Opinion individuelle de M. le juge Bhandari

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166-20240131-JUD-01-07-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE BHANDARI
[Traduction]
Interprétation du paragraphe 1 de l’article premier de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme  Définition de « fonds »  Sens du terme « biens de toute nature »  Terme « biens de toute nature » recouvrant les armes.
1. Je suis en désaccord avec l’interprétation que fait la Cour du paragraphe 1 de l’article premier de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (ci-après, la « CIRFT »). À mon avis, le terme « fonds », selon la définition qu’en donne cette disposition, recouvre les armes1, et c’est à tort que la Cour déclare que celles-ci n’entrent pas dans ladite définition. Comme l’arrêt le dit clairement, l’interprétation de ce terme est déterminante pour certaines parties des griefs avancés par l’Ukraine sur le fondement du paragraphe 1 de l’article 9, du paragraphe 1 de l’article 12 et du paragraphe 1 de l’article 18 de la CIRFT2. Je suis parvenu à cette conclusion pour les raisons qui suivent.
2. Le paragraphe 1 de l’article premier de la CIRFT dispose que :
« Aux fins de la présente Convention :
1. “Fonds” s’entend des biens de toute nature, corporels ou incorporels, mobiliers ou immobiliers, acquis par quelque moyen que ce soit, et des documents ou instruments juridiques sous quelque forme que ce soit, y compris sous forme électronique ou numérique, qui attestent un droit de propriété ou un intérêt sur ces biens, et notamment les crédits bancaires, les chèques de voyage, les chèques bancaires, les mandats, les actions, les titres, les obligations, les traites et les lettres de crédit, sans que cette énumération soit limitative. »
3. Le paragraphe 1 de l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités (ci-après, la « CVDT ») dispose qu’« [u]n traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but ». Le paragraphe 4 du même article dispose qu’« [u]n terme sera entendu dans un sens particulier s’il est établi que telle était l’intention des parties ».
4. En l’espèce, l’intention des parties à la CIRFT était d’attribuer un sens particulier au terme « fonds », puisqu’elles ont défini ce terme au paragraphe 1 de l’article premier « [a]ux fins de la présente Convention »3. C’est pourquoi le paragraphe 1 de l’article premier emploie le verbe « s’entend ». Ce sens particulier doit par conséquent être le point de départ de toute interprétation du terme « fonds », puisqu’un terme « sera entendu dans un sens particulier » si telle était l’intention des parties4. L’interprétation du terme en question doit donc être axée sur le sens particulier que les
1 Dans la présente opinion individuelle, le terme « armes » est le plus souvent employé. Aux fins de ladite opinion, il recouvre, sauf stipulation contraire, les munitions et les équipements militaires, auxquels l’arrêt renvoie dans certains passages comme à des catégories distinctes.
2 Arrêt, par. 106, 128 et 144.
3 Voir Richard Gardiner, Treaty Interpretation, p. 339, deuxième édition, 2015 (« La manière la plus courante de signaler un sens particulier est d’inclure dans le traité un article portant définition de ses termes. »).
4 Voir aussi R. v. Immigration Officer at Prague Airport, ex parte European Roma Rights Centre and Others, 2005, 2 A.C. 1, 31, par. 18.
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parties entendaient lui donner, lequel se trouve dans le texte qui suit le verbe « s’entend » au paragraphe 1 de l’article premier.
5. La Cour opère une confusion entre le terme « fonds » et le sens particulier que les parties à la CIRFT attribuent à ce terme. Elle invoque certes le paragraphe 4 de l’article 31 de la CVDT, mais pour interpréter ensuite le terme « fonds », alors que c’est en fait le sens particulier que les parties à la CIRFT entendaient donner à ce terme qu’elle devrait interpréter. La Cour interprète indistinctement les termes « fonds » et « biens de toute nature », ce qui témoigne d’un amalgame entre le terme défini et son sens particulier5.
6. Le paragraphe 1 de l’article premier dispose que « “[f]onds” s’entend des biens de toute nature ». On pourrait s’arrêter là. Le terme « biens de toute nature » signifie biens de toute nature. Une interprétation « de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but », telle que l’entend le paragraphe 1 de l’article 31 de la CVDT, aboutit à cette conclusion. Au paragraphe 48 de son arrêt, la Cour elle-même mentionne le « sens ordinaire du terme “fonds” dans le contexte de la CIRFT ». Or, elle s’écarte de ce sens ordinaire. On conçoit difficilement comment même le contexte du terme « biens de toute nature » ou l’objet et le but de la CIRFT pourraient justifier pareille rupture avec le sens ordinaire de ces mots6. Un bien est une ressource ou une possession qui a une valeur économique. Les avions et les automobiles sont des biens. L’équipement industriel et les stocks des entreprises sont des biens. On ne s’étonnera donc pas que les industries de la défense et les fabricants d’armes à feu, par exemple, placent leurs stocks (y compris les matières brutes, les travaux en cours et les produits finis qui, s’agissant de ces entreprises, comprennent à l’évidence des armes) sous la rubrique « actif total » de leur bilan annuel. En l’espèce, la Cour ne tranche pas entre deux sens antagoniques, mais s’efforce de restreindre un seul sens. L’arrêt n’offre cependant aucune explication satisfaisante de cette conclusion très sélective selon laquelle les armes, seules de tous les produits ayant une valeur économique, ne seraient pas des biens au sens du paragraphe 1 de l’article premier.
7. La Cour conclut que la définition de « fonds » donnée au paragraphe 1 de l’article premier ne vise que des catégories limitées de biens et ne recouvre pas les armes. Or, son interprétation est malavisée. Au paragraphe 47 de l’arrêt, la Cour déclare, au sujet des catégories de biens énumérées au paragraphe 1 de l’article premier :
« En conséquence, si la formule “biens de toute nature” est d’acception large, les documents ou instruments énumérés dans la définition sont généralement utilisés pour attester un droit de propriété ou un intérêt uniquement à l’égard de certains types de biens, tels que les devises, les comptes bancaires, les actions ou les obligations. »
8. Ce paragraphe tente d’imposer une interprétation donnée à un texte qui ne s’y prête pas. Les « fonds » sont définis comme « des biens de toute nature, corporels ou incorporels, mobiliers ou immobiliers ». Leur définition s’étend aussi à « des documents ou instruments juridiques sous quelque forme que ce soit, y compris sous forme électronique ou numérique, qui attestent un droit de propriété ou un intérêt sur ces biens [lesquels sont des biens de toute nature] ». L’énumération des
5 On ne voit pas bien pourquoi, au paragraphe 49, la Cour emploie soudainement le terme de « ressources » lorsqu’elle conclut que « le terme “fonds”, tel qu’il est employé au paragraphe 1 de l’article premier de la CIRFT, se limite aux ressources qui possèdent une nature financière ou pécuniaire et ne s’étend pas aux moyens utilisés pour commettre des actes de terrorisme », alors qu’en réalité les « fonds » sont définis par référence à des « biens ».
6 Voir, par exemple, Compétence de l’Assemblée générale pour l’admission d’un État aux Nations Unies, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 8 (« [l]e premier devoir d’un tribunal, appelé à interpréter et à appliquer les dispositions d’un traité, est de s’efforcer de donner effet, selon leur sens naturel et ordinaire, à ces dispositions prises dans leur contexte »).
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instruments financiers et autres qui suit offre des exemples de documents ou d’instruments attestant un droit de propriété ou un intérêt sur des biens de toute nature. Ces exemples, en revanche, ne limitent ni ne déterminent la portée du terme « biens de toute nature ». De plus, parler de « biens retenus pour leur valeur pécuniaire » n’a guère de sens, puisqu’un bien se définit comme une ressource dotée d’une valeur économique dont on peut avoir la possession ou la propriété.
9. L’interprétation que fait la Cour de l’énumération figurant au paragraphe 1 de l’article premier est semblablement sujette à caution. Au paragraphe 48, après avoir évoqué l’énumération des instruments financiers et autres instruments mentionnés plus haut, la Cour déclare ce qui suit :
« La Cour relève que l’emploi du membre de phrase “sans que cette énumération soit limitative” au paragraphe 1 de l’article premier semble indiquer que le terme “fonds” couvre davantage que les biens financiers traditionnels. Ce terme s’étend également à un large éventail de biens qui sont échangeables ou utilisés pour leur valeur pécuniaire. Ainsi, les métaux ou minerais précieux tels que l’or ou les diamants, les oeuvres d’art, les ressources énergétiques telles que le pétrole, ou encore les biens numériques tels que les cryptodevises sont susceptibles de relever du sens ordinaire du terme “fonds” dans le contexte de la CIRFT, dès lors que ces biens sont fournis pour leur valeur pécuniaire ; tel n’est pas le cas des biens fournis en tant que moyens de commettre des actes de terrorisme. En outre, la définition figurant à l’article premier fait expressément mention de biens “immobiliers”, ce qui semble indiquer que les “fonds” peuvent comprendre les biens fonciers ou immeubles. »
10. Cette interprétation du membre de phrase « sans que cette énumération soit limitative » ne semble pas correcte. Le texte du paragraphe 47 dit clairement que l’énumération d’instruments financiers et autres instruments donne des exemples de « documents ou instruments », et non des exemples de « biens de toute nature ». Dans la version anglaise de la convention, les mots but not limited to (« sans que cette énumération soit limitative » dans la version française) précèdent immédiatement l’énumération des « documents ou instruments juridiques » susceptibles d’attester un droit de propriété ou un intérêt. Il est donc contraire au libellé du paragraphe 1 de l’article premier et à la propre interprétation que fait la Cour de cette énumération de suggérer, comme le fait la Cour, que le membre de phrase « sans que cette énumération soit limitative » se rapporterait à « des biens de toute nature » plutôt qu’à « des documents ou instruments juridiques ». Le placement du membre de phrase but not limited to dans la version anglaise de la convention éclaire le sens de cette disposition :
« des documents ou instruments juridiques sous quelque forme que ce soit, y compris sous forme électronique ou numérique, qui attestent un droit de propriété ou un intérêt sur ces biens, notamment [including, but not limited to] les crédits bancaires, les chèques de voyage, les chèques bancaires, les mandats, les actions, les titres, les obligations, les traites et les lettres de crédit, sans que cette énumération soit limitative » (les italiques sont de nous).
11. Au paragraphe 48, la Cour déclare : « Le terme “fonds” couvre davantage que les biens financiers traditionnels. Ce terme s’étend également à un large éventail de biens qui sont échangeables ou utilisés pour leur valeur pécuniaire ». Ce passage n’offre aucune définition des « biens financiers traditionnels ». Plus important, l’interprétation de la Cour finit par se contredire. Donner à entendre que des armes ne peuvent pas être échangées contre leur valeur pécuniaire est erroné. Une automobile peut être vendue et par là même échangée contre sa valeur pécuniaire. Il en est de même de l’équipement industriel, des meubles et de nombreux autres produits. Il en est de même des armes. La conclusion énoncée par la Cour au paragraphe 49, à savoir que « le terme “fonds”, tel qu’il est employé au paragraphe 1 de l’article premier de la CIRFT, se limite aux
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ressources qui possèdent une nature financière ou pécuniaire et ne s’étend pas aux moyens utilisés pour commettre des actes de terrorisme », est par conséquent indéfendable. Les armes appartiennent manifestement aux « biens de toute nature », y compris au sens que la Cour donne à ce terme.
12. En fait, il est tout à fait possible que les armes proprement dites aient plus de valeur pour une organisation terroriste que leur équivalent pécuniaire, parce que la propriété et la possession d’armes permet d’éliminer les coûts de transaction associés à l’approvisionnement en armes et aux éventuelles restrictions à cet approvisionnement. Or, nonobstant le fait que des armes pourraient, pour ces raisons, avoir plus de valeur aux yeux de terroristes que leur équivalent pécuniaire, la Cour ne fait entrer dans le financement du terrorisme que la fourniture dudit équivalent pécuniaire. La fourniture d’armes pourrait pourtant aussi constituer un paiement en nature susceptible de libérer des ressources immobilisées et de leur donner un autre emploi. Il semble arbitraire que le transfert de barils de pétrole puisse être constitutif de financement du terrorisme, comme le suggère le paragraphe 48 qui mentionne expressément le pétrole, alors que le transfert de caisses de munitions ne pourrait pas l’être.
13. Ce point de vue n’est pas une exception. Ainsi, le Groupe d’action financière, dont la Cour mentionne en les approuvant les travaux au paragraphe 93 de son arrêt, quoique dans un autre contexte, déclarait en 2019, dans un document intitulé « Terrorist Financing Risk Assessment Guidance » (Lignes directrices sur l’évaluation des risques de financement du terrorisme) :
« Bien qu’elles puissent prendre diverses formes, les évaluations des risques de financement du terrorisme devraient généralement viser tous les aspects de la réunion, du transfert, du stockage et de l’utilisation de fonds ou autres biens (dont des marchandises, des véhicules, des armes, etc.) destinés à couvrir les besoins d’un terroriste ou d’une organisation terroriste. »7
L’Organisation de coopération et de développement économiques a quant à elle déclaré ce qui suit :
« Le [Groupe d’action financière] définit le financement du terrorisme comme “le financement d’actes terroristes, de terroristes et d’organisations terroristes”. Il peut également s’agir de faciliter l’exécution d’actes terroristes en utilisant des avoirs [c’est-à-dire des “biens”] ou réserves de valeur d’une autre nature (par exemple pétrole et ressources naturelles, biens immobiliers, documents juridiques, instruments financiers, etc.). Le financement peut aussi être indirect et prendre la forme de placements dans différentes catégories d’actifs non financiers, corporels ou incorporels. »8
14. Au paragraphe 48, la Cour dresse une liste sélective de produits de base et de marchandises. Malheureusement, elle méconnaît le fait que non seulement les produits de base sont souvent négociés sur les marchés financiers sous la forme de contrats dérivés, mais encore qu’ils constituent aussi des marchandises physiques sous-jacentes. Certains de ces produits, en particulier le pétrole brut, peuvent être négociés sur des marchés plus liquides que d’autres. Cela ne saurait cependant pas être un critère distinctif, et la Cour ne s’y réfère pas comme tel. La détermination du prix n’est pas uniforme non plus. Il existe en effet des prix de référence différents pour la détermination du prix du pétrole et quelques prix de référence solidement établis pour celle des diamants, qu’ils soient bruts ou taillés. Quant aux oeuvres d’art, que la Cour mentionne expressément comme exemple de bien
7 Groupe d’action financière, « Terrorist Financing Risk Assessment Guidance », p. 9, 2019 (les italiques sont de nous).
8 Organisation de coopération et de développement économiques, « Manuel de sensibilisation au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme à l'intention des contrôleurs des impôts », p. 21, 2019 (les italiques sont de nous).
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entrant dans la définition du paragraphe 1 de l’article premier, leur évaluation et la détermination de leur prix peuvent se révéler extraordinairement difficiles ou arbitraires, voire impossibles. Il s’ensuit que donner à entendre que le pétrole, les diamants et les oeuvres d’art auraient une valeur bien définie et susceptible d’être convertie en espèces à un prix bien défini, mais que ce ne serait pas le cas des armes, révèle une connaissance très sommaire et incomplète de la valeur économique en particulier et du concept de bien ou d’actif en général.
15. La Cour au mieux passe sous silence et au pire ignore l’un des éléments les plus essentiels de la définition qui figure au paragraphe 1 de l’article premier. Les mots « corporels ou incorporels, mobiliers ou immobiliers » devraient suffire à ruiner toute hypothèse que le terme « biens de toute nature » n’inclurait pas les armes. C’est solliciter le texte que de porter à croire que les « fonds » tels que les définit le paragraphe 1 de l’article premier ne peuvent comprendre les armes, alors que leur définition inclut expressément les biens « corporels » et « mobiliers » — deux termes qui désignent normalement les biens meubles. Tout aussi important, d’ailleurs, est le fait qu’un bien « immobilier » désigne un immeuble ou un terrain. Si des « biens de toute nature » peuvent être une maison, un appartement ou un terrain, quelle que soit leur valeur ou de quelque sûreté ou garantie qu’ils soient grevés, pourquoi ne pourraient-ils pas être des armes ? En tout état de cause, la mention des biens « immobiliers » au paragraphe 1 de l’article premier ne « semble » pas seulement « indiquer », comme le déclare la Cour au paragraphe 48, que les « fonds » peuvent comprendre les biens fonciers ou immeubles. Elle le dit expressément.
16. Dans son arrêt sur les exceptions préliminaires, la Cour partait déjà d’une interprétation large du paragraphe 1 de l’article premier, en déclarant que « [c]ette définition [au paragraphe 1 de l’article premier] englob[ait] de nombreuses sortes d’instruments financiers ainsi que d’autres biens » (Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J Recueil 2019 (II), p. 586, par. 62). Elle n’imposait aucune restriction à ce que ces « autres biens » pourraient ou ne pourraient pas inclure.
17. Au paragraphe 48, le membre de phrase « dès lors que ces biens sont fournis pour leur valeur pécuniaire ; tel n’est pas le cas des biens fournis en tant que moyens de commettre des actes de terrorisme » introduit une nouvelle dimension nullement étayée. Les mots « dès lors que ces biens sont fournis » font penser que le même bien pourrait être des « fonds » ou ne pas être des « fonds », en fonction de l’intention de la partie qui les fournit. Ils installent une tension entre le libellé du paragraphe 1 de l’article premier, qui donne une définition objective de « fonds », et le paragraphe 1 de l’article 2, qui traite séparément les fonds et l’intention. Le paragraphe 1 de l’article 2 envisage le cas dans lequel une personne « fournit ou réunit des fonds dans l’intention de les voir utilisés ou en sachant qu’ils seront utilisés » à des fins spécifiées (les italiques sont de nous).
18. La conclusion générale de la Cour, aux paragraphes 52 et 53, pose un problème conceptuel supplémentaire. Au paragraphe 53, la Cour
« conclut que le terme “fonds”, tel qu’il est défini à l’article premier de la CIRFT et employé à l’article 2, désigne des ressources fournies ou réunies pour leur valeur pécuniaire et financière, et ne s’étend pas aux moyens utilisés pour commettre des actes de terrorisme, dont des armes ou des camps d’entraînement ».
Ce passage tient pour acquis que les catégories de ressources fournies pour leur valeur pécuniaire et financière, d’un côté, et les moyens utilisés pour commettre des actes de terrorisme, de l’autre, s’excluraient mutuellement. Or, c’est ce que l’arrêt n’établit pas. Des biens peuvent être fournis ou
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réunis pour leur valeur pécuniaire et financière et constituer en même temps un moyen de commettre un acte de terrorisme. Par exemple, l’essence est une marchandise, comme le pétrole brut, et elle se négocie dans des bourses des marchandises en fonction de prix de référence. Elle serait donc, selon l’interprétation de la Cour, un bien entrant dans la définition du paragraphe 1 de l’article premier et susceptible d’être fourni pour sa « valeur pécuniaire ou financière ». Cela tient au fait qu’elle est ce que la Cour appelle une « ressource énergétique ». En même temps, un groupe terroriste pourrait utiliser de l’essence dans des véhicules dans des situations où ces véhicules seraient des « moyens de commettre des actes de terrorisme ». Qui plus est, le paragraphe 1 de l’article premier ne définit pas les armes. Certaines marchandises négociées sur les marchés financiers, tels que certains produits pétroliers ou l’acier, par exemple, pourraient servir de composants pour des armes. Des exemples comme ceux-ci révèlent la fragilité des fondements sur lesquels s’appuie la prétendue dichotomie entre des biens fournis pour leur valeur pécuniaire ou financière et des biens fournis comme moyen de commettre un acte de terrorisme.
19. La Cour fait valoir, au paragraphe 49 de son arrêt, que le contexte dans lequel le terme « fonds » est employé dans d’autres dispositions de la CIRFT « accrédite l’idée que ce terme couvre différentes formes d’appui pécuniaire et financier » et que « la CIRFT vise les opérations financières ou pécuniaires ». Comme on l’a dit plus haut, le contexte influence certes le sens d’un terme, mais il ne peut pas le transformer complètement. Là encore, il est difficile de voir comment des « biens de toute nature » pourraient signifier autre chose que des biens de toute nature. De plus — y compris selon la propre interprétation de la Cour et, là encore, comme on l’a fait observer plus haut —, un transfert d’armes pourrait constituer un paiement en nature et entrer dans la catégorie des transactions financières ou pécuniaires. Dès lors que le terme « biens de toute nature » apparaît comme la définition de « fonds » dans un traité visant à prévenir les transferts de fonds à des terroristes, lesquels commettent leurs actes avec des armes, le contexte suggère que lesdits « biens de toute nature » devraient justement inclure les armes.
20. Au paragraphe 50 de son arrêt, la Cour dit que l’objet et le but de la CIRFT confortent sa conclusion. Cela ne paraît pas correct. Aux termes de l’article 31 de la CVDT, toute interprétation du paragraphe 1 de l’article premier devrait s’accorder avec l’objet et le but de la CIRFT, lesquels, si l’on en croit son préambule, sont de « prévenir ou empêcher … le financement de terroristes ou d’organisations terroristes ». La Cour semble loin du compte lorsqu’elle déclare, au paragraphe 50 de son arrêt, que « la CIRFT a pour objet de prévenir et de réprimer non pas l’appui au terrorisme de manière générale, mais une de ses formes spécifiques, à savoir le financement du terrorisme ». Une interprétation plus plausible de l’objet et du but de la CIRFT — qui, une fois encore, est un traité visant à prévenir le financement de terroristes — veut que cette convention couvre non seulement les instruments financiers ou certaines catégories de biens, mais aussi les armes qu’un groupe terroriste serait autrement obligé d’acheter et auxquelles il pourrait même attacher une valeur plus grande que leur équivalent en espèces. Toujours au paragraphe 50 de son arrêt, la Cour dit que « [l]e titre de la CIRFT, qui fait référence à “la répression du financement du terrorisme”, indique également que celle-ci vise expressément un aspect particulier du terrorisme, à savoir son financement ». Elle renvoie à une formulation similaire dans le préambule. Or, le choix du mot « financement » dans le titre d’un traité et dans son préambule ne modifie pas et ne saurait modifier le sens du paragraphe 1 de l’article premier. Et d’ailleurs, le mot « financement » n’apparaît pas une seule fois dans le dispositif de la CIRFT. Dans tous les articles de son dispositif, la convention emploie le mot « fonds », auquel, comme on l’a vu, les parties ont expressément attribué le sens de « biens de toute nature ».
21. La Cour déclare, au paragraphe 51, que « [l]es travaux préparatoires confirment l’interprétation qui précède du terme “fonds” ». Ces travaux ne « confirment » pas cette interprétation. Au mieux, ils pourraient faire pencher la balance dans l’un ou l’autre sens. Dans ce même paragraphe, la Cour déclare qu’« il apparaît, d’après le compte rendu des négociations, que
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les rédacteurs s’inquiétaient de ce que le droit international n’offrît pas de moyen de dépister et de sanctionner efficacement les bailleurs de fonds d’organisations terroristes ». Elle y déclare aussi que « [l]es propositions de certaines délégations au sujet du libellé de ce qui allait devenir l’article premier de cet instrument … montrent que l’accent était mis sur la question de l’appui financier ou pécuniaire ». Cependant, à certains stades des négociations, les propositions de certaines délégations concernant la définition des fonds ou du financement envisageaient un champ plus large, puisqu’elles évoquaient un appui qui était plus large que l’appui financier ou pécuniaire9.
(Signé) Dalveer BHANDARI.
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9 La Suisse, par exemple, a présenté une proposition selon laquelle le terme « financement » aurait compris « [t]oute manière de transfert direct de capitaux, avoirs ou autres biens à une personne ou une organisation », Nations Unies, doc. A/AC.252/1999/WP.1 (les italiques sont de nous) ; l’Australie a présenté une proposition selon laquelle « [p]ar “financement” il fa[llai]t entendre la fourniture de fonds ou d’avoirs, directement ou indirectement, et par tout moyen quelconque, à une autre personne ou organisation », Nations Unies, doc. A/AC.252/1999/WP.9 (les italiques sont de nous) ; le Japon a présenté une proposition selon laquelle « [p]ar “fonds” il fa[llai]t entendre tout avantage pécuniaire », Nations Unies, doc. A/AC.252/1999/WP.10 (les italiques sont de nous). (Un avantage pécuniaire est un avantage qui peut être évalué en termes financiers, comme peut l’être la fourniture d’armes, par exemple.) Enfin, le Royaume-Uni a présenté une proposition selon laquelle les « fonds » auraient le sens d’« espèces ou tout autre bien, corporel ou incorporel, de quelque façon qu’il ait été acquis », Nations Unies, doc. A/AC.252/1999/WP.20/Rev.1 (les italiques sont de nous).

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