Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Skotnikov

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154-20230713-JUD-01-08-EN
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OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE AD HOC SKOTNIKOV
[Traduction]
Questions de procédure
1. L’ampleur des vices et anomalies de procédure en l’espèce remet à elle seule en cause la crédibilité de toute conclusion, quelle qu’elle soit, à laquelle la Cour a pu parvenir sur le fond.
2. La Cour n’a pas traité la présente affaire conformément aux prévisions de son Statut (voir le paragraphe 1 de l’article 38, les paragraphes 1 et 5 de l’article 43 et le paragraphe 1 de l’article 54) et de son Règlement (voir l’article 31, le paragraphe 4 de l’article 49, le paragraphe 1 de l’article 58, le paragraphe 1 de l’article 60 et l’article 61).
3. Aux termes du paragraphe 1 de l’article 43 du Statut, « [l]a procédure a deux phases : l’une écrite, l’autre orale ». Or, en l’espèce, la procédure orale a été limitée à l’examen de deux questions purement juridiques posées par la Cour.
4. Certes, le paragraphe 1 de l’article 61 du Règlement précise la manière dont la Cour doit procéder en présence de problèmes particuliers « qu’elle voudrait voir spécialement étudier par les parties » ou qu’« elle considère [certains points] comme suffisamment discutés ». Cependant, on est loin d’être face à ces éventualités en la présente instance, dans laquelle la Cour a ordonné aux Parties de « circonscrire » leurs plaidoiries à certaines questions (arrêt, par. 14), sans les autoriser à exposer leurs arguments sur un quelconque autre point, notamment les deuxième et troisième chefs de conclusions du Nicaragua.
5. Ainsi, les Parties ont été privées de la possibilité d’achever leurs présentations respectives de l’affaire, ce qui contrevient au paragraphe 1 de l’article 54 du Statut. Le texte français de cette disposition est à cet égard particulièrement clair, puisqu’il prévoit que les agents, conseils et avocats font valoir « tous les moyens qu’ils jugent utiles ».
6. L’incompatibilité d’une absence de procédure orale complète avec le Statut de la Cour ressort également du paragraphe 5 de l’article 43, qui impose que soient entendus les experts, lesquels avaient en l’espèce été engagés par les Parties mais qui n’ont pas eu la possibilité de présenter leurs exposés à la Cour (voir aussi le paragraphe 1 de l’article 58 du Règlement).
7. En dépit de l’article 60 du Règlement de la Cour, les Parties n’ont pas été autorisées à plaider ce qui était « nécessaire pour une bonne présentation des thèses à l’audience ». De fait, leurs arguments n’ont pas couvert tous les points qui les divis[aient] encore. Au lieu de cela, il a été demandé aux Parties de répéter les arguments qu’elles avaient préparés pour la procédure écrite et pour la procédure orale dans une affaire qui les avait antérieurement opposées.
8. Les Parties n’ont pas non plus été autorisées à présenter des conclusions finales sur le fond de l’affaire, comme elles auraient dû le faire à l’issue de la phase orale conformément au paragraphe 2 de l’article 60 du Règlement. Pourtant, la Cour statue à ce sujet dans son dispositif (arrêt, par. 104), et notamment sur une question manifestement sans rapport avec les deux questions purement juridiques qu’elle a posées (ibid., point 3)). À la fin des audiences, le Nicaragua a présenté des
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conclusions orales uniquement sur ces deux questions, en sus de prier la Cour de « fixer … un calendrier pour examiner toutes les autres demandes pendantes … exposées dans ses écritures, et [de] statuer à leur sujet ». Cette dernière demande a été rejetée par la Cour.
9. La source de toutes les irrégularités susmentionnées est l’ordonnance du 4 octobre 2022, une décision sans précédent que la Cour a adoptée au mépris de l’article 31 du Règlement sans consulter les Parties (voir la déclaration commune des juges Tomka, Xue, Robinson et Nolte, et du juge ad hoc Skotnikov).
Questions de fond
10. La position adoptée par la Cour dans son arrêt du 19 novembre 2012 en l’affaire du Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie) (ci-après l’« arrêt de 2012 ») et dans l’arrêt du 17 mars 2016 qu’elle a rendu en la présente affaire sur les exceptions préliminaires (ci-après l’« arrêt de 2016 »), lus conjointement, ne laisse aucun doute sur le fait que la Cour était prête à envisager une délimitation une fois que le Nicaragua aurait soumis toutes les informations requises à la Commission des limites du plateau continental (ci-après la « Commission des limites ») ; toutes les autres questions soulevées par les Parties auraient alors été traitées dans le cadre du processus de délimitation.
11. Dans l’arrêt de 2016, la Cour a clarifié le contenu et la portée du point 3) du dispositif de l’arrêt de 2012, en tenant compte des vues divergentes exprimées par les Parties à ce sujet. Elle a ainsi conclu que
« la délimitation du plateau continental au-delà des 200 milles marins des côtes nicaraguayennes était conditionnée par la soumission, de la part du Nicaragua, des informations sur les limites de son plateau continental au-delà de 200 milles marins, prévues au paragraphe 8 de l’article 76 de la CNUDM, à la Commission. La Cour n’a[vait] donc pas tranché la question de la délimitation, en 2012, parce qu’elle n’était pas, alors, en mesure de le faire. »1
Cette condition était la seule énoncée par la Cour pour procéder à la délimitation. Le résultat de ce processus n’aurait d’ailleurs pas nécessairement d’incidence sur le droit de la Colombie à un plateau continental de 200 milles marins (voir le paragraphe 19 ci-dessous).
12. Dans son arrêt du 25 juillet 1974 en l’affaire de la Compétence en matière de pêcheries (Royaume-Uni c. Islande), la Cour a bien précisé que,
« en tant qu’organe judiciaire international, [elle] n’en est pas moins censée constater le droit international et [que], dans une affaire relevant de l’article 53 du Statut comme dans toute autre, [elle] est donc tenue de prendre en considération de sa propre initiative toutes les règles de droit international qui seraient pertinentes pour le règlement du différend. La Cour ayant pour fonction de déterminer et d’appliquer le droit dans les circonstances de chaque espèce, la charge d’établir ou de prouver les règles de droit international ne saurait être imposée à l’une ou l’autre Partie, car le droit ressortit au domaine de la connaissance judiciaire de la Cour. »2
1 Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 132, par. 85 (les italiques sont de nous).
2 Compétence en matière de pêcheries (Royaume-Uni c. Islande), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 9, par. 17.
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13. Dans ses arrêts de 2012 et de 2016, la Cour a adopté une stratégie conforme à ce dictum, ce qu’elle n’a pas fait dans son ordonnance du 4 octobre 2022 ni dans le présent arrêt.
14. Il ressort de l’examen des questions purement juridiques formulées par la Cour que rien dans la convention des Nations Unies sur le droit de la mer (ci-après la « CNUDM »), ni dans ses travaux préparatoires ou dans les circonstances dans lesquelles elle a été conclue, ne permet de penser qu’aient été traitées spécifiquement la possibilité ou l’impossibilité d’opérer une délimitation entre le plateau continental étendu d’un État et le plateau continental de 200 milles marins d’un autre État. La conclusion de la Cour selon laquelle certaines dispositions de la CNUDM « semble[nt] indiquer que les États participant aux négociations [ont adopté] » une certaine position concernant le plateau continental étendu (arrêt, par. 76) paraît être un fondement pour le moins ténu pour une décision juridique. Il en va de même de la qualification de la CNUDM de « compromis global » (ibid., par. 48). Rien dans ce « compromis » ne concerne la question à laquelle la Cour tente d’apporter une réponse. Par conséquent, il n’existe rien dans cet instrument qui pourrait étayer la conclusion de la Cour à ce sujet.
15. La Cour semble s’appuyer sur l’importance du rôle de la Commission des limites dans la protection du patrimoine commun de l’humanité (arrêt, par. 76). Or, ce n’est pas là l’unique mission de la Commission (voir le paragraphe 11 ci-dessus). Dans le même ordre d’idées, les contributions en espèces ou en nature au titre de l’exploitation du plateau continental étendu ne sont pas pertinentes en l’espèce. Étonnamment, la Cour concentre ici son raisonnement sur les dispositions de la CNUDM, qui ne font manifestement pas partie du droit applicable en la présente affaire, à savoir le droit international coutumier.
16. À l’appui de sa conclusion, la Cour invoque les demandes déposées auprès de la Commission des limites par des États parties à la CNUDM (arrêt, par. 77). Or, dans leurs demandes à la Commission, les États ne s’abstiennent pas systématiquement de revendiquer un plateau continental s’étendant en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État. Même lorsqu’ils le font, cette pratique n’est généralement pas accompagnée d’une opinio juris, laquelle ne saurait être simplement déduite de la pratique. Contrairement à ce que la Cour semble dire dans la présente affaire, la « fréquen[ce] … [des] actes … ne suffi[t] pas en [soi] » à déterminer l’existence d’une opinio juris (Plateau continental de la mer du Nord (République fédérale d’Allemagne/Danemark ; République fédérale d’Allemagne/Pays-Bas), arrêt, C.I.J. Recueil 1969, p. 44, par. 77 ; voir également Commission du droit international, Projets de conclusion sur la détermination du droit international coutumier, Nations Unies, doc. A/73/10, p. 136 (commentaire de la conclusion 3, par. 7)). La Cour n’est pas autorisée « à prêter à des États des vues juridiques qu’eux-mêmes ne formulent pas » (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 109, par. 207). De fait, s’agissant des États qui s’abstiennent de revendiquer un plateau continental s’étendant en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État, il y a d’autres motivations plus plausibles, dont la plus évidente est peut-être la volonté d’éviter un différend, qui empêcherait la Commission des limites de faire des recommandations3. En tout état de cause, il convient de rappeler que ces demandes sont soumises par des États parties à la CNUDM dans le cadre d’un régime conventionnel spécifique.
17. La jurisprudence de la Cour ne vient pas non plus corroborer les conclusions auxquelles celle-ci parvient en l’espèce : dans l’arrêt qu’elle a rendu en 2021 en l’affaire relative à la Délimitation maritime dans l’océan Indien, la Cour a parlé d’une « éventuelle zone grise », tandis
3 Alinéa a) du paragraphe 5 de l’annexe I du règlement intérieur de la Commission des limites du plateau continental, 17 avril 2008, Nations Unies, doc. CLCS/40/Rev.1.
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que le TIDM et un tribunal arbitral ont tous deux admis l’existence de telles « zones grises » (Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie c. Kenya), arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 277, par. 197 ; Arbitrage entre le Bangladesh et l’Inde concernant la frontière maritime dans le golfe du Bengale (Bangladesh c. Inde), sentence du 7 juillet 2014, Nations Unies, Recueil des sentences arbitrales (RSA), vol. XXXII, p. 155, par. 498) ; Délimitation de la frontière maritime dans le golfe du Bengale (Bangladesh/Myanmar), arrêt, TIDM Recueil 2012, p. 119, par. 463). Plus récemment, en l’affaire Maurice/Maldives, la Chambre spéciale du TIDM n’a pas mis en cause la possibilité d’une zone grise (Différend relatif à la délimitation de la frontière maritime entre Maurice et les Maldives dans l’océan Indien (Maurice/Maldives), arrêt du 28 avril 2023, par. 275). La Cour elle-même, le TIDM et un tribunal constitué en application de l’annexe VII de la CNUDM ont ainsi tous admis la possibilité que les fonds marins et leur sous-sol, d’une part, et la colonne d’eau, d’autre part, relèvent de juridictions différentes. De surcroît, un autre tribunal arbitral a déclaré qu’il n’y avait ni priorité ni hiérarchie entre la règle de la distance et la règle du prolongement naturel en ce qui concerne le droit à un plateau continental (Affaire de la délimitation de la frontière maritime entre la Guinée et la Guinée-Bissau, sentence du 14 février 1985, RSA, vol. XIX, p. 191, par. 116). Plus important encore, le présent arrêt contredit directement les arrêts de 2012 et de 2016.
18. Par conséquent, la conclusion de la Cour, selon laquelle le plateau continental auquel un État a droit sur toute l’étendue du prolongement naturel de son territoire terrestre jusqu’au rebord externe de la marge continentale ne saurait s’étendre en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État, n’est pas conforme aux règles de droit international actuelles. En tentant de légiférer au lieu d’interpréter et d’appliquer le droit existant, la Cour n’a pas respecté sa mission telle que définie au paragraphe 1 de l’article 38 de son Statut. De fait, elle a fait fi du principe fondamental qui veut que « la Cour, en tant que tribunal, ne saurait rendre de décision sub specie legis ferendae »4.
19. La seule conclusion juridiquement valable à laquelle la Cour aurait dû parvenir est que tant la CNUDM que le droit international coutumier posent la recherche d’une solution équitable comme principe directeur de la délimitation maritime, ce qui permet, notamment, d’envisager la délimitation du plateau continental étendu d’un État et du plateau continental d’un autre État jusqu’à 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de sa mer territoriale. La Cour aurait dû poursuivre l’examen de l’affaire afin de mettre ce principe en oeuvre.
(Signé) Leonid SKOTNIKOV.
4 Compétence en matière de pêcheries (République fédérale d’Allemagne c. Islande), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 192, par. 45.

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