Opinion individuelle de Mme la juge Charlesworth

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OPINION INDIVIDUELLE DE MME LA JUGE CHARLESWORTH
[Traduction]
Notion de « fonds » au sens de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (CIRFT)  Fonction des avoirs non financiers  Éléments moraux de l’infraction de financement du terrorisme.
Article 12 de la CIRFT  Retard non justifié en tant que manquement à l’obligation d’accorder l’entraide la plus large possible  Justification d’un refus d’accorder l’entraide.
Portée des demandes de l’Ukraine présentées sur le fondement de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR)  Aucune condition requise pour établir une pratique systématisée de discrimination raciale au regard de la CIEDR.
Notion de discrimination raciale  Mesure produisant un effet préjudiciable particulièrement marqué  Justification  Charge de la preuve.
Mesures de répression  Interdiction visant le Majlis  Justification.
Mesure conservatoire concernant la disponibilité de l’enseignement  Obligation de veiller à ce que la demande d’enseignement en ukrainien soit satisfaite.
Mesure conservatoire concernant la non-aggravation du différend  Obligation de ne pas aggraver en tant que manifestation de l’obligation du règlement pacifique des différends  Incompatibilité de l’emploi de la force et de l’obligation de ne pas aggraver.
Table des matières
Paragraphes
I. Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme ........................... 2-17
1. La notion de « fonds » .......................................................................................................... 2-12
2. L’obligation d’accorder l’entraide en vertu de l’article 12 de la CIRFT ........................... 13-17
II. Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ..................................................................................................................................... 18-33
1. Cadre du différend ............................................................................................................. 19-21
2. La notion de discrimination raciale .................................................................................... 22-25
3. Application en l’espèce ...................................................................................................... 26-33
III. Mesures conservatoires ......................................................................................................... 34-43
1. Aggravation du différend ................................................................................................... 35-41
2. Disponibilité de l’enseignement en langue ukrainienne .................................................... 42-43
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1. Je souscris de manière générale au raisonnement suivi par la Cour et à bon nombre des conclusions que celle-ci a tirées en l’espèce. J’expliquerai, dans la présente opinion, les questions sur lesquelles mon avis diverge de celui de la majorité et pourquoi j’ai voté contre certains points du dispositif. J’examinerai successivement les demandes de l’Ukraine concernant la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (section I), la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (section II) et l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 19 avril 2017 (section III).
I. CONVENTION INTERNATIONALE POUR LA RÉPRESSION DU FINANCEMENT DU TERRORISME
1. La notion de « fonds »
2. Bon nombre des cas où, selon l’Ukraine, la Fédération de Russie a manqué à ses obligations au regard de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (ci-après, la « CIRFT ») impliquent la fourniture ou la collecte de biens tels que des armes ou des camps d’entraînement. Ces biens constituent-ils des « fonds » au sens de la CIRFT, de sorte que leur fourniture ou leur collecte sont susceptibles de constituer l’infraction visée à l’article 2 si toutes les autres conditions sont remplies ?
3. La Cour a conclu que le terme « fonds » « désigne des ressources fournies ou réunies pour leur valeur pécuniaire et financière, et ne s’étend pas aux moyens utilisés pour commettre des actes de terrorisme, dont des armes ou des camps d’entraînement » (arrêt, par. 53). Je ne souscris pas à cette conclusion. Selon les règles coutumières applicables relatives à l’interprétation des traités, les moyens utilisés pour commettre des actes de terrorisme peuvent s’inscrire dans le champ de la notion de « fonds » aux fins de la CIRFT.
4. La Cour est convenue que le terme « fonds » ne se limite pas aux avoirs financiers. Cela ressort clairement du libellé de la définition, qui englobe les « biens de toute nature », y compris les biens immobiliers. Cette interprétation concorde également avec les travaux préparatoires de la convention, dans lesquels il était indiqué que le terme « fonds » était considéré comme synonyme de « biens »1.
5. La Cour a donc estimé que le terme « fonds » s’étend, en principe, à un large éventail de biens, allant des métaux précieux aux oeuvres d’art (arrêt, par. 48). Elle a cependant insisté sur le fait que de tels biens ne relèvent de cette définition que dès lors qu’ils « sont fournis pour leur valeur pécuniaire ; tel n’est pas le cas des biens fournis en tant que moyens de commettre des actes de terrorisme » (ibid.).
6. L’avis de la Cour, en ce qu’il prend en considération l’objet principal de la convention, présente un certain attrait. Il ressort du titre et du préambule de la convention que la préoccupation première ayant conduit à l’adoption de cet instrument était de parvenir à priver les groupes commettant des actes de terrorisme de leurs ressources financières (arrêt, par. 50). Cela est également illustré par le fait que certaines des obligations prévues par la convention s’appliquent principalement, voire exclusivement, aux situations où les « fonds » en question possèdent une nature financière ou pécuniaire (arrêt, par. 49).
1 Nations Unies, « Mesures visant à éliminer le terrorisme international », rapport du groupe de travail, 26 octobre 1999, doc. A/C.6/54/L.2, p. 59, par. 42.
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7. Il n’est pas étonnant que la CIRFT soit principalement axée sur les biens qui sont échangés et transférés en ne laissant que peu de traces de leur origine. Cela étant, l’on ne saurait confondre l’objet principal d’un traité et son champ d’application. Ainsi, le fait que certaines dispositions de la convention ne s’appliquent pas sauf si les biens visés sont des avoirs financiers ne présente que peu d’intérêt pour l’interprétation de cet instrument. Dans l’affaire relative aux Plates-formes pétrolières, la Cour a dû s’interroger sur ce qu’il fallait entendre par « commerce » au sens du paragraphe 1 de l’article X du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires2 conclu entre les parties à l’affaire. Elle a tenu
« dûment compte de ce que le paragraphe 1 de l’article X, où figur[ait] le mot “commerce”, [étai]t suivi d’autres paragraphes, qui trait[ai]ent manifestement du commerce maritime. Toutefois, elle [a] estim[é] que cet élément n’[étai]t pas suffisant pour restreindre la portée de ce mot au commerce maritime »3.
Cette logique s’applique avec encore plus de force lorsque le terme en question est défini dans le traité applicable. Par exemple, le paragraphe 1 de l’article 37 de la convention de Vienne sur les relations diplomatiques4 suppose que l’agent diplomatique est accompagné des membres de sa famille et ne s’applique que lorsque tel est le cas, mais rares sont ceux qui se fonderaient sur cet article pour faire valoir que les personnes non accompagnées de membres de leur famille ne pourraient être qualifiées d’« agents diplomatiques » au sens de l’alinéa e) de l’article premier de cette convention. De même, le fait que certaines dispositions de la CIRFT s’appliquent à certains types de « fonds » et pas à d’autres ne permet pas d’exclure une interprétation plus large du terme « fonds ». En effet, certaines des dispositions sur lesquelles s’est fondée la Cour  par exemple, l’alinéa b) du paragraphe 2 de l’article 18  ne s’appliquent pas non plus à des biens visés par l’interprétation qu’elle a faite (par exemple, les ressources énergétiques fournies pour leur valeur pécuniaire).
8. Il semble artificiel d’inclure dans la notion de « fonds » les avoirs non financiers lorsque ceux-ci sont utilisés « pour leur valeur pécuniaire et financière », mais de les en exclure lorsqu’il s’agit de moyens utilisés pour commettre des actes de terrorisme. Un bien ne perd pas sa valeur financière lorsqu’il constitue un moyen de commettre un acte de terrorisme. Selon le raisonnement de la Cour, la fourniture d’un bâtiment par une personne apportant un soutien sera considérée comme la fourniture de « fonds » lorsque l’entité soutenue (le « groupe terroriste », faute d’un meilleur terme) met ce bâtiment en location et utilise les revenus qu’il en retire pour louer un repaire afin de mener ses activités. En revanche, la fourniture du même bâtiment ne sera pas considérée comme une fourniture de « fonds » si celui-ci sert de repaire au groupe terroriste. Dans les deux cas, le bâtiment a amélioré la situation financière, ou les fonds propres, du groupe terroriste ; que ce résultat ait été obtenu directement ou indirectement n’est pas juridiquement pertinent.
9. La délimitation compliquée de la notion de « fonds » établie par la Cour, qui repose sur la fonction des biens visés, est encore brouillée par le fait que, selon l’article 2 de la CIRFT, la fonction cruciale est celle que perçoit la personne apportant son soutien ou à laquelle elle destine celui-ci. Ainsi, une personne qui fournit un bâtiment en sachant que celui-ci sera utilisé « pour [sa] valeur financière »  par exemple, qu’il sera mis en location par le groupe terroriste soutenu  commet une infraction. Il en est ainsi même si le groupe terroriste soutenu décide finalement de faire du bâtiment son repaire : au regard du paragraphe 3 de l’article 2 de la CIRFT, ce qu’il advient
2 Traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires (conclu le 15 août 1955 ; entré en vigueur le 16 juin 1957), Nations Unies, Recueil des traités (RTNU), vol. 284, p. 93.
3 Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 817, par. 41.
4 Convention de Vienne sur les relations diplomatiques (conclue le 18 avril 1961 ; entrée en vigueur le 24 avril 1964), RTNU, vol. 500, p. 95.
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réellement des « fonds » fournis n’est pas décisif aux fins de l’établissement de l’infraction. En revanche, une personne qui fournit un bâtiment dont elle sait qu’il servira de repaire ne commet pas d’infraction, même si le groupe terroriste soutenu décide finalement de le mettre en location et d’utiliser les revenus qu’il en retire pour financer d’autres actes. Il en résulte que la fonction des biens fournis et, par voie de conséquence, la question de savoir s’il s’agit de « fonds » au sens de la CIRFT, est réduite à l’état d’esprit dans lequel se trouve la personne qui les fournit ; cela fait partie des éléments moraux requis aux fins de l’établissement de l’infraction au regard de l’article 2.
10. Il convient de noter un point plus fondamental concernant la portée du terme « fonds » et, partant, celle de l’infraction visée à l’article 2. Comme la Cour l’a fait observer, la question de savoir si une partie à la CIRFT est tenue de s’acquitter des obligations prescrites par celle-ci est fonction du niveau de preuve d’un financement du terrorisme requis (arrêt, par. 84). Les obligations en cause en l’espèce s’imposent, que l’infraction de financement du terrorisme ait été ou non prouvée (voir, par exemple, arrêt, par. 92, 103 et 138). Or, la fonction d’un bien dans une situation précise  à savoir selon que celui-ci est ou non fourni ou collecté « pour [sa] valeur pécuniaire et financière »  est l’un des éléments qui doit être déterminé sur la base des éléments de preuve pertinents. Si les éléments de preuve existants peuvent parfois ne laisser aucun doute quant à la fonction d’un avoir non financier fourni à un groupe terroriste, celle-ci n’apparaîtra souvent pas si clairement  et encore moins la fonction que perçoit la personne apportant son soutien ou à laquelle elle destine celui-ci. De premiers indices peuvent faire penser qu’un avoir non financier, tel qu’un bâtiment ou une arme, a été fourni pour sa valeur financière, notamment en vue d’être échangé pour soutenir des actes de terrorisme, mais une enquête approfondie et une appréciation plus poussée des éléments de preuve peuvent montrer qu’il l’a été en vue d’être utilisé comme moyen de commettre des actes de terrorisme. Bien sûr, le contraire est également vrai : il se peut qu’un avoir non financier qui semblait au départ avoir été fourni comme moyen de commettre des actes de terrorisme s’avère l’avoir été pour sa valeur financière.
11. Selon la logique adoptée dans l’arrêt, les obligations incombant à une partie au titre de la CIRFT peuvent prendre naissance dans le premier cas de figure, où certains éléments probants montrent qu’un avoir non financier est utilisé pour sa valeur financière, même si ces éléments sont par la suite écartés, excluant ainsi la commission de l’infraction. En revanche, dans le second cas de figure, où de premiers indices font penser qu’un avoir non financier est utilisé comme moyen de commettre un acte de terrorisme, les obligations au regard de la CIRFT ne s’imposent pas, même s’il s’avère finalement que l’avoir en question est utilisé pour sa valeur financière (et peut-être même s’il s’avère que l’infraction de financement du terrorisme a véritablement été commise).
12. Cette conclusion contre-intuitive vient compliquer l’application de la CIRFT dans les faits, car elle crée une confusion quant aux situations dans lesquelles les parties doivent prendre des mesures en vertu de la convention. J’estime que ce fait à lui seul va à l’encontre de l’objet et du but de la répression du financement du terrorisme.
2. L’obligation d’accorder l’entraide en vertu de l’article 12 de la CIRFT
13. La Cour a conclu qu’il n’avait pas été établi que la Fédération de Russie avait manqué à ses obligations découlant du paragraphe 1 de l’article 12 de la CIRFT (arrêt, par. 131). Elle a considéré que les éléments de preuve présentés à l’appui des demandes de l’Ukraine étaient insuffisants pour que la Fédération de Russie soit tenue d’y donner suite en accordant son entraide (arrêt, par. 130). Je ne souscris pas à cette conclusion. L’article 12 exige des États parties qu’ils « s’accordent l’entraide judiciaire la plus large possible pour toute enquête ou procédure pénale ou procédure d’extradition » relative aux infractions visées à l’article 2. Outre mes doutes exprimés ci-dessus au sujet des obligations prévues à l’article 12 qui n’entreraient en jeu que dans le contexte
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de la fourniture d’une aide financière, je ne suis pas d’accord avec l’analyse de la Cour concernant le type d’obligations imposé par cet article.
14. L’obligation d’entraide dans le cadre des enquêtes menées par un autre État partie en vertu de l’article 12 est comparable en certains points à l’obligation d’enquêter prévue à l’article 9, dont la Cour a conclu qu’il y avait été manqué en l’espèce. De même que l’obligation d’enquêter, l’obligation d’entraide doit être exécutée dans le but de déterminer si une infraction a été commise. L’entraide accordée dans le cadre des enquêtes, comme les enquêtes elles-mêmes, est des plus précieuse lorsque les détails relatifs à l’infraction alléguée ne sont pas encore connus et les faits portés à la connaissance de l’État partie sont de nature générale (voir arrêt, par. 103). S’agissant de l’article 9 de la CIRFT, la Cour a noté que les allégations non étayées n’entraînent pas l’obligation d’ouvrir une enquête (arrêt, par. 104). Cette thèse est fondée sur les dispositions de l’article 9 (« prend les mesures qui peuvent être nécessaires conformément à sa législation interne » ; les italiques sont de moi). Il n’apparaît toutefois pas clairement que la même réserve vaut pour l’obligation d’apporter une assistance à un autre État partie dans le cadre de ses enquêtes : rien dans le libellé de l’article 12 ne le laisse entendre, pas plus que ne le justifie la nature de l’obligation d’accorder l’entraide à un autre État dans ses enquêtes, qui est généralement beaucoup moins lourde que l’obligation d’ouvrir sa propre enquête.
15. Même si un État partie à la CIRFT n’a aucune obligation d’accorder l’entraide dans le cadre des enquêtes menées par un autre État, à moins qu’il n’existe des éléments de preuve suffisants pour établir l’infraction visée, les deux demandes de l’Ukraine étaient suffisamment détaillées pour que la Fédération de Russie soit tenue de prendre des mesures. Par exemple, la demande du 11 novembre 2014 exposait de manière assez détaillée une décision qu’aurait prise le suspect (député de la Douma d’État de la Fédération de Russie et chef d’une faction d’un parti politique) de financer la République populaire de Louhansk, ainsi que le lancement contemporain par ce parti politique d’une campagne de financement en faveur d’une organisation par ailleurs inconnue des autorités ukrainiennes5. Dans sa demande, l’Ukraine a étayé la décision alléguée et le lancement de la campagne de financement (en fournissant notamment les coordonnées bancaires de l’organisation bénéficiaire), et a demandé à la Fédération de Russie d’apporter son assistance en interrogeant des responsables de l’organisation en tant que témoins et en lui communiquant des informations détaillées concernant le suspect6. Des informations détaillées similaires concernant un autre suspect figuraient dans la demande de l’Ukraine en date du 3 décembre 20147. Selon moi, l’obligation d’accorder à l’Ukraine l’entraide judiciaire la plus large possible dans le cadre de ses enquêtes pénales, découlant de l’article 12 de la CIRFT, entraînait pour la Fédération de Russie celle de répondre à ces demandes. La convention ayant notamment pour but, ainsi que l’énonce son préambule, de renforcer la coopération internationale entre les États parties en vue de la répression efficace du financement du terrorisme8, il convient de répondre en temps voulu, en particulier s’il s’agit de refuser l’assistance plutôt que de l’accorder. Un retard injustifié dans la réponse à une demande d’entraide judiciaire nuit aux efforts déployés par l’État requérant en matière de répression du financement du terrorisme et l’empêche donc de s’acquitter de ses propres obligations au regard de la CIRFT.
5 Ukrainian request for legal assistance concerning case No. 12014000000000293 (11 November 2014) (mémoire de l’Ukraine, annexe 404).
6 Ibid.
7 Ukrainian request for legal assistance concerning case No. 12014000000000291 (3 December 2014) (mémoire de l’Ukraine, annexe 405).
8 CIRFT, préambule, douzième alinéa.
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16. La Fédération de Russie a répondu aux demandes de l’Ukraine plus de huit mois après la présentation de chacune d’elles9. Un tel délai tranche avec la célérité avec laquelle elle a répondu aux demandes d’entraide judiciaire de manière générale (voir arrêt, par. 110). La défenderesse n’a motivé son retard ni dans les réponses données à l’Ukraine, ni dans les exposés qu’elle a soumis à la Cour. Ce comportement à lui seul constituerait un manquement à son obligation, en vertu de l’article 12 de la convention, d’accorder à l’Ukraine l’entraide judiciaire la plus large possible.
17. Un refus est en principe possible en vertu des conventions d’entraide judiciaire en vigueur entre les Parties, qui doivent être respectées dans des situations telles que celles visées au paragraphe 5 de l’article 12 de la CIRFT. En particulier, selon la convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale et la convention relative à l’entraide judiciaire et aux relations judiciaires en matière civile, familiale et pénale, il est permis de refuser l’entraide judiciaire lorsque celle-ci serait de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité ou à d’autres intérêts essentiels de l’État requis10. Ce sont ces dispositions que la Fédération de Russie a invoquées dans ses réponses pour refuser l’entraide à l’Ukraine. Si l’invocation de motifs tels que la souveraineté et la sécurité peut supposer l’exercice d’un certain pouvoir discrétionnaire, on compte tout de même que l’État qui refuse l’entraide présente les raisons de son refus. Non seulement l’une des conventions le prescrit, mais, comme la Cour l’a relevé dans un contexte similaire, « [l]’État requis dispose ainsi de la possibilité de démontrer sa bonne foi en cas de refus de la demande »11. Compte tenu de ce qui précède, j’estime que l’invocation lapidaire des motifs de refus légitimes prévus dans les conventions applicables ne suffit pas à décharger la Fédération de Russie de ses obligations au regard de ces conventions et, par extension, de la CIRFT. De la même manière, je ne considère pas que cette obligation expresse de justification soit on ne sait trop comment éteinte du fait que les deux Parties aient pu y avoir manqué par le passé12.
II. CONVENTION INTERNATIONALE SUR L’ÉLIMINATION DE TOUTES LES FORMES DE DISCRIMINATION RACIALE
18. C’est la première fois que la Cour rend sur le fond une décision concernant l’interprétation et l’application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après, la « CIEDR »), ce pourquoi il peut être utile de replacer son analyse dans la jurisprudence internationale existante. Dans la présente section, j’expliquerai également pourquoi, selon moi, certains actes de la défenderesse auraient dû être jugés incompatibles avec les obligations que la CIEDR fait à celle-ci.
1. Cadre du différend
19. Comme il est rappelé dans l’arrêt, l’Ukraine, dans sa demande soumise sur le fondement de la CIEDR, a reproché à la Fédération de Russie d’avoir adopté un comportement systématique en violation des obligations que lui imposait la CIEDR (arrêt, par. 159). Pour traiter le grief de l’Ukraine concernant l’existence d’une « pratique généralisée de discrimination raciale », la Cour a dûment
9 Prosecutor General’s Office of the Russian Federation Letter No. 87-157-2015 (17 August 2015) (mémoire de l’Ukraine, annexe 424) ; Prosecutor General’s Office of the Russian Federation Letter No. 87-159-2015 (17 August 2015) (mémoire de l’Ukraine, annexe 426).
10 Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale (conclue le 20 avril 1959 ; entrée en vigueur le 12 juin 1962), article 2, alinéa b), RTNU, vol. 472, p. 185 ; Convention on Legal Aid and Legal Relations in Civil, Family and Criminal Cases (concluded 22 January 1993 ; entered in force 19 May 1994), as amended by the Protocol of 1997.
11 Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 231, par. 152.
12 Voir, par analogie, Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 68, par. 114.
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circonscrit le champ de son examen en déclarant qu’un nombre considérable d’actes individuels constitueraient collectivement une pratique généralisée de discrimination raciale (arrêt, par. 161).
20. En conséquence, dans la présente affaire, la Cour n’a pas vérifié si des cas individuels avaient emporté violation des obligations de la défenderesse au regard de la CIEDR, et ce, pour la simple raison que la demanderesse ne l’a pas priée de se prononcer en ce sens (arrêt, par. 161). Il est donc important de souligner que le comportement donnant lieu à une discrimination raciale n’a pas à comporter de multiples actes13. Un acte individuel de discrimination raciale à l’égard d’une victime est illicite au regard de la CIEDR, qu’il s’inscrive ou non dans une pratique généralisée de discrimination raciale. De plus, une telle pratique généralisée peut découler d’une seule mesure, en tant que celle-ci apporte des changements touchant un nombre indéterminé de personnes, comme le font en général les mesures réglementaires. C’est ce qu’a dit la Cour en concluant dans son arrêt que des mesures législatives et autres prises à l’égard d’un nombre indéterminé de personnes constituent une pratique généralisée de discrimination raciale (arrêt, par. 369).
21. Je dois aussi préciser que la pratique généralisée de discrimination raciale n’a pas à être dans tous les cas constituée de faits de même nature ou appartenant à la même « catégorie[] de violations » (arrêt, par. 161). Comme pour la décision de vérifier l’existence d’une pratique généralisée de discrimination raciale, la structure du raisonnement de la Cour fondée sur les différents types d’actes allégués  violence physique, mesures de répression, etc.  résulte simplement de la manière dont la demanderesse a présenté et plaidé sa cause. Je n’interprète pas l’arrêt comme s’il donnait à entendre qu’une pratique généralisée de discrimination raciale ne pourrait pas découler d’une série de faits de natures diverses.
2. La notion de discrimination raciale
22. Le paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR définit le terme « discrimination raciale » comme suit :
« [T]oute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique. »
23. Le libellé de la convention précise donc que la discrimination raciale interdite peut découler du but de certains actes ainsi que de leur effet. Il peut y avoir discrimination tenant aux effets d’une mesure lorsqu’il peut être démontré que des lois, des politiques et des pratiques (collectivement désignées dans l’arrêt par « mesures »), bien qu’applicables de manière générale (ou « neutre »), produisent un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits de personnes faisant partie d’un groupe protégé donné.
24. La constatation qu’une mesure produit un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits de membres d’un groupe protégé n’équivaut pas en soi à une constatation de discrimination raciale. Elle demande cependant un examen attentif. Ainsi qu’il est relevé dans l’arrêt, l’effet
13 Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite et commentaires y relatifs, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. II, deuxième partie, p. 66, par. 6) (commentaire de l’article 15).
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préjudiciable particulièrement marqué doit pouvoir s’expliquer par des considérations qui ne se rapportent pas aux motifs prohibés (arrêt, par. 196). Cette obligation d’explication, ou justification, a été reconnue par le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, organe indépendant établi spécialement pour surveiller l’interprétation et l’application de la CIEDR14. Lorsqu’ils ont examiné des dispositions comparables interdisant la discrimination, d’autres organes conventionnels et juridictions internationales ont affirmé de même que les mesures qui produisaient un effet préjudiciable particulièrement marqué sur une personne ou un groupe donnés devaient faire l’objet d’une justification objective et raisonnable15.
25. Une fois qu’il est établi qu’une mesure a produit un effet préjudiciable particulièrement marqué sur des membres d’un groupe protégé, la charge de la preuve pèse normalement sur l’État qui impose (ou tolère) la mesure en question, auquel il appartient de montrer que cet effet est justifié en ce sens qu’il ne se rapporte pas aux motifs prohibés (voir arrêt, par. 196)16. Lorsque le groupe qui subit un tel effet est distingué par les caractéristiques protégées par la CIEDR, la justification donnée doit faire l’objet d’un examen rigoureux. Comme l’a fait observer la Cour européenne des droits de l’homme, « [e]n cas de différence de traitement fondée sur la race, la couleur ou l’origine ethnique, la notion de justification objective et raisonnable doit être interprétée de manière aussi stricte que possible »17. À cet égard, les mesures qui produisent l’effet préjudiciable particulièrement marqué doivent viser un but légitime et être proportionnées à l’atteinte de ce but18. C’est seulement dans ces circonstances que l’explication d’un tel effet produit par les mesures visées sera jugée comme étant sans rapport avec les motifs prohibés par la CIEDR (voir ibid.).
3. Application en l’espèce
26. Dans ce contexte, l’appréciation que la Cour a faite des demandes formulées par l’Ukraine en l’espèce n’est pas totalement cohérente, notamment en ce qui a trait à la question de la preuve concernant la justification des mesures qui produisent un effet préjudiciable particulièrement marqué. Dans certains cas, la Cour, après avoir affirmé que des mesures données produisaient un tel effet, a examiné minutieusement les explications données par la défenderesse. C’est ce qu’elle a fait s’agissant des mesures relatives à l’éducation (arrêt, par. 338-370). Cependant, dans d’autres cas, je suis d’avis que la majorité a conclu trop rapidement que la défenderesse s’était acquittée de son obligation de justifier les mesures produisant un effet préjudiciable particulièrement marqué. Le
14 Nations Unies, Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, « Recommandation générale XIV (42) concernant le paragraphe 1 de l’article premier de la Convention », rapport du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, 1993, doc. A/48/18, par. 2.
15 Nations Unies, Comité des droits économiques, sociaux et culturels, « Observation générale no 20 : La non‑discrimination dans l’exercice des droits économiques, sociaux et culturels (Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, art. 2, par. 2) », 2 juillet 2009, doc. E/C.12/GC/20, par. 13 ; Cour européenne des droits de l’homme, Thlimmenos c. Grèce (requête no 34369/97), arrêt du 6 avril 2000 (Grande Chambre), par. 44 ; Inter-American Court of Human Rights, Yatama v. Nicaragua (Series C, No. 127), Judgment of 23 June 2005, par. 185.
16 Cour européenne des droits de l’homme, D.H. et autres c. République tchèque (requête no 57325/00), arrêt du 13 novembre 2007 (Grande Chambre), par. 177 ; ibid., Biao c. Danemark (requête no 38590/10), arrêt du 24 mai 2016 (Grande Chambre), par. 114.
17 Cour européenne des droits de l’homme, Oršuš et autres c. Croatie (requête no 15766/03), arrêt du 16 mars 2010 (Grande Chambre), par. 156.
18 Nations Unies, Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, « Recommandation générale XXXII : Signification et portée des mesures spéciales dans la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale », 24 septembre 2009, doc. CERD/C/GC/32, par. 8. Voir aussi Comité des droits économiques, sociaux et culturels, « Observation générale no 20 : La non‑discrimination dans l’exercice des droits économiques, sociaux et culturels (Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, art. 2, par. 2) », 2 juillet 2009, doc. E/C.12/GC/20, par. 13 ; Cour européenne des droits de l’homme, Molla Sali c. Grèce (requête no 204520/14), arrêt du 19 décembre 2018 (Grande Chambre), par. 135 ; Inter-American Court of Human Rights, Norín Catrimán and others (Leaders, members and activist of the Mapuche indigenous people) v. Chile (Series C, No. 279), Judgment of 29 May 2014, par. 200.
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meilleur exemple en est la manière dont la Cour a traité les mesures de répression que la Fédération de Russie a prises et l’interdiction visant le Majlis qu’elle a imposée, éléments constitutifs selon moi de discrimination à l’égard des personnes d’origine ethnique tatare de Crimée.
27. Ainsi qu’il est relevé dans l’arrêt, l’application de mesures de répression par la Fédération de Russie a produit un effet préjudiciable particulièrement marqué sur des personnes d’origine ethnique tatare de Crimée (arrêt, par. 238). Ce fait a largement été attesté dans des rapports établis par le Secrétaire général et le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, et l’Assemblée générale s’est déclarée vivement préoccupée par les informations à ce sujet (voir ibid.). Cela étant, la Fédération de Russie est censée expliquer cet effet, et sa justification devrait être examinée rigoureusement19. Il est dit dans l’arrêt que l’application de mesures de répression à des personnes sur le simple fondement de la présomption que celles-ci seraient susceptibles d’adopter certains types de comportement en raison de leur origine ethnique est injustifiable (arrêt, par. 237). Pour sa part, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a condamné la pratique du profilage racial en tant qu’elle constitue une violation de la CIEDR et a prévenu que ce profilage était commis à la faveur d’actes comme les fouilles, les enquêtes et les arrestations arbitraires20.
28. La Fédération de Russie justifie son comportement en invoquant des considérations relatives à la sécurité (notamment, la « lutte contre l’“extrémisme” religieux et le “terrorisme” ») et à la santé publique (arrêt, par. 239-240). Or, des rapports du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme brossent un tableau différent. Il y est fait mention de préoccupations « quant au nombre croissant d’opérations “policières” menées à grande échelle dans l’intention manifeste de harceler et d’intimider les Tatars de Crimée »21, et certaines fouilles dont des Tatars de Crimée ont fait l’objet « sans qu’aucune autorisation ne leur ait été présentée » y sont décrites22. Il y est également relevé que, « au cours des descentes, le recours à la force était souvent excessif et les fouilles d’une ampleur non justifiée par les circonstances, allant au-delà de l’objectif licite de prévention de la criminalité et de protection des droits et libertés d’autrui »23.
29. Dans ces circonstances, l’invocation de motifs liés à la sécurité et à la santé publique ne suffit pas à décharger la Fédération de Russie de son obligation de présenter une explication objective et raisonnable de son comportement. En fait, la Cour a noté que « le but déclaré de certaines mesures sembl[ait] avoir servi de prétexte à la Fédération de Russie [dans certains cas] pour s’en prendre à des personnes qu’elle consid[érait] comme une menace pour sa sécurité nationale en raison de leur appartenance religieuse ou politique » (arrêt, par. 241). Ce qui est déterminant, c’est que cette appartenance religieuse ou politique (et donc la menace pour la sécurité nationale) peut ne pas se manifester en soi, mais être inférée sur le fondement de l’origine ethnique de la personne en tant que Tatar de Crimée.
19 Voir, entre autres, Cour européenne des droits de l’homme, Timishev c. Russie (requêtes nos 55762/00 et 55974/00), arrêt du 13 décembre 2005, par. 58 : « [A]ucune différence de traitement fondée exclusivement ou de manière déterminante sur l’origine ethnique d’un individu ne peut passer pour objectivement justifiée dans une société démocratique contemporaine, fondée sur les principes du pluralisme et du respect de la diversité culturelle. »
20 Nations Unies, Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, « Recommandation générale no 36 (2020) sur la prévention et l’élimination du recours au profilage racial par les représentants de la loi », 17 décembre 2020, doc. CERD/C/GC/36, par. 21 et 14.
21 OHCHR, « Report on the human rights situation in Ukraine 16 February to 15 May 2016 », par. 183.
22 OHCHR, « Report on the situation of human rights in the temporarily occupied Autonomous Republic of Crimea and the city of Sevastopol, Ukraine 13 September 2017 to 30 June 2018 », UN doc. A/HRC/39/CRP.4 (21 September 2018), par. 31.
23 Ibid.
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30. Dans ce contexte, j’estime que la Cour aurait dû exiger de la Fédération de Russie des éléments de preuve plus convaincants montrant que ses mesures de répression étaient effectivement justifiées. Aucune explication convaincante n’ayant été fournie, j’estime qu’il était justifié de conclure à une violation.
31. Des considérations du même ordre s’appliquent à l’interdiction visant le Majlis prononcée par la Fédération de Russie. Cette interdiction, du fait de sa nature même, produit un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les personnes d’origine tatare de Crimée24. Bien qu’elle ait constaté cet effet (arrêt, par. 270), la Cour a conclu ensuite que « le Majlis a[vait] été frappé d’interdiction en raison des activités politiques menées par certains de ses dirigeants opposés à la Fédération de Russie, et non en raison de l’origine ethnique des intéressés » (arrêt, par. 271).
32. Ce faisant, la Cour paraît avoir considéré dans son arrêt que les diverses justifications d’un traitement différencié s’excluent mutuellement : si le traitement différencié est appliqué « en raison d[’]activités politiques », il ne peut être fondé également sur l’appartenance ethnique. Or, les mesures qui produisent un effet préjudiciable particulièrement marqué sur des groupes particuliers ont pour caractéristique commune d’être fondées sur plusieurs justifications. De fait, l’expérience humaine confirme que presque toutes les actions ont des motifs multiples. Par conséquent, le fait qu’il ait été conclu qu’une différence de traitement est fondée sur des motifs politiques n’empêche pas celle-ci d’être également fondée sur des motifs prohibés, comme l’origine ethnique. À ce propos, la Cour n’a pas examiné de manière exhaustive si l’explication donnée par la Fédération de Russie se rapportait à l’un des motifs prohibés au regard de la CIEDR.
33. Encore moins convaincant est le renversement de la charge de la preuve qui s’ensuit, la demanderesse se retrouvant tenue d’apporter des preuves convaincantes pour établir que la mesure était fondée sur des motifs prohibés (arrêt, par. 272). Ce changement peut résulter en partie de la façon dont l’Ukraine elle-même a décrit la mesure en l’espèce (voir arrêt, par. 271). Cependant, le basculement de la charge de la preuve, de la demanderesse à la défenderesse, puis de nouveau à la demanderesse, peut être critiqué sur le principe. Selon moi, la Fédération de Russie n’est pas parvenue à prouver, comme elle le devait, que l’interdiction visant le Majlis était justifiée. Ni les décisions de justice internes ni les exposés de la Fédération de Russie n’expliquent de manière convaincante pourquoi l’interdiction pure et simple de l’ensemble de l’institution était la mesure appropriée à prendre dans les circonstances. On pourrait facilement concevoir, par exemple, que la demanderesse ait pris des mesures à l’effet de poursuivre les membres individuels du Majlis accusés d’extrémisme, et même de leur interdire de participer aux activités du Majlis, tout en préservant le fonctionnement ou les activités de l’institution et en veillant à ce que les membres poursuivis soient remplacés par de nouveaux membres élus par le Qurultay25.
24 À un stade antérieur de la présente affaire, le juge Crawford a souligné l’importance du contexte historique dans le cadre de l’appréciation des effets de l’interdiction sur les Tatars de Crimée : Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, déclaration du juge Crawford, p. 213-214, par. 1-3.
25 Je crois comprendre que les reproches que des Tatars de Crimée avaient à faire au Majlis visaient principalement des membres individuels du Majlis qui auraient abusé de leur pouvoir et versé dans l’extrémisme, et non l’institution elle-même : voir, par exemple, Witness statement of Ibraim Rishatovich Shirin (22 février 2023), par. 9 (duplique de la Fédération de Russie, annexe 11) ; Witness statement of Elivna Izetovna Seitova (18 février 2023), par. 12 (duplique de la Fédération de Russie, annexe 27).
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III. MESURES CONSERVATOIRES
34. Comme l’indique mon vote, je conviens que la Fédération de Russie a violé l’ordonnance de la Cour du 19 avril 2017 s’agissant de l’interdiction du Majlis et de l’aggravation du différend devant la Cour. Dans la présente section, j’exposerai mes vues, tout d’abord, sur le fondement de la seconde de ces violations et, ensuite, sur la mesure conservatoire restante indiquée par la Cour dans son ordonnance du 19 avril 2017.
1. Aggravation du différend
35. Dans son ordonnance du 19 avril 2017, la Cour a prescrit aux deux Parties de « s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour [étai]t saisie ou d’en rendre la solution plus difficile »26. Or, elle n’a expliqué que brièvement en quoi la Fédération de Russie avait manqué à cette obligation.
36. Selon moi, cette obligation est un aspect de l’obligation de recourir exclusivement à des moyens pacifiques pour régler les différends. Développant le principe du règlement pacifique des différends internationaux, que la Cour considère comme « indispensable … dans le monde d’aujourd’hui »27, la déclaration sur les relations amicales précise ce qui suit :
« Les États parties à un différend international … doivent s’abstenir de tout acte susceptible d’aggraver la situation au point de mettre en danger le maintien de la paix et de la sécurité internationales, et doivent agir conformément aux buts et aux principes des Nations Unies. »28
Ainsi, les mesures conservatoires de non-aggravation sont le reflet d’une obligation générale préexistante des parties litigantes qui découle du but même du règlement des différends29. Plusieurs membres de la Cour ont qualifié les mesures de non-aggravation de moyen de contribuer à atteindre le but que constitue le maintien de la paix et de la sécurité internationales, ce dont sont chargées l’Organisation des Nations Unies et la Cour en sa qualité d’organe judiciaire principal de cette organisation30.
37. Par conséquent, un comportement qui est incompatible avec l’obligation de recourir à des moyens pacifiques de règlement des différends est par principe susceptible d’aggraver un différend dont la Cour est saisie. Dans certains cas, la Cour a lié le risque d’aggravation du différend à l’emploi
26 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 140-141, par. 106, point 2) du dispositif.
27 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 145, par. 290.
28 Nations Unies, Assemblée générale, résolution 2625 (XXV) intitulée « Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations Unies ».
29 Compagnie d’électricité de Sofia et de Bulgarie, ordonnance du 5 décembre 1939, C.P.J.I. série A/B no 79, p. 199 ; voir aussi LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 503, par. 103.
30 Plateau continental de la mer Égée (Grèce c. Turquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1978, opinion individuelle du juge Lachs, p. 52 ; Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. États-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 14 avril 1992, C.I.J. Recueil 1992, opinion dissidente du juge Weeramantry, p. 70 ; ibid., opinion dissidente du juge Ajibola, p. 93 ; Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. Belgique), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999 (I), déclaration du juge Koroma, p. 143 ; ibid., opinion dissidente du vice-président Weeramantry, p. 202 ; ibid., opinion dissidente du juge Shi, p. 207-208 ; ibid., opinion dissidente du juge Vereshchetin, p. 209.
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continu ou probable de la force31. La Chambre de la Cour en l’affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali) a expressément traité l’emploi de la force comme étant incompatible avec l’obligation de ne pas aggraver le différend. Plus particulièrement, elle a relevé que certains types de comportements « non seulement [étaie]nt susceptibles d’étendre ou d’aggraver le différend, mais comport[ai]ent un recours à la force inconciliable avec le principe du règlement pacifique des différends internationaux »32.
38. Dans la même veine, la Cour a indiqué que l’emploi de la force par les parties litigantes compromettait l’instance judiciaire en cours. Dans l’affaire des « Otages de Téhéran », elle a exprimé ses préoccupations quant à l’incursion des États-Unis en Iran après la tenue des audiences en l’affaire, mais avant le prononcé de l’arrêt. Rappelant son ordonnance en indication de mesures conservatoires, par laquelle elle « avait indiqué qu’aucune mesure de nature à aggraver la tension entre les deux pays ne devait être prise », la Cour s’est sentie « tenue de faire observer que, quels qu’en [fuss]ent les motifs, une opération entreprise dans ces circonstances [à savoir pendant les délibérations de la Cour sur le différend en cause] [étai]t de nature à nuire au respect du règlement judiciaire dans les relations internationales »33.
39. En conséquence, un comportement assimilable à un emploi de la force compromet la procédure de règlement du différend engagée devant la Cour et, ce faisant, aggrave le différend en cause34. Ainsi qu’il est relevé dans l’arrêt, après que la Cour eut rendu son ordonnance le 19 avril 2017, la Fédération de Russie a lancé une « opération militaire spéciale », qui impliquait l’emploi de la force. Selon moi, ce comportement est incompatible avec l’obligation qui incombe à la Fédération de Russie de recourir à des moyens pacifiques pour régler le différend qui l’oppose à l’Ukraine en l’espèce et est donc incompatible avec son obligation de s’abstenir de prendre des mesures qui pourraient aggraver le différend dont la Cour est saisie.
40. Cette conclusion n’a pas trait à la conformité de l’« opération militaire spéciale » de la Fédération de Russie avec le droit international en général. Au contraire, la tâche de la Cour ici se limitait à examiner la conformité de cette opération à l’obligation spécifique expressément imposée à la Fédération de Russie dans l’ordonnance du 19 avril 2017. Sur ce point, je note que, à tout le moins devant la Cour, la Fédération de Russie n’a invoqué aucune circonstance qui exclurait le
31 Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), mesures conservatoires, ordonnance du 15 mars 1996, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 23, par. 42 ; Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) ; Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), mesures conservatoires, ordonnance du 16 juillet 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 240, par. 37-38.
32 Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), mesures conservatoires, ordonnance du 10 janvier 1986, C.I.J. Recueil 1986, p. 9, par. 19 ; voir aussi Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), mesures conservatoires, ordonnance du 14 juin 2019, C.I.J. Recueil 2019 (I), déclaration de la vice-présidente Xue, p. 374, par. 6.
33 Personnel diplomatique et consulaire des États-Unis à Téhéran (États-Unis d’Amérique c. Iran), arrêt, C.I.J. Recueil 1980, p. 43, par. 93.
34 Voir aussi Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), mesures conservatoires, ordonnance du 10 janvier 1986, C.I.J. Recueil 1986, p. 9, par. 19, où il est dit que les mesures de non-aggravation « contribu[e]nt à assurer la bonne administration de la justice » ; The South China sea Arbitration between the Republic of the Philippines and the People’s Republic of China, Award of 12 July 2016, United Nations, Reports of International Arbitral Awards, Vol. XXXIII, p. 603, par. 1176, où il est fait mention d’un comportement qui aggrave un différend « en compromettant l’intégrité de la procédure même de règlement du différend, notamment … par la prise d’autres mesures qui réduisent les chances que la procédure aboutisse effectivement au règlement du différend qui oppose les parties ».
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caractère illicite du comportement adopté en violation des obligations que lui impose l’ordonnance, y compris la légitime défense35.
41. Aux termes de l’ordonnance de la Cour, l’obligation de s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver le différend incombait aux deux Parties. Toutefois, la Fédération de Russie n’a pas avancé que l’Ukraine avait, par son propre comportement, manqué à cette obligation. C’est pourquoi la conclusion de la Cour concernant la violation par la Fédération de Russie est sans préjudice de la question de savoir si l’Ukraine ne s’est pas non plus conformée à cette mesure conservatoire36.
2. Disponibilité de l’enseignement en langue ukrainienne
42. Contrairement à la majorité, je considère que la Fédération de Russie a également enfreint la mesure conservatoire visant à garantir la disponibilité de l’enseignement en langue ukrainienne37. Pour déterminer la portée de cette mesure, il importe d’examiner le contexte dans lequel la Cour l’a indiquée et, en particulier, le risque de préjudice irréparable auquel elle répondait. Dans l’ordonnance du 19 avril 2017, la Cour a tenu compte de deux rapports mettant en évidence un déclin de l’emploi de l’ukrainien comme langue d’enseignement, conjugué à des allégations de pressions visant à faire cesser cet emploi38. Se fondant sur ces rapports, la Cour a conclu, prima facie, qu’il pourrait y avoir eu des restrictions quant à la disponibilité de cours en langue ukrainienne dans les établissements d’enseignement de Crimée39. Lorsqu’elle a prescrit à la Fédération de Russie de « [f]aire en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne », la Cour visait à atténuer le risque présenté par de telles restrictions.
43. À la lumière de ce contexte, la mesure indiquée fait plus que simplement prévoir que l’enseignement en ukrainien dans certaines régions soit rendu disponible en attendant l’arrêt définitif de la Cour en l’espèce. Elle oblige de fait la Fédération de Russie à donner satisfaction aux élèves en Crimée qui souhaitent recevoir un enseignement en langue ukrainienne. Il existe des éléments attestant que la demande de cours en ukrainien n’a pas toujours été satisfaite. En particulier, le Secrétaire général a consigné dans des rapports consécutifs des faits prouvant que l’offre d’enseignement en ukrainien n’a pas toujours répondu à la demande40. De plus, il a émis des doutes quant à la mesure dans laquelle l’ukrainien, bien qu’officiellement proposé en tant que langue d’enseignement, était effectivement employé dans la pratique dans les programmes41. À cela peut
35 Voir Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. II, deuxième partie, p. 26, art. 21.
36 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 259, par. 265.
37 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 140, par. 105, point 1) b) du dispositif.
38 Ibid., p. 138, par. 97.
39 Ibid.
40 Nations Unies, « Situation des droits humains dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine) », rapport du Secrétaire général, 2 août 2021, doc. A/76/260, par. 35 ; « Situation relative aux droits humains dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine) temporairement occupées », rapport du Secrétaire général, 25 juillet 2022, doc. A/77/220, par. 40.
41 Nations Unies, « Situation des droits de l’homme dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine) », rapport du Secrétaire général, 2 août 2019, doc. A/74/276, par. 52 ; « Situation des droits de l’homme dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine) », rapport du Secrétaire général, 1er septembre 2020, doc. A/75/334, par. 35 ; « Situation des droits humains dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine) », rapport du Secrétaire général, 2 août 2021, doc. A/76/26, par. 34 ; « Situation relative aux droits humains dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine) temporairement occupées », rapport du Secrétaire général, 25 juillet 2022, doc. A/77/220, par. 39.
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s’ajouter l’indifférence, voire la désapprobation, d’administrations scolaires vis-à-vis des demandes d’inscription aux programmes d’enseignement en langue ukrainienne42. La disponibilité limitée de l’ukrainien, dans les faits, suscite des inquiétudes quant aux incidences qu’elle pourrait avoir sur le bien-être et l’épanouissement des enfants appartenant à la minorité ethnique ukrainienne43. Selon moi, ces éléments de preuve tendent à établir une violation par la Fédération de Russie de l’obligation qui lui incombe en la matière au regard de l’ordonnance de la Cour.
(Signé) Hilary CHARLESWORTH.
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42 Nations Unies, « Situation des droits humains dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine) », rapport du Secrétaire général, 2 août 2021, doc. A/76/260, par. 35 ; « Situation relative aux droits humains dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine) temporairement occupées », rapport du Secrétaire général, 25 juillet 2022, doc. A/77/220, par. 40.
43 Nations Unies, « Situation des droits de l’homme dans la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol (Ukraine) », rapport du Secrétaire général, 1er septembre 2020, doc. A/75/334, par. 35.

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Opinion individuelle de Mme la juge Charlesworth

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