Déclaration de M. le juge Tomka

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DÉCLARATION DE M. LE JUGE TOMKA
[Traduction]
I.
1. Dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires qu’elle a rendue le 19 avril 2017, la Cour a notamment indiqué la mesure suivante :
« 1) En ce qui concerne la situation en Crimée, la Fédération de Russie doit, conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale,
a) S’abstenir de maintenir ou d’imposer des limitations à la capacité de la communauté des Tatars de Crimée de conserver ses instances représentatives, y compris le Majlis » (Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 140, point 1 a) du dispositif (par. 106)).
2. Je n’étais pas favorable à l’indication de cette mesure conservatoire pour les raisons exposées dans la déclaration que j’ai jointe à l’ordonnance (Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, déclaration du juge Tomka, p. 150-154). Il me semblait, en particulier, que la Cour était « allée trop loin en prescrivant à la Fédération de Russie de “[s]’abstenir de maintenir … des limitations à la capacité de la communauté des Tatars de Crimée de conserver … le Majlis” » (ibid., p. 150, par. 1). Notant que l’interdiction visant les activités du Majlis avait été confirmée — en appel — par la Cour suprême de la Fédération de Russie pour un certain nombre de motifs, que la défenderesse avait portés à la connaissance de la Cour (ibid., p. 150-151, par. 2-3), j’ai exprimé ma préoccupation quant à « l’attitude cavalière dont [celle-ci] a[vait] fait montre en prescrivant à la Fédération de Russie de rapporter la décision prise par une instance judiciaire, et confirmée en appel par sa plus haute autorité judiciaire, sans prêter la moindre attention » à leurs motivations (ibid., p. 151, par. 4). J’ai également souligné que, « [l]orsqu’elle examin[ait] des demandes en indication de mesures conservatoires, la Cour d[eva]it peser et tenter de concilier les droits respectifs des parties à la lumière de leurs arguments » (ibid., p. 152, par. 6).
3. Dans l’arrêt qu’elle a rendu aujourd’hui sur le fond, la Cour juge que « le Majlis a été frappé d’interdiction en raison des activités politiques menées par certains de ses dirigeants opposés à la Fédération de Russie, et non en raison de l’origine ethnique des intéressés » (arrêt, par. 271 ; voir aussi par. 272). Elle en conclut « qu’il n’a pas été établi que la Fédération de Russie avait manqué à ses obligations découlant de la CIEDR en interdisant le Majlis » (ibid., par. 275), conclusion à laquelle je souscris.
4. L’interdiction visant le Majlis n’emportait donc manquement à aucune obligation de la Fédération de Russie découlant de la CIEDR. La Cour a toutefois — de manière quelque peu surprenante, selon moi — jugé que « la Fédération de Russie, en maintenant l’imposition de limitations au Majlis, a[vait] manqué à l’obligation que lui imposait le point 1 a) du dispositif
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(par. 106) de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 19 avril 2017 » (arrêt, point 5 du dispositif (par. 404)).
5. L’article 41 du Statut confère à la Cour « le pouvoir d’indiquer, si elle estime que les circonstances l’exigent, quelles mesures conservatoires du droit de chacun doivent être prises à titre provisoire ». Cette disposition figurait déjà dans le Statut de la Cour permanente de Justice internationale, adopté en 1920. Quelque 80 ans s’écouleront encore avant que la Cour ne précise que les « mesures conservatoires au titre de l’article 41 ont un caractère obligatoire » (LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 506, par. 109). L’objet d’une mesure conservatoire est de préserver « le droit de chacun ». Ayant examiné les éléments de preuve présentés par les Parties, la Cour a conclu que la Fédération de Russie n’avait pas manqué à ses obligations découlant de la CIEDR en interdisant le Majlis (arrêt, par. 275). Si cette interdiction n’emporte manquement à aucune obligation lui incombant au titre de cette convention, il s’ensuit nécessairement que les droits invoqués par l’Ukraine n’ont pas été lésés ; en d’autres termes, ils ont été « préservés ». Le but recherché par la mesure indiquée a donc été atteint sans même que l’interdiction soit levée ou suspendue ; autrement dit, en maintenant l’interdiction visant le Majlis, la Fédération de Russie n’a manqué à aucune obligation imposée par la CIEDR.
6. Les États n’ont pas conféré à la Cour le pouvoir de créer ou de leur imposer des obligations indépendantes. Lorsqu’elle a indiqué la mesure conservatoire considérée, la Cour a clairement précisé que la Fédération de Russie devait la mettre en oeuvre « conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale » (Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 140, point 1 du dispositif (par. 106)). Bien que, selon la Cour, cette formule « renvoie à la source des droits que la mesure indiquée vise à préserver » (arrêt, par. 391), elle renvoie aussi nécessairement à la source de l’obligation, étant donné la corrélation entre les droits d’une partie et les obligations de l’autre.
7. Pour les raisons exposées ci-dessus, je ne peux souscrire à la conclusion de la Cour.
II.
8. Dans l’arrêt qu’elle a rendu aujourd’hui, la Cour donne une interprétation du terme « fonds », tel qu’il est défini à l’article premier et employé au paragraphe 1 de l’article 2 ainsi que dans d’autres dispositions de la CIRFT. Appliquant les règles d’interprétation codifiées dans la convention de Vienne sur le droit des traités (arrêt, par. 46-52), elle juge que ce terme « désigne des ressources fournies ou réunies pour leur valeur pécuniaire et financière, et ne s’étend pas aux moyens utilisés pour commettre des actes de terrorisme, dont des armes ou des camps d’entraînement » (ibid., par. 53). Et la Cour d’en conclure que « la fourniture alléguée d’armes à divers groupes armés opérant en Ukraine … ne relève[] pas du champ d’application ratione materiae de la CIRFT » (ibid., les italiques sont de nous). Je souscris à cette conclusion ; je m’étais d’ailleurs exprimé en ce sens dans l’exposé de mon opinion individuelle joint à l’arrêt de 2019 sur les exceptions préliminaires (Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (II), opinion individuelle du juge Tomka, p. 618, par. 11). Dans cet arrêt, la Cour avait reconnu que, pour déterminer le champ d’application de la CIRFT, il pouvait « se révéler nécessaire d’interpréter les dispositions » y relatives (ibid., p. 584, par. 57), mais elle s’était abstenue d’interpréter le terme « fonds ». Selon moi, ce n’était pas ainsi qu’il convenait de procéder, et j’avais fait valoir que, « [l]a
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détermination de la portée du terme « fonds » [étan]t une question clairement juridique qui dépend[ait] de l’interprétation de la convention » et touchait au champ d’application de la CIRFT, elle avait « une incidence directe sur [la portée] de la compétence ratione materiae de la Cour » (ibid., p. 617, par. 8). Si la Cour avait retenu ma logique et le principe de l’économie procédurale (voir Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (II), déclaration du juge Tomka, p. 899, par. 8), les Parties auraient pu se dispenser de faire valoir des moyens (en ce compris les très nombreux éléments de preuve soumis au cours de la procédure) concernant des allégations dont elle juge à présent qu’elles « ne relèvent pas du champ d’application ratione materiae de la CIRFT » (arrêt, par. 53).
(Signé) Peter TOMKA.
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