CONTRE-MÉMOIRE DU MALI
COUNTER-MEMORIAL OF MALI[2-4] 287
CHAPITRE INTRODUCTIF
LA TECHNIQUE ARGUMENTATIVE BURKINABÉ
1.01. Avant d’aborder les arguments de fait et de droit avancés par la Partie
burkinabé, il convient de mettre en lumière le fait que le mémoire du Burkina Faso
contient divers arguments purement rhétoriques auxquels on ne s’attarderait pas
s’ils n’avaient été utilisés de façon très systématique.
De tels arguments relèvent certes d’une technique argumentative sommaire, mais
ils tendent à créer un climat, un cadre général de valeurs diffus, il convient d’y
répondre. Nous le faisons globalement et en début de ce contre-mémoire pour ne
pas devoir y revenir dans le cadre de chaque contexte concret où ils ont été utili-
sés.
Parmi ces procédés rhétoriques, trois d’entre-eux ont été utilisés de manière
prononcée:
— l’affirmation, la prétention d’évidence et la pétition de principe;
— le procès d’intention;
— la présentation de l’adversaire de manière péjorative.
1. L’affirmation, la prétention d’évidence et la pétition de principe
1.02. Cette première technique argumentative consiste à affirmer certaines pro-
positions comme vraies sans les prouver, à les présenter comme évidentes.
Toute argumentation fondée sur l’évidence a pour avantage qu’elle dispense
celui qui y a recours de prouver ce qu’il présente comme évident: «Une vérité
évidente rend superflue toute preuve en général.» 1
C’est oublier toutefois que cet argument n’est efficace que si l’auditoire est d’ac-
2
cord. Elle suppose l’accord de l’auditoire, voire d’un auditoire universel .
A défaut de cet accord, on se trouve en présence d’une pétition de principe qui:
«consiste en un usage de l’argument ad hominem lorsqu’il n’est pas utilisable
parce qu’elle suppose que l’interlocuteur a déjà 3dhéré à une thèse que l’on
s’efforce justement de lui faire admettre» .
1.03. Cette technique est employée dans le mémoire du Burkina Faso, notam- 4
ment dans l’affirmation suivante répétée de «la certitude du tracé de la frontière» .
Le tracé de la frontière, tel que le revendique le Burkina Faso, est présenté comme
certain. Par voie de conséquence, est qualifié de «territoire voltaïque» ce qui fait
l’objet de la contestation 5. Pour peu, on oublierait que l’on se trouve devant le juge
1Cl. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation , Paris, PUF, 1958, p. 636 ;
voir aussi p. 5.
2Ibid., p. 41-43.
3Ibid., p. 151.
4Ainsi, p. 38 (par. 25), p. 44 (par. 44), p. 45 (par. 48), p. 48 (par. 57), p. 50 (par. 67),
p. 64 (par. 115), p. 65, p. 92, p. 100 (par. 91-vi), p. 108 (par. 18, limites évidentes).
5Ainsi, p. 16 (par. 133), p. 22 (par. 60), p. 28 (par. 80), p. 46 (par. 53), p. 48 (par. 58).288 DIFFÉREND FRONTALIER [4-6]
pour en décider. Toute 1résence malienne dans2la zone contestée est de «l’occu- 3
pation» (sans titre) de «l’incursion» , une «violation de frontière» , etc.
Face à cette position superbe, le Mali ne peut opposer qu’une argumentation de
«caractère fallacieux» 4 ou des «prétentions» . 5
2. Le procès d’intention
1.04. Cette seconde technique consiste à prêter à l’adversaire des intentions, des
fins, des motifs peu sympathiques et de les dénoncer.
L’établissement de rapports entre l’agent et ses actes est un procédé efficace et
bien connu. Comme l’écrit encore Perelman:
«Les intentions de l’agent, les motifs qui ont déterminé son action, seront
souvent considérés comme la réalité qui se cache derrière des manifestations
purement extérieures et qu’il faut chercher à connaître à travers les appa-
rences, car ce sont eux, en fin de compte, qui auraient seuls de l’importance…
Cette technique d’interprétation par l’intention permettrait de juger l’agent
et pas seulement telle ou telle de ses Œuvres.» 6
1.05. L’intention étant souvent inconnue, en prêter une à l’agent pour le disqua-
lifier est un procédé facile mais qui peut aisément déboucher sur la calomnie ou
la diffamation.
La moindre des choses que l’on puisse dire est qu’il s’agit là d’un procédé
contestable et que l’on s’étonne de voir utiliser devant la Cour.
1.06. a) Ainsi, p. 46: les «empiétements maliens sur la souveraineté territoriale
de la Haute-Volta … témoignent sans doute de la volonté du Mali de «tester» la
détermination voltaïque…».
1.07. b) Très systématiquement, les prétentions du Mali sur le territoire contesté
sont présentées comme le résultat d’une volonté de s’approprier les ressources
naturelles de la Haute-Volta. Ainsi, p. 29 (vi), p. 54 (par. 79), p. 72 (par. 20), p. 179
(par. 60).
Si l’on devait suivre ce raisonnement, le Gouvernement malien serait contraint,
par de telles allégations, à fournir des preuves négatives et qui plus est, d’inten-
tions! On sait que de telles preuves sont difficilement rapportables. Au surplus,
les Parties sont protégées contre de telles manŒuvres dans un procès internatio-
nal. La règle, dans un procès devant la Cour — comme l’a rappelé le juge Lachs
dans une communication au Centre national de recherche de logique à Bruxelles
sur «La preuve et la Cour internationale de Justice» —, est que:
«Les parties ont à prouver «les faits qu’elles allèguent respectivement»
Actori incumbit probatio mais aussi allegans probat ! Cela est d’une grande
importance pratique si les deux parties doivent soumettre leurs pièces écrites
7
en même temps: il est logique que chacune justifie sa demande .»
1
Notamment p. 50 (par. 68), p. 141 (par. 99), etc., et p. 53 (par. 63) de la consultation
d’E2 Jiménez de Aréchaga.
3Par exemple p. 47 (par. 55), etc.
Par exemple p. 48 (par. 59), etc.
4P. 61 (par. 102). Ce qui est «établi» par le rapport de la sous-commission juridique de
l’OUA.
5P. 69 (par. 10).
6Perelman et Olbrechts-Tyteca, op. cit., p. 406.
7Manfred Lachs, «La preuve et la Cour internationale de Justice», travaux du Centre
national de recherches de logique. La preuve en droit , études publiées par Ch. Perelman et
P. Foriers, Bruxelles, Bruylant, 1981, p. 111.[6-8] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 289
Il appartient donc au Burkina Faso non de lancer de fausses rumeurs mais d’ap-
porter des preuves de ce qu’il allègue.
Pour l’heure, le Mali n’a jamais procédé à des recherches de ce genre dans
la zone contestée alors que le mémoire du Burkina Faso fait état du fait que la
zone a fait l’objet de prospections géologiques du côté voltaïque (mémoire du
Burkina Faso, p. 54, par. 79; voir encore les détails, p. 27 et 28, par. 76 à 79).
C’est donc apparemment le Burkina Faso qui a cette préoccupation écono-
mique. Dans la mesure où il s’agirait bien de son propre territoire, c’est, au demeu-
rant, son droit souverain sur ses richesses naturelles que personne ne pourrait lui
contester.
Pour ce qui le concerne, le Mali avant d’avoir des préoccupations de ce genre,
souhaite connaître avec précision l’extension géographique de ses droits. Il
souhaite voir préciser les limites de son territoire tel qu’il lui a été légué par la
succession d’Etat à l’indépendance et rien d’autre.
Lorsque la Belgique et les Pays-Bas se sont disputé quelques parcelles fronta-
lières, point n’a été besoin d’invoquer comme motif un quelconque intérêt écono-
mique. Les Etats souverains ont un droit légitime à connaître avec précision l’ex-
tension de leur souveraineté.
1.08. c) A plusieurs reprises, il est soutenu par le Burkina Faso que le Gouver-
nement du Mali s’est refusé à des «solutions juridiques» ou «respectueuses du
droit des gens». Ainsi, p. 54 (par. 78), p. 79 et 80, p. 65 (par. V).
L’historique des négociations entre parties ne prouve nullement ce fait. Aussi
rapidement que possible, dans le mûrissement d’un litige entre deux Etats qui accè-
dent à l’indépendance et prennent conscience de leurs problèmes et de leurs droits,
le Gouvernement du Mali s’est évertué à utiliser une argumentation juridique et à
rechercher une solution conforme au droit.
1.09. d) Il est aussi fait allusion plusieurs fois à une volonté du Mali à faire
obstruction à la procédure de règlement. Ainsi, p. 49 (par. 65), p. 50 (par. 66, «l’in-
transigeance malienne»), p. 51 (par. 72, «cette technique sera à nouveau utilisée
par la suite» — il s’agissait de l’annonce par le Mali de la découverte de docu-
ments), p. 54 (par. 80), p. 61 (par. 101 — à propos des photos aériennes), p. 63
(par. 111) et p. 65.
Une nouvelle fois, ces allégations sont inexactes. Il s’agit d’une distorsion des
faits. A nouveau, et bien que le Mali répugne à rentrer dans ce genre de discussions
tout à fait inutiles, il est contraint de répondre aux allégations déplaisantes de
l’autre Partie. On trouvera, en appendice I, de brèves indications sur les responsa-
bilités dans le blocage des négociations, comme dans l’interruption de la mission
de conciliation de l’OUA.
1.10. e) De manière très fréquente, le Burkina Faso prête au Mali une argu-
mentation juridique qui n’est pas la sienne. Ainsi:
— que le Mali demanderait des rectifications de frontières pour raisons écono-
miques (p. 179, par. 60). Ce qui est faux;
— que le Mali ferait valoir, pour modifier la frontière, des considérations d’ordre
ethnique, géographique ou économique (p. 69, par. 8 et p. 49 de la consulta-
tion du professeur E. Jiménez de Aréchaga). Ce qui est également faux. Le
Mali n’avance l’argument du caractère malien des villages sédentaires que pour
prouver que ceux-ci l’on été de tout temps; son argumentation à propos des
villages est au surplus purement administrative;
— que le Mali prétendrait tirer un titre de prescription à la suite d’une occupa-
tion postérieure à l’indépendance (p. 137, par. 88 ; p. 143, par. 103 ; p. 144,
par. xii et p. 169, par. 25), ce que le Mali n’a évidemment jamais soutenu puis-
qu’il prouve qu’il s’est trouvé là avant l’indépendance;290 DIFFÉREND FRONTALIER [8-10]
— que le Mali utiliserait le concept d’autodétermination en opposition au prin-
cipe de l’ uti possidetis (consultation du professeur E. Jiménez de Aréchaga,
p. 52 et p. 77, par. 17), ce qui ne repose sur aucune base de fait.
3. La présentation de l’adversaire de manière péjorative
1.11. Cette troisième technique argumentative relève de ce que l’on appelle l’ar-
gument ad personam : «c’est-à-dire … une attaque contre la personne de l’adver-
saire et qui vise, essentiellement, à disqualifier ce dernier» 1.
Le mémoire du Burkina Faso est ainsi émaillé de jugements ou d’allégations
qui donnent du Mali une image déplaisante et négative. Ceci était déjà partielle-
ment visible dans ce que nous avons montré ci-avant mais on en trouvera quelques
illustrations supplémentaires ci-après:
a) Le Mali est présenté comme revendiquant du territoire voltaïque (mémoire du
Burkina Faso, p. 16, par. 33; p. 22, par. 60; p. 28, par. 80; p. 29; p. 37, par. 23;
p. 52, par. 74; p. 65). Comme si cela n’était pas assez noir, on ajoute que le Mali
le fait «avec véhémence» (p. 145).
b) Le Mali accomplit aussi toute une série d’actes contraires au principe de non-
recours à la force et au principe du respect dû à la souveraineté territoriale
(mémoire du Burkina Faso, p. 45, par. 48; p. 50; p. 46; p. 47; p. 48; p. 49; p. 55,
par. 85; p. 64, par. 115; p. 137, par. 89; p. 141, par. 99). On a aussi vu qu’il procé-
dait à des actes d’occupation sans titre (mémoire du Burkina Faso, p. 80; p. 141,
par. 99; p. 149, xii; etc.).
c) Le Mali est aussi de mauvaise foi et fait preuve d’intransigeance (mémoire du
Burkina Faso, p. 50, par. 66; p. 52, par. 74 — il procède à des «présentations tron-
quées»; p. 65; p. 146). Le Burkina Faso étant évidemment, lui, animé d’esprit de
conciliation (p. 61, par. 102).
d) Enfin, le Mali est une véritable girouette dans ses réclamations (p. 64,
par. 114; p. 74, par. 26; p. 75, par. 27).
Bien que la plupart de ces points soient à vrai dire empreints de grande naïveté
et sans rapport quelconque avec l’objet actuel du différend qu’il est aujourd’hui
demandé à la Cour de trancher — ce qui confirme le caractère ad personam de
ces digressions inutiles du Burkina Faso —, le Gouvernement du Mali se voit forcé
d’y répondre brièvement dans l’appendice I, ne fut-ce que pour rétablir les faits
historiques et ne pas donner l’impression qu’il admet les allégations burkinabé. La
Cour voudra bien l’en excuser.
Deux seuls points seront traités ici car ils ont un caractère méthodologique.
1.12. a) La présentation du Mali comme modifiant les frontières revendiquant le
territoire voltaïque, agresseur, etc., tente subrepticement de transformer un procès,
où les deux parties ont saisi conjointement la Cour par compromis afin qu’elle
tranche ce différend qui les divise, en un procès où il y aurait une saisine unilaté-
rale par requête avec un demandeur, le Mali, qui tenterait de changer les choses et
un défenseur, le Burkina Faso, qui sauvegarderait un statu quo territorial.
Il y a là une technique déformant les données du procès qui ne peut évidem-
ment tromper personne.
La question de savoir où doit passer la frontière et à qui appartient le territoire
de part et d’autre est ce qu’il est demandé conjointement, par les deux Parties, à
la Cour de trancher. Il n’appartient à aucune d’elles de postuler ce qu’elle doit
1Perelman et Olbrechts-Tyteca, op. cit., p. 150.[10-11] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 291
prouver, ni de préjuger de ce que la Cour a pour mission de déterminer. Il appar-
tient à chacune d’elles de prouver ce qu’elle estime être son droit sans espérer un
quelconque renversement du fardeau de la preuve découlant d’une priorité imagi-
naire.
1.13. b) D’une manière générale, à propos de toutes ces techniques du Burkina
Faso, à vrai dire déplaisantes et désobligeantes, le Gouvernement du Mali, qui les
déplore n’est pas disposé à les employer.
Bien qu’il ait encore été péniblement affecté par de nouvelles allégations
mensongères du Burkina Faso lors des plaidoiries orales relatives aux mesures
provisoires, le Mali reste, pour sa part, convaincu — comme le disait encore la
déclaration de Manille sur le règlement pacifique des différends internationaux du
15 novembre 1982 (n o 37/10 de l’assemblée générale de l’ONU) — que:
«Le recours à un règlement judiciaire des différends juridiques, particuliè-
rement le renvoi à la Cour internationale de Justice, ne devrait pas être consi-
déré comme un acte d’inimitié entre Etats.»
Le Gouvernement du Mali, convaincu de ce que la procédure devant la Cour ne
présente aucun caractère inamical et discourtois, souhaite — par respect à l’égard
de la Cour — conserver, pour sa part, à la procédure le caractère serein et objec-
tif et entend maintenir son argumentation dans les limites de la courtoisie. Il espère
que l'autre Partie sera disposée, désormais, à faire de même.292 [12-13]
CHAPITRE II
L’OBJET DU DIFFÉREND, LE RÔLE DE LA COUR
ET LE COMPORTEMENT DES PARTIES
2.01. La lecture du mémoire du Burkina Faso sur l’objet du différend, le rôle
de la Cour et la date critique n’appelle guère de commentaires. Il ne semble pas
qu’il y ait pour l’essentiel de divergences fondamentales entre les positions respec-
tives des Parties. Quelques mises au point s’imposent cependant pour chacun de
ces points (sect. 1 à 3).
Il en va tout autrement de la partie des écritures burkinabé relative à de préten-
dus acquiescements maliens. On y répondra en section 4.
Section 1. L’objet du différend
2.02. Comme le Gouvernement du Mali l’a souligné dans son mémoire, l’objet
du différend a été défini par l’article premier du compromis du 16 septembre 1983.
Il s’agit de déterminer: «le tracé de la frontière entre la République de la Haute-
Volta et la République du Mali dans la zone contestée…».
Le préambule du compromis, en déclarant que les deux gouvernements étaient:
«désireux de parvenir, dans les meilleurs délais, à un règlement du différend
qui les oppose fondé notamment sur le respect du principe de l’intangibilité
des frontières»,
circonscrit bien que l’objet du différend est de déterminer quelle est la frontière
léguée par le colonisateur. En conséquence de quoi se trouve défini le droit ap-
plicable: le principe de l’ uti possidetis et la principale date critique: la date
ultime à laquelle la métropole aurait pu modifier la limite du territoire des deux
colonies.
2.03. Sans se départir ouvertement de cette ligne directrice, le Burkina Faso en
invoquant parmi ses arguments de prétendus acquiescements du Mali postérieurs
à l’indépendance, en particulier au rapport de la sous-commission juridique de
l’OUA ou des principes de celui-ci — question sur laquelle on reviendra plus loin
à la section 4 du présent chapitre —, tente cependant d’élargir, sinon l’ objet du
différend, du moins la cause ou le fondement de la demande.
Ce que le Burkina Faso tente, c’est d’amener la Cour à juger un autre procès ,
celui du caractère obligatoire que pourrait avoir pour le Mali le rapport de la sous-
commission juridique de l’OUA. Encore une fois, il sera répondu au fond à ce
prétendu caractère obligatoire, mais il n’en demeure pas moins que ce n’est pas
de ce procès là que la Cour est saisie. Si les Parties avaient entendu donner un
autre fondement que l’ uti possidetis de 1959 au tracé de la frontière, elles n’au-
raient pas manqué de l’inscrire dans le libellé même de la question posée à la Cour.
Par exemple, en lui demandant «si le rapport de la sous-commission juridique de
la commission de conciliation de l’OUA lie les Parties». Un tel rétrécissement du
rôle de la Cour n’a jamais été envisagé par les Parties et cette tentative de modi-
fier le compromis et l’objet du différend à ce stade ne pourrait être acceptée par
le Gouvernement malien.[14-16] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 293
Section 2. Le rôle de la Cour
2.04. a) Comme le prévoit le compromis, le rôle de la Cour est de répondre à
une question:
«Quel est le tracé de la frontière entre la République de Haute-Volta et la Répu-
blique du Mali dans la zone contestée telle qu’elle est définie ci-après?»
Pour y répondre, la Cour doit certainement se fonder sur le droit et n’est pas
chargée de trancher le litige ex aequo et bono .
On peut, à cet égard, souscrire au paragraphe suivant de la consultation du
professeur E. Jiménez de Aréchaga (mémoire du Burkina Faso, annexe I):
«Cela établit la nécessité d’une autorisation expresse pour l’existence du
pouvoir discrétionnaire de l’arbitre de dire non pas où est la frontière mais
où elle devrait être. Il est tout à fait clair qu’une telle clause n’est pas prévue
dans la présente affaire…» (p. 42, par. 49.)
Le fait que les Parties excluent que la Cour statue ex aequo et bono ne signifie
évidemment pas que la Cour doive s’abstenir d’appliquer cette forme d’équité qui
est inséparable de l’application du droit international.
2.05. b) Il paraît en revanche difficile de souscrire entièrement à l’idée exprimée
dans la même consultation selon laquelle:
«Les Parties au présent différend ont eu l’intention délibérée de renforcer
le principe du Caire en établissant comme règle de droit à appliquer par la
Chambre, le principe sacro-saint de l’intangibilité de leurs frontières… Les
Parties ont voulu mettre en relief le fait que les frontières, telles qu’elles résul-
tent de leur héritage respectif, sont intangibles, c’est-à-dire qu’on ne peut pas
les modifier même par voie d’accord ou par décision judiciaire.» ( ibid., p. 48,
par. 58 — mais voir aussi p. 75 et p. 76, par. 15.)
2.06. Ces conclusions ne peuvent être adoptées sans nuances. Il est vrai — on
le répète — que dans le présent litige, les Parties ont demandé à la Cour de dire
quel est le tracé de la frontière en se fondant «notamment sur le respect du prin-
cipe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation». Mais en reprenant
la terminologie «intangibilité des frontières», les Parties n’ont certainement pas
voulu lui donner un autre sens que celui exprimé par le professeur Bardonnet (cité
par E. Jiménez de Aréchaga, p. 47 de sa consultation), selon lequel «l’intangibi-
lité des frontières est un abus de langage».
2.07. En saisissant la Cour par le compromis, les Parties n’ont évidemment pas
renoncé au droit souverain qui est le leur de décider par accord mutuel de modi-
fier leur frontière. Rien ne leur interdit demain de se mettre d’accord sur ce point,
après la décision de la Cour, et même avant, si un arrangement amiable était consi-
déré opportun. Par leur compromis, les Parties n’ont évidemment pas renoncé à la
possibilité que leur offre l’article 58 du Règlement de la Cour de convenir d’un
désistement (en particulier son paragraphe 2):
«Si les Parties sont convenues de se désister de l’instance parce qu’elles
sont parvenues à un arrangement amiable, la Cour peut, si les Parties le dési-
rent, soit faire mention de ce fait dans l’ordonnance prescrivant la radiation de
l’affaire sur le rôle, soit indiquer les termes de l’arrangement dans l’ordon-
nance ou dans une annexe à celle-ci.»
2.08. Le point de vue drastique soutenu par le Burkina Faso dans son mémoire
est d’autant plus inattendu que cet Etat a lui-même pris l’initiative, immédiate-
ment après la remise des mémoires, de solliciter l’Algérie pour que, sous sa média-
tion, un arrangement amiable soit trouvé entre parties.294 DIFFÉREND FRONTALIER [16-18]
Cela ne pourrait évidemment exister s’il fallait suivre le Burkina Faso dans ses
écritures.
2.09. c) A plusieurs reprises, le mémoire du Burkina Faso reprend à son compte
la proposition de Renault, Lapradelle et Politis selon laquelle:
«[A] la différence du droit privé, où le juge peut adjuger tout ou partie du
fond revendiqué, l’arbitre, en matière de contesté territorial, n’a jamais le droit
d’adjuger tout ou partie du territoire en litige, mais seulement de choisir entre
deux ou plusieurs lignes déterminées à l’avance…» (Mémoire du Burkina
Faso, p. 73, par. 24.)
Même opinion exprimée un peu plus loin:
«Il ne s’agit pas d’allouer ou de partager un territoire mais bien de décider,
entre les lignes présentées par les parties, celle qui répond, ou correspond le
mieux, aux exigences du droit international.» (Mémoire du Burkina Faso,
p. 74, par. 25.)
2.10. Si par là le Burkina Faso entend que le Cour serait forcée de choisir entre
les deux lignes qui lui sont proposées, le Mali, en dépit du fait qu’il estime que la
ligne qu’il revendique correspond aux exigences du droit international, ne peut
partager l’opinion du Burkina Faso, cela reviendrait à limiter la compétence de la
Cour, à enserrer la Cour dans une dichotomie, dans une alternative sans tierce issue
que rien ne justifie ni en fait ni en droit.
Une telle position — du tout ou rien — ne paraît en rien correspondre à la
mission de la Cour, qui pourvu qu’elle réponde à la question posée par le compro-
mis, est évidemment libre d’aboutir à des conclusions qui sont différentes de celles
des parties.
2.11. d) Quant à l’interprétation donnée par Eduardo Jiménez de Aréchaga
dans sa consultation au mot «notamment» se trouvant dans le compromis (par. 59
et suiv., p. 48-49 de la consultation et par. 16, p. 77), il paraît au Gouvernement
malien qu’il ne convient nullement de se prononcer sur ce point de manière abstraite
et qu’il s’impose de laisser aux Parties et à la Cour le droit d’invoquer tout autre
principe de droit international qui pourrait s’avérer applicable en l’espèce.
2.12. En conclusion, le Gouvernement du Mali estime que si la Cour n’est pas
juge ex aequo et bono , il convient aussi qu’elle ne soit pas forcée à un non liquet
en particulier si pour certaines parties de la frontière les Parties n’apportaient que
des preuves incertaines. La Cour ne doit pas faire d’excès de pouvoir mais il
convient qu’on lui reconnaisse la plénitude des pouvoirs pour s’acquitter de la
mission que lui confère le compromis: déterminer la frontière telle qu’elle découle
d’un legs colonial certain et à défaut présumé.
Section 3. La date critique
2.13. Pour ce qui concerne la date critique et les autres dates pertinentes, le
Gouvernement du Mali ne trouve dans le mémoire du Burkina Faso aucune raison
de modifier son point de vue, tel qu’il a été exprimé aux pages 89 à 93 du mémoire
du 3 octobre 1985.
2.14. A cet égard, il faut considérer comme par trop simplificateur le raisonne-
ment apparaissant à la page 29 du mémoire du Burkina Faso selon lequel:
«Aucune mutation territoriale affectant les limites septentrionales des
cercles de Ouahigouya et de Dori n’ayant été décidée par le colonisateur après
le 4 septembre 1947, les limites pertinentes sont, pour le cercle de Ouahigouya
celles de 1920, pour celui de Dori celles de 1926.»[18-20] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 295
Une telle présentation des choses suppose que les limites des deux cercles en
question étaient nettes et précises aux dates en question, ce qui est justement à
prouver. A défaut de texte précis déterminant où passe la frontière, on voit mal
pourquoi on rejetterait d’office toute autre preuve plus tardive? Le colonisateur a
pu changer d’avis jusqu’à 1959.
2.15. Il y a en revanche accord des Parties sur certains points:
a) Qu’il faut se placer à la date où «la colonisation a pris fin» (mémoire du
Burkina Faso, p. 90, par. 65; p. 95, par. 79; p. 96, par. 81; p. 100, iv).
Pour la date précise, le Burkina Faso cite les dates du 20 janvier 1960 ou du
5 août 1960 (mémoire du Burkina Faso, p. 96, par. 82 et 100, v). Le Mali estime,
pour sa part, qu’il faut se placer à la date du 28 février 1959 pour les raisons qu’il
a exposées dans ses écritures (mémoire du Mali, p. 91-92). Pratiquement, ceci ne
semble toutefois pas entraîner de différences significatives.
2.16. b) Que, sauf accord entre le Mali et le Burkina Faso, ce que les deux Etats
ont reçu en héritage ne peut avoir été modifié depuis lors, ni par la force ni par
prescription (mémoire du Burkina Faso, p. 96, par. 83).
2.17. c) Qu’il peut être nécessaire de remonter en amont. Mais le Burkina Faso
ajoute:
«Force est … de se référer aux documents établis durant la période anté-
rieure. Mais il n’en résulte pas que l’on puisse remonter jusqu’à la nuit des
temps…» (Mémoire du Burkina Faso, p. 96, par. 83.)
Et le Burkina Faso d’indiquer que l’ uti possidetis de 1960 renvoie à celui de
1947 qui lui-même oblige de remonter à 1932 (mémoire du Burkina Faso, p. 79
et 86). Il n’est plus question ici de 1920 et 1926? Sont-ils simplement perdus de
vue ou tombés soudainement dans la nuit des temps? Comme on l’a dit plus haut,
ces propositions supposent qu’il existe un titre écrit à une date déterminée. A
défaut, ce mécanisme théorique s’écroule. Or, le seul titre réglementaire d’impor-
tance (l’AG 2728 de 1935) est contesté par le Burkina Faso; ce dernier ne peut dès
lors faire valoir que des cartes. Or, les cartes n’ont pas, comme il sera démontré
infra, de valeur administrative autonome.
2.18. d) Que des actes postérieurs à la date critique peuvent être admis comme
preuves pourvu qu’ils ne soient pas créateurs d’une nouvelle situation juridique
mais prouvent ce que la situation était avant la date critique (mémoire du Burkina
Faso, p. 98-99, par. 89, et p. 101, x).
Section 4. Le comportement des Parties
2.19 Par son chapitre V, le mémoire du Burkina Faso croit pouvoir échapper à
la faiblesse de ses titres relatifs au territoire qu’il revendique en portant le litige
en dehors de son objet qui est la détermination de la frontière en vertu du legs
colonial et en dehors de la date critique qui est celle des indépendances respectives.
Il invoque à cette fin de prétendus acquiescements maliens postérieurs à l’indé-
pendance.
Le mémoire du Burkina Faso est articulé autour des trois propositions suivantes:
a) le Mali aurait accepté le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la
colonisation mais refuserait de l’appliquer en fait (mémoire du Burkina Faso,
p. 146-149) ;
b) le Mali aurait accepté le rapport de la sous-commission juridique de la commis-
sion de médiation de l’OUA et se refuserait ensuite à l’exécuter (mémoire du
Burkina Faso, p. 149-154) ;296 DIFFÉREND FRONTALIER [20-22]
c) le Mali aurait accepté les principes de délimitation retenus par la sous-commis-
sion juridique de la commission de médiation de l’OUA et se refuserait de
même à les appliquer aujourd’hui (mémoire du Burkina Faso, p. 155-158).
Reprenons dans l’ordre ses trois propositions.
a) Le prétendu refus du Mali d’appliquer le principe de l’intangibilité des fron-
tières héritées de la colonisation
2.20. Selon le Burkina Faso, le Mali violerait le principe de l’intangibilité des
frontières en «prétendant aujourd’hui que, dans la zone qu’il revendique, la puis-
sance coloniale n’a légué aucune frontière» (mémoire du Burkina Faso, p. 158,
par. 28).
L’examen du mémoire du Mali suffit à prouver que l’assertion burkinabé ne
repose sur aucun fondement et est une déformation de la position du Mali.
Un rappel en deux mots de cette dernière suffira. Selon le Gouvernement du
Mali, il convient en effet de régler le conflit selon le principe de la succession
d’Etat à la frontière: le principe de l’ uti possidetis juris . Dans la mesure où il y a
des textes légués par le colonisateur, il faut les appliquer. En particulier, l’AG 2728
du 27 novembre 1935, ce que le Burkina Faso évite à toute force. A défaut de
textes écrits pour l’ensemble de la frontière, il faut se replier sur le legs colonial
tel qu’il résulte de l’effectivité ( uti possidetis de facto ) que le Burkina Faso rejette
sous la veine prétention qu’il ne s’agirait pas d’un titre recevable (voir infra).
A vrai dire, c’est le Burkina Faso qui refuse d’appliquer le principe de l’ uti
possidetis sous ses deux formes et non point le Mali.
b) Le Mali aurait accepté le rapport de la sous-commission juridique de la
commission de médiation de l’OUA et se refuserait ensuite à l’exécuter
2.21.L’affrontement armé entre le Mali et le Burkina Faso éclata le
12 décembre 1974 perturbant les négociations bilatérales et suscitant alors plusieurs
appels à la conciliation lancés par des chefs d’Etat africains et notamment le prési-
dent en exercice de l’OUA, à l’époque le chef d’Etat de la Somalie. Une confé-
rence tenue le 26 décembre 1974 a réuni les chefs d’Etat de la Haute-Volta, du
Mali, du Niger et du Togo afin d’examiner la situation créée par le conflit fronta-
lier entre la Haute-Volta et le Mali. La conférence a décidé la création d’une
commission de médiation composée du Togo (président), du Niger (rapporteur),
de la Guinée et du Sénégal (membres).
La commission de médiation a donc été créée:
«Aux fins de:
— garantir la sécurité des ressortissants de chacun des Etats sur le territoire
de l’autre, ainsi que de leurs biens;
— constater le retrait effectif des troupes des deux pays de la zone ayant fait
l’objet du conflit;
— rechercher une solution au différend frontalier sur la base des documents
juridiques existants.»
La commission s’est réunie les 6 et 7 janvier 1975 à Lomé et a créé une sous-
commission militaire et une sous-commission juridique dont les rapports sont
annexés au mémoire malien, respectivement sous les numéros A/19 bis et A/25.
2.22. Le Burkina Faso reconnaît bien que la commission de médiation et sa
sous-commission juridique ne pouvaient pas prendre de décision et que, comme
toute commission de médiation, elle n’était habilitée qu’à formuler des recom-
mandations aux Parties (mémoire du Burkina Faso, p. 151, par. 12).[22-24] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 297
Toutefois, selon le Burkina Faso, le Mali se serait «déclaré par avance lié» par
le rapport de la commission ( ibidem, p. 151, par. 13) lorsque le chef de l’Etat
malien déclara dans l’interview du 11 avril 1975:
«Même si la commission de l’OUA décide objectivement que la frontière
passe par Bamako, le Gouvernement que je préside s’inclinera devant la déci-
sion.»
Et le Burkina Faso de faire une leçon de droit sur la portée juridique des enga-
gement unilatéraux.
2.23. Sans vouloir rentrer ici dans la controverse sur le caractère obligatoire des
engagements unilatéraux, encore convient-il de rappeler que pour les tenants du
caractère obligatoire des engagements unilatéraux, cette caractéristique n’existe
qu’à condition qu’il y ait une volonté de s’engager et un engagement réel.
Vouloir donner une telle portée au texte précité du chef d’Etat malien, est pour
le moins osé. A s’en tenir à une analyse littérale, il aurait fallu que la commission
prenne des décisions, ce qui n’était juridiquement pas le cas. Ensuite, il aurait fallu
qu’aux yeux du Mali, ces décisions soient «objectives». On expliquera plus loin
pourquoi, aux yeux du Mali, ce n’était pas non plus le cas.
Au demeurant, la réflexion du chef de l’Etat était à l’évidence une boutade du
type de celles que l’on lance dans une conférence de presse. La suite de la phrase
ne faisait-elle pas allusion à l’hypothèse «que la frontière passe par Bamako»!
La phrase que le Burkina Faso retire de son contexte n’exprime évidemment rien
de plus que le souci du Mali d’envisager avec bonne volonté et bonne foi les
recommandations de la commission.
2.24. La portée que le Burkina Faso entend donner au communiqué final de la
conférence de Lomé du 18 juin 1975 (voir annexe A/26 au mémoire malien), n’est
pas non plus convaincante.
Le Burkina Faso y lit une acceptation de la ligne proposée par la sous-commis-
sion juridique et la décision de passer de la délimitation à la démarcation (mémoire
du Burkina Faso, p. 153-154, par. 18 et 19).
Il résulte pourtant du texte du communiqué que telle n’est pas sa portée. Repre-
nons-en les passages principaux:
«La Haute-Volta et le Mali s’engagent à mettre un terme à leur différend
sur la base des recommandations de la commission de médiation. Les deux
Parties acceptent la constitution par le président de la commission de média-
tion d’un comité technique neutre formé de trois cartographes, d’un ethno-
logue, d’un juriste, d’un officier, comité qui aura pour mission de déterminer
la position des villages de Dioulouna, Oukoulou, Agoulourou et Koubo; de
reconnaître la frontière et de faire des propositions de matérialisation à la
commission.
Les Parties se sont engagées à éviter toutes actions pouvant créer ou entre-
tenir une atmosphère de tension et à prendre les mesures nécessaires suscep-
tibles d’instaurer un climat de détente, notamment de faciliter la libre circu-
lation des personnes et des biens. Le Mali accepte de libérer les deux
prisonniers voltaïques retenus au Mali et de restituer le matériel appartenant
à la Haute-Volta et qu’il détient du fait des événements de décembre 1974.»
2.25. Comme on le constate, les Parties se sont engagées à mettre un terme à
leur différend sur la base des recommandations de la commission de médiation. Or,
celle-ci n’a fait à proprement parler aucune recommandation, laissant, en quelque
sorte, les Parties face aux travaux des deux sous-commissions, militaire et juri-
dique, sans prendre partie à leur propos.298 DIFFÉREND FRONTALIER [24-26]
Si les recommandations de la sous-commission militaire étaient nettes, il n’en
était pas de même de celles de la sous-commission juridique, qui laissait une très
grande marge d’appréciation aux Parties.
Au surplus, en chargeant un comité technique neutre de déterminer la position
des villages de l’arrêté 2728, de reconnaître la frontière et de faire des propositions
de matérialisation à la commission, loin d’accepter une ligne prédéterminée, les
chefs d’Etat enjoignaient à ce comité de faire de nouvelles propositions.
Le caractère vague des recommandations de la sous-commission juridique, leur
nature transitoire, inachevée et techniquement imparfaite, exigeait la mise en Œuvre
d’une telle procédure ouverte.
2.26. En tout état de cause, la déclaration commune faite quelques semaines plus
tard à Conakry, le 10 juillet 1975 (voir annexe A/27 au mémoire malien) confirmait
cette orientation.
Elle constatait en quelque sorte le succès de la sous-commission militaire et
l’échec de la sous-commission juridique car si sur le plan militaire le communi-
qué pouvait constater l’engagement de renoncer à l’usage de la force (1) et la
nécessité d’éviter de faire stationner les troupes le long des frontières (3), pour ce
qui concernait le conflit frontalier, c’est la solution politique qui était prônée (2).
Tout en saluant les résultats obtenus par la commission de médiation, les Parties
affirmaient: « leur volonté commune de tout mettre en Œuvre pour dépasser
lesdits résultats , notamment en facilitant la délimitation de la frontière séparant les
deux Etats» (6°) (voir annexe A/27, c’est nous qui soulignons).
2.27. Les réticences évidentes du Mali à l’égard du rapport de la sous-commis-
sion juridique n’étaient pas sans fondement. Pour différentes raisons, le Mali ne
pouvait considérer ce rapport comme «objectif».
Certes, la sous-commission avait sans doute des circonstances atténuantes: elle
dut travailler dans la hâte, la documentation reçue était évidemment moins soignée
et moins importante que celle dont bénéficie aujourd’hui la Cour, la procédure
suivie — celle de la conciliation — n’assurait aucun débat contradictoire et les
Parties n’avaient pas eu connaissance de la totalité de la documentation et des argu-
ments de leurs adversaires. La procédure fut extrêmement sommaire.
Il n’y a pas eu de seconde séance dont la nécessité était dictée par la lecture des
pièces écrites des deux Parties. La sous-commission juridique n’a pas jugé néces-
saire de faire un rapport intérimaire alors que la possibilité lui en était offerte, ce
qui aurait pourtant pu faciliter un rapprochement des positions des Parties en vue
de l’élaboration d’une solution acceptable pour toutes deux.
2.28. Quoi qu’il en soit de l’aspect procédural des choses, le rapport de la sous-
commission, vu son manque de logique intrinsèque, était quant au fond inapte à
être accepté par le Mali comme solution raisonnable, même à titre de compromis.
Nous allons essayer de le montrer par quelques extraits de ce rapport qui a été
reproduit en annexe A/25 du mémoire malien. Les références aux pages sont celles
de ce document.
2.29.1) Après avoir reconnu l’indigence des textes (p. 6, lignes 1 à 6), la
sous-commission écarte le seul texte couvrant une partie importante de la fron-
tière (l’AG 2728) sous prétexte qu’il aurait été implicitement abrogé par la loi de
1947. Pour aboutir à cette conclusion, il fallait évidemment prouver que ces
villages ne faisaient pas partie du Soudan avant la suppression de la Haute-Volta.
Or, sur ce point central, la sous-commission conclut par deux contrevérités
notoires:
«Les quatre villages sont actuellement inclus dans le territoire de la Haute-
Volta et la preuve n’a pas été rapportée qu’ils faisaient partie du Soudan fran-
çais avant la création ou la suppression de la Haute-Volta.» (P. 10.)[26-28] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 299
«L’intime conviction» de la sous-commission est affirmée alors qu’elle recon-
naît qu’«aucun texte ne peut être produit pour prouver le fait» (p. 11, lignes 1 à
3). La sous-commission affirme que l’arrêté 2728 a «modifié ces limites» (celles
de 1932) sans en apporter la moindre preuve (p. 11, lignes 14 et 15).
2.30.2) Après avoir reconnu que l’IGN français a fait des cartes «une analyse
précise» (p. 6, lignes 7 et 8) et que les cartes n’ont de valeur de preuve que:
«lorsque de l’avis de l’organisme qui en a été l’auteur, leur mode d’établis-
sement est une garantie suffisante quant à la réalité des éléments qu’elles
constatent» (p. 17, lignes 12 à 14),
la sous-commission accepte le tracé frontalier de la carte de 1925 reporté (plus ou
moins) sur les cartes au 1/200 000 (édition 1960), tant pour la zone ouest (p. 18,
ligne 3), que pour la zone est (p. 18, ligne 30), alors que:
a) l’IGN a démontré le caractère peu fiable des cartes de 1925-1926 dont l’ Atlas
des cercles ;
b) la sous-commission elle-même reconnaît que les cartes de 1925-1926 ne
peuvent être tenues «pour éléments certains de preuves» (p. 16, ligne 28);
c) le tracé de la frontière sur les cartes de 1958-1960 a été repris des anciennes cartes.
2.31.3) Après avoir reconnu que les travaux les plus récents de l’IGN sont plus
sérieux que les anciens et avoir admis la ligne frontière de la carte au 1/200 000
(1956-1960), la sous-commission découvre une série d’erreurs dans cette carte:
a) faire passer la frontière à la mare de Fitili (p. 16, lignes 9 et 10);
b) situer le mont N’Gouma à la place de Tanara (p. 14, lignes 16 et 17);
c) situer Dioulouna en Haute-Volta et ceci «malgré l’existence de croisillons conti-
nus» (p. 13, ligne 14).
Si des erreurs de fait s’étaient produites en tous ces points, comment pouvoir
accorder une confiance quelconque à la carte au 1/200 000 en ce qui concerne un
tracé de frontière qui avait été repris de cartes anciennes? L’IGN avait mis en
garde la sous-commission par deux notes (voir annexes D/135 et D/136). Quelques
mois plus tard, l’IGN, plus perspicace que la sous-commission, a d’ailleurs fait
remarquer que: «Le tracé des frontières internationales figurant sur cette carte est
indicatif et n’a pas de valeur juridique.» (Annexe D/138.)
Une telle accumulation de contradictions sur des points fondamentaux privait les
travaux de la sous-commission juridique de toute valeur de conviction.
2.32. Il convient de noter au surplus que malgré la tentative actuelle du Burkina
Faso de se présenter comme un partisan inconditionnel des solutions prônées par
la sous-commission juridique, il n’en était pas satisfait chaque fois qu’elle ne
correspondait pas à ses vues. Voir notamment à propos de «Dioulouna» (mémoire
du Burkina Faso, p. 59, par. 94).
2.33. En tout état de cause, l’esprit de Conakry a été mis ultérieurement en
application dans le cadre de plusieurs rencontres interministérielles qui ont été
organisées pour chercher une solution au différend frontalier. En témoignent, les
différentes rencontres de 1976 à 1981 (cf. mémoire du Mali, vol. I, p. 22-24), au
cours desquelles ont été examinées des propositions transactionnelles présentées
par les deux Parties.
Même en supposant que les travaux de la sous-commission juridique aient eu
un quelconque effet obligatoire — ce que le Mali conteste —, la reprise de la négo-
ciation directe entre Parties constitue un comportement dont on doit induire l’aban-
don par la Haute-Volta d’une prétention de cette nature. Ainsi, le Burkina Faso ne
craint pas de contredire aujourd’hui ce que l’attitude antérieure de la Haute-Volta
présupposait.300 DIFFÉREND FRONTALIER [29-30]
2.34. Constitue évidemment encore une novation des rapports entre Parties, la
saisine par le compromis du 16 septembre 1983 de la Cour internationale de
Justice. Comme on l’a relevé plus haut, la Cour est saisie d’un différend sur le fond
de l’affaire: quelle est la frontière léguée par la colonisation, et non pas d’un autre
différend sur la procédure, relatif à un soi-disant caractère obligatoire des travaux
de la sous-commission juridique de l’OUA. La tentative du Burkina Faso de modi-
fier aujourd’hui la teneur du compromis et de l’objet du différend pour échapper
à un débat de fond ne peut être acceptée.
c) La prétendue acceptation par le Mali des principes de délimitation retenue
par la sous-commission juridique de l’OUA
2.35. Enfin, le Burkina Faso affirme que:
«La Partie malienne n’est pas davantage fondée à récuser dans la zone
qu’elle revendique, l’application de principes dont elle a constamment accepté
et même demandé la mise en Œuvre…» (Mémoire du Burkina Faso, p. 158,
par. 28.)
2.36. On ne sait pas trop bien de quels principes il s’agit. Certes, le Burkina
Faso (mémoire du Burkina Faso, p. 155, par. 21) détermine certains principes qu’il
impute à la sous-commission juridique de l’OUA. Il déclare ensuite que: «Ces
principes sont précisément ceux auxquels le Gouvernement du Burkina Faso est
attaché et sur lesquels il a fondé toute son argumentation.» (Mémoire du Burkina
Faso, p. 155, par. 22.)
Puis, il ajoute: «Par un curieux paradoxe, le Mali pourrait affirmer qu’il les
accepte également…»
Le conditionnel semble plus approprié en effet que l’indicatif présent car le Mali
n’accepte nullement la position du Burkina Faso relative notamment à la valeur des
cartes et aux comportements d’effectivité.
Comme on l’a déjà dit dans le mémoire (mémoire du Mali, vol. I, p. 14), et
comme il sera répété ci-dessous dans le chapitre relatif à la cartographie, si le Mali
a accepté les cartes comme instrument de délimitation entre le Mali et la Haute-
Volta pour la détermination des 1022 premiers kilomètres de frontière, c’est en foi
d’un accord entre eux et après examen sur le terrain et non par quelque valeur
intrinsèque ou autonome des cartes.[31-32] 301
CHAPITRE III
LE DROITAPPLICABLE
3.01. La démonstration du Burkina Faso sur le droit applicable illustre la
tendance générale de cette Partie à vouloir présenter le Mali comme un Etat qui,
en l’espèce, aurait pour objectif de remettre systématiquement en cause le prin-
cipe de l’intégrité territoriale et de l’intangibilité des frontières, principe reconnu
par les Etats africains. Ce faisant, le Burkina Faso se trompe de procès parce qu’il
feint de se tromper d’adversaire.
Il se trompe de procès en insistant sur la pertinence de ce principe comme si le
Mali en contestait l’application dans la présente affaire. Du même coup, il se
trompe d’adversaire puisque telle n’est pas l’attitude de la Partie malienne. Celle-
ci, présentée dans le mémoire du Burkina Faso comme poursuivant des buts expan-
sionnistes par le biais d’une rectification des frontières, attend tout au contraire de
la Chambre de la Cour qu’elle dise le droit sur la base du compromis qui l’a saisie
et du droit international.
3.02. La simple lecture du mémoire malien fait justice des accusations inutile-
ment malveillantes sur lesquelles les écritures du Burkina Faso ont cru devoir bâtir
leur système. La manŒuvre consistant à déformer les positions juridiques de l’ad-
versaire fait peu de cas de la clairvoyance de la juridiction devant laquelle on ne
craint pas de s’y livrer.
Il est clair, en effet, que l’attachement du Mali au principe et à la norme de l’in-
tangibilité des frontières et, du même coup, à celle de l’intégrité territoriale, ne saurait
être contesté. Le mémoire du Mali le démontre amplement en exposant l’historique de
ce principe et les résultats positifs auxquels il a permis d’aboutir dans la pratique. Ce
mémoire fait à cet égard référence aux précédents réalisés en Amérique latine et à la
consécration du principe de l’uti possidetis dans le cadre africain.
3.03. Cependant, la prise en considération du droit positif qui a conduit le Mali
à la reconnaissance de ce principe et à son applicabilité en la présente espèce,
devait également lui révéler que la portée de cette règle n’est que relative pour la
raison bien simple qu’elle ne peut jouer qu’autant que le legs du colonisateur est
suffisamment précis et identifiable.
Il n’est guère malaisé de rappeler ces deux points.
Section 1. Attachement du Mali au principe de l’intangibilité des frontières
3.04. C’est par une analyse particulièrement artificielle que le mémoire burki-
nabé s’ingénie à tenter de faire croire que le Mali ne se rallierait pas au principe
de la succession aux frontières laissées par le colonisateur.
3.05. En premier lieu, il est de notoriété que, dès son accès à l’indépendance,
le Mali s’est fait le champion du principe de l’intangibilité des frontières. Ayant été
l’un des promoteurs de l’OUA, il y est apparu comme un de ses plus chauds défen-
seurs. Depuis lors, le président Moussa Traoré a maintenu cette fidélité à un prin-
cipe que le Mali a d’ailleurs mis en application dans la définition de ses frontières
avec ses voisins. Ceci est si vrai que le mémoire du Burkina Faso est obligé de le
reconnaître (mémoire du Burkina Faso, p. 88), se mettant ainsi en contradiction
fondamentale avec lui-même.302 DIFFÉREND FRONTALIER [32-34]
3.06. En second lieu, c’est en vain que le Burkina Faso voudrait laisser à penser
que le Mali aurait abandonné cette position. Là encore, il n’hésite pas à se mettre
en contradiction, puisque c’est à la suite d’un compromis conclu par les deux Etats
concernés par le présent différend que la Chambre de la Cour a été saisie. Or, cet
instrument fait expressément référence au principe de l’intangibilité des frontières.
3.07. En troisième lieu, l’insistance que le mémoire du Burkina Faso met à
démontrer l’importance historique et l’utilité de la norme de l’intangibilité des
frontières n’aurait rien de choquant si elle n’était présentée comme combattant des
positions contraires du Mali, alors que cet Etat est, sur ce point, du même avis que
son adversaire. Les passages du mémoire burkinabé consacrés à la justification de
cette norme rejoignent exactement ceux du Mali sur le même sujet. Dans ces
conditions, lorsque le mémoire du Burkina Faso cite des opinions émises sur la
validité du principe par le professeur Jean Salmon (mémoire du Burkina Faso,
p. 87), ou par le professeur René-Jean Dupuy (mémoire du Burkina Faso, p. 85),
avec la visible intention de gêner les conseils du Mali, il fait une fausse manŒuvre,
car ceux-ci n’ont rien à retirer à ce qu’ils ont écrit. Tout au contraire, l’affirma-
tion par ces auteurs, dans le passé, de la valeur de la règle d’intangibilité, conforte
encore la position du Mali, lequel n’a jamais cessé de la considérer comme appli-
cable.
Cette démarche du Burkina Faso systématiquement déformante de l’attitude du
Mali ne saurait faire illusion.
Lorsqu’il rapporte (mémoire du Burkina Faso, p. 83) une citation du président
Bedjaoui observant que le principe de l’intangibilité des frontières a une portée
générale et n’est pas une norme coutumière régionale issue des pratiques latino-
américaines, il oublie simplement que le Mali souscrit entièrement à cette analyse.
De même, la consultation du professeur Jiménez de Aréchaga est sur ce point une
étude objective du droit positif.
3.08. La tactique de la Partie burkinabé tendant à attribuer à la Partie malienne
des thèses qu’elle ne soutient pas, se manifeste encore sur d’autres plans. On peut
relever notamment (mémoire du Burkina Faso, p. 91) la satisfaction avec laquelle
elle annonce comme une découverte la transformation subie par le droit interne
du colonisateur, tel qu’il s’appliquait avant l’indépendance aux territoires concer-
nés, sans sembler se rendre compte qu’elle enfonce une porte ouverte.
Si personne ne conteste que ces territoires relevaient du droit colonial, encore
faut-il cependant que celui-ci se soit appliqué avec une suffisante rigueur dans
toutes les régions qui relevaient de son empire.
Or, s’il en avait été toujours ainsi, il n’y aurait jamais eu de contentieux territo-
rial entre Etats issus de la décolonisation.
Section 2. L’ uti possidetis , principe à deux faces
3.09. Il est clair que le legs du colonisateur ne règle la question des frontières
qu’autant qu’il a réellement eu lieu. Si, pour des raisons diverses, la puissance
coloniale n’a pu, ou n’a pas voulu, dans un secteur déterminé, définir par un texte
écrit, avec précision, une ligne frontière, on ne voit pas comment elle aurait pu
transmettre une délimitation qu’elle n’avait pas faite. Force sera alors de faire
appel, pour tracer la ligne de démarcation, à des considérations de faits tenant à
l’exercice effectif des compétences des autorités en place à l’époque coloniale.
C’est la raison pour laquelle la pratique internationale diplomatique, arbitrale et
conventionnelle, voit dans le principe de l’ uti possidetis une norme à deux faces:
l’une étant l’ uti possidetis juris et l’autre l’ uti possidetis de facto .[35-37] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 303
3.10. On observera que le Mali, en faisant appel à ce second aspect de la norme,
n’a pas entendu la renverser et présenter le recours à des considérations de faits
comme la règle essentielle. Les effectivités sont en droit international général, lors-
qu’il s’agit de contestation sur des territoires sans maîtres, absolument impératives,
comme l’a montré en son temps Max Huber. En revanche, dans le domaine de la
décolonisation, on se reporte d’abord à l’examen des titres écrits et ce n’est qu’à
défaut de tels titres ou dans le cas où ils sont incomplets ou imprécis, que l’on fait
appel à des circonstances de fait. Telle est bien la démarche suivie, conformément
au droit positif, par le mémoire du Mali, spécialement pour la zone de nomadisa-
tion.
3.11. Pour affirmer la valeur absolue de l’ uti possidetis juris qui selon lui, serait
donc valable dans toutes les hypothèses, le mémoire du Burkina Faso éprouve une
gêne qu’il ne peut dissimuler. Lorsqu’il affirme avec force que le principe de l’in-
tangibilité (conçu comme l’ uti possidetis juris ) a pour objet de maintenir le statu
quo (mémoire du Burkina Faso, p. 82), il feint d’oublier qu’il existe un statu quo
de l’incertitude. Tel est précisément le cas de l’Agacher.
En règle générale, le principe de l’intangibilité impose le respect des situations
de fait et, en particulier, le non-recours à la force pour les modifier. Le lien de cette
norme avec celle énoncée à l’article 2, paragraphe 4, de la Charte des Nations
Unies est évident. En revanche, si cet effet conservatoire est ainsi précieux, il ne
tend ni à figer les situations pour l’éternité (le juge ou l’accord des parties pouvant
les modifier), ni à fournir par lui-même une délimitation lorsque celle-ci n’existait
pas à l’époque coloniale.
3.12. De même, lorsqu’il évoque le colonialisme «triomphant», le mémoire du
Burkina Faso semble méconnaître que ce triomphe s’est parfois célébré dans l’obs-
curité des titres pour la raison bien simple que la puissance coloniale, maîtresse
de vastes espaces, ne se préoccupait évidemment pas de ce qu’il adviendrait si un
jour ils se fractionnaient en Etats indépendants. Cette hypothèse n’était pas de
celles que le colonisateur faisait naturellement.
D’ailleurs, le Burkina Faso est bien obligé de l’admettre. Lorsqu’il insiste sur
la mutation qu’ont subie les titres de délimitation au moment de la décolonisation
du fait de leur transformation de limites administratives en frontières internatio-
nales, il doit reconnaître qu’avant l’indépendance, ces limites entre circonscriptions
administratives ne relevaient que d’un droit national. Or, ceci implique une consé-
quence extrêmement importante, à savoir que le droit international ne peut s’ap-
pliquer rétroactivement aux situations coloniales, c’est-à-dire antérieures à l’indé-
pendance, sur la base desquelles s’établissaient alors les rapports juridiques entre
des territoires relevant du même souverain.
3.13. En réalité, le mémoire du Burkina Faso ne peut ignorer le recours par la
pratique interne, dans certaines circonstances d’imprécision ou d’inexistence du
legs colonial, à des considérations de fait.
Il cite le professeur Brownlie (mémoire du Burkina Faso, p. 92), or, celui-ci
mentionne comme preuve les pratiques administratives, lesquelles participent
évidemment de l’ uti possidetis de facto .
3.14. Aussi bien, ce même mémoire doit-il reconnaître que «bien souvent, des
textes formels n’existent pas» (mémoire du Burkina Faso, p. 92).
On ne peut contester que la position malienne correspond à l’état du droit positif,
en la matière: la règle de l’ uti possidetis comporte le recours aux titres écrits et,
si nécessaire, aux faits.
Dans sa consultation, M. de Aréchaga reconnaît que l’ uti possidetis juris
rencontre des difficultés d’application. Il convient pour illustrer cette observation
et, du même coup, justifier la position malienne, de procéder à un examen appro-
fondi de la pratique arbitrale conventionnelle et judiciaire.304 DIFFÉREND FRONTALIER [37-39]
Section 3. A propos de la distinction entre conflits d’attribution
et conflits de délimitation
3.15 Il faut d’abord, pour que cette analyse soit plus éclairante, examiner un
argument présenté par la Partie adverse à propos de la nature du présent différend.
3.16 Dans son mémoire, le Gouvernement du Burkina Faso insiste longuement
(mémoire du Burkina Faso, p. 70-80) sur la distinction des conflits territoriaux
d’attribution et des conflits territoriaux de délimitation pour ranger le présent diffé-
rend dans cette dernière catégorie. Tout l’intérêt de cette démarche réside, à ses
yeux, dans les conséquences qu’il conviendrait de tirer de façon automatique et
radicale de la nature du conflit pour déterminer le droit applicable.
Il convient d’insister, à nouveau, sur le fait que le Gouvernement du Mali ne
cherche pas à se faire attribuer un territoire qui ne relèverait pas jusqu’ici de sa
souveraineté. Son seul objectif est de voir la Cour dire le droit entre les deux
Parties. Mais, contrairement à ce que voudrait faire croire la Partie adverse, le droit
ne se démontre pas exclusivement par des titres écrits et des documents. Si c’est
à la recherche de ceux-ci qu’il convient d’abord de se livrer, il n’en reste pas moins
que, dans les cas où ils sont absents ou imprécis, force est bien, pour le juge ou
l’arbitre, de faire appel à des titres juridiques fondés sur des faits. Ces faits ont
eux-mêmes la qualité de faits juridiques emportant la démonstration du droit.
3.17. Cette précision sur la thèse du Mali ayant été ainsi rappelée afin d’éviter
les malentendus que voudrait créer le mémoire du Burkina Faso, il convient d’exa-
miner de plus près la portée réelle que le droit positif attribue à la distinction des
conflits d’attribution et des conflits de délimitation.
3.18. L’intérêt pour le Burkina Faso de mettre en valeur cette distinction, tient
à la relation nécessaire qu’il établit entre la qualification du conflit territorial et la
nature du principe de l’ uti possidetis applicable au différend. Alors que, dans l’hy-
pothèse d’un conflit territorial d’attribution, la place accordée au fait d’exercice
effectif de la souveraineté l’emporte sur les titres écrits et qu’ainsi l’ uti possidetis
de facto prime l’uti possidetis juris , en revanche, dans le cas d’un conflit territorial
de délimitation, le poids des titres écrits est supérieur à celui des faits d’occupation
et l’uti possidetis juris aura un rôle déterminant. L’insistance du Burkina Faso à
soutenir qu’on se trouve ici en présence d’un conflit de délimitation aboutit donc,
dans son esprit, à exclure tout recours à l’ uti possidetis de facto .
3.19. Sans doute, cette distinction peut-elle se révéler utile dans certains cas
d’une particulière netteté. Il est clair que le différend portant sur une île constitue
un conflit territorial d’attribution puisqu’il concerne un espace doté d’une réelle
autonomie géographique. Cependant, même si les différends portant sur des îles
constituent l’illustration la plus nette des conflits d’attribution, des différends
portant sur des territoires continentaux, situés aux confins de deux Etats voisins,
peuvent aussi entrer dans la même catégorie comme cela ressort de la sentence
Charles Hughes intervenue dans le différend qui a opposé le Honduras et le Guate-
mala et qui a été tranché le 23 janvier 1933 ( RSA, vol. II, p. 1307 et suiv.).
On ne saurait donc, comme voudrait le laisser penser le mémoire du Burkina
Faso, considérer que tout différend portant sur la détermination des zones de
souveraineté respectives entre deux Etats doit être automatiquement qualifié de
conflit de délimitation excluant, par là même, toute référence à des éléments de
fait. A vrai dire, en la matière, tout est cas d’espèce.
On peut cependant dégager deux observations essentielles :
3.20. La première n’appelle pas de grands développements car elle a déjà été
soulignée dans les écritures de la Partie malienne. Elle n’en revêt pas moins une
grande importance. Il s’agit de rappeler que le présent différend porte sur des terri-[39-41] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 305
toires qui, à l’époque coloniale, appartenaient l’un et l’autre au même souverain.
Or, il est certain que la distinction des conflits d’attribution et des conflits de déli-
mitation prend plus de relief dans les différends portant sur des espaces ayant
relevé de deux souverainetés différentes. On comprend que le Burkina Faso fasse
volontiers référence à des affaires comme celle du Temple de Préah Vihéar qui
opposait au Cambodge la Thaïlande, Etat qui, sous le nom de Siam, a toujours été
indépendant. Une telle référence est évidemment sans pertinence à l’égard de l’af-
faire présente qui concerne des zones dont la délimitation a été faite, ou aurait dû
être faite, par la même puissance coloniale.
3.21. La deuxième observation dénonce le caractère exagérément doctrinal et
théorique de la distinction, qui si elle s’applique dans des hypothèses simples, n’est
pas en revanche susceptible d’une application rigoureuse dans des cas mixtes. Il va
sans dire que, dans un domaine où les considérations de fait tiennent une place
considérable, chaque conflit a sa physionomie propre et les juges ou les arbitres
se trouvent naturellement portés à tenir compte des circonstances de l’affaire.
3.22. En réalité, si l’on étudie la pratique, on constate que la distinction entre les
conflits d’attribution et les conflits de délimitation est loin de s’appliquer de façon
rigide et que l’ uti possidetis de facto s’applique dans des différends soulevant des
problèmes de délimitation. La référence, pour fixer les lignes frontières sur la base
de décisions administratives de la puissance coloniale (uti possidetis juris) , est
ainsi, dans bien des cas, complétée par la prise en considération d’éléments de fait
(uti possidetis de facto ). Comme l’a justement remarqué F.C. Fisher, cette dualité
dans la nature du principe de l’ uti possidetis s’est trouvée au cŒur de nombreuses
controverses:
«The state which had succeeded to the colonial unit whose area had thus
been expanded at the expense of an adjacent one was prone to insist that the
uti possidetis meant administrative possession as it actually existed at the time
of independence, while the other party to the dispute was certain to assert that
the principle of uti possidetis required the restriction of the territorial sove-
reignty of the Latin American nations to the areas rightfully occupied by the
administrators of the antecedent colonial unit. The protagonists of the first
theory contended that the principle required the establishment of a juridical
line, which they called the line of uti possidetis juris , while those who upheld
the opposing view affirmed that the true theory was expressed by the term uti
possidetis de facto .» (F. C. Fisher, «The Arbitration of the Guatemalan-
Honduran Boundary Dispute» , AJIL, 1933, p. 416.)
Dans l’hypothèse citée par Fisher, l’ uti possidetis de facto recouvre des faits de
possession contraires à des textes internes. Telle n’est pas la position du Mali qui
ne fait appel à eux qu’à défaut de textes internes.
3.23. L’uti possidetis juris et l’uti possidetis de facto constituent les deux faces
de la même règle. Ces deux aspects sont étroitement imbriqués l’un dans l’autre.
C’est ce que veut ignorer le Burkina Faso qui croit pouvoir citer le playdoyer
prononcé par le professeur Paul Reuter dans l’affaire du Temple de Préah Vihéar ,
en oubliant que cet éminent juriste y a souligné que tous les conflits territoriaux,
quelle que soit leur nature, conduisent le juge ou l’arbitre à faire des comparai-
sons et à apprécier à la fois des titres juridiques et des faits d’exercice effectif de
la souveraine ( C.I.J. Mémoires et plaidoiries 1952 , p. 545). Autrement dit, c’est sur
la base des conditions de l’espèce que le juge ou l’arbitre sera amené à appliquer
le principe de l’uti possidetis selon la double référence de ce principe au droit et
aux faits.
Plusieurs précédents peuvent être ici rappelés:306 DIFFÉREND FRONTALIER [41-43]
A. L A SENTENCE H UGHES DU 23 JANVIER 1933 SUR LA FRONTIÈRE
ENTRE LE H ONDURAS ET LE G UATEMALA
3.24. Dans le traité d’arbitrage signé le 16 juin 1930, les deux Parties avaient
admis que «l’unique ligne qui peut être établie, en droit, entre leurs pays respec-
tifs, est celle de l’ uti possidetis de 1821». Aucune précision n’étant apportée par
cet instrument à cette référence, les deux Parties s’opposaient sur son interpréta-
tion. Alors que, pour le Guatemala, le compromis se référait à une situation de fait,
pour le Honduras, il s’agissait de l’ uti possidetis juris . Aucun doute n’était possible
sur la nature du conflit qui impliquait, pour le Tribunal, une tâche de délimitation.
La sentence reconnaît que celui-ci était tenu de se référer «to the demarcations
which existed under the colonial regime». Cependant, la sentence considère que
le concept de l’ uti possidetis se réfère à la notion de possession: «The expression
uti possidetis undoubtedly refers to possession. It makes possession the tests.»
(RSA, II, p. 1324.)
3.25. Le Tribunal fait une observation qui présente un intérêt particulier pour
la présente affaire. Il relève qu’au moment de la cessation du régime colonial les
Parties n’étaient pas dans la situation d’Etats dont le droit dériverait de souverains
territoriaux différents. Le territoire de chacune d’elles ressortissant de la seule
couronne d’Espagne, il n’y avait pas, avant l’indépendance, de possession de fait
ou de droit qui ne dépendît de la possession du roi d’Espagne. Dès lors, pour le
Tribunal arbitral, la seule possession que pouvait avoir une entité coloniale avant
l’indépendance, était celle qui pouvait lui être attribuée en vertu de l’autorité admi-
nistrative dont elle était titulaire: «The concept of uti possidetis of 1821 thus
necessarily refers to an administrative control which rested on will of the spanish
crown.» (Ibid., p. 1324.)
Ainsi, c’est à l’existence de ce «contrôle administratif» que le Tribunal doit se
tenir pour établir la ligne de l’ uti possidetis de 1821.
3.26. Concrètement, examinant la frontière secteur par secteur, on voit l’arbitre
tenir compte du contrôle administratif. Ainsi, pour le territoire entre la rivière
Motagua et le Honduras britannique:
«that action of the State of Guatemala appears to have been in accord with the
view that had prevailed prior to independence as to the proper scope of
provincial administrative control. . .» ( Ibid., p. 1330.)
Dans la région de Omoa et Cuyamel, l’arbitre note à la fois l’absence de titre
écrit et de contrôle administratif:
«In view of the lack of proof as to the exercise of administrative control
during the colonial period by either the Province of Guatemala or Honduras,
and of the absence of any recognized boundary line in this region . . . it is
impossible for the Tribunal to establish the line ofuti possidetis of 1821. . .»
(Ibid., p. 1337.)
Même chose dans le secteur de la vallée Motagua:
«No royal cedula or rescript, of official order of any sort, has been pro-
duced purporting to define a boundary between Chiquimula (Guatemala) and
Comayagua (Honduras) through this territory.
Nor is there any evidence of provincial administrative control by either
Guatemala or Honduras in this area, prior to independence.» ( Ibid., p. 1338.)
«In the absence of royal delimitation, or of evidence of the exercise of
administrative control, or of satisfactory proof of a recognized boundary, the
Tribunal is not at liberty to allocate the territory in question . . . to either Party
on the basis of a line of uti possidetis of 1821.» ( Ibid., p. 1341.)[43-45] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 307
Même conclusion pour une partie de la frontière salvadorienne à Cerro Osuno:
«Neither line is supported by adequate evidence either of royal decree, provincial
control or actual occupation.» ( RSA, II, p. 1345.)
Pour une partie subséquente, l’arbitre cite des comportements administratifs
(p. 1346 et 1349). Et, à nouveau, aucune preuve pour le secteur final (p. 1350-
1351).
Ces citations prouvent, à l’évidence, que l’arbitre, à défaut de décrets royaux,
recherchait la réalité du contrôle administratif. Et, ce n’est qu’en l’absence del’un
et de l’autre qu’il concluait à l’absence de ligne d’ uti possidetis de 1821.
3.27. Pour les parties de la frontière où il ne trouvait pas de preuve du legs colo-
nial, le Tribunal s’estimera autorisé par le compromis à faire appel aux faits de
possession postérieure à l’indépendance:
«In fixing the boundary, the Tribunal must have regard:
1. To the facts of actual possession;
2. To the question whether possession by one Party has been acquired in good
faith, and without invading the right of the other Party; and
3. To the relation of territory actually occupied to that which is as yet unoc-
cupied.
In the light of the facts as thus ascertained, questions of compensation may
be determined. » ( Ibid., p. 1352.)
B. L E TRAITÉ DU 9 AVRIL 1938 SUR LA FRONTIÈRE
DU G UATEMALA -SALVADOR
3.28. Les gouvernements concernés ont constitué une commission mixte compo-
sée de délégués de chaque pays et d’un tiers neutre. Or, parmi les principes qui
devaient guider les activités de cet organisme (principes adoptés par lui-même et
qui figurent dans le procès-verbal XV de la séance de la commission qui s’était
tenue le 16 octobre 1937), on relèvera:
«Sont reconnues commes limites territoriales entre le Guatemala et le
Salvador, celles que détermine la possession exercée au cours des ans par
l’une et l’autre république, là où elles ont amélioré les conditions locales et
exercé la juridiction de leurs souverainetés respectives.»
On relève également:
«Dans la partie où la ligne soulève des doutes, on recherchera et on défi-
nira la ligne de possession traditionnelle en suivant approximativement la
possession actuelle.»
On observera que ce traité de délimitation ne comporte pas la moindre référence
à l’uti possidetis juris .
3.29. En soulignant ce point, il est clair que le Gouvernement du Mali n’entend
pas, contrairement aux assertions de la Partie adverse, écarter toute application de
l’uti possidetis juris dans la présente affaire mais mettre seulement en valeur le fait
que, lorsque les circonstances de l’espèce, dans une zone territoriale déterminée, ne
permettent pas la référence à un texte de délimitation, la pratique arbitrale ou
conventionnelle n’hésite pas à faire appel à la seconde face du principe, celle de
l’uti possidetis de facto .
Il est important de se reporter également à un précédent de la pratique judiciaire
émanant de la Cour internationale de Justice.308 DIFFÉREND FRONTALIER [45-47]
C. L’ ARRÊT DE LA C OUR INTERNATIONALE DE JUSTICE DU 18 NOVEMBRE 1960
DANS L ’AFFAIRE DE LA F RONTIÈRE ENTRE LE H ONDURAS ET LE N ICARAGUA
3.30. Cette décision est intervenue à la suite de la contestation introduite devant
la Cour internationale de Justice par le Nicaragua, de la validité de la sentence arbi-
trale du roi d’Espagne en date du 23 décembre 1906.
L’arbitre, comme la Cour, avait à raisonner à partir du traité du 7 octobre 1894
(traité Gamez-Bonilla) par lequel les deux pays avaient confié à une commission
mixte le soin «de résoudre de façon amicale tous les doutes et tous les différends
pendants».
Ce traité comportait, sur le droit applicable, des dispositions ambiguës contenues
dans l’article II.
Dans son paragraphe 3, il renvoyait au principe de l’ uti possidetis dans les
termes suivants:
«Il sera entendu que chaque république est maîtresse des territoires qui, à
la date de l’indépendance, constituaient respectivement les provinces du
Honduras et du Nicaragua.»
Le paragraphe 4 excluait l’ uti possidetis de facto puisqu’il déclarait:
«La commission mixte, pour fixer les limites, tiendra compte du domaine
du territoire pleinement prouvé et ne reconnaîtra pas de valeur juridique à la
possession de fait, alléguée par l’une ou l’autre des Parties.»
Cependant, le paragraphe 5 prévoyait que, «à défaut de preuve du domaine»,
la commission mixte fixerait «équitablement» la frontière commune en s’appuyant
sur: «les cartes des deux républiques et les documents géographiques ou de toute
autre nature, publics ou privés, qui pourraient apporter quelque lumière».
L’ouverture que réalisait la possible référence à de tels documents, appelés inévi-
tablement à mettre en lumière des circonstances de fait et d’effectivité d’exercice
des compétences, se trouvait encore élargie par le paragraphe 6 qui, dans le souci
de donner une grande flexibilité au pouvoir de la commission mixte, ajoutait que
celle-ci:
«si elle le juge utile, pourra faire des compensations et même fixer des indem-
nités pour établir, dans la mesure du possible, des limites naturelles bien déter-
minées».
3.31. Ainsi, l’article II d’un côté écarte luti possidetis de facto et, d’un autre
côté, il permet à la commission mixte de fixer « équitablement » la frontière et de
faire, le cas échéant, « des compensations » territoriales, assouplissant ainsi singu-
lièrement la portée de l’ uti possidetis juris, en la balançant, par des éléments de fait.
Il importe de voir comment le Tribunal arbitral, puis la Cour internationale de Jus-
tice, ont conçu l’application de ce texte et comment la contradiction a été dépassée.
3.32. 1) La sentence du roi d’Espagne du 23 décembre 1906 a été rendue néces-
saire par l’échec de la commission mixte. On retrouve dans cette sentence la même
dualité au regard du droit applicable que celle constatée dans l’article II du traité
Gamez-Bonilla.
D’autre part, l’arbitre a appliqué l’uti possidetis juris , mais, d’autre part, dans
la seconde partie de son raisonnement, le roi d’Espagne n’a pas hésité à procéder
aux compensations prévues par le paragraphe 6 (en particulier, il a opéré une telle
compensation entre, d’un côté le village Gracias a Dios, qu’il a adjugé au Nicara-
gua, et d’un autre côté, la partie septentrionale du bassin du Rio Segovia, qu’il a
attribuée au Honduras). L’arbitre a ainsi surmonté des textes qu’il avait à appli-
quer de façon empirique afin de déterminer une frontière équitable.[47-49] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 309
3.33. 2) L’arrêt de la Cour internationale de Justice du 18 novembre 1960.
Pour contester la validité de cette sentence devant la Cour, le Nicaragua a
soutenu que l’arbitre avait excédé les pouvoirs qui lui avaient été confiés par les
Parties, en exerçant «le pouvoir discrétionnaire d’accorder des compensations»
conformément au paragraphe 6 de l’article II du traité. Aux yeux du requérant, ce
pouvoir discrétionnaire était reconnu à la commission mixte mais ne pouvait pas
être exercé par l’arbitre.
3.34. La Cour internationale de Justice a jugé que la sentence du roi d’Espagne
de 1906 était «valable et obligatoire et que le Nicaragua est tenu de l’exécuter»
(Recueil 1960 , p. 217).
3.35. La Cour a écarté le grief du Nicaragua suivant lequel le pouvoir discré-
tionnaire d’accorder des compensations pour établir, dans la mesure du possible,
des limites naturelles (paragraphe 6 de l’article II du traité) avait été conféré à la
seule commission mixte. Pour la Cour:
«Le Nicaragua n’a produit aucune raison valable pour étayer l’opinion
d’après laquelle le paragraphe 6 aurait dû être écarté, alors que les autres para-
graphes de l’article II s’appliquaient à l’arbitre, ou bien s’il ne devait pas être
écarté, que l’arbitre l’aurait appliqué en excédant ses pouvoirs. De l’avis de
la Cour, pour parvenir à ses conclusions sur la délimitation de la frontière
entre les deux Etats, l’arbitre devait tenir compte de l’article II tout entier, y
compris le paragraphe 6 et, en appliquant la règle énoncée dans ce paragraphe,
il n’est pas allé au-delà de sa portée légitime.» ( Ibid., p. 215.)
Il est clair que la Cour a ainsi reconnu la possibilité d’appliquer l’ uti possidetis
de facto, voire l’équité (compensations), dans ce conflit de délimitation.
3.36. Il est très remarquable de trouver une confirmation de cette démarche de
la Cour dans la déclaration du juge Moreno Quintana et dans l’opinion dissidente
du juge ad hoc Urrútia Holguín.
Il ressort de la déclaration du juge Moreno Quintana qui, d’ailleurs, approuvait
l’arrêt de la Cour, que le grief du Nicaragua, en ce qui concerne le principe de l’ uti
possidetis, se fondait sur le fait qu’aux yeux de cet Etat, la sentence arbitrale de
1906 n’avait pas appliqué l’ uti possidetis juris . Or, on l’a vu, elle n’en a pas moins
été considérée par la Cour comme validée ( Recueil 1960 , p. 217-218).
Le juge ad hoc Urrútia Holguín, désigné à la demande du Nicaragua pour criti-
quer la décision de la Cour, défendait le point de vue selon lequel seul l’ uti possi-
detis juris aurait dû être pris en compte.
Ainsi, pour les deux juges, pour celui qui approuve la décision de la Cour,
comme pour celui qui la critique, il ne fait pas de doute qu’elle a reconnu la régu-
larité de l’appel à l’ uti possidetis de facto , voire une décision en équité.
3.37. Il ne semble pas nécessaire, à ce stade, de pousser plus loin l’analyse des
précédents qui démontrent que si, comme l’a toujours soutenu le Gouvernement du
Mali, le principe de l’ uti possidetis juris reste applicable dans le droit positif, il
n’en reste pas moins que, dans les circonstances où le colonisateur n’a pas laissé
de titres écrits suffisamment explicites, il est tout à fait légitime de faire appel à
des considérations d’effectivité antérieures à l’indépendance, lesquelles ne sont en
réalité que la seconde face de la même norme uti possidetis .310 [50-51]
CHAPITRE IV
LA NOTION DE TITRE JURIDIQUE
4.01. La nature du présent litige explique l’importance que chaque Partie attache
à la présentation des «titres» qui servent de justification à ses prétentions.
Le discours de la Partie burkinabé relatif aux titres juridiques ne manque cepen-
dant pas de laisser le lecteur dans une profonde perplexité.
Le chapitre du mémoire burkinabé (chap. IV) relatif aux «titres burkinabés»
contient de très nombreuses propositions qui témoignent d’un certain flou termi-
nologique. Il est ainsi fait allusion à des «titres coloniaux» (mémoire du Burkina
Faso, p. 102, par. 1) qui seraient «le fondement de la délimitation à intervenir».
Puis, on parle de «titres écrits» et de «titres cartographiques». Il s’agirait là de
«titres formels» qui pourraient être «confortés par la manière dont les diverses
administrations coloniales concernées ont exercé les compétences territoriales leur
appartenant» ( ibid., par. 2).
Toujours selon la même source:
«Le rôle des actes d’administration effective dans la région est, pour déter-
miner la frontière, secondaire par rapport aux titres formels…» (Mémoire du
Burkina Faso, p. 136, par. 86.)
«Les manifestations effectives du pouvoir souverain … à défaut de valoir
titre territorial … peuvent confirmer et la valeur et la portée de ces titres.»
(Ibid.).
A la page 76 du même mémoire, il est aussi fait plusieurs allusions aux titres:
«Dans les conflits de frontières, foi est due au titre; dans ceux d’attribution,
les actes d’administration effective jouent un rôle fondamental, au point que,
bien souvent, l’effectivité vaut titre.» (Par. 30.)
(Toutefois, à la page suivante, paragraphe 35, l’effectivité ne fait que conforter le
titre.)
Au contraire, dans les conflits de délimitation: «Le titre, d’une façon générale,
a plus de poids que les faits d’exercice effectif de la souveraineté.» (P. 76, par. 32.)
Dans les conflits d’attribution territoriale «les titres jouent un rôle modeste»,
alors que dans les conflits de délimitation «les titres jouent un rôle fondamental»
(mémoire du Burkina Faso, p. 116, par. 41).
4.02. Les propositions qui précèdent sont sources de confusion faute d’une
perception conceptuelle rigoureuse de la notion de «titres juridiques».
A ce propos, le Gouvernement du Mali estime qu’il convient de bien distinguer
deux sens que le mot «titre» peut prendre dans le contexte d’un conflit territorial.
Dans son premier sens, le plus courant, le titre est défini par le Dictionnaire
Robert de la langue française comme «la cause qui établit un droit». Mais cette
définition reste floue car on ne sait pas s’il s’agit de la cause substantielle du droit
ou la preuve de celui-ci.
Le Dictionnaire de la terminologie du droit international , rédigé sous la direc-
tion du président Basdevant, a bien opéré cette distinction essentielle. Il donne
ainsi comme premier sens du mot «titre» la définition suivante: «Terme qui, pris
dans le sens de titre juridique, désigne tout fait, acte ou situation qui est la cause
et le fondement d’un droit.» (P. 604.)[52-54] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 311
Dans ce sens, on peut parler de titre-cause, c’est-à-dire de ratio juris. Le titre est ici
le fondement substantiel d’un droit en fonction duquel un sujet peut légitimement
revendiquer l’exercice d’une compétence ou la jouissance d’un droit subjectif.
Dans un second sens, «titre juridique» signifie: «document invoqué en vue
d’établir l’existence d’un droit ou d’une qualité» (Basdevant, op. cit., p. 605).
Il s’agit donc d’un document en général écrit qui constate un acte juridique ou
en énonce le contenu. C’est une preuve matérielle invoquée en vue de prouver ou
attester l’existence d’un droit. On peut parler alors de titre-instrument ou de titre-
preuve. On peut cependant concevoir que la preuve résulte d’autre chose que d’un
document écrit: des comportements, par exemple.
4.03. Appliquant cette distinction au cas d’espèce, il convient de rechercher tout
d’abord quel est ou quels sont les titres-causes invoqués par les Parties et ensuite
quels sont les titres-instruments ou titres-preuves qui confortent les premiers.
4.04. D’une manière générale, en droit international, les règles relatives à la
genèse des titres territoriaux ( titre-cause ) varient selon que le titre sur l’espace
territorial envisagé est originaire (territoire nullius) ou dérivé:
1) S’il s’agit d’un territoire nullius, le titre originaire de compétence est consti-
tué par l’occupation effective.
2) Si, au contraire, il s’agit d’une terre qui n’est plus nullius, mais qui relève
d’un ordre étatique souverain, le titre territorial résulte:
a) soit de la debellatio, juridiquement hors-la-loi dans notre droit positif contem-
porain mais qui, tant qu’elle était licite, pouvait servir de fondement à la souve-
raineté territoriale;
b) soit plus couramment de nos jours:
— d’un traité de cession territoriale ou d’union,
— d’unacquiescement,
— d’une adjudication juridictionnelle: arbitrale ou judiciaire,
— soit encore de la succession d’Etats.
4.05. Dans le cas présent, le titre-cause susceptible d’être invoqué est constitué
par le fait de la succession d’Etats intervenue entre d’une part, la France, puissance
coloniale, et d’autre part, le Soudan, devenu le Mali et la Haute-Volta, devenue le
Burkina Faso. La volonté unilatérale de la puissance coloniale, qui est déterminante
de ce que devait être la frontière entre les deux colonies ( uti possidetis), est le titre-
cause dans le présent litige.
4.06. La conséquence est que l’intervention de la succession d’Etats renvoie à
un autre ordre juridique, en l’occurence le droit administratif ou colonial français
pour l’étude de la validité et de la hiérarchie des titres-instruments invoqués qui
constituent la preuve de la réalité de cette succession. C’est en vertu de ce droit
— auquel renvoie en l’occurence le droit international — qu’il conviendra d’ap-
précier la valeur comme expression ou manifestation de volonté du colonisateur
(titres-instruments), des actes législatifs et réglementaires, des cartes et des
comportements administratifs.
4.07. Pour déterminer quel était le legs colonial, le Burkina Faso invoque essen-
tiellement des «titres coloniaux» dans lesquels il inclut des «titres cartogra-
phiques». Les preuves tirées des comportements administratifs sont évoquées de
manière subsidiaire.
C’est donc naturellement que l’on procédera dans les chapitres qui suivent à
l’examen:
1) des titres écrits coloniaux;
2) de la cartographie;
3) des comportements administratifs.312 [55-56]
CHAPITRE V
LES TITRES ÉCRITS COLONIAUX
5.01. L’analyse du mémoire du Burkina Faso, en ce qui concerne les titres écrits
coloniaux, conduit à deux types de réflexions. D’une part sur le discours relatif aux
titres écrits coloniaux, d’autre part sur les titres concrètement invoqués.
L’analyse du discours général dévoile une ambiguïté profonde car tout en affir-
mant le principe de la prééminence du titre écrit, le Burkina Faso s’empresse
d’avancer qu’il n’y a guère de titres juridiques précis. Nous étudierons cet aspect
dans la section 1.
L’analyse des titres concrètement invoqués par le Burkina Faso révèle que, d’une
part, les titres qu’il invoque n’ont ni la portée, ni la pertinence vantée alors que,
d’autre part, il tente vainement d’infirmer la valeur du seul texte qui décrit une
importante partie de la frontière. Nous étudierons cet aspect dans la section 2.
Section 1. Le discours burkinabé sur les titres écrits coloniaux
5.02. Le mémoire du Burkina Faso surprend par le peu de cohérence de ses
affirmations à propos des titres écrits coloniaux à l’appui de ses thèses. On ne peut,
en effet, que rester perplexe devant la juxtaposition des propositions qui suivent.
1) Tout d’abord, diverses affirmations selon lesquelles le titre écrit colonial
prédomine:
— «L’énoncé même du principe de l’intangibilité des frontières héritées de la
colonisation suffit à mettre en évidence la nature exclusive des titres
susceptibles d’être invoqués par les Parties: il ne peut s’agir que des titres
coloniaux, de ceux qui ont été acquis ou fixés par la puissance coloniale
et sont, de ce fait, passés à l’Etat successeur, à l’exclusion de tout autre.»
(Mémoire du Burkina Faso, p. 89, par. 65.)
— «Les titres coloniaux sont ... la source exclusive de délimitation de la
frontière. En l’espèce, ces titres existent et doivent donc constituer le
fondement de la délimitation à intervenir.» (Mémoire du Burkina Faso,
p. 102, par. 1.)
— «La priorité absolue des titres (par opposition à la possession) conduit à
ce que c’est donc dans le droit colonial français qu’il convient de recher-
cher d’abord les textes établissant les limites de la Haute-Volta et du
Mali...» (Mémoire du Burkina Faso, p. 102, par. 3.)
Le concept de titres coloniaux est toutefois loin d’être clair. S’il s’agit des titres
provenant du droit colonial français, il s’agirait de textes législatifs et réglemen-
taires. Mais, le Burkina Faso utilise plutôt les mots «titres écrits» sans pourtant
accepter des preuves écrites de possession. Dans le vocabulaire burkinabé, les
cartes, en revanche, seraient des titres coloniaux.
5.04. 2) Ensuite, diverses affirmations selon lesquelles la ligne frontière est
certaine:
— «Les administrateurs coloniaux ont dû faire face continuellement à des
problèmes dus non pas à l’incertitude du tracé des limites administratives,[56-58] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 313
mais au contraire, au franchissement de ces limites par les populations
relevant de l’une ou de l’autre des circonscriptions limitrophes.» (Mé-
moire du Burkina Faso, p. 38, par. 25.)
— «Ces incidents ... dans la région de Soum comme dans celle du Béli ...
tiennent à la mobilité des populations de ces zones et non à des incerti-
tudes quant aux limites administratives même si, tel ou tel d’entre eux a
pu être l’occasion d’en préciser le tracé.» (Mémoire du Burkina Faso,
p. 44, par. 44.)
— «Les incidents de frontières «n’étaient et ne sont pas dus à l’imprécision
du tracé des limites mais étaient et sont au contraire la conséquence de
l’existence même de ces limites, peu compatibles avec les modes de vie
traditionnels (transhumance, nomadisme).» (Mémoire du Burkina Faso,
p. 64, ii).
— «En aucune manière, ceci ne revient à dire que les limites des diverses
circonscriptions administratives étaient inconnues ou imprécises ou incer-
taines.» (Mémoire du Burkina Faso, p. 92, par. 73.)
— «Si les limites coloniales étaient connues avec précision...» (Mémoire du
Burkina Faso, p. 100, vi).
— Etc.
Toutes ces assertions accréditent l’idée selon laquelle les frontières de la Haute-
Volta puis du Burkina Faso étaient délimitées avec certitude; qu’elles ne soule-
vaient aucune difficulté particulière quant à leur fondement et à leur démarcation
matérielle.
On serait alors en droit d’attendre du mémoire l’énumération des points concrets
constituant les sommets du tracé linéaire de la figure géométrique représentant la
frontière. Hélas!
5.05. 3) On lit par ailleurs diverses propositions selon lesquelles il n’y a pas
ou presque pas d’écrit pertinent:
— «Reconnaissance de «l’imprécision — relative — des titres écrits.»
(Mémoire du Burkina Faso, p. 102, par. 2.)
— «Il existe peu de textes fixant formellement les contours exacts des cercles
ou des subdivisions. Parfois, l’absence de délimitation constitue une véri-
table lacune.» (Mémoire du Burkina Faso, p. 108, par. 18.)
— «Mais bien souvent, des textes formels n’existent pas.» (Mémoire du
Burkina Faso, p. 92, par. 72.)
— «Mais la plupart du temps, les limites existaient et semblaient tellement
évidentes qu’il ne paraissait pas utile de les préciser dans un texte
formel.» (Mémoire du Burkina Faso, p. 108, par. 18.)
— «Il est presque miraculeux qu’existent des textes écrits, délimitant, de
manière, il est vrai, assez générale, les limites entre la Haute-Volta et le
Soudan français et concernant la zone revendiquée par le Mali.» (Mémoire
du Burkina Faso, p. 109, par. 22.)
5.06. 4) Enfin, le mémoire admet que des précisions sont nécessaires:
— «A la suite de différends intervenus entre indigènes (il a fallu préciser) les
limites des deux cercles (Bandiagara et Djibo).» (Mémoire du Burkina
Faso, p. 39, par. 27.)
— «Les limites entre circonscriptions territoriales étaient précisées de
manière formelle, soit à l’occasion de litiges entre les habitants de villages
voisins ou entre ceux-ci et les populations migrantes, soit à l’occasion ou314 DIFFÉREND FRONTALIER [58-60]
à la suite de rattachements ou de démembrements administratifs, encore,
dans ce second cas, était-ce plutôt l’exception que la règle.» (Mémoire du
Burkina Faso, p. 108, par. 19.)
— «Si les textes précités ... fixent certains points auxquels les limites entre
les territoires ou les cercles passaient, ils ne fixent pas le tracé de ces
limites avec une grande précision.» (Mémoire du Burkina Faso, p. 144,
vii).
— «Il n’y a pas d’arrêté ou de décision administrative plus précise à cette
époque. Mais ceci est vrai pour une bonne partie de la limite entre les deux
colonies. L’autorité administrative n’éprouve pas le besoin de préciser
davantage une limite qui est suffisamment détaillée sur les cartes... En
revanche, dans les secteurs les plus mal cartographiés, comme celui du
Béli, l’autorité coloniale cherchera ... à déterminer la limite plus tôt et à
mettre les choses au clair dès 1927. Mais le silence des arrêtés adminis-
tratifs au-delà d’une laconique référence à «la limite septentrionale de la
Haute-Volta» indique incontestablement l’affirmation d’une limite qui ne
fait pas de doute pour les autorités de l’époque.» (Mémoire du Burkina
Faso, p. 164, par. 12.)
5.07. A l’issue de ce périple intellectuel, il ne reste plus au lecteur qu’à consta-
ter que la montagne a accouché d’une souris!
Après avoir claironné l’existence de la certitude de la frontière, on aboutit à la
reconnaissance qu’il n’y a pas de textes ou qu’ils ne sont pas précis.
Il est vrai qu’à partir du moment où le Burkina Faso écarte l’arrêté général 2728,
il n’y a plus guère de textes traitant de la frontière sinon sous la forme vague de
«limite sud du Soudan» ou «limite nord de la Haute-Volta».
Le Burkina Faso essaye de sortir de ses contradictions en soutenant que la fron-
tière n’avait pas besoin d’être décrite car elle était évidente (mémoire du Burkina
Faso, p. 92, par. 72).
On aboutit ainsi à l’argument d’évidence, ce qui lui permet de faire l’économie
de la démonstration que la Cour était en droit d’espérer.
Est-il nécessaire de souligner que si les limites avaient été connues avec
évidence, les deux Parties ne seraient pas dans la situation de contestation qui est
la leur depuis l’indépendance?
Il est vrai que, selon le Burkina Faso, si la frontière était évidente, c’est parce
qu’elle «était connue avec précision surtout grâce aux cartes établies par la puis-
sance coloniale» (mémoire du Burkina Faso, p. 100, vi)).
C’est là l’aveu que les titres juridiques écrits coloniaux — entendons par là les
titres législatifs et réglementaires — que le Burkina Faso peut aligner sont faibles
puisqu’il faut retomber sur les cartes pour justifier l’évidence.
C’est aussi préjuger du statut hiérarchique des cartes en droit colonial ainsi que
de leur précision, de leur qualité et de leur uniformité. Mais cet aspect des choses
sera traité au chapitre VI. Voyons d’abord ici quelle est la valeur des titres colo-
niaux présentés par le Burkina Faso(?)
Section 2. Analyse des titres écrits coloniaux invoqués par le Burkina Faso
5.08. Selon le Burkina Faso, les titres écrits comprennent:
a) Des titres écrits indiscutables constitués par:
— l’arrêté général du 31 août 1927 et son erratum du 5 octobre 1927
(doc. B/35 et A/36),[60-62] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 315
— la lettre 191CM2 du 19 février 1935 (doc. D/32 et D/33);
b) Un titre possible: l’arrêté 2728 du 27 novembre 1935 qui fournit «un tracé
possible» (mémoire du Burkina Faso, p. 160, par. 2) tout en étant contesté quant
à sa validité (doc. B/45).
Mais, à l’examen, les titres écrits coloniaux avancés par le Burkina Faso et déjà
discutés par le Mali dans son mémoire, savoir: l’arrêté général du 31 août 1927 et
son erratum (mémoire du Mali, vol. II, p. 127-129) et la lettre 191CM2 du
19 février 1935 (mémoire du Mali, vol. II, p. 131), n’ont ni la portée, ni la perti-
nence que leur accorde le Burkina Faso.Aussi doivent-ils être examinés séparément.
A. L’ ARRÊTÉ GÉNÉRAL DU 31 AOÛT 1927 ET SON ERRATUM
5.09. Il s’agit du premier texte réglementaire invoqué par le Burkina Faso à
l’appui de sa demande. On remarquera tout d’abord que ce texte n’est pertinent que
sur un seul point: le mont N’Gouma dont il est allégué qu’il serait point triple
Mali, Burkina Faso, Niger. Mais la situation géographique exacte de ce mont fait
l’objet d’âpres controverses. Les problèmes de l’interprétation cartographique des
actes de 1927 ont été largement exposés par le Mali dans son mémoire (mémoire
du Mali, vol. II, p. 302-310). En tout état de cause, le Niger n’étant pas partie au
différend alors que l’emplacement du mont N’Gouma le concerne, le Gouverne-
ment malien a demandé à la Cour de s’abstenir de statuer sur ce sujet.
C’est donc de manière subsidiaire que le Gouvernement du Mali s’exprime sur
cette question. Le Gouvernement malien se permet tout d’abord de rappeler à l’at-
tention de la Cour l’absence «de carte spécifique ayant interprété l’arrêté général
du 31 août 1927 et son erratum du 5 octobre 1927, délimitant la frontière entre le
Niger et la Haute-Volta» (doc. D/136). Il en résulte une première source de confu-
sion sur la situation exacte du point triple (mémoire du Burkina Faso, p. 176,
par. 45 et 48).
5.10. Il est néanmoins possible que la carte de 1925 feuille d’Ansongo au
1/500000 (doc. C/30) ait servi de référence cartographique à l’élaboration de l’ar-
rêté général de 1927 et de son erratum. Or, cette carte comporte une erreur sur
l’emplacement du mont N’Gouma puisqu’elle le situe au nord du gué de Kabia
alors qu’il est situé au sud-est de ce gué. Le Gouvernement malien s’est longue-
ment expliqué à ce sujet (mémoire du Mali, vol. II, p. 302-311). Il a exposé que
pour la détermination du mont N’Gouma il fallait s’en remettre à la carte Téra au
1/200000 de 1960. Cette carte avait été faite avec sérieux et précision pour l’em-
placement des toponymes alors que la carte de 1925 était totalement fantaisiste.
Depuis lors, le Burkina Faso a fourni lui-même une preuve décisive sur ce point
par le croquis cartographique du cercle de Tillabéry dressé en juillet-août 1954
o
(carte n 19 déposée au Greffe par le Burkina Faso). Ce croquis est particulière-
ment précis vu l’échelle (1/250 000), pertinent vu sa date (1954) et revêtu d’une
particulière autorité vu la compétence de ceux qui l’ont dressé (les administrateurs
du cercle de Tillabéry). On y a une vue très claire de la situation à la veille de l’in-
dépendance. Comme le soutient le Mali, ce croquis de 1954 place le mont N’Gouma
à l’est du gué de Kabia et fait passer la frontière entre le Soudan et le cercle de
Tillabéry, de Labbézanga au gué de Kabia en passant par le mont N’Gouma.
5.11. La source de l’erreur de l’arrêté de 1927 provient sans doute aussi de la
confusion qui résulte des termes de l’arrêté et de son erratum. A les lire on ne sait
pas exactement le point de départ et le cours exact de la ligne par rapport à la fron-
tière du Soudan.
Les choses s’expliquent dans une certaine mesure par le fait que — ainsi qu’il316 DIFFÉREND FRONTALIER [62-64]
résulte d’une lettre du 27 août 1927 du commandant du cercle de Dori — l’ori-
gine de ce texte provient d’une entente directe entre les commandants de cercles de
Dori et de Tillabéry qui se sont mis d’accord à cette date sur un projet de texte.
Le texte proposé par les deux commandants de cercle (voir mémoire du Burkina
Faso, annexe II-27) comporte le passage suivant qui est ambigu:
«Les cercles de Dori et Tillabéry seront dorénavant limités ainsi que suit:
au nord par la limite actuelle avec le Soudan (cercle de Gao) jusqu’à la
hauteur de la montagne N’Gouma, puis à l’ouest par une ligne partant du gué
de Kabia...»
Ce texte fut adressé de Dori le 27 août au gouverneur de la Haute-Volta à
Ouagadougou; quatre jours plus tard, l’arrêté était pris à Dakar. Il est peu vrai-
semblable que le Soudan ait pu être sérieusement consulté. De là l’erreur.
5.12. L’accumulation de la confusion du texte de départ et de l’erreur faite par
les cartographes de 1925 a entraîné une erreur du gouverneur général. La question
qui se pose est dès lors de savoir si l’erreur de fait du gouverneur général était de
nature à vicier l’acte réglementaire en question(?)
Le premier vice consécutif à cette erreur de fait du gouverneur général a été l’ab-
surdité de l’arrêté général: celui-ci ne pouvait faire l’objet d’une application quel-
conque et ce pour cause de fantaisie; mais c’est se situer ici au niveau des effets
d’un acte.
Plus fondamentalement, l’erreur de fait, consistant en une représentation erronée
d’une réalité prise en considération par l’acte juridique, est-elle de nature à
remettre en cause la validité juridique de l’acte?
Par. 1. L’analyse de l’erreur de l’arrêté de 1927 et de son erratum
5.13. Les difficultés relevées pour l’identification du mont N’Gouma et la loca-
lisation de son emplacement montrent que l’arrêté de 1927 et son erratum ainsi que
la carte à partir de laquelle a été défini le tracé des limites territoriales compor-
tent des erreurs (mémoire du Mali, vol. II, p. 304).
Ainsi, le gouverneur général a désigné des points, mais sans qu’il y ait coïnci-
dence entre la référence nommément désignée et la réalité topographique envisa-
gée. L’erreur, dès lors, porte sur l’identification de ce sommet particulier de la
figure géométrique constituée par la limite administrative.
5.14. Le gouverneur général a cru retenir un point mais s’est trompé sur l’objet
même de sa décision. Aussi, n’est-il pas étonnant que l’arrêté soit d’application
impossible. Il s’agit alors, de ce que la doctrine appelle en droit civil: l’erreur-
obstacle (P. Gaudefroy, L’erreur-obstacle , thèse Paris, 1924).
Par. 2. Portée juridique de l’erreur
5.15. 1) En droit civil contractuel, domaine dans lequel s’est développée la
théorie de l’erreur-obstacle, «de nombreux auteurs estiment que, dans l’hypothèse
d’une erreur-obstacle, la convention serait inexistante ... (l’acte) serait, ipso facto,
dépourvu de toute efficacité» (J. Ghestin, La notion d’erreur dans le droit positif
actuel, Paris, LGDJ, 1963). La portée juridique de l’erreur qui altère donc la déter-
mination de l’objet d’un contrat est radicale. Cette référence au droit des contrats
civils est utile dans la mesure où la théorie des vices du consentement a fortement
influencé les autres branches du droit, notamment le droit international.
5.16. 2) En droit administratif français, pertinent en matière de détermination
des normes applicables à la succession aux frontières, l’acte du gouverneur général
est affecté par l’existence matérielle de faits topographiques, en l’occurrence l’em-[64-67] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 317
placement du mont N’Gouma. L’erreur portant sur l’objet matériel de la décision,
est-elle de nature à affecter la validité même de l’acte administratif en question?
Depuis l’arrêt Camino (CE, 14 janvier 1916: Camino, Recueil Lebon , p. 15;
dans Long, Weil, Braibant, e Recueil des grands arrêts de la jurisprudence admi-
nistrative, Paris, Sirey, 5 éd., p. 127), le Conseil d’Etat estime qu’il «lui appartient
de vérifier la matérialité des faits qui ont motivé des mesures...» (eod. loco.) .
Il en résulte que la question de la matérialité des faits est un élément de la légalité
d’un acte administratif. L’exactitude matérielle des faits, dès lors, est une condition
de la légalité d’une décision administrative, car l’erreur de fait conduit inévitable-
ment à l’application erronée de la loi . Pour la jurisprudence administrative française,
une décision fondée sur un fait inexact repose sur une cause juridique inexistante
(C. Debbasch, Contentieux administratif , Paris, Dalloz, 2 eéd., 1978, p. 735).
Toute décision fondée sur un motif de fait matériellement inexact est alors enta-
chée d’illégalité et ne saurait produire des effets de droit (Cf. R. Odent, Conten-
tieux administratif , 1965-1966, Paris, Les cours de droit).
5.17. En conclusion, au regard de tout le droit interne français, pour erreur sur
l’objet de la décision, l’arrêté de 1927 ne peut être considéré comme un titre
valable et pertinent. Mais quoique intrinsèquement sans valeur juridique, est-ce à
dire que cet arrêté est sans portée aucune du fait de son illégalité manifeste? Le
Burkina Faso, de façon compréhensible, se retranchera sans doute derrière l’appa-
rence et la bonne foi. En l’absence de décision d’abrogation, l’arrêté général ferait
toujours partie du droit positif.
Ce point de vue ne saurait pourtant être admis. Le mont N’Gouma visé par l’ar-
rêté de 1927 n’existe que dans l’imagination du gouverneur général, même si la
cause de l’erreur résulte de l’usage, de bonne foi, d’une carte. C’est le cas, par
excellence, d’un acte administratif inexistant, nul et non avenu (cf. R. Odent, op.
cit., p. 636) non susceptible de créer un droit; dans ce cas précis, il est générateur
de désordre. Aussi, le Burkina Faso ne peut-il, en aucun cas, se prévaloir de l’ar-
rêté de 1927 en ce qui concerne le mont N’Gouma.
5.18. 3) Dans le présent différend, seul le droit colonial français constitue la
norme applicable. La solution ne serait cependant pas différente si l’on devait
prendre pour référence le droit international en vue de vérifier si l’erreur peut
constituer en la matière une condition affectant la validité des actes internationaux.
Le problème des effets juridiques de l’erreur, comme vice du consentement est
résolu par la convention de Vienne du 25 mai 1969 sur le droit des traités. Seule
l’erreur de fait, d’ailleurs très rare en pratique, est retenue (Cf. L. Dubouis, L’er-
reur en droit international public, AFDI , 1963, p. 191-227; A. Oraison, L’erreur
dans les traités ). L’erreur sur la personne, bien qu’alléguée devant la Cour perma-
nente de Justice internationale n’a pas été admise ( C.P.J.I., 26 mars 1925, Mavrom-
matis, série AB, n o 13, p. 31).
Seules les erreurs cartographiques constituent d’ailleurs les hypothèses pratiques
d’erreur de fait. Dans ces cas, l’erreur porte, comme dans le présent différend
relatif à l’identification du mont N’Gouma, sur des affaires d’identification de
rivières ou de sites:
— Rivière Oyapoc délimitant la Guyane française et le Brésil (sentence arbitrale
du conseil fédéral suisse, 1 er décembre 1900, La Fontaine, Pasicrisie, p. 564-
578; RGDIP, 1901, p. 48-53);
— Rivière de Sunan entre les possessions des Pays-Bas et du Portugal dans l’île
de Timor (sentence arbitrale de M. Lardy, 25 juin 1914, RSA, vol. XI, p. 492-
496 et 501-503);
— Rio Encuentro dans les Andes entre l’Argentine et le Chili (sentence arbitrale
de la reine Elisabeth, 9 décembre 1966, RGDIP, 1967, p. 167-171).318 DIFFÉREND FRONTALIER [67-69]
La portée de l’erreur dans de telles situations fait l’objet de contestations en
doctrine. Selon Charles Rousseau:
«La plupart des sentences ou des décisions citées n’ont d’ailleurs admis
qu’avec une extrême réserve la sanction de l’erreur.» ( Droit international
public, Paris, Sirey, t. 1, 1970, n o 125, p. 146-147.)
Aussi, la rectification ou la modification du traité ont-elles été, de l’avis de
certains auteurs, préférées à l’annulation (M. Thierry, J. Combacau, S. Sur et
C. Vallée, Droit international public , Paris, éd. Montchrestien, 1975, p. 96).
Cette analyse est confirmée par exemple dans la pratique de l’Etat indépendant
du Congo avec ses voisins.
Ainsi, la convention du 5 février 1885 entre la France et l’association interna-
tionale du Congo avait opéré une confusion entre le fleuve Oubangi et le fleuve
Lincona-Nkundja. Après avoir un instant penché vers la solution arbitrale, les
Parties se mirent d’accord par un traité: le protocole du 29 avril 1887 ( Bulletin
officiel, 1888, p. 242).
De la même façon, la convention du 25 mai 1891 entre le Portugal et l’Etat indé-
pendant du Congo faisait référence en son article premier, 3) et 4), à un affluent du
Kasai prenant sa source dans le lac Dilolo. Les deux gouvernements ayant constaté
l’inexistence d’un tel affluent, une nouvelle négociation eut lieu qui consacra un
nouvel accord par un échange de lettres des 30 avril 1910 et 2 juin 1910.
De la même façon encore, une erreur grossière sur une carte entraîna la renégo-
ciation entre l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la Belgique, à propos des fron-
tières du Congo (convention du 11 août 1910). Là encore, les Parties ont préféré
renégocier directement que de recourir à l’arbitrage (voir rapport de la commis-
sion des affaires étrangères à la réunion du 19 mai 1911, Documents parlemen-
taires belges , Sénat, session de 1910-1911, n o55, p. 24).
Selon d’autres auteurs:
«L’effet de l’erreur ... était bien de la non-validité du traité puisque l’une
et l’autre (Parties) ont décidé d’un commun accord de rectifier cette erreur.»
(Nguyen Quoc Dinh, Droit international public , Paris, LGDJ, 1975, p. 193.)
Dans ce cas, la non-validité du traité confine même à l’inexistence de l’acte en
l’absence d’un accord, faute de volontés communes et déterminables.
Dans l’affaire du Temple de Préah Vihéar , la Cour n’a rien invalidé parce que
l’erreur n’était pas de nature à vicier le consentement (Nguyen Quoc Dinh, eod. loco.).
5.20. Ainsi, la jurisprudence internationale, nécessairement sommaire en la
matière, apparaît-elle particulièrement prudente. Compte tenu des précautions dont
sont entourées les relations internationales, les risques d’erreur même de fait sont
très réduits. Aussi préfère-t-on sauver ce qui peut l’être en interprétant de façon
restrictive l’application de la sanction radicale: l’annulation dont, par ailleurs, le
régime était, jusqu’à l’époque contemporaine, incertain dans le cadre consensuel du
droit international.
Mais, il eût été paradoxal qu’un acte juridique fondé sur des motifs de fait maté-
riellement erronés et inexacts fût considéré comme valide en droit. C’est pourquoi
l’erreur portant sur un élément substantiel constitue une cause d’annulation d’une
convention.
5.21. Dans ces conditions, malgré leur différence, les deux ordres juridiques tant
interne qu’international, ne divergent pas fondamentalement quant à leurs
exigences et à leur solution. La novation des limites territoriales du Soudan fran-
çais et de la Haute-Volta en frontières internationales du Mali et du Burkina Faso[69-71] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 319
exclut, dès lors, toute confirmation internationale de plein droit d’un acte déjà nul
en droit interne.
Aussi, en ce qui concerne le mont N’Gouma, le Burkina Faso n’est-il fondé à
se prévaloir avec succès de l’arrêté de 1927.
B. L A LETTRE 191CM2 DU 19 FÉVRIER 1935
5.22. Cette lettre que le Burkina Faso présente comme de portée inférieure par
rapport à l’arrêté de 1927, a, d’après lui, une «réelle valeur probante» (mémoire
du Burkina Faso, p. 110, par. 26) car elle décrirait «les limites existantes», en 1935
s’entend (mémoire du Burkina Faso, p. 110, par. 27). Ainsi, le texte serait «l’ex-
pression authentique par l’autorité compétente à l’époque de sa conviction quant au
tracé de délimitation» (mémoire du Burkina Faso, p. 173, par. 36). Comme le
reconnaît pourtant le Burkina Faso, la lettre n’a pas «l’autorité formelle d’un acte
administratif en bonne et due forme» (eod. loco.) .
A l’examen, en fait, la lettre envisagée n’est qu’un acte préparatoire à un projet
de décision administrative de délimitation entre le Soudan français et le Niger.
Dans ces conditions, aucun effet de droit n’est attaché de prime abord au contenu
de la lettre.
Mais, à défaut de valeur juridique, la lettre peut-elle être l’expression de la
conviction quant au tracé de délimitation? Nous ne le pensons pas.
a) Ration temporis , d’abord, on doit souligner que compte tenu du système
rigide de datation retenu par le Burkina Faso qui considère comme suspect tout
acte ou fait survenu entre 1932 et 1947, la présente lettre décrirait logiquement la
limite entre le Soudan français et le Niger en 1935. Rien dans la construction du
Burkina Faso n’établit l’identité des limites entre le Soudan français et la Haute-
Volta en 1932 avec celles du Niger et du Soudan français en 1935.
5.24. b) Contrairement aux conclusions du Burkina Faso, l’analyse littérale des
dispositions contenues dans la lettre ne permet pas de conclure à sa valeur
probante.
5.25. 1) En parlant de valeur de fait de la limite entre le Soudan et le Niger, la
lettre constate en réalité l’absence d’une limite légale entre les deux colonies. Or,
ainsi que le Mali et le Burkina Faso l’ont montré dans leur mémoire, la délimita-
tion de circonscriptions territoriales est une matière dont l’exercice de la compé-
tence est régi de façon non équivoque. C’est l’acte administratif de création d’une
entité territoriale qui en définit les limites. La délimitation territoriale relève dès
lors de la création juridique, de la manifestation de volonté des autorités compé-
tentes et non d’une création ex-nihilo.
5.26. 2) Lorsque le gouverneur général de l’AOF affirme qu’il apparaît néces-
saire de fixer par un texte la limite dont il s’agit, rien n’établit que l’autorité
compétente se soit engagée:
— à ce que la ligne proposée soit ligne de fait d’une manière définitive; et
— à ce que ne soit prise en considération que la limite qu’il aurait décrite ou
décidée.
En tout état de cause, la limite ne sera-t-elle de droit qu’après édiction de l’acte
administratif de délimitation.
Dans l’exercice de sa compétence, le gouverneur général définit les éléments
substantiels à incorporer dans la décision réglementaire. Il ne saurait se lier par des
avis des chefs de colonies ou autres organes si la loi ne le prévoit pas expressé-
ment. En conséquence, à défaut de sanction administrative par le biais de la déci-320 DIFFÉREND FRONTALIER [71-73]
sion unilatérale, le fait décrit par la lettre n’est pas nécessairement un fait à prendre
en compte en droit.
5.27. 3) Enfin, la lettre parle du «projet»: l’idée même de projet semble
exclure des mesures rétroactives car le projet est constitué par un travail et une
rédaction préparatoire décrivant ce qu’on pense faire ou atteindre.
C’est la raison pour laquelle, il apparaît difficile de considérer cette lettre comme
ayant une valeur descriptive probante.
5.28. Peut-on alors toutefois, considérer qu’au fond, en raison de sa précision
et de ses références géographiques et astronomiques, la lettre constitue la descrip-
tion géographique de la limite comme le prétend le Burkina Faso (mémoire du
Burkina Faso, p. 110, par. 27)?
Le Mali a déjà exposé dans son mémoire ses observations d’ordre technique sur
la valeur technique des cartes qui ont servi de base à l’énumération topographique
effective (mémoire du Mali, vol. II, p. 206-211). Or, il s’avère que ces cartes
contiennent des renseignements toponymiques et topographiques des plus fantai-
sistes, ainsi que le reconnaissent d’ailleurs l’IGN et les auteurs (D/21, D/136, et.;
voir chapitre suivant).
Dans ces conditions, quelle valeur probante ou de description peut-on attribuer à
des mesures prises sur la foi de renseignements soit erronés, soit fantaisistes? La
description, dès lors, ne couvre qu’une représentation imaginaire et des plus irréa-
listes. Aussi, les chefs de circonscriptions ne pouvaient-ils pas réagir à bon escient:
— d’une part, la lettre parlait de points et de références qui n’existaient pas sur
le terrain et que ne pouvaient qu’ignorer les administrateurs locaux;
— d’autre part, le silence était sans portée puisque le pouvoir du gouverneur
général demeurait discrétionnaire et sans appel.
5.29. Les notes des postes prouvent qu’à l’époque la réponse donnée par le lieu-
tenant-gouverneur du Soudan, par sa lettre A. 1068 du 3 juin 1935 (doc. D/36),
ne constitue nullement une acceptation par les postes de la limite proposée dans
la lettre 191CM2 du 19 février 1935 (doc. D/32 et D/33) et ne peut nullement
avoir la portée que lui donne le Burkina Faso (mémoire du Burkina Faso, p. 111,
par. 28).
On se souviendra que le lieutenant-gouverneur p.i. du Soudan fit parvenir aux
cercles soudanais intéressés copie de la lettre du gouverneur général de l’AOF en
leur demandant leur avis.
Le cercle de Mopti répondit qu’il fallait tenir compte de la mare de Kébanaire,
le cercle de Gao contesta très généralement la carte et demanda un nouveau levé.
Ce n’est apparemment que le 8 juillet 1935 (doc. D/155) que le commandant de
cercle de Gourma-Rharous fit part au gouverneur du Soudan: «qu’il n’existe au
cercle de Rharous aucune carte ou croquis donnant des indications sur les limites
de circonscriptions», et que: «par ce même courrier (il) demande aux cercles
voisins d’avoir l’obligeance de (lui) indiquer ces limites».
Relancé le 16 octobre 1935 par le gouverneur du Soudan (doc. D/162) le
commandant du cercle de Gourma-Rharous répond le 18 octobre en envoyant la
description des limites du cercle et une carte du cercle au 1/500000 (ces documents
n’ont pas été retrouvés) et ajoute, ce qui est particulièrement symptomatique:
«Tiens à vous rendre compte que n’ayant trouvé dans archives aucun
renseignement sur limites cercle, que cartes et itinéraires envoyés dernière-
ment par chef-lieu ne donnent aucune indication ce sujet, ai été obligé attendre
réponses cercles et circonscriptions voisines avant pouvoir établir carte.»
(Doc. D/163.)[73-76] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 321
5.30. Le commandant de cercle de Mopti, amené à préciser lors de la prépara-
tion de l’AG 2728 les limites du cercle de Mopti, sera amené le 9 août 1935 à faire
savoir qu’il ne possède pas la carte Hombori au 1/500000 et la demandera pour y
reporter le tracé des limites de son cercle (doc. D/158). Après avoir reçu la carte,
o
il précisera dans sa réponse n 1441 du 20 septembre 1935:
«Honneur vous retourner sous pli séparé les feuilles Mopti et Hombori sur
lesquel(les) a été tracé au crayon bleu les limites des subdivisions du cercle
mentionnées sur le projet d’arrêté ci-joint.
Ce tracé est très approximatif car ces cartes établies depuis plus de quinze
ans présentent des lacunes et beaucoup d’inexactitudes.» (Doc. D/160.)
Ce point de vue sera répercuté à Dakar le 1 eroctobre (doc. D/161).
5.31. L’ensemble de ces notes conduit à divers ordres de constatations:
1) Contrairement à ce que soutient le Burkina Faso, la frontière, au moins dans
le secteur de Rharous, n’est pas du tout certaine puisqu’en 1935 ce cercle ne trouve
à ce propos rien dans ses archives et doit demander leur avis aux cercles voisins.
Dans ce secteur, la frontière n’a ni valeur de certitude, ni valeur d’évidence. Mais
ceci est vrai pour le reste de la frontière aussi. Dans sa lettre du 27 août 1935
(D/159), l’administrateur en chef Eboué écrit à Dakar:
«Je vous serais ... reconnaissant de bien vouloir me faire parvenir en double
exemplaire la feuille Mopti-Hombori de la carte au 1/500000 ainsi que les
feuilles de cette même carte se rapportant aux cercles de Gourma-Rharous et
de Gao au sujet desquels les bureaux du chef-lieu ne possèdent que des rensei-
gnements cartographiques rudimentaires.»
2) Elle n’a pas non plus valeur de fait, pour reprendre l’expression du gouver-
neur général, puisqu’on ne parvient pas à établir quel est ce fait.
3) Le silence de Gourma-Rharous avant que le lieutenant-gouverneur du Soudan
ne réponde (le 3 juin 1935) s’explique, non par un acquiescement sur la valeur de
fait de la ligne proposée, mais par la méconnaissance de la ligne par le comman-
dant de cercle.
4) Ce silence du cercle de Gourma-Rharous est, aujourd’hui on le sait, d’autant
plus compréhensible que les indications de lieux données par la note 191CM2 du
19 février 1935 et le concernant sont fausses car ces monts n’existent pas en
réalité. Ils n’existaient que sur la feuille Hombori (1925) au 1/500000.
La description aurait-elle été acceptée, le commandant de cercle de Gourma-
Rharous aurait ainsi prouvé qu’il ne connaissait pas les limites de sa circonscrip-
tion en acceptant des toponymes et des indications orographiques n’existant pas
en réalité.
5) Ainsi est confirmée de toute part sur la ligne de Mopti à Gao, non seulement
par les scientifiques de l’IGN mais encore par les administrateurs sur place, les
lacunes et les inexactitudes de la carte au 1/500000, feuilles Hombori et Ansongo
de 1925.
5.32. On peut conclure de tout ceci que l’attribution d’une valeur de descrip-
tion à la lettre 191CM2 est discutable au plus haut point, que ladite lettre ne fut
qu’un élément préparatoire à l’élaboration d’un projet définitivement avorté et
qu’elle ne fut nullement acceptée par le Soudan, même au titre de constatation du
fait. Elle ne saurait en aucune façon valoir titre-instrument.322 DIFFÉREND FRONTALIER [76-78]
C. L’ARRÊTÉ GÉNÉRAL 2728 DU 27 NOVEMBRE 1935
5.33. L’arrêté général 2728 du gouverneur général de l’Afrique occidentale fran-
çaise en date du 27 novembre 1935 est une des dispositions législatives et régle-
mentaires régissant la délimitation du Soudan français.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, le Burkina Faso considère l’arrêté
général 2728 comme indiquant un des tracés possibles de la frontière (mémoire
du Burkina Faso, p. 160, par. 2) tout en le repoussant.
La tentative du Burkina Faso d’exclure du débat le seul texte réglementaire
couvrant une partie substantielle de la frontière contestée sera examinée ci-dessous
sous trois aspects: l’analyse de l’arrêté général 2728 (par. 1), sa validité (par. 2)
et le comportement des parties à son égard postérieurement à l’indépendance
(par. 3).
Par. 1. Analyse de l’arrêté général 2728
5.34. L’arrêté général 2728/AP du 27 novembre 1935 (doc. B/45) est l’acte juri-
dique sur lequel se fondent les revendications maliennes relatives aux villages de
Yoro, Dioulouna, Oukoulourou, Agoulourou, Koubo et la mare de Kétiouaire. Il fut
publié au Journal officiel de l’AOF du 14 décembre 1935 (p. 1013-1014). Son
importance dans le présent débat justifie l’examen des aspects formels et maté-
riels dudit acte.
1. Aspects formels de l’arrêté général 2728
a) Sur le plan organique, cet arrêté général est un acte administratif du gouver-
neur général de l’AOF.
Ainsi qu’il a été exposé dans le mémoire, pendant la période coloniale, la
compétence en matière de délimitation territoriale des collectivités territoriales et
des différents territoires et subdivisions relevait des attributions exclusives des
autorités françaises.
Aux termes des dispositions combinées des décrets:
er
— du 1 octobre 1902;
— du 18 octobre 1904;
— du 30 mars 1925;
portant tous sur la réorganisation du gouvernement général de l’AOF:
«Le gouverneur général détermine en conseil de gouvernement et sur le
rapport des lieutenants-gouverneurs intéressés, les circonscriptions adminis-
tratives dans chacun des territoires et colonies de l’Afrique occidentale fran-
çaise.»
Par ailleurs, afin de clarifier le domaine des attributions respectives des diffé-
rents chefs de territoire, la circulaire n 114/C du 3 novembre 1912 interpréta les
attributions respectives des gouverneurs de colonie et du gouverneur général. Ce
dernier, par arrêté pris en conseil de gouvernement, a compétence pour procéder à
la création d’un cercle et par voie de conséquence pour en fixer l’étendue globale
et le chef-lieu.
C’est donc dans l’exercice des attributions immédiatement rappelées que le
gouverneur général de l’époque, M. Boisson, édicta l’arrêté général 2728, objet de
notre présente discussion.
5.36. Sur le plan purement organique, les visas du texte rappellent, de façon
opportune, l’accomplissement des formalités substantielles requises pour la régu-
larité de l’acte:[78-80] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 323
— le rapport du lieutenant-gouverneur du Soudan français;
— la délibération préalable du conseil du gouvernement de l’Afrique occidentale
française.
Le caractère d’ordre public de la répartition des compétences dans le droit admi-
nistratif français applicable en 1935 confère au gouverneur général de l’AOF l’ex-
clusivité de la compétence pour les matières afférant à la création et à la délimita-
tion des cercles à l’intérieur d’une colonie déterminée. Il en résulte dès lors qu’est
en la matière inopérante toute discussion fondée sur la hiérarchie organique des
dispositions législatives ou réglementaires: lois, décrets, arrêtés ministériels. Ainsi,
l’affirmation du Burkina Faso selon laquelle: «la loi française (de 1947) avait une
valeur supérieure à celle d’un décret et, à fortiori, à celle d’un arrêté général.»
(Mémoire du Burkina Faso, p. 112, par. 32), manque totalement de base juridique
au regard du droit public français. Cette vision simpliste de la hiérarchie des actes
juridiques, calquée d’ailleurs sur celle des autorités administratives et aboutissant
à l’idée selon laquelle les actes des autorités inférieures doivent être nécessaire-
ment conformes aux décisions des autorités supérieures, doit être contestée et
précisée dans sa portée. Dans un système de subordination pure et simple où les
liens sont purement hiérarchiques, l’autorité supérieure a le droit, sinon le devoir,
de réformer ou d’annuler les décisions de l’inférieur en contradiction avec ses
propres actes, ou au moins l’obligation de les examiner sans pouvoir se retrancher
derrière une liberté de décision du subordonné (CE, 30 juin 1950, Queralt, Recueil ,
p. 413):
«Mais l’autorité supérieure, si elle a le droit d’annuler ou de réformer, ne
peut se substituer de plano à l’autorité inférieure pour prendre une mesure
qui revient à celle-ci aux termes de la loi et des règlements.» (G. Vedel, Droit
administratif, Paris, PUF, coll. Thémis, 1961, p. 199.)
5.37. Dans le présent différend, la supériorité de la loi formelle de 1947 sur un
arrêté général du gouverneur général ne peut être discutée à bon droit, mais l’ab-
sence de portée de cette supériorité qui impliquerait de plano l’abrogation tacite de
l’arrêté général sera démontrée au moment de l’examen de la permanence de la
validité au fond de l’arrêté général 2728 nonobstant la promulgation de la loi de
1947 rétablissant la Haute-Volta dans ses frontières de 1932 .
Les conditions organiques de la régularité établie, la validité de l’arrêté général
2728 ne peut être discutée au besoin que d’une façon intrinsèque, ou sur la base
d’autres considérations, notamment de temps.
5.38. b) Ratione temporis , l’arrêté général 2728 porte la date du 27 novembre
1935. Rappeler que l’acte en question est intervenu après la promulgation et l’en-
trée en vigueur du décret du 5 septembre 1932 portant suppression de la colonie de
la Haute-Volta et répartition de son territoire entre les colonies du Niger, du Soudan
français et de la Côte d’Ivoire est une vérité élémentaire.
Le rapprochement des dates du décret de 1932 et de l’arrêté général 2728
permet, prima facie, d’établir la constatation suivante: l’arrêté général ne concerne
que la délimitation du cercle de Mopti de la colonie du Soudan français. Le texte,
d’ailleurs, est annoncé par l’article 2 de l’arrêté 2862/AP du 15 décembre 1934
portant suppression des cercles de Satadougou, Baniko, Bandiagara (Soudan fran-
çais) (doc. B/42). L’article 2, en effet, dispose que les limites d’ensemble des cercles
de Bafoulabé, Bamako et Mopti sont précisées ultérieurement par arrêté général.
5.39. A propos du cercle de Mopti, spécialement, l’arrêté général 2728 vient
s’ajouter en les adaptant à l’ensemble des dispositions réglementaires antérieures
déterminant la consistance et les limites dudit cercle: les arrêtés généraux du
16 novembre 1923 et du 5 décembre 1925 portant modification territoriale du324 DIFFÉREND FRONTALIER [80-82]
cercle de Mopti, visés expressément au préambule de l’arrêté 2862 du 15 décembre
1934 (doc. B/42).
5.40. c) Enfin, sur le plan formel, une mention doit être faite des visas ou des
fondements de droit auxquels l’autorité compétente se réfère expressément pour
édicter son acte.
De manière explicite, le texte des visas de l’arrêté 2728 se réfère:
— aux dispositions générales afférentes à la compétence d’attribution du gouver-
neur général de l’AOF en matière de création et de délimitation des territoires;
— aux différents actes administratifs relatifs aux mutations territoriales ayant anté-
rieurement affecté les cercles de Bafoulabé, de Bamako et notamment de Mopti.
En revanche, et cela est capital, aucune référence n’est faite au décret de 1932
portant suppression de la Haute-Volta.
5.41. Prima facie , on est alors amené à la conclusion selon laquelle l’arrêté
général 2728 est autonome par rapport à l’acte de suppression de la colonie de la
Haute-Volta. Aucune relation de cause à effet, sur le plan juridique, ne saurait être
établie entre ces deux dispositions réglementaires.
C’est en vain que le Burkina Faso essaie de conférer un caractère inéluctable à
une conclusion purement formelle, d’ailleurs critiquable au regard du droit admi-
nistratif français, fondée sur une simple succession temporelle des actes.
5.42. En contentieux administratif français, une omission dans les visas des
textes en vertu desquels une décision intervient est sans influence sur la validité
et la régularité de la décision. La jurisprudence est constante en la matière et va
jusqu’à confirmer la validité des actes ne mentionnant pas dans les visas le respect
des conditions préalables essentielles, telles que la consultation obligatoire d’or-
ganisme prévus par la loi (R. Odent, op. cit., p. 1140-1141).
Dans ces conditions, s’il fallait estimer que l’arrêté 2728 promulgué postérieu-
rement au décret de 1932 aurait dû viser ce dernier, il n’en reste pas moins vrai
que, d’une part, l’omission formelle ne saurait être discutée et que, d’autre part,
l’omission de toute référence au décret du 5 septembre 1932 ne peut que poser
problème dans les rapports entre les deux dispositions réglementaires.
Le caractère peu formaliste du droit administratif en ce sens qu’il contient très
peu de règles régissant impérativement la forme extérieure des décisions, hormis la
question de la répartition des compétences entre les différentes autorités, impose
l’examen au fond dudit arrêté général 2728 pour que puisse en être déterminée la
portée exacte.
2. Aspects matériels de l’arrêté général 2728
5.43. Au fond, ainsi que l’a annoncé l’article 2 de l’arrêté 2862 précité, l’arrêté
général 2728 détermine les limites d’ensemble des cercles de Bafoulabé, Bamako
et Mopti. Seules les limites de Mopti feront l’objet de recherches et de réflexion
dans ce point du sous-paragraphe.
a) Contenu de l’arrêté général 2728 concernant le cercle de Mopti:
5.44. L’article premier de l’arrêté dispose expressément dans son troisième
point:
«3) Cercle de Mopti
..........................................
A l’est de ce dernier point (10 kilomètres au sud-est de Kare), une ligne
méridienne rejoignant au nord le parallèle 13°30 ′, puis une ligne sensiblement
nord-est, laissant au cercle de Mopti les villages de Yoro, Dioulouna, Oukou-[82-84] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 325
lou, Agoulourou, Koubo, passant au sud de la mare de Toussougou pour
aboutir en un point situé à l’est de la mare de Kétiouaire.»
Par ailleurs, l’article premier du même arrêté annonce l’existence de «cartes
annexées» à valeur probatoire.
5.45. Avant toute discussion de fond, il faut rappeler que la carte prévue n’a pu
être retrouvée, ce qui rend difficile l’interprétation cartographique des dispositions
de l’arrêté.
5.46. Litteris verbis , le recours au verbe «laisser» donne une idée de marche
avec partage et distribution; ainsi, laisser signifie laisser afin de ne pas prendre.
L’arrêté 2728 dès lors n’affecte en rien la composition du territoire du cercle de
Mopti, et le mot laisser ne peut vouloir dire que le maintien à Mopti de ce qui lui
appartenait auparavant.
En d’autres termes, les villages de Yoro, Dioulouna, Agoulourou, Oukoulourou
et Koubo restent au cercle de Mopti.
En parlant dès lors de «détachement» des villages, le Burkina Faso non seule-
ment commet un contresens grave mais encore procède par pure affirmation
puisque sa proposition n’aurait de sens que si le Burkina Faso pouvait rapporter
la preuve du caractère voltaïque de ces villages avant 1935, ce que le Burkina Faso
omet de faire et pour cause.
5.47. b) Nature juridique du maintien dans le cercle de Mopti, des villages de
Yoro, Dioulouna, Oukoulourou, Agoulourou, Koubo:
En l’absence de preuve d’un quelconque «détachement», force est de rechercher
la nature confirmative de ce maintien mentionné par l’arrêté général 2728. Comme
cette prescription a une portée confirmative de situation juridique antérieure, l’ar-
rêté ne fait que constater un statu quo ante . Ces villages ont toujours constitué des
subdivisions internes du cercle de Mopti: autrement l’arrêté 2728 aurait édicté des
dispositions nouvelles créatrices de nouvelles situations juridiques: les villages ne
seraient soudanais qu’après l’entrée en vigueur de l’arrêté général en question, ce
qui est contraire à l’idée de «laisser».
5.48. Le deuxième paragraphe de l’article 2 du décret du 5 septembre 1932
indique les circonscriptions de la Haute-Volta rattachées au Soudan français. Il
s’agit:
— du cercle de Ouahigouya;
— du canton d’Aribinda du cercle de Dori;
— de la partie du cercle de Dédougou située sur la rive gauche de la Volta Noire.
Les mesures de répartition ayant été définies par le décret de 1932 portant
suppression de la Haute-Volta, le gouverneur général de l’AOF a aménagé en détail
l’organisation des territoires de la colonie de la Haute-Volta rattachée au Soudan
dans l’arrêté 2743/AP du 17 novembre 1932 (doc. B/40) et l’arrêté 2866/AP du
16 décembre 1933 (doc. B/41).
Ces deux actes réglementaires et notamment le second, énumèrent donc les
circonscriptions voltaïques devenues soudanaises entre 1932 et 1947 et récupérées
par la Haute-Volta en 1947 au moment de sa reconstitution.
L’exégèse des dispositions de ces textes permet de conclure à l’absence de mention
ou de référence auxdits villages, ce qui exclut inéluctablement tout caractère voltaïque
à ces villages au moment de la suppression de la colonie de la Haute-Volta en 1932.
5.49. Pour contester le caractère malien de ces villages, le Burkina Faso fait le
procès de la politique coloniale en matière de division territoriale et invoque aussi
bien l’idée de «chambardement administratif» que celle de «l’incessant jeu de326 DIFFÉREND FRONTALIER [84-86]
domino» (mémoire du Burkina Faso, p. 166, par. 17). Ainsi, la France a procédé,
par l’arrêté général 2728, à une profonde mutation territoriale.
Mais pour qu’il en fût ainsi, il fallait d’abord rapporter la preuve du caractère
voltaïque des villages laissés au cercle de Mopti, division territoriale fondamenta-
lement soudanaise. A cette fin, le Burkina Faso a prétendu soutenir le caractère
voltaïque de ces villages en raison de la subdivision de Djibo en Haute-Volta. Si
l’appartenance du canton de Baraboulé à la division de Djibo résulte de l’arrêté
o
général n 131/AP du 11 janvier 1949 (2), l’appartenance des villages de Diou-
louna, Oukoulou, Agoulourou, Koubo au canton de Baraboulé n’est établie ni en
droit, ni en fait .
5.50. En revanche, l’appartenance au Soudan de ces villages se fonde sur leur
appartenance aux cantons de Mondoro pour Dioulouna et de Hombori pour Koubo,
bien avant la suppression de la Haute-Volta. En effet, l’arrêté général du
5 décembre 1925 portant suppression du cercle de Hombori (doc. B/32) rattache les
cantons de Mondoro et de Hombori au cercle de Bandiagara; ce dernier lui-même
a été supprimé par l’arrêté 2862 précité pour être rattaché au cercle de Mopti. En
l’absence de règles positives régissant la constitution en cantons de plusieurs
villages, l’effectivité de droit des cantons ne peut être constatée que par la mention
au répertoire des villages. La circulaire en date du 7 juin 1917, relative à l’éta-
blissement des répertoires stipule que:
«Le répertoire des villages de l’Afrique occidentale française ... indiquera
pour chacun d’eux la subdivision, le cercle et la colonie dont il dépend ...
(les listes), dans lesquelles les villages seront regroupés alphabétiquement par
subdivision, devront indiquer d’une manière très lisible l’orthographe...
Le nom du canton dont fait partie le village devra figurer, entre parenthèses,
à la suite du nom du village. Ainsi, bien que ces répertoires n’aient pas une
portée juridique en eux-mêmes, ils traduisent l’expression et l’interprétation
du droit positif tel que doit le respecter l’administration tant territoriale que
spécialisée.»
Pour s’en tenir à la période antérieure à 1932, on consultera notamment les états
nominatifs de cantons et villages pour 1904 (doc. D/6), pour 1923 (doc. D/16) et
pour 1927 (doc. D/23 et D/24).
Aussi, peut-on alors conclure au caractère soudanais des villages en question,
indépendamment de l’arrêté 2728 qui n’a fait que constater à leur sujet un état de
droit statu quo ante .
5.51. Rien dans les documents préparatoires de l’arrêté général 2728 n’infirme
ce qui précède (voir les documents D/152, D/153, D/154, D/156, D/157, D/158,
D/159, D/160, D/161, D/164).
5.52. En conclusion, l’arrêté général 2728 intrinsèquement est un titre juridique
autonome relatif à l’organisation administrative territoriale du Soudan français.
Ce titre, limité dans son objet à la seule colonie du Soudan, est en définitive un
acte complexe car il synthétise en une seule disposition l’ensemble des différents
actes régissant la matière, aussi ne fait-il que confirmer les limites traditionnelles,
antérieurement consacrées par des actes juridiques réguliers et observées par la
pratique administrative territoriale.
Toute simplification par réduction linéaire en un seul terme de l’objet de l’ar-
rêté général 2728 méconnaît, dès lors, non seulement la lettre du règlement mais
également les indications réelles de l’auteur qui, dans l’exercice de ses compé-
tences exclusives d’attribution, jouit d’un large pouvoir discrétionnaire insuscep-
tible de contestation.[87-89] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 327
Par. 2. De la validité de l’arrêté général 2728
5.53. Pris le 27 novembre 1935, postérieurement donc au décret du 5 septembre
1932 portant suppression de la Haute-Volta, l’arrêté général 2728 a-t-il été rendu
caduc de plein droit, lors de la promulgation de la loi du 4 septembre 1947 qui a
recréé la Haute-Volta et l’a établie dans ses limites du 5 septembre 1932? La sous-
commission juridique de la commission de médiation de l’OUA pour le règlement
du différend frontalier en Haute-Volta et le Mali a cru pouvoir répondre par l’af-
firmative dans son rapport fait à Lomé le 14 juin 1975.
5.54. Le mémoire du Burkina Faso reprend purement et simplement la thèse de
la commission de médiation de l’OUA en la renforçant à coup de références doctri-
nales, tirées principalement du droit civil. M. Vedel, pourtant, ne mentionne pas
l’hypothèse de l’abrogation tacite dans la deuxième édition (1961) de son Manuel
de droit administratif précité.
A vrai dire, le problème de la validité de l’arrêté général 2728 est plus complexe
à résoudre que ne le laisse supposer la thèse du Burkina Faso. A l’analyse en effet,
la position de la sous-commission de l’OUA ainsi que la thèse de la caducité de
plano de l’arrêté 2728 sont critiquables au regard du droit administratif français,
seul applicable à l’espèce.
Mais, dans la mesure où le rapport de la sous-commission apparaît plus complet
que le mémoire lui-même sur cette question de validité d’un acte juridique, il est
préférable de se référer à ce document pour examiner la validité de cet acte régle-
mentaire de délimitation.
1. Les conclusions de la sous-commission juridique sur la survivance de l’arrêté
général 2728 du 27 novembre 1935 (rapport, doc. A/25, p. 10-11)
5.55. A la question «l’arrêté n o 2728 du 27 novembre 1935 subsiste-t-il?» après
la promulgation de la loi du 4 septembre 1947, la sous-commission a abouti à la
conclusion que cet arrêté a été implicitement abrogé par la loi de 1947. Les quatre
villages sont actuellement inclus dans le territoire de la Haute-Volta et la preuve
n’a pas été apportée qu’ils faisaient partie du Soudan français avant la création ou
la suppression de la Haute-Volta... La sous-commission a acquis l’intime convic-
tion que ces quatre villages appartenaient jusqu’en 1935 au cercle de Ouahigouya.
Le mémoire du Burkina Faso renchérit d’ailleurs en affirmant de façon péremptoire
«...du fait de la volonté du législateur français, l’arrêté du 27 novembre 1935 est
abrogé...» (mémoire du Burkina Faso, p. 113, par. 34).
5.56. a) La méthode retenue par la sous-commission apparaît trop imprégnée des
techniques du droit pénal pour que la conclusion à laquelle ont abouti les travaux soit
considérée comme valide. Sur le plan de la pure technique juridique, il est assez sur-
prenant que dans la structure du rapport la conclusion précède la démonstration. Cette
démarche intellectuelle semble improvisée. En effet, la conclusion ne peut résulter
que de la confrontation et de la discussion des thèses, arguments et propositions avan-
cés par chaque Partie litigante. Techniquement, rien ne permet d’interdire l’assimila-
tion de ce que le rapport appelle conclusion à l’hypothèse de base sur laquelle se fon-
dent l’analyse et les positions de la sous-commission. La structure de la pensée de la
sous-commission est d’ailleurs fort significative. A aucun moment, n’est discutée la
valeur juridique de chaque titre avancé par les différentes Parties, tandis qu’aucune
confrontation des titres n’est réalisée.
Le recours à l’intime conviction par la sous-commission dans un domaine où elle
aurait dû avoir recours au raisonnement et à la démonstration, aboutit à laisser une
trop grande part à la subjectivité de l’autorité appelée à statuer qui ainsi peut se328 DIFFÉREND FRONTALIER [89-91]
prononcer sans motiver ses recommandations. Il en résulte une très grande incer-
titude quant à la validité intrinsèque de la conclusion finale.
5.57. b) L’objet de l’intime conviction de la sous-commission doit également
être discuté compte tenu de la démarche retenue. En effet, la sous-commission
déclare que les «quatre villages appartenaient jusqu’en 1935 au cercle de Ouahi-
gouya». Or, pour qu’une intime conviction soit fondée, des preuves évidentes
doivent, au préalable, être produites pour que l’esprit acquiesce, alors que, dans
ce cas précis, la sous-commission justifie son intime conviction de façon plus que
surprenante: d’une part, «aucun texte ne peut être produit pour prouver le fait»,
d’autre part, «la seule ressource est de se reporter aux cartes même si elles sont
peu précises». Comment acquérir dès lors une conviction intime sur des éléments
aussi fragiles si ce n’est par voie d’affirmation péremptoire?
Dans ces conditions, pour de simples raisons méthodologiques, la validité de la
conclusion de la sous-commission juridique de la commission de médiation selon
laquelle l’arrêté 2728 a été implicitement abrogé manque de fondement pour que
la conclusion puisse être retenue valablement.
5.58. c) Enfin, pour erreur de droit, c’est-à-dire de règle applicable, la conclu-
sion de la sous-commission juridique ne peut être retenue comme base juridique de
solution au litige. Expressément, le texte du rapport affirme d’emblée que les
«quatre villages sont actuellement inclus dans le territoire de la Haute-Volta...».
L’utilisation de l’adverbe «actuellement» permet de déterminer la période critique
retenue par la sous-commission, en l’occurrence la date de la tenue de la réunion
de la sous-commission, c’est-à-dire, juin 1975; la référence à l’absence de preuve
du rattachement de ces villages au Soudan français en revanche n’est qu’une
simple proposition incidente servant à justifier la principale: le rattachement actuel
de ces villages à la Haute-Volta.
Cette proposition de la sous-commission juridique est fondamentalement inac-
ceptable car elle postule ce qui doit être prouvé; elle occulte l’objet même du
litige: la cause du différend résulte de ce que la Haute-Volta souhaite que ces
villages soient inclus dans son territoire. La tâche de la sous-commission était de
dire si, en 1932, ces quatre villages relevaient de la Haute-Volta mais non de partir
de leur situation en 1975 qui est justement contestée. Le choix de 1975 comme
date critique, et non 1932, constitue sans aucun doute une erreur de droit, une
méconnaissance des dispositions littérales de la loi du 5 septembre 1947 et du prin-
cipe du respect de l’intangibilité des frontières léguées par la colonisation, base
juridique du règlement du différend.
o
2. Validité de l’arrêté général n 2728 tirée des effets de l’abrogation d’un acte
juridique sur les dispositions subséquentes
5.59. Au fond, le problème de la validité de l’arrêté général 2728 est lié, d’une
part, au fait que l’arrêté a été pris postérieurement au décret de 1932 portant
suppression de la Haute-Volta et, d’autre part, à la promulgation de la loi du
4 septembre 1947 rétablissant la Haute-Volta dans ses limites de 1932. Disposi-
tion postérieure à 1932, sans que le caractère subséquent soit établi dans son objet,
l’arrêté 2728 survit-il à la loi de 1947?
a) Absence d’abrogation expresse de l’arrêté général 2728
5.60. En principe, un acte administratif reste valide jusqu’à l’entrée en vigueur
d’un texte l’abrogeant ou le modifiant. Ce nouveau texte, en vertu du principe du
parallélisme des formes, doit être de même nature que le texte abrogé ou de nature[91-93] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 329
supérieure (J. M. Auby, L’abrogation des actes administratifs , AJDA, 1967,
p. 131). Or, dans le cas présent, aucun acte n’a abrogé, ni en 1947, ni postérieure-
ment à cette date de façon tant «explicite» qu’«implicite», l’arrêté général 2728.
Seul le décret de 1932 a été abrogé par une loi et ce, par le jeu des nouvelles dispo-
sitions constitutionnelles françaises de 1946.
Ainsi, de façon indiscutée, on ne peut rapporter la preuve de l’abrogation de l’ar-
rêté général 2728.
b) Les limites de l’abrogation du plein droit des actes administratifs
5.61. L’abrogation d’un acte administratif signifie anéantissement pour l’avenir
d’une mesure juridique par un acte explicitement ou implicitement contraire et ce,
par application du principe de la symétrie des compétences combiné avec les règles
de la hiérarchie des textes. La conséquence logique de l’entrée en vigueur d’un
texte administratif implique que les textes ultérieurs doivent respecter les disposi-
tions antérieures.
Mais la réalité de la vie du droit est beaucoup plus complexe et plus nuancée que
pourrait le faire croire le principe immédiatement énoncé. La jurisprudence se
montre très prudente lorsqu’elle a à statuer sur les effets de l’abrogation d’un acte
administratif (ici le décret de 1932) à l’égard des dispositions qui lui sont subsé-
quentes (ici entre 1932 et 1935). Une distinction doit être opérée selon que le texte
abrogatif envisage ou non le sort des actes administratifs subséquents à la disposi-
tion législative ou réglementaire abrogée.
5.62. D’une façon générale, conséquence logique des règles sur l’entrée en
vigueur des lois et règlements, les dispositions réglementaires prises en vertu du
texte abrogé restent en vigueur jusqu’à l’intervention du règlement à prendre selon
le nouveau texte; la jurisprudence est ancienne et constante, et va même jusqu’à
reconnaître la survivance du plein effet des dispositions abrogées lorsque l’entrée
en vigueur d’un texte est subordonnée à la constitution d’un organisme et ce,
jusqu’à la constitution de l’organisme collectif et de la nomination des membres.
«L’abrogation tacite d’un texte législatif ou réglementaire ne se présume pas.»
(R. Odent, op. cit., éd. 1978, p. 426.)
5.63. En revanche, l’abrogation tacite est admise dans la mesure où une règle
nouvelle est incompatible avec les prescriptions anciennes. Si l’énoncé de ce prin-
cipe ne soulève aucune difficulté particulière, sa mise en application soulève beau-
coup plus de problèmes. En premier lieu, en matière d’acte administratif, la
primauté de la règle écrite amène nécessairement le juge à interpréter de façon
restrictive les hypothèses d’abrogation tacite des dispositions subséquentes, notam-
ment dans les cas où le respect sans réserve des textes anciens aboutit à des consé-
quences absurdes. Ainsi peut-on affirmer que l’abrogation tacite ne se présume pas
mais se démontre. L’abrogation tacite est inopérante du seul fait de la désuétude ou
de la non-application pendant un temps prolongé d’un texte. Les textes ne peuvent
être abrogés que si les dispositions nouvelles suppriment celles en vigueur ou sont
1
«Il aura fallu d’ailleurs attendre le décret 83-1025 du 28 novembre 1983 ( JORF,
3 décembre 1983, p. 3492) pour que soit édictée l’obligation pour l’administration d’abroger
les règlements illégaux. Avant ce décret, les mesures, même contraires à la légalité, devaient
faire l’objet d’une décision particulière pour être écartées du domaine des sources de la règle
de droit, et partout ces mesures continuaient à relever de l’ordre du droit positif:
«Article 3. L’autorité compétente est tenue de faire droit à toute demande tendant à
l’abrogation d’un règlement illégal, soit que le règlement ait été illégal dès la date de
sa signature, soit que l’illégalité résulte des circonstances de droit ou de fait postérieures
à cette date.»330 DIFFÉREND FRONTALIER [93-95]
inconciliables avec elles. Cette position jurisprudentielle n’exclut pas l’hypothèse
d’une non-application par l’administration de certaines règles, soit volontairement
pour des raisons d’opportunité, soit tout simplement à la suite d’un oubli de l’exis-
tence de ces textes. Mais cette constatation ne doit pas induire en erreur, car ces
règles tombées en désuétude pourraient être appliquées à nouveau à moins qu’elles
n’aient été abrogées entre-temps ou que n’aient été édictées de nouvelles règles
incompatibles avec les anciennes (R. Odent, op. cit., 1965-1966, p. 259).
5.64. En second lieu, la condition essentielle de l’abrogation tacite est l’ incom-
patibilité de la règle nouvelle avec les prescriptions anciennes: en d’autres termes,
il faut que soit démontrée l’impossibilité légale pour les deux textes, c’est-à-dire
les règles nouvelles et les dispositions prises en vertu du texte abrogé, de coexister.
Ainsi doivent être rapportées la filiation juridique entre le texte abrogé et le texte
contesté et l’impossible coexistence de ce dernier avec le texte abrogatif. Pour ce
faire, le juge fait montre d’une extrême prudence lorsqu’il s’assure de l’objet de
l’abrogation tacite, intervenant de manière automatique, c’est-à-dire coulant de source
à la suite de l’intervention de nouvelles dispositions légales et réglementaires .
La sous-commission juridique de l’OUA a souverainement ignoré de procéder à
toutes les vérifications qui s’imposaient avant de se prononcer.
c) La survivance de la validité de l’arrêté général 2728 malgré l’abrogation du
décret du 5 septembre 1932
5.65. Les règles générales relatives à la question de l’abrogation rappelées, il
apparaît maintenant nécessaire d’examiner spécialement les effets de l’abrogation
du décret du 5 septembre 1932 sur la validité de l’arrêté général 2728.
5.66. Deux considérations de fait doivent d’abord être soulignées: il apparaît
absurde de penser que l’administration ait pu oublier l’existence de ce texte, dans
la mesure où, entre 1935 et 1947, il a fait l’objet d’une nette confirmation, en parti-
culier le 2 août 1945 (doc. B/51). Ces adaptations nécessaires montrent l’intérêt
que l’administration coloniale a réservé aux problèmes d’organisation territoriale.
Logiquement, rien n’interdisait une abrogation formelle en tout ou en partie de l’ar-
rêté général 2728 du 27 novembre 1935. En outre, fonder la subséquence des actes
sur le seul fait de la postériorité de l’arrêté général 2728 par rapport au décret de
1932 paraît trop simpliste, car si la chronologie est une donnée fondamentale de
toute organisation, l’existence de délai ou d’intervalles entre deux faits n’implique
nullement une relation de cause à effet même s’il s’agit de phénomènes très
proches et voisins.
5.67. Au fond, le rétablissement de la Haute-Volta dans ses frontières de 1932
est-il incompatible avec le maintien en droit de la validité de l’arrêté général 2728?
Tels sont les termes du problème.
La réponse est simple: affirmative dans l’hypothèse où l’arrêté général 2728
modifie les limites du Soudan par amputation du territoire de la Haute-Volta; néga-
tive autrement, si n’est pas rapportée la preuve de cette extension territoriale au
détriment de la Haute-Volta, telle que délimitée en 1932.
Or, des développements, objet du premier sous-paragraphe précédent, il résulte
que l’arrêté 2728 a laissé au cercle de Mopti les villages de Dioulouna, Oukou-
lourou, Agoulourou et Koubo; qu’en outre, le même arrêté ne fait que confirmer
des dispositions juridiques antérieures afférant à la composition du territoire du
Soudan. Pourquoi, dès lors, exclure le rétablissement du Soudan dans ses limites
traditionnelles de 1932 lorsqu’on entend rétablir la Haute-Volta dans ses limites
de 1932? La conséquence juridique de la loi du 4 septembre 1947 est à double
effet, tant à l’égard de la Haute-Volta qu’à l’égard du Soudan français.
5.68. Dans ces conditions, en l’absence d’incompatibilité entre les dispositions
de 1932 et de 1935, il n’y a pas eu abrogation tacite de l’arrêté général 2728 qui[95-97] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 331
conserve la pleine validité en ce qui concerne les villages de Dioulouna, Oukou-
lourou, Agoulourou et Koubo.
Par 3. Comportement des deux Parties à l’égard de l’arrêté général 2728
(session de Bamako, 29-30 septembre 1969, de la commission paritaire permanente)
5.69. La commission paritaire permanente a recommandé, lors de sa session sus-
rappelée, à la «commission technique mixte de s’en tenir à l’arrêté général 2728
du 27 novembre 1935 du gouverneur général de l’AOF», 6°, titre I du procès-
verbal, en ce qui concerne le secteur de Douentza-Djibo, partie dans laquelle se
situent les quatre villages en question. Bien qu’il ne s’agisse que d’une recom-
mandation, sur le plan juridique, cette instruction de la commission paritaire
permanente semble fort instructive car elle corrobore les conclusions auxquelles on
est parvenu dans les deux premiers sous-paragraphes A et B.
5.70. 1) Faut-il rappeler qu’en invoquant l’arrêté général 2728, la commission
paritaire considère cette disposition de 1935 comme base pertinente de règlement
du différend? Pendant les périodes des négociations diplomatiques, les deux Parties
ne répugnaient pas à s’y référer pour résoudre leur litige. La remise en cause de
la validité dudit texte n’a été invoquée pour la première fois qu’à la cinquième
réunion de la commission paritaire, tenue à Bobo-Dioulasso le 4 septembre 1974.
Ainsi, pendant les périodes de sérénité dans les rapports entre les deux Parties
litigantes, aucune relation n’était établie entre le décret du 4 septembre 1932 et
l’arrêté général 2728, et le problème de la survivance en soi de l’arrêté général était
résolu par la référence à ce texte.
5.71. 2) Dans les textes à retenir, le Burkina Faso s’est abstenu de citer les
différents textes qui mentionnent la mare d’In Abao, soit les arrêtés généraux du
7 mars 1916 (doc. B/21), du 31 décembre 1922 (doc. B/30) et du 7 mars 1942.
Ces différents textes font passer la limite à la mare d’In Abao et non à la pointe
nord de la mare d’In Abao comme l’ont inventé certaines cartes.
5.72. Ainsi, au terme de cette analyse, la conclusion s’impose selon laquelle le
Burkina Faso ne peut se prévaloir de titres écrits coloniaux à l’appui de ses
demandes.
Une explication est fournie: dans le système colonial français, les textes établis-
sant l’existence d’une ligne de démarcation peuvent faire défaut, ainsi que le recon-
naît le mémoire du Burkina Faso à plusieurs reprises. Mais dans cette hypothèse,
force est alors de se référer subsidiairement à des indices d’une autre nature.
5.73. Le comportement des autorités qui se manifeste par l’exercice ou le non-
exercice d’une compétence territoriale sur l’espace donné, peut constituer la preuve
d’un droit. Nous consacrerons le chapitre VII à cet aspect.
5.74. Mention enfin doit être faite des cartes. Celles-ci sont assimilées par le
Burkina Faso à des documents écrits ou présentés par lui à tout le moins comme
des titres coloniaux ayant la même valeur que les textes législatifs et réglemen-
taires, comme «titres formels».
L’affirmation selon laquelle les cartes constituent des titres juridiques, appelés
«titres cartographiques» est certes une innovation hardie mais manque totalement
de base juridique si l’on entend par là un titre-cause. En effet, une carte est: «une
représentation à échelle réduite de la surface totale ou partielle du globe terrestre».
Il s’agit donc de rendre sensible un concept au moyen d’une image. Parler dès
lors de titre cartographique constitue un abus de langage en ce sens qu’une carte,
par elle-même, est — comme on le démontre au chapitre VI — dépourvue d’une
quelconque valeur intrinsèque. Que le droit constitue un système de représenta-
tion intellectuelle, soit, mais il apparaît difficilement concevable que l’expression332 [98-99]
en forme sensible et matérielle d’un espace soit la cause ou le fondement même
de droits et d’obligations. Par nature, en effet, les cartes relèvent du domaine du
simple fait matériel, tandis que le droit relève du domaine des relations d’imputa-
tion.
Aussi, l’utilisation en droit des cartes relève-t-elle du système de probation (titre-
preuve), à l’exclusion du fondement des droits. Encore faut-il pour que cette preuve
soit convaincante qu’elle réponde à diverses conditions qui feront également l’objet
du chapitre suivant.[99-101] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 333
CHAPITRE VI
LA CARTOGRAPHIE
6.01. Le mémoire du Burkina Faso accorde à la cartographie une place
éminente pour fonder ses prétentions territoriales. C’est au chapitre IV, sec-
tion seconde, qu’il déploie à cet égard l’essentiel de son argumentation. Celle-
ci réside dans l’affirmation de l’existence de «titres cartographiques» (selon
l’intitulé même de la section précitée) qui manifesteraient, tout comme les
titres écrits (section première du même chapitre), le bien-fondé de ses revendica-
tions.
D’emblée, il convient de préciser que, dans la conception du Burkina Faso, ces
«titres cartographiques» ne seraient pas du tout constitués par les appendices ou
annexes cartographiques du titre écrit par ailleurs invoqué. En effet, le seul arrêté
général invoqué par le Burkina Faso, l’arrêté général du 31 août 1927, ne compor-
tait pas d’interprétation cartographique officielle annexée.
Selon le Burkina Faso, les «titres cartographiques», dont il s’agit, constitue-
raient un fondement autonome de souveraineté sur les zones de litige. Et ils
seraient constitués non pas par une carte ou une autre, bien déterminée à raison
des conditions spéciales de son élaboration et du lien particulier qui l’unirait à
l’expression de la volonté de l’administration, mais par l’ensemble d’une docu-
mentation cartographique qu’il juge «claire, abondante et concordante» (mémoire
du Burkina Faso, p. 102, par. 2, et p. 113, par. 35).
6.02. Il apparaît en fait, à la lecture de l’ensemble de ces écritures (voir, notam-
ment, mémoire du Burkina Faso, p. 102, par. 2), que, conscient des graves
faiblesses des très rares textes législatifs et réglementaires dont il se prévaut, le
Burkina Faso tente de compenser cette absence par l’affirmation de l’existence
d’une notion juridique dont il est l’auteur, sans d’ailleurs chercher à l’étayer théo-
riquement, et dont il considère qu’elle trouve en l’espèce un contenu concret:
celle de «titre cartographique».
Or, l’analyse de la thèse burkinabé comme de ses implications (sect. 1) permet
de constater qu’elle entre en contradiction totale aussi bien avec les enseignements
de la jurisprudence internationale (sect. 2) qu’avec les données de fait et de droit
propres à l’espèce (sect. 3).
Section 1. La thèse du Burkina Faso et ses implications
Par. 1. Présentation
6.03. La notion de «titre cartographique» constitue le pivot de la démons-
tration burkinabé quant à la valeur juridique de la cartographie. Ainsi qu’on l’a
déjà observé, l’ensemble du chapitre IV de son mémoire, consacré à la présen-
tation des «titres» qu’il avance, est distribué autour de la distinction «titres
écrits» (sect. 1), «titres cartographiques» (sect. 2). De façon constante, et no-
tamment aux paragraphes 41, 48, 61 et 79 de ce chapitre, comme un peu plus
haut au paragraphe 75 du chapitre précédent (mémoire du Burkina Faso, p. 93),
il s’appuie sur cette notion. Dans ce dernier paragraphe, à propos des cartes, il
déclare:334 DIFFÉREND FRONTALIER [101-103]
«En l’absence de textes, elles constituent les documents les plus officiels
dont les divers administrateurs coloniaux peuvent disposer pour connaître
l’étendue et les contours des circonscriptions dont ils ont la charge.»
Au paragraphe 41 (chap. IV, p. 116) il entend s’appuyer sur la nature de «conflit
de délimitation» du présent litige (qualification dont le Mali, plus haut, a indiqué
ce qu’il pensait — cf. supra n os3.15 et 3.21) pour indiquer, faisant toujours allu-
sion aux cartes, que dans le cadre de ce type de conflits, «les titres jouent un rôle
fondamental».
Un peu plus loin, au paragraphe 48 (p. 120), il affirme:
«C’est parce que des cartes fiables existaient que la puissance coloniale n’a,
en général, pas jugé utile de préciser dans des textes les limites exactes des
circonscriptions territoriales qu’elles avaient instituées.»
Ailleurs, au paragraphe 61 (p. 125), se prévalant du caractère d’organe admi-
nistratif du service géographique de l’AOF et de la mission de service public dont
il était investi, il poursuit:
«Ces constatations contribuent également à expliquer la très grande rareté
et le caractère lacunaire des textes de délimitation: les limites étaient, grâce
à ces cartes, connues de tous les intéressés avec une précision suffisante.»
Par. 2. Analyse
6.04. On voit ainsi, au fil du texte, se préciser l’argumentation burkinabé:
a) nous sommes en présence d’un conflit de délimitation, dans lequel les preuves
d’effectivité doivent céder devant la production des titres;
b) les titres écrits, c’est-à-dire en l’occurrence les textes de délimitation émanant
de l’administration coloniale, sont soit absents, soit très peu nombreux, lacu-
naires, et, de son propre aveu, quand on en trouve, cela est presque «miracu-
leux» (sic) (mémoire du Burkina Faso, p. 109, par. 22).
c) donc, il faut se rabattre sur les cartes qui, loin de constituer des éléments
complémentaires ou subsidiaires d’apport du bien-fondé de ses prétentions, sont
élevées à la dignité de «titres» juridiques.
6.05. On notera que ce repli stratégique sur les positions cartographiques amène
le Burkina Faso à présenter leur amalgame tel un substitut légitime au titre écrit.
Mais il ne s’en tient pas là. Il fait également prévaloir la cartographie sur la
constance de la possession (dans le cas des quatre villages) ainsi que l’atteste le
paragraphe 81 (p. 133) du même chapitre IV. Il va même plus loin encore, puis-
qu’il donne aux cartes une pootée «contra-legem» , en leur conférant une force
supérieure à l’arrêté général n 2728 du 27 novembre 1935: il ne s’arrête pas, en
effet, à la considération qu’à l’intérieur même de la période durant laquelle il
reconnaît la validité de cet arrêté (soit de novembre 1935 à la loi de 1947 recons-
tituant la Haute-Volta), les cartes contemporaines ne reproduisaient pas la déli-
mitation fixée par ce texte .
6.06. On constatera également que s’il s’autorise à appliquer la notion de titre
à l’ensemble de la cartographie de l’espèce, expurgée, du moins, des cartes qui ne
cadrent pas avec sa tentative de démonstration (voir infra, par. 6.27 à 6.29 inclus),
le Burkina Faso ne prend pas soin de rappeler ce qu’on entend par «titre juri-
dique». On a déjà clarifié cette notion dans le présent contre-mémoire (voir supra
os
n 4.01 et suiv.). On a vu notamment que, dans le cas présent, le problème des
titres juridiques concerne la validité des titres territoriaux, c’est-à-dire la ratio juris
reconnue à un Etat souverain pour exercer sa compétence dans un espace géogra-[103-105] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 335
phique déterminé. Il apparaît que le mémoire burkinabé veut voir dans l’amalgame
de la cartographie un titre juridique au double sens explicité plus haut de «titre-
cause» et de «titre-instrument». On a déjà expliqué pourquoi la cause étant la
succession d’Etat, les cartes ne peuvent être un titre-cause ( supra n os 4.05 et 5.69).
Pour qu’elles puissent être invoquées comme titre-instrument, encore faut-il
qu’elles répondent aux conditions des preuves. Un titre-instrument, quels que
soient ses éléments constitutifs, ne saurait être valide que s’il émane de l’autorité
juridiquement compétente pour l’émettre et, notamment, que s’il est directement lié
à la manifestation de la volonté du ou des sujets intéressés à se prévaloir d’un
certain droit .
6.07. On constate donc que la qualification de «titre» appliquée en l’espèce par
le Burkina Faso à la cartographie implique qu’il voit dans cette dernière un instru-
ment privilégié (prévalant à l’occasion, comme on l’a vu, sur les textes, en l’oc-
currence l’arrêté 2728) d’expression de la volonté de l’autorité coloniale. On
reviendra sur cette appréhension incorrecte de la pratique coloniale dans la troi-
sième section de ce même chapitre.
6.08. En définitive, l’emploi de la notion de «titre» à l’égard de la cartogra-
phie comme la fonction qu’il entend assigner à cette documentation, ou l’utilisa-
tion singulière qu’il fait de la jurisprudence, manifestent que toute la démonstra-
tion du Burkina Faso repose sur un double postulat:
— d’une part, celui de l’ autonomie absolue des cartes par rapport aux textes légis-
latifs et réglementaires, puisque les documents cartographiques sur lesquels il
s’appuie ne sont jamais annexés à des textes réglementaires de délimitation;
— d’autre part, et par voie de conséquence, le postulat de la valeur intrinsèque des
cartes du point de vue juridique (mémoire du Burkina Faso, notamment le
par. 48, p. 120, extrait précité, et le par. 120, même page: «En outre la valeur
des cartes produites tient à leurs qualités intrinsèques»).
Or, ces deux postulats, le mémoire malien l’a déjà montré (mémoire du Mali,
vol. II, p. 169-181), mais les écritures burkinabé l’obligent à le rappeler, sont en
contradiction fondamentale avec le principe et les règles clairement et constamment
posés par la pratique et la jurisprudence internationales quant à la valeur probatoire
des cartes.
1
«D’accord parties, il a été convenu de considérer comme document de base pour la déter-
mination de la frontière, l’arrêté général 2336 du 31 août 1927, précisé par son erratum
2602/APA du 5 octobre 1927, et la carte au 1/200000 de l’Institut géographique national de
Paris.»
On retiendra que le Burkina Faso affirme que pour délimiter sa frontière avec le Niger,
les deux pays ont retenu les textes et la carte au 1/200000.
Si la carte seule était suffisante, pourquoi ont-ils eu à se référer à l’arrêté et à son erratum?
C’est que, tout simplement, ces deux documents ont des rôles distincts.
L’arrêté définit la frontière, la carte n’est qu’une image fidèle de terrain sur laquelle le
texte doit être interprété.
On sait par ailleurs par le directeur du service géographique de l’AOF que la totalité de
cette frontière n’a pas été l’objet de levés exacts. Le recours à des cartes à 1/200000 pour
interpréter l’arrêté et son erratum est dès lors inévitable. L’interprétation de l’IGN(F) n’en-
gageant pas les deux Etats, ceux-ci ont dû la vérifier de façon contradictoire en interprétant
les textes sur la représentation fidèle du terrain que constituent les cartes au 1/200000.336 DIFFÉREND FRONTALIER [105-108]
Section 2. Contradiction de la thèse du Burkina Faso avec la pratique
et la jurisprudence
6.09. Dans le chapitre IV de son mémoire, le Burkina Faso fait de nombreuses
citations de la jurisprudence internationale relativement à la valeur probante des
cartes en droit international. Mais, devant la confusion qui préside à cet exposé, on
serait parfois tenté de se demander si ses auteurs, au-delà de préoccupations
tactiques bien légitimes, ont eux-mêmes bien perçu quels étaient le sens et la portée
de l’acquis jurisprudentiel.
6.10. On peut en effet recenser un certain nombre d’hypothèses dans lesquelles
les tribunaux internationaux ont effectivement reconnu une certaine valeur probante
aux cartes. La République du Mali n’a jamais songé à le nier, puisqu’elle-même,
après avoir rappelé la suspicion très généralement entretenue à l’égard de la force
probatoire de la cartographie par les auteurs (mémoire du Mali, vol. II, p. 169, 171-
172, 176, 178, 179), les juges (mémoire du Mali, vol. II, p. 172-173, 175-177) et
les arbitres (mémoire du Mali, vol. II, p. 173, 174, 178, 179), a analysé plusieurs
de ces affaires (mémoire du Mali, vol. II, p. 176-177); en particulier, l’affaire rela-
tive à la Souveraineté sur certaines parcelles frontalières (Belgique/Pays-Bas) ,
C.I.J. Recueil 1959 (mémoire du Mali, p. 175-176) et l’affaire du Temple de Préah
Vihéar (Cambodge c. Thaïlande) , C.I.J. Recueil 1962 .
6.11. Cependant, relativement variées, eu égard aux circonstances de chaque
espèce, les solutions jurisprudentielles ne sont pas pour autant hétérogènes . Entre
le décompte des unes et des autres, le match, contrairement à ce que dit plaisam-
ment le Burkina Faso, «n’est pas nul» (mémoire du Burkina Faso, p. 114, par. 37).
Pour s’en rendre compte, il faut simplement ne pas dissimuler le fait que toutes,
sans aucune exception, qu’elles soient ou non récentes, établissent un lien, le plus
souvent très explicite, entre la solution retenue en l’espèce et un principe général.
6.12. Ce principe, rappelons-le, a été indiqué à la page 169 du mémoire malien.
Il peut être formulé comme suit:
La détermination des frontières politiques d’un Etat est, par excellence, un acte
de souveraineté. Elle résulte donc de la volonté exprimée par les autorités gouver-
nementales compétentes pour engager internationalement l’Etat et non d’abord du
travail mené souvent sur la base de données incomplètes ou erronées par les carto-
graphes.
Les règles d’application qu’en tire la totalité de la jurisprudence sont au nombre
de deux, si étroitement liées qu’on se contentera ici de rappeler la seconde telle que
nous l’énoncions dans notre mémoire:
«Les cartes géographiques ne sont susceptibles de se voir reconnaître une
force probante, variable selon les cas, qu’autant qu’elles sont liées, soit de
façon directe, soit de façon indirecte, à l’expression de la volonté des parties
en cause.» (Mémoire du Mali, p. 170.)
6.13. Or, c’est en vain qu’on chercherait la mention de ces principes et règles
simples dans l’amalgame confus des références et citations effectuées par les écri-
tures burkinabé. Cela en dépit du fait qu’elles reproduisent elles-mêmes des ex-
traits de sentences ou de jugements parfaitement illustratifs du principe de subor-
dination de la valeur probante des cartes à l’expression de la volonté de l’Etat,
allant du même coup à l’encontre de leur propre thèse.
Ainsi, par exemple, lorsque au paragraphe 43 (p. 117 de son mémoire) le
Burkin1 Faso cite l’accord conclu entre la Haute-Volta et le Niger, le 23 juin
1964 .[108-110] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 337
Excellente illustration du fait que si la carte se voit reconnaître une valeur juri-
dique, elle ne le doit pas à sa valeur intrinsèque, comme le dit à tort le para-
graphe 49 du même chapitre du mémoire burkinabé, mais à l’accord des deux
Etats. Ou bien encore, au paragraphe 45 (p. 118) lorsque, examinant l’affaire de
la Souveraineté sur certaines parcelles frontalières , il prend la peine de relever
l’excellente citation de l’arrêt de la Cour, dans laquelle celle-ci a accordé une
importance aux plans établis sous l’égide de la commission mixte de délimitation,
parce que ces derniers:
«par nature, nécessitent une préparation et un contrôle très soignés (et qu’ils)
étaient destinés à faire partie de la convention » entre la Belgique et les Pays-
Bas ( C.I.J. Recueil 1959 , p. 220, cité dans le mémoire du Burkina Faso,
p. 118, par. 45).
Peut-on imaginer meilleure illustration du fait que si, en l’espèce, la carte s’est
vu reconnaître valeur probante, c’est parce qu’elle faisait partie intégrante de l’ ac-
cord interétatique?
De la même manière, n’hésitons pas à le redire, dans l’affaire du Temple de
Préah Vihéar , citée par le mémoire burkinabé p. 118, par. 45, on trouve l’applica-
tion du même principe de dépendance de la carte à l’égard de la volonté souve-
raine. Celle-ci en l’occurrence a été manifestée non par un accord formel, mais
par le comportement subséquent de la Thaïlande à l’accord de délimitation la liant
au Cambodge (voir C.I.J. Recueil 1962 , p. 22-23 et la citation de l’arrêté de la
Cour faite à la page 177 du mémoire malien, avec le commentaire qui la suit).
6.14. On rendra d’ailleurs cette justice au mémoire voltaïque qu’il reconnaît lui-
même, quoique sans en tirer les conséquences logiques, qu’entre autres, dans
l’affaire de Jaworzina (C.P.J.I., Avis consultatif n o 8, série A/B n 8, p. 33), la Cour
a déclaré: «Les cartes et leurs légendes n’ont pas une force probante indépendante
vis-à-vis des textes, des traités et des décisions.» (Mémoire du Burkina Faso,
p. 118, par. 44.)
6.15. Cependant, un argument burkinabé, qui n’a à vrai dire vraiment rien d’ina-
ttendu (mémoire du Mali, vol. II, p. 169 et note 6), mérite qu’on s’y attarde à
nouveau: celui d’après lequel il y aurait eu une évolution récente de la jurispru-
dence en faveur d’un renforcement de la valeur probatoire des cartes , comme si,
dans les dernières années, le juge s’était plu à noter un transfert international des
compétences du souverain au cartographe en matière de délimitation territoriale!
C’est l’idée défendue par le seul, l’unique M. Guenther Weissberg, selon lequel:
«Maps may be termed and treated as admissions, considered as binding, and said
to possess a force of their own.» (G. Weissberg, Maps as Evidence in Internatio-
nal Boundary Disputes : A Reappraisal, AJIL , 1963, p. 801.)
6.16. On observera en premier lieu que cette opinion, émise à propos de l’arrêt
rendu par la Cour dans l’affaire du Temple de Préah Vihéar , n’est en rien corro-
borée par les données de l’espèce, dont nous avons rendu compte plus haut. Ceci
explique le commentaire très critique qu’en a fait Charles De Visscher, dans un
texte dont le mémoire burkinabé donne le commencement d’une phrase (mémoire
du Burkina Faso, p. 119, par. 47) mais s’abstient de citer la suite, lorsqu’il dit des
cartes que: «leur force probante est affaire d’espèces...», ce que nous affirmons
également, l’éminent juriste poursuit tout aussitôt après:
«et il n’y a guère de fondement dans l’assertion que la Cour internationale
de Justice leur ait accordé récemment plus d’autorité que les sentences arbi-
trales ou la jurisprudence de la Cour permanente.» (Ch. De Visscher,
Problèmes de confins en droit international public , Paris, Pedone, 1969,
p. 41).338 DIFFÉREND FRONTALIER [110-112]
6.17. On notera que cette observation de Charles de Visscher dans un ouvrage
paru en 1969, a ainsi été formulée postérieurement au prononcé de la sentence
intervenue dans l’affaire du Rann de Kutch , à laquelle elle s’applique également
parfaitement. A propos de cette dernière affaire, dont on trouvera dans notre
mémoire une citation pertinente (mémoire du Mali, vol. II, p. 174), le mémoire
burkinabé manifeste à nouveau une certaine confusion dans le choix des opinions
qu’il produit. Ainsi, après avoir reconnu avec une belle franchise qu’en cette
espèce: «le président Lagergren a conclu que les cartes établies par le service
cartographique de l’Inde n’avaient pas d’autorité par elles-mêmes» (mémoire du
Burkina Faso, p. 135, par. 84), il cite le commentaire qu’en fit le professeur Jean
Salmon à l’ Annuaire français de droit international (1968, p. 233). Il vaut à
nouveau la peine de se reporter au texte de référence, pour constater que cet auteur
y déclare, à la suite du passage cité par le Burkina Faso:
«le tracé des frontières sur les cartes de l’empire britannique ne pouvait pas
être considéré — quand on examine la manière dont les cartes étaient dressées
— comme plus qu’une indication approximative de l’extension des droits
territoriaux souverains» (même référence),
autre illustration du caractère très relatif, et en lui-même imparfait, de la force
probante des cartes.
6.18. Enfin, puisque le mémoire burkinabé entend aussi s’appuyer sur la
sentence rendue dans l’affaire du Canal de Beagle , qu’il cite à deux reprises dans
son mémoire, et sans risquer de lasser la Cour par une exégèse détaillée, on se
contentera (outre les commentaires faits de cette décision aux pages 174 et 175 de
notre propre mémoire), de constater que la première citation effectuée par le
Burkina Faso (p. 119), comme la seconde (p. 135), comportent, pour l’une la néga-
tion d’une éventuelle valeur intrinsèque des cartes, et, pour l’autre, leur absence
d’autonomie («valeur confirmatoire de conclusions atteintes, comme dans le
présent cas, indépendamment des cartes», dit la sentence dans le passage cité). On
aura l’occasion, plus loin, de revenir sur cette affaire.
6.19. En bref, l’accumulation indistincte que le mémoire burkinabé fait des cita-
tions de jurisprudence apparaît à l’analyse comme une contribution sans doute bien
involontaire à l’illustration de cette donnée constante du constat fait par les juges
et les arbitres, d’après lequel la délimitation d’un territoire, acte de souveraineté
1
Sur la vaine querelle cherchée par le mémoire burkinabé à l’IGN quant au procédé de
représentation des tracés de frontières (croisillons continus ou non, voir mémoire du Burkina
Faso, p. 122-123, et mémoire malien, p. 232-235).
2On portera respectueusement à l’attention de la Chambre de la Cour les informations
suivantes:
a) Dès 1961, l’IGN s’est rendu compte par lui-même, au cours de travaux de terrain, que
le tracé de frontière figuré sur la carte au 1/200000 de Djibo était erroné (doc. D/192). Cette
«anomalie» avait, à l’époque, été signalée au Mali par l’ingénieur général Gateaud lui-même,
comme il pourra d’ailleurs en témoigner — cf. sa lettre n o 1882/Geo/A/BKO du 10 mai 1961
annexe: doc. D/193). Pour sa part, la Haute-Volta reçut l’information du directeur du service
géographique à Dakar (annexe: doc. D/192, lettre n o 1760 du 6 mai 1961) et répondit le
8 juin (doc. D/194).
b) En réponse à la lettre no 1152 du 7 juillet 1967 du ministre de l’intérieur de la Haute-
Volta, l’IGN a, entre autres, confirmé à ce pays par sa lettre no 1472 du 20 juillet 1967 que
«l’arrêté du 31 août 1927 (modifié le 5 octobre) est peu précis»; qu’il «ne possédait aucun
texte particulier définissant la frontière entre la Haute-Volta et le Mali, enfin qu’il recon-
naissait que le tracé frontalier figuré sur ses cartes au 1/200000 éditées en 1960 «est incer-
tain» (doc. D/196).[112-114] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 339
s’il en fût, ne peut être révélée par la carte que s’il existe entre celle-ci et la volonté
de l’autorité compétente un lien manifeste.
Rappelons encore une fois que si la carte de 1960 de l’IGN a servi d’instrument
de délimitation entre le Mali et la Haute-Volta pour la détermination des mille
premiers kilomètres de frontière, c’est en foi, précisément, d’un accord entre elles,
après examen sur le terrain, ainsi que peuvent en faire témoignage les procès-
verbaux de délimitation (voir doc. A/11 et A/14).
Or, précisément, loin de se présenter en l’espèce, ce lien existe d’autant moins
que l’amalgame des cartes présentées par le Burkina Faso, composé de documents
dont son conseil, l’ingénieur général Gateaud, a bien rendu compte du caractère
très hétérogène (voir sa note sur la valeur générale des cartes, particulièrement
pages 4 et suivantes), ne se rapporte directement à aucun des rares actes de déli-
mitation qu’il croit par ailleurs pouvoir citer.
6.20. Notons d’ailleurs que le principe d’absence de valeur intrinsèque des
cartes du point de vue juridique, souvent discuté par la jurisprudence internationale
en relation avec l’examen de leur statut dans le droit interne des Etats considérés,
prévaut également toujours chez chacun d’entre-eux. Comme on le verra à la
section suivante (B), le droit administratif et colonial français ne fait nullement
exception à la règle.
C’est d’ailleurs une nouvelle expression de cette convergence que l’on retrouve,
par exemple, exprimée lors du premier séminaire cartographique des Etats africains
et de la France, auquel participait l’ingénieur général Gateaud. Il y avait été notam-
ment déclaré:
«En matière de représentation cartographique des frontières:
— les textes prévalent sur les tracés cartographiques;
— les tracés non basés sur les textes et non1matérialisés sur le terrain ont un
caractère essentiellement figuratif.»
6.21. On constate ici la double affirmation par les cartographes:
a) de la subordination de leurs travaux techniques aux textes juridiques;
b) de l’absence d’autorité juridique autonome des tracés de délimitation figurant
sur les cartes, tracés dont il importe peu, dès lors, qu’ils soient figurés par des
croisillons continus, discontinus, ou encore des lignes bleues, jaunes, vertes ou
multicolores! 2
Ainsi, incompatible avec la pratique et la jurisprudence internationales, la thèse
défendue par le Burkina Faso est également en contradiction avec les données de
l’espèce.
Section 3. Contradiction de la thèse du Burkina Faso
avec les données de l’espèce
6.22. Les données pertinentes sont en l’occurrence, d’une part, les caractéris-
tiques techniques des matériaux cartographiques sur lesquels s’appuie le Burkina
Faso, et d’autre part, les pratiques et le droit en vigueur à l’époque coloniale. On
les examinera successivement.340 DIFFÉREND FRONTALIER [114-116]
A. C ARACTÉRISTIQUES TECHNIQUES DES MATÉRIAUX CARTOGRAPHIQUES
ET THÈSE DU « TITRE CARTOGRAPHIQUE »
6.23. Pour le Burkina Faso, les documents cartographiques dans lesquels il
prétend voir un titre sont «nombreux, précis et concordants» (mémoire du Burkina
Faso, chap. IV, p. 102, par. 2), ce qui l’incite à conclure à leur «fiabilité» ( idem,
p. 120, par. 48).
La lecture des développements qu’il consacre à cette démonstration permet
cependant de constater qu’ils comportent, tout comme à propos de l’évocation de
la jurisprudence internationale pertinente en la matière, de profondes contradictions
internes, comme des nuances assez nettes par rapport à la «note sur la valeur géné-
rale des cartes» rédigée par l’expert cartographe que le Burkina Faso a sollicité,
M. l’ingénieur général Gateaud.
Ces nuances et ces contradictions, auxquelles il faut ajouter plusieurs impréci-
sions, affectent aussi bien son argumentation relative à la «clarté» et à la «préci-
sion» des cartes que celle qu’il esquisse à l’égard de ce qu’il espère tirer de leur
«concordance».
1. Les contradictions et les inexactitudes du mémoire burkinabé,
relatives à la «clarté», la «précision» et la «fiabilité» des cartes
6.24. On commencera d’abord par relever que la typologie des diverses catégo-
ries de documents cartographiques dressés tout au long de la période coloniale,
telle qu’elle est d’abord énoncée dans la note de M. Gateaud, et développée dans
le mémoire burkinabé lui-même (chap. IV, p. 128-133, par. 70-79), correspond pour
une large part à celle que le mémoire du Mali présente lui-même.
En particulier, la note de l’expert (p. 3 à 7) insiste à juste titre sur la perfection
croissante des techniques topographiques et sur l’apport tout à fait déterminant de
la photographie aérienne à l’amélioration des représentations du terrain.
6.25. On doit cependant relever qu’il y a à cet égard, de la part du Burkina Faso,
une contradiction manifeste:
— Il soutient, d’une part, la fiabilité « d’ensemble » de la cartographie coloniale,
dont il loue la constance depuis les origines. Il fait de cette fiabilité prétendue
un argument absolument central puisque c’est elle qui expliquerait le fait que
la puissance administrante n’a «pas jugé utile de préciser dans des textes les
limites exactes des circonscriptions territoriales qu’elles avaient instituées»
(mémoire du Burkina Faso, p. 120, par. 48);
— Mais, d’autre part, il insiste tout autant, et cette fois à juste raison, sur «la
grande prudence» avec laquelle il faut traiter les croquis et les schémas (qui ont
pourtant joué un rôle déterminant dans la fabrication des cartes des premières
décennies), évoquant, non sans lyrisme, «les explorateurs, les militaires et les
marins [qui] ont souvent fait les frais de leur imprécision» (mémoire du
Burkina Faso, chap. IV, p. 129, par. 73), cependant que son expert relève le
caractère «approximatif» des mêmes documents (page 3 de sa note).
6.26. De la même manière, comment concilier la grande fiabilité de l’ ensemble
de la cartographie avec le constat objectif effectué par les écritures burkinabé du
«véritable bon qualificatif au milieu des années 1950» (lequel, par définition, ne
concerne qu’une part, d’ailleurs minoritaire, de l’ensemble) opéré par la cartogra-
phie grâce à la photographie aérienne? (mémoire du Burkina Faso, p. 132, par.
77. Il semble que le Burkina Faso ait perçu la contradiction puisqu’au paragraphe
suivant il tente de la réduire; mais on observera à sa lecture qu’il est alors amené
à revenir sur le constat d’imprécision des documents antérieurs à 1950. Il est pour-[116-118] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 341
tant à croire que l’ampleur du «saut qualitatif» donne la mesure de l’imperfection
des cartes antérieures.
6.27. La surprise ne peut d’ailleurs aller qu’en s’accentuant, lorsqu’on sait le
sort auquel il destine par ailleurs la carte qui, de l’avis général, est pourtant la plus
fiable du double point de vue de la topographie et de la toponymie, celle au
1/200000 dressée par l’IGN à la veille de la décolonisation. Il lui reconnaît certes
«une importance toute particulière» (p. 133, par. 80) et souligne sa grande qualité
technique. Pourtant, à la page 177 de son mémoire, il réserve cinq paragraphes à
a démonstration du fait que le même document comporterait une erreur grave quant
au positionnement des monts N’Gouma, considérant qu’il avouerait là une
incorrection «de topographie ou de toponymie» (par. 52).
Il n’hésite pas à échafauder alors d’hasardeuses suppositions, comme celle
d’après laquelle: «il se peut tout bêtement que le cartographe chargé de coller le
toponyme sur le fond topographique se soit trompé de massif» (même référence),
affirmation qui est formellement démentie par la consultation des documents de
complément de cette carte; ou encore celle consistant dans l’affirmation péremp-
toire selon laquelle: «le positionnement des monts N’Gouma s’impose sur place
par sa masse physique qui écrase les ondulations mineures du terrain».
On relèvera que la tâche du topographe n’est pas de baptiser les détails topo-
graphiques, mais de les identifier et de relever les noms qui leur sont donnés par
les populations locales ou les administrateurs. Le toponyme «N’Gouma» conféré
aux monts identifiés sur la carte de 1960 au 1/200000 et sur la carte de 1954 au
1/250000, fournie par le Burkina Faso lui-même, répondent à ces exigences.
Ces conjectures paraissent bien peu conciliables avec l’hommage rendu par son
conseil à la qualité remarquable de la cartographie française (note Gateaud, p. 7),
selon lequel: «La cartographie française a été et est encore l’une des toutes
premières du monde.»
Il n’hésite pas, encore, à préférer la position des monts N’Gouma telle qu’elle
figure dans la carte des colonies de l’AOF au 1/500000 et imprimée par Blondel
La Rougery à Paris (p. 177, par. 50). Pourtant, cette carte qui date de 192os est
unanimemenosconsidérée comme médoocre et lacunaire (voir supra n 5.30 et 5.31
et infra n 6.30 et suiv., et n 6.44).
6.28. Ailleurs (p. 134, par. 82, iii) il préfère la topographie de 1936 à celle de
1961 à propos de la place respective du Béli et de la frontière, recourant, là aussi,
à l’hypothèse de l’erreur humaine, «le topographe de 1961 ayant inversé les deux
lignes». Ainsi, à l’en croire, les cartes postérieures au «saut qualitatif» des années
cinquante sont plus «fiables» que les précédentes, sauf, bien entendu, lorsqu’elles
comportent des descriptions qui contredisent ses allégations. Auquel cas, on conclut
à l’erreur humaine et l’on revient à la période antérieure! Voilà sans doute une
conception bien étrange de la fiabilité des cartes, et des cartes modernes, en parti-
culier!
6.29. On comprend, ceci dit, que le Burkina Faso se défie des cartes récentes!
En effet, il produit lui-même dans les annexes cartographiques déposées au Greffe
de la Cour un croquis du cercle de Tillabéry de 1954 au 1/250000, donc posté-
rieur au «saut qualitatif». Or, cette carte place les monts N’Gouma au même
emplacement que la carte de 1960 au 1/200000 , qu’il critique par ailleurs. Sans
doute s’agit-il encore d’une erreur humaine! Pourtant, ce croquis a été dressé
1Cf. par exemple, Bulletin de la section de géographie du comité des travaux historiques
et scientifiques , Paris, Imprimerie nationale, année 1925, page XCIV (doc. D/144); voir aussi
le Bulletin de 1926, pages LX à LXII (doc. D/145) et CXXV à CXXVIII (doc. D/147).342 DIFFÉREND FRONTALIER [118-120]
d’après divers relevés émanant d’administrateurs territoriaux. L’extrait produit est
signé par M. l’administrateur adjoint Malfettes.
6.30. Si l’on en revient alors à la «fiabilité» de la cartographie des années vingt
(à fortiori à celle qui lui est antérieure), qu’en définitive, le Burkina Faso semble
bel et bien privilégier par rapport aux documents modernes (postérieurs à 1950),
on priera en premier lieu respectueusement la Cour de bien vouloir se reporter à
l’analyse détaillée et systématique du patrimoine cartographique colonial menée
dans le mémoire du Mali, à la section 1 du chapitre III de son mémoire, en parti-
culier (p. 192-213) ainsi qu’aux commentaires qui en sont faits aux sections 2 et
3 suivantes (en particulier, p. 216-220 et 221-228) et qui renvoient aux copies des
cartes concernées et fournies en annexe aux écritures maliennes.
6.31. Qu’il soit simplement permis de fournir quelques informations complé-
mentaires, données par le commandant Ed. de Martonne, directeur du service
géographique de l’AOF, dans la prose duquel le mémoire burkinabé a cru pouvoir
trouver un secours, d’ailleurs bien ambigu (mémoire du Burkina Faso, p. 127,
par. 67).
Les comptes rendus de ses travaux publiés au Bulletin du comité d’études histo-
riques et scientifiques de l’Afrique occidentale française , années 1925 et 1926
(Paris, librairie Larose, 1927), sont particulièrement intéressants, parce qu’ils
concernent plusieurs des cartes sur lesquelles s’appuie la Partie adverse . On pour-
rait multiplier les citations de cet expert, indiquant l’absence totale de «fiabilité»
des cartes qu’il répertorie, dans une étude intitulée «Etat actuel de nos connais-
sances sur l’Afrique occidentale française: cartographie» (réf. précitée, p. 357 et
suiv.). Mais on n’en choisira pour l’instant qu’une, parmi les plus topiques. Ainsi,
à propos précisément de la carte de l’AOF 1/500000 (éditée par Blondel La
Rougery) dont on a vu un peu plus haut qu’à la page 177 de son mémoire le
Burkina Faso la préfère à la carte de 1960 pour situer exactement le mont
N’Gouma, le commandant de Martonne déclare ( op. cit., p. 393):
«Ces feuilles (parmi lesquelles figurent celles d’Ansongo et de Hombori)
dessinées à l’aide des itinéraires, levés de reconnaissance et travaux topogra-
phiques de tout ordre qui existent au gouvernement général à Dakar, sont,
comme l’indique le qualificatif de «carte de reconnaissance», essentiellement
sujettes à révision: rien n’était plus propre que l’établissement d’une pareille
carte à montrer l’insuffisance de la documentation existante et la nécessité de
partir sur de nouvelles bases.» (Doc. D/149.)
Eloge bien mitigé de la «fiabilité» d’une carte choisie pourtant par la Partie
voltaïque pour trouver le mont N’Gouma!
2. Les contradictions et les inexactitudes du mémoire burkinabé,
relatives au cumul et la «concordance» des cartes
6.32. A plusieurs reprises, en particulier aux paragraphes 49 (p. 120), et, surtout,
80 à 83 (p. 133-136), le Burkina Faso accorde une importance éminente à la
circonstance que, d’après lui, les cartes de l’ensemble de la période coloniale
reproduisent le même tracé de délimitation dans la zone en litige, et placent les
quatre villages en territoire voltaïque.
6.33. Avant d’examiner ce que recouvre exactement dans les faits la concor-
dance des cartes et, dans la mesure où elle existe, le crédit qu’on peut lui accor-
der, il convient de resituer cette question par rapport aux principes et règles juri-
diques qui dominent en droit l’appréciation de leur valeur probante. Celles-ci,
encore une fois, ne peuvent être analysées indépendamment de l’expression de la
volonté réelle de l’autorité compétente en matière de délimitation. La redondance[120-122] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 343
cartographique ne saurait, dès lors, être une preuve en soi! La jurisprudence a eu
maintes fois l’occasion de le dire, puisque le phénomène est en lui-même courant,
et se retrouve dans beaucoup d’espèces.
6.34. Ainsi, pour prendre l’une des affaires les plus récentes, que le Burkina
Faso croit pouvoir précisément citer dans ce contexte (p. 135, par. 84), enofaisant
l’usage que l’on sait d’un commentaire de Jean Salmon (voir supra n 6.17), dans
l’affaire du Rann de Kutch , il y avait également cumul et concordance relative de
cartes émanant d’un organe officiel, dépendant de l’autorité britannique. Et le
président Lagergren, dont l’opinion a constitué, du fait du ralliement de l’un des
arbitres, le corps même de la sentence, a bien sûr noté ce cumul et cette conver-
gence. Or, il a précisément indiqué que, sauf l’une d’entre elles, parce qu’elle était
annexée à un texte juridique formalisant l’opinion britannique quant à la position
de la frontière, toutes les autres, malgré leur concordance, ne pouvaient être rete-
nues:
«However, they were maps, and in the context of the political system in
India during British times, the evidence on record leaves no room for doubt
that none of the mapsproduced in the case was a conclusive and authorita-
tive source of title to territory, except Indian Map B-44, on which the boun-
dary deter mi na tion made in the Reso lu tion of 1914 was author i ta tively
depicted.
. . . An overall assessment of theevidence on record concerning the
methods applied in making ground surveys and in preparing basic maps, and
partilarly the subsequentcompiled maps, wereproduced, exam ined,
approved and continuously modified, gives a clear picture of the true status
of the relevant maps. This may be said to have been that the boundary in
dispute asdepicted cannot have beenintended to offer more than a rather
tentative indication of the actual extension of sovereign territorial rights.»
(RSA, XVII, p. 566.)
6.35. Quant à la citation de la sentence rendue dans l’affaire du Canal de
Beagle, faite à la page 135 du mémoire burkinabé, on a déjà relevé, au titre des
incohérences de la démonstration adverse à l’égardode ses propres objectifs, dans
le maniement de la jurisprudence (cf. supra n 6.18), qu’elle est une bonne illus-
tration, eu égard aux circonstances de l’espèce, du caractère au maximum présomp-
tif, et, en tout cas, subsidiaire, complémentaire (donc non autonome) de la carto-
graphie: «confirmatory of conclusions reached, as in the present case
independently of the maps» (par. 139 de la sentence). A noter que ce paragraphe
se trouve dans la section IV de la décision, intitulé: «Confirmatory or corrobora-
tive incidents and materials».
De plus, cette affaire, fort différente de la nôtre, se situait dans un cadre propre-
ment interétatique (Chili, Argentine) et la question y était donc largement de savoir
si l’une des Parties avait acquiescé aux prétentions de l’autre.
Nous avons, de toute façon, déjà relevé dans nos précédentes écritures le rôle
très subsidiaire laissé aux cartes dans cette affaire et l’observation faite par
plusieurs commentateurs qu’il n’allait nullement à l’encontre de la méfiance de
principe des juges et des arbitres à l’égard des cartes (cf. mémoire du Mali, vol. II,
p. 175 et sa note 21).
Rappelons d’ailleurs qu’au terme d’un examen très systématique des cartes four-
nies par les Parties, le Tribunal arbitral affirmait au paragraphe 163 de sa sentence:
«Finally, the Court wishes to stress again that its conclusion to the effect
that the PNL group is Chilean according to the 1881 Treaty has been reached
on the basis of its interpretation of the Treaty, especially as set forth in para-344 DIFFÉREND FRONTALIER
graphs 55-111 above, and independently of the cartography of the case which
has been taken account of only for purposes of confirmation or corroboration.
The same applies in respect of the particular maps discussed in, and from,
paragraph 119 onwards.»
On retrouve ainsi l’inspiration qui avait déjà animé Max Huber dans l’affaire
de l’Ile de Palmas , lorsqu’il avait écarté les cartes produites parce qu’elles repro-
duisaient, de l’une à l’autre, les mêmes erreurs ( RSA, II, p. 853).
6.36. S’il est en effet fréquent qu’on retrouve ce phénomène du cumul et de la
concordance plus ou moins marqués des cartes, les unes par rapport aux autres, ce
n’est nullement un hasard mais bien au contraire le résultat des techniques en cours
dans la cartographie, en particulier dans la première partie de ce siècle et anté-
rieurement. On dresse, en effet, des cartes pour des besoins divers, ainsi que le note
l’ingénieur général Gateaud ( op. cit., p. 1) et, pour ce faire, on ne procède pas,
pour chacune d’entre elles, à de nouveaux levés. Des mélanges plus ou moins
adroitement dosés de certaines sont utilisés à titre de matrices, de «fond de
cartes», pour les divers renseignements topographiques, toponymiques et autres.
On les recopie donc, plus ou moins servilement, avant de porter sur les nouveaux
exemplaires ainsi obtenus des renseignements spécifiques ou complémentaires.
Cette méthode, particulièrement à l’époque où n’existaient pas encore de procédés
mécaniques très fiables de reproduction, n’allait pas sans l’inconvénient des défor-
mations progressives ou du cumul des erreurs (tout danger, aujourd’hui encore,
n’est d’ailleurs à cet égard, pas écarté).
6.37. Ainsi, dans son étude très complète et déjà citée (cf. supra, par. 6.31) du
patrimoine cartographique de l’AOF en 1926, le commandant Ed. de Martonne
notait, précisément à propos des cartes des cercles:
«Le public ne connaît que la collection manuscrite composée par les cartes
schématiques des cercles, à l’échelle 1/500000. Les premières de ces cartes,
fournies vers 1907, paraissent utiliser un fond emprunté à la carte Fortin. Dans
la suite, elles sont reproduites périodiquement, sur calque ou par tirage photo-
graphique, en se contentant trop souvent de reproduire les précédentes, et en
les déformant un peu plus à chaque fois.» ( Bulletin du comité d’études histo-
riques et scientifiques de l’Afrique occidentale française , année 1926, Paris,
librairie Larose, 1927, p. 388-389, par. 30 — les italiques sont de nous —,
doc. D/149.)
6.38. La suite de ce jugement critique mérite d’ailleurs d’être citée, car elle
manifeste bien l’absence d’autorité technique et, à fortiori, administrative, des
cartes de cercles (c’est-à-dire des cartes figurant les limites administratives de
chacun d’entre eux; on reviendra sur ce point un peu plus loin). M. de Martonne
poursuit en effet, immédiatement à la suite du passage précité:
«On peut supposer que la première série de ces cartes, si vraiment elle a été
découpée comme un puzzle dans une carte d’ensemble, avait fourni des
éléments juxtaposables. Mais les fréquents remaniements territoriaux amènent
dans les limites des cercles des modifications qui sont rarement représentées
de la même manière par les circonscriptions voisines. Si, à cet élément d’er-
reur presque inévitable, on ajoute la part de fantaisie imputable à chacun des
copistes successifs, on se trouve dès la deuxième ou troisième copie en
présence d’un jeu de patience qui n’est pas du tout assemblable.» (Ibid.)
1Non reproduits.Pour les cartes voirV, documents cartographiques. [Note du Greffe.][124-126] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 345
Voilà sans doute le meilleur commentaire, parce que le plus averti, que l’on
puisse faire de la «convergence» et du «cumul» des cartes.
6.39. Au demeurant, pour être tant vantée par les écrits burkinabé, la concor-
dance, à y regarder de près, n’est pas si manifeste sauf à se contenter un peu légè-
rement, comme le fait le mémoire adverse, de la reproduction de «l’allure géné-
rale» de la frontière!
6.40. On renverra d’abord, pour en administrer la preuve, aux pages 220 à 236
du mémoire malien, dans lesquelles on trouvera une analyse très minutieuse de
chacune des cartes, envisagées l’une après l’autre, avant et après 1956, du point
de vue de la position des limites administratives. On y constatera non seulement
des nuances mais des différences souvent importantes en plusieurs points de la
zone en litige. Ainsi, les tracés figurés, entre autres, sur la carte au 1/200000 Téra
1961, le croquis du cercle de Tillabéry 1954 au 1/250000, le croquis Ansongo
1/500000 de 1925 et le Petit1Atlas de l’AOF ne passent pas par les mêmes lieux
(voir croquis joints en regard ).
6.41. On constatera ensuite qu’une fois de plus, comme chaque fois qu’il
rencontre un élément de fait ne cadrant pas avec ses thèses (cf. supra, par. 6.27 et
6.28), le Burkina Faso n’hésite pas, à propos des cartes contredisant la thèse de la
«concordance», à en appeler à l’erreur humaine. S’agissant de la carte au
1/2000000 éditée et publiée par le service géographique de l’armée en 1925,
édition provisoire, dans l’édition de 1961, il doit bien constater «qu’en ce qui
concerne la zone du Béli ... les limites d’Etats y figurent très nettement au sud de
ce fleuve» (p. 134, par. 82). Mais c’est alors, selon lui, que l’échelle de la carte
en est trop petite, l’édition provisoire (on constatera que ce provisoire a duré au
moins de 1925 à 1961), le topographe, enfin, bien maladroit, puisqu’il aurait
inversé les lignes du Béli et la frontière — mêmes références, respectivement
i), ii) et iii). Voilà décidément bien des laisser-aller au sein de ce corps d’élite!
6.42. Bref, pour nous résumer, cette thèse burkinabé de la valeur d’une préten-
due concordance et d’un cumul des cartes ne résiste pas à l’analyse, d’abord parce
que, ainsi que l’a toujours dit la jurisprudence, le cumul n’est pas une preuve en
soi, ensuite parce que, en pratique, il est le plus souvent source d’erreurs, enfin
parce que, en l’espèce, cette concordance est très approximative et démentie outre
par la carte que l’on vient de citer en dernier lieu (1925, 1/2000000), par plusieurs
documents ( supra, par. 6.40). Cette conclusion est d’importance si l’on garde à
l’esprit le poids qu’accorde le Burkina Faso à la «convergence cartographique»
pour en déduire l’éventuelle «évidence» ou conviction de l’administration, quant
à l’emplacement de la délimitation dans la zone aujourd’hui en litige. C’est ici
qu’on perçoit le caractère inconciliable de la thèse burkinabé avec les pratiques et
le droit en vigueur à l’époque coloniale.
B. P RATIQUES ADMINISTRATIVES , DROIT COLONIAL ET THÈSE
DU « TITRE CARTOGRAPHIQUE »
6.43. On a constaté jusqu’ici à quel point la thèse burkinabé, selon laquelle les
cartes représentatives de la région constitueraient en elles-mêmes des «titres carto-
graphiques», est incompatible avec le principe fondamental dégagé par la juris-
prudence internationale de l’absence d’autonomie de la carte par rapport à la
volonté effective de l’autorité étatique compétente. On a ensuite pu réaliser que
l’argument d’une prétendue «fiabilité» technique des cartes (dont la convergence,
en elle-même dépourvue de valeur probante, est très approximative) ne résistait pas
à un examen méthodique du donné cartographique de l’espèce. Or, on va consta-
ter maintenant, comme d’ailleurs la citation précédente de l’étude du commandant
de Martonne avait une première fois permis de s’en rendre compte ( supra,346 DIFFÉREND FRONTALIER [126-128]
par. 6.31), que, loin d’ignorer cet état de choses, l’autorité coloniale avait une
pleine connaissance de cette absence de fiabilité des cartes, en particulier du point
de vue de la figuration des délimitations territoriales (limites de cercles et limites
de colonies).
6.44. Il est particulièrement intéressant d’illustrer cet état de choses à propos
de la carte de l’AOF au 1/500000 qui avait en particulier servi à la constitution
de l’Atlas des cercles et à laquelle on a vu qu’aujourd’hui le Burkina Faso attache
une importance toute particulière (cf. supra, par. 6.27). Reprenant les analyses du
commandant de Martonne, M. Louis Raveneau, secrétaire des Annales de géogra-
phie et membre titulaire de la section de géographie du comité des travaux histo-
riques et scientifiques, notait ( Bulletin de la section de géographie , année 1926,
p. LX à LXII, doc. D/145), à propos de la feuille de Hombori, celle-là même qui
intéresse la zone en litige:
«La feuille Hombori est pauvre en positions géographiques. Il n’existe
aucune donnée altimétrique sérieuse dans toute l’étendue de la feuille. Malgré
les documents topographiques utilisés (lieutenant Desplagnes, G. de Giron-
court, F. de Coutouly), la représentation reste très approximative... La feuille
n’a d’autre valeur que celle qui peut être attribuée à une carte de reconnais-
sance assez faible.»
Ses observations sur la feuille d’Ansongo n’étaient pas moins critiques ( ibid.,
pages CXXVI et CXXVII, doc. D/147).
6.45. Mais ce qui est encore plus intéressant est de constater que ce constat de
carence trouve un écho direct chez les administrateurs, chefs de cercle des régions
concernées. En témoignent, parmi d’autres, trois télégrammes-lettres émis entre
juillet et octobre 1935.
6.46. Les deux premiers émanent du commandant de cercle de Gourma-Rharous,
le capitaine Le Cocq; l’un, en date du 8 juillet 1935, constitue une première
réponse à une demande du gouverneur du Soudan relativement aux limites du
cercle de Gourma-Rharous. Avant même d’examiner son contenu, on voudra bien
considérer que si le gouverneur du Soudan, autorité coloniale supérieure, demande
au commandant d’un cercle quels sont les contours précis de celui-ci, c’est bien
qu’il l’ignore lui-même, et ce alors même qu’il devrait posséder toutes les cartes
de la région, dont en particulier la carte de 1925 au 1/500000 et l’ Atlas des
cercles ! Cela n’est cependant même pas sûr. Voyez la note d’Eboué du 27 août
1935 (doc. D/159).
Ce télégramme-lettre est libellé comme suit:
o
«Réponse à n 4685 du 27 juin 1935. Honneur vous rendre compte qu’il
n’existe au cercle de Rharous aucune carte ou croquis donnant des indications
sur les limites de la circonscription.
Par ce même courrier, je demande aux cercles voisins d’avoir l’obligeance
de m’indiquer ces limites.» (Doc. D/155.)
6.47. La suite devait arriver le 18 octobre 1935, toujours signée par le capitaine
Le Cocq. Son télégramme n o 595 indique notamment:
«III. Tiens à vous rendre compte que n’ayant trouvé dans archives aucun
renseignement sur limites cercle, que cartes et itinéraires envoyés dernière-
ment par chef-lieu ne donnent aucune indication ce sujet, ai été obligé attendre
réponses cercles et circonscriptions voisins avant pouvoir établir carte.»
(Doc. D/163.)
6.48. On constatera ici, une fois de plus, que si la carte peut comporter en
certains cas le résultat d’une recherche administrative sur la configuration exacte[128-130] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 347
des limites d’un cercle (cas de celle établie par le capitaine Le Cocq à cette occa-
sion et jointe au télégramme précité — cette carte n’a malheureusement pas pu être
retrouvée), il est cependant manifeste que la cartographie générale établie par le
service cartographique de l’AOF et en particulier la carte de 1925 au 1/500000
dont chacun des cercles possédait un exemplaire, n’était en elle-même dotée d’au-
cune autorité administrative et d’une valeur probante quasi nulle, quant à la réalité
des limites des circonscriptions.
6.49. C’est bien ce qui est corroboré par le troisième télégramme-lettre que nous
produisons: celui-là émane du commandant du cercle de Mopti. Il est daté du
20 septembre 1935. Comme les précédents, il est adressé au gouverneur du
Soudan, dont on constate ainsi qu’il avait, à l’époque, sollicité tous les cercles de
sa colonie pour leur demander des renseignements sur leurs limites. Il se lit comme
suit:
«Réponse à votre 5.585 A du 25 août 1935. Honneur vous retourner sous
pli séparé les feuilles Mopti et Hombori sur lesquelles ont été tracées au
crayon bleu les limites des subdivisions du cercle mentionnées sur le projet
d’arrêté ci-joint.
Ce tracé est très approximatif car ces cartes établies depuis plus de quinze
ans présentent des lacunes et beaucoup d’inexactitudes.» (Doc. D/160.)
Ce texte manifeste bien la reconnaissance commune de la non-fiabilité des cartes
de 1925 dont le commandant du cercle de Mopti déplore ici qu’elles ne puissent
même pas servir de fond de carte suffisamment précis du point de vue topogra-
phique. Pour des doutes analogues, voyez déjà la lettre du 26 mars 1932 du chef
de la subdivision de Douentza à l’administrateur du cercle de Bandiagara
(doc. D/151).
Ainsi, du directeur du service cartographique de l’AOF aux commandants de
cercles en passant par le gouverneur du Soudan, tout le monde savait le peu de
confiance que l’on pouvait accorder aux cartes, tant du point de vue administratif
que proprement topographique, l’un étant du reste lié à l’autre!
6.50. Dès lors, l’affirmation du Burkina Faso selon laquelle:
«c’est parce que des cartes fiables existaient que la puissance coloniale n’a,
en général, pas jugé utile de préciser dans des textes les limites exactes des
circonscriptions territoriales qu’elle avait instituées»,
tombe d’elle-même.
6.51. L’allégation d’après laquelle le gouverneur général de l’AOF et ses subor-
donnés auraient entendu faire acte (juridique) de délimiter par la publication de
cartes émanant de leurs services cartographiques, ne trouve, au demeurant, aucun
appui, ni dans la conception que l’administration française se faisait de la délimi-
tation des circonscriptions administratives (c’est-à-dire d’abord des cercles), ni
dans la façon qu’elle avait d’opérer cette délimitation, ni dans la pratique quoti-
dienne de l’administration territoriale. C’est bien là l’ultime manifestation, mais
non la moindre, que les cartes de l’AOF figurant la limite entre l’actuel Mali et
l’actuel Burkina Faso n’ont jamais pu constituer des... «titres cartographiques».
1Annexe au mémoire malien, doc. B/44. On sait (mémoire malien, p. 160) que le même
arrêté ménageait aux chefs de village des compétences contractuelles, selon «les règles et
formes coutumières», formule dont le gouverneur général de l’AOF avait déjà invoqué en
1906 (même référence) que «cette sorte d’écrit avait été créée précisément avec la préoccu-
pation de laisser aux indigènes le libre usage de leurs formes coutumières de consécration des
accords». Pour une illustration concrète, voir annexe mémoire malien, doc. D/9.348 DIFFÉREND FRONTALIER [130-132]
6.52. Durant la période coloniale française, on a déjà vu avec quelle fréquence
les circonscriptions territoriales étaient soumises à des modifications impliquant,
selon les cas, redécoupage, rattachement, dissociations (mémoire malien, p. 114 à
148). On a pu constater également la pluralité des critères et des procédés
employés par l’administration coloniale pour procéder à ces délimitations succes-
sives (ibid., p. 150 à 163). On a ainsi constaté que la pratique de l’autorité compé-
tente consistait principalement à déterminer l’étendue globale d’une entité par réfé-
rence à sa composition en éléments d’échelon inférieur. Ce mode de délimitation
était, pour ainsi dire, «moléculaire»: une colonie était définie par les régions ou
les cercles la composant, l’étendue du cercle par la liste de ses subdivisions et
cantons, celle du canton par l’énumération des villages auxquels on avait soin de
laisser la superficie et les contours que leur avait légués la tradition locale ( ibid.,
p. 150). Ce qui, en d’autres termes, définissait la limite administrative, était moins
le dessin de l’enveloppe que la structure du contenu.
6.53. Une telle manière de faire était caractérisée par une assez grande
souplesse, propre à ménager la prise en considération et, dans bien des cas, le
respect de l’aire traditionnelle de séjour des ethnies ( ibid., p. 152-154 et annexes
maliennes, doc. B/25, D/72, D/12, B/32, B/33), ce qui n’excluait pas non plus
qu’on puisse avoir eu recours en certains cas à des indices proprement topogra-
phiques (ibid., p. 155).
6.54. Le respect des limites traditionnelles des villages mérite sans doute, une
fois encore, d’être ici souligné, tant l’idée un peu hâtive est aujourd’hui soutenue
que la colonisation française, pratiquant l’administration directe (à l’encontre des
méthodes britanniques) aurait fait fi du tissu sociologique local. Rappelons à cet
égard les termes tout à fait explicites de l’arrêté général du 30 mars 1935 portant
réorganisation de l’administration indigène dans la colonie du Soudan français,
selon lequel:
«Le village représente l’unité administrative indigène.
Il comprend l’ensemble de la population y habitant et tous les terrains qui
en dépendent.» (Art. 2.) 1
6.55. Toujours est-il que ces pratiques de délimitation entraînaient dans la majo-
rité des cas une relative imprécision des contours du cercle dont on s’accommodait
d’ailleurs fort bien, la plupart du temps . Après les correspondances émanant des
chefs de cercles que l’on vient de citer, une dernière preuve de cet empirisme dans
l’organisation administrative est, par exemple, donnée par le rapport du lieutenant-
gouverneur du Soudan en 1948, lorsqu’il déclarait à propos des limites Soudan/
Haute-Volta, après avoir consacré l’imprécision qui les caractérisait: «Aucune
difficulté d’ailleurs n’a été jusqu’ici soulevée par cet état de fait.» (Rapport poli-
tique du Soudan, 1948, p. 44. Voir annexe Mali, doc. D/77.)
6.56. Et, dans sa remarquable circulaire du 1 ernovembre 1917, J.V. Vollenho-
ven, gouverneur général de l’AOF, à propos de l’élément de base des circonscrip-
tions administratives qu’était le cercle, insistait lui aussi, sans s’en offusquer, bien
au contraire, sur la plasticité de sa circonférence:
«On peut définir le cercle par circonscription territoriale qui, politiquement
et économiquement, forme une unité suffisamment homogène pour qu’il y ait
intérêt à la grouper sous une autorité unique. J’entends bien que cette défini-
tion manque de précision, mais le cercle est imprécis . C’est une cellule
sociale! Or, les cellules sociales évoluent avec la société dont elles font
partie; elles ne connaissent pas plus la fixité que les cellules organiques; elles
s’étendent ou se resserrent; elles absorbent ou se résorbent: c’est la vie!»
(Texte intégral de la circulaire dans le volume I des annexes au mémoire du[132-134] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 349
Burkina Faso, doc. II-16 bis, première page de la circulaire, troisième para-
graphe.)
On concevra aisément qu’une telle conception, quasi biologique, de la structure
administrative, s’accommode difficilement d’une représentation cartographique
figée. Or, que l’on sache, le dessin animé n’était pas une technique en cours au
service géographique de l’AOF!
6.57. L’administration coloniale ne s’en remettait ainsi nullement aux cartes du
soin de signifier officiellement le tracé exact des délimitations territoriales parce
que, précisément, sa méthode de délimitation structurelle ou «élémentaire» (c’est-
à-dire à raison des éléments composant l’unité à définir) lui permettait de trouver,
sur le terrain et dans la gestion quotidienne, les repères empiriques aptes à lui faire
savoir où commençait un cercle, une région, une colonie, et où finissait l’autre.
Souvent, en raison notamment de la nature des lieux, désertique, ou de celle des
populations la parcourant, nomades, elle laissait aux administrateurs concernés le
soin d’harmoniser de façon pragmatique le contrôle mitoyen que les uns et les
autres exerçaient sur les zones de confins. On en trouve de nombreux exemples
dans les écritures des deux Parties (voir en particulier les documents produits à
charge par le Burkina Faso, alors qu’ils démontrent simplement les conditions
concrètes de la coopération entre cercles, chacun allant à la rencontre de l’autre
(mémoire du Burkina Faso, p. 185, 76 et 186) et l’on remarquera que celles du
Burkina Faso reconnaissent aussi bien que la région du Béli constitue une de ces
zones (voir, notamment, mémoire du Burkina Faso, p. 33, par. 5).
6.58. Les cartes n’étaient et ne pouvaient avoir la nature d’actes administratifs
de délimitation (ce que prétend pourtant le Burkina Faso, lorsqu’il explique la
rareté des titres écrits par «fiabilité» des cartes) parce que l’administration savait
parfaitement leurs imperfections topographiques, leurs approximations topony-
miques, leur décalage ou déphasage dans la représentation des limites adminis-
tratives, dont le bouleversement était si courant qu’elles semblaient avoir perdu
l’espoir de jamais parvenir à une mise à jour (cf. opinion du commandant
de Martonne sur les «cartes des cercles» à la date de 1926, supra n os 6.37 et 6.38).
6.59. Et si le Burkina Faso veut faire croire à la Cour le contraire, alors nous lui
demanderons très courtoisement de bien vouloir répondre notamment, en temps
utiles, aux questions suivantes:
— Si, comme il le prétend, les cartes représentant les délimitations administratives,
et en particulier l’ Atlas des cercles de 1926 , avaient été des documents officiels
de publication des limites engageant l’administration, comment se fait-il que ce
document n’ait pas fait l’objet de rééditions, comportant à chaque fois le dessin
exact des mutations territoriales? Comment se fait-il que cet atlas soit si rapi-
dement tombé dans l’oubli, que, quelques années après, le gouverneur général
de l’AOF, lorsqu’il prend l’arrêté général 2728, en 1935, n’y fait même pas
référence?
— Comment se fait-il, à l’intérieur de la période durant laquelle le Burkina Faso
lui-même reconnaît validité à l’arrêté précisé (soit 1935-1947), que les cartes de
la région ne comportent pas de transcription exacte de ses dispositions?
— Comment expliquer, en dépit du «cumul» et de la «converoence» des cartes,
que le 10 novembre 1949, par télégramme-lettre n 760 adressé au commandant
de cercle de Tombouctou, le chef de subdivision de Rharous demande où se
trouvent exactement les limites de sa circonscription avec celles de Gao
(Bourem, Ansongo), Dori, Ouahigouya, Bandiagara, Douentza, Goundam,
Tombouctou, manifestant ainsi la persistance, quatorze ans après le capitaine
Le Cocq, de l’incertitude quant à la délimitation de cette zone? (annexes,
mémoire malien, doc. D/80).350 [135-136]
— Comment à l’autre bout de la hiérarchie administrative, le lieutenant-gouver-
neur du Soudan, l’année précédente (1948), pouvait-il déclarer dans son rapport
annuel déjà cité (annexes, mémoire malien, doc. D/77), que les limites entre les
deux colonies n’étaient pas déterminées de façon précise?
D’autres questions mériteraient qu’on les posât, mais on ne veut pas allonger
inutilement la liste!
6.60. Une dernière allégation burkinabé mérite qu’on en fasse justice. Elle est
d’ailleurs très directement liée à la précédente puisque dans son mémoire, le
Burkina Faso consacre près de trois pages à démontrer le caractère officiel du
service géographique de l’AOF auteur des cartes, caractère que, d’ailleurs,
personne n’a jamais songé à nier (p. 123-126 et 57 à 62). Mais il veut déduire,
encore et toujours, du caractère officiel de ce service et de sa dépendance à l’égard
de l’administration, la thèse selon laquelle les cartes valaient jadis, acte adminis-
tratif de délimitation, et aujourd’hui, titre juridique. Examinons donc, pour finir, cet
argument.
6.61. L’idée burkinabé est en quelque sorte d’identifier le technicien cartogra-
phique au souverain législateur. Les paragraphes 57 à 60 du chapitre IV de son
mémoire (p. 123 à 125) sont à cet égard tout à fait intéressants. Son argument
repose sur une manière de syllogisme (que l’on énoncera au présent de l’indicatif
pour plus de clarté):
a) le service géographique de l’AOF est un organe administratif, placé sous l’au-
torité du gouverneur général;
b) or, les cartes émanent du service géographique de l’AOF;
c) donc les cartes sont l’expression fidèle des décisions de délimitation prises par
le gouverneur général.
Cette apparente structure logique dissimule mal la confusion ainsi établie entre
deux choses bien distinctes: d’une part, la nature juridique de l’organe chargé des
travaux cartographiques, d’autre part, l’identification précise de ses compétences.
6.62. Pourtant, les termes mêmes de l’arrêté gubernatorial du 1 er mars 1922,
dont le texte est abondamment cité par le mémoire burkinabé à ses pages 124 et
125, est en lui-même suffisamment explicite, et l’on priera respectueusement la
Cour de bien vouloir s’y reporter. C’est en vain qu’on y chercherait par exemple
la reconnaissance du fait que la diffusion des cartes émanant de ce service aurait
pu avoir valeur de publicité des décisions administratives de délimitation, ni qu’elle
engageait l’autorité coloniale. On y constate, au contraire, que la nature des tâches
dévolues à ce service, comme son nom lui-même l’indique, est géographique
(article premier: «Le service géographique du gouvernement général de l’AOF est
l’organe de la conservation et de l’extension des connaissances géographiques sur
toute l’étendue du domaine colonial de la France en Afrique occidentale»).
6.63. A son article 2, l’arrêté du 1 er mars 1922 définit précisément les attribu-
tions du service géographique comme techniques : centralisation des documents
géodésiques, topographiques et cartographiques, préparation et exécution des
cartes, relations avec les établissements géographiques fonctionnant en France, etc.
Bref, s’il est exact que le service géographique est placé sous l’autorité du gouver-
neur général, dont il suit les directives (art. 12), sa tâche fondamentale est de lui
fournir «des renseignements d’ordre exclusivement technique» (art. 8). L’arrêté de
1922 donne ainsi clairement ce service pour ce qu’il était: un organe technique
placé à la disposition de l’administration coloniale pour accroître et améliorer la[136-138] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 351
connaissance de la géographie des territoires placés sous son autorité, et non pas
du tout un organe ou même un instrument de réglementation des délimitations.
6.64. Ainsi, si l’on fait un bref bilan de cette réfutation de l’argumentation
burkinabé relative à la cartographie, on constatera que sa thèse centrale d’une
valeur autonome et intrinsèque des cartes substituées aux titres écrits comme
instrument d’expression de la volonté de l’administration coloniale ne repose sur
aucun fondement, qu’on les cherche dans le droit international, dans la pratique
administrative de l’AOF ou dans ses méthodes de délimitation. Si bilan il doit y
avoir, il est décidément bien maigre pour le Burkina Faso: pas de titre écrit, pas de
cartes dont il puisse faire un titre géographique, puisqu’aucune de celles qu’il cite
n’est annexée à un titre écrit. Pourtant alors, ne s’est-il pas davantage rattaché aux
preuves d’effectivité dont il a eu soin de montrer l’impossibilité d’invocation ou
le caractère subsidiaire? Serait-ce parce qu’il ne peut en produire de convain-
cantes?352 DIFFÉREND FRONTALIER [139-141]
CHAPITRE VII
LES EFFECTIVITÉS
7.01. Dans les pages qui précèdent, le Mali a tenté de montrer:
1) que le Burkina Faso n’a pas de titre-instrument de nature législative ou régle-
mentaire à faire valoir dans la région, au contraire du Mali;
2) que le donné cartographique ne constitue ni un titre-cause, ni, dans les circons-
tances, un titre-instrument, pour toutes les raisons qui ont été exposées.
Devant ces déficiences, le Burkina Faso peut-il faire valoir une effectivité dans
les territoires qu’il revendique sans titres?
Dans les lignes qui suivent on s’attachera tout d’abord à analyser la construc-
tion juridique dans laquelle le Burkina Faso encadre l’admissibilité des preuves
d’effectivité (sect. 1), puis on examinera la valeur des preuves d’effectivité
concrètes présentées par le Burkina Faso dans la zone contestée en les confron-
tant à celles qu’offre le Mali (sect. 2).
Section 1. La construction juridique burkinabé sur les preuves d’effectivité
7.02. Aux pages 75 et suivantes de son mémoire, le Burkina Faso a développé
les conséquences qui, à son estime, devaient s’attacher à la distinction entre conflit
de délimitation et conflit d’attribution.
A la page 136, après avoir décidé que le présent conflit est un conflit de déli-
mitation et non un conflit d’attribution territoriale, le mémoire du Burkina Faso
décrète que:
«La conséquence directe de cette constatation est que le rôle des actes d’ad-
ministration effective dans la région est, pour déterminer la frontière, secon-
daire par rapport aux titres formels dont les Parties peuvent se prévaloir.»
(Par. 86.)
Nous avons dit plus haut (par. 3.16 à 3.22) les réserves qu’il convient de formu-
ler à propos de cette distinction. On a aussi noté l’usage ambigu et indifférencié
fait par le Burkina Faso du concept de «titre» (par. 4.01 et suiv.). Nous n’y revien-
drons plus.
7.03. On rappellera encore que, contrairement à ce que veut faire croire le
Burkina Faso, le gouvernement malien ne revendique nullement les zones contes-
tées sur la base d’une occupation ou d’actes de possession ou de prescription posté-
rieurs à l’indépendance.
Ainsi, dans sa consultation, le professeur E. Jiménez de Aréchaga fait allusion
à une «occupation des zones contestées par des nationaux maliens» (p. 53, par. 63)
et le mémoire burkinabé faisant allusion à des «incursions maliennes en territoire
burkinabé» déclare que:
«Ni leur nature, ni leur durée, ni aucun de leurs caractères, ne peuvent
fonder un titre que la Partie malienne prétendrait tirer de la prescription.»
(Mémoire du Burkina Faso, p. 137, par. 88 — voir aussi p. 143, par. 103;
p. 144, par. XII, et p. 169, par. 25.)
On a signalé dans l’introduction (par. 1.10) ce procédé burkinabé consistant à
prêter au Mali des argumentations qui lui sont étrangères. Le mémoire présenté par[141-143] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 353
le Gouvernement malien montre que les actes d’effectivité invoqués par ce gouver-
nement ne sont nullement des actes maliens mais des actes français. Aucun acte
d’effectivité postérieur à l’indépendance n’est invoqué par le Mali pour donner
substance à ses prétentions.
La sous-commission juridique de l’OUA (mémoire du Burkina Faso, p. 165,
par. 15) a commis aussi cette erreur fondamentale, en fait comme en droit, de
nature à vicier tant son raisonnement que ses conclusions.
7.04. Pour ce qui est du rôle de l’effectivité dans la présente instance, rappe-
lons brièvement la position du Mali:
1) Le titre-cause est ici essentiellement la succession d’Etat, c’est-à-dire le legs
colonial relatif à la frontière à la date de l’indépendance.
2) Ce titre-cause ne pourrait lui-même céder que devant un autre titre-cause
(postérieur à l’indépendance): l’accord des Parties sur une modification de la fron-
tière léguée par le colonisateur. Cette hypothèse ne trouve pas application en l’es-
pèce dans l’état actuel des choses.
3) Il convient en l’espèce de rechercher quel était le legs colonial. Selon le
Gouvernement du Mali, le colonisateur ne s’est prononcé d’autorité que pour une
partie de la frontière et ceci par l’AG 2728 de 1935. Ce titre-instrument bénéficie
de la position la plus éminente pour la détermination de la volonté de l’autorité
coloniale.
4) On a vu que les cartes ne constituent pas, en tant que telles, un titre-instru-
ment autonome, sauf si elles sont annexées à un titre législatif ou réglementaire, ce
qui n’est pas le cas ici.
5) Là où il existe un titre législatif ou réglementaire valable, les actes d’effec-
tivité, d’autorités administratives, contraires à ce texte, ne peuvent le supplanter.
Il s’agit d’excès de pouvoir, d’actes illicites.
6) Là où il n’existe pas de titre réglementaire, le Gouvernement malien estime
qu’il faut se tourner vers la pratique administrative pour déterminer la manière dont
les administrateurs vivaient la limite de leurs circonscriptions. A défaut de titre
écrit, les pratiques administratives formaient la preuve du legs colonial. L’effecti-
vité joue donc ici un rôle supplétif, substitutif à l’écrit défaillant. Le contrôle admi-
nistratif était censé représenter la volonté de l’administration coloniale.
7.05. Pour ce qui le concerne, le Burkina Faso prétend que les «titres burki-
nabé» ont été confirmés par l’exercice des compétences territoriales durant la
période coloniale.
Plus précisément, cette allégation se divise en deux branches:
7.06. 1) «Après que la Haute-Volta a retrouvé ses anciennes limites, en 1947,
la région a été administrée par des autorités dépendant de la colonie de la
Haute-Volta (et) a été constamment placée sous le contrôle effectif des
commandants des cercles de Ouahigouya, de Dori et, le cas échéant, de
Djibo...» (Mémoire du Burkina Faso, p. 137, par. 89.)
Selon le Burkina Faso l’effectivité de l’autorité administrative voltaïque aurait
confirmé «de manière éclatante l’effectivité des titres dont se prévaut le Burkina
Faso» (mémoire du Burkina Faso, p. 141, par. 98). On jugera tout à l’heure de cet
éclat (voir sect. 2).
7.07. 2) A défaut d’être un «titre» (voir le chapitre précédent), la cartographie
est présentée comme étant, en quelque sorte, un substitut de l’effectivité ou, mieux,
comme une effectivité négative, dans la mesure où l’existence des cartes est analy-
sée comme un acquiescement des autorités soudanaises à celles-ci.
Quelques citations illustrent ce propos:354 DIFFÉREND FRONTALIER [143-145]
— «Dans les zones mal connues ou peu fréquentées, l’autorité coloniale n’estimait
pas nécessaire d’arrêter la ligne frontière autrement que par les cartes.»
(Mémoire du Burkina Faso, p. 162, par. 7).
— Les cartes auraient une «autorité administrative» (mémoire du Burkina Faso,
p. 162, par. 8).
— Enfin, le fait que les administrateurs soudanais ne réagissaient pas aux cartes
était une forme d’acquiescement par toutes les autorités administratives du tracé
porté régulièrement sur les cartes» (mémoire du Burkina Faso, p. 163, par. 9).
— L’absence de contestation des cartes est dès lors le révélateur d’une possession
administrative paisible des quatre villages» (mémoire du Burkina Faso, p. 164,
par. 12 — même argument p. 168, par. 22).
7.08. On ne s’attardera pas sur le caractère saugrenu de l’idée que le colonisa-
teur aurait voulu faire connaître par des cartes les zones mal connues! On mesure
les conséquences qui en auraient résulté avec les cartes de 1925 qui sont évidem-
ment incapables de représenter les zones «non parcourues»!
On a déjà répondu ci-avant à la prétention d’autorité administrative des cartes.
Peut-on enfin accepter l’idée d’acquiescement?
Ce qui a été dit au chapitre précédent sur les cartes a montré le peu de sérieux
de cette argumentation.
Les cartes n’avaient pas la constance vantée: leur peu de valeur et leur impré-
cision étaient notoires, non seulement pour le service géographique du gouverne-
ment général de l’AOF (voir supra, par. 6.37, 6.38 et 6.44), mais aussi pour les
administrateurs (voir supra, par. 5.30 et 6.45 à 6.49).
Si les autorités soudanaises n’ont pas protesté avant l’indépendance sur le tracé
de la ligne frontière dans la région des quatre villages, alors que l’appartenance
de ces villages au canton de Mondoro était notoire et que l’erreur des cartes était
fréquemment dénoncée (voir supra, par. 5.30 et 6.45 à 6.49 et infra, par. 7.10),
c’est la preuve manifeste que les autorités soudanaises n’attachaient pas la moindre
valeur administrative à ces cartes.
Comme on l’a d’ailleurs déjà signalé plus haut, si les cartes avaient eu la valeur
prétendue, elles auraient été tenues à jour et modifiées en conséquence par l’ad-
ministration en fonction des remaniements incessants des limites des cercles. Or,
on sait que ce ne fut pas le cas. L’ Atlas des cercles de 1925 ne fut pas réédité (voir
supra, par. 6.59).
Section 2. Les preuves d’effectivité concrètes présentées
par le Burkina Faso dans la zone contestée
7.09. Le cas du village de Dioulouna et des autres villages sédentaires: les argu-
ments du Burkina Faso sur ces villages sont les suivants:
— la carte au 1/200000, édition 1960 (mémoire du Burkina Faso, p. 168, par. 23)
qui place Dioulouna, Oukoulourou et Kobo en Haute-Volta;
— l’intime conviction de la sous-commission juridique. Selon cette dernière, en
effet, «la sous-commission a acquis l’intime conviction que ces quatre villages
appartenaient jusqu’en 1935 au cercle de Ouahigouya»;
— «l’occupation malienne» ne peut être opposée à un «titre juridique» (les
cartes). «Ceci vaut à fortiori pour une occupation postcoloniale» (mémoire du
Burkina Faso, p. 169, par. 25).[145-147] CONTRE MÉMOIRE DU MALI 355
Il faut donc considérer, selon le Burkina Faso, que les villages en question ont
été occupés par le Mali après l’indépendance! On verra ci-dessous ce qu’il faut
en penser.
Les arguments du Burkina Faso sont donc:
1) l’argument cartographique — déjà discuté;
2) l’argument d’autorité — l’intime conviction de la sous-commission juridique de
l’OUA.
Pour le reste, aucune preuve d’exercice d’autorité administrative de la Haute-
Volta n’est apportée — et pour cause — pour aucun des quatre villages et ce, à
aucun moment de 1903 à 1960.
7.10. En revanche, le Gouvernement du Mali a présenté dans son mémoire
(tome II, p. 271 à 274) et les annexes de celui-ci une cinquantaine de notes et
croquis divers attestant que Dioulouna ou Dionouga faisait bien partie du Soudan
et ce, sans interruption de 1903 à 1960.
Des recherches récentes dans les archives ont encore permis de trouver quelques
notes toujours dans le même sens:
— le rapport politique du chef de la subdivision de Douentza dans le cercle de
Mopti, pour le premier trimestre 1938, en date du 22 mars 1938, cite Dioulouna
et Douna parmi les villages du canton de Mondoro (doc. D/166);
— un état des tournées effectuées au cours du premier trimestre 1938 par la subdi-
vision de Douentza fait état d’une tournée administrative et de recensement
dans le canton de Mondoro, du 9 au 12 mars. Dioulouna et Douna sont cités
(doc. D/167);
— Dioulouna est encore cité à trois reprises au programme des tournées du même
poste pour le deuxième trimestre 1938 (doc. D/168);
— voir encore le programme des tournées du quatrième trimestre 1938
(doc. D/169);
— une étude intitulée «notes sur le canton de Hombori», établie par F. Fournier
le 21 février 1948, cite Douna et Dioulouna à la page 15, parmi les villages
de la partie sud du canton de Hombori, ancien canton de Mondoro (doc.
D/ 180). A cette étude sont joints deux croquis très intéressants montrant que la
frontière passe parallèlement à la ligne Dioulouna-Douna et bien au sud de
cette ligne, M. Fournier ajoute ceci, en page 1, qui ne manque pas d’intérêt:
«Quant aux croquis, ils ont été faits d’après la carte de la subdivision exis-
tant à Douentza et d’après les renseignements recueillis par le chef de poste
lors de ses tournées. Ils sont d’une approximation suffisante et valent mieux
que la carte provisoire au 1/500000, tirage de 1925, dite carte de reconnais-
sance (Soudan - Haute-Volta) qui est complètement inexacte.» (Doc. D/180.)
Ceci est un exemple concret de ce qui a été dit ci-dessus (par. 7.08):
— le rapport d’inspection générale dans la subdivision de Douentza, établi le
21 août 1951, par M. l’inspecteur des affaires administratives Barrault, fait état
d’un crédit pour le creusement d’un puits à Dioulouna (doc. D/181);
— un rapport des eaux et forêts du Soudan français, fait à Bandiagara le 26 janvier
1952, à propos des forêts de Bandiagara, cite Dioulouna et Douna dans le
canton de Hombori (doc. D/182);
— une note du 30 septembre 1952 fait allusion à Dioulouna sur la route d’expor-
tation du bétail vers Ouahigouya et la Côte d’Ivoire (doc. D/183);
— le rapport relatif à l’affaire du Mondoro (subdivision de Douentza) fait allu-
sion à la consultation opérée à Dioulouna et à Douna lors de la tournée effec-
tuée dans le Mondoro, du 28 au 30 mai 1953. Un schéma très clair accompagne
le rapport (doc. D/185).356 DIFFÉREND FRONTALIER [147-149]
7.11. La mention, répétée à plusieurs reprises ci-dessus, de Douna, peut sembler
superfétatoire puisqu’il n’est pas contesté par le Burkina Faso — par la grâce des
cartes — que Douna est malien.
Néanmoins, il ne faut pas oublier que, au même titre que Kounia est un hameau
de culture de Dioulouna, Selba et/ou Oukoulourou sont des hameaux de culture
de Douna et que, dès lors, toute mention de l’un vaut mention des autres.
Concernant Douna, outre les annexes au mémoire du Mali (D/15, D/16, D/29,
D/48 et croquis D/49, D/76, D/78, D/95, D/98, D/100, D/103, D/109, D/123 bis,
D/125, D/127), on se référera aux notes nouvelles suivantes:
— début juillet 1937 (doc. D/165);
— du 3 octobre 1938 (doc. D/170);
— un rapport non daté de la même période (doc. D/171);
— 27 juillet 1941 (doc. D/173).
7.12. L’appartenance de Kobou au canton de Boni (subdivision de Douentza,
cercle de Mopti) est également indiscutée.
Concernant Kobou, voyez déjà les annexes au mémoire du Mali: D/16, D/23,
D/47, D/76, D/78, D/100, D/147, D/123 bis, D/125, D/127.
Dans les annexes au présent contre-mémoire, on trouvera un rapport de tournée
du 21 avril 1942 du chef de la subdivision de Douentza (doc. D/174), un rapport
de tournée du 25 août 1947 du chef de subdivision de Douentza (doc. D/178), un
recensement de 1947 (doc. D/179) et un rapport économique du chef de secteur
élevage de la même subdivision, du 14 mai 1957, qui mentionne Kobou dans le
canton de Boni (doc. D/189).
Encore une fois, le rappel du fait que Kobou est indiscutablement malien n’est
pas inutile puisque Koubo, situé à quatre kilomètres environ au sud de Kobou
(mémoire malien, tome II, p. 280), est un hameau de culture de ce dernier. Koubo,
on s’en souvient, est signalé comme village appartenant au Soudan par l’AG 2728
du 27 novembre 1935 et par l’AG 2557 du 2 août 1945. Soulignons encore que
l’arrêté no 543/APA du 1 er mars 1951 ( JOSF, 13 mars 1951, p. 139) rattache le
village de Kobou au centre d’état-civil du canton de Hombori.
7.13. S’agissant de la mare de Toussougou (mémoire malien, vol. II, p. 282)
signalée par les arrêtés 2728 et 2525, le Gouvernement malien a retrouvé dans les
archives un projet de délimitation des subdivisions du cercle de Mopti du
18 octobre 1935, préparatoire à l’AG 2728 (doc. D/164), qui mentionne la mare
de Toussougou . La frontière passe au sud de la mare de Toussougou, appelée
aujourd’hui aussi Feto-Maraboulé.
7.14. Il découle de tout ce qui précède que, dans l’ensemble de cette région de
villages sédentaires qui s’étend de Dioulouna jusqu’au sud de la mare de Tous-
sougou, le titre que possède le Mali dans le texte 2728 est conforté par une acti-
vité administrative qui n’est contredite par aucune activité voltaïque, de 1903 à
1960.
Dans ces conditions, les prétentions du Burkina Faso selon lesquelles:
«les cartes et la pratique administrative antérieures à 1932 établissent que les
quatre villages de Dioulouna, Oukoulou, Agoulourou et Koubo sont compris
dans le cercle de Ouahigouya, dans le territoire de Haute-Volta» (mémoire
du Burkina Faso, p. 189, par. 89),
semblent relever du rêve ou du fantastique pour ne pas les qualifier autrement.
L’affirmation du Burkina Faso, s’abritant derrière l’autorité de la sous-commis-
sion juridique de l’OUA, que le Mali occupe les quatre villages depuis une période
postérieure à la décolonisation ( supra, par. 7.09) est, on l’aura constaté, de la même
eau.[149-151] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 357
La mare de Soum
7.15. La mare de Soum est apparue assez tard sur les documents cartogra-
phiques: sauf erreur, en 1950 sur la carte routière AOF de la Haute-Volta, au
1/1000000 (doc. C/39) comme mare frontalière.
La carte no 16, déposée par le Burkina Faso au Greffe de la Cour, au 1/200000,
de novembre 1954, mentionne les mots «mare de Soum» entourés de points d’in-
terrogation.
7.16. Les mêmes points d’interrogation se retrouvent dans la pratique adminis-
trative.
On sait qu’aucun texte réglementaire ne mentionne la mare de Soum. La
première mention de la mare de Soum, selon les documents retrouvés par le Mali,
apparaît dans une note du cercle de Dori, du 18 décembre 1939 (doc. D/55).
Selon le commandant du cercle de Dori d’alors, M. Rigal, la mare de Soum
était: «située à la limite de la subdivision de Douentza (cercle de Mopti) et du
cercle de Ouahigouya à qui elle appartient».
Le 7 juillet 1943, le commandant du cercle de Dori, alors Paul Delmond, appa-
raît beaucoup moins certain:
«C’est ainsi que nous ne connaissons pas (le commandant du cercle de
Ouahigouya et moi-même) la position géographique exacte de la mare de
Souhoum, l’emplacement, par rapport à cette dernière ou par rapport au
village de Konna, du point de rencontre des trois cercles de Mopti, Ouahi-
gouya et Dori...» (Doc. D/175.)
Il demande son avis au commandant du cercle de Mopti qui, par son télé-
gramme-lettre du 19 août 1943 (doc. D/68), après s’en être référé à l’arrêté 2728
qui ne mentionne pas Souhoum, poursuit comme suit:
«Personnellement je me suis rendu à la mare Souhoum lors de mon séjour
à Ouahigouya. Si mes souvenirs sont exacts, cette mare se trouverait au nord-
ouest d’Aribinda et au nord de Yatenga. Suivant renseignements qu’avais
recueilli à l’époque, elle se trouverait bien sur territoire canton Aribinda.»
Un extrait du journal de poste de Douentza 1942-1946, en date du 30 novembre
1943, montre que le renseignement de deuxième main du commandant de cercle de
Mopti n’est pas si sûr:
«Visite du chef de canton de Boni qui revient de la mare de Souhoum où
il devait rencontrer le commandant de cercle de Dori et celui de Ouahigouya.
Ceux-ci ne sont arrivés qu’à Gountourignégné (village peulh de Ouahi-
gouya, canton Aribinda). D’après le chef de canton de Boni, la mare de
Souhoum appartiendrait à son canton et qu’il n’y a pas de contestation à ce
sujet.» (Doc. D/176.),
et le chef de poste de poursuivre, ce qui montre que la carte jette un trouble dans
son esprit: «Cependant, d’après la carte elle est bien située à l’est du Mondoro (à
une cinquantaine de kilomètres de Kobou)» ( ibid.), et de conclure très pragma-
tique: «Si elle ne fait pas partie de la division de Douentza, il est certain tout au
moins qu’elle fait partie des terrains de parcours des Peulhs de Boni.» ( Ibid.)
7.17. Dans son rapport annexé à une note de couverture du 20 août 1946, le chef
de la subdivision de Douentza parle de la mare de Souhoum comme «mare limi-
trophe des cercles de Dori, d’Ouahigouya et de la subdivision de Douentza»
(doc. D/177).
Dix ans plus tard, le 25 janvier 1956, les choses sont toujours aussi imprécises
puisqu’une rencontre entre le commandant d’Ouahigouya, le commandant de Dori
et le chef de la subdivision de Douentza est prévue à la mare de Soum: «afin de358 DIFFÉREND FRONTALIER [151-154]
mettre d’accord en commun les limites des cercles et le contrôle de la population»
(doc. D/188). Du résultat de cette réunion on ne sait rien.
Un rapport d’hydraulique pastorale du chef de secteur d’élevage de Djibo, du
7 janvier 1957, mentionne Soum comme lieu de point d’eau et de pâturages dans
le canton d’Aribinda (annexe II-60 ter) et un rapport du même, en date du
31 décembre 1957, mentionne que le creusement d’un puits y est envisagé par
Ouahigouya (annexe II-60 quater).
Il n’y a pas d’autres indications dans l’état actuel de nos connaissances, pour la
période antérieure à l’indépendance. Sous réserve de ce que nous dirons ci-dessous,
les administrateurs locaux considéraient donc, à cette époque, la mare de Soum
comme mare frontalière.
7.18. Une note du 16 janvier 1961 de l’administrateur du cercle de Douentza
au commandant du cercle de Mopti s’enquiert des procès-verbaux de délimitation
des frontières de l’ancien cercle de Mopti avec le cercle de Ouahigouya:
«Il s’agit de situer les limites de la partie de la mare de Soum qui appar-
tient à Douentza. D’après ce que je sais, le commandant de cercle de Ouahi-
gouya et le chef de subdivision de Douentza se sont plusieurs fois réunis à
ce sujet.» (Doc. D/190.)
Le commandant de cercle de Mopti répondit en renvoyant à la correspondance
précitée de 1943 (doc. D/191).
Une note du 3 janvier 1963 fournie par le Burkina Faso fait état de Soum comme
«village frontalier» (mémoire du Burkina Faso, annexe II-67 bis).
L’appartenance de la mare commença alors à faire l’objet de notes plus agres-
sives (mémoire du Burkina Faso, annexe II-70 du 8 décembre 1963).
7.19. Le 15 janvier 1965, un accord fut passé entre le commandant du cercle
de Djibo et celui de Douentza par lequel la mare de Soum était divisée «en deux
et passant par le milieu ... la portion nord comprise dans cette zone revient à la
République du Mali, le reste à la République de Haute-Volta» (mémoire du Burkina
Faso, annexe II-83 b et mémoire malien, doc. A/5). Le rapport du commandant de
Djibo adressé à Ouagadougou montre cependant que, dans l’esprit des deux
commandants de cercle, l’arrêté général du 27 novembre 1935 aurait pu les dépar-
tager (mémoire du Burkina Faso, annexe II-83 a).
7.20. Des incidents eurent lieu à nouveau en 1966, non à Soum, comme le
prétend à tort le mémoire du Burkina Faso (mémoire du Burkina Faso, p. 46,
par. 52 et 53), mais à Toussougou, Kouna et Tin Akoff (comme le montrent les
trois annexes citées par le Burkina Faso lui-même, annexes II-85 bis, ter et quater).
En revanche, des incidents — dont le mémoire voltaïque ne souffle mot —
eurent lieu en 1969 lorsque les autorités de Djibo voulurent creuser un puits sur
la rive nord de la mare de Soum (voir notes des 2, 18 et 23 juin 1969, doc. D/197,
D/198 et D/199).
7.21. Une note du 6 octobre 1970 du commandant de cercle de Douentza au
gouverneur de la région de Mopti montre cependant que, selon les renseignements
recueillis auprès des populations frontalières, la limite devrait passer au sud de la
mare de Soum le long de la ligne rocheuse Tondi Gario (doc. D/200).
Une note du 24 décembre 1970 confirme cette opinion et que l’interprétation
correcte de l’AG 2728 fait passer la frontière à environ 20 kilomètres au sud de la
mare (doc. D/201).
7.22. Le mémoire voltaïque fait encore allusion au fait que «les bandes armées
maliennes arrachèrent à Soum le drapeau voltaïque» (mémoire du Burkina Faso,
p. 46, par. 53 et annexe II-91 quater du 16 juin 1972), mais il se garde bien de
donner les circonstances de l’affaire. Pour un point de vue malien très modéré,
voyez les notes du 1 eret du 2 juin 1972 (doc. D/202 et D/203).[154-156] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 359
Des incidents furent encore provoqués par les Voltaïques construisant une
mosquée (notes du 2 mars 1974 et 8 mars 1975, doc. D/205 et D/208) ou un puits
(voir note du 24 janvier 1976, doc. D/213) dans la partie de Soum administrée par
le Mali en vertu de l’accord de 1965.
7.23. De tout ceci on peut déduire qu’à s’en tenir à la pratique administrative
antérieure à l’indépendance et au modus vivendi de 1965 établi entre autorités
locales, la mare de Soum avait été partagée en deux et était considérée comme
mare frontalière.
7.24. Au vu de ce qui précède, l’allégation burkinabé selon laquelle la souve-
raineté burkinabé sur Soum ne serait pas contestée par le Mali (mémoire du
Burkina Faso, p. 171, par. 31), prêterait à sourire si elle n’avait pour risque d’in-
duire la Cour en erreur.
Il est évident, au surplus, que la bonne volonté des autorités maliennes de
l’époque était due à l’ignorance des droits que leur conférait une interprétation
correcte de l’AG 2728 qui établit une ligne frontière passant au sud de la mare de
Toussougou pour rejoindre la mare de Kétiouaire, ce qui fait passer la frontière au
sud de la mare de Soum au Tondi Gariol (illustration cartographique C/65).
7.25. Il faut donc en conclure que l’occupation burkinabé de parties de terri-
toires (Kouna et sud de Soum), contrairement à un titre, n’a aucune valeur; elle est
illégale et comme l’a reconnu dans son principe le Burkina Faso, ne constitue en
rien un titre. A ce propos, on se référera à la consultation du président Eduardo
Jiménez de Aréchaga qui expose bien que les actes d’exercice de l’administration
locale ou même du pouvoir étatique ne peuvent supplanter les titres juridiques
(mémoire du Burkina Faso, annexe I, p. 62).
On ne pourrait pas non plus prétendre qu’il y a eu acquiescement du Mali
puisque le modus vivendi de 1965, établi à l’échelon local, n’a pas été entériné par
les autorités supérieures, seules compétentes pour engager les Etats, savoir: la
conférence des ministres de l’intérieur des deux pays.
La région du Béli
7.26. Dans la région du Béli, le Burkina Faso fait état d’une «constance de la
pratique administrative»:
«La dépression du Béli dans son ensemble et les deux rives des mares ont
toujours été administrées à partir de Dori avec l’ensemble de l’Oudalan.»
(Mémoire du Burkina Faso, p. 181, par. 65.)
7.27. Le mémoire du Burkina Faso fait état de trois notes anciennes de 1913 et
1914 (mémoire du Burkina Faso, p. 182, par. 67) mais il ne les produit pas, empê-
chant toute analyse critique des textes en question.
7.28. Pour le reste, la plupart des soi-disant preuves d’administration constante
ne prouvent, à la réalité, rien du tout.
Le rapport de tournée de l’administrateur Cuvilier-Fleury du 7 juillet 1928 parle
de la frontière avec la colonie du Niger et pas de la colonie du Soudan; il n’a donc
rien à voir avec notre propos (mémoire du Burkina Faso, p. 182, par. 68 et 69).
7.29. Différentes notes avancées et citant les mares ne prouvent nullement que
l’administration voltaïque s’étendait au nord de ces mares. Ainsi, la note de
novembre 1949, citée trois fois (mémoire du Burkina Faso, p. 138, par. 91; p. 182,
par. 70 et p. 188, par. 85, annexe II-49 bis), rapport que: «La seule région de l’Ou-
dalan défavorisée au point de vue récolte est celle d’In Abao, Tin Akoff, gué de
Kabia, durement touchée par la sécheresse.»
Le Burkina Faso, que l’on sache, ne réclame pas la rive nord d’In Abao! Qu’est-
ce qui prouve dès lors que les rives nord de Tin Akoff et de Kabia auraient été
visées par cette note?360 DIFFÉREND FRONTALIER [156-158]
7.30. Suivons, pour le reste, le mémoire burkinabé paragraphe par paragraphe.
Page 183, paragraphes 71 et 72: la note du lieutenant-gouverneur Hessling du
28 janvier 1921 n’indique de frontière nulle part. Il traite de l’Oudalan sans autres
précisions.
7.31. Page 184, paragraphe 73: la lettre du 27 décembre 1927 (annexe II-30).
Cette note relative à la politique de migration des Bellahs de l’Oudalan ne donne
pas la plus petite indication sur la limite entre les deux territoires.
7.32. Page 184, paragraphe 74: la lettre du 28 septembre 1953 (annexe II-32
également produite en annexe au mémoire du Mali, doc. D/115) du chef de la
subdivision de Gao au commandant de Dori faisant allusion au fait que: «tout ces
chefs de tente nomadisent sur le territoire de notre cercle dans la région de Tin
Akoff», ne crée aucune preuve car il est notoire que les campements sont surtout
situés au sud de la mare.
7.33. Quant à la lettre du 21 décembre 1939 (annexe II-40) elle ne fait allusion
à aucune frontière.
7.34. Page 184, paragraphe 75: l’arrêté du 17 décembre 1947 (annexe II-47)
traite de la transhumance et est sans pertinence pour le sujet.
7.35. Page 185, paragraphe 76: la lettre du 27 juin 1949 (annexe II-49 égale-
ment produite par le Mali, doc. D/79) du commandant de Gao au commandant de
cercle de Dori faisant encore allusion à un chef «installé près de Tin Akoff dans
le cercle de Dori» et poursuivant: «si vous permettez que des goumiers du Soudan
aillent dans la région de Tin Akoff» s’explique encore une fois du fait que les
événements se passent au sud de la mare en territoire incontestablement voltaïque.
L’habile argumentation utilisée par le Burkina Faso ( ibid., par. 77) selon laquelle
la «région de Tin Akoff» signifierait aussi bien le nord que le sud, est en fait
contestée par d’autres notes, notamment celle du 2 février 1951 (doc. D/90) où
l’on signale que la mare est à la limite des deux cercles: «Les sept tentes tcha-
garnine sont en effet à Tin Akoff à la limite même des deux cercles de Dori et de
Gao.»
7.36. Pages 185 et 186, paragraphes 78 et 79: la note d’avril 1950 (mémoire
du Burkina Faso, annexe II-50 également produite par le Mali, doc. D/85) soulève
un problème car les textes fournis ne sont pas les mêmes. Le Mali n’a retrouvé
qu’une copie qui parle «d’absence» d’eau dans les mares. Le texte fourni par le
Burkina Faso parle d’ «abondance» d’eau. Sur base du texte en sa possession, le
Mali a donné dans son mémoire (vol. II, p. 296) une explication de cette note.
Même si le texte burkinabé devait s’avérer exact, les vues expansionnistes du
commandant du cercle de Dori exprimées dans une note au gouverneur de la
Haute-Volta n’étaient évidemment pas opposables au Soudan.
Le passage du concept de la «région du Béli» à celui de «rives du Béli»
(mémoire du Burkina Faso, p. 187, par. 81 et 82), est de la même manière propre
au commandant de cercle de Dori (annexe II-51) et n’implique aucune acceptation
du Soudan.
Il est clair, au surplus, que dans toute cette correspondance il n’est jamais ques-
tion, comme l’affirme le Burkina Faso ( ibid., par. 83), de la police sur la rive nord
du Béli . Pas un seul cas ne traite d’une activité entre la rive nord et les falaises
présentées par le Burkina Faso comme frontières.
7.37. Les annexes auxquelles renvoie le mémoire du Burkina Faso sont
éloquentes à cet égard. Ainsi, la note de Gao du 16 avril 1953 (annexe II-55 bis):
«Imadi Ag Mohamed Ahmed est actuellement installé aux environs de Tin
Akoff, dans la subdivision d’Ansongo et un peu au nord de la limite entre les
cercles de Dori et de Gao.»
C’est bien que le nord de Tin Akoff est dans la subdivision d’Ansongo.[159-160] 361
7.38. La note du 8 janvier 1953 (annexe II-55 ter) est une pseudo-preuve puis-
qu’elle parle de la mare de Markoye qui est incontestablement située en pleine
Haute-Volta.
Le rapport du cercle de Dori de 1954 (annexe II-56) ne cite aucunement le Béli.
Ibidem pour la note de Gao du 2 septembre 1954 (annexe II-57 a) et celle du
9 août 1954 (annexe II-57 b) qui ne comportent aucune indication précise des
lieux.
La note du 14 septembre 1954 (annexe II-57 c) est également sans intérêt car elle
ne mentionne pas la frontière et se réfère à des lieux incontestablement maliens:
Tin Teigrene et In Illit.
Il en va de même de la note suivante du 2 septembre 1954 (annexe II-57 d).
7.39. Page 188, paragraphe 86: ici l’on trouve une proposition surprenante. La
voici: «Le recensement du cercle de Dori intègre les populations de toute la
région, comme le montre la lettre du 8 août 1952.» (Annexe II-55.)
Ladite annexe mérite, en effet, l’examen: elle indique, au contraire, que le chef
de la subdivision d’Ansongo descend jusqu’au Béli, en territoire soudanais, pour
procéder à ses propres recensements. Le chef de subdivision d’Ansongo, s’adres-
sant au commandant de Dori, signale le passage de Kel-es-Souk d’Ansongo à
Tigoulaf (en effet en plein Dori) et poursuit:
«Je me trouverai chez les Sarameten sur la frontière, à la mare d’In Tangh-
rount, vers le 16 août 1952. Je compte, à partir de là, contrôler tous les
éléments dépendant d’Ansongo. Je vous serais très reconnaissant de toutes vos
instructions relatives au recensement des éléments d’Ansongo installés à Dori.
Ces gens font acte d’insoumission en refusant de remplir leurs obligations
malgré des avertissements (recensement impôt). Il conviendrait à mon avis de
les reconduire à la frontière, soit à In Tanghrount où je me trouverai.»
(Mémoire du Burkina Faso, annexe II-55 — les italiques sont de nous.)
Cette note qui ne provoque aucune réfutation de la part de Dori prouve que, loin
d’accepter que les deux rives du Béli sont voltaïques, la rive nord est soudanaise.
7.40. Ici s’arrête le flux des «preuves» de ce que le Burkina Faso qualifie «la
constance de la pratique administrative» (mémoire du Burkina Faso, p. 181,
par. 65). Selon le Burkina Faso, «il n’apparaît pas utile de multiplier les exemples»
(mémoire du Burkina Faso, p. 140, par. 97). La Cour en jugera.
7.41. On ne reviendra pas sur les preuves d’effectivité apportées par le Mali
dans son mémoire (vol. II, p. 293 à 302). On prie respectueusement la Cour de bien
vouloir s’y référer. On se bornera à présenter ici quelques documents nouveaux,
trouvés depuis dans les archives maliennes.
Pour Rafenamane, une note non datée mais ancienne (1908 ou 1909) sur le ratta-
chement de la région de Tombouctou et du cercle de Dori au territoire civil
(doc. D/142). La note souligne que les Kel Gossi devront être surveillés par l’an-
nexe de Gourma. Le texte poursuit, à propos de Dori: «On devra visiter Rafena-
mane, grande mare permanente, sur les bords de laquelle Oudalan et Kel Gossi se
rencontrent souvent.»
A cette époque où les cercles sont en train de prendre forme et où la population
à surveiller et à gérer est l’élément fondamental de la constitution du cercle, cette
indication de Rafnamane comme lieu de rencontre indique que la mare est fron-
tière.
Mare de Fadar-Fadar362 DIFFÉREND FRONTALIER [160-162]
7.42. Dans son rapport de tournée du 19 novembre 1926, le commandant du
cercle de Rharous mentionne la mare de Fadar-Fadar comme principal point d’eau
rencontré dans cette partie de son itinéraire (doc. D/143).
Dans son rapport de décembre 1952, l’inspecteur général de la subdivision de
Gourma-Rharous traitant de la limite de la circonscription mentionne: «Fadar-
Fadar, mare limite avec le cercle de Dori» (doc. D/184).
Mare d’Inkacham
7.43. Dans son rapport de tournée du 19 novembre 1926, le commandant du
cercle de Rharous mentionne la mare d’Inkacham comme point d’eau rencontré
pendant sa tournée (doc. D/143).
Mare d’In Tangoum
7.44. Voyez l’intéressante note fournie par le Burkina Faso et examinée plus
haut (par. 7.39) qui prouve que la mare d’In Tangoum est frontière.
Gué de Kabia
7.45.Mentionnons encore un télégramme-lettre émanant de Tillabéri, du
17 octobre 1953, et proposant au commandant du cercle de Gao et à celui du cercle
de Dori une rencontre, le 3 novembre: «délimitation Kabia pourrait être effectuée
jours suivants» (doc. D/187). De quelle délimitation pourrait-il s’agir concernant
trois commandants de cercle, sinon d’un point triple?
C’est d’ailleurs cette situation frontalière que constate le croquis au 1/250000 du
cercle de Tillabéri de 1954 produit par le Burkina Faso (carte n o19).
7.46. On peut conclure de tout ceci que, contrairement à ses allégations, le
Burkina Faso n’a apporté aucune preuve convaincante que l’administration de la
Haute-Volta aurait contrôlé le nord des mares. Les notes relatives au problème des
Bellahs sont intéressées par les mouvements d’installation dans le territoire de
l’une ou de l’autre colonie, ce qui entraînait des problèmes de recensement (voir
la réunion des commandants des cercles de Gao, Tillabéri, Dori, Téra, du
3 novembre 1953 — doc. D/186 — qui ne cite aucune frontière particulière), or
la rive nord n’est pas propre à l’installation, les riches pâturages étant situés au sud.
7.47. On voit mal d’ailleurs quelle logique il y aurait eu dans la volonté colo-
niale d’arrêter la frontière à quelques kilomètres d’une richesse partagée par excel-
lence: le chapelet des mares?
La pratique coloniale qui, en l’absence de texte, faisait du marigot la frontière,
était donc frappée au coin du bon sens. Elle reposait sur un donné ferme, celui des
nécessités de la survie des populations intéressées.
7.48. Cette donnée fondamentale explique pourquoi la frontière, lorsqu’elle fait
des mares la limite, doit être tracée de façon à partager celles-ci de façon égale.
Doit-il s’agir du thalweg ou de la ligne médiane? C’est aux parties assistées d’ex-
perts désignés par la Cour, en conformité avec l’article IV, paragraphe 3 du
compromis du 16 septembre 1983, qu’il appartiendra de mettre en Œuvre la ligne
distribuant le plus adéquatement la ressource partagée que constitue l’eau des
mares.
7.49. Est-il besoin de rappeler que, contrairement à ce qu’ont figuré certaines
cartes fantaisistes, lorsque le colonisateur français a fixé la frontière en passant
par certaines mares, ainsi la mare d’In Abao, il n’a jamais été question de «pointe
nord d’In Abao», ce qui n’aurait répondu à aucune logique quelconque. La mare
d’In Abao, instituée comme mare frontière, doit être partagée entre les deux pays
de façon à aboutir à un résultat égalitaire en conformité avec la volonté du colo-
nisateur et l’intérêt des populations des deux côtés de la frontière.[163-165] CONTRE MÉMOIRE DU MALI 363
CHAPITRE VIII
LA QUESTION DE N’GOUMA
8.01. Le mémoire du Burkina Faso comporte d’importants développements sur
la question de N’Gouma. Il reconnaît lui-même l’importance de l’emplacement des
monts N’Gouma:
«Suivant que les monts N’Gouma se trouvent au nord de Béli, comme le
pense le Burkina Faso, ou au sud-est comme l’allègue le Mali, la frontière
dans son ensemble reste située au nord de ce chapelet de mares ou se trouve
ramenée sur ses rives.» (Mémoire du Burkina Faso, p. 174, par. 41.)
8.02. On sait que, pour sa part, le Mali dans son mémoire du 3 octobre 1985 a
respectueusement prié la Cour (mémoire malien, vol. I, p. 30-31 et vol. II, p. 311)
de s’abstenir de se prononcer sur N’Gouma, car elle ne saurait le faire sans se
prononcer sur les droits du Niger, qui n’est pas présent à l’instance.
8.03. Afin cependant de ne pas donner l’impression qu’il utilise ce moyen de
procédure pour esquiver toute discussion au fond, le Mali répondra ci-dessous à
l’argumentation du Burkina Faso sans renoncer à sa position exprimée au para-
graphe précédent.
8.04. L’interprétation de l’arrêté du 31 août 1927 et de son erratum du 15 oc-
tobre 1927, sont sans doute au cŒur du problème. Selon le Burkina Faso, ces textes:
«ne concernent que secondairement le Soudan français. Ils s’adressent en premier
lieu à la Haute-Volta et au Niger» (mémoire du Burkina Faso, p. 178, par. 56).
Si cette position est correcte pour la plus grande partie de cette ligne, elle est
incorrecte sur un point: celui de sa jonction avec la frontière du Soudan. La déter-
mination de ce point triple intéresse aujourd’hui le Mali comme il intéressait hier
le Soudan français.
8.05. Le Burkina Faso soutient que la détermination de N’Gouma comme point
triple:
«s’impose avec d’autant plus de force que le Niger a conclu avec chacune des
Parties au présent litige, un accord consacrant l’existence des frontières
actuelles telles qu’elles résultent des titres coloniaux» (mémoire du Burkina
Faso, p. 178, par. 57).
Cela découlerait pour le Mali de l’accord de Gao du 23 février 1962 avec le
Niger confirmant un accord Niger-Soudan du 3 avril 1939.
Puisqu’aussi bien le Burkina Faso se réfère à la source IBS n o 150, et que celle-
ci reproduit le texte de la convention Niamey-Gao du 3 avril 1939 (voir le texte
dans Brownlie, Ian, African boundaries, p. 419), il aurait pu remarquer que ladite
convention ne traite de la frontière Soudan/Niger qu’à partir de Labbézanga et
ensuite à l’est. La partie de la frontière entre Labbézanga et la frontière Haute-
Volta/Niger n’est pas fixée . Les textes français de ces deux conventions sont joints
en annexe (doc. D/172 et D/195).
8.06. On a déjà souligné ci-dessus (par. 5.11) qu’il apparaît des documents
préparatoires à l’AG du 31 août 1927 que celui-ci a été établi sur la base d’un texte
(que le Burkina Faso a produit en annexe II-27) en date du 27 août 1927 et qui
relate un accord entre le commandant de cercle de Dori et celui de Tillabéry après
une descente sur le terrain et consultation des populations intéressées.
Ce projet a été transmis de Dori au gouverneur de la Haute-Volta à Ouagadou-
gou le 27 août 1927. Or, l’arrêté général a été pris le 31 août à Dakar. On peut
douter que dans ces conditions le Soudan et en particulier le cercle de Gao aient364 DIFFÉREND FRONTALIER [165-167]
pu être consultés. De là, la totale imprécision des textes sur l’emplacement exact de
la jonction entre la frontière Haute-Volta/Niger et la frontière du Soudan français.
8.07. Les textes successifs donnent en effet une impression de confusion
extrême tant en ce qui concerne la frontière du Soudan que l’orientation respec-
tive de N’Gouma et Kabia.
8.08. Le projet du 27 août se lit de la manière suivante:
«Les cercles de Dori et Tillabéry seront dorénavant limités ainsi que suit:
au nord par la limite actuelle avec le Soudan (cercle de Gao) jusqu’à la
hauteur de la montagne N’Gouma, puis à l’ouest par une ligne partant du gué
de Kabia et se dirigeant au sud...»
La lecture de ce texte fait apparaître, d’une part, que les commandants des deux
cercles, qui ont fait une tournée sur place, ont constaté que la montagne de
N’Gouma était à l’ est du gué de Kabia et, d’autre part, que la frontière avec le
Soudan n’est pas clairement déterminée. On ne sait pas où dans la séquence donnée
se termine la description de la frontière du Soudan et où commence celle de la
limite Dori/Tillabéry.
En effet, on peut concevoir que la séquence N’Gouma/gué de Kabia est une
description de la frontière du Soudan puisqu’il s’agit d’une ligne qui va d’est en
ouest et que la ligne nord-sud (limite Dori/Tillabéry) commence au gué de Kabia.
Si au contraire, on prend comme point de départ N’Gouma, cela signifierait que
la Haute-Volta est au nord d’une ligne est-ouest et le Niger au sud, ce qui est vrai-
ment illogique, le Burkina Faso l’a souligné à plusieurs reprises (mémoire du
Burkina Faso, p. 176, par. 48).
8.09. L’arrêté du 31 août 1927 décrit comme suit les limites entre le cercle de
Tillabéry et la Haute-Volta:
«Cette limite est déterminée au nord par la limite actuelle avec le Soudan
(cercle de Gao) jusqu’à la hauteur de N’Gouma, à l’ouest par une ligne
passant au gué de Kabia...»
Il y a de légers changements entre ce début de texte et celui du 27 août 1927.
A part le fait que «jusqu’à la hauteur de la montagne N’Gouma» devient «jusqu’à
la hauteur de N’Gourma», la suite ne dit plus «une ligne partant du gué de Kabia»
mais «une ligne passant au gué de Kabia» ce qui peut permettre une autre inter-
prétation rendant plus confuse la détermination de la frontière du Soudan et la posi-
tion de N’Gouma par rapport au gué de Kabia.
8.10. L’erratum du 5 octobre 1927 se lit comme suit:
«Article premier . Les limites des colonies du Niger et de la Haute-Volta
sont déterminées comme suit: une ligne partant des hauteurs de N’Gouma,
passant au gué de Kabia (point astronomique)...»
Quatre modifications sont à signaler par rapport au texte précédent:
1) on parle maintenant «des hauteurs de N’Gouma»;
2) on ne parle plus du tout de la frontière du Soudan;
3) on a supprimé toute indication sur l’orientation de N’Gouma par rapport au gué
de Kabia;
4) la ligne part des hauteurs de N’Gouma.
8.11. En voulant clarifier les choses, l’erratum n’a fait que les rendre plus
confuses.
La seule explication plausible est que les services du gouverneur général, ayant
devant les yeux la carte de Blondel La Rougery au 1/500000 de 1925, qui place[167-169] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 365
le vocable « mont N’Gouma » au nord du gué de Kabia, ont cru devoir rectifier une
erreur dans le texte.
En conclusion de quoi, il apparaît qu’en voulant préciser le texte, le gouverneur
général de l’AOF a commis une erreur fondamentale.
8.12. Nous ne reviendrons pas sur les effets de cette erreur, dont on a expliqué
ci-dessus qu’ils vicient complètement sur ce point la volonté du gouverneur et dans
la stricte mesure de cette erreur, l’acte gubernatorial (par. 5.12 à 5.21).
8.13. Afin de donner un sens qui lui convient à l’arrêté général de 1927 et à
son erratum, le Burkina Faso s’évertue à prétendre que ces textes ont «clairement»
placé le mont N’Gouma au nord du gué de Kabia (mémoire du Burkina Faso,
p. 176, par. 45). On vient de voir que cela n’est pas si clair. La lettre du 27 août
1927 rapportait expressément que le gué de Kabia est à l’ ouest de N’Gouma. L’ar-
rêté du 31 août est incertain. Quant à l’erratum il ne dit plus rien du tout.
8.14. Comme on le sait les travaux de l’IGN qui se sont concrétisés par la carte
Téra 1/200000 de 1960 situent le mont N’Gouma au sud-est du gué de Kabia.
Le Burkina Faso va alors développer tout un raisonnement pour tenter de
prouver que cette carte contient une erreur de toponymie (mémoire du Burkina
Faso, p. 177, par. 50).
8.15. Après avoir répété ce qui n’est apparemment clair que pour lui, que: «les
textes de 1927 sont clairs. Ils situent le massif ... au nord du gué de Kabia», le
Burkina Faso ajoute que: «les cartes traduisent pour la plupart cette réalité géogra-
phique d’évidence».
On ne nous dit pas pourquoi c’est une réalité géographique d’évidence. Quant
aux cartes antérieures à 1960, elles étaient hésitantes sur l’emplacement du mont
N’Gouma (voir mémoire du Mali, tome II, p. 308-309). Ainsi, la carte au 1/500000
de 1908 établie par le lieutenant Petitperrin (doc. C/8) plaçait les hauteurs de
N’Gouma tout à fait au sud-est de Kabia.
8.16. Pour nous convaincre, le mémoire du Burkina Faso nous rappelle que la
toponymie N’Gouma veut dire «petite dune» en langue locale (mémoire du
Burkina Faso, p. 177, par. 51) ou «petite colline» ( ibidem, par. 52). La carte de
1960 aurait confondu N’Gouma (petite colline) et monts N’Gouma. Soit, mais alors
cela signifierait que monts N’Gouma signifie plusieurs petites dunes ou collines?
Comment concilier cela avec ce qui est dit deux paragraphes plus loin:
«La visite sur le terrain emporte la conviction. Le choix d’un point triple,
essentiel pour une frontière, ne pouvait se porter sur l’une ou l’autre des dunes
anonymes alors qu’émergeait à quelques kilomètres au nord un massif dense
et volumineux.
Le positionnement des monts N’Gouma s’impose sur place par sa masse
physique qui écrase les ondulations mineures du terrain.»? (Mémoire du
Burkina Faso, p. 177, par. 54.)
On reste perplexe. Faut-il rechercher N’Gouma dans une pluralité de petites
dunes ou dans une sorte de Mont Blanc?
Mais si l’on choisit ce dernier, pourquoi appeler ce géant «petite dune»?
8.17. On notera par ailleurs l’étrange conception du Burkina Faso quant aux
critères devant présider au choix des points triples. Ce doit être un «massif dense
1Compte rendu du 4 décembre 1926 de M. Louis Raveneau, membre titulaire de la section
de géographie du comité des travaux historiques et scientifiques relatif à l’étude du rapport
de l’année 1926 du service géographique de l’AOF, Bulletin de la section de géographie,
année 1926, p. CXXV à CXXVIII (doc. D/147).366 DIFFÉREND FRONTALIER [169-171]
et volumineux». Foin d’ondulations mineures! On mesure le triste sort des
Flandres et des Pays-Bas exclus désormais de tout point triple!
8.18. Ce n’est évidemment pas parce qu’un détail topographique est énorme
qu’il sera choisi comme point de démarcation, mais bien parce qu’il est facilement
identifiable.
A ce propos, le Burkina Faso expliquera sans doute ultérieurement comment
«des hauteurs» non identifiées peuvent constituer un point triple? Un triple point
peut-être? mais un point triple?
8.19. Poursuivant sur ces interrogations, pourquoi a-t-on identifié astronomi-
quement le gué de Kabia (en dépit de son altitude modeste!) et pas les hauteurs
de N’Gouma?
Dans le rapport annuel du directeur du service géographique de l’AOF pour
1927, on trouve les indications suivantes dont on peut tirer plus que des analogies:
«a) Astronomie Haute-Volta: le capitaine Nivière ... avait effectué dix-neuf
stations. Parmi celles-ci quatre ont été faites conformément aux instructions
spécialement données par le lieutenant-gouverneur à proximité immédiate de
la nouvelle frontière avec le Niger (décret du 28 novembre 1926) pour en
permettre la détermination précise.
b) Topographie Haute-Volta: le lieutenant Bellidenty a reçu pour mission de
déterminer avec la plus grande exactitude une partie de la nouvelle limite
entre la Haute-Volta et le Niger pour l’application du décret présidentiel du
28 novembre 1926 et exécuté à cet effet le levé du canton de Botou rattaché
par le décret précité au cercle de Fada.» (Doc. D/148.)
Si le point extrême nord de cette frontière était situé sur les hauteurs de
N’Gouma comme le prétend le Burkina Faso, le lieutenant-gouverneur de la Haute-
Volta n’aurait-il pas également ordonné au service géographique de déterminer sa
position avec la plus grande exactitude? Alors que cela était inutile pour le gué
de Kabia déjà déterminé.
8.20. Selon le Burkina Faso «la carte de 1960 comporte une erreur de topogra-
phie ou de toponymie» (mémoire du Burkina Faso, p. 177, par. 52):
«Les états justificatifs des noms consultés, montrent à l’évidence qu’une
recherche trop sommaire a été faite sur le terrain et que les traductions de
langue locale ont été simplifiées.» (Ibid.)
C’est donc dans la carte de Blondel La Rougery de 1925 qu’il faut rechercher
la vérité. Cette carte «situe correctement les monts N’Gouma à une dizaine de kilo-
mètres au nord du gué de Kabia» (mémoire du Burkina Faso, p. 177, par. 50).
8.21. Passons sur le fait qu’une dizaine de kilomètres représente une vue
correcte alors que pour les géographes choisis par l’OUA les hauteurs du N’Gouma
seraient des pitons rocheux situés à 3 kilomètres au nord du gué de Kabia. Une
erreur de 7 kilomètres devrait appeler d’autres qualifications. Mais allons au-delà.
Peut-on comparer sérieusement du point de vue orographique la carte de 1925 et
celle de 1960?
Faut-il rappeler ce que l’on a déjà dit et répété de la valeur des cartes de
Hombori et Ansongo de 1925?
a) D’après le directeur du service géographique de l’AOF et les membres du
comité des travaux historiques et scientifiques qui l’ont analysé, nonobstant ses
sources, ce document de compilation reste une carte de reconnaissance assez faible,
dont il faut faire résolument abstraction pour faire des études sérieuses. Autrement
dit, il s’agit d’une carte médiocre (voir supra, par. 5.30, 5.31, 6.30 et suiv., 6.44
et 6.49).[172] 367
La note critique établie par le service géographique de l’AOF en 1925 et publiée
en annexe au mémoire du Mali (doc. D/21) donne les indications suivantes:
«Nivellement: en dehors de quelques altitudes barométriques sans garantie,
il n’existe aucune donnée altimétrique sérieuse dans toute l’étendue de la
feuille...»
Dans une note de 1926, le directeur du service géographique1de l’AOF a encore
insisté sur le caractère insuffisant de ce croquis de 1925 .
b) D’après l’ingénieur géographe Jean Gateaud qui les a analysées sommaire-
ment:
«Noter aussi que l’altimétrie n’est que figurative, il est donc impossible de
l’utiliser pour définir quels sont les massifs qui dominent tant au nord qu’au
sud de la dépression du Béli.» ( Petit Atlas , commentaire de la carte de
Blondel La Rougery au 1/500000.)
Le Burkina Faso ne reconnaît-il pas ainsi le caractère aléatoire de l’altimétrie
de ce croquis?
c) D’après l’analyse du document effectuée par le Mali, tous les détails topo-
graphiques de cette carte sont situés entre 5 et 15 kilomètres de leurs positions
réelles: la plupart des monts situés au nord du Béli ont tout simplement été inven-
tés; ces monts n’existent pas (mémoire du Mali, tome II, p. 207-208).
8.22. La situation est-elle meilleure au point de vue toponymique. L’ingénieur
Gateaud à propos de la même carte écrit:
«La toponymie est très soignée et cela est conforme aux besoins d’alors, tant
les appellations, les noms, devaient être à cette époque un élément important
pour les administrateurs chargés de la gestion d’un territoire.» ( Petit Atlas.)
On sait que ce point de vue optimiste n’était pas partagé par le service géogra-
phique de l’AOF. Voir le rapport précité:
«Toponymie: l’orthographe des noms de lieu est empruntée au Répertoire
des noms de localités fourni en 1923 par l’administration locale, toutes les fois
que les noms dudit répertoire ont pu être identifiés avec ceux donnés sur les
documents topographiques utilisés, ce qui est fréquemment impossible, les uns
et les autres sont altérés par les transcriptions successives.
L’orthographe des noms appartenant aux accidents du sol (mares, buttes,
collines, etc.) est encore plus fantaisiste s’il est possible.» (Doc. D/21.)
On serait tenté de suivre cette dernière opinion lorsque l’on se souvient que les
monts suivants indiqués par la fameuse carte de 1925: Gorotondi, Tingaran, Tron-
tikato, Ouagou, Tin Eoult et Tabakarach, n’existent pas comme détails orogra-
phiques, ni du point de vue toponymique (sauf Gorotondi).
8.23. Il est inutile de rappeler enfin la mauvaise réputation de cette carte auprès
des administrateurs (mémoire du Mali, tome II, p. 226, etc.).
8.24. Face à cela, faut-il rappeler le soin mis pour la carte de 1960 (mémoire
du Mali, tome II, p. 188, 189 et 214). Le Mali a fourni, à l’occasion de son
mémoire, les divers documents ayant servi à la préparation de la feuille Téra:
exploitation de la couverture aérienne verticale, calque des cartes (doc. C/59), écri-
tures renseignements Téra (doc. C/60) et état justificatif des noms (doc. C/60). On
y relève le soin mis dans le levé des cotes de niveau, la détermination de chaque
toponyme et l’état justificatif des noms.368 [173-174]
Pour «N’Gouma», si le mot vient de «petite dune», la nature du détail auquel
il s’applique est bien «montagne» et le nom adopté «ngouma». Le mot «leletan»
est répertorié ailleurs aussi comme montagne, ce qui exclut toute confusion.
Par ailleurs, la feuille de Téra a été réimprimée et l’état justificatif des noms a
été corrigé pour tenir compte des nouvelles règles de transcription. Mais la commis-
sion de toponymie de l’IGN n’a pas modifié les informations relatives à N’Gouma.
Le Burkina Faso peut-il fournir les états justificatifs des noms et les minutes
établies sur le terrain et attestant comme pour le cas de la carte au 1/200 000 que
les noms portés sur les croquis Hombori et Ansongo sont bien à leur place? Peut-
il fournir l’avis de la commission de toponymie concernant les noms?
8.25. A vrai dire, il n’appartient pas au géographe de fabriquer de toutes pièces
des toponymes ou de baptiser des détails topographiques en prenant notamment
comme critère leur volume ou leur masse, mais, comme l’écrit Henri Mettrier (note
sur la recherche des noms géographiques, Bulletin du comité des travaux histo-
riques et scientifiques , tome XLIX, année 1934, p. 147 à 191), de se conformer
strictement aux dénominations des populations ou administrations locales. Or, seule
la carte au 1/200 000 de 1960 et la carte au 1/250 000 de 1954 répondent à ce
dernier critère.
8.26. Dernier argument burkinabé:
«Il se peut tout bêtement que le cartographe chargé de coller la toponymie
sur le fond topographique se soit trompé de massif ... une telle erreur n’a rien
d’extraordinaire. Malgré tout le soin que mettent les instituts géographiques
dans la confection de leurs cartes, un tel glissement matériel est difficile à
relever et à corriger à temps.» (Mémoire du Burkina Faso, p. 177, par. 53.)
Cette explication très deux ex machina , qui est celle que les cartographes de
l’OUA ont donnée et qui a été adoptée par la sous-commission juridique de l’OUA,
est formellement démentie par les documents du complément de la feuille au
1/200 000 de Téra dont l’état justificatif des noms adoptés par l’IGN après vérifi-
cation, et la minute sur laquelle l’opérateur a localisé sur le terrain la montagne
N’Gouma sans ambiguïté. Il se conformait ainsi aux directives exigées pour la
recherche des noms topographiques tels que les décrit la note précitée de M. Henri
Mettrier: l’enquêteur doit avoir le détail nommé sous les yeux. Les documents
prouvent que l’opérateur avait bien la montagne sous les yeux. Elle a été localisée
par son nom et par sa cote altimétrique.
8.27. A vrai dire, le Burkina Faso, comme l’a fait la sous-commission juridique
de l’OUA, prend les choses à l’envers. Quels éléments sont avancés pour prouver
que le mont N’Gouma serait au nord du gué de Kabia? Deux à la vérité:
1) une interprétation de l’AG de 1927 et de son erratum dont on a vu plus haut
tout le caractère incertain;
2) une carte de 1925 dont l’orographie et la toponymie sont notoirement fausses.
8.28. Quelles sont au contraires les preuves du Mali?
1) Les deux commandants de cercle, se rendant sur le terrain en 1927 placent ce
mont N’Gouma à l’est du gué de Kabia et font partir la limite de leurs cercles
du gué de Kabia. Dès lors, celui-ci est pour eux point triple. Ils savent de quoi
ils parlent. Ils viennent de parcourir la région.
2) L’IGN en 1960, à l’issue d’un travail sérieux et minutieux, aboutit en ce qui
concerne l’emplacement de N’Gouma aux mêmes conclusions.[174-177] CONTRE -MÉMOIRE DU MALI 369
3) Le croquis du cercle de Tillabéry, établi à une échelle extrêmement précise, au
1/250 000, in tempore non suspecto (en 1954) et par des administrateurs du
cercle qui connaissaient très bien à la fois les lieux et les toponymes, place sans
conteste les monts N’Gouma à l’est du gué de Kabia. Il place aussi le point
triple au gué de Kabia.
On voit que dans ces conditions, le Mali est fondé dans ses positions précitées
sur le mont N’Gouma.
CONCLUSIONS
Le Gouvernement de la République du Mali conclut qu’il plaise à la Chambre:
Dire que le tracé de la frontière entre la République du Mali et le Burkina Faso
dans la zone contestée passe par les points suivants:
— Lofou;
— L’enclos en forme de mosquée situé à 2 kilomètres au nord de Diguél;
— Un point situé à 3 kilomètres au sud de Kounia;
— Le baobab de Selba;
— Le Tondigaria;
— Fourfaré Tiaiga;
— Fourfaré Wandé;
— Gariol;
— Gountouré Kiri;
— Un point à l’est de la mare de Kétiouaire dont les coordonnées géographiques
sont les suivantes:
Longitude 10° 44′ 47ʺ ouest
Latitude 14° 56′ 52ʺ nord
— La mare de Raf Naman,
et de ce point suit le marigot en passant notamment par la mare de Fadar-Fadar,
la mare d’In Abao, la mare de Tin Akoff et la mare d’In Tangoum pour aboutir au
gué de Kabia.
Contre-mémoire du Mali