sont toutefois manifestement pas ceux du règlement judiciaire. Or, c’est bien le règlement judiciaire qui emporte la notion de «compétence», ou «juridiction» (jus dicere), et, partant, celle de résultat juridiquement contraignant qui découle de son exercice.
5. Aux raisons fournies par la Cour au paragraphe 60 de l’arrêt pour expliquer que le Conseil de l’OACI ne saurait être considéré comme un organe judiciaire, quel que soit le sens ordinaire attribué à ce terme, le juge ad hoc Berman ajoute le fait que les membres du Conseil sont réputés agir selon les instructions de leurs gouvernements, y compris dans l’exercice des fonctions que leur confère l’article 84. Il mentionne aussi un autre facteur, peut-être plus important encore selon lui, soit le fait que le Conseil lui-même, lorsqu’il a établi son propre Règlement aux fins de la mise en oeuvre de l’article 84, s’est ménagé la possibilité de prendre certaines mesures ⎯ par exemple, prêter assistance aux parties en vue de faciliter leur négociation ou désigner des conciliateurs ⎯, qui sont naturellement et généralement associées aux prérogatives de l’organe exécutif suprême d’un organisme technique de premier plan, ou à celles d’un amiable compositeur, mais pas à celles d’une instance judiciaire, quelle qu’elle soit. Le juge ad hoc Berman est d’avis que la Cour n’a pas, dans l’arrêt, tiré de ce point les conclusions qui s’imposaient.
6. En conséquence, le juge ad hoc Berman se demande si les Etats contractants à la convention de Chicago, ou par la suite le Conseil de l’OACI lui-même lorsqu’il a entendu donner
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effet à leurs souhaits, ont vraiment pu envisager l’article 84 comme conférant au Conseil un quelconque pouvoir judiciaire pour statuer, avec effet juridique contraignant, sur un différend entre deux Etats membres. Soulignant qu’il est également révélateur que le droit de faire appel d’une décision est, selon les termes mêmes de l’article 84, ouvert à tout Etat contractant, qu’il soit ou non partie à un différend ou un désaccord, le juge ad hoc Berman estime qu’une autre lecture convaincante peut être faite de cette disposition, à savoir qu’elle confère au Conseil non pas une «compétence» mais une haute fonction administrative, fondée sur les connaissances et l’expertise particulières qui sont les siennes dans le domaine de l’aviation civile, en vertu de laquelle cet organe rend des décisions d’application générale, faisant autorité, sur le sens à donner aux dispositions de la convention et les obligations qui en découlent, que ces questions s’inscrivent ou non dans le cadre de différends particuliers entre des Etats membres concernant leurs droits et obligations mutuels. Une telle lecture de l’article 84 reviendrait à considérer les décisions du Conseil comme des déclarations faisant autorité et s’appliquant de manière générale et avec la même force à l’égard de tous les Etats contractants de la convention de Chicago, pour le plus grand bénéfice du régime essentiel de l’aviation civile internationale. Cela permettrait en outre de préciser et de faciliter le rôle de la Cour elle-même dans le cadre de sa fonction d’appel, tout en lui évitant d’avoir à se mêler de questions de politique en matière d’aviation. Le juge ad hoc Berman précise toutefois que, aucun de ces points n’ayant, regrettablement, été examiné par les Parties dans leurs argumentations respectives, la question demeure ouverte et devra être tranchée par la Cour à un stade ultérieur, lorsque l’occasion se présentera et le besoin s’en fera sentir.
7. Le juge ad hoc Berman soulève deux autres points plus particuliers, qui concernent certains aspects précis de l’arrêt.
8. Le premier a trait au paragraphe 49 de l’arrêt, où la Cour s’abstient inexplicablement de tirer le corollaire de sa conclusion principale selon laquelle le Conseil de l’OACI ne saurait se voir priver de la compétence qu’il tient de l’article 84 par le simple fait que l’une des parties à un désaccord invoque, pour justifier ses actes, un moyen de défense ne relevant pas de la convention de Chicago. De l’avis du juge ad hoc Berman, il s’ensuit nécessairement que l’invocation d’une défense juridique plus large ne saurait non plus avoir pour effet d’élargir ou d’étendre cette même compétence. Cela ressort implicitement de l’énoncé de la Cour, mais celle-ci a néanmoins manqué une occasion précieuse de le dire expressément.
9. Le second point concerne les questions liées à la régularité de la procédure, que la Cour évacue un peu abruptement, de l’avis du juge ad hoc Berman, aux paragraphes 123 et 124 de l’arrêt, où elle s’abstient d’examiner de manière plus nuancée, ainsi que l’exigeraient les conditions actuelles, le traitement cavalier qu’elle avait réservé à cette question dans l’unique précédent, datant de 1972. Le juge ad hoc Berman estime concevable, même si elle est peu susceptible de se produire, l’éventualité qu’un vice grave de procédure puisse entraîne la nullité d’une décision du Conseil de l’OACI ou rendre celle-ci juridiquement incorrecte. Il importe, selon lui, d’éviter de donner, par une formulation trop large, la moindre impression que la question des irrégularités de procédure laisse la Cour indifférente. On ne peut donc que se féliciter de ce que celle-ci ait au moins rappelé, au paragraphe 126 de l’arrêt, que le cadre même posé par l’article 84 impose certaines conditions obligatoires auxquelles le Conseil est lui aussi tenu de satisfaire pour traduire effectivement dans la pratique le droit d’appel énoncé dans cet article, notamment l’obligation de motiver ses décisions. Le juge ad hoc Berman regrette que le Conseil ait adopté les décisions contestées sans fournir le moindre élément quant aux raisons qui les sous-tendaient, au mépris des règles directement applicables qu’il avait lui-même établies. Et il eût été souhaitable, selon lui, que la Cour fût disposée à déclarer qu’une telle manière de procéder était juridiquement inacceptable, afin d’aider le Conseil dans ses décisions futures.
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Résumé de l'arrêt du 14 juillet 2020