Réponse à la question posée par M. le juge Bennouna
L A QUESTION
«Les règles posées à l’article76 de la Convention des Nations Unies de1982
sur le droit de la mer, pour la détermin ation de la limite extérieure du plateau
continental au-delà des 200milles marins, peuvent-elles être considérées aujourd’hui
comme ayant le caractère de règles de droit international coutumier ?»
L A RÉPONSE
Contexte factuel
1. Pour les raisons exposées ci-après, le Nicar agua considère que la définition du plateau
continental donnée aux paragraphes1 à 7 de l’article76 de la convention des NationsUnies
de1982 sur le droit de la mer («la convention») a le caractère de règle de droit international
coutumier, et pas seulement de règle de droit conventionnel.
2. La Cour a établi la règle de la dévolution de plein droit du plateau continental dans les
affaires du Plateau continental de la mer du Nord , où elle a déclaré ce qui suit :
«19. … la doctrine de la part juste et équitable semble s’écarter totalement de la
règle qui constitue sans aucun doute possible pour la Cour la plus fondamentale de
toutes les règles de droit relatives au plat eau continental et qui est consacrée par
l’article2 de la Convention de Genève de1958, bien qu’elle en soit tout à fait
indépendante: les droits de l’Etat riverain concernant la zone de plateau continental
qui constitue un prolongement naturel de son territoire sous la mer existent ipso facto
et ab initio en vertu de la souveraineté de l’Etat sur ce territoire et par une extension
de cette souveraineté sous la forme de l’ exercice de droits souverains aux fins de
l’exploration du lit2de la mer et de l’exploitation de ses ressources naturelles. Il y a là
un droit inhérent.»
3. En expliquant ce principe, la Cour a fait valoir que, pour les motifs exposés ci-dessous, le
droit à une zone de fonds marins ne revient pas nécessairement à l’Etat qui en est le plus proche 3 :
«43. Plus fondamental que la notion de proximité semble être le principe, que
les Parties n’ont cessé d’invoquer, du prolongement naturel ou de l’extension du
territoire ou de la souveraineté territoriale de l’Etat riverain sous la haute mer au-delà
du lit de la mer territoriale qui relève de la pleine souveraineté de cet Etat. Il y a
plusieurs manières de formuler ce principe mais l’idée de base, celle d’une extension
de quelque chose que l’on possède déjà, est la même et c’est cette idée d’extension qui
est décisive selon la Cour. Ce n’est pas vraiment ou pas seulement parce qu’elles sont
proches de son territoire que des zones sous-marines relèvent d’un Etat riverain. Elles
en sont proches certes, mais cela ne suffit pas pour conférer un titre ⎯ pas plus que la
simple proximité ne constitue en soi un titre au domaine terrestre, ce qui est un
1C.I.J. Recueil 1969, p. 3.
2
Ibid., par. 19.
3Ibid., par. 39-42. - 2 -
principe de droit bien établi et admis par les Parties en l’espèce. En réalité le titre que
le droit international attribue ipso jure à l’Etat riverain sur son plateau continental
procède de ce que les zones sous-marines en cause peuvent être considérées comme
faisant véritablement partie du territoire su r lequel l’Etat riverain exerce déjà son
autorité : on peut dire que, tout en étant recouvertes d’eau, elles sont un prolongement,
une continuation, une extension de ce territoir e sous la mer. Par suite, même si une
zone sous-marine est plus proche du territoire d’un Etat que de tout autre, on ne saurait
considérer qu’elle relève de cet Etat dès lors qu’elle ne constitue pas une extension
naturelle, ou l’extension la plus nature lle, de son domaine terrestre et qu’une
revendication rivale est formulée par un autre Etat dont il est possible d’admettre que
la zone sous-marine en question prolonge de façon naturelle le territoire, tout en étant
4
moins proche.»
4. Le principe de la dévolution de plein droit du plateau continental suppose que puisse être
déterminée la zone à laquelle il s’applique et qui a été définie par la Cour comme le prolongement
naturel du territoire de l’Etat sous la mer. La Cour a estimé que cette notion constituait une règle
de droit international coutumier consacrée ou cris tallisée par les articles1 à 3 de la c5nvention
de 1958 sur le plateau continental ( «la convention sur le plateau continental»).
5. Lors de la troisième conférence des Nations Unies sur le droit de la mer («la conférence»),
la notion de «prolongement naturel» a été retenue comme l’un des deux éléments constitutifs de la
définition du plateau continental, le second étant un critère de distance. Une synthèse des débats
qui se sont tenus lors de la conférence figure au volume II (p. 825-899) du Virginia Commentary.
6. Les points saillants de ce document sont les suivants :
i) il a été considéré que les limites du plateau continental avaient été définies de façon
6
insuffisamment précise en 1969 ;
ii) les participants à la conférence se sont tout spécialement attachés à définir ces limites ; 7
iii) tout au long des travaux de la conférence, une distinction a été opérée entre, d’une part, le
«plateau continental» ou le «prolongement naturel» ou la «marge continentale» ou «le
plateau, le talus et le glacis continentaux», qui relèvent de la juridiction nationale, et,
d’autre part, les grands fonds marins, qui échappent à toute juridiction nationale ; 8
iv)les termes «prolongement naturel», «marge continentale» et «plateau, talus et glacis
continentaux» ont été utilisés sans que soit opérée entre eux une distinction claire pour
décrire la zone sous-marine «physique» sur la quelle s’exerce la juridiction nationale (par
opposition à la zone définie par une distance par rapport au rivage) ;
v) En1975, soit septans avant l’adoption du te xte final de la convention par la conférence,
les Etats-Unis d’Amérique ont proposé que le rebord de la marge continentale soit défini
soit a)par une formule liée à la nature des ro ches sédimentaires des fonds marins, soit
4 Ibid., par. 43.
5 Ibid., par. 63.
6
Voir résolution 2574A (XXIV) de l’Assemblée générale des Nations Unies en date du 15 décembre 1969.
7 Virginia Commentary, par. VI.6-VI.14, 76.1-76.17.
8 Ibid. - 3 -
9
b) par des points fixes situés à 60 milles marins au plus du pied du talus continental ; et
en1976, une définition claire et détaillée de cette approche a été donnée dans un projet
d’article proposé par l’Irlande 10;
vi)Les deux définitions qui figurent au para graphe4 de l’article76 étaient destinées à
permettre aux Etats d’opter, s’ils le souhaita ient, pour la ligne tracée par référence aux
points fixes situés à 60 milles marins au plus du pied du talus continental correspondant à
la définition donnée au point b), notamment lorsque les données géologiques nécessaires à
la définition géologique donnée au point a) n’étaient pas disponibles 11 ;
vii)les deux définitions qui figurent au para graphe4 de l’article76 ont été intégrées par
consensus dans les projets de convention ultérieu rs, et le texte final de la convention a été
adopté en 1982 par 130 voix contre 4, avec 17 abstentions.
7. La définition du rebord externe de la marge continentale établie par référence à des points
fixes situés à 60 milles marins au plus du pied du talu s continental, qui est la partie de la définition
applicable en l’espèce, a été intégrée à la convention des Nations Unies sur le droit de la mer (ainsi
que l’autre définition établie par référence à «l’épaisseur des roches sédimentaires») au point a) du
paragraphe 4 de l’article 76. Cet instrument a été signé en 1982 par 119 dé légations (dont celle de
la Colombie) et, à la date du 10 mai 2012, 162 Etats ou entités y étaient parties.
Arguments juridiques
12
8. L’article 76, en particulier ses pa ragraphes 4 à 7, a pour objet de limiter et de préciser la
définition du plateau continental relevant de chaque Etat côtier.
9. Il est universellement admis que chaque Et at côtier a droit à un plateau continental sur
toute l’étendue du prolongement naturel de son terr itoire terrestre jusqu’au rebord externe de sa
marge continentale, et il n’existe dans la prati que des Etats aucune autre définition de la marge
continentale qui vienne contredire celle de l’article 76 (par. 4 à 7) ou lui faire concurrence.
10. En effet, il ressort de la pratique étatique que c’est cette définition, et aucune autre, qui
est communément admise. Le site Internet de la division des affaires maritimes et du droit de la
mer contient un inventaire de la législation de 151Etats 13. Sur ces 151Etats, environ90 ont
légiféré sur la question du plateau continental et de sa limite extérieure: cette formulation est
volontairement vague car certains renvois au plateau continental sont indirects et quelques-uns de
ces textes de loi ne sont pas facilement accessibles.
11. Sur ces quelque 90Etats, six se contentent de délimiter leur plateau continental sur la
base d’accords conclus avec des Etats voisins (comme la Croatie, la Bulgarie ou l’Estonie). Une
cinquantaine d’autres ont adopté une législation nationale qui définit le plateau continental
conformément au paragraphe1 de l’article76 de la convention et qui fait référence à une marge
9 Virginia Commentary, p. 848, par. 76.6.
10Ibid., p. 852, par. 76.7.
11
Ibid., p. 855-857, par. 76.8-76.10.
12Voir les commentaires de l’Irlande lorsqu’elle a présenté sa proposition à la conférence : Virginia Commentary,
p. 855-856, par. 76.9.
13http://www.un.org/Depts/los/LEGISLATIONANDTREATIES/index.htm. - 4 -
continentale ; d’autres vont plus loin en donnant une définition de la marge continentale inspirée de
celle du paragraphe3 de l’article 76 de la convention; d’autres encore renvoient aux dispositions
de l’article 76 en termes généraux, et au moins troi s, dont un Etat qui n’a jamais signé ni ratifié la
convention (l’Equateur), mentionnent d’autres critè res plus précis en application des dispositions
des paragraphes 5 et 6 de l’article 76.
12. Dix-neuf autres Etats appliquent le critè re «isobathe des 200 mètres + exploitabilité»,
énoncé à l’article premier de la convention de 1958 sur le plateau continental, ou ne retiennent que
le seul critère de l’exploitabilité. Or, 17d’entre eux ont soit signé soit ratifié la conventionet
certains, si ce n’est tous, ont adopté une législation nationale en vue de donner effet à la convention
ou sont dotés d’un système juridique qui donne directement effet aux traités. En outre, huit de ces
19Etats ont déposé une demande auprès de la commission des limites du plateau continental
(«la commission»).
13. Seize autres Etats limitent leur déclaration de juridiction sur le plateau continental à une
distance de 200 milles marins. Or, quatorze d’entre eux ont soit signé soit ratifié la convention et
certains, si ce n’est tous, ont adopté une législation nationale en vue de donner effet à la convention
ou sont dotés d’un système juridique qui donne direct ement effet aux traités. En outre, sept de ces
seize Etats ont déposé une demande auprès de la commission.
14. Il ressort de ce qui précède que sur les 90 Etats qui se sont dotés d’une législation relative
au plateau continental, 80 semblent avoir accepté la définition qui figure aux paragraphes 4 à 7 de
l’article76 de la convention, soit en en reprenant expressément les termes dans leur législation
nationale, soit en acceptant implicitement les dispositions de la convention.
15. Enfin, sur l’ensemble des Etats restants qui n’ont pas de législation (publiée) relative au
plateau continental, 28 ont déposé des demandes a uprès de la commission, ce qui vaut acceptation
des dispositions des paragraphes 4 à 7 de l’article 76.
16. Parmi les Etats qui ne sont pas parties à la convention, certains ont même expressément
accepté cette définition. C’est ainsi qu’en 1987, les Etats-Unis ont déclaré que :
«la définition et les modes de délimitation qu i s’imposent en droit international sont
consacrés par l’article76 de la Convention des NationsUnies sur le droit de la mer
de1982. Les Etats-Unis exercent, et continueront d’exercer, leur juridiction sur leur
plateau continental conformément au droit international et dans toute la mesure
autorisée par ce dernier, en application des paragraphes1, 2 et 3 de l’article76. S’il
est un jour jugé souhaitable de redéfinir la limite extérieure du plateau continental des
Etats-Unis au-delà de 200milles marins de la ligne de base à partir de laquelle est
mesurée la mer territoriale, cette délimitation sera effectuée conformément aux
14
paragraphes 4, 5, 6 et 7 [de l’article 76]» .
Il convient de noter que les Etats-Unis ne juge nt pas nécessaire d’app liquer dans ce cas les
dispositions du paragraphe 8 de l’article 76.
14J. Ashley Roach et Robert W. Smith, United States Responses to Excessive Maritime Claims (2 édition, 1996),
p. 201-202. - 5 -
17. Dans ses résolutions annuelles sur les affaires maritimes et le droit de la mer,
l’Assemblée générale des NationsUnies a mis l’accent sur l’application de l’article76, en
soulignant l’importance que revêt cette dispositio n pour la communauté internationale dans son
ensemble. En décembre 2011, l’Assemblée a notamment fait l’observation suivante :
« Notant qu’il importe de fixer la limite extérieure du plateau continental au-delà
de 200millesmarins et qu’il est dans l’intérêt général de la communauté
internationale que les Etats côtiers dotés d’un plateau continental s’étendant au-delà de
200milles marins communiquent des informations sur cette limite à la Commission
des limites du plateau continental («la Commission») et, se félicitant qu’un nombre
considérable d’Etats parties aient présenté des demandes à la Commission concernant
la limite en question, que la Commission a it continué de tenir son rôle, notamment en
adressant des recommandations aux Etat15 s côtiers, et que des résumés de ces
recommandations soient publiés.»
18. En outre, les Etats non parties à la convention jouent également un rôle dans les travaux
de la commission en ce qu’ils sont informés des demandes présentées par les Etats et ont le droit de
formuler des observations 16. Les Etats suivants ont usé du pouvoir qui leur était donné de
soumettre leurs observations alors qu’ils n’étaient pa s parties à la convention : le Canada (à propos
de la demande présentée par la Fédération de Ru ssie); le Danemark (à propos de la demande
présentée par la Fédération de Russie); le Pé rou (à propos des informations préliminaires
présentées par le Chili); le Timor-Leste (à propos de la demande présentée par l’Australie); les
Etats-Unis (à propos de la demande présentée par l’Argentine, l’Australie, le Brésil, Cuba, le Japon
et la Fédération de Russie) ; et le Venezuela (à propos de la demande présentée par la Barbade et le
Guyana). Tous ces éléments portent à conclure qu e les Etats parties, les Etats non parties et la
commission considèrent que les paragraphes 4 à 7 de l’article 76 de la convention sont entièrement
conformes au droit international coutumier.
19. Le fait que la convention ait été ratifiée par un très grand nombre d’Etats et que les Etats
parties sont ainsi devenus liés par les paragraphes 4 à 7 de l’article 76 sur le plan conventionnel «ne
veut pas dire [que ces principes] cessent d’exister et de s’appliquer en tant que principes du droit
coutumier, même à l’égard de pays qui sont parties» 17 à la convention.
20. Lorsqu’un Etat prétend établir ou revendique une institution juridique spécifique, comme
un plateau continental, une ZEE ou une zone con tiguë, il ne saurait le fa ire sans respecter les
termes dans lesquels cette institution a été établie et/ou est communément comprise en droit
international. A fortiori, lorsque le droit international cout umier attribue automatiquement un
15Résolution 66/231 de l’Assemblée générale des Nati onsUnies, adoptée le 24 décembre 2011 (disponible en
français à l’adresse suiv:anhttetp://docum ents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N11/472/69/doc/
N1147269.DOC?OpenElement).
16L’article 50 du règlement intérieur de la Commission est ainsi libellé :
«Le Secrétaire général avise rapidement,par les voies appropriées, la Commission ettous les
membres de l’Organisa tion des NationsUnies , notamment les Etats Partie s à la Convention, de la
réception d’une demande et rend publiques toutes le s cartes marines et les coordonnées visées au
paragraphe9.1.4 des directives et comprises dans le résumé, une fois achevée la traduction du résumé
mentionnée au paragraphe 3 de l’article 47.» (C’est nous qui soulignons.)
Selon le modus operandi de la Commission, un Etat présente ses observations relatives à «toute note verbale
émanant d’un Etat tiers et concernant les données apparaissant dans le résumé, y compris toutes les cartes marines et les
coordonnées rendues publiques par le Secrétaire général en application de l’article50».Règlement intérieur de la
Commission des limites du plateau continental, annexe III, section II.2 a) v).
17 Activités militaires et param ilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c.Etats-Unis d’Amérique),
compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 392, par. 73. - 6 -
plateau continental à un Etat, il le fait nécessairement en respectant le sens que le droit international
coutumier donne à la notion de plateau continental.
21. La définition figurant à l’article 76 est la seule définition communément admise en droit
international. Rien n’indique que les Etats aient cherché à élaborer une autre définition du plateau
continental aux fins de la remplacer ou de lui faire concurrence.
EN CONCLUSION
22. Pour les raisons exposées ci-dessus, la République du Nicaragua considère que les
dispositions énoncées aux paragraphes1 à 7 de l’article76 de la conven tion des NationsUnies
de 1982 sur le droit de la mer ont le caractère de règles de droit international coutumier.
___________
Réponse écrite de la République du Nicaragua à la question posée par M. le juge Bennouna à l'audience publique tenue le 4 mai 2012 (après-midi) (traduction)