Opinion individuelle de Mme la juge Donoghue, présidente

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OPINION INDIVIDUELLE DE MME LA JUGE DONOGHUE, PRÉSIDENTE
[Traduction]
Interdiction visant le Majlis contraire à des obligations découlant de la CIEDR  Manquement à des obligations découlant de l’article 12 de la CIRFT  Accord avec les décisions de la Cour concernant les manquements allégués à des obligations créées par l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 19 avril 2017.
1. Je soumets le présent exposé de mon opinion individuelle afin d’indiquer les raisons pour lesquelles j’ai voté contre deux points du dispositif de l’arrêt. Je commenterai en outre la décision de la Cour relative aux manquements allégués aux obligations créées par l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 19 avril 2017 (ci-après, l’« ordonnance »).
I. L’INTERDICTION VISANT LE MAJLIS
2. À mon sens, la Cour aurait dû juger que, en frappant d’interdiction le Majlis, la Fédération de Russie a manqué à ses obligations découlant de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après, la « CIEDR »).
3. Aux termes du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR,
« l’expression “discrimination raciale” vise toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique ».
En vertu de l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIEDR, chaque État partie « s’engage à ne se livrer à aucun acte ou pratique de discrimination raciale contre des personnes, groupes de personnes ou institutions ».
4. Lues conjointement, et eu égard aux éléments des articles premier et 2 revêtant une pertinence particulière aux fins de l’interdiction visant le Majlis, ces deux dispositions imposent notamment aux États parties de s’abstenir de soumettre un groupe de personnes ou une institution à toute restriction fondée sur l’origine ethnique qui aurait pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans le domaine politique ou dans tout autre domaine de la vie publique.
5. Si l’Ukraine a affirmé que l’interdiction visant le Majlis était contraire à des obligations énoncées aux articles 2, 4, 5 et 6, j’estime quant à moi que cette interdiction a eu des conséquences particulières sur le droit des membres du Majlis à bénéficier de l’égalité devant la loi, sans distinction relative à l’origine ethnique, dans la jouissance de droits civils et politiques, dont le droit à la liberté d’opinion et d’expression et le droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques (points viii) et ix) de l’alinéa d) de l’article 5).
6. Je formulerai dans le présent exposé trois observations concernant l’application de la CIEDR à l’interdiction visant le Majlis.
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7. Ma première observation est que, pour répondre à la question de savoir si l’interdiction
visant le Majlis était contraire aux obligations imposées à la Fédération de Russie par la CIEDR, il
convient de tenir compte du cadre juridique sur lequel reposait cette interdiction.
8. La Fédération de Russie a frappé d’interdiction le Majlis en imposant une série de mesures
sur le fondement des articles 9 et 10 de sa loi sur la lutte contre les activités extrémistes (loi fédérale
no 114-FZ de 2002 (telle que modifiée)) (ci-après, la « loi sur la lutte contre l’extrémisme »). Ainsi,
en février 2016, le procureur de la République de Crimée a demandé à la Cour suprême de ladite
République de désigner le Majlis comme une organisation extrémiste et de lui interdire d’exercer ses
activités. Le 12 avril 2016, le procureur a décidé de suspendre les activités du Majlis dans l’attente
de la décision de la Cour suprême de Crimée et, le 18 avril 2016, le ministère de la justice de la
Fédération de Russie a ordonné l’inscription du Majlis sur la « liste d’associations publiques et
d’organisations religieuses dont l’activité était suspendue en raison de leurs agissements
extrémistes ». La Cour suprême de Crimée a jugé, le 26 avril 2016, que le Majlis était une
organisation extrémiste et lui a interdit d’exercer ses activités en application de l’article 9 de la loi
sur la lutte contre l’extrémisme, décision que la Cour suprême de la Fédération de Russie a confirmée
le 29 septembre 2016.
9. Dans l’arrêt qu’elle a rendu ce jour, la Cour conclut que le cadre juridique national sur lequel
la Fédération de Russie s’est appuyée pour prendre certaines mesures contre des membres de la
communauté tatare de Crimée, notamment la loi sur la lutte contre l’extrémisme, n’emporte pas en
soi violation de la CIEDR. Même si, d’un point de vue formel, cette conclusion est juste, l’analyse
qu’elle fait de l’interdiction visant le Majlis ne tient pas compte des manières dont une législation
antiextrémisme peut faciliter la commission de violations des droits de l’homme, y compris les droits
protégés par la CIEDR. À cet égard, je relèverai que les notions de « terrorisme » et d’« extrémisme »
ne sauraient être considérées comme équivalentes. Bien qu’il n’existe de définition
internationalement admise ni de l’une ni de l’autre, celle de « terrorisme » dénote habituellement des
actes violents concrets, tels que les actes sous-jacents visés dans la convention internationale pour la
répression du financement du terrorisme (ci-après, la « CIRFT »). L’« extrémisme » est une notion
plus large qui englobe l’expression et la manifestation de certaines vues, de sorte que les lois sur la
lutte contre l’extrémisme se prêtent bien à la répression de droits civils et politiques, notamment la
liberté d’expression et la liberté de réunion.
10. La défenderesse a affirmé que l’interdiction visant le Majlis imposée en application de la
loi sur la lutte contre l’extrémisme était une « limitation légitime de l’exercice d’un droit » dictée par
des raisons de sécurité. Selon elle, pareilles « limitations prévues par le droit russe sont conformes
au principe de légalité en droit international : le droit interne applicable énonce clairement et
expressément les infractions visées » (contre-mémoire de la Fédération de Russie, deuxième partie,
par. 153-163).
11. Or, les « infractions » visées par la loi sur la lutte contre l’extrémisme ne sont pas
clairement ou expressément énoncées. Comme l’a observé le Comité pour l’élimination de la
discrimination raciale, cette loi est vague et générale, ne prévoit pas de critères clairs et précis, et
contient des définitions larges susceptibles d’être « utilisées de manière arbitraire pour réduire au
silence des individus, en particulier ceux qui appartiennent à des groupes vulnérables à la
discrimination, tels que les minorités ethniques, les peuples autochtones ou les non-ressortissants »
(Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, observations finales concernant les
vingt-troisième et vingt-quatrième rapports périodiques de la Fédération de Russie, 20 septembre
2017, p. 2, par. 11 ; voir également Comité des droits de l’homme, observations finales concernant
le septième rapport périodique de la Fédération de Russie, 28 avril 2015, p. 9). Point particulièrement
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pertinent aux fins des mesures imposées à des minorités ethniques, cette loi inclut dans la définition de l’extrémisme l’« incitation à la discorde sociale, raciale, ethnique ou religieuse ».
12. J’estime par conséquent que, compte tenu de ses dispositions vagues et générales, se prêtant à diverses interprétations, la loi sur la lutte contre l’extrémisme doit, lorsqu’elle est employée pour interdire une organisation qui revêt incontestablement un caractère ethnique, telle que le Majlis, faire l’objet d’un examen particulièrement attentif.
13. Ma deuxième observation a trait à l’argument de la Fédération de Russie, que la Cour a retenu, selon lequel l’interdiction visant le Majlis a été adoptée en réponse aux positions et activités politiques des dirigeants et des membres de cette instance, et non en raison de l’origine ethnique des intéressés, et, partant, n’est pas constitutive de discrimination raciale (arrêt, par. 271-272). La Cour a déjà relevé, en appliquant une disposition conventionnelle qui appelait un examen des « buts » d’une mesure étatique, qu’« un État poursui[vai]t souvent plusieurs buts lorsqu’il met[tait] en oeuvre une politique particulière » (Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon ; Nouvelle-Zélande (intervenant)), arrêt, C.I.J. Recueil 2014, p. 260, par. 97). Bien qu’elle ait été formulée dans un contexte fort différent, cette observation semble être de mise dans la présente affaire.
14. Même à admettre que, comme l’a estimé la Cour, l’interdiction visant le Majlis était fondée sur les activités politiques des dirigeants et membres de cette instance opposés à la Fédération de Russie, cette conclusion n’exclut pas la possibilité que l’interdiction ait également été mue par des considérations raciales et ait eu pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la jouissance ou l’exercice, par des personnes d’origine ethnique tatare de Crimée, de certains de leurs droits et libertés.
15. Ladite possibilité est illustrée par cette observation que fait Sandra Fredman dans son second rapport d’expertise (réplique de l’Ukraine, annexes, vol. I, annexe 5, Second expert report of Professor Sandra Fredman, 21 avril 2022, par. 27) : l’expulsion des Tatars de Crimée de la péninsule à laquelle l’Union soviétique a procédé en 1944 aurait pu être attribuée à des motivations politiques, en tant que ceux-ci étaient accusés de collaborer avec les nazis, mais, si la CIEDR avait alors été en vigueur, cette expulsion n’en aurait pas moins été contraire aux dispositions de celle-ci, puisqu’elle avait aussi pour but, ou a eu pour effet, de détruire les droits des Tatars de Crimée pris pour cible.
16. Pour ces raisons, quand bien même elle serait avérée, la conclusion voulant que l’interdiction visant le Majlis ait été imposée en réponse aux activités politiques du groupe ou de ses dirigeants, liées en particulier à leur opposition au changement de statut de la Crimée, ne suffirait pas à exclure la conclusion selon laquelle cette interdiction était aussi constitutive de discrimination raciale.
17. Dans le cas des Tatars de Crimée, il est particulièrement problématique d’insister sur le fait que leur identité ethnique puisse être dissociée de leurs vues « politiques ». J’appellerai l’attention sur une observation que la Cour a formulée en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), où elle a conclu que l’expression « origine nationale ou ethnique » employée au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR ne recouvrait pas la nationalité actuelle (C.I.J. Recueil 2021, p. 106, par. 105). Pour étayer cette conclusion (à laquelle je souscris), la Cour a distingué la notion de nationalité actuelle de l’« origine nationale ou ethnique », précisant que cette
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dernière formulation (employée au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR) faisait référence à des caractéristiques inhérentes à la personne à la naissance (ibid., p. 98, par. 81).
18. En examinant la situation des personnes d’origine ethnique ukrainienne et tatare de Crimée dans la péninsule, j’ai été amenée à constater à quel point cette observation de la Cour pourrait être réductrice. Comme le relève Sandra Fredman, il a été reconnu dans des instruments de défense des droits de l’homme que « les minorités ethniques [avaie]nt des préoccupations politiques étroitement liées à leur identité ethnique » (Second expert report of Professor Sandra Fredman, 21 avril 2022, par. 50). L’identité ethnique distincte d’un groupe particulier va au-delà de caractéristiques physiques communes et peut être forgée ou renforcée par divers facteurs, notamment la manière dont le groupe est qualifié et traité par les autorités gouvernementales (voir, par exemple, Tribunal pénal international pour le Rwanda, Chambre de première instance I, Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu, jugement du 2 septembre 1998, par. 702).
19. Afin de comprendre les raisons de la vive opposition de nombreux Tatars de Crimée à des actes qui allaient, en 2014, placer une nouvelle fois leur patrie sous le contrôle des autorités russes de Moscou, il convient de rappeler l’histoire de ce groupe. Au XIXe siècle, l’Empire russe avait encouragé les Tatars de Crimée à émigrer. En mai 1944, le Comité d’État à la défense de l’Union soviétique ordonna leur expulsion de la péninsule (le « Sürgün »), ce qu’un ancien dirigeant du Majlis a qualifié de « pire catastrophe qu’ait connue » le peuple tatar de Crimée (mémoire de l’Ukraine, annexes, vol. I, annexe 16, déposition de Mustafa Dzhemiliev, 31 mai 2018, par. 4). Après leur déportation de la péninsule, les autorités soviétiques ont en outre supprimé l’ethnonyme « Tatars de Crimée », délivrant aux Tatars de Crimée des passeports internes indiquant qu’ils étaient de nationalité « tatare », de sorte à ne plus les distinguer des autres Tatars vivant en Union soviétique (mémoire de l’Ukraine, annexes, vol. I, annexe 21, Expert report of Professor Paul Magocsi, 4 juin 2018, par. 34).
20. Paul Magocsi observe que, pendant leur exil, les Tatars de Crimée étaient essentiellement tributaires, pour préserver leur identité ethnique, du culte de la mémoire historique. La commémoration annuelle du Sürgün avait ainsi pour but, selon lui, de « graver dans le coeur et l’esprit des vivants qu’il n’est, dans l’histoire moderne de la Crimée et des Tatars de Crimée, de jour plus tragique que celui du 18 mai » (Expert report of Paul Magocsi, 4 juin 2018, par. 76).
21. Il n’est donc guère surprenant que les personnes d’origine ethnique tatare de Crimée aient été nombreuses à s’opposer à ce que Moscou réaffirme son contrôle sur leur patrie criméenne en 2014. Le Majlis a joué un rôle central dans la mobilisation de la communauté tatare de Crimée contre ce que l’Ukraine a qualifié de « prétendu référendum » sur l’avenir de la Crimée, tenu le 16 mars 2014. Le 26 février 2014, il a par exemple organisé un rassemblement à Simferopol en faveur du « maintien de l’intégrité territoriale de l’Ukraine » (mémoire de l’Ukraine, par. 367) et appelé tous les Tatars de Crimée à boycotter « le “référendum” » (mémoire de l’Ukraine, annexes, vol. I, annexe 16, déposition de Mustafa Dzhemiliev, 31 mai 2018, par. 28). Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) a précisé que, selon des représentants des Tatars de Crimée, un maximum de 1 000 membres de cette communauté avaient voté lors du référendum, sur une population totale de 290 000 à 300 000 personnes (mémoire de l’Ukraine, par. 373, note 785 ; mémoire de l’Ukraine, annexes, vol. III, annexe 44, HCDH, Report on Human Rights Situation in Ukraine, 15 avril 2014, par. 6, note 2). Ces faits, parmi d’autres, corroborent la thèse qu’avance l’Ukraine lorsqu’elle affirme que l’une des caractéristiques communes à de nombreux membres de la communauté tatare de Crimée, après les événements de début 2014, était d’être « resté[s] fidèles au principe selon lequel la Crimée faisait partie de l’Ukraine indépendante » (mémoire de l’Ukraine, par. 382). Le Majlis était l’organe central qui avait défendu cette position au nom du groupe ethnique tatar de Crimée jusqu’à la suspension, puis l’interdiction, de ses activités.
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22. À la lumière de ce qui précède, il me semble particulièrement problématique que la Cour, dans son arrêt, insiste sur la distinction marquée qui existerait entre les vues politiques adoptées par le Majlis et l’origine ethnique des membres de celui-ci. Compte tenu du contexte et de l’histoire, exposés plus haut, du groupe ethnique tatar de Crimée, je ne puis la suivre sur ce point.
23. Ma troisième observation se rapporte à la conclusion de la Cour selon laquelle l’interdiction visant le Majlis n’a pas violé la CIEDR en privant l’ensemble de la population tatare de Crimée de sa représentation, dès lors qu’il ne s’agissait ni de la seule ni de la principale instance qui représentait ladite communauté, et que d’autres de ses instances représentatives n’ont pas été interdites. La Cour n’a pas vu la nécessité de rechercher si les instances tatares de Crimée créées après 2014 représentaient réellement ce peuple (arrêt, par. 269).
24. Il est normal que les membres d’une minorité ethnique n’aient pas tous les mêmes vues concernant des décisions gouvernementales qui touchent le groupe ethnique et que certaines organisations représentant celui-ci s’opposent avec véhémence aux autorités au pouvoir, tandis que d’autres choisiront de se montrer plus conciliantes. Je n’admets pas la proposition selon laquelle une interdiction visant une organisation représentant un groupe ethnique en particulier ne serait pas constitutive de discrimination raciale dès lors que d’autres organisations composées de membres de ce groupe n’ont pas été interdites.
25. Je ne suis donc pas d’accord pour dire que le maintien d’autres organisations de Tatars de Crimée vient étayer la conclusion selon laquelle la Fédération de Russie n’a pas exercé de discrimination raciale en interdisant le Majlis.
26. La loi sur la lutte contre l’extrémisme, du fait de son libellé vague et général, permet d’imposer des mesures extrêmement intrusives à des personnes et des groupes accusés, notamment, d’« incitation à la discorde … ethnique ». Il s’agit là d’un outil qui se prête exceptionnellement bien à l’exercice d’une discrimination contre des groupes défendant, au nom de membres d’une minorité ethnique, des vues incompatibles avec la politique du Gouvernement de la Fédération de Russie. Celle-ci a invoqué cette loi pour interdire à une entité exclusivement composée de membres d’un seul groupe ethnique de continuer d’exercer ses activités. Comme le reconnaît la Cour, l’interdiction en question a eu pour effet d’exclure le Majlis de la vie publique (arrêt, par. 267). Même si elle avait pour but d’empêcher l’expression des vues « politiques » de cette instance, de ses dirigeants et de ses membres, ces vues sont indissociables de l’appartenance ethnique de ces derniers. L’interdiction doit ainsi être considérée comme fondée, ne serait-ce qu’en partie, sur l’origine ethnique des intéressés. Les éléments de preuve présentés à la Cour attestent qu’elle avait pour but ou a eu pour effet de détruire ou de compromettre la jouissance, dans des conditions d’égalité, des droits des membres du groupe tatars de Crimée, notamment de leur droit à la liberté d’expression et d’association. La Cour aurait dû conclure que l’interdiction visant le Majlis relevait de la discrimination raciale et était contraire aux obligations de la Fédération de Russie découlant de la CIEDR.
II. LE MANQUEMENT À L’OBLIGATION D’ACCORDER L’ENTRAIDE LA PLUS LARGE POSSIBLE PRÉVUE À L’ARTICLE 12 DE LA CIRFT
27. J’estime que la Cour aurait dû conclure à un manquement de la Fédération de Russie à ses obligations découlant du paragraphe 1 de l’article 12 de la CIRFT. C’est pourquoi j’ai voté contre le point 2) du dispositif de l’arrêt.
28. L’arrêt fait état de trois demandes d’entraide judiciaire de l’Ukraine concernant des personnes identifiées comme étant des ressortissants russes ou comme étant présentes sur le territoire
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de la Fédération de Russie et soupçonnées d’être impliquées dans des collectes de fonds au profit de la « République populaire de Donetsk » (RPD) ou de la « République populaire de Lougansk » (RPL). La Cour conclut que ces demandes n’ont pas mis à la charge de la Fédération de Russie une obligation au titre de l’article 12, au motif qu’aucune d’entre elles ne contenait de description détaillée des actes sous-jacents qu’auraient commis les bénéficiaires des fonds fournis, ni d’éléments indiquant que les commanditaires présumés savaient que ces fonds seraient utilisés pour commettre de tels actes (arrêt, par. 130).
29. Je suis en désaccord avec cette conclusion et avec le raisonnement qui la sous-tend. J’estime au contraire que la Fédération de Russie a manqué à ses obligations découlant de l’article 12 en ce qui concerne l’une au moins des demandes d’entraide judiciaire. Dans le contexte général de la présente affaire, une unique violation d’une exigence procédurale pourrait sembler insuffisante pour justifier un vote contraire et une opinion individuelle. Cependant, je me sens tenue d’exposer ici mes vues car, selon moi, l’arrêt fixe, aux fins de l’application de l’article 12, des critères que la CIRFT ne prévoit ni expressément ni implicitement, omet d’appliquer d’autres dispositions conventionnelles applicables et fait abstraction de la jurisprudence pertinente de la Cour.
30. Le paragraphe 1 de l’article 12 impose à un État partie d’accorder à un autre État partie « l’entraide judiciaire la plus large possible » aux fins notamment d’enquêtes pénales ou de procédures pénales relatives aux infractions visées à l’article 2. Cette obligation n’est pas subordonnée à la communication, par l’État requérant, de l’une quelconque des informations que la Cour a jugées nécessaires, telles que des éléments attestant la connaissance des commanditaires présumés ou la commission d’actes sous-jacents. L’arrêt ne précise aucune raison qui justifierait de considérer pareilles exigences comme greffées à une disposition relative à l’entraide judiciaire.
31. À l’instar des dispositions relatives à l’entraide judiciaire contenues dans nombre de traités multilatéraux appelant à une coopération en matière pénale internationale, l’article 12 n’énonce ni les conditions auxquelles une telle entraide doit être accordée ni la moindre exception à l’obligation d’accorder l’« entraide judiciaire la plus large possible ». En revanche, le paragraphe 5 de l’article 12 de la CIRFT précise que les États parties doivent agir à cet égard conformément à d’autres traités ou arrangements applicables en matière d’entraide judiciaire. Les Parties se sont référées à deux conventions de cette nature qui sont en vigueur entre la Fédération de Russie et l’Ukraine (instruments qui sont cités l’un et l’autre dans les trois demandes présentées par l’Ukraine et les réponses correspondantes de la Fédération de Russie), et dont il y a dès lors lieu d’examiner les dispositions pour déterminer si la défenderesse a satisfait aux obligations que lui impose l’article 12.
32. Le premier de ces instruments est la convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale de 1959 (ci-après, la convention européenne). Il impose aux États parties de s’accorder « l’aide judiciaire la plus large possible » et précise que celle-ci peut être refusée dans deux cas : premièrement, si la demande se rapporte à une infraction considérée par la partie requise comme une infraction politique, une infraction connexe à une infraction politique ou une infraction fiscale et, deuxièmement, si la partie requise estime que l’exécution de la demande est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, à l’ordre public ou à d’autres intérêts essentiels de son pays. La convention européenne dispose qu’une demande d’entraide doit contenir certaines informations, telles que les données d’identification de la personne en cause et du destinataire. Elle dispose également que « [t]out refus d’entraide judiciaire sera motivé ».
33. Le second instrument d’entraide judiciaire est la convention de 1993 relative à l’entraide judiciaire et aux relations judiciaires en matière civile, familiale et pénale (ci-après, la « convention de Minsk »), telle qu’elle a été modifiée par un protocole de 1997, qui impose aux institutions
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judiciaires des parties contractantes d’accorder l’entraide judiciaire conformément aux dispositions de la convention. Celle-ci fixe certaines conditions en ce qui concerne les demandes d’entraide judiciaire, exigeant notamment que soient mentionnés l’objet de la demande ainsi que le nom et les données d’identification des personnes qu’elle concerne. En matière pénale, il faut en outre que la demande contienne « une description et une qualification de l’acte commis ainsi que des informations concernant l’évaluation de tout dommage causé par cet acte ». La convention de Minsk dispose également qu’une demande d’entraide judiciaire « peut être rejetée en tout ou partie si l’exercice de l’entraide est susceptible de porter préjudice à la souveraineté ou à la sécurité de l’État contractant requis ou est contraire à sa législation. En cas de rejet, l’État contractant requérant est informé sur-le-champ des raisons de celui-ci. »
34. L’article 12 de la CIRFT, lu conjointement avec les deux traités d’entraide judiciaire, impose donc à la partie requise d’accorder à la partie requérante « l’entraide judiciaire la plus large possible ». La partie requise n’est pas tenue de faire droit à la demande si l’une des exceptions s’applique mais, en cas de refus, elle a l’obligation d’informer la partie requérante des raisons de celui-ci.
35. La Cour a eu l’occasion de traiter de dispositions fort semblables intéressant l’entraide judiciaire en l’affaire relative à Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), dans laquelle le demandeur reprochait à la défenderesse d’avoir manqué à certaines obligations découlant de la convention d’entraide judiciaire en matière pénale conclue entre eux. Cet instrument impose aux parties de s’accorder mutuellement « l’entraide judiciaire la plus large possible ». L’alinéa c) de son article 2 permet à l’État requis de refuser l’entraide dans certaines circonstances. La convention précise également que « [t]out refus d’entraide judiciaire sera motivé » (art. 17).
36. Appliquant ces dispositions au refus de la France de faire droit à la demande d’entraide de Djibouti, la Cour a dit qu’une « simple référence » à l’alinéa c) de l’article 2 n’aurait pas été suffisante pour qu’il fût satisfait à l’obligation de motiver le refus énoncée à l’article 17, précisant ceci : « Quelques brèves explications supplémentaires auraient été de mise. Il ne s’agit pas là simplement d’une question de courtoisie. L’État requis dispose ainsi de la possibilité de démontrer sa bonne foi en cas de refus de la demande. Cela peut aussi permettre à l’État requérant de déterminer si sa demande de commission rogatoire pourrait être modifiée de manière à éviter les obstacles à son exécution énoncés à l’article 2 » (Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 231, par. 152). Je relèverai que la Cour s’est montrée prudente en n’exigeant que de « brèves » explications des motifs de rejet d’une demande d’entraide. À cet égard, le niveau de détail que la partie requise doit fournir pour satisfaire à une obligation de motivation peut varier, en fonction de l’exception particulière qu’elle invoque.
37. J’en viens à présent aux trois demandes sur lesquelles la Cour s’est penchée dans l’arrêt et qui, selon elle, n’ont mis à la charge de la Fédération de Russie aucune obligation au titre de l’article 12.
38. Le 11 novembre 2014, l’Ukraine a soumis une demande d’entraide judiciaire concernant une enquête préliminaire déterminée, se référant tant à la convention de Minsk qu’à la convention européenne. Elle mentionnait qu’un individu était impliqué, notamment, dans la collecte de fonds au profit de la RPL, et sollicitait diverses formes d’aide, dont l’audition de témoins et la communication d’informations relatives à des comptes bancaires et des documents d’identité. La Fédération de Russie a mis plus de neuf mois à répondre : le 17 août 2015, invoquant l’alinéa b) de l’article 2 de la convention européenne et l’article 19 de la convention de Minsk, elle a rejeté la demande au motif
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« que l’exercice de l’entraide sollicitée pourrait porter atteinte à [s]a souveraineté, à [s]a sécurité et à d’autres [de ses] intérêts vitaux ».
39. L’Ukraine a soumis la deuxième demande le 3 décembre 2014, citant là encore la convention de Minsk et la convention européenne. Elle précisait qu’elle menait une enquête préliminaire sur un individu soupçonné de financer la RPL et sollicitait notamment une aide aux fins de l’audition de témoins ainsi que des informations concernant un compte bancaire et des documents d’identité. La Fédération de Russie a répondu le 17 août 2015, rejetant la demande dans les mêmes termes que la précédente.
40. L’Ukraine a soumis la troisième demande traitée par la Cour le 28 juillet 2015, citant la convention européenne et la convention de Minsk. Elle faisait état de l’implication d’un individu dans diverses activités, dont le financement de groupes armés extrajudiciaires opérant sur son territoire, et demandait notamment à la Fédération de Russie de l’aider à déterminer le lieu de résidence de l’intéressé (et d’autres personnes) et de lui signifier l’acte d’accusation écrit. Au terme de sept mois, la Fédération de Russie a répondu qu’il s’était « révélé impossible de faire droit à la demande pour les motifs prévus » à l’alinéa b) de l’article 2 de la convention européenne et à l’article 19 de la convention de Minsk.
41. Dans chaque cas, la Fédération de Russie a donc longtemps tardé à traiter les demandes. Dans ses deux premières réponses, elle n’indiquait pas sur quels faits elle se fondait pour invoquer les exceptions prévues par la convention européenne et la convention de Minsk, mais précisait celles qu’elle invoquait. Dans la troisième réponse, en revanche, elle n’énonçait pas même l’exception invoquée, se contentant, pour reprendre les termes employés par la Cour, de « simple[s] référence[s] » à des numéros d’articles et de paragraphes de traités d’entraide judiciaire. Même si les deux premières réponses peuvent être considérées comme suffisantes en ce qui concerne l’obligation de motiver le refus, la troisième n’aurait pas satisfait au critère que la Cour a fixé en l’affaire relative à Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France).
42. En 2019, le Groupe d’action financière a relevé que « la [Fédération de] Russie accord[ait] généralement [l’entraide judiciaire] de manière constructive et en temps voulu » (« Anti-money laundering and counter-terrorist financing measures — Russian Federation », Fourth Round Mutual Evaluation Report, par. 607). Or, tel est loin d’avoir été le cas s’agissant du traitement, par la défenderesse, des trois demandes d’entraide examinées dans l’arrêt, auxquelles elle n’a répondu ni en temps voulu ni de façon constructive. Il ne saurait être considéré que la Fédération de Russie a satisfait à son obligation d’accorder l’entraide la plus large possible à l’Ukraine. La Cour aurait donc dû conclure qu’elle a manqué à ses obligations découlant de l’article 12 de la CIRFT.
III. MANQUEMENTS ALLÉGUÉS À DES OBLIGATIONS DÉCOULANT DE L’ORDONNANCE DU 19 AVRIL 2017
43. L’Ukraine a allégué que la Fédération de Russie avait manqué à trois obligations énoncées dans l’ordonnance.
44. L’ordonnance imposait expressément et spécifiquement à la Fédération de Russie de s’abstenir de maintenir des limitations à la capacité de la communauté des Tatars de Crimée de conserver ses instances représentatives, « y compris le Majlis ». Le fait que la défenderesse ait au contraire maintenu l’interdiction n’est pas contesté. Selon moi, la conclusion suivant laquelle la Fédération de Russie a manqué à l’obligation énoncée dans l’ordonnance n’est pas douteuse.
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45. Je suis en revanche en désaccord avec la conclusion à laquelle parvient la Cour pour ce qui est du manquement allégué à la mesure imposant à la Fédération de Russie de « [f]aire en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne ». Cette mesure, comme l’avait relevé le juge ad hoc Skotnikov lorsqu’il a voté en faveur de son indication en 2017, est « de nature générale et ne prêt[e] pas à controverse » (Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, opinion individuelle du juge ad hoc Skotnikov, p. 223, par. 3). Dans l’ordonnance (par. 97), la Cour s’est référée à des rapports qui semblaient montrer que la disponibilité de l’enseignement en langue ukrainienne avait été restreinte dans les établissements scolaires de Crimée. Contrairement à ce qu’elle a fait relativement au Majlis, la Cour n’a cependant pas prescrit à la Fédération de Russie de révoquer des mesures qu’elle avait prises entre 2014 et l’adoption de l’ordonnance, trois ans plus tard.
46. La troisième mesure indiquée dans l’ordonnance imposait aux deux Parties de « s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour [étai]t saisie ou d’en rendre la solution plus difficile ». Les rapports entre les Parties étaient tendus lorsque l’ordonnance a été rendue, en 2017. Je suis convaincue que les deux actes de la Fédération de Russie auxquels l’arrêt fait référence (par. 397)  le lancement, en 2022, de l’« opération militaire spéciale » et la reconnaissance de la RPD et de la RPL en tant qu’États indépendants  ont eu sur ces relations un effet négatif si prononcé qu’ils ont gravement compromis les chances de voir les Parties régler leur différend dans la présente affaire. C’est leur incidence qui me conduit à penser que la Fédération de Russie a manqué à son obligation de ne pas rendre la solution du différend plus difficile, indépendamment de la question (que la Cour n’est, en tout état de cause, pas fondée à traiter en l’espèce) de savoir si ces actes étaient conformes aux obligations incombant à la défenderesse au titre du droit international.
(Signé) Joan E. DONOGHUE.
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Opinion individuelle de Mme la juge Donoghue, présidente

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