Lettre en date du 8 juillet 2009 adressée au greffier par l’Attorney General
de la République de Chypre
[Traduction]
Référence : Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance des
institutions provisoires d’administration autonome du Kosovo (requête pour avis
consultatif)
Aux termes du paragraphe 3 de l’ordonnance de la Cour du 17 octobre 2008 (concernant un
avis consultatif de la Cour sur la Conformité au droit international de la déclaration unilatérale
d’indépendance des institutions provisoires d’administration autonome du Kosovo ), j’ai l’honneur
de soumettre les observations écrites de la République de Chypre sur les exposés écrits visés au
paragraphe 2 de l’ordonnance.
L’exemplaire original des présentes observations écrites, ainsi que trente copies et une copie
électronique sur CD-ROM, sont déposés ce jour en mains propres au Greffe par
S. Exc. l’ambassadeur de la République de Chypre.
Veuillez agréer, etc.
_________ O BSERVATIONS ÉCRITES DE LA R ÉPUBLIQUE DE C HYPRE
[Traduction]
Paragraphe Page
I. Introduction 1-2 1
II. II. Point juridictionnel préliminaire : la déclaration a été f3-7e 1
par l’Assemblée
II. es revendications de sécession ou d’indépendance sont 8-27 2
du ressort du droit international
a) Les actes des institutions provisoires d’administration 10-12 3
autonome sont du ressort du droit international
b) Le droit international est applicable à la déclaration 13-27 3
Contradictions avec les prin cipes du droit international 14-18 4
général
Contradiction avec les autres instruments juridiques 19-21 5
Pratique des Etats en ce qui concerne la sécession 22-23 6
Le silence occasionnel face à la sécession ne change rien 24-25 7
à la position juridique des Etats
Conclusion concernant l’application du droit 26-27 8
international aux actes de prétendue sécession
IV. «Sui generis» 28-40 8
Il ne peut être dérogé au droit 30-32 9
Il est inévitable que le cas du Kosovo constitue un 33 9
précédent
L’argument selon lequel le cas du Kosovo est sui generis 34-40 9
est insoutenable
V. Le droit international régit les questions touchant à la quali41-44 11
d’Etat
VI. Conclusion 45 12 I. Introduction
1. La République de Chypre souscrit à bon nombre des arguments présentés par les autres
Etats dans leurs exposés écrits ; il y aussi des points sur lesquels elle n’est pas d’accord. Dans les
présentes observations écrites, la République de Chypre ne tente ni de relever tous les points
d’accord, ni d’identifier tous les points de désaccord ou de donner une réponse à leur sujet. En ce
qui concerne les faits, le République de Chypre note que certains des exposés écrits semblent être
fondés sur des interprétations des faits différentes de celles que donnent les Etats les plus
directement intéressés par l’évolution de la situ ation au Kosovo ou de celles qu’elle a elle-même
adoptées. La République de Chypre ne formule aucune observation sur ces points, estimant que les
principes juridiques fondamentaux sont clairs et que la Cour prendra les mesures qui s’imposent
pour vérifier les questions de fait qui ont une importance décisive pour l’application de ces
principes. S’agissant des points de droit, la République de Chypre souhaite aborder ici les quelques
questions de principe saillantes à propos desquelles diverses opinions ont été exprimées et
expliciter sa position à leur sujet.
2. La République de Chypre considère que les principaux points de principe sont les
suivants :
a) les revendications d’indépendance et de sécession s ont du ressort du droit international et sont
régies par celui-ci ;
b) le principe juridique décisif dans le présent cont exte est celui de l’intégrité territoriale, qui lie
les institutions provisoires tout particulièrement en raison du statut que leur confère la
résolution 1244 (1999) du Conseil de sécurité ;
c) un traitement au cas par cas de situations prétendument sui generis est fondamentalement
contraire aux principes de la primauté du droit et de l’égalité souveraine des Etats ; et
d) les revendications de la qualité d’Etat doivent être évaluées à la lumière des principes
fondamentaux de la licéité.
En conclusion, le cas du Kosovo est régi par les principes du droit international public et par les
obligations spécifiques découlant de la réso lution1244 (1999) du Conseil de sécurité des
NationsUnies; la déclaration d’indépendan ce n’est pas compatible avec ces principes et
obligations.
II. Point juridictionnel préliminaire : la déclaration a été faite par l’Assemblée
3. Avant d’aborder ces questions de principe , la République de Chypre se prononcera sur un
point préliminaire concernant la compétence de la Cour. Certains des exposés présentés à la Cour
contiennent l’affirmation selon laquelle la décl aration unilatérale d’indépendance était un acte
constitutionnel interne, pris non par l’Assemblée des institutions provisoires du Kosovo mais par le
peuple du Kosovo, et qu’elle n’était donc pas du ressort du droit international, de sorte que la
requête pour avis consultatif ne porte pas sur une question juridique entrant dans le champ de
compétence de la Cour.
4. La République de Chypre relève que tout indique qu’en adoptant la déclaration,
l’Assemblée des institutions provisoires d’administration autonome a agi en sa qualité
d’Assemblée des institutions prov isoires d’administration autonome. Qu’elle ait ou non suivi
toutes ses procédures à la lettre, l’Assemblée a bien été réunie en tant qu’Assemblée, même si
c’était en session extraordinaire. L’invitation à la session a été «émise conformément au cadre - 2 -
1
constitutionnel du Kosovo» . La déclaration était inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée. Les
membres de l’Assemblée, élus conformément a ux dispositions prévues au chapitre9 du cadre
constitutionnel, se sont présentés comme des repré sentants élus, revendiquant donc la légitimité
que leur conférait le processus démocratique institué en vertu de la résolution 1244 (1999).
5. La question soumise à la Cour concerne «la déclaration unilatérale d’indépendance des
institutions provisoires d’administration aut onome du Kosovo». L’argument selon lequel la
déclaration n’émanait pas de l’ Assemblée mais des membres de l’Assemblée, dont la capacité
n’était pas limitée aux pouvoirs délégués par la réso lution 1244 (1999), s’est fait jour tardivement.
Au cours du débat à l’Assemblée générale des Nations Unies, aucun des orateurs qui s’opposaient à
ce que la Cour soit saisie d’une requête pour avis cons ultatif n’a déclaré que le libellé de la requête
était vicié à cet égard . Même le Royaume-Uni, qui a présenté des arguments détaillés contre le
dépôt de la requête, invoquant notamment des points de rédaction précis concernant le libellé de la
résolution, n’a pas nié que la déclaration émana it de l’Assemblée des institutions provisoires
d’administration autonome . 3
6. En tout état de cause, la République de Chypre espère que la Cour fondera son avis non
sur les points de détail des procédures internes suivies par l’Assemblée du Kosovo mais sur
l’aspect prétendument international de la déclaration. Celle -ci, qui a manifestement été faite par
l’Assemblée, était par conséquent subordonnée aux dispositions de la résolution1244 (1999) du
Conseil de sécurité, et donc au droit international. En2002, le représentant spécial du Secrétaire
général a affirmé les limitations des pouvoirs que détenait toute entité pour déclarer l’indépendance
lorsque le Kosovo était administré par l’ONU :
«Le Kosovo est placé sous l’autorité de la résolution 1244 (1999) du Conseil de
sécurité. Ni Belgrade, ni Pristina ne pe uvent préjuger du futur statut du Kosovo.
Celui-ci reste à déterminer et le sera par le Conseil de sécurité des NationsUnies.
Toute déclaration unilatérale, sous quelque forme que ce soit , qui n’est pas approuvée
par le Conseil de sécurité n’a aucun effet juridique sur le futur statut du Kosovo.» 4
7. De surcroît, l’affirmation selon laquelle la déclaration n’est pas du ressort du droit
international donne lieu à un point litigieux qui est lui-même un aspect du différend juridique sur
lequel la Cour est priée de se prononcer. La ques tion entre donc dans le champ de compétence de
la Cour.
III. Les revendications de sécession ou d’indépendance sont
du ressort du droit international
8. Nous aborderons à présent la question de savoir si le droit international s’applique aux
revendications de sécession. Deux points sont à considérer. Premièrement, certains Etats ont
affirmé dans leurs exposés que la déclaration n’était pas un acte émanant d’un organe ayant un
quelconque statut en droit international, de te lle sorte que celui-ci ne lui était aucunement
applicable et donc qu’elle ne pouvait être considérée comme incompatible avec lui.
1
Page 4 du compte rendu de la session plénière extraordinaire de l’Assemblée du Kosovo, annexé à la page 225
de l’exposé des auteurs de la déclaration unilatérale d’indépendance.
2
A/63/PV22, Nations Unies, dossier 6. Voir aussi l’ annexe de la lettre du représentant permanent du
Royaume-Uni en date du 2/10/2008 (A/63/461, Nations Unies, dossier 5).
3Pages 2 et 1 de A/63/PV22, Nations Unies, dossier 6.
4Déclaration de Michael Steiner, re présentant spécial du Secrétaire géné ral ; Nations Unies, dossier 187 ; les
italiques sont de nous. - 3 -
9. Deuxièmement, des Etats ont soutenu dans leurs exposés que la déclaration est un acte de
sécession auquel le droit international n’est pas app licable ou face auquel il est neutre. Ces deux
thèses sont considérées ci-dessous.
a) Les actes des institutions provisoires d’adminis tration autonome sont du ressort du droit
international
10. Les questions concernant l’identité et le st atut de l’entité faisant la déclaration ont été
abordées aux paragraphes 3 à 7 ci-dessus. Il appa raît que la déclaration émane de l’Assemblée des
institutions provisoires d’administration autonome. En tout état de cause, aucun argument tendant
à affirmer qu’elle a été faire par les membres de l’Assemblée et non par l’Assemblée proprement
dite ne pourrait affranchir la déclaration des limitations imposées par le droit international et par les
dispositions de la résolution 1244 (1999) et des instruments adoptés en vertu de celle-ci.
11. Il a toujours été clair que toute acti on entreprise par l’Assemblée des institutions
provisoires d’administration autonome tendant à modifier le statut du Kosovo serait visée par la
résolution 1244 (1999) du Conseil de sécurité et par les instruments internationaux adoptés en vertu
de cette résolution. Par exemple, à propos d’une tentative antérieure qu’elle avait faite pour
examiner une déclaration d’indépendance, l’Asse mblée a été avertie par l’ONU dans les termes
suivants :
«l’examen de cette question par l’Assemblée serait contraire à la
résolution 1244 (1999) du Conseil de sécurité de l’Organisation d es Nations Unies, au
cadre constitutionnel de l’autonomie pr 5 ovisoire au Kosovo et aux règlements
intérieurs provisoires de l’Assemblée» .
12. En outre, Chypre tient à souligner que la déclaration elle-même était sensée être un
document comportant des effets en droit intern ational. La déclaration visait à établir une
revendication de la qualité d’Etat pour le Kosovo et à prendre des engagements au nom de cet Etat
présumé dans des domaines tels que le maintien de son identité territoriale, l’engagement envers les
obligations relatives aux droits de l’homme et l’instauration de mesures de protection des
minorités. Le document contient aussi l’affirmation expresse selon laquelle «tous les Etats sont en
droit de se prévaloir» des engagements pris dans la déclaration. De surcroît, il est évident que la
déclaration avait pour intention de priver la Serbie, un Etat souverain, d’une partie de son territoire,
et qu’il s’agit là d’un acte qui produit nécessairement un effet dans le domaine du droit
international.
b) Le droit international est applicable à la déclaration
13. Certains Etats ont indiqué que la déclar ation ne donne pas lieu à des questions de droit
international à propos desquels la Cour peut donner un avis, soit que le droit international ne
s’applique pas aux actes de sécession soit que, s’il peut en principe s’y appliquer, il est neutre face
à ces actes ⎯en d’autres termes, il n’existerait en dr oit international ni droit de sécession ni
interdiction de faire sécession. De quelque manièr e que l’argument soit formulé, la République de
Chypre le considère comme fondamentalement erroné , car contraire au principe de l’intégrité
territoriale et à d’autres instruments juridiques comme les résolutions du Conseil de sécurité, et elle
invite la Cour à le rejeter.
5
Lettre en date du 7février2003 adre ssée par le représentant spécial adjoint principal du Secrétaire général au
président de l’Assemblée du Kosovo (dossier ONU 189). Voir au ssi, dans le même sens, la lettre du représentant spécial
du Secrétaire général en date du 6 novembre 2002 (dossier ONU 185). - 4 -
Contradictions avec les principes du droit international général
14. L’égalité souveraine des Etats est le prem ier des principes énoncés dans la Charte des
Nations Unies 6. L’intégrité territoriale est l’un des éléments de ce principe 7. Les règles
constitutives du principe de l’intégrité territoriale comprennent les interdictions d’intervenir sous 8
quelque forme contraignante que ce soit, de rec ourir à la menace ou à l’emploi de la force et de
tenter de rompre partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un Etat . 9
10
15. La «déclaration sur les relations amicales» de l’Assemblée générale des Nations Unies
souligne la portée juridique de ces règles :
«Rien dans les paragraphes précédents ne sera interprété comme autorisant ou
encourageant une action, quelle qu’elle soit, qui démembrerait ou menacerait,
totalement ou partiellement, l’intégrité territo riale ou l’unité politique de tout Etat…»
(Les italiques sont de nous.)
L’utilisation du mot «autorisant» est important e. Elle établit clairement que sans une telle
autorisation, l’action serait interdite. Elle indique qu’il existe une règle du droit international
général ⎯une règle que cette clause vise précisément à préserver ⎯ selon laquelle toute action
tendant à démembrer ou à menacer l’intégrité territo riale d’un Etat est prohibée, que cette action
émane de l’intérieur ou de l’extérieur de l’Etat, à moins d’être expressément autorisée par une règle
permissive du droit international.
16. Les règles donnant effet au principe de l’intégrité territoriale ont été affirmées non
seulement dans les résolutions de l’ONU 11, mais aussi dans des instruments régionaux comme
12 13
l’acte final d’Helsinki de 1975 et la charte de Paris pour une nouvelle Europe .
17. C’est en raison de la force du principe de l’intégrité territoriale et de la stabilité des
frontières internationales que les Etats et l’ONU ont estimé que toute exception à ce principe devait
6
L’article2.1 de la Charte des NationsUnies est ainsi libellé: «L’Organisation est fondée sur le principe de
l’égalité souveraine de tous ses membres.»
7
Voir la déclaration relative au principe du droit international touchant les relations amicales et la coopération
entre les Etats conformément à la Charte des NationsUnies, résolution2625(XXV) de l’Assemblée générale. Il y est
affirmé que le principe selon lequel «l’intégrité territoriale et l’indépendance politique de l’Etat sont inviolables» est un
élément de l’égalité souveraine.
8L’article2.4 de la Charte des NationsUnies est ainsi libellé: «Les membres de l’Organisation s’abstiennent,
dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale o u
l’indépendance politique de tout Etat, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies.»
9Par exemple, le préambule de la résolution de l’A ssemblée générale portant d éclaration sur les relations
amicales, susmentionnée à la note 7, énonce ce qui suit : «Convaincu en conséquence que toute tentative visant à rompre
partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un Etat ou d’un pays ou à porter atteinte à son
indépendance politique est incompatible avec les buts et principes de la Charte.»
10Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre
les Etats conformément à la Charte des Nations Unies, résolution 2625 (XXV) de l’Assemblée générale.
11Voir par exemple le paragraphe4 de la déclaration du millénaire (résolution55/2 de l’Assemblée générale,
datée du 8 septembre 2000) et le paragraphe5 du document final du sommet m ondial de2005 (résolution61/1 de
l’Assemblée générale, datée du 24 octobre 2005).
12
Voir par exemple la section1 a) VI intitulée «Intégrité territoriale des Etats». L’acte final d’Helsinki est
mentionné dans le préambule de la résolution 1244 (1999).
13
Voir page8: «Nous sommes résolus à coopérer pour défendre les institutions démocratiques contre des
activités menées en violation de l’i ndépendance, de l’égalité souveraine ou de l’intégrité territoriale des Etats
participants.» - 5 -
être fixée et régie par des règles juridiques. L’ application du droit à l’autodétermination dans des
situations coloniales est l’une de ces exceptions expressément prévues 14. Dans la déclaration sur
les relations amicales, l’Assemblée générale a accompli cette amputation du principe de l’intégrité
territoriale au nom du droit à l’autodétermination en indiquant que le territoire d’un territoire non
autonome a une identité séparée et dis tincte de celle de l’Etat métropolitain 15. Ainsi, le
démembrement des Etats est bien une question qui en tre dans le champ du droit international : rien
ne permet de dire que le droit international ne s’oppose aucunement à la sécession et peut donc être
considéré comme autorisant celle-ci.
18. Il ressort clairement de la pratique de l’ONU et des Etats que les règles et principes
pertinents concernant l’intégrité territoriale s’a ppliquent non seulement aux relations entre Etats
mais aussi aux entités qui cherchent à se sépar er d’un Etat. L’histoire des luttes pour
l’autodétermination révèle que le droit international accorde des droits et impose des obligations
aux mouvements de libération nationa le et aux territoires non autonomes 16. Les résolutions du
Conseil de sécurité contiennent de très nombr euses références aux obligations des entités
17
non étatiques . Le droit international humanitaire im pose de même des obligations aux entités
engagées dans une lutte de sécession ou de prise du pouvoir 18. L’application de la
résolution 1244 (1999) du Conseil de sécurité a ux pouvoirs des institutio19 provisoires du Kosovo
renforce cette conclusion en ce qui concerne la présente affaire .
Contradiction avec les autres instruments juridiques
19. Ce sont non seulement les principes du droit international général qui sont applicables en
l’espèce, mais aussi les accords internationaux et d’autres instruments spécifiques. Le cas de la
Republika Srpska est à cet égard instructif. L’A ssemblée nationale avait adopté le 21 février 2008
une résolution revendiquant le dro it d’organiser un référendum concernant le statut juridique de
l’entité. La réponse du haut représentant a été claire :
«Le haut représentant souligne que la Bosnie Herzégovine est un Etat
internationalement reconnu dont la souveraineté et l’intégrité nationales sont garanties
par les accords de paix de Dayton. Les accords de paix de Dayton ne confèrent aux
14L’application de ce droit est exam inée plus en détail aux paragraphes124 à129 de l’exposé écrit de la
République de Chypre. La Cour suprême du Canada a déclaré dans l’affaire du Québec [1998] 2 S.C.R. 217, au
paragraphe 112, que le droit de sécession «découl[e] de la situation exceptionnelle d’un peuple opprimé ou colonisé».
15La déclaration indique que :
«Le territoire d’une colonie ou d’un autre territo ire non autonome possède, en vertu de la Charte,
un statut séparé et distinct de celui du territoire de l’Etat qui l’administre ; ce statut séparé et distinct en
vertu de la Charte existe aussi longtemps que le peuple de la colonie ou du territoire non autonome
n’exerce pas son droit à disposer de lui-même confor mément à la Charte et, pl us particulièrement, à ses
buts et principes.»
16Ainsi que l’a indiqué la Cour suprême du Canada dans l’affaire du Québec [1998] 2 S.C.R. 217, au
paragraphe113, «Bien que le droit international régisse gé néralement la conduite des Etats nations, il reconnaît
également, dans certaines circonst ances précises, les «droits» d’entités qui ne sont pas des Etats nations ⎯ tels que le
droit d’un peuple à l’autodétermination.»
17
Voir par exemple les résolutions concernant i) la Rhodésie du Sud: résolutions460 (1970) par.6, 463(1980)
par.2 et 455 (1979) par.1; ii) l’ex-Yougoslavie: résoluti ons942 (1994) par.3 et 787 (1992) par.3; iii)Kosovo:
résolutions1199 (1998) par.6 et 1203 (1998) par.4 et 10; iv) la Somalie: résolutions 1814(2008) par.16; v)le
Soudan : S/PRST/2008/15 ; vi) la Guinée-Bissau : résolutions 1233 (1999) par. 11 et 1216 (1998) par. 5.
18
Voir par exemple les protocoles additionnels aux conventions de Genève de 1949 (1977).
19
Le maintien de l’application de la ré solution a été confirmé à plusieurs reprises tant par le conseil de sécurité
que par le Secrétaire général dans ses rapports au Conseil ; voir le paragraphe 91 et la note de bas de page 83 de l’exposé
écrit présenté par la République de Chypre à la Cour. Voir aussi le rapport du Secrétaire général en date du 10 juin 2009
(document ONU S/2009/300, par. 1, 6 et 40). - 6 -
entités de la Bosnie Herzégovine auc un droit de faire sécession. Le cadre
constitutionnel de la Bosnie Herzégovine, y compris l’existence des entités, ne peut
être modifié que conformément à la procédure d’amendement prescrite par la
20
Constitution de la Bosnie Herzégovine.» [Traduction du Greffe.]
20. Un autre exemple est celui de la pr étendue sécession de la «République turque de
Chypre-Nord» par rapport à la République de Chyp re, lorsque les «autorités chypriotes turques»
firent une déclaration présentée comme portant cr éation d’un Etat indépendant dans la partie
septentrionale de Chypre militairement occupée par la Turquie. Dans la présente espèce, plusieurs
Etats ont cité dans leurs exposés écrits l’exemple de la résolution 541 (1983) du Conseil de sécurité
en date du 18 novembre 1983 concernant Chypre. Cette résolution mentionne la proclamation faite
par les «autorités chypriotes turques», une entité non reconnue au niveau international. Cette
proclamation était incompatible avec le principe de l’intégrité territoriale et avec le traité de
21
garantie de 1960, et son illicéité a été affirmée par le Conseil de sécurité .
21. Ce sont là des exemples de cas où des revendications de sécession faites par des entités
non étatiques ont été jugées illicites, parce que contraires aux instruments internationaux en
vigueur. Tel est aussi le cas du Kosovo, dont la tentative de sécession est contraire à la
résolution 1244 (1999).
Pratique des Etats en ce qui concerne la sécession
22. Les Etats qui prétendent que les déclarations de sécession sortent généralement du champ
d’application du droit international citent la pratique des Etats à l’appui de cette thèse. Mais une
bonne part de la pratique ainsi citée concerne des faits qui eurent lieu bi en avant l’avènement des
22
principes du droit international moderne . De surcroît, l’invocati on de ces épisodes passe sous
silence une part non négligeable de la pratique indiquant que la sécession est bien une question
régie par le droit international et qu’elle se heurte généralement à l’opposition de ce dernier 23. En
20 Communiqué de presse en date du 22février2008: http://www.ohr.int/ohr-dept/presso/pressr/default.asp?
content_id=41342.
21 La résolution 541 (1983) du Conseil de sécurité indique que le Conseil «déplore la proclamation des autorités
chypriotes turques présentée comme déclaration de sécession d’une partie de la République de Chypre».
22 Par exemple, il est fait mention de la déclaration d’indépendance des Etats-Unis de 1776.
23
Voir par exemple la pratique des Etats en ce qui concerne i) la Géorgie : S/PV.6143, 15 juin 2009 ; S/PV.5969,
28 août 2008 ; Le président des Etats-Unis a déclaré que «l’intégrité territoriale et les frontières de la Géorgie doivent être
respectées… Conformément aux résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies qui restent en vigueur, l’Abkhazie
et l’Ossétie du Sud sont à l’intérieur des frontières internationalement reconnues de la Géorgie et elles doivent y rester.»
(Communiqué de presse de la Maison blan che, 26 août 2008.); Le Royaume-Uni «n e saurait nier que la souveraineté et
l’intégrité territoriale de la Géorgie englobent l’Ossétie dSud et la l’Abkhazie. N ous ne reconnaissons pas les
revendications d’indépendance des mouvements sépara tistes dans ces régions.» ((2006) 77 BYIL, UKMIL 2006); ii) la
Somalie : «ni le Royaume-Uni ni le reste de la communauté in ternationale ne reconnaissent le Somaliland en tant qu’Etat
indépendant. Le Royaume-Uni a souscrit à une position co mmune ainsi qu’à nombre de d éclarations du Conseil de
sécurité des NationsUnies au niveau présidentiel, qui se réfèrent à l’intégrité territoriale et à l’unité de la Somalie.»
((2006) 77 BYIL , UKMIL (2006); iii) l’Iraq: «la manière dont nous [le Royaume-Uni] faisons face à ces tendances
sécessionnistes: comme toutes les précédentes résolutions pertinentes du Conseil de sécurité, la résolution 1546
réaffirme l’intégrité territoriale de l’Ir⎯ses frontières actuelles…les frontiè res internationales, cependant, ne
peuvent être redessinées par aucun parti politique de quelque pays que ce soit ; et elles ne le seront pas en l’occurrence.
Le futur de la constitution de l’Iraq doit se trouver à l’intérieur des frontières erternationales actuelles.» ((2005) 76 BYIL,
UKMIL 2005; iv) la Tchétchénie: voir (2006) 77 BYL, UKMIL 2006 (HC Deb 1 novembre 2006, vol.451, c466
W-467W) et Strobe Talbott, Supportind Democraty and Economic Reform in the New Independent States , 6 US Dept. of
State Dispatch 119, 120 (1995) (observations du vice-secrétaire d’Etat Talbott devant la sous-commission des opérations
étrangères de la commission des crédits du Sénat). - 7 -
24
réalité, le Conseil de sécurité affirme fré quemment la souveraineté territoriale des Etats , et de
telles déclarations montrent bien que les Etats et les organisations internationales considèrent que le
principe de l’intégrité territoriale des Etats fait obstacle à la licéité des revendications de sécession.
23. Cela ressort clairement de l’affaire du Québec, où la Cour suprême du Canada a déclaré
que :
«le droit international attache une grande im portance à l’intégrité territoriale des Etats
nations et, de manière générale , laisse le droit interne de l’Etat existant dont l’entité
sécessionniste fait toujours partie décider de la création ou non d’un nouvel Etat
(R. Y. Jennings, The Acquisition of Territory in International Law (1963), p. 8-9).
Dans les cas, comme celui qui nous occupe, où la sécession unilatérale serait
incompatible avec la constitution intern e, le droit international acceptera
vraisemblablement cette conclusion, sous réserve du droit des peuples à disposer
25
d’eux-mêmes.»
Comme l’a indiqué Chypre dans son exposé écrit 26, rien n’autorise une prétention à
l’autodétermination dans le cas du Kosovo et Chypr e note que peu de pays, dans les exposés qu’ils
ont présentés à la Cour, prétendent le contraire. Le cas du Kosovo est donc visé par la règle
générale susmentionnée, selon laquelle tout change ment territorial doit être régi par le droit
intérieur de l’Etat existant.
Le silence occasionnel face à la sécession ne change rien à la position juridique des Etats
24. La République de Chypre ne conteste pas que la communauté internationale ne trouve
parfois rien à dire à propos de revendications de sécession d’une partie du territoire d’un Etat. Ces
revendications peuvent, au moins da ns un premier temps, être le fait de particuliers ou d’autres
intervenants non étatiques ; et c’est à l’Etat terr itorial de réagir, en prenant toute action nécessaire
27
pour affirmer son autorité dans les zones revendiquées par les sécessionnistes . Il n’est pas
surprenant que les Etats observent souvent le s ilence face à de telles tentatives de sécession ayant
lieu dans des pays voisins. Mais on ne saurait dé duire de ce silence que la sécession est considérée
comme une question échappant totalement au dro it international ou à laquelle celui-ci ne peut
s’opposer.
25. Certains Etats, dans leurs exposés écrits, semblent indiquer qu’il n’est pas indifférent que
ni le Conseil de sécurité ni le représentant spécial du Secrétaire général n’aient qualifié d’illicite la
déclaration du Kosovo. Il y a eu bien évide mment des cas où le Conseil n’a pas réagi à des
24
Voir, par exemple i) Géorgie et Abkhazie: résolutions 896 (1994), par.5, 1065 (1996), par.3, 971 (1995),
par. 4, 1716 (2006), par. 1, 1808 (2008), par. 1 ; ii) Bosnie-Herzégovine : résolution 787 (1992), par. 3 ; iii) Afghanistan :
résolution 1076 (1996), par.3; iv) Somalie: S/PRST/2006/11 (cette résolution renvoie à S/2006/122 qui concerne le
Somaliland) ; v) Chypre : résolutions 353 (1974), par. 1, 774 (1992), par. 2, 1179 (1998), 1217 (1998) et 1251 (1999).
25Par. 112.
26
Par. 123-148.
27Chypre constate que d’ordinaire, l’Etat local n’est pas empêché de recourir à l’emploi de la force pour exercer
son autorité sur les sécessionnistes dans la zone contestée (sous réserve uniquem ent de la manière dont il respecte, ce
faisant, le droit relatif aux droits de l’homme et le droit in ternational humanitaire) et il conv ient que les autres Etats ne
s’en mêlent pas. Dans le cas du Kosovo, cependant, la situat ion était très différente. La Serbie était empêchée d’utiliser
les pleins pouvoirs de l’Etat pour réagir à la déclaration, tant par les dispositions de la résolution 1244 (1999) du Conseil
de sécurité que par les accords qu’elle avait conclus avec l’ONU. Le Gouvernement de la Serbie a néanmoins clairement
indiqué en février 2008 qu’il prendrait toutes les mesures licites qui restaient à sa disposition pour préserver son titre sur
le Kosovo, ce qu’il a fait. - 8 -
28
affirmations d’indépendance qui étaient largement condamnées . Mais l’absence de réaction du
Conseil à la déclaration du Kosovo n’enlève rien au fait que toute déclaration de ce type doit être
évaluée au regard du droit international, et l’inaction du Conseil ne serait en aucun cas modifier la
position juridique des Etats ou les règles du droit international.
Conclusion concernant l’application du droit international aux actes de prétendue sécession
26. La République de Chypre soutient en conséquence que le droit international s’applique
aux actes de prétendue sécession et que la valeur juridique de ces actes dépend de leur conformité
aux règles du droit international. Il ne peut y avoir lieu de dire que les dicta désignés par
l’expression «principe du Lotus» (la «présomption de liberté») sont applicables ici, comme l’ont
indiqué certains Etats dans leurs exposés. Ces dicta ne peuvent avoir de pertinence dans le cas
d’une entité dont les pouvoirs sont limités par les instruments internationaux et qui détient
seulement les pouvoirs qui lui ont été attribués 29. Même si le principe dit «du Lotus» était
applicable, cela n’appuierait pas la thèse selon la quelle la déclaration est valide parce que, comme
indiqué plus haut, la sécession fait l’objet d’une interdiction qui découle implicitement de l’un des
principes les plus fondamentaux du droit internationa l, à savoir celui de l’intégrité territoriale, et
qui est expressément mentionnée dans la résolution 1244 (1999).
27. On pourra aussi noter que les Etats qui, dans les exposés qu’ils ont présentés à la Cour,
soutiennent que la situation du Kosovo est sui generis (thèse à laquelle la République de Chypre
s’oppose pour les raisons données ci-après) précisent qu’ils admettent que la situation est du ressort
du droit international et qu’il leur faut donc invoquer une exception légitime, sous une forme ou
une autre, au principe de l’intégrité territoriale. Il y a bien sûr des exceptions à ce principe (comme
celles qui découlent du principe de l’autodéterm ination) mais aucune ne s’applique au cas du
Kosovo.
IV. «Sui generis»
28. De nombreux Etats ont avancé que la revendication d’indépendance du Kosovo est
«suigeneris» et qu’il s’agit par conséquent d’un cas particulier. Bien entendu, du point de vue
politique, le Kosovo est un cas particulier parce qu’ il fait l’objet d’une administration de l’ONU.
30
Mais tous les cas présentent leurs particularités . La logique de l’argument selon lequel la Cour
doit considérer le Kosovo comme un cas sui generis est de dire que les règles générales du droit
international ne s’appliquent pas au Kosovo. Cet argument ne vise pas à appliquer les règles du
droit international à des faits particuliers ; au contraire, il vise à affranchir de ces règles la situation
du Kosovo.
28
Par exemple, le Biafra a tenté sans succès de se séparer du Nigéria. L’ONU ne s’est pas occupée de la tentative
de sécession et la question a été prise en charge au niveau régi onal par l’Organisation de l’unité africaine. Cependant, le
Secrétaire général de l’ONU de l’époque a bien indiqué que «donc, en ce qui concerne la question de la sécession d’une
nation particulière d’un Etat Membre, l’ attitude de l’ONU est sans équivoque. En tant qu’organisation internationale,
l’ONU n’a jamais accepté, n’accepte pas et je crois n’acceptera jamais le principe de la sécession d’une partie d’un Etat
Membre.» ((1970) 7 : 2 Chronique mensuelle de l’ONU 34 à 36.)
29
La Cour suprême du Canada a déclaré dans l’affaire du Québec (1998) 2 SCR 217, par. 143, que «L’idée selon
laquelle ce qui n’est pas explicitement interdit est implicitement permis a peu de pertinence dans les cas (comme celui qui
nous occupe) où le droit international renvoie au droit interne de l’Etat sécessionniste pour la détermination de la légalité
de la sécession, et où le droit de cet Etat considère inconstitutionnel la sécession unilatérale.»
30
Par exemple, la conclusion du cons eil de l’Union européenne en date du 28février2008, selon laquelle le
Kosovo constituait un cas sui generis est une évaluation politique et non une déclarat ion de nature juridique ; en tout état
de cause, elle réaffirme expressément l’adhésion de l’Union européenne au princide la souveraineté et de l’intégrité
territoriale ainsi que le droit qu’a chaque Etat de décider conformément à ses propres orientations et au droit international
quelles relations il entretiendra avec le Kosovo. - 9 -
29. Il est incohérent de commencer par affirm er que la présente affaire n’est pas du ressort
du droit international pour ensuite invoquer un ar gument qui vise à établir une exception à une
règle du droit international généralement applicab le. La situation étant assurément du ressort du
droit international, les tentatives de classer le Kosovo comme un cas particulier échappant au droit
doivent elles aussi être évaluées au regard du droit. En rejetant l’idée selon laquelle le cas du
Kosovo peut être qualifié de «sui generis» au sens où cela signifie qu’il échappe aux règles
ordinaires du droit, la République de Chypre rappe lle deux arguments qu’elle a fait valoir dans son
exposé écrit .1
Il ne peut être dérogé au droit
30. Premièrement, la généralité et le caractère contra ignant des règles régissant la substance
même du droit international sont absolument f ondamentaux. L’admission de «cas particuliers»
aboutit à une dilution inacceptable de la qualité du système juridique international des Etats
souverains, c’est-à-dire des systèmes qui protègent certains droits essentiels et universellement
reconnus. Rien n’autorise à déroger à l’oblig ation de se conformer aux principes du droit
international en ce qui concerne une question aussi essentielle pour l’état de droit et le système
international.
31. Les Etats qui avancent que, dans l’intérêt de la stabilité internationale, il convient de
traiter l’indépendance du Kosovo comme sui generis peuvent bien fonder leurs opinions sur des
éléments politiques. Ces intérêts politiques ne peuvent pas, et ne devraient pas, compromettre
l’application des règles générales et contraignantes du droit international. En effet, c’est grâce à
l’adhésion à des principes fondamentaux, comme celui de l’intégrité territoriale, que la stabilité des
relations internationales est assurée. Il serait contraire aux conditions de certitude et de clarté, qui
sont essentiels pour l’état de droit, d’estimer que l’application des règles fondamentales du droit
international est une question d’appréciation politique.
32. L’admission d’une exception sui generis reviendrait à permettre aux Etats de décider sur
la base d’éléments strictement politiques si une prétendue sécession a donné naissance ou non à un
nouvel Etat. Les décisions politiques, cependant, trouvent leur juste place au stade de la
reconnaissance, dès lors que les critères de la qua lité d’Etat ont été réunis ; cette reconnaissance a
un caractère déclaratoire et elle n’est pas constitutive de la qualité d’Etat.
Il est inévitable que le cas du Kosovo constitue un précédent
33. Deuxièmement, le droit international n’a pas la possibilité de ranger des décisions ou des
situations dans une catégorie à part, de manière à limiter la mesure dans laquelle elles peuvent
constituer des précédents. Le système juridique international n’a rien qui s’apparente à la notion de
précédent judiciaire qui existe dans la Common Law et les Etats ont toujours la faculté d’identifier
une situation à une autre. Si des Etats déclaren t qu’un cas est «sui generis», alors le risque que
d’autres entités invoquent ce cas pour revendiquer la qua lité d’Etat ne peut être écarté, ni même
limité.
L’argument selon lequel le cas du Kosovo est sui generis est insoutenable
34. De surcroît, les exposés écrits présentés à la Cour ne font que démontrer l’impossibilité
totale de soutenir en pratique que le cas du Kosovo est sui generis, pour les raisons suivantes.
31
Voir l’exposé écrit de la République de Chypre, par. 75-81. - 10 -
35. Premièrement, il n’y a aucune cohérence en ce qui concerne les éléments, ou la
conjugaison d’éléments, qui sont nécessaires pour que le cas du Kosovo puisse être qualifié de
sui generis. Certains Etats en présentent une longue liste, alors que d’autres réduisent le nombre
des éléments déterminants à trois ou quatre tout au plus. Des éléments sont retenus par certains,
mais sont omis par d’autres, comme par exempl e la portée du texte de la déclaration. Ces
incohérences démontrent le caractère subjectif du cr itère en question. Le fait de pouvoir ainsi, au
gré des circonstances, qualifier un cas de sui generis est totalement incompatible avec les
conditions de clarté et de prévisibilité qui sont essentielles pour l’état de droit.
36. Deuxièmement, nombre des éléments avancés ne sont pas probants. Par exemple, à quel
point les possibilités de négocier sont-elles «épuisé es» et à quel point l’indépendance est-elle «la
seule solution»? Et qui ou quel organe va en dé cider? Des éléments de ce type ne peuvent
s’intégrer à aucun système juridique qui attache de l’importance à l’état de droit. Au contraire, leur
inclusion ne peut qu’aboutir à des divergences et à des incohérences de méthode.
37. Troisièmement, l’admission d’une «exception» sui generis sur la base des divers
éléments invoqués risquerait d’avoi r des conséquences désastreuses au plan international. Par
exemple, le prétendu critère de «l’épuisement des possibilités de négocier» dissuaderait de
surmonter un échec initial pour poursuivre des discussi ons de bonne foi et finirait par récompenser
l’obstination. De même, si l’on retenait les atteintes précédemment portées aux droits de l’homme
comme un élément déterminant, cela dénaturera it radicalement toute l’architecture du droit
international qui, certes, impose la responsabilité des Etats pour ce type de comportement et
prévoit, aux niveaux national et régional, des mécanismes pour faire respecter les règles relatives
32
aux droits de l’homme, mais ne prescrit pas la sanction du démembrement territorial . En outre,
une large place est accordée dans les exposés écrits à l’engagement de l’ONU au Kosovo. Le fait
de considérer la présence de l’ONU comme un élément pertinent risquerait de dissuader les Etats
de consentir à ce type de dispositions, de peur que cela ne déclenche un mouvement irrésistible
vers la séparation ou la sécession d’une partie de leur territoire.
38. La République de Chypre fait valoir que la Cour devrait se garder de prendre en
considération des éléments de ce type pour justifier toute sorte d’exceptions aux principes généraux
du droit international. Il existe d’autres situa tions dans le monde où l’on peut avancer qu’une
partie ou l’ensemble de ces éléments sont présen ts. Les conséquences qui découleraient presque
inévitablement de l’avis que la Cour pourra donner ne peuvent être totalement passées sous silence,
et cela milite en faveur d’une grande circonspection.
39. En bref, il est impossible de s’écarter des règles du droit international en invoquant un
argument selon lequel on est en présence d’un cas particulier sans mettre en question les principes
fondamentaux de l’état de droit. Comme l’ a relevé un éminent commentateur: «Le terme
«sui generis», souvent utilisé pour décrire des situations difficiles à catégoriser, tend à faire avorter
l’analyse ; il sert à clore l’examen, et non à l’approfondir.» 33
40. Chypre relève que nombre d’Etats qui invoquent un argument selon lequel le cas est
sui generis conviennent aussi expressément que cet argument ne peut justifier la création d’un Etat
qui serait le résultat d’une violation d’une règl e fondamentale du droit international, telle que
32
Voir l’exposé écrit de la République de Chypre, par.139: «La violation de ceobligations engagerait la
responsabilité de l’Etat de Serbie, mais le démembrement de l’Etat ne saurait constituer un remède à de telles violations».
33James Crawford, The Creation of States in International Law (2 éd., 2006), p. 197, note 3. - 11 -
34
l’interdiction de l’emploi de la force . La République de Chypre souscrit pleinement à cette
position.
V. Le droit international régit les questions touchant à la qualité d’Etat
41. Certains Etats ont affirmé que, compte tenu de la situation de fait au Kosovo à la suite de
la déclaration, ainsi que de la reconnaissance accordée par plusieurs Etats (et de l’adhésion du
Kosovo aux organisations internationales), la Cour devrait conve nir qu’il importe peu que la
déclaration ait été ou non illicite au moment où elle a été faite. La République de Chypre rappelle
les considérations qu’elle a précédemment exposées, selon lesquelles le processus d’acquisition de
la qualité d’Etat ne se limite pas à une question de fait et la détermination de cette qualité ne repose
35
pas seulement sur des critères de nature factue lle, mais dépend aussi du droit international . La
manière dont toute situation de fait a été créée n’est pas indifférente pour le droit international.
42. Par exemple, si les faits concernant les affirmations de la qualité d’Etat découlent de
l’intervention d’un tiers, et tout particulièrement s’ il y a eu recours à l’emploi de la force, alors en
aucun cas un Etat ne peut être licitement créé et au cun titre sur le territoire ne peut être licitement
modifié. Il se trouve que même les Etats qui pr étendent que la déclaration d’indépendance du
Kosovo n’est pas du ressort du droit international en conviennent.
43. Un autre exemple est celui du cas où l’entité revendiquant la qualité d’Etat menace d’agir
de façon non conforme aux règles fondamentales du droit international. La proclamation
unilatérale d’indépendance par les autorités de la Rhodésie du Sud en 1965 a été condamnée par le
Conseil de sécurité comme «l’usurpation du pouvo ir par une minorité raciste de colons»; le
36
Conseil a considéré que cette déclaration d’indépendance n’avait «aucune validité légale» .
44. Il importe de souligner que la non-validité des revendications d’indépendance de ce type
découle des règles générales du droit international ai nsi que des principes de l’intégrité territoriale,
du non-emploi de la force et de la non-interventio n. Elle ne découle pas des dispositions d’une
résolution du Conseil de sécurité. L’Etat qui s ubit l’emploi de la force peut juridiquement
prétendre à ce que son titre de souveraineté ne soit en conséquence modifié sur aucune partie de
son territoire, quelle que soit la réaction du Conseil de sécurité. S’il est vrai que dans certains cas
le Conseil de sécurité a fait face à des situations de ce type en adoptant des résolutions abordant la
question de la licéité des déclarations d’indépendance , en dernière analyse ce n’est pas au Conseil
de décider ce qui doit être considéré comme illicite et quelles sont les conséquences juridiques à en
tirer : il s’agit d’une question de droit international qui, le cas échéant, est du ressort de la Cour.
34
Voir, par exemple, les exposés écrits du Royaume–Uni (par.5.34-35, 5.48), de la France (par.2.13), de
l’Allemagne (par.30) et de l’Irlande (par.22 et 23). Ces exposés écrits renv oient expressément à l’exemple de la
«République turque de Chypre-Nord».
35
Voir les paragraphes 184 à 191 du premier exposé écrit de la République de Chypre.
36
Résolution 217 (1965) du Conseil de sécurité.
37 Voir, par exemple, i)la réaction du Conseil à l’invasion du Koweït par l’Ir aq et à la tentative de fusion des
territoires des deux Etats. Le Conseil a déclaré que l’annexion «[n’avait] aucun fondement juridique et [était] nulle et
non avenue» (résolution 662 (1990) du 9 août 1990) et ii) sa réaction à la «République turque de Chypre-Nord». Dans sa
résolution 541 (1983), le Conseil «déplore la proclamation de s autorités chypriotes-turques présentée comme déclaration
de sécession d’une partie de la République de Chypre». Dans sa résolution 550 (1984), le Conseil «condamne toutes les
mesures sécessionnistes ... déclare ces mesures illégales et invalideset demande qu’elles so ient immédiatement
rapportées ... réitère l’appel lancé à tous les Etats de ns reconnaître le prétendu Etat dit «République turque de
Chypre-Nord», créé par des actes de sécessi on, et leur demande de ne pas encourag er ni aider d’aucune manière l’entité
sécessionniste susmentionnée». - 12 -
VI. Conclusion
45. La République de Chypre n’ ignore ni l’importance ni la di versité des intérêts politiques
des Etats à l’égard de la manière dont il sera fait fa ce à la situation du Kosovo. Certains estiment
peut-être que la reconnaissance du Kosovo en tant qu’Etat apportera la stabilité dans la région;
d’autres, adoptant le point de vue diamétraleme nt opposé, peuvent la considérer comme un facteur
d’instabilité pour de nombreuses régions du monde. Il est dans ces conditions indispensable, de
l’avis de la République de Chypre, que la Cour joue le rôle particulier qui est le sien au sein de la
structure de l’ONU et rende une décision juridique faisant autorité, exposant clairement les règles
du droit international qui sont en principe applicables à tous les Etats et qui s’appliquent
uniformément dans toutes les situations pertinen tes. C’est cette uniformité d’application qui
permet au droit de protéger les intérêts des forts comme des faibles. Les dirigeants politiques et les
institutions peuvent s’entendre sur des compromis en pratique, mais il est indispensable que le droit
conserve son intégrité et son objectivité.
___________
Observations écrites de Chypre (traduction du Greffe)