Opinion dissidente de M. le juge Robinson

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154-20230713-JUD-01-04-EN
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OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE ROBINSON
[Traduction]
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES
1. Le droit a beaucoup à voir avec la raison. Le caractère déraisonnable de l’approche suivie par la majorité apparaît dans la conclusion à laquelle celle-ci parvient, déclarant que « même si un État peut démontrer qu’il a droit à un plateau continental étendu, celui-ci ne peut se prolonger jusqu’à moins de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État » (arrêt, par. 81). Ainsi, même si un État démontre que son plateau continental extérieur1 satisfait au critère du prolongement naturel, il ne peut, selon la majorité, jouir de toute l’étendue de ce plateau, celui-ci ne pouvant s’étendre en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État. Normalement, un État côtier jouit de toute l’étendue de son plateau continental extérieur, sous réserve, bien sûr, de l’application des dispositions relatives à la délimitation maritime contenues à l’article 83 de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM). La proposition au paragraphe 81 est extraordinaire et ne trouve aucun appui dans la convention ni dans le droit international coutumier ; elle donne un tour incongru et discordant à la relation par ailleurs harmonieuse que le droit de la mer établit entre les différentes zones maritimes. Regrettablement, la majorité n’a pas étayé dans l’arrêt cette proposition, qui suppose que la zone économique exclusive (ZEE) de 200 milles marins d’un État côtier, avec son plateau continental correspondant délimité par le critère de la distance, prime le plateau continental extérieur d’un autre État fondé sur le critère du prolongement naturel. À cet égard, il convient de noter que l’article 77 de la convention, qui reflète le droit international coutumier, ne fait pas de distinction entre le plateau continental qui est déterminé par le prolongement naturel et celui qui est déterminé par la distance, lorsqu’il énonce les droits que possède un État sur cet espace. L’État côtier jouit des mêmes droits souverains sur son plateau continental, que celui-ci soit fondé sur le critère du prolongement naturel ou sur le critère de la distance. Les dispositions de la CNUDM pertinentes sont jointes en annexe à la présente opinion. Il est important de rappeler qu’elles reflètent le droit international coutumier ; elles s’appliquent en l’espèce, car la Colombie, contrairement au Nicaragua, n’est pas partie à la convention.
2. L’arrêt n’établit pas l’existence, en droit international coutumier, d’une relation hiérarchique entre les plateaux continentaux pouvant être revendiqués sur le fondement des critères du prolongement naturel et de la distance énoncés au paragraphe 1 de l’article 76 de la CNUDM. En répondant par la négative à la première question formulée par la Cour, la majorité devait démontrer qu’il existe une limite intrinsèque et inhérente à l’étendue du plateau continental auquel un État peut prétendre au titre du prolongement naturel. En droit international coutumier, il n’existe pas de limite intrinsèque à l’étendue du plateau continental d’un État au-delà de 200 milles marins, qui empêcherait ce plateau de s’étendre à la zone économique exclusive et au plateau continental correspondant d’un État côtier voisin. En pratique, l’arrêt prive un État côtier de la possibilité de tirer pleinement parti du critère du prolongement naturel énoncé au paragraphe 1 de l’article 76 de la convention, lequel reflète le droit international coutumier. La position de la majorité est d’autant plus étrange que la Cour, dans l’affaire du Plateau continental (Tunisie/Jamahiriya arabe libyenne), avait conclu que « [d]’après la première partie du paragraphe 1, c’est le prolongement naturel du territoire terrestre qui est le critère principal » (arrêt, C.I.J. Recueil 1982, p. 48, par. 47). Soulignons cependant que, dans cette affaire-là, la Cour n’avait pas laissé entendre qu’il existât une hiérarchie entre le critère du prolongement naturel et celui de la distance.
1 Je souscris à la remarque sur la nomenclature faite par le tribunal arbitral en l’affaire Barbade/Trinité-et-Tobago, à savoir qu’il convient de parler de plateau continental « extérieur » plutôt qu’« étendu » puisque « l’on ne procède pas à une extension du plateau continental » (Arbitrage entre la Barbade et la République de Trinité-et-Tobago, sentence du 11 avril 2006, Nations Unies, Recueil des sentences arbitrales (RSA), vol. XXVII, p. 165, par. 65, note 4) [traduction du Greffe]. J’emploierai donc le terme « plateau continental extérieur » dans la présente opinion.
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3. L’arrêt ne mentionne aucun élément ou qualité du titre à un plateau continental déterminé par la distance qui en justifierait la primauté sur le titre à un plateau continental déterminé par le prolongement naturel. 4. Dans l’arbitrage Guinée/Guinée-Bissau, la question de la relation entre les deux critères du paragraphe 1 de l’article 76 fut examinée. Au sujet du critère de la distance, le tribunal a déclaré que « [c]ette seconde règle de détermination du plateau continental par référence à une distance, sans porter atteinte à la règle du prolongement naturel, diminue sa portée en se substituant à elle dans certaines circonstances précisées par le paragraphe précité de l’article 76 de la convention de 1982 et par les autres dispositions de cet article ». (Affaire de la délimitation de la frontière maritime entre la Guinée et la Guinée-Bissau (1985), Nations Unies, (RSA), vol. XIX, p. 149, par. 115.)
Ce qui est significatif ici, c’est que le tribunal souligne que la règle de la distance n’annule pas celle du prolongement naturel, ajoutant qu’il y a « ainsi deux règles entre lesquelles il n’y a ni priorité ni hiérarchie » (ibid., par. 116). Certes, cette décision ne concernait pas les circonstances précises de la présente instance, mais si un tribunal a établi qu’il n’y a pas de priorité ou de hiérarchie entre les deux critères, cette conclusion ne saurait, en principe, être remise en question.
5. Étant donné que, selon l’article 76 de la CNUDM, le titre à un plateau continental fondé sur le prolongement naturel est coégal au titre à un plateau continental fondé sur la distance, un plateau continental déterminé par le prolongement naturel qui chevauche un plateau continental déterminé par la distance se prête autant à la délimitation que des plateaux continentaux fondés sur l’un ou l’autre critère qui se chevaucheraient aussi. Certains auteurs considèrent d’ailleurs que l’article 83 relatif à la délimitation entre plateaux continentaux « confirme qu’aucune distinction n’est faite entre le plateau continental en deçà et au-delà de 200 milles marins » (voir Xuexia Liao, « Is There a Hierarchical Relationship between Natural prolongation and Distance in the Continental Shelf Délimitation? », International Journal of Marine and Coastal Law, 2018, vol. 33, n°1, p. 79-115) ; assurément rien dans l’article 83 n’indique que celui-ci ne serait pas applicable à la délimitation de la frontière maritime entre le plateau continental d’un État côtier s’étendant au-delà de 200 milles marins des lignes de base pertinentes et le plateau continental d’un autre État s’étendant jusqu’à 200 milles marins des lignes de base pertinentes. De fait, la convention doit être comprise comme opérant sur la base d’une coégalité entre le titre à un plateau continental fondé sur le prolongement naturel et le titre à un plateau continental fondé sur la distance. Puisqu’il y a coégalité, un titre ne peut éteindre l’autre, tous deux ayant la même valence ; il peut donc y avoir chevauchement, et dans ce cas la délimitation maritime prévue à l’article 83 entre en jeu. Plus généralement, il en va de même de la relation entre les zones maritimes similaires de deux États. Ainsi, la zone économique exclusive d’un État A aura la même valence que la zone économique exclusive d’un État B à laquelle elle est adjacente ou opposée. Le droit de la mer est ainsi fait qu’un État côtier jouit de toute l’étendue de ses zones maritimes ⎯ qu’il s’agisse de la mer territoriale, de la ZEE ou du plateau continental, pour ne nommer que celles-là ⎯ sous réserve, bien sûr, d’une délimitation maritime. Le principe de la coégalité des zones maritimes est un élément nécessaire de la CNUDM, laquelle, selon son préambule, a pour but d’établir, « compte dûment tenu de la souveraineté de tous les États, un ordre juridique pour les mers et les océans ». La coégalité des zones maritimes, postulat de la convention, génère des chevauchements qui nécessitent une délimitation maritime. L’approche suivie par la majorité en la présente espèce est antithétique à la délimitation maritime, outil essentiel à l’« ordre juridique pour les mers et les océans », car elle envisage que le titre d’un État à une zone maritime puisse éteindre le titre d’un autre État à une zone maritime similaire.
6. L’arrêt mentionne au paragraphe 58 que, pour le Nicaragua, les décisions rendues dans les affaires relatives à la délimitation dans le golfe du Bengale ont posé le principe de la création d’une
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zone grise, dans laquelle les deux États « doivent coopérer » (Délimitation de la frontière maritime dans le golfe du Bengale (Bangladesh/Myanmar), arrêt, TIDM Recueil 2012, p. 64-68, par. 225-240 et Arbitrage concernant la frontière maritime dans le golfe du Bengale (Bangladesh c. Inde), sentence du 7 juillet 2014, RSA, vol. XXXII, p. 104-106, par. 336-346). Il est vrai qu’un tel résultat est brouillon en ce que l’un des États détient les droits souverains sur les eaux susjacentes tandis que l’autre les détient sur les fonds marins. Cependant, l’obligation de coopérer ne devrait pas être sous-estimée. Il ne faut pas oublier que l’un des buts des Nations Unies, comme l’indique le paragraphe 3 de l’article 1 de la Charte, est de « [r]éaliser la coopération internationale en résolvant les problèmes internationaux d’ordre économique, social, intellectuel ou humanitaire ». De fait, en 1945, l’un des grands espoirs de la communauté internationale était qu’après les atrocités de la deuxième guerre mondiale, l’ère de la souveraineté nationale serait remplacée par une ère de coopération internationale.
7. L’arrêt mentionne également que la Colombie mettait en avant le fait que la zone économique exclusive était née d’un compromis obtenu pendant la troisième conférence des Nations Unies sur le droit de la mer, qui tenait compte des propositions de pays en développement d’Amérique latine et d’Afrique. La Colombie rappelait à juste titre les caractéristiques générales de la ZEE, qui n’est ni la mer territoriale ni la haute mer, mais dans laquelle l’État côtier jouit de droits souverains exclusifs sur les ressources biologiques et non biologiques. L’arrêt cite l’argument de la défenderesse, à savoir qu’« une zone économique exclusive dont la colonne d’eau serait dissociée des fonds marins et de leur sous-sol ne serait plus une zone économique exclusive » (arrêt, par. 64). Mais l’on pourrait dire de la même manière qu’un plateau continental qui ne peut s’étendre jusqu’à moins de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État, même s’il satisfait au critère scientifique du prolongement naturel, n’est plus un plateau continental. En outre, même si les États en développement ont eux-mêmes proposé le concept de la zone économique exclusive, ils n’entendaient pas pour autant renoncer aux bénéfices d’un plateau continental extérieur déterminé par le critère du prolongement naturel ; ce qui fut convenu, c’est que, s’agissant de l’exploitation des ressources non biologiques du plateau continental au-delà de 200 milles marins, une contribution serait versée à l’Autorité internationale des fonds marins pour être répartie entre les États parties à la convention, compte tenu des besoins des pays en développement, selon des critères de partage équitables (voir l’article 82 de la CNUDM).
8. La majorité fait valoir deux arguments principaux pour conclure qu’« en droit international coutumier, le droit d’un État à un plateau continental au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de sa mer territoriale ne peut pas s’étendre à des espaces maritimes en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État » (arrêt, par. 79). Le premier argument est qu’il existerait en droit international coutumier une règle interdisant que le plateau continental extérieur d’un État s’étende jusqu’à moins de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État.
LE PREMIER ARGUMENT PRINCIPAL : IL EXISTE UNE RÈGLE DE DROIT INTERNATIONAL COUTUMIER
9. Dans les affaires du Plateau continental de la mer du Nord de 1969, la Cour a déclaré que le droit international coutumier comprend deux éléments : une pratique abondante et quasiment uniforme, et une opinio juris. La Commission du droit international, organe de l’Organisation des Nations Unies chargé de la codification et du développement progressif du droit international, a conclu que ces deux éléments doivent être établis séparément (voir ses projets de conclusion de 2018 sur la détermination du droit international coutumier, paragraphe 2 de la conclusion 3), et ce, pour éviter, certainement, que l’on ne soit tenté de simplement induire l’opinio juris de la pratique. Au paragraphe 8 de son commentaire du projet de conclusion 3, la Commission souligne que « l’existence d’un élément ne peut pas être déduite de la seule existence de l’autre » ; or, dans les
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circonstances de l’espèce, c’est précisément ce que fait l’arrêt : l’opinio juris est simplement déduite de la pratique existante de 39 États.
10. Dans l’affaire du Lotus, la Cour permanente de Justice internationale avait conclu que la pratique de l’abstention n’était pas en soi suffisante pour constituer une règle de droit international coutumier ; une preuve distincte d’opinio juris, c’est-à-dire une preuve que la pratique était motivée par un sentiment d’obligation juridique, était nécessaire (voir affaire du « Lotus », arrêt no 9, 1927, C.P.J.I. série A no 10, p. 28). Pour reprendre les termes de la Cour permanente, « c’est seulement si l’abstention était motivée par la conscience [des États] d’un devoir de s’abstenir que l’on pourrait parler de coutume internationale » (ibid., p. 28). On ne peut présumer qu’un État qui s’abstient est mû par un sentiment d’obligation juridique. Même si une telle présomption existe, elle reste réfutable. Dans les circonstances de l’espèce, toute présomption d’opinio juris est réfutée par la possibilité évidente, comme on le verra ci-après, que la pratique consistant à s’abstenir soit explicable par des considérations autres qu’un sentiment d’obligation juridique.
11. À la lumière de ce qui précède, j’examinerai à présent les éléments de preuve relatifs, d’une part, à la pratique des États, et, d’autre part, à l’opinio juris.
12. Conformément au paragraphe 7 de l’article 76 de la CNUDM, l’État côtier doit fixer la limite extérieure de son plateau continental lorsque celui-ci s’étend au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale. Conformément au paragraphe 8 du même article, il doit communiquer des informations à ce sujet à la Commission des limites du plateau continental (ci-après la « Commission des limites »). Les éléments de preuve dont dispose la Cour montrent que la Commission des limites a été saisie de 55 demandes d’États côtiers qui pouvaient, pour des raisons géologiques ou géomorphologiques, revendiquer un plateau continental s’étendant jusque dans la zone de 200 milles marins d’autres États ; dans 51 de ces demandes, présentées par 39 États, l’État côtier concerné s’est abstenu de fixer des limites en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État.
13. La Cour est certes fondée à conclure que, « [p]rise dans son ensemble, la pratique des États peut être considérée comme suffisamment répandue et uniforme aux fins de l’identification du droit international coutumier » (arrêt, par. 77). Il en est ainsi parce que les éléments de preuve montrent que, sur 43 États qui pouvaient revendiquer un plateau continental extérieur s’étendant en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État, 39 ont choisi de ne pas le faire. Il existe donc bien une pratique susceptible d’être jugée suffisamment répandue et uniforme. Cependant, le raisonnement exposé dans l’arrêt s’effondre complètement en ce qui concerne l’élément de l’opinio juris.
14. La Cour conclut que la pratique des États devant la Commission des limites « révèle l’existence d’une opinio juris, même si cette pratique a pu être motivée en partie par des considérations autres qu’un sentiment d’obligation juridique » (arrêt, par. 77). Cette conclusion est risquée, car la possibilité d’autres considérations est inhérente à la pratique et la corrompt dans son ensemble, l’empêchant ainsi de constituer une opinio juris. Les preuves précises ou directes d’opinio juris dont dispose la Cour en l’espèce sont très rares, voire inexistantes. Cet élément-là sera déterminé, comme c’est le plus souvent le cas, par déduction à partir de toutes les circonstances pertinentes. Faute de preuve attestant clairement le contraire, il est tout simplement impossible, dans la présente affaire, de distinguer la pratique d’abstention qui est dûment motivée par un sentiment d’obligation juridique de celle qui ne l’est pas. Le Nicaragua faisait valoir que l’abstention des États « s’expliqu[ait] par des considérations autres qu’un sentiment d’obligation juridique, en particulier la volonté d’éviter que leur demande ne donne lieu à un différend, ce qui [aurait] am[ené] la
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Commission [des limites] à refuser de l’examiner » (arrêt, par. 57). De fait, il relevait qu’aucune des demandes à la Commission « n’indique directement ou même indirectement que les États concernés s’abstiennent d’empiéter sur la ZEE d’États tiers à raison de la primauté de la ZEE sur toute prétention à un plateau continental étendu »2. Il soulignait également, à propos des États ayant objecté aux demandes de quatre États qui revendiquaient un plateau continental extérieur s’étendant en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État, qu’
« aucun d’entre eux n’a[vait] allégué dans sa protestation qu’il exist[â]t une règle du droit international coutumier accordant automatiquement la primauté à la ZEE ou au plateau continental de 200 milles marins d’un État par rapport au plateau continental étendu d’un autre État ou éteignant toute prétention à un plateau continental étendu chevauchant la ZEE ou le plateau continental de 200 milles marins d’un autre État »3.
15. La procédure devant la Commission des limites décrite au paragraphe 8 de l’article 76 de la CNUDM revêt une importance particulière pour l’État côtier. Ce paragraphe dispose que la Commission, après avoir reçu de l’État côtier les informations voulues, formule des recommandations sur les questions concernant la fixation des limites extérieures du plateau continental. Il précise, dans sa dernière phrase, que « [l]es limites fixées par un État côtier sur la base de ces recommandations sont définitives et de caractère obligatoire ». Tout État côtier voudrait être en mesure de fixer pour son plateau continental des limites qui soient définitives et de caractère obligatoire. Tout État côtier a donc intérêt à éviter de faire quoi que ce soit qui empêcherait la Commission de formuler des recommandations sur la base des informations qu’il lui a communiquées ⎯ ce qui se produirait par exemple dans la situation visée à l’alinéa a) de l’article 5 de l’annexe I du règlement intérieur de la Commission : « [d]ans le cas où il existe un différend terrestre ou maritime, la Commission n’examine pas la demande présentée par un État partie à ce différend et ne se prononce pas sur cette demande ».
16. Il est donc probable que la raison pour laquelle les États s’abstiennent est la possibilité très réelle que la revendication par un État d’un plateau continental extérieur s’étendant en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État suscite des objections, faisant naître un différend, et empêchant ainsi la Commission des limites d’examiner la demande ou de se prononcer à son sujet. Nous savons que c’est ce qui s’est produit pour les quatre États qui avaient revendiqué une telle extension. Il y a eu des protestations, et conformément à l’alinéa a) de l’article 5 de l’annexe I de son règlement intérieur, la Commission n’aura pas traité leurs demandes4.
17. La possibilité que l’abstention s’explique par des considérations autres que juridiques est donc bien réelle dans les circonstances de l’espèce, et c’est une possibilité qui touche chacune des demandes des 39 États. Elle ne concerne pas une partie seulement de ces demandes, comme il est dit dans l’arrêt, car toutes peuvent avoir été motivées par d’autres considérations qu’un sentiment d’obligation juridique. En outre, il est frappant que la Cour, lorsqu’elle rappelle l’argument du Nicaragua au paragraphe 57 de l’arrêt, mentionne « en particulier la volonté d’éviter que leur demande ne donne lieu à un différend, ce qui amènerait la Commission à refuser de l’examiner » (les italiques sont de moi). Il peut donc y avoir eu d’autres cas encore où la demande à la Commission des limites était motivée par des considérations autres qu’un sentiment d’obligation juridique. Fait
2 Voir observations écrites du Nicaragua sur la réponse de la Colombie à la question posée à cette dernière par le juge Robinson (NICOLB 2022/29), p. 3, par. 15.
3 Ibid., p. 5, par. 22.
4 Il apparaît sur le site Internet de la Commission des limites du plateau continental que celle-ci n’a pas fait de recommandations concernant ces quatre demandes (présentées par la Chine, la Somalie, le Nicaragua et la République de Corée).
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notable, s’il est fait référence à cet argument du Nicaragua au paragraphe 57 de l’arrêt, l’analyse qui suit n’en fait plus aucune mention (voir les paragraphes 68-79).
18. L’arrêt accorde un grand poids à l’affaire du golfe du Maine pour étayer la conclusion qu’
« étant donné son ampleur sur une longue période, cette pratique étatique peut être considérée comme l’expression de l’opinio juris, qui est un élément constitutif du droit international coutumier. En effet, cet élément peut être démontré “par voie d’induction en partant de l’analyse d’une pratique suffisamment étoffée et convaincante” (Délimitation de la frontière maritime dans la région du golfe du Maine (Canada/États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 299, par. 111). » (Arrêt, par. 77.)
Dans la citation tirée de l’affaire du golfe du Maine, il manque la fin de la phrase : «… et non pas par voie de déduction en partant d’idées préconstituées à priori ».
19. Le contexte dans lequel a été fait ce constat dans l’affaire du golfe du Maine est complètement différent de celui de l’espèce. L’arrêt a été rendu en 1984, à une époque où les règles coutumières du droit de la mer n’étaient pas aussi développées qu’aujourd’hui. Dans cette instance, la Cour reprochait aux parties d’adopter des positions traduisant une approche a priori et préconçue plutôt qu’« une démonstration convaincante de l’existence des règles qu’on avait espéré trouver établies par le droit international » (Délimitation de la frontière maritime dans la région du golfe du Maine (Canada/États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 298, par. 109). Il n’y a rien de nouveau ni d’étonnant dans l’approche suivie par la Cour dans l’affaire du golfe du Maine ; elle relève du bon sens, l’approche empirique étant généralement préférable à celle qui repose sur des notions a priori et préconçues. Point n’est besoin de se réclamer du dictum du golfe du Maine pour démontrer qu’une opinio juris peut être déduite d’une pratique étatique suffisamment étoffée et convaincante. L’arrêt de la Cour en la présente affaire pèche en ce que, dans les circonstances particulières de l’espèce, rien ne permet de déduire une opinio juris de la pratique étatique invoquée.
20. Même à supposer que le dictum du golfe du Maine s’applique en l’espèce, la pratique étatique invoquée ne serait considérée comme l’expression de l’opinio juris que si elle était « suffisamment étoffée et convaincante ». La pratique de 39 États, même si elle est suffisamment étoffée, ne saurait établir l’élément de l’opinio juris, parce qu’elle n’est pas convaincante. Une pratique susceptible d’être motivée par des considérations autres qu’un sentiment d’obligation juridique, comme c’est le cas ici, peut difficilement être qualifiée de convaincante. Par conséquent, le dictum du golfe du Maine n’est d’aucune utilité pour la majorité.
LE SECOND ARGUMENT PRINCIPAL : L’ARTICLE 82 PERDRAIT SA RAISON D’ÊTRE
21. Le second argument principal avancé par la majorité à l’appui de son approche est que l’article 82 de la CNUDM perdrait son sens, voire sa raison d’être, si le plateau continental extérieur auquel un État peut prétendre pouvait s’étendre jusqu’en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État (arrêt, par. 76). L’article 82 faisait partie du compromis auquel sont parvenus les États parties à l’issue de négociations sur une définition du plateau continental qui inclurait les plateaux continentaux s’étendant au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale. Une telle définition était demandée par les États dotés d’une large marge continentale. L’article 82 reflète cependant le prix que ces États ont payé pour cette concession. Il s’intitule « Contributions en espèces ou en nature au titre de l’exploitation du plateau continental au-delà de 200 milles marins », et dispose au paragraphe 1 que « [l]’État côtier
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acquitte des contributions en espèces ou en nature au titre de l’exploitation des ressources non biologiques du plateau continental au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale ». Rien dans l’intitulé ni dans le paragraphe 1 n’interdit que des contributions soient versées au titre de l’exploitation des ressources non biologiques du plateau continental extérieur d’un État côtier au-delà de 200 milles marins lorsque ce plateau s’étend jusqu’à moins de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État. La seule exigence de l’article 82 est qu’il s’agisse de l’exploitation des ressources non biologiques du plateau continental au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale. Il est inexact d’affirmer, comme le fait la majorité au paragraphe 76, qu’une contribution ne servirait pas l’objectif de cette disposition dans le cas où le plateau continental extérieur d’un État s’étend en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État. Il ressort clairement d’une lecture ordinaire de l’intitulé et du paragraphe 1 de l’article 82 que la contribution est toujours due dès lors qu’il y a exploitation des ressources non biologiques du plateau continental au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale ; dans tous les cas, les contributions « s’effectuent par le canal de l’Autorité, qui les répartit entre les États parties selon des critères de partage équitables, compte tenu des intérêts et besoins des États en développement, en particulier des États en développement les moins avancés ou sans littoral » (CNUDM, art. 82, par. 4).
22. La conclusion à laquelle parvient la majorité, à savoir qu’il existe un lien entre l’article 82 et le principe du patrimoine commun de l’humanité, n’est pas partagée par l’Autorité internationale des fonds marins, qui fait observer dans son étude technique no 4 que
« même si elles bénéficient aux États parties à la Convention, les contributions en espèces ou en nature prévues à l’article 82 ne constituent pas une application du principe du patrimoine commun. Il en est ainsi parce que le plateau continental extérieur et ses ressources sont soumis aux droits souverains de l’État côtier et dissociés du principe du patrimoine commun. » (Autorité internationale des fonds marins, Issues Associated with the Implementation of Article 82 of the United Nations Convention on the Law of the Sea, ISA Technical Study No. 4, Kingston, Jamaïque, p. 23.)
L’objectif de l’article 82, qui est d’assurer une répartition équitable des contributions entre les États parties à la convention, compte tenu des besoins des pays en développement, peut donc être atteint dans une situation où le plateau continental extérieur d’un État empiète sur les 200 milles marins de la zone économique exclusive et du plateau continental d’un autre État.
23. Au vu de ce qui précède, il apparaît que la majorité n’a pas établi que, en droit international coutumier, le plateau continental extérieur d’un État ne puisse pas s’étendre en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État ; par conséquent, la Cour aurait dû faire droit à la demande de délimitation maritime du Nicaragua.
(Signé) Patrick L. ROBINSON.
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ANNEXE À L’OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE ROBINSON
1. L’article 56 de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer dispose ce qui suit :
« 1. Dans la zone économique exclusive, l’État côtier a :
a) des droits souverains aux fins d’exploration et d’exploitation, de conservation et de gestion des ressources naturelles, biologiques ou non biologiques, des eaux surjacentes aux fonds marins, des fonds marins et de leur sous-sol, ainsi qu’en ce qui concerne d’autres activités tendant à l’exploration et à l’exploitation de la zone à des fins économiques, telles que la production d’énergie à partir de l’eau, des courants et des vents ;
b) juridiction, conformément aux dispositions pertinentes de la Convention, en ce qui concerne :
i) la mise en place et l’utilisation d’îles artificielles, d’installations et d’ouvrages ;
ii) la recherche scientifique marine ;
iii) la protection et la préservation du milieu marin ;
c) les autres droits et obligations prévus par la Convention.
2. Lorsque, dans la zone économique exclusive, il exerce ses droits et s’acquitte de ses obligations en vertu de la Convention, l’État côtier tient dûment compte des droits et des obligations des autres États et agit d’une manière compatible avec la Convention.
3. Les droits relatifs aux fonds marins et à leur sous-sol énoncés dans le présent article s’exercent conformément à la partie VI. »
2. L’article 76 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer dispose ce qui suit :
« 1. Le plateau continental d’un État côtier comprend les fonds marins et leur sous-sol au-delà de sa mer territoriale, sur toute l’étendue du prolongement naturel du territoire terrestre de cet État jusqu’au rebord externe de la marge continentale, ou jusqu’à 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale, lorsque le rebord externe de la marge continentale se trouve à une distance inférieure.
2. Le plateau continental ne s’étend pas au-delà des limites prévues aux paragraphes 4 à 6.
3. La marge continentale est le prolongement immergé de la masse terrestre de l’État côtier ; elle est constituée par les fonds marins correspondant au plateau, au talus et au glacis ainsi que leur sous-sol. Elle ne comprend ni les grands fonds des océans, avec leurs dorsales océaniques, ni leur sous-sol.
4. a) Aux fins de la Convention, l’État côtier définit le rebord externe de la marge continentale, lorsque celle-ci s’étend au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale, par :
i) Une ligne tracée conformément au paragraphe 7 par référence aux points fixes extrêmes où l’épaisseur des roches sédimentaires est égale au centième au moins de la distance entre le point considéré et le pied du talus continental ; ou
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ii) Une ligne tracée conformément au paragraphe 7 par référence à des points fixes situés à 60 milles marins au plus du pied du talus continental.
b) Sauf preuve du contraire, le pied du talus continental coïncide avec la rupture de pente la plus marquée à la base du talus.
5. Les points fixes qui définissent la ligne marquant, sur les fonds marins, la limite extérieure du plateau continental, tracée conformément au paragraphe 4, lettre a), i) et ii), sont situés soit à une distance n’excédant pas 350 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale, soit à une distance n’excédant pas 100 milles marins de l’isobathe de 2 500 mètres, qui est la ligne reliant les points de 2 500 mètres de profondeur.
6. Nonobstant le paragraphe 5, sur une dorsale sous-marine, la limite extérieure du plateau continental ne dépasse pas une ligne tracée à 350 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale. Le présent paragraphe ne s’applique pas aux hauts-fonds qui constituent des éléments naturels de la marge continentale, tels que les plateaux, seuils, crètes, bancs ou éperons qu’elle comporte.
7. L’État côtier fixe la limite extérieure de son plateau continental, quand ce plateau s’étend au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale, en reliant par des droites d’une longueur n’excédant pas 60 milles marins des points fixes définis par des coordonnées en longitude et en latitude.
8. L’État côtier communique des informations sur les limites de son plateau continental, lorsque celui-ci s’étend au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale, à la Commission des limites du plateau continental constituée en vertu de l’annexe II sur la base d’une représentation géographique équitable. La Commission adresse aux États côtiers des recommandations sur les questions concernant la fixation des limites extérieures de leur plateau continental. Les limites fixées par un État côtier sur la base de ces recommandations sont définitives et de caractère obligatoire.
9. L’État côtier remet au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies les cartes et renseignements pertinents, y compris les données géodésiques, qui indiquent de façon permanente la limite extérieure de son plateau continental. Le Secrétaire général donne à ces documents la publicité voulue.
10. Le présent article ne préjuge pas de la question de la délimitation du plateau continental entre des États dont les côtes sont adjacentes ou se font face. »
3. L’article 77 de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer dispose ce qui suit :
« 1. L’État côtier exerce des droits souverains sur le plateau continental aux fins de son exploration et de l’exploitation de ses ressources naturelles.
2. Les droits visés au paragraphe 1 sont exclusifs en ce sens que si l’État côtier n’explore pas le plateau continental ou n’en exploite pas les ressources naturelles, nul ne peut entreprendre de telles activités sans son consentement exprès.
3. Les droits de l’État côtier sur le plateau continental sont indépendants de l’occupation effective ou fictive, aussi bien que de toute proclamation expresse.
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4. Les ressources naturelles visées dans la présente partie comprennent les ressources minérales et autres ressources non biologiques des fonds marins et de leur sous-sol, ainsi que les organismes vivants qui appartiennent aux espèces sédentaires, c’est-à-dire les organismes qui, au stade où ils peuvent être pêchés, sont soit immobiles sur le fond ou au-dessous du fond, soit incapables de se déplacer autrement qu’en restant constamment en contact avec le fond ou le sous-sol. »
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Opinion dissidente de M. le juge Robinson

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