COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
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Résumé
Document non officiel
No 2018/4
Le 23 juillet 2018
Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis)
La Cour commence par rappeler que, le 11 juin 2018, le Qatar a introduit une instance contre les Emirats arabes unis à raison de violations alléguées de la convention internationale du 21 décembre 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR»). Le Qatar y affirmait notamment que, à partir du 5 juin 2017, les Emirats arabes unis avaient promulgué et mis en oeuvre un ensemble de mesures discriminatoires qui ciblaient les Qatariens au motif de leur origine nationale. Il soutenait en particulier que les Emirats arabes unis avaient expulsé tous les Qatariens se trouvant à l’intérieur de leurs frontières et interdit à tous les Qatariens d’entrer sur le territoire des Emirats arabes unis, portant ainsi atteinte à certains droits garantis par la CIEDR, notamment le droit de se marier et de choisir un conjoint, le droit à la santé et aux soins médicaux, le droit à l’éducation et à la formation professionnelle, le droit à la propriété, le droit au travail ou bien encore le droit à un traitement égal devant les tribunaux. La requête était accompagnée d’une demande en indication de mesures conservatoires tendant à protéger les droits que le Qatar tient de la CIEDR dans l’attente d’une décision sur le fond.
1. Compétence prima facie (par. 14-41)
La Cour fait tout d’abord observer qu’elle ne peut indiquer des mesures conservatoires que si les dispositions invoquées par le demandeur apparaissent prima facie constituer une base sur laquelle sa compétence pourrait être fondée ; elle n’a pas besoin de s’assurer de manière définitive qu’elle a compétence quant au fond de l’affaire. Elle note que, en la présente espèce, le Qatar entend fonder la compétence de la Cour sur le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de la Cour et sur l’article 22 de la CIEDR1. La Cour doit donc, en premier lieu, rechercher si ces dispositions lui confèrent prima facie compétence pour statuer sur l’affaire au fond, ce qui lui permettrait sous réserve que les autres conditions nécessaires soient réunies d’indiquer des mesures conservatoires.
1 L’article 22 de la CIEDR se lit comme suit :
«Tout différend entre deux ou plusieurs Etats parties touchant l’interprétation ou l’application de la présente Convention qui n’aura pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues par ladite Convention sera porté, à la requête de toute partie au différend, devant la Cour internationale de Justice pour qu’elle statue à son sujet, à moins que les parties au différend ne conviennent d’un autre mode de règlement.»
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A. Existence d’un différend touchant l’interprétation ou l’application de la CIEDR
Après avoir noté que le Qatar et les Emirats arabes unis sont tous deux parties à la CIEDR, la Cour observe que l’article 22 de cet instrument subordonne sa compétence à l’existence d’un différend touchant l’interprétation ou l’application de la convention. Elle recherche donc si les actes dont le Qatar tire grief sont, prima facie, susceptibles d’entrer dans les prévisions de la CIEDR et si, par suite, le différend est de ceux dont elle pourrait avoir compétence pour connaître ratione materiae.
La Cour considère qu’il ressort des arguments et des documents qui lui ont été présentés que les Parties s’opposent sur la nature et la portée des mesures prises par les Emirats arabes unis à partir du 5 juin 2017, ainsi que sur le point de savoir si elles touchent leurs droits et obligations découlant de la CIEDR. Elle note que le Qatar affirme que les mesures adoptées par les Emirats arabes unis ciblaient délibérément les Qatariens au motif de leur origine nationale. En conséquence, selon le Qatar, les Emirats arabes unis ont manqué aux obligations qui leur incombent en vertu des articles 2 (condamnation de la discrimination raciale), 4 (interdiction de l’incitation à la discrimination raciale), 5 (interdiction de la discrimination raciale dans la jouissance d’un certain nombre de droits civils, économiques, sociaux et culturels), 6 (protection et voies de recours effectives contre tous actes de discrimination raciale) et 7 (engagement à prendre des mesures pour lutter contre la discrimination raciale) de la convention. Elle observe que le Qatar soutient en particulier que, sous l’effet des mesures prises le 5 juin 2017, des familles mixtes qataro-émiriennes ont été séparées, l’accès des Qatariens aux soins médicaux sur le territoire des Emirats arabes unis a été suspendu, empêchant les personnes suivant un traitement médical de continuer à en bénéficier, des étudiants qatariens n’ont pu terminer leurs études aux Emirats arabes unis ni en poursuivre ailleurs parce que les universités des Emirats arabes unis refusaient de leur communiquer leur dossier universitaire, et les Qatariens n’ont pu jouir d’un traitement égal devant les tribunaux et autres organes judiciaires aux Emirats arabes unis. Les Emirats arabes unis, pour leur part, nient catégoriquement avoir commis l’une quelconque de ces violations.
De l’avis de la Cour, les actes dont le Qatar fait état, en particulier l’annonce par les Emirats arabes unis, aux termes de la déclaration du 5 juin 2017 qui aurait ciblé les Qatariens au motif de leur origine nationale , selon laquelle les Qatariens devaient quitter le territoire dans un délai de 14 jours avec interdiction d’y revenir, et les restrictions présumées qui s’en sont suivies, notamment l’entrave à l’exercice de leur droit de se marier et de choisir leur conjoint, leur droit à l’éducation, leur droit aux soins médicaux et leur droit à un traitement égal devant les tribunaux, sont susceptibles d’entrer dans le champ d’application ratione materiae de la CIEDR. La Cour considère que, si les Parties s’opposent sur le point de savoir si la discrimination fondée sur l’«origine nationale», telle que visée au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR, englobe la discrimination fondée sur la «nationalité actuelle» des intéressés, point n’est besoin, au vu de ce qui précède, qu’elle décide à ce stade de la procédure laquelle de ces interprétations divergentes de la convention est correcte.
La Cour conclut que les éléments susmentionnés suffisent, à ce stade, à établir l’existence entre les Parties d’un différend touchant l’interprétation ou l’application de la CIEDR.
B. Conditions procédurales préalables
La Cour rappelle qu’elle a déjà indiqué que le libellé de l’article 22 de la CIEDR établissait des conditions procédurales préalables auxquelles il devait être satisfait avant toute saisine de la Cour. Aux termes de l’article 22 de la CIEDR, elle ne peut être saisie que d’un différend «qui n’aura pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues par [la] Convention». La même disposition précise qu’un tel différend ne peut être porté devant la Cour à la requête de l’une ou l’autre des parties à ce différend que si celles-ci ne sont pas convenues d’un autre mode de règlement. La Cour note qu’aucune des Parties ne prétend qu’elles se seraient accordées sur un autre mode de règlement.
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Au sujet de la première condition préalable, à savoir les négociations auxquelles il est fait référence dans la clause compromissoire, la Cour fait observer qu’elles sont à distinguer des simples protestations ou contestations, et supposent que l’une des parties ait véritablement cherché à engager un dialogue avec l’autre, en vue de régler le différend. Si les parties ont cherché à négocier ou ont entamé des négociations, cette condition préalable n’est réputée remplie que lorsque la tentative de négocier a été vaine ou que les négociations ont échoué, sont devenues inutiles ou ont abouti à une impasse. Pour que la condition relative à la négociation préalable prévue par la clause compromissoire d’un traité soit réputée remplie, ladite négociation doit concerner l’objet du différend, qui doit lui-même se rapporter aux obligations de fond prévues par l’instrument en question. Au stade actuel de la procédure, la Cour doit d’abord déterminer s’il apparaît que le Qatar a véritablement cherché à mener des négociations avec les Emirats arabes unis en vue de régler le différend qui les oppose au sujet du respect, par ces derniers, des obligations de fond leur incombant au titre de la CIEDR, et si le Qatar les a poursuivies autant qu’il était possible.
La Cour note que les Parties n’ont pas contesté que des questions relatives aux mesures que les Emirats arabes unis ont prises au mois de juin 2017 ont été soulevées par des représentants du Qatar à plusieurs reprises dans des enceintes internationales, y compris l’Organisation des Nations Unies, en présence de représentants des Emirats arabes unis. Elle observe en outre que, dans une lettre datée du 25 avril 2018 et adressée au ministre d’Etat des affaires étrangères des Emirats arabes unis, le ministre d’Etat des affaires étrangères du Qatar, se référant aux violations alléguées résultant des mesures prises par les Emirats arabes unis à partir du 5 juin 2017, a déclaré qu’«il [était] nécessaire d’engager des négociations afin de mettre un terme à ces violations et à leurs effets dans un délai ne dépassant pas deux semaines». Elle considère que cette lettre contenait une offre du Qatar de négocier avec les Emirats arabes unis au sujet du respect, par ces derniers, des obligations de fond que leur impose la CIEDR. Au vu de ce qui précède, et étant donné que le défendeur n’a pas répondu à cette invitation formelle de négocier, la Cour est d’avis que les questions soulevées en la présente espèce n’avaient pas pu être réglées par voie de négociation au moment du dépôt de la requête.
La Cour en vient ensuite à la seconde condition préalable énoncée à l’article 22 de la CIEDR, qui a trait aux «procédures expressément prévues par la convention». Elle rappelle que, aux termes de l’article 11 de cet instrument, «[s]i un Etat partie estime qu’un autre Etat également partie n’applique pas les dispositions de la présente convention», il peut appeler l’attention du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale sur la question. La Cour note que le Qatar a, le 8 mars 2018, adressé au Comité une communication au titre de l’article 11 de la convention. Elle observe toutefois que le demandeur ne se fonde pas sur cette communication aux fins de démontrer que la Cour a compétence prima facie en la présente espèce. Quoique les Parties soient en désaccord sur le point de savoir si les négociations et le recours aux procédures visées à l’article 22 de la CIEDR constituent des conditions préalables alternatives ou cumulatives auxquelles il doit être satisfait avant toute saisine de la Cour, cette dernière est d’avis qu’elle n’a pas à se prononcer sur cette question à ce stade de la procédure.
Au vu de l’ensemble des éléments exposés ci-dessus, la Cour estime que les conditions procédurales préalables à sa saisine énoncées à l’article 22 de la CIEDR apparaissent, à ce stade, avoir été remplies.
C. Conclusion quant à la compétence prima facie
A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que, prima facie, elle a compétence en vertu de l’article 22 de la CIEDR pour connaître de l’affaire dans la mesure où le différend entre les Parties concerne «l’interprétation ou l’application» de cette convention.
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2. Les droits dont la protection est recherchée et les mesures sollicitées (par. 43-59)
La Cour rappelle que le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires qu’elle tient de l’article 41 de son Statut a pour objet de sauvegarder, dans l’attente de sa décision sur le fond de l’affaire, les droits de chacune des parties. Il s’ensuit qu’elle doit se préoccuper de sauvegarder par de telles mesures les droits que l’arrêt qu’elle aura ultérieurement à rendre pourrait reconnaître à l’une ou à l’autre des parties. Aussi ne peut-elle exercer ce pouvoir que si elle estime que les droits allégués par la partie demanderesse sont au moins plausibles. En outre, un lien doit exister entre les droits dont la protection est recherchée et les mesures conservatoires demandées.
La Cour note que la CIEDR impose aux Etats parties un certain nombre d’obligations en ce qui concerne l’élimination de la discrimination raciale sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations. Elle rappelle, comme elle l’a déjà fait par le passé dans d’autres affaires concernant la CIEDR, qu’il existe une corrélation entre le respect des droits des individus, les obligations incombant aux Etats parties au titre de la CIEDR et le droit qu’ont ceux-ci de demander l’exécution de ces obligations. Elle observe que les articles 2, 4, 5, 6 et 7 de la CIEDR visent à protéger les individus contre la discrimination raciale. En conséquence, dans le contexte d’une demande en indication de mesures conservatoires, un Etat partie à la CIEDR ne peut se prévaloir des droits que les articles susmentionnés lui confèrent que si les actes dont il tire grief semblent constituer des actes de discrimination raciale au sens de l’article premier de la convention.
En l’espèce, au vu des éléments de preuve que les Parties ont produits devant elle, la Cour relève qu’il apparaît que les mesures adoptées par les Emirats arabes unis à partir du 5 juin 2017 visaient uniquement les Qatariens et non les autres non-ressortissants résidant sur le territoire des Emirats arabes unis. Elle observe également que ces mesures étaient dirigées à l’encontre de tous les Qatariens résidant aux Emirats arabes unis, sans considération de la situation individuelle des personnes concernées. Il appert donc que certains des actes dont le Qatar tire grief peuvent constituer des actes de discrimination raciale au sens de la convention. En conséquence, la Cour conclut qu’au moins certains des droits revendiqués par le Qatar au titre de l’article 5 de la CIEDR sont plausibles. Tel est le cas, par exemple, s’agissant de la discrimination raciale prétendument subie dans l’exercice de droits tels que le droit de se marier et de choisir son conjoint, le droit à l’éducation, ainsi que le droit à la liberté de circulation et le droit d’accès à la justice.
La Cour en vient ensuite à la question du lien entre les droits revendiqués et les mesures conservatoires sollicitées.
La Cour a déjà conclu qu’au moins certains des droits revendiqués par le Qatar au titre de l’article 5 de la CIEDR étaient plausibles. Elle rappelle que l’article 5 proscrit la discrimination dans l’exercice de divers droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. La Cour considère que les mesures sollicitées par le Qatar visent non seulement à ce que les Qatariens ne soient plus collectivement expulsés du territoire des Emirats arabes unis, mais aussi à protéger d’autres droits particuliers qui sont énoncés à l’article 5 de la CIEDR. La Cour conclut, en conséquence, qu’il existe un lien entre les droits dont la protection est recherchée et les mesures conservatoires sollicitées par le Qatar (voir communiqué de presse no 2018/26).
3. Le risque de préjudice irréparable et l’urgence (par. 60-71)
La Cour rappelle qu’elle a le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires lorsqu’un préjudice irréparable risque d’être causé aux droits en litige, et que ce pouvoir ne sera exercé que s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits concernés.
La Cour estime que certains des droits en cause dans la présente procédure en particulier plusieurs de ceux qui sont garantis aux alinéas a), d) et e) de l’article 5 de la CIEDR sont de nature telle que le préjudice qui leur serait porté pourrait se révéler irréparable. Au vu des éléments
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de preuve qui lui ont été présentés par les Parties, elle est d’avis que les Qatariens qui résidaient aux Emirats arabes unis avant le 5 juin 2017 apparaissent se trouver toujours dans une situation de vulnérabilité pour ce qui est des droits qu’ils tiennent de l’article 5 de la convention. A ce sujet, la Cour relève que, à la suite de la déclaration du 5 juin 2017, nombre de Qatariens résidant aux Emirats arabes unis à cette date ont apparemment été contraints de quitter leur lieu de résidence sans possibilité de retour. Elle constate que cette situation semble avoir entraîné un certain nombre de conséquences dont les effets, pour les personnes concernées, paraissent persister à ce jour : des familles mixtes qataro-émiriennes ont été séparées ; des étudiants qatariens n’ont pu terminer leurs études aux Emirats arabes unis ni en poursuivre ailleurs parce que les universités des Emirats arabes unis refusaient de leur communiquer leur dossier universitaire ; et des Qatariens ont été privés d’une égalité d’accès devant les tribunaux et autres organes judiciaires des Emirats arabes unis.
Ainsi que la Cour l’a déjà fait observer, les personnes contraintes de quitter leur domicile sans possibilité de retour peuvent, en fonction des circonstances, courir un risque grave de préjudice irréparable. La Cour est d’avis qu’un préjudice peut être considéré comme irréparable lorsqu’il touche des personnes séparées de leur famille, de manière temporaire ou potentiellement continue, qui, de ce fait, endurent une souffrance psychologique ; lorsqu’il touche des élèves ou étudiants qui sont empêchés de se présenter à des examens parce qu’ils ont été obligés de partir ou qui ne peuvent poursuivre leurs études parce que les écoles ou universités refusent de leur communiquer leur dossier scolaire ou universitaire ; et lorsqu’il touche des personnes qui sont empêchées de comparaître dans le cadre d’une procédure ou de contester toute mesure qu’elles jugent discriminatoire.
La Cour note que, en réponse à une question posée par l’un de ses membres au terme de la procédure orale, les Emirats arabes unis ont assuré que, après la déclaration faite le 5 juin 2017 par leur ministère des affaires étrangères, aucune décision d’expulsion touchant des Qatariens n’avait été prise en application de la loi sur l’immigration. La Cour note cependant qu’il apparaît, au vu des éléments de preuve à sa disposition, que, à la suite de cette déclaration, les Qatariens se sont sentis obligés de quitter les Emirats arabes unis, subissant en conséquence les atteintes caractérisées à leurs droits qui sont décrites plus haut. De plus, les Emirats arabes unis n’ayant entrepris aucune démarche officielle pour retirer les mesures du 5 juin 2017, la situation demeure inchangée en ce qui concerne la jouissance, par les Qatariens, de leurs droits susmentionnés sur le territoire des Emirats arabes unis.
La Cour estime par conséquent qu’il existe un risque imminent que les mesures adoptées par les Emirats arabes unis, telles que décrites plus haut, puissent causer un préjudice irréparable aux droits invoqués par le Qatar, tels qu’ils ont été définis par la Cour.
4. Conclusion et mesures à adopter (par. 72-76)
La Cour conclut de l’ensemble des considérations qui précèdent que les conditions auxquelles son Statut subordonne l’indication de mesures conservatoires sont réunies. Rappelant aux Emirats arabes unis qu’ils sont tenus de s’acquitter des obligations leur incombant au titre de la CIEDR, la Cour considère que, s’agissant de la situation décrite précédemment, les Emirats arabes unis doivent, dans l’attente de la décision finale en l’affaire et conformément aux obligations que leur impose la convention, veiller à ce que les familles qataro-émiriennes séparées par suite des mesures adoptées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 soient réunies ; que les étudiants qatariens affectés par les mesures adoptées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 puissent terminer leurs études aux Emirats arabes unis ou obtenir leur dossier scolaire ou universitaire s’ils souhaitent étudier ailleurs ; et que les Qatariens affectés par les mesures adoptées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 puissent avoir accès aux tribunaux et autres organes judiciaires de cet Etat.
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La Cour rappelle que le Qatar l’a priée d’indiquer des mesures destinées à prévenir toute aggravation du différend l’opposant aux Emirats arabes unis. Lorsqu’elle indique des mesures conservatoires à l’effet de sauvegarder des droits particuliers, la Cour peut aussi indiquer de telles mesures en vue d’empêcher l’aggravation ou l’extension du différend si elle estime que les circonstances l’exigent. En l’espèce, ayant examiné l’ensemble des circonstances, la Cour estime nécessaire d’indiquer, en sus des mesures particulières précédemment décidées, une mesure supplémentaire adressée aux deux Parties, visant à prévenir toute aggravation du différend entre elles.
5. Dispositif (par. 79)
Le texte intégral du dernier paragraphe de l’ordonnance se lit comme suit :
«Par ces motifs,
LA COUR,
Indique à titre provisoire les mesures conservatoires suivantes :
1) Par huit voix contre sept,
Les Emirats arabes unis doivent veiller à ce que
i) les familles qataro-émiriennes séparées par suite des mesures adoptées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 soient réunies ;
ii) les étudiants qatariens affectés par les mesures adoptées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 puissent terminer leurs études aux Emirats arabes unis ou obtenir leur dossier scolaire ou universitaire s’ils souhaitent étudier ailleurs ; et
iii) les Qatariens affectés par les mesures adoptées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 puissent avoir accès aux tribunaux et autres organes judiciaires de cet Etat ;
POUR : M. Yusuf, président ; Mme Xue, vice-présidente ; MM. Abraham, Bennouna, Cançado Trindade, Mme Sebutinde, M. Robinson, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : MM. Tomka, Gaja, Bhandari, Crawford, Gevorgian, Salam, juges ; M. Cot, juge ad hoc ;
2) Par onze voix contre quatre,
Les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile.
POUR : M. Yusuf, président ; Mme Xue, vice-présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Cançado Trindade, Gaja, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : MM. Crawford, Gevorgian, Salam, juges ; M. Cot, juge ad hoc.»
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MM. les juges TOMKA, GAJA et GEVORGIAN joignent une déclaration commune à l’ordonnance ; M. le juge CANÇADO TRINDADE joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion individuelle ; MM. les juges BHANDARI, CRAWFORD et SALAM joignent à l’ordonnance les exposés de leur opinion dissidente ; M. le juge ad hoc COT joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion dissidente.
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Annexe au résumé 2018/4
Déclaration commune des juges Tomka, Gaja et Gevorgian
MM. les juges Tomka, Gaja et Gevorgian estiment que le présent différend ne relève pas prima facie du champ d’application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR»). Le Qatar a soutenu que certaines mesures prises par les Emirats arabes unis visant des individus sur le fondement de leur nationalité qatarienne constituaient des violations de la CIEDR. Toutefois, le paragraphe 1 de l’article premier de cet instrument fait seulement mention de «la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique» comme motifs potentiels de discrimination raciale au sens de la convention. L’«origine nationale» n’est pas identique à la «nationalité» et ces termes ne devraient pas être entendus comme étant synonymes. Etant donné cette distinction, les griefs formulés par le Qatar ne concernent pas des actes de discrimination fondés sur un motif prohibé par la CIEDR. Par conséquent, il n’est en l’espèce pas satisfait aux conditions requises pour l’indication de mesures conservatoires.
Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade
1. Dans l’exposé de son opinion individuelle, qui se compose de douze parties, le juge Cançado Trindade relève tout d’abord que, bien qu’ayant voté en faveur de l’adoption de la présente ordonnance en indication de mesures conservatoires, il considère que la Cour n’a pas examiné dans son raisonnement certaines questions connexes qui sous-tendent pourtant sa décision et auxquelles il attache une grande importance, de sorte qu’il s’estime tenu, dans l’exposé de son opinion, de présenter ces questions ainsi que les fondements de sa position personnelle en la matière.
2. Le juge Cançado Trindade aborde ainsi, successivement, a) l’avènement d’une nouvelle ère, qui est celle du règlement international d’affaires relatives aux droits de l’homme par la Cour internationale de Justice ; b) l’importance du principe fondamental de l’égalité et de la non-discrimination ; c) l’interdiction de la discrimination et de l’arbitraire ; d) les arguments des Parties en litige et leur réponse aux questions qui leur ont été posées à l’audience ; e) son appréciation générale de la raison d’être de la règle de l’épuisement des voies de recours internes dans le domaine de la protection internationale des droits de l’homme, ainsi que des implications d’une situation continue ; f) la juste interprétation des clauses compromissoires figurant dans les conventions relatives aux droits de l’homme ; g) la vulnérabilité de certains groupes de population ; h) l’évolution en faveur de la consolidation du régime juridique autonome des mesures conservatoires ; i) le droit international et la dimension temporelle ; j) les mesures conservatoires dans les situations continues ; et enfin le juge Cançado Trindade k) récapitule les principaux points de la position qu’il a exposée tout au long de son opinion individuelle.
3. Le juge Cançado Trindade rappelle pour commencer que la présente affaire Qatar c. Emirats arabes unis est la troisième instance relative à l’application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR») que la Cour se soit vu confier sur le fondement cette convention, les deux premières étant les affaires Géorgie c. Fédération de Russie (dans laquelle elle a statué en 2008 et en 2011) et Ukraine c. Fédération de Russie (2017). En outre –– ajoute-t-il ––, ces huit dernières années, la Cour a été saisie et a tranché d’autres affaires qui, elles aussi, mettaient en cause des instruments relatifs aux droits de l’homme (comme l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (2009-2012), qui a été portée devant elle sur la base de la convention des Nations Unies contre la torture, et l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (2010-2012), fondée notamment sur le Pacte des Nations Unies relatif aux droits civils et politiques, un point sur lequel le juge Cançado Trindade revient dans la partie II de son opinion).
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4. De telles affaires montrent, de l’avis du juge Cançado Trindade, que «nous sommes déjà entrés dans une nouvelle ère, qui est celle du règlement international d’affaires relatives aux droits de l’homme par la Cour internationale de Justice» (par. 8), ce dont témoigne cette dernière instance relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis). Le juge Cançado Trindade évoque ensuite l’importance du principe fondamental de l’égalité et de la non-discrimination (partie III), lequel méritait une attention accrue dans la présente espèce étant donné qu’il est à la base des droits protégés par les traités de droits de l’homme (comme la CIEDR). Le juge Cançado Trindade formule la mise en garde suivante :
«C’est au principe de l’égalité et de la non-discrimination qu’il faut s’intéresser ici, car il ne s’agit pas de concevoir ou d’imaginer de nouvelles «conditions préalables» à l’examen de demandes en indication de mesures conservatoires au titre d’une convention relative aux droits de l’homme : à ce stade, il ne rime à rien de mêler l’examen de telles demandes et la notion de «recevabilité plausible».» (Par. 10.)
5. Le juge Cançado Trindade examine ensuite la genèse du principe de l’égalité et de la non-discrimination au fil de l’évolution du droit des gens, ainsi que la place centrale que ce principe occupe dans le droit international des droit de l’homme et le droit des Nations Unies (par. 11-15). Il relève que des organes de surveillance de l’Organisation des Nations Unies tels que le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale apportent une contribution constante, et de plus en plus imposante, à l’interdiction de la discrimination de facto ou de jure, dans l’exercice rigoureux de leur fonction de protection de la personne humaine (par. 16-17).
6. Le juge Cançado Trindade passe ensuite en revue les progrès accomplis sur les plans normatif et jurisprudentiel s’agissant du principe fondamental de l’égalité et de la non-discrimination (par exemple, dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (ci-après la «CIADH»)). Il signale que ces progrès n’ont pas encore trouvé écho dans la doctrine juridique internationale qui, à ce jour, ne fait toujours pas suffisamment cas de ce principe fondamental : il s’agit de «l’un des rares exemples où la jurisprudence internationale devance la doctrine juridique internationale, et où la seconde devrait prêter à la première l’attention accrue qui lui est due» (par. 18-21).
7. Le juge Cançado Trindade fait successivement observer que la protection sollicitée devant la Cour en l’espèce, au titre de la CIEDR, était également une protection contre des mesures arbitraires, contre l’arbitraire d’une manière générale (partie IV) –– un élément qui n’a pas échappé aux juridictions internationales de défense des droits de l’homme (comme la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la «CEDH»), en particulier dans des affaires concernant des «expulsions» collectives (d’étrangers) (par. 22-28)) –– et que l’arbitraire est «une question omniprésente dans l’histoire de l’humanité» (par. 28). Il n’est donc pas étonnant, poursuit-il, que les tragédies de la Grèce Antique (telles que l’Antigone de Sophocle (441 av. J.-C.) et les Suppliantes d’Euripide (424-419 av. J.-C.)) soient demeurées d’actualité au fil des siècles et le demeurent encore aujourd’hui, la lutte contre l’arbitraire étant une lutte perpétuelle (par. 24-27).
8. Le juge Cançado Trindade rappelle ensuite que, dans l’exposé de l’opinion individuelle qu’il avait joint à l’arrêt de la Cour en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (fond, arrêt du 30 novembre 2010), il s’était déjà longuement intéressé à l’interdiction de l’arbitraire dans le droit international des droits de l’homme, et avait examiné l’interprétation qui en avait été faite dans la jurisprudence (y compris dans celles de la CEDH et de la CIADH), considérant, notamment, que les traités de droits de l’homme «constituent un droit de protection dont le but est de protéger la partie manifestement la plus faible, la victime» (par. 29-31). D’où «l’impératif d’accès à la justice
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au sens large, du droit au droit, du droit à la réalisation de la justice dans une société démocratique» (par. 32).
9. Puis, après avoir examiné les arguments avancés par les Parties en litige lors des audiences devant la Cour (partie V), ainsi que leur réponse aux questions qui leur ont été posées à l’audience du 29 juin 2018 (partie VI, par. 37-47), le juge Cançado Trindade livre sa propre appréciation générale sur les deux points soulevés, à savoir la raison d’être de la règle de l’épuisement des voies de recours internes dans le domaine de la protection internationale des droits de l’homme (par. 48-56), et les implications d’une situation continue portant atteinte à des droits de l’homme (par. 57-61).
10. S’agissant du premier point, le juge Cançado Trindade rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes constitue une condition à la recevabilité d’une action internationale et qu’elle ne saurait être invoquée en tant que «condition préalable» à l’examen de demandes urgentes en indication de mesures conservatoires. Il souligne que les deux domaines, celui de la protection internationale des droits de l’homme et celui de la protection diplomatique, sont tout à fait distincts et que la règle de l’épuisement des voies de recours internes n’a assurément pas la même incidence dans l’un et dans l’autre –– puisqu’elle est d’application moins rigoureuse dans le premier mais d’application plus rigoureuse dans le second (par. 48-49). Le juge Cançado Trindade se déclare ainsi fermement convaincu que la raison d’être de cette règle
«diffère nettement d’un contexte à l’autre. Dans celui de la sauvegarde des droits de la personne humaine, il s’agit d’assurer la stricte réalisation de l’objet et du but des traités de droits de l’homme, ainsi que l’efficacité des voies de recours internes ; en résumé, la priorité est de protéger. Dans le contexte de la protection diplomatique, en revanche, sa raison d’être n’a rien à voir, l’accent étant mis sur l’épuisement des voies de recours.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La règle de l’épuisement des voies de recours internes a sa raison d’être propre lorsqu’il s’agit de traités de droits de l’homme ; celle-ci ne saurait être transformée en invoquant la manière dont sont administrées les affaires interétatiques concernant l’exercice de la protection diplomatique, dans lesquelles la règle a une tout autre vocation. Dans le premier cas, elle est axée sur la réparation et dans le second, sur l’épuisement. L’on ne saurait priver une convention relative aux droits de l’homme de son effet utile en utilisant la vocation distincte de la règle dans le domaine de la protection diplomatique.» (Par. 50 et 55.)
11. Toujours sur le premier point, le juge Cançado Trindade ajoute que cette raison d’être de la règle de l’épuisement des voies de recours internes (à savoir l’efficacité desdites voies et la réparation) a été invariablement confirmée par les juridictions internationales de défense des droits de l’homme ainsi que par les organes de surveillance chargés de ces questions pour l’Organisation des Nations Unies (comme le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale) (par. 53-56). En définitive, les recours internes
«font partie intégrante du système même de protection internationale des droits de l’homme, l’accent étant mis sur l’aspect réparation plutôt que sur la procédure d’épuisement. La règle de l’épuisement des voies de recours internes témoigne de l’interaction entre droit international et droit interne lorsqu’il s’agit, comme en l’espèce, de protection. Nous sommes ici en présence d’un droit de protection
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spécifique qui est fondamentalement axé sur la victime et vise les droits non pas des Etats mais des êtres humains sur le plan individuel.» (Par. 51.)
12. En ce qui concerne le second point, le juge Cançado Trindade «regrette» qu’il ait été tenté de créer, sur le modèle du critère dit de la «plausibilité des droits», qui est une «invention malheureuse», encore une «autre condition préalable à l’indication de mesures conservatoires» ; dans une situation continue, comme en l’espèce, les droits à protéger «sont clairement connus, de sorte que s’interroger sur leur «plausibilité» n’a aucun sens» (par. 57-58). Il ajoute que nul ne sait ce que le terme «plausibilité» signifie exactement et que faire de cette notion une nouvelle «condition préalable», ce qui complique indûment l’octroi de mesures conservatoires dans le cadre d’une situation continue, «est de nature à induire en erreur et ne sert pas la réalisation de la justice, bien au contraire» (par. 59).
13. Le juge Cançado Trindade relève par ailleurs que les droits à protéger en l’espèce étaient manifestement ceux invoqués au titre de la CIEDR (art. 2, 4, 5, 6 et 7), à savoir les droits d’individus (qui souffrent d’une situation de vulnérabilité continue), et non ceux d’Etats. Tel est le cas, indépendamment du fait que la question ait été portée devant la Cour par un Etat partie à la convention ; ce faisant,
«l’Etat partie se prévaut d’une garantie collective qui est inscrite dans la CIEDR, en faisant usage de la clause compromissoire figurant en son article 22, qui ne souffre pas d’interprétation érigeant des «conditions préalables». La clause compromissoire contenue à l’article 22 doit être interprétée en gardant à l’esprit l’objet et le but de la CIEDR.» (Par. 60-61.)
14. Le juge Cançado Trindade fait observer que, ainsi qu’il l’avait relevé dans sa longue opinion dissidente dans la première affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie) (arrêt du 1er avril 2011), les clauses compromissoires figurant dans des instruments relatifs aux droits de l’homme tels que la CIEDR doivent être interprétées à bon escient, en gardant à l’esprit la nature et la substance de ces instruments, ainsi que leur objet et leur but (par. 62).
15. Au lieu de se borner à suivre une vision essentiellement interétatique et, le plus souvent, bilatérale en se fondant sur de prétendues «conditions préalables» non remplies –– poursuit-il ––, il faut s’intéresser aux «souffrances des groupes de population touchés et à la nécessité de les protéger», en cherchant à assurer l’effet utile de cet instrument novateur et universel qu’est la CIEDR (par. 64-67). Il ne faut pas semer trop d’obstacles à l’accès à la justice en vertu des conventions concernant les droits de l’homme.
16. Le juge Cançado Trindade se penche ensuite sur la question de la vulnérabilité de certains groupes de population (partie VIII), qui justifie l’indication de mesures conservatoires (par. 68). Selon lui, des affaires telles que celle-ci, relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis), à l’instar des précédentes affaires susmentionnées dont la Cour s’est vu saisir sur le fondement de la même convention (ainsi que d’autres traités de droits de l’homme),
«mettent en lumière la place centrale qu’occupe la personne humaine dans le dépassement du paradigme interétatique en droit international moderne. La demande en indication de mesures conservatoires vise ici à mettre un terme à la vulnérabilité supposée des personnes touchées (les victimes potentielles).
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Les êtres humains en situation de vulnérabilité sont les bénéficiaires ultimes du respect des mesures conservatoires indiquées. Bien que vulnérables, ils sont sujets du droit international. Nous sommes ici en présence du nouveau paradigme du droit international humanisé, du nouveau jus gentium des temps modernes, qui reflète le souci et la volonté de protéger la personne humaine en situation de vulnérabilité, en toutes circonstances.» (Par. 69-70.)
17. Spécialement conçues pour protéger des êtres humains en situation de vulnérabilité ajoute le juge Cançado Trindade ––, les mesures conservatoires indiquées en vertu de traités de droits de l’homme «revêtent un caractère tutélaire et semblent constituer de véritables garanties juridictionnelles dotées d’une dimension préventive» (par. 72-73 et 77). Le juge Cançado Trindade ajoute ne pas douter qu’une évolution s’opère enfin en faveur de la consolidation du régime juridique autonome des mesures conservatoires, renforçant la dimension préventive du droit international (partie IX).
18. Selon lui, les éléments constitutifs de ce régime juridique autonome sont : les droits devant être protégés (qui ne sont pas forcément les mêmes que ceux relevant du fond) ; les obligations correspondantes ; la détermination sans délai de la responsabilité (en cas de non-exécution) et ses conséquences juridiques, y compris le devoir de réparer les dommages causés (sans nécessairement attendre la décision sur le fond) (par. 74-76).
19. Partant, la notion de victime (ou de victime potentielle) fait déjà son apparition à ce stade, indépendamment de la décision qui sera rendue sur le fond (cf. supra). Cela explique que l’inexécution de mesures conservatoires génère immédiatement une responsabilité internationale autonome. Toute analyse de la question, dans une perspective essentiellement humaniste, doit intégrer les principes généraux du droit, qui sont toujours d’une grande pertinence (par. 76-77).
20. Un examen de la dimension préventive mentionnée plus haut met en outre en lumière la relation qui existe entre le droit international et le facteur temps (partie X), ce qui vaut inéluctablement pour les mesures conservatoires (par. 78-79). Gardant le passage du temps à l’esprit, le juge Cançado Trindade déclare qu’«il est important d’empêcher ou d’éviter qu’un préjudice puisse survenir dans l’avenir (d’où la reconnaissance des victimes potentielles ou éventuelles), ainsi que de mettre un terme aux situations continues portant déjà atteinte aux droits d’individus. Passé, présent et avenir sont indissociables.» (Par. 81.)
21. Le juge Cançado Trindade relève encore un autre élément au sujet de l’indication de mesures conservatoires dans des situations continues (partie XI) : dans la présente affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis), il existe des rapports et d’autres documents de l’Organisation des Nations Unies (notamment du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme et de rapporteurs spéciaux du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies), ainsi que d’organisations non gouvernementales ayant une longue expérience de telles questions (Amnesty International et Human Rights Watch, par exemple), qui rendent compte d’une situation continue portant atteinte à des droits de l’homme protégés par la CIEDR (par. 82-88).
22. Le juge Cançado Trindade fait également observer que l’existence d’une situation continue de violation de droits de l’homme est une question qui a eu une incidence dans d’autres affaires dont la Cour a eu à connaître, à différents stades de la procédure, des affaires qu’il passe
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ensuite en revue en rappelant la position humaniste qu’il avait défendue lors de chacune d’elles (par. 89-93). La présente espèce entre le Qatar et les Emirats arabes unis ajoute-t-il est
«la troisième instance introduite sur le fondement de la CIEDR dans laquelle la Cour a dûment indiqué des mesures conservatoires, au cours de cette nouvelle ère où lui est confié le règlement international d’affaires touchant les droits de l’homme. Le caractère interétatique d’une procédure, qui est propre aux contentieux portés devant elle, ne signifie pas que la Cour doive aussi raisonner dans une logique strictement interétatique. Tant s’en faut. C’est la nature de l’affaire qui oriente le raisonnement, l’objectif étant de trouver une solution. La présente affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis) a trait à des droits protégés par cette convention, et les titulaires de ces droits sont les êtres humains, non les Etats.» (Par. 94.)
23. Pareilles considérations, du point de vue du juge Cançado Trindade, jouent un rôle direct dans l’examen d’une demande en indication de mesures conservatoires présentée en vertu d’une convention relative aux droits de l’homme. En guise d’épilogue, le juge Cançado Trindade conclut son exposé par un ultime, mais non moins important, résumé des principaux points et fondements de sa position au sujet de l’indication de mesures conservatoires sur la base de traités de droits de l’homme tels que la CIEDR (partie XII). En somme, aux yeux du juge Cançado Trindade, l’élaboration et l’indication de mesures conservatoires au titre de conventions relatives aux droits de l’homme doivent nécessairement être envisagées selon «une perspective humaniste, nécessaire pour éviter les écueils du volontarisme étatique, une notion qui n’est plus pertinente à notre époque» (par. 104).
Opinion dissidente de M. le juge Bhandari
Le juge Bhandari n’a pu s’associer à la majorité de ses collègues quant à l’indication de mesures conservatoires. Selon lui, les éléments de preuve n’établissent pas de manière suffisamment convaincante que la déclaration faite par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 ait été mise en oeuvre. Le défendeur a fait valoir que cette déclaration n’avait pas été suivie d’effets, et le Qatar n’a pas apporté la preuve du contraire. Le juge Bhandari considère également que la déclaration faite le 5 juillet 2018 par le ministre émirien des affaires étrangères constitue un engagement unilatéral, au sens du droit international, qui fait disparaître le risque qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits que le Qatar tient de la CIEDR. En outre, du fait de cette absence de risque de préjudice irréparable, la demande en indication de mesures conservatoires présentée par le Qatar ne revêt pas de caractère d’urgence.
Opinion dissidente de M. le juge Crawford
Le juge Crawford déclare qu’il ne ressort pas clairement des éléments de preuve que les mesures visant les Qatariens, annoncées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017, soient toujours en vigueur, ni que celles qui le seraient puissent porter un préjudice irréparable aux droits en cause dans la présente procédure. Il relève que nombre des conséquences de la déclaration de juin 2017 (telles que la séparation de familles, les difficultés d’accès aux tribunaux, etc.) semblaient tenir au fait que les Qatariens concernés ne se trouvaient pas sur le territoire émirien, et les éléments de preuve ne font pas apparaître clairement que des personnes continuent de subir ces conséquences en juillet 2018.
Le 5 juillet 2018, les Emirats arabes unis ont publié une déclaration officielle précisant que les Qatariens qui résidaient déjà sur leur territoire n’étaient pas tenus de demander la permission d’y rester et que ceux qui souhaitaient y entrer devaient présenter une demande d’autorisation auprès du service d’assistance téléphonique dont la mise en place avait été annoncée en juin 2017. La Cour ne mentionne pas cette déclaration du 5 juillet 2018. Elle ne traite pas davantage les
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éléments fournis par les Emirats arabes unis qui démontrent que des Qatariens ont accédé au territoire émirien ou l’ont quitté à plus de 8000 reprises depuis juin 2017 et que plus de 1300 demandes d’entrée présentées au moyen de l’assistance téléphonique ont été accordées.
Le juge Crawford en déduit que les éléments de preuve produits, dont la déclaration du 5 juillet 2018, ne permettent pas à la Cour de conclure à l’existence d’un risque réel et imminent de préjudice irréparable aux droits en cause dans la présente procédure. Les risques que la Cour cherche à limiter par les mesures indiquées ont en grande partie été éliminés.
Selon le juge Crawford, la demande du Qatar se heurte à un problème juridique, à savoir que l’article premier de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR) établit, par son libellé même, une distinction entre la discrimination au motif de l’origine nationale (interdite en tant que telle) et la différenciation fondée sur la nationalité (non interdite en tant que telle). De prime abord, à tout le moins, les mesures des Emirats arabes unis visent les Qatariens à raison de leur nationalité actuelle, et non de leur origine nationale, et cette différenciation ne relève manifestement pas de la CIEDR. Cependant, le juge Crawford estime que point n’est besoin de statuer sur cette question, puisqu’il a conclu qu’il n’existait pas de risque qu’un préjudice irréparable soit causé en l’espèce.
Opinion dissidente de M. le juge Salam
Le juge Salam a voté contre l’indication des mesures conservatoires car il se dissocie des conclusions de la majorité concernant la compétence prima facie de la Cour. Il estime, en effet, que le différend entre les Parties n’apparaît pas entrer dans le champ ratione materiae de la CIEDR.
Il souligne que l’article premier de la CIEDR affirme que l’expression «discrimination raciale» vise toute distinction fondée sur «la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique» et ne mentionne pas la discrimination fondée sur la «nationalité».
A la lecture de cette disposition à la lumière de l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, il note que les termes «origine nationale ou ethnique» utilisés dans la convention diffèrent, selon leur sens ordinaire, de celui de la nationalité ; et que, quant au contexte tel que reflété par le préambule de la CIEDR, la convention a été adoptée dans le cadre historique de décolonisation et de postdécolonisation, s’inscrivant ainsi dans cet effort pour éliminer toute forme de discrimination et de ségrégation raciale. Il observe ainsi que le but de la CIEDR est de mettre fin à toutes les manifestations et politiques gouvernementales de discrimination fondées sur la supériorité ou la haine raciale ; et ne concerne pas les questions se rattachant à la nationalité. Il conclut que ce sont les formes de discrimination «raciale» qui constituent l’objet spécifique de la CIEDR et non toute forme de discrimination «en général».
Selon lui, la distinction qui s’impose entre «nationalité» et «origine nationale» est claire et est d’ailleurs confirmée par les travaux préparatoires de la CIEDR.
Bien qu’il soit parvenu à cette conclusion, le juge Salam a tenu compte de l’allégation du Qatar de vulnérabilité de la situation à laquelle font face nombre de ses ressortissants aux Emirats arabes unis depuis le 5 juin 2017. A cet égard, il observe que, même si la Cour aurait dû se déclarer prima facie incompétente pour indiquer des mesures conservatoires, cela ne l’aurait toujours pas empêché, dans son raisonnement, de souligner la nécessité pour les Parties de ne pas aggraver ou étendre le différend et de veiller à prévenir toute atteinte aux droits de l’homme, comme elle l’a fait précédemment dans l’affaire de la Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. Royaume-Uni), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999 (II), p. 839, par. 37-40) ou encore dans celle des Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), mesures conservatoires, ordonnance du 10 juillet 2002, C.I.J. Recueil 2002, p. 250, par. 93).
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Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Cot
1. Le juge ad hoc Cot a voté contre les deux alinéas du dispositif. Il convient que la Cour aurait dû rejeter la demande en indication de mesures conservatoires présentée par le Qatar, principalement au motif qu’il n’existe aucun risque imminent de préjudice irréparable aux droits allégués par le demandeur, et que des mesures conservatoires dans les circonstances présentes de l’affaire sont inutiles car elles vont à l’encontre du principe de présomption de bonne foi des Etats.
2. En ce qui concerne la vie des familles mixtes qataro-émiriennes, le juge ad hoc Cot considère que, même si une séparation à long terme de la famille peut affecter irréparablement leur unité et leur intégrité, il est peu probable qu’un tel effet se produise irréversiblement dans un délai de quelques années avant que la décision définitive de la Cour ne soit rendue. En d’autres termes, selon lui, on peut conclure que le risque de préjudice à ce droit, même s’il était irréparable, n’est pas imminent.
3. En ce qui concerne le droit à l’éducation et à la formation, le juge ad hoc Cot note que le défendeur a soumis une preuve indiquant que les autorités émiriennes ont chargé les institutions d’enseignement supérieur des Emirats arabes unis de suivre la situation des étudiants qatariens. Selon le juge ad hoc Cot, dans la mesure où les autorités des Emirats arabes unis prennent des mesures pour remédier à la situation, on peut conclure ou au moins présumer que le risque de préjudice irréparable pour les étudiants, même s’il existait, n’est pas imminent.
4. En ce qui concerne le traitement égal devant les tribunaux, et le droit à une protection et à des recours effectifs, le juge ad hoc Cot convient que, bien que leur absence puisse causer un préjudice irréparable à d’autres droits de nature telle que le préjudice qui leur serait porté pourrait se révéler irréparable, le droit des ressortissants qatariens aux Emirats arabes unis à une protection et à des voies de recours effectives devant les tribunaux nationaux, en tant que tel, peut théoriquement être rétabli.
5. Le juge ad hoc Cot craint également que la présente ordonnance indiquant des mesures conservatoires ne soit non seulement inutile mais aussi contre-productive pour le règlement du différend, car la conclusion de la Cour sur le risque de préjudice irréparable irait à l’encontre du principe de bonne foi en droit international public. Il note que la Cour, après avoir conclu que le risque de préjudice en question est de nature irréparable, a manqué de vérifier si ce risque est en fait «imminent». Selon le juge ad hoc Cot, le principe de bonne foi, s’il était dûment appliqué à ce stade des mesures conservatoires, n’aurait pas permis à la Cour de se borner à une telle conclusion. Il considère que cela est d’autant plus vrai dans la situation où les Emirats arabes unis ont montré leur engagement sincère envers leurs obligations en matière de droits de l’homme, comme en témoignent les plaidoiries de leur agent ainsi que la réponse à la communication conjointe des six rapporteurs spéciaux. Le juge ad hoc Cot conclut donc que la présomption de bonne foi aurait dû être mise en oeuvre pour le défendeur.
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Résumé de l'ordonnance du 23 juillet 2018