Opinion individuelle de M. le juge Iwasawa

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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE IWASAWA
[Traduction]
Rejet du moyen de défense au fond tiré de la doctrine des mains propres dans une situation où l’État défendeur invoque le comportement illicite de l’État demandeur  Absence de mention de l’applicabilité de cette doctrine dans des procédures d’arbitrage en matière d’investissement.
Caractère intrinsèquement suspect de toute mesure fondée sur l’un des motifs prohibés énoncés au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR  Nécessité pour l’État d’assumer la lourde tâche de démontrer que la mesure concernée poursuit un but légitime et qu’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé  Examen devant être des plus rigoureux  Établissement d’un cadre aux fins de l’analyse de la discrimination indirecte  Inutilité de la référence aux « simples effets collatéraux ou secondaires »  Absence de contestation par la Fédération de Russie, en l’espèce, de la notion de discrimination indirecte en tant que telle.
1. Dans le présent arrêt, la Cour a pris d’importantes décisions sur deux points en particulier. Premièrement, elle a rejeté le moyen de défense au fond tiré de la doctrine des mains propres. Deuxièmement, elle a établi un cadre aux fins de l’analyse de la discrimination indirecte. J’entends, dans la présente opinion, revenir plus en détail sur ces deux points.
I. DOCTRINE DES MAINS PROPRES
2. La Cour n’a jamais retenu d’argument tiré de la doctrine des mains propres, qu’il ait été avancé comme motif d’irrecevabilité ou comme moyen de défense au fond, mais elle n’a jamais non plus entièrement exclu que cette doctrine puisse s’appliquer dans des instances portées devant elle.
3. Dans son arrêt de 2019 sur les exceptions préliminaires en l’affaire relative à Certains actifs iraniens, par exemple, la Cour a dit que,
« [s]ans avoir à prendre position sur la doctrine des “mains propres”, [elle] consid[érait] que, même s’il était démontré que le comportement du demandeur n’était pas exempt de critique, cela ne suffirait pas pour accueillir l’exception d’irrecevabilité soulevée par le défendeur sur le fondement de la doctrine des “mains propres” ».
Elle a également relevé que « les États-Unis n’[avaient] pas soutenu que, par son comportement, l’Iran aurait violé le traité d’amitié sur lequel il fond[ait] sa requête » (Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 44, par. 122). En l’affaire Jadhav, elle a dit qu’elle « ne consid[érait] pas qu’une exception fondée sur la doctrine des “mains propres” p[ût] en soi rendre irrecevable une requête reposant sur une base de compétence valable » (Jadhav (Inde c. Pakistan), arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 435, par. 61). Dans l’arrêt qu’elle a rendu sur le fond en l’affaire relative à Certains actifs iraniens en 2023, la Cour a observé que, « [e]n tant que moyen de défense au fond, [elle] a[vait] toujours traité avec la plus grande circonspection l’invocation de l’absence de “mains propres” ». Elle a rappelé que, dans son arrêt de 2019, elle n’avait pas pris position sur cette doctrine, « réservant … sa position sur le statut juridique de la notion elle-même en droit international ». Elle a ensuite rejeté le moyen de défense au fond que tirait le défendeur de cette doctrine, notant que, en tout état de cause, l’une des conditions qui devait, selon celui-ci, être remplie pour que cette doctrine
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trouve à s’appliquer ne l’était pas (Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt du 23 mars 2023, par. 81-83)1.
4. Certains tribunaux arbitraux ont estimé que, pour que l’État de nationalité exerce une protection diplomatique à l’égard d’un national ayant subi un préjudice, ledit national ne devait pas avoir causé ou aggravé ce préjudice par un comportement illicite ou répréhensible2. John Dugard, rapporteur spécial sur la protection diplomatique auprès de la Commission du droit international (ci-après, la « CDI »), a cependant fait observer que la doctrine des mains propres avait rarement été invoquée dans des affaires touchant à la protection diplomatique. Selon lui, lorsqu’un État commet un fait internationalement illicite en réaction à la faute d’un étranger, la doctrine des mains propres ne peut faire obstacle à la présentation, par l’État de nationalité, d’une réclamation au nom de cette personne ; en effet, selon la fiction qui veut qu’un préjudice causé au national d’un État est un préjudice causé à l’État lui-même, cette réclamation acquiert alors une dimension internationale, et la doctrine en question ne peut donc être invoquée contre l’individu lésé à raison de sa faute. C’est pourquoi John Dugard estime que « la théorie des mains propres n’occupe pas une place particulière dans les demandes de protection diplomatique »3. Sur sa recommandation, la CDI n’a pas, dans son Projet d’articles de 2006 sur la protection diplomatique, conditionné au fait d’avoir les mains propres l’exercice d’une telle protection4.
5. Certains tribunaux arbitraux statuant en matière d’investissement ont cependant admis que la doctrine des mains propres pouvait faire obstacle à la présentation d’une réclamation. Dans Littop c. Ukraine, par exemple, le tribunal a jugé que
« la doctrine des mains propres, tout comme le concept de la bonne foi, [était] maintenant un principe du droit international. Dans plusieurs affaires, des tribunaux ont clairement dit qu’une partie ne p[ouvai]t participer à une procédure d’arbitrage en matière d’investissement si elles n’avaient pas les mains propres … Des tribunaux arbitraux et un certain nombre d’universitaires réputés ont reconnu que cette doctrine [étai]t un principe du droit international général. »5
Le tribunal a cité une autre sentence, dans laquelle la juridiction concernée avait constaté que
« certains précédents concernant des traités d’investissement confirm[ai]ent que ce type de traités n’offr[ait] aucune protection aux investissements illicites, que ce [fût] sur le fondement des clauses y énoncées … ou, en l’absence de toute disposition expresse, sur
1 Voir aussi Nations Unies, Recueil des sentences arbitrales, Award in the Arbitration regarding the Delimitation of the Maritime Boundary between Guyana and Suriname [sentence arbitrale relative à la délimitation de la frontière maritime entre le Guyana et le Surinam], 17 septembre 2007, vol. XXX, p. 118, par. 421, où le tribunal arbitral a rejeté les arguments que le Surinam entendait tirer de la doctrine des mains propres, jugeant que « le comportement du Guyana ne rempli[ssai]t pas les conditions requises aux fins de l’application de [cette] doctrine …, pour autant que celle-ci exist[ât] en droit international ».
2 Voir, par exemple, les affaires Good Return et Medea, Ecuadorian-United States Claims Commission, 8 août 1865, in John Bassett Moore (sous la dir. de), History and Digest of the International Arbitrations to Which the United States Has Been a Party, vol. III, 1898, p. 2739.
3 Sixième rapport sur la protection diplomatique, par M. John Dugard, rapporteur spécial, Annuaire de la Commission du droit international (ACDI), 2005, vol. II, première partie, p. 4-5, par. 8-10.
4 Rapport de la Commission du droit international sur les travaux de sa cinquante-huitième session, ACDI, 2006, vol. II, deuxième partie, p. 23-24.
5 Littop Enterprises Limited, Bridgemont Ventures Limited and Bordo Management Limited v. Ukraine, SCC Case No. V 2015/092, Final Award of 4 February 2021, par. 438-439.
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celui de règles du droit international, notamment de la doctrine des “mains propres” ou de toute autre doctrine allant dans le même sens »6.
6. Dans le présent arrêt, la Cour rejette le moyen de défense au fond que la défenderesse tire de la doctrine des mains propres, « estim[ant] que [cette] doctrine … ne peut être appliquée lorsque, dans un différend interétatique, sa compétence est établie et que la requête est recevable » (arrêt, par. 38). Elle rejette donc ce moyen de défense dans une situation où l’État défendeur invoque, dans une instance portée devant elle, le comportement illicite de l’État demandeur, mais n’examine pas la question de l’applicabilité de ladite doctrine dans le cadre des procédures d’arbitrage en matière d’investissement.
II. DISCRIMINATION RACIALE
7. Dans la présente section, j’exposerai mes vues sur les critères à l’aune desquels s’apprécie l’existence d’une discrimination raciale, en particulier dans le cas de la discrimination indirecte.
1. Degré d’exigence requis
8. L’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques est ainsi libellé :
« Toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit sans discrimination à une égale protection de la loi. À cet égard, la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique et de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. »
D’autres traités internationaux relatifs aux droits de l’homme de caractère général, tels que la convention européenne des droits de l’homme (article 14 de la convention et article 1 du protocole no 12) et la convention américaine relative aux droits de l’homme (art. 1), contiennent des dispositions analogues interdisant la discrimination.
9. Les juridictions internationales et organes internationaux de contrôle établis par lesdits traités utilisent des cadres similaires pour interpréter les dispositions interdisant la discrimination et déterminer si une différence de traitement relève d’une telle pratique. Une différence de traitement est généralement considérée comme constitutive de discrimination à moins d’être « fondée sur des critères raisonnables et objectifs » ; en d’autres termes, à moins que « le but visé [soi]t légitime » ou qu’il y ait un « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé »7.
6 Fraport AG Frankfurt Airport Services Worldwide v. Republic of the Philippines, ICSID Case No. ARB/11/12, Award of 10 December 2014, par. 328. Voir aussi Plama Consortium Limited v. Bulgaria, ICSID Case No. ARB/02/24, Award of 27 August 2008, par. 143 et 146 ; Hesham Talaat M. Al-Warraq v. Republic of Indonesia, Final Award of 15 December 2014, par. 646 ; Rusoro Mining Limited v. Bolivarian Republic of Venezuela, ICSID Case No. ARB(AF)/12/5, Award of 22 August 2016, par. 492.
7 Voir, par exemple, Comité des droits de l’homme, observation générale no 18 : Non-discrimination, 9 novembre 1989, par. 13 ; Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), Biao c. Danemark, Grande Chambre, arrêt du 24 mai 2016, requête no 38590/10, par. 90 ; Cour interaméricaine des droits de l’homme, Proposed Amendments to the Naturalization Provision of the Constitution of Costa Rica, avis consultatif du 19 janvier 1984, OC-4/84, par. 57.
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10. L’expression « discrimination raciale », aux termes du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR,
« vise toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique ».
Cette définition de la discrimination raciale comporte deux éléments. Pour en relever, la mesure considérée doit : en premier lieu, constituer une distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur l’un des motifs prohibés, à savoir « la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique » ; en second lieu, avoir « pour but ou pour effet » de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme. La Cour a formulé un constat allant dans le même sens (arrêt, par. 195).
11. Dans sa recommandation générale no XIV concernant le paragraphe 1 de l’article premier de la convention, le Comité de la CIEDR affirme qu’« un traitement différencié ne constitue pas un acte de discrimination si, comparés aux objectifs et aux buts de la Convention, les critères de différenciation sont légitimes ou conformes aux dispositions du paragraphe 4 de l’article premier de la Convention »8. Il semble être d’avis qu’une différence de traitement fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique peut être justifiée « si, comparés aux objectifs et aux buts de la Convention, les critères de différenciation sont légitimes ». Cette condition ne semble pas s’accompagner d’une exigence d’examen rigoureux et, partant, elle est discutable.
12. La discrimination raciale est l’une des formes de discrimination les plus odieuses. Toute mesure fondée sur l’un des motifs prohibés énoncés au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR (« la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique ») est intrinsèquement suspecte et doit faire l’objet d’un examen des plus rigoureux. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé que, « [e]n cas de différence de traitement fondée sur la race, la couleur ou l’origine ethnique, la notion de justification objective et raisonnable d[eva]it être interprétée de manière aussi stricte que possible »9, et est allée jusqu’à affirmer qu’ « [a]ucune différence de traitement fondée exclusivement ou dans une mesure déterminante sur l’origine ethnique d’un individu ne p[ouvai]t passer pour justifiée dans une société démocratique contemporaine »10. J’estime qu’un État qui prend une mesure fondée sur « la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique » doit assumer la très lourde tâche de démontrer que cette mesure vise un but légitime et qu’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. L’examen doit être des plus rigoureux et les critères retenus doivent être particulièrement stricts. Une mesure fondée sur la race, la couleur ou l’origine ethnique en particulier est difficilement justifiable dans une société démocratique, à moins qu’il ne s’agisse d’une mesure spéciale temporaire prise à seule fin d’assurer comme il convient le « progrès de certains groupes raciaux ou ethniques ou d’individus » (CIEDR, art. premier, par. 4, et art. 2, par. 2) (ce qu’on appelle communément « action positive » ou « affirmative action » en anglais).
8 Comité de la CIEDR, recommandation générale no XIV concernant le paragraphe 1 de l’article premier de la convention, par. 2, quarante-deuxième session, 1993.
9 CEDH, affaire D.H. et autres c. République tchèque, Grande Chambre, arrêt du 13 novembre 2007, requête no 57325/00, par. 196 (les italiques sont de nous).
10 Biao c. Danemark, par. 94 (voir supra, note 7).
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2. Discrimination indirecte
13. Selon la définition de la discrimination raciale énoncée au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR, une mesure qui a « pour but ou pour effet » d’exercer une discrimination sur le fondement de l’un des motifs prohibés est constitutive de discrimination raciale. La convention a pour objet et pour but d’éliminer « toutes les formes et toutes les manifestations » de discrimination raciale (préambule, par. 4-5 et 10 ; voir aussi art. 2, par. 1, et art. 5) ; elle vise ainsi à en éliminer les formes ayant non seulement pour « but » mais aussi pour « effet » d’exercer une telle discrimination.
14. J’expliquerai à présent le lien qu’entretient la discrimination tenant aux effets d’une mesure, souvent dite discrimination indirecte, avec la discrimination raciale. Toute règle, mesure ou politique d’apparence neutre qui produit un effet préjudiciable disproportionné et injustifiable sur un groupe distingué par la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique est constitutive de discrimination raciale, même si elle ne vise pas spécifiquement ce groupe. L’analyse de l’effet disproportionné requiert d’établir une comparaison entre différents groupes. Tout effet préjudiciable disproportionné subi par un groupe est inadmissible, à moins de pouvoir être justifié par des considérations légitimes sans rapport avec l’un quelconque des motifs prohibés énoncés au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR. Le contexte et les circonstances dans lesquels la différence de traitement est intervenue doivent être pris en compte pour déterminer s’il s’agit d’une discrimination raciale.
15. Des juridictions et organes conventionnels internationaux garants des droits de l’homme ont retenu la notion de discrimination indirecte. Le Comité de la CIEDR, par exemple, dans sa recommandation générale no XIV concernant le paragraphe 1 de l’article premier de la convention, précise que, « [p]our savoir si une mesure a un effet contraire à la Convention, il se demandera si elle a une conséquence distincte abusive sur un groupe différent par la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique »11. En l’affaire L.R. et consorts c. Slovaquie, le Comité de la CIEDR a rappelé que
« la définition de la discrimination raciale donnée à l’article premier n’englob[ait] pas seulement les mesures qui [étaien]t explicitement discriminatoires, mais aussi les mesures qui n[’étaien]t pas discriminatoires à première vue mais l[’étaien]t dans les faits et dans leurs effets, c’est-à-dire des mesures qui représentent une discrimination indirecte. Pour évaluer l’existence d’une discrimination indirecte, le Comité doit prendre pleinement en compte les circonstances et le contexte particuliers entourant la requête, puisque, par définition, la discrimination indirecte ne peut être démontrée que par des preuves indirectes. »12
16. D’autres organes créés en vertu d’instruments relatifs aux droits de l’homme expliquent la notion de discrimination indirecte dans des termes analogues. Le Comité des droits de l’homme a rappelé ainsi que
« l’article 26 interdit la discrimination tant directe qu’indirecte, cette dernière notion caractérisant une règle ou une mesure qui semble neutre a priori ou dénuée de toute intention discriminatoire mais qui peut néanmoins entraîner une discrimination du fait
11 Comité de la CIEDR, recommandation générale no XIV, par. 2 (voir supra, note 8).
12 Comité de la CIEDR, L.R. et consorts c. Slovaquie, communication no 31/2003, 7 mars 2005, par. 10.4. Voir aussi Comité de la CIEDR, recommandation générale no XXXII sur la signification et portée des mesures spéciales dans la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, août 2009, par. 7 (« La discrimination au sens de la Convention comprend la discrimination délibérée ou intentionnelle et la discrimination de fait. »).
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de son effet négatif, exclusif ou disproportionné, sur une certaine catégorie de personnes »13.
Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels a déclaré que « [c]ertaines formes directes ou indirectes de traitement différencié p[ouvai]ent être constitutives de discrimination au regard du paragraphe 2 de l’article 2 » du Pacte, précisant qu’on parlait de discrimination indirecte dans le cas « de lois, de politiques ou de pratiques qui sembl[ai]ent neutres a priori mais qui [avaie]nt un effet discriminatoire disproportionné sur l’exercice des droits consacrés par le Pacte eu égard à des motifs de discrimination interdits »14. Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a également indiqué que les États parties devaient « veiller à ce qu’il n’y [eû]t ni discrimination directe ni discrimination indirecte » à l’égard des femmes, ajoutant :
« La discrimination indirecte se produit quand une loi, une politique, un programme ou une pratique semble neutre du point de vue des rapports hommes-femmes mais a en pratique un effet discriminatoire pour les femmes parce que la mesure en apparence neutre ne prend pas en compte les inégalités préexistantes. Cette discrimination indirecte peut de surcroît exacerber les inégalités existantes en question s’il n’est pas tenu compte des modes de discrimination structurels et historiques ni de l’inégalité des rapports de pouvoir entre femmes et hommes. »15
17. Des juridictions internationales des droits de l’homme ont expliqué la notion de discrimination indirecte d’une façon semblable. La CEDH, par exemple, a déclaré que pouvait « être considérée comme discriminatoire une politique ou une mesure qui a[vait] des effets préjudiciables disproportionnés sur une catégorie de personnes, même si elle ne vis[ait] pas spécifiquement cette catégorie »16. La Cour interaméricaine des droits de l’homme a elle aussi estimé qu’une
« violation du droit à l’égalité et à la non-discrimination se produi[sai]t également dans des situations et des cas de discrimination indirecte qui se manifest[ai]t par l’incidence disproportionnée de normes, d’actions, de politiques ou d’autres mesures qui, bien que leur formulation soit neutre ou semble l’être, ou que leur portée soit générale et n’opère pas de distinction, produis[aie]nt des effets négatifs sur certains groupes vulnérables »17.
18. En la présente espèce, bien qu’elle se soit abstenue d’employer l’expression « discrimination indirecte », la Cour a souscrit à cette notion et établi un cadre permettant d’analyser ce type de discrimination au regard de la CIEDR :
« [U]ne discrimination raciale peut découler d’une mesure d’apparence neutre mais dont les effets montrent qu’elle est “fondée sur” un motif prohibé. Tel est le cas
13 Comité des droits de l’homme, Derksen c. Pays-Bas, communication no 976/2001, 1er avril 2004, par. 9.3. Voir aussi Comité des droits de l’homme, Simunek et consorts c. République tchèque, communication no 516/1992, 19 juillet 1995, par. 11.7 ; Diergaadt c. Namibie, communication no 760/1997, 25 juillet 2000, par. 10.10 ; Althammer et consorts c. Autriche, communication no 998/2001, 8 août 2003, par. 10.2 ; Genero c. Italie, communication no 2979/2017, 13 mars 2020, par. 7.3.
14 Comité des droits économiques, sociaux et culturels, observation générale no 20 sur la non-discrimination dans l’exercice des droits économiques, sociaux et culturels (art. 2, par. 2, du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels), 18 mai 2009, par. 10.
15 Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, recommandation générale no 28 concernant les obligations fondamentales des États parties découlant de l’article 2 de la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, 19 octobre 2010, par. 16.
16 CEDH, J.D. et A. c. Royaume-Uni, première section, arrêt du 24 octobre 2019, requêtes nos 2949/17 et 34614/17, par. 85.
17 Inter-American Court of Human Rights, Nadege Dorzema et al. v. Dominican Republic, Judgment of 24 October 2012, par. 235.
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lorsqu’il est démontré de manière convaincante qu’une mesure, malgré son apparence neutre, produit un effet préjudiciable particulièrement marqué sur les droits d’une personne ou d’un groupe distingué par la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, à moins que cet effet puisse s’expliquer par des considérations qui ne se rapportent pas aux motifs énumérés au paragraphe 1 de l’article premier. » (Arrêt, par. 196.)
Ce cadre est compatible avec la notion de discrimination indirecte telle que retenue par d’autres juridictions et organes conventionnels internationaux garants des droits de l’homme.
19. Après avoir défini le cadre d’analyse de la discrimination indirecte, la Cour ajoute que les « simples effets collatéraux ou secondaires sur des personnes distinguées sur le fondement d’un des motifs prohibés n’emportent pas en eux-mêmes discrimination raciale au sens de la convention » (arrêt, par. 196, faisant référence à Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 108-109, par. 112). Cette précision est parfaitement inutile, puisque la définition adoptée par la Cour suffit amplement à comprendre pourquoi les « effets collatéraux ou secondaires » ne sont pas constitutifs de discrimination raciale. Ils ne le sont pas en ce qu’ils peuvent « s’expliquer par des considérations qui ne se rapportent pas aux motifs énumérés au paragraphe 1 de l’article premier ». Au reste, la Cour n’évoque pas les « effets collatéraux ou secondaires » lorsqu’elle examine le régime de citoyenneté russe en vigueur en Crimée (arrêt, par. 287).
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20. En la présente instance, la Fédération de Russie ne rejette pas la notion de discrimination indirecte en tant que telle. De fait, à l’audience, elle a affirmé que, « au rebours de ce qu’[avai]ent souten[u] [se]s contradicteurs, [elle] ne ni[ait] nullement que la discrimination raciale par effet p[ût] constituer une violation de la convention »18. Elle conteste cependant « la notion très large de “discrimination indirecte” » telle que proposée et définie par l’Ukraine19 et s’oppose à la thèse, avancée dans un rapport d’expert soumis et repris à son compte par la demanderesse, selon laquelle « [l]a discrimination indirecte reconnaît que l’égalité de traitement qui a un effet disproportionné sur un groupe défini est elle-même discriminatoire »20. La défenderesse argue que cette notion, « qui élimine [l’élément d]e traitement différencié », n’est pas compatible avec la définition de la discrimination raciale que donne la CIEDR, selon laquelle il doit y avoir « distinction, exclusion, restriction ou préférence », et maintient que « l’égalité de traitement ne peut … pas constituer une discrimination raciale »21.
21. Le paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR définit la discrimination raciale comme « toute distinction, exclusion, restriction ou préférence » fondée sur l’un des motifs prohibés. C’est généralement un traitement différencié appliqué sur la base de l’un de ces motifs qui entre dans cette définition. Cependant, une mesure d’apparence neutre et égale peut produire un effet préjudiciable disproportionné et injustifiable sur un groupe protégé et ainsi emporter discrimination raciale. D’ailleurs, le Comité de la CIEDR a reconnu que « [l]e fait de traiter de manière égale des personnes
18 CR 2023/10, p. 57, par. 30 (Tchikaya).
19 CR 2023/8, p. 31, par. 5 ; p. 39-40, par. 44-46 ; et p. 44, par. 62 (Tchikaya).
20 Mémoire de l’Ukraine, Sandra Fredman, Expert report (annexe 22), par. 53 (les italiques sont de nous).
21 CR 2023/8, p. 38-40, par. 37-47 ; et CR 2023/10, p. 57-58, par. 31-34 (Tchikaya).
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ou des groupes dont la situation [étai]t objectivement différente constitu[ait] une discrimination de fait, comme le serait l’application d’un traitement inégal à des personnes dont la situation [étai]t objectivement la même »22. En conséquence, selon la notion de discrimination indirecte, un traitement égal peut aussi être constitutif de discrimination raciale s’il produit un effet préjudiciable disproportionné et injustifiable sur un groupe protégé par la convention.
(Signé) IWASAWA Yuji.
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22 Comité de la CIEDR, recommandation générale no XXXII sur la signification et portée des mesures spéciales dans la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, août 2009, par. 8.

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