Opinion individuelle de Mme la juge Xue

Document Number
154-20230713-JUD-01-02-EN
Parent Document Number
154-20230713-JUD-01-00-EN
Date of the Document
Document File

OPINION INDIVIDUELLE DE MME LA JUGE XUE
[Traduction]
TABLE DES MATIÈRES
Paragraphe
I. L’ÉQUITÉ PROCÉDURALE POUR UNE BONNE ADMINISTRATION DE LA JUSTICE 2-9
II. LES QUESTIONS DE FOND DANS LA PRÉSENTE ESPÈCE 10-49
A. Le plateau continental au sens du droit international coutumier tel que reflété à l’article 76 11-19
B. La relation entre le régime du plateau continental et celui de la zone économique exclusive 20-36
C. La pratique des États devant la Commission des limites 37-49
III. LA DEMANDE DE PLATEAU CONTINENTAL ÉTENDU DU NICARAGUA 50-60
1. J’ai voté en faveur du dispositif de l’arrêt mais sur le fondement de motifs juridiques entièrement différents. J’ai de sérieuses réserves au sujet des conclusions de la Cour concernant le droit applicable en la présente affaire. Les conséquences juridiques que cela pourrait avoir pour le régime du plateau continental sont difficiles à cerner. Je me dois d’exprimer ma position.
I. L’ÉQUITÉ PROCÉDURALE POUR UNE BONNE ADMINISTRATION DE LA JUSTICE
2. Mes réserves quant à l’équité de la procédure dans la tenue des audiences ont déjà été exprimées en détail dans la déclaration commune jointe à l’ordonnance rendue le 4 octobre 2022 en l’instance (Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), ordonnance du 4 octobre 2022, C.I.J. Recueil 2022, déclaration commune de M. le juge Tomka, Mme la juge Xue, MM. les juges Robinson et Nolte, ainsi que M. le juge ad hoc Skotnikov, p. 566). Avec le présent arrêt qui règle définitivement le différend, la procédure orale sur le fond est close et les Parties n’ont donc pas pu exposer à l’audience leurs arguments finaux sur toutes les questions qui les divisaient encore, ni présenter leurs conclusions finales à la Cour. Du point de vue procédural, cette façon de faire est sans précédent dans l’histoire judiciaire de la Cour.
3. Conformément à l’article 48 de son Statut, la Cour rend des ordonnances pour la direction du procès et détermine les formes et délais dans lesquels chaque partie doit finalement conclure. Elle doit cependant exercer ce pouvoir conformément au principe de la correction juridique, aux fins d’une bonne administration de la justice. L’article 31 du Règlement dispose que « [d]ans toute affaire soumise à la Cour, le Président se renseigne auprès des parties sur les questions de procédure ». Du point de vue procédural, la Cour doit s’assurer que chaque partie est libre de choisir sa propre stratégie judiciaire et peut développer pleinement tous ses arguments. À cet égard, elle doit faire preuve d’une grande prudence lorsqu’il s’agit d’encadrer la procédure orale, afin de ne pas compromettre les droits des parties (Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), ordonnance du 4 octobre 2022, C.I.J. Recueil 2022, déclaration commune de M. le juge Tomka, Mme la juge Xue, MM. les juges Robinson et Nolte, ainsi que M. le juge ad hoc Skotnikov, p. 569, par. 11, note 3, renvoyant à Mohammed Bedjaoui, « La “fabrication” des arrêts
- 2 -
de la Cour internationale de Justice », in Le Droit international au service de la paix, de la justice et du développement : mélanges Michel Virally, 1991, Paris, Éditions Pedone, p. 95 ; Eduardo Jiménez de Aréchaga, «The Amendments to the Rules of Procedure of the International Court of Justice», American Journal of International Law, 1973, vol. 67, no 1, p. 7).
4. Dans ses dernières écritures, le Nicaragua formulait trois demandes. La première concernait la délimitation maritime entre le plateau continental au-delà de 200 milles marins (également appelé le « plateau continental étendu ») qu’il revendique et la zone maritime à laquelle la Colombie a droit sur 200 milles marins à partir des lignes de base de sa côte continentale. Les deuxième et troisième demandes concernaient les espaces maritimes générés par certaines formations maritimes de la Colombie qui pourraient chevaucher le plateau continental étendu revendiqué par le Nicaragua. À l’évidence, les prétentions du demandeur ont trait à la fois aux droits des Parties à des espaces maritimes et à la délimitation. Les questions juridiques posées par la Cour dans son ordonnance du 4 octobre 2022 portent principalement sur la question des droits. Les Parties n’ayant pas été entendues sur tous les points, de fait comme de droit, qui se posent en l’espèce, et le public n’ayant pas eu accès à la totalité du dossier, la procédure judiciaire n’a pas été suivie jusqu’au bout. C’est d’autant plus contestable que le Nicaragua avait spécifiquement prié la Cour de tenir des audiences sur le fond.
5. Du point de vue procédural, même à supposer que les réponses aux questions juridiques posées par la Cour fussent décisives pour le règlement de l’affaire dans son ensemble, l’approche suivie par la Cour à cette étape de la procédure est néanmoins sujette à caution. Comme l’a relevé le demandeur, ces questions juridiques avaient déjà été amplement débattues par les Parties lors de la procédure écrite en la présente affaire, ainsi que dans celle du Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie).
6. La première question juridique de la Cour découlait initialement du point I 3) des conclusions finales du Nicaragua en l’affaire du Différend territorial et maritime, dans lesquelles le demandeur priait la Cour de tracer « une limite opérant une division par parts égales de la zone du plateau continental où les droits des deux Parties sur celui-ci se chevauchent », ce qui signifie que le plateau continental qu’il revendique s’étend au-delà de 200 milles marins, la distance entre les côtes continentales des Parties dépassant 400 milles marins (ibid., arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II) (ci-après l’« arrêt de 2012 »), p. 636, par. 17). La Cour avait rejeté cette demande, refusant de procéder à la délimitation entre le plateau continental étendu du Nicaragua et les espaces maritimes de la Colombie au motif que le Nicaragua n’avait pas établi que sa marge continentale s’étendait suffisamment loin pour empiéter sur le plateau continental auquel la Colombie a droit sur 200 milles marins à partir de sa côte continentale. La Cour avait déclaré n’être pas en mesure de tracer la frontière entre les plateaux continentaux respectifs du Nicaragua et de la Colombie, comme l’en priait le demandeur, même au moyen de la formulation générale proposée par ce dernier (ibid., p. 669, par. 129). À ce propos, elle avait dit en particulier qu’il n’y avait pas lieu d’examiner la question — soulevée par les Parties — de savoir si la délimitation d’une zone où se chevauchent le droit d’un État à un plateau continental étendu et le droit d’un autre État à un plateau continental de 200 milles est susceptible de porter atteinte au droit de ce dernier (ibid., p. 669-670, par. 129-130), une question juridique dont la Cour estime à présent qu’elle trouve réponse dans le droit international coutumier.
7. En outre, au cours des audiences en cette affaire-là, le juge Bennouna avait posé les deux questions suivantes aux Parties :
⎯ « Le régime juridique du plateau continental est-il différent pour la portion de celui-ci qui se situe en deçà de la limite des 200 milles marins et pour la portion située au-delà de cette limite ? »
- 3 -
⎯ « Les règles posées à l’article 76 de la convention des Nations Unies de 1982 sur le droit de la mer, pour la détermination de la limite extérieure du plateau continental au-delà des 200 milles marins, peuvent-elles être considérées aujourd’hui comme ayant le caractère de règles de droit international coutumier ? »
Dans leurs réponses à ces questions, les Parties répondaient déjà partiellement à la première question qui leur serait posée par la Cour dans l’ordonnance du 4 octobre 2022 et exposaient leur point de vue sur les critères établis en droit international coutumier pour fixer la limite d’un plateau continental au-delà de 200 milles marins.
8. Au stade des exceptions préliminaires en la présente instance, la Colombie a affirmé que la première demande du Nicaragua en l’espèce était « une nouvelle version » de celle qui était contenue au point I 3) de ses conclusions finales en l’affaire du Différend territorial et maritime, en ce qu’elle concernait la délimitation d’un plateau continental étendu. La Colombie estimait qu’en vertu du principe de la chose jugée, la Cour ne pouvait pas connaître de cette demande dans la présente espèce. La Cour a rejeté les exceptions préliminaires soulevées par la Colombie, y compris celle qui était fondée sur le principe de la chose jugée, et a déclaré recevable la première demande du Nicaragua. Au cours de la procédure écrite, les Parties ont substantiellement développé leurs arguments en ce qui concerne le droit du Nicaragua à un plateau continental étendu et la relation entre ce droit et celui de la Colombie à un espace maritime de 200 milles marins.
9. Du point de vue procédural, la Cour ne semblait avoir aucune raison valable de s’écarter de sa pratique établie pour entendre les vues des Parties sur deux questions juridiques uniquement. Les Parties auraient pu traiter ces questions en même temps que les aspects factuels et les autres points de droit de l’affaire, au cours de la procédure orale sur le fond. Si, comme il a été dit précédemment, le règlement du différend les opposant sur le droit du Nicaragua à un plateau continental étendu dépendait entièrement des réponses aux deux questions juridiques, il aurait fallu régler cela bien plus tôt, dans l’intérêt de l’économie judiciaire. En tant qu’organe judiciaire, la Cour est censée connaître le droit ⎯ iura novit curia ⎯ et l’appliquer pour régler un différend chaque fois que c’est nécessaire. Si elle considère qu’en droit international coutumier, le droit d’un État à un espace maritime de 200 milles marins prime le droit d’un autre État à un plateau continental étendu, elle aurait dû conclure, soit dans l’arrêt de 2012, soit dans celui du 17 mars 2016 sur les exceptions préliminaires en la présente affaire, qu’en vertu de ce même droit international coutumier, le Nicaragua était d’entrée de jeu débouté de sa demande au motif qu’il ne pouvait pas prétendre à un plateau continental étendu et que, par conséquent, aucune question de délimitation ne se posait entre les Parties. Le différend aurait alors été réglé à ce stade. En prolongeant indûment la procédure judiciaire et en n’examinant aucun des éléments de preuve techniques et scientifiques présentés par les Parties, la Cour a suivi une approche dont on ne peut en aucun cas dire qu’elle ait été conforme au principe de la correction juridique ni, probablement, qu’elle ait servi l’économie judiciaire.
II. LES QUESTIONS DE FOND DANS LA PRÉSENTE ESPÈCE
10. Je partage l’avis de la majorité que la négociation et la conclusion de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer (ci-après la « CNUDM ») a, dans une large mesure, codifié le droit international coutumier de la mer et contribué à son développement progressif. Cependant, je ne souscris pas au raisonnement exposé dans l’arrêt sur le régime contemporain du plateau continental. La question juridique dont la Cour est saisie se résume en fin de compte à une question qui se pose fréquemment dans les délimitations de plateau continental, celle de la relation entre le plateau continental étendu d’un État et les espaces maritimes auxquels un autre État a droit sur 200 milles marins à partir de ses lignes de base. Cette question se rapporte à la notion fondamentale de prolongement naturel en droit international coutumier contemporain et au compromis global (package deal) qui fut négocié et finalement atteint à la troisième conférence des Nations Unies sur
- 4 -
le droit de la mer (ci-après la « conférence sur le droit de la mer »). Je suis d’avis que le raisonnement qui est exposé dans l’arrêt sur l’état actuel du droit n’est pas convaincant et ne concorde pas avec la pratique générale des États et l’opinio juris.
A. Le plateau continental au sens du droit international coutumier tel que reflété à l’article 76
11. La première question que la Cour a posée aux Parties dans l’ordonnance du 4 octobre 2022 (ci-après la « première question ») était ainsi rédigée :
« En droit international coutumier, le droit d’un État à un plateau continental au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de sa mer territoriale peut-il s’étendre à des espaces maritimes en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État ? »
Cette question pose fondamentalement celle de l’existence d’un droit au regard de la relation entre les deux critères énoncés au paragraphe 1 de l’article 76 de la CNUDM. Si les deux critères s’appliquent de manière égale, le Nicaragua peut avoir droit à un plateau continental étendu chevauchant les espaces maritimes auxquels la Colombie a droit sur une distance de 200 milles marins, pour autant qu’en soit établie l’existence physique. Cette situation appelle alors une délimitation. S’il n’y a pas égalité d’applicabilité entre les critères, alors celui de la distance prime celui du prolongement naturel. Le droit de la Colombie à des espaces maritimes de 200 milles marins prévaut sur la revendication du Nicaragua ; celui-ci n’a pas droit à un plateau continental étendu se prolongeant à moins de 200 milles marins du territoire colombien. Dans cette situation-là, il n’y a pas de problème de délimitation entre les Parties. La réponse à la première question de la Cour se trouve manifestement dans le droit international coutumier.
12. En droit international coutumier, le régime du plateau continental trouve son origine dans la notion de prolongement naturel. La Cour a rappelé pour la première fois la doctrine du plateau continental dans les affaires du Plateau continental de la mer du Nord (Plateau continental de la mer du Nord (République fédérale d’Allemagne/Danemark ; République fédérale d’Allemagne/Pays-Bas), arrêt, C.I.J. Recueil 1969, p. 32-33, par. 47), considérant que cette notion repose fondamentalement sur les droits souverains étendus que possède l’État côtier sur le prolongement naturel ou l’extension de son territoire terrestre sous la mer, droits qui existent ipso facto et ab initio (ibid., p. 22, par. 19). La Cour a réaffirmé cette conclusion par la suite. Dans l’affaire Tunisie/Jamahiriya arabe libyenne, par exemple, elle a dit ce qui suit :
« [l]a notion de prolongement naturel est et demeure … une notion à examiner dans le contexte du droit coutumier et de la pratique des États. Si l’expression “prolongement naturel” était inédite en 1969, l’idée qu’elle visait à traduire faisait déjà partie du droit coutumier existant en tant que fondement du titre de l’État riverain. » (Plateau continental (Tunisie/Jamahiriya arabe libyenne), arrêt, C.I.J. Recueil 1982, p. 46, par. 43.)
13. Certes, la définition du plateau continental que donne le droit international coutumier contemporain a été très influencée par les négociations de la conférence sur le droit de la mer, qui ont duré neuf ans. Peu après que la Cour eut statué dans les affaires du Plateau continental de la mer du Nord, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté une résolution dans laquelle il est relevé que
« la définition du plateau continental contenue dans la Convention sur le plateau continental [de] 1958 n’indique pas avec suffisamment de précision les limites de la
- 5 -
zone sur laquelle un État riverain exerce des droits souverains aux fins de l’exploration et de l’exploitation des ressources naturelles, et que le droit international coutumier en la matière ne tranche pas cette question » (résolution 2574 (XXIV) du 15 décembre 1969, adoptée par 65 voix contre 12, avec 30 abstentions ; les italiques sont de moi).
Cette résolution fut adoptée avec en toile de fond les négociations à venir sur le droit de la mer et une inquiétude croissante face aux perspectives d’exploitation des grands fonds marins. La définition figurant à l’article premier de la convention de 1958 ne fixait pas de limite définitive à la marge continentale, ouvrant la porte à l’exploitation technique. Cet article se lit comme suit :
« Aux fins des présents articles, l’expression « plateau continental » est utilisée pour désigner : a) le lit de la mer et le sous-sol des régions sous-marines adjacentes aux côtes, mais situées en dehors de la mer territoriale, jusqu’à une profondeur de 200 mètres ou, au-delà de cette limite, jusqu’au point où la profondeur des eaux su[s]-jacentes permet l’exploitation des ressources naturelles desdites régions ; et b) le lit de la mer et le sous-sol des régions sous-marines analogues qui sont adjacentes aux côtes des îles. »
À l’évidence, lorsqu’elle a jugé cette définition trop imprécise, l’Assemblée générale se référait surtout aux limites, et non aux fondements, du plateau continental ; la crainte était qu’avec la reconnaissance d’un critère d’exploitabilité, les États côtiers puissent, grâce aux progrès technologiques et scientifiques continus, étendre sans restriction leurs revendications, empiétant ainsi sur l’espace commun des grands fonds marins et de leurs ressources, lequel serait par la suite proclamé «patrimoine commun de l’humanité» à la conférence sur le droit de la mer. C’est cet intérêt commun qui a finalement conduit à la nouvelle réglementation que constitue le régime du plateau continental défini à la partie VI de la CNUDM.
14. La solution à laquelle ont abouti les négociations sur la partie VI de la CNUDM est un juste équilibre entre les intérêts individuels des États côtiers et l’intérêt commun de la communauté internationale. À la lecture du texte de cette partie VI, il n’est pas difficile de voir que la base fondamentale du régime du plateau continental reste intacte dans le compromis global (package deal) ; le prolongement naturel, en tant que critère physique pour la détermination du plateau continental, n’est pas remplacé par un critère de distance, qui est celui applicable au régime de la zone économique exclusive. Rien dans le droit international coutumier ne donne à croire que les restrictions à l’extension et à l’utilisation du plateau continental au-delà de 200 milles marins signifient qu’il existerait désormais deux régimes : celui du plateau continental limité à 200 milles marins et celui du plateau continental étendu. Que ce soit sur la base du prolongement naturel de son territoire ou du critère de la distance de 200 milles marins, chaque État côtier a droit à un seul plateau continental ; ses droits substantiels sur le plateau continental en deçà et au-delà de 200 milles marins de ses lignes de base sont généralement les mêmes, ainsi que l’ont confirmé des décisions judiciaires et des sentences arbitrales, y compris le présent arrêt (Délimitation de la frontière maritime dans le golfe du Bengale (Bangladesh/Myanmar), arrêt, TIDM Recueil 2012, p. 96, par. 361 ; Arbitrage concernant la frontière maritime dans le golfe du Bengale (Bangladesh c. Inde), sentence du 7 juillet 2014, Nations Unies, Recueil des sentences arbitrales (RSA), vol. XXXII, p. 38, par. 77 ; arrêt en l’espèce, par. 75).
15. La relation d’égalité entre les deux critères peut également être inférée du texte du paragraphe 1 de l’article 76 de la convention, dont la Cour considère qu’il reflète le droit international coutumier (arrêt de 2012, p. 666, par. 118).
- 6 -
Le paragraphe 1 de l’article 76 se lit comme suit :
« Le plateau continental d’un État côtier comprend les fonds marins et leur sous-sol au-delà de sa mer territoriale, sur toute l’étendue du prolongement naturel du territoire terrestre de cet État jusqu’au rebord externe de la marge continentale, ou jusqu’à 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale, lorsque le rebord externe de la marge continentale se trouve à une distance inférieure. »
Par cette disposition, un critère de distance vient s’ajouter au critère du prolongement naturel dans la définition du plateau continental. Un État côtier dont la marge continentale n’atteint pas 200 milles marins peut revendiquer un plateau continental jusqu’à 200 milles marins, indépendamment des conditions géologiques ou géophysiques. La disposition qui établit ce droit, lue dans son sens ordinaire, ne dit aucunement que les deux critères s’appliquent chacun à deux parties distinctes du plateau continental, autrement dit, que le critère de la distance s’appliquerait au plateau continental dans la limite de 200 milles marins, tandis que le critère du prolongement naturel ne s’appliquerait qu’au plateau continental étendu, comme il est laissé entendre dans l’arrêt (par. 75). Tout plateau continental peut être défini par l’un ou l’autre des critères, en fonction des caractéristiques physiques de la marge continentale concernée. Entre les deux critères, il n’y a ni priorité ni hiérarchie (Délimitation de la frontière maritime entre la Guinée et la Guinée-Bissau (Guinée/Guinée-Bissau), sentence du 14 février 1985, RSA, vol. XIX, p. 191, par. 116). Si le critère de la distance primait effectivement celui du prolongement naturel en deçà de 200 milles marins, le paragraphe 1 de l’article 76 aurait dû être rédigé différemment, de manière à préciser cette hiérarchie, car cela reviendrait autrement à annuler, s’agissant de certains plateaux continentaux étendus, le droit dont les États côtiers jouissent ipso facto et ab initio à leur égard, et cela modifierait fondamentalement la base des droits à un plateau continental reconnus en droit international coutumier. À l’évidence, rien de tel ne peut être lu dans le texte de l’article 76.
16. En analysant les conditions applicables au plateau continental telles qu’elles sont définies à l’article 76 de la CNUDM, la Cour infère, de la mise en place du mécanisme prévu au paragraphe 8 de cet article, que les États participant aux négociations considéraient que le plateau continental étendu ne pouvait se prolonger que dans des espaces maritimes qui, autrement, feraient partie de la « Zone », excluant ainsi la possibilité que le plateau continental étendu d’un État se prolonge en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État (arrêt, par. 76). À ce propos, la Cour renvoie à l’article 82 relatif aux contributions en espèces ou en nature qui doivent être versées à l’Autorité internationale des fonds marins au titre de l’exploitation des ressources non biologiques du plateau continental étendu, et affirme qu’« [u]ne telle contribution ne servirait pas l’objectif de cette disposition dans le cas où le plateau continental d’un État au-delà de 200 milles marins s’étendrait à des espaces maritimes en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État ». La Cour relève en outre que la question qui lui a été soumise concernant la possibilité que le plateau continental étendu d’un État se prolonge en deçà de 200 milles marins des côtes d’un autre État « n’a pas été débattue » pendant la conférence sur le droit de la mer (arrêt, par. 76).
17. En l’espèce, la demande du Nicaragua ne concernait manifestement pas la Zone, à laquelle les Parties n’ont d’ailleurs pas fait référence au cours de la procédure. Il est vrai que les limites fixées au plateau continental au-delà de 200 milles marins et le mécanisme prévu à l’article 82 de la CNUDM ont vocation à protéger la Zone et ses ressources en tant que patrimoine commun de l’humanité, mais n’ont aucune pertinence pour la situation en l’espèce. Il est douteux que l’on puisse inférer de ce mécanisme conventionnel l’hypothèse que la distance ait été retenue comme critère pour la détermination du droit premier à un plateau continental dans la limite de 200 milles marins, afin de primer tout droit concurrent à un plateau continental fondé sur le prolongement naturel. L’hypothèse inférée des articles 76 et 82 de la convention, même si elle se vérifiait, ne conduirait pas nécessairement à la conclusion que le mécanisme prévu à l’article 82 a pour effet de restreindre le
- 7 -
droit d’un État à un plateau continental étendu se prolongeant en deçà de 200 milles marins des côtes d’un autre État. Ce qui a été convenu par les États dans le compromis global (package deal) est dans le texte de la convention. Ce qui n’y figure pas reste régi par le droit international coutumier. Le fait que cette question n’ait pas été débattue à la conférence sur le droit de la mer ne vient pas renforcer le raisonnement de la Cour. Au contraire, il l’affaiblit. Les États participants aux négociations n’ont pas abordé la question pour la simple raison qu’ils n’en voyaient pas la nécessité. Ainsi qu’il a été relevé,
« [l]a création d’un espace maritime dans lequel les États concernés ont des droits partagés n’est pas une anomalie au regard de la convention. Celle-ci regorge de dispositions qui reconnaissent à des degrés divers les droits d’un État dans les espaces maritimes d’un autre. » (Arbitrage concernant la frontière maritime dans le golfe du Bengale (Bangladesh c. Inde), sentence du 7 juillet 2014, RSA, vol. XXXII, p. 148-149, par. 507.) [Traduction du Greffe.]
Il est fort possible que le chevauchement de plateaux continentaux déterminés selon des critères différents ait été envisagé lorsque le critère de la distance a été introduit au paragraphe 1 de l’article 76 de la CNUDM. En l’absence de disposition contraire, l’existence d’une relation hiérarchique entre les deux critères ne peut être inférée du simple fait que les États parties à la convention soient très nombreux. En outre, la question de savoir dans quelle mesure les règles conventionnelles pertinentes sont passées dans le corpus du droit international coutumier doit encore être tranchée au regard de ce droit. En d’autres termes, la Cour doit s’assurer qu’une règle qu’elle identifie comme coutumière est bien confirmée par une pratique générale des États et par l’acceptation de cette pratique comme étant le droit (opinio juris). À cet égard, « deux conditions doivent être remplies. Non seulement les actes considérés doivent représenter une pratique constante, mais en outre ils doivent témoigner, par leur nature ou la manière dont ils sont accomplis, de la conviction que cette pratique est rendue obligatoire par l’existence d’une règle de droit » (Plateau continental de la mer du Nord (République fédérale d’Allemagne/Danemark ; République fédérale d’Allemagne/Pays-Bas), arrêt, C.I.J. Recueil 1969, p. 44, par. 77 ; voir également les conclusions 2 et 9 des projets de conclusion sur la détermination du droit international coutumier adoptés en 2018 par la Commission du droit international (ci-après les « conclusions de la CDI », Nations Unies, doc. A/73/10, p. 122-156).
18. S’agissant de déterminer l’existence et le contenu d’une règle coutumière susceptible d’avoir évolué à partir d’une règle conventionnelle, la Cour, dans les affaires du Plateau continental de la mer du Nord, a insisté sur une condition indispensable pour apprécier la pratique des États au regard de la règle conventionnelle en question, à savoir que
« la pratique des États, y compris ceux qui sont particulièrement intéressés, [doit avoir] été fréquente et pratiquement uniforme dans le sens de la disposition invoquée et [s’être] manifestée de manière à établir une reconnaissance générale du fait qu’une règle de droit ou une obligation juridique est en jeu » (Plateau continental de la mer du Nord (République fédérale d’Allemagne/Danemark ; République fédérale d’Allemagne/Pays-Bas), arrêt, C.I.J. Recueil 1969, p. 43, par. 74).
Dans l’appréciation des moyens de preuve, il faut tenir compte du contexte général, de la nature de la règle et des circonstances propres à chacun de ces moyens (conclusion 3 des conclusions de la CDI).
19. Dans son évaluation de ces deux éléments constitutifs de la détermination d’une règle coutumière, la Cour accorde un poids considérable à la relation, mentionnée au paragraphe 3 de l’article 56 de la CNUDM, qui existe entre les régimes respectifs de la zone économique exclusive et du plateau continental, ainsi qu’aux demandes présentées par les États parties à la Commission des
- 8 -
limites du plateau continental (ci-après la « Commission des limites »). C’est cette partie du raisonnement que je trouve la moins convaincante et la plus problématique. Elle va à l’encontre de la pratique des États et de la jurisprudence bien établie de la Cour.
B. La relation entre le régime du plateau continental et celui de la zone économique exclusive
20. Lorsqu’elle rappelle l’historique des négociations de la CNUDM, la Cour évoque la relation entre les régimes respectifs de la zone économique exclusive et du plateau continental. Selon elle, puisqu’un État côtier jouit dans la zone économique exclusive, entre autres, de droits souverains sur les ressources non biologiques des fonds marins et de leur sous-sol dans la limite de 200 milles marins, et que ces droits s’exercent conformément aux règles applicables au plateau continental, les deux régimes sont interreliés. Au vu de ce lien, la Cour présume que le plateau continental étendu auquel un État peut prétendre ne peut pas se prolonger en deçà de 200 milles marins des côtes d’un autre État, parce qu’une telle extension empiéterait sur la zone économique exclusive correspondante de l’État côtier. Par cette déduction, la Cour surestime, à mon sens, l’importance du paragraphe 3 de l’article 56 de la convention.
21. Tout d’abord, l’interrelation du régime de la zone économique exclusive avec celui du plateau continental, telle qu’énoncée à l’article 56, n’a pas pour effet de donner priorité à la première sur le second. Si le paragraphe 3 de l’article 56 relie bien les deux zones, il ne va toutefois pas jusqu’à dire qu’elles sont indissociables dans une délimitation maritime et que les espaces maritimes qui peuvent être revendiqués dans la limite de 200 milles marins ont priorité, par leur nature même, sur le plateau continental étendu. Les États ont des vues et des pratiques différentes s’agissant de considérer les deux critères du paragraphe 1 de l’article 76 comme étant d’application égale ou hiérarchisés. Ils ne s’accordent pas sur le point de savoir si la colonne d’eau et les fonds marins dans la limite de 200 milles marins peuvent être délimités séparément. La doctrine est également très partagée sur ce sujet1. Le compromis global (package deal) est assurément ambigu à cet égard. L’analyse suivante du paragraphe 3 de l’article 56 est pertinente, dans le contexte de l’espèce, pour apprécier la relation entre les deux régimes :
« Le texte du paragraphe 3 de l’article 56 donne une claire indication du droit applicable, qui peut découler de l’idée que le plateau continental et la zone économique exclusive concernent essentiellement des ressources naturelles différentes. Alors que, s’agissant du plateau continental, les États côtiers ont des droits souverains et exclusifs d’exploration et d’exploitation des ressources non biologiques et sédentaires des fonds marins et de leur sous-sol, dans le cas de la zone économique exclusive ce sont plutôt les ressources biologiques de la colonne d’eau, en particulier les pêcheries. Il est donc cohérent avec les objectifs fonctionnels des deux régimes que celui du plateau continental s’applique aux fonds marins et à leur sous-sol même si la zone concernée atteint la zone économique exclusive. »2
Cette interprétation est compatible avec la notion de plateau continental unique. Le régime du plateau continental s’applique aux fonds marins et à leur sous-sol, indépendamment du fondement — prolongement naturel ou distance — sur lequel est revendiqué le plateau continental. Si l’inclusion de droits souverains sur les fonds marins et leur sous-sol dans le régime de la zone
1 Malcolm D. Evans, « Delimitation and the Common Maritime Boundary », British Yearbook of International Law, 1994, vol. 64 (1), p. 283 ; Xuexia Liao, « Is There a Hierarchical Relationship between Natural Prolongation and Distance in the Continental Shelf Delimitation? », The International Journal of Marine and Coastal Law, 2018, vol. 33, p. 105-110.
2 Xuexia Liao, « Is There a Hierarchical Relationship between Natural Prolongation and Distance in the Continental Shelf Delimitation? », The International Journal of Marine and Coastal Law, 2018, vol. 33, p. 106-107.
- 9 -
économique exclusive peut renforcer le droit à un plateau continental dans la limite de 200 milles marins, l’article 56, par son libellé, ne concerne que le contenu et l’exercice de droits substantiels.
22. Les décisions judiciaires et arbitrales confirment généralement que les deux régimes sont autonomes et distincts. Dans le présent arrêt, cependant, la Cour donne une lecture différente de celui qu’elle a rendu en 1985 en l’affaire du Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte), où elle faisait observer que « [s]’il peut y avoir un plateau continental sans zone économique exclusive, il ne saurait exister de zone économique exclusive sans plateau continental correspondant » (arrêt, C.I.J. Recueil 1985, p. 33, par. 34). Sur la base de ce constat, la Cour considère à présent que, le critère de la distance étant le seul fondement du droit de l’État côtier à la fois à une zone économique exclusive et à un plateau continental dans la limite de 200 milles marins, le plateau continental étendu d’un État ne peut pas empiéter sur l’espace de 200 milles marins d’un autre État.
23. Cette conclusion, tout d’abord, signifie que, si le critère de la distance est applicable aux deux régimes, la notion du plateau continental de 200 milles marins est recouverte par celle de la zone économique exclusive en droit de la mer contemporain, une hypothèse que la Cour avait catégoriquement rejetée dans ce même arrêt (voir Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte, arrêt, C.I.J. Recueil 1985, p. 33, par. 33). À la suite du constat suscité, elle avait déclaré que,
« pour des raisons tant juridiques que pratiques, le critère de distance doit dorénavant s’appliquer au plateau continental comme à la zone économique exclusive — et cela indépendamment de la disposition relative à la distance que l’on trouve au paragraphe 1 de l’article 76. Ce n’est pas à dire que l’idée de prolongement naturel soit maintenant remplacée par celle de distance. Ce que cela signifie c’est que, lorsque la marge continentale elle-même n’atteint pas les 200 milles, le prolongement naturel … se définit en partie par la distance du rivage, quelle que soit la nature physique du fond et du sous-sol de la mer en deçà de cette distance. Par conséquent les notions de prolongement naturel et de distance ne sont pas des notions opposées mais complémentaires, qui demeurent l’une et l’autre des éléments essentiels de la conception juridique du plateau continental. » (Ibid., p. 33, par. 34 ; les italiques sont de moi.)
Il ressort de cette déclaration que l’interrelation entre les deux régimes, telle que définie au paragraphe 3 de l’article 56 de la convention, n’est pas probante pour répondre à la question qui se pose à la Cour en l’espèce, celle de savoir si le plateau continental auquel un État a droit dans la limite de 200 milles marins a priorité sur le plateau continental étendu auquel un autre État peut prétendre. De plus, la situation factuelle dans l’affaire ci-dessus diffère complètement de celle de la présente instance. Dans la première, les territoires des parties sont séparés par un espace de moins de 400 milles marins, dans lequel les facteurs géographiques ou géophysiques pouvaient être négligés, tandis que dans la seconde, la prétention du demandeur à un plateau continental étendu est subordonnée à l’établissement par des preuves techniques et scientifiques de l’existence d’un prolongement naturel de son territoire terrestre. Une fois ce prolongement naturel attesté, le demandeur a droit au plateau continental étendu. Ce que la Cour a dit dans le contexte de l’affaire Jamahiriya arabe libyenne/Malte ne concernait pas le titre à un plateau continental mais la délimitation. À l’époque, la CNUDM n’était pas encore en vigueur, le statut coutumier du paragraphe 1 de l’article 76 relatif au critère de la distance était encore incertain, et la Cour a donc considéré que l’étendue autorisée en droit de la zone économique exclusive revenant à un État donné était « l’une des circonstances pertinentes à prendre en compte pour la délimitation du plateau continental » de cet État (ibid., p. 33, par. 33 ; les italiques sont de moi). En accordant une plus grande importance à l’élément de la distance, qui est commun aux deux régimes, dans la délimitation du plateau continental jusqu’à 200 milles marins, la Cour cherchait seulement à trouver une solution équitable, et non à établir une règle générale restreignant le critère du prolongement naturel.
- 10 -
24. Même à supposer que ce qu’a dit la Cour dans l’affaire du Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte) constitue bien une interprétation juridique générale, on peut néanmoins se demander à quel moment la règle putative qu’elle a identifiée dans cette affaire est devenue coutumière, car les décisions judiciaires et arbitrales et la pratique des États en matière de délimitation du plateau continental postérieures à l’arrêt de 1985 ne viennent pas le confirmer.
25. Dans les affaires relatives au Golfe du Bengale, le Tribunal international du droit de la mer (TIDM) et le tribunal arbitral constitué en application de l’annexe VII de la CNUDM ont chacun délimité la frontière maritime, y compris le plateau continental étendu, entre les parties concernées. L’ajustement de la ligne d’équidistance provisoire a donné lieu dans les deux cas à une « zone grise » de taille réduite, située en deçà de 200 milles marins des côtes d’une partie mais au-delà de la ligne séparant son plateau continental de celui de l’autre partie (Délimitation de la frontière maritime dans le golfe du Bengale (Bangladesh/Myanmar), arrêt, TIDM Recueil 2012, p. 119, par. 463 ; Arbitrage concernant la frontière maritime dans le golfe du Bengale (Bangladesh c. Inde), sentence du 7 juillet 2014, RSA, vol. XXXII, p. 147, par. 498). La Cour a rejeté l’argument que le Nicaragua tirait de ces précédents, jugeant ceux-ci non pertinents pour la présente affaire parce que, selon elle, la zone grise était une « conséquence fortuite » de l’ajustement de la ligne d’équidistance provisoire et les circonstances dans ces affaires-là étaient distinctes de la situation en l’espèce (arrêt, par. 72).
26. Dans l’affaire relative à la Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie c. Kenya), sur laquelle elle a statué récemment, la Cour a fait observer que si la ligne de délimitation, telle qu’établie, se prolongeait au-delà de 200 milles marins, cela pouvait créer une zone de taille limitée située à moins de 200 milles marins des côtes somaliennes mais du côté kényan de la frontière, créant ainsi une « zone grise » similaire à celle des affaires relatives au Golfe du Bengale (Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie c. Kenya), arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 277, par. 197). Là encore, la Cour a considéré que ce précédent n’était pas pertinent en l’espèce, la zone grise n’étant qu’une éventualité dont il n’est donc pas nécessaire, selon elle, de tenir compte (arrêt, par. 73).
27. Cette approche de la Cour semble hâtive et évasive. Dans les trois affaires, la « zone grise », même si elle est fortuite et de taille réduite, est en soi un élément de preuve solide qui dément au moins l’inséparabilité des deux espaces en question dans la délimitation maritime. Opportune ou non, elle montre que la zone économique exclusive ne dicte pas la délimitation du plateau continental. Comme l’a relevé le TIDM dans l’affaire Bangladesh/Myanmar,
« le régime juridique du plateau continental coexiste depuis toujours avec un autre régime juridique dans la même zone. À l’origine, cet autre régime était celui de la haute mer et les autres États concernés étaient ceux qui exerçaient la liberté de la haute mer. En vertu de la Convention, par suite de la délimitation maritime, il peut également exister des droits concurrents d’un autre État côtier sur la zone économique exclusive. » (Délimitation de la frontière maritime dans le golfe du Bengale (Bangladesh/Myanmar), arrêt, TIDM Recueil 2012, p. 121, par. 475.)
À l’évidence, ces instances judiciaires et arbitrales ne considèrent pas qu’il existerait une règle coutumière excluant que le plateau continental étendu d’un État puisse se prolonger dans la zone économique exclusive d’un autre État, s’agissant des droits respectifs des États à ces espaces. Lorsqu’il y a chevauchement de ces droits, cela devient une question de délimitation. L’article 83 de la CNUDM laisse délibérément une marge de manoeuvre suffisante pour qu’il puisse être tenu compte des circonstances pertinentes dans chaque processus de délimitation.
28. Dans la pratique, des États non seulement revendiquent un plateau continental étendu susceptible de se prolonger en deçà de 200 milles marins des côtes d’un autre État, mais s’entendent
- 11 -
également pour tracer des frontières maritimes qui délimitent séparément la zone économique exclusive et le plateau continental. Ils le font soit par des accords distincts portant sur des zones distinctes, soit, simplement, en délimitant des frontières distinctes dans un même accord.
29. L’Australie et l’Indonésie, par exemple, ont conclu en 1972 un accord sur la délimitation du plateau continental dans les mers de Timor et d’Arafura (accord entre le Gouvernement du Commonwealth d’Australie et le Gouvernement de la République d’Indonésie instituant certaines lignes délimitant les fonds marins dans la zone des mers de Timor et d’Arafura, complétant l’accord du 18 mai 1971, conclu le 9 octobre 1972, entré en vigueur le 8 novembre 1973, Recueil des traités des Nations Unies (RTNU), vol. 974, p. 319). En 1997, ces deux États ont conclu un autre accord sur la délimitation de la zone économique exclusive et l’extension vers l’ouest de la délimitation des fonds marins (accord entre le Gouvernement d’Australie et le Gouvernement de la République d’Indonésie instituant une ligne délimitant une zone économique exclusive et certaines lignes délimitant les fonds marins, conclu le 14 mars 1997, non entré en vigueur, International Legal Materials, 1997, vol. 36, p. 1053). Par ce dernier accord, la limite du plateau continental a été définie sur la base des facteurs géologiques et géophysiques de la fosse de Timor, tandis que celle de la zone économique exclusive a été déterminée en fonction de la distance ; la première ligne est plus proche du côté indonésien. En conséquence de ces deux accords, il existe plusieurs zones de chevauchement où le plateau continental étendu de l’Australie est sous-jacent à la zone économique exclusive de l’Indonésie (voir la carte no 1). Aux fins de gestion, l’accord contient une disposition particulière qui réglemente, entre autres, les droits et obligations de chaque partie dans les zones de juridiction concurrente. Il confirme que les droits relatifs à la zone économique exclusive sont exercés souverainement par l’Indonésie sur la colonne d’eau et que ceux relatifs au plateau continental sont exercés souverainement par l’Australie sur les fonds marins3. Même s’il n’est pas encore entré en
3 L’article 7 de l’accord se lit comme suit :
« Zones de chevauchement de juridictions
Dans les zones où la zone économique exclusive adjacente à une Partie (la « première Partie ») et relevant de celle-ci chevauche les fonds marins adjacents à une autre Partie (la « seconde Partie ») et relevant de celle-ci :
a) la première Partie exerce sur la colonne d’eau les droits souverains et la juridiction relatifs à la zone économique exclusive qui sont prévus par la convention de 1982 ;
b) la seconde Partie exerce sur les fonds marins les droits souverains et la juridiction relatifs au plateau continental qui sont prévus par la convention de 1982 ;
c) toute construction d’une île artificielle est subordonnée à l’accord des deux Parties. Une « île artificielle » au sens du présent article est une étendue de terre entourée d’eau qui reste découverte à marée haute par intervention anthropique ;
d) la seconde Partie notifie à la première Partie, trois mois à l’avance, toute concession de droits d’exploration ou d’exploitation envisagée ;
e) la construction d’installations et ouvrages doit être dûment notifiée et l’entretien de moyens permanents pour signaler leur présence doit être assuré ;
f) i) les installations ou ouvrages abandonnés ou désaffectés sont enlevés par la Partie qui en a autorisé la construction afin d’assurer la sécurité de la navigation, compte tenu des normes internationales généralement acceptées et établies en la matière par l’organisation internationale compétente ;
ii) il est procédé à l’enlèvement de ces installations ou ouvrages en tenant dûment compte également de la pêche et de la protection du milieu marin. Une publicité adéquate est donnée à la profondeur, à la position et aux dimensions des installations ou ouvrages qui n’ont pas été complètement enlevés ;
g) la construction de dispositifs de concentration de poissons doit être dûment notifiée ;
h) la Partie qui construit une île artificielle, une installation, un ouvrage ou un dispositif de concentration de poissons a juridiction exclusive sur cette île artificielle, cette installation, cet ouvrage ou ce dispositif de concentration de poissons ;
i) une Partie conduit des activités de recherche scientifique marine, ou en autorise la conduite, conformément à la Convention de 1982 et en donne notification à l’autre Partie ;
- 12 -
vigueur, cet accord montre que les parties n’ont pas jugé qu’une règle coutumière empêchait l’Australie, en droit, de revendiquer un plateau continental étendu se prolongeant en deçà de 200 milles marins des lignes de base indonésiennes.
Carte aux fins d’illustration no 1 (source : département d’État américain, “Limits in the Seas (No. 141) ⎯ Indonesia: Archipelagic and other Maritime Claims and Boundaries”, septembre 20144)
30. L’accord sur les frontières maritimes conclu par l’Australie et la Papouasie-Nouvelle-Guinée est un autre exemple (traité relatif à la souveraineté et aux frontières maritimes entre les deux pays, y compris dans la région dénommée détroit de Torres, et à des questions connexes, conclu le 18 décembre 1978, entré en vigueur le 15 février 1985, RTNU, vol. 1429, p. 207). L’article 4 de ce traité établit deux frontières maritimes entre les deux États. La première ligne délimite le plateau continental en ce qui concerne la « juridiction sur les fonds marins », définie comme désignant « les
j) les Parties prennent toutes les mesures qui sont nécessaires pour réduire, prévenir et maîtriser efficacement la pollution du milieu marin ;
k) chaque Partie est responsable conformément au droit international de la pollution du milieu marin causée par des activités relevant de la juridiction ;
l) toute île au sens du paragraphe 1 de l’article 121 de la Convention de 1982 qui émerge après l’entrée en vigueur du présent Traité fait l’objet de consultations entre les Parties aux fins de la détermination de son statut ;
m) aucune Partie n’exerce ses droits et sa juridiction d’une manière susceptible d’entraver indûment l’exercice par l’autre Partie de ses droits et de sa juridiction ; et
n) les Parties coopèrent mutuellement dans l’exercice de leurs droits et juridiction respectifs. »
4 Peut être consulté à l’adresse suivante : https://www.state.gov/wp-content/uploads/2020/02/LIS-141.pdf, p. 12.
- 13 -
droits souverains sur le plateau continental conformément au droit international [et] compren[ant] la juridiction sur les [hauts-fonds découvrants] ainsi que le droit d’exercer [ladite] juridiction … conformément au droit international »5. La deuxième ligne délimite la juridiction en matière de pêche, définie comme désignant « les droits souverains quant à la prospection, l’exploitation, la conservation et l’aménagement des ressources halieutiques autres que les espèces sédentaires »6. Les coordonnées des deux frontières montrent que celles-ci, si elles coïncident sur les segments est et ouest, s’écartent cependant l’une de l’autre dans leur partie centrale, située dans la zone appelée détroit de Torrès (voir la carte no 2). La Papouasie-Nouvelle-Guinée a, comme l’Indonésie, accepté sans réserve la position de l’Australie. Ce traité est toujours en vigueur.
Carte aux fins d’illustration no 2
(source : ministère australien des affaires étrangères et du commerce, “Guidelines for Traditional Visitors Travelling under the Torres Strait Treaty”7)
31. L’Australie a réaffirmé sa position concernant le critère du prolongement naturel à l’occasion de la procédure de conciliation qui l’a opposée à la République démocratique du Timor-Leste au sujet de la mer de Timor, en invoquant le paragraphe 1 de l’article 76 de la CNUDM à la lumière de la situation géologique et géomorphologique de la fosse de Timor (Timor-Leste c. Australie, Cour permanente d’arbitrage, affaire no 2016-10, transcription de la séance d’ouverture, 29 août 2016, p. 91). Si les parties sont finalement parvenues à conclure un accord de délimitation qui établit une frontière maritime unique à la fois pour la zone économique exclusive et pour le plateau continental, elles ont toutefois expressément précisé dans le préambule de cet instrument que « le règlement contenu dans le présent traité repose sur un arrangement mutuel entre les parties, sans préjudice de leurs positions juridiques respectives » (Treaty between the Democratic Republic of
5 Art. 1, par. 1), al. i), et art. 4, par. 1).
6 Art. 1, par. 1), al. b), et art. 4, par. 2).
7 Peut être consulté à l’adresse suivante : https://www.dfat.gov.au/geo/torres-strait/guidelines-for-traditional-visitors-travelling-under-the-torres-strait-treaty.
- 14 -
Timor-Leste and Australia establishing their maritime boundaries in the Timor Sea, conclu le 6 mars 2018, entré en vigueur le 30 août 2019, Australian Treaty Series no 16 (2019) ; les italiques sont de moi).
32. Un autre exemple récent est l’accord conclu en 2014 par l’Indonésie et les Philippines pour délimiter leurs zones économiques exclusives en mer des Célèbes (accord entre le Gouvernement de la République d’Indonésie et le Gouvernement de la République des Philippines relatif à la délimitation frontalière de la zone économique exclusive, conclu le 23 mai 2014, entré en vigueur le 1er août 2019, RTNU, vol. 3324, p. 1). La distance entre les côtes de ces deux États en mer des Célèbes est inférieure à 400 milles marins. En traçant la frontière entre leurs zones économiques exclusives, les parties ont tenu compte des dispositions de la CNUDM et des principes applicables à la délimitation. Leur accord précise explicitement qu’il « ne porte pas atteinte aux droits ni aux positions des Parties contractantes en ce qui concerne la délimitation du plateau continental »8. Manifestement, l’Indonésie et les Philippines n’ont pas jugé que la frontière de la zone économique exclusive fût décisive pour la délimitation du plateau continental dans la limite de 200 milles marins.
33. Des pratiques similaires existent également dans d’autres régions du monde. Le Danemark et le Royaume-Uni, par exemple, ont conclu en 1999 un accord pour délimiter la zone située entre les îles Féroé et le Royaume-Uni (accord entre le Gouvernement du Royaume de Danemark, agissant conjointement avec le Gouvernement local des îles Féroé, d’une part, et le Gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, d’autre part, concernant la délimitation maritime de la zone située entre les îles Féroé et le Royaume-Uni, conclu le 18 mai 1999, entré en vigueur le 21 juillet 1999, United Kingdom Treaty Series (UKTS), 1999, no 76). Par cet accord, les parties ont délimité le plateau continental dans la zone concernée ainsi que les eaux sus-jacentes au plateau continental dans une portion de cette zone, et ont établi un régime spécial dans la portion restante, appelée « zone spéciale ». Elles ont défini des modalités particulières pour l’exercice de la compétence en matière de pêcheries et des droits de pêche dans la zone spéciale. Par un protocole ultérieur conclu en 2012, elles ont créé des zones économiques exclusives dans les espaces précédemment délimités, en choisissant de conserver les frontières antérieures et la zone spéciale telles que tracées dans l’accord (UKTS, 2014, no 22). La frontière maritime illustrée sur la carte no 3 reproduite ci-dessous montre que la zone spéciale, en tant que colonne d’eau, ne fait pas partie du plateau continental de l’une ou l’autre des parties.
8 Art. premier, par. 3).
- 15 -
Carte aux fins d’illustration no 3
(source : Jonathan I. Charney and Robert W. Smith (dir. publ.), International Maritime Boundaries, 2002, vol. IV, p. 2955)
34. D’autres accords bilatéraux consacrent une délimitation maritime par laquelle le plateau continental étendu d’une partie chevauche la zone économique exclusive d’une autre partie (voir accord entre les États-Unis d’Amérique et l’Union des républiques socialistes soviétiques relatif au tracé de la frontière maritime entre les deux pays, conclu le 1er juin 1990 et appliqué provisoirement depuis cette date, Bulletin du droit de la mer, no 17, avril 1991, p. 15 ; traité entre le Royaume de Norvège et la Fédération de Russie relatif à la délimitation maritime et la coopération dans la mer de Barents et l’océan Arctique, conclu le 15 septembre 2010, entré en vigueur le 7 juillet 2011, Bulletin du droit de la mer, no°77, 2012, p. 24)9.
35. À l’appui de ses arguments, la Colombie avait cité le paragraphe 3 de l’article 2 du traité entre les États fédérés de Micronésie et la République des Palaos relatif aux frontières maritimes et à la coopération dans les matières connexes, qui dispose qu’«aucune Partie ne peut revendiquer un plateau continental élargi qui empiète sur la zone économique exclusive … de l’autre Partie » (conclu le 16 juillet 2006, entré en vigueur le 16 février 2016, RTNU, vol. 3210, p. 1). Or, contrairement à ce
9 Dans l’accord entre les États-Unis d’Amérique et l’Union des républiques socialistes soviétiques relatif au tracé de la frontière maritime entre les deux pays, la ligne de délimitation telle qu’elle a été tracée a créé deux zones dites « spéciales », dans lesquelles la zone économique exclusive (ZEE) d’une des parties est sus-jacente au plateau continental de l’autre partie. Aux termes de l’article 3, chacune des parties permet à l’autre d’exercer les « droits souverains et [les] prérogatives qui sont les attributs de la juridiction sur la zone économique exclusive » qu’elle-même serait autrement en droit d’exercer en vertu du droit international. Pour le dire plus simplement, les parties transfèrent l’une à l’autre leurs droits sur les ZEE sans changer le titre maritime des zones en question. Dans le traité entre le Royaume de Norvège et la Fédération de Russie relatif à la délimitation maritime et la coopération dans la mer de Barents et l’océan Arctique, la ligne de délimitation maritime produit également une « zone spéciale » située à moins de 200 milles marins des côtes norvégiennes et à plus de 200 milles marins des côtes russes. L’article 3 du traité dispose que la Fédération de Russie peut exercer les droits et la juridiction relatifs à la ZEE que la Norvège aurait pu exercer en vertu du droit international. Cependant, il dit également que l’exercice par la Fédération de Russie de ces droits et de cette juridiction « ne dériv[e] que de l’accord des Parties et ne saurai[t] être considér[é] comme une extension de sa zone économique exclusive ». Du point de vue juridique, par conséquent, le plateau continental étendu russe est sous-jacent à la ZEE norvégienne.
- 16 -
que la défenderesse croit ainsi démontrer, cela prouve que pour ces deux États aucune règle coutumière n’interdisait que le plateau continental étendu d’un État se prolonge à moins de 200 milles marins des côtes d’un autre État, car si tel était le cas, cette clause serait inutile.
36. Certes, les États peuvent convenir de dispositions spéciales par des accords bilatéraux, sans suivre nécessairement le droit généralement applicable. Néanmoins, cette pratique confirme la jurisprudence constante selon laquelle les régimes de la zone économique exclusive et du plateau continental, bien qu’interdépendants, sont distincts et peuvent être délimités séparément. Même si la solution d’une frontière maritime unique est généralement privilégiée pour faciliter la gestion, ce qui se justifie aux fins de la délimitation n’a pas d’effet restrictif sur le droit à un plateau continental étendu.
C. La pratique des États devant la Commission des limites
37. Au sujet des demandes des États à la Commission des limites, la Cour note que la grande majorité des États parties à la CNUDM qui ont présenté de telles demandes a choisi de ne pas y revendiquer des limites situées à moins de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État. Sans examiner les demandes de cette « grande majorité », elle constate que « la pratique des États devant la Commission révèle l’existence d’une opinio juris, même si cette pratique a pu être motivée en partie par des considérations autres qu’un sentiment d’obligation juridique » (arrêt, par. 77). Rappelant néanmoins qu’« un petit nombre d’États » a agi autrement, elle conclut que, « [p]rise dans son ensemble, la pratique des États peut être considérée comme suffisamment répandue et uniforme aux fins de l’identification du droit international coutumier ». La Cour ajoute qu’étant donné son ampleur sur une longue période, cette pratique étatique peut être considérée comme l’expression de l’opinio juris (arrêt, par. 77). C’est là une déclaration plutôt vague. La Cour ne prend même pas la peine de préciser quelle pratique constitue une expression de l’opinio juris.
38. La première chose à faire est d’examiner la nature des demandes des États à la Commission des limites. Le paragraphe 10 de l’article 76 de la CNUDM précise que ledit article « ne préjuge pas de la question de la délimitation du plateau continental entre des États dont les côtes sont adjacentes ou se font face ». Par conséquent, la revendication qu’un État présente à la Commission peut ne pas être définitive et contraignante s’agissant de sa position sur les questions de droits et de délimitation ; un État peut ne pas formuler la totalité de sa revendication s’il le juge nécessaire, sans que cela n’ait d’incidence sur sa position quant à la délimitation. Cette interprétation trouve confirmation dans le mandat de la Commission elle-même ainsi que dans la pratique des États. Conformément à l’article 46 de son règlement intérieur et au paragraphe 5 a) de l’annexe I y afférente, lorsqu’il existe un différend terrestre ou maritime, la Commission des limites ne peut pas examiner la demande d’un État partie à ce différend, ni a fortiori se prononcer à son sujet, sauf avec l’accord préalable de tous les autres États parties au différend. L’on comprend dès lors que les États, pour s’assurer que la Commission examinera leur demande et se prononcera à son sujet, s’abstiennent de revendiquer un plateau continental étendu jusqu’à moins de 200 milles marins des côtes d’autres États, afin d’éviter un différend. Une abstention peut s’expliquer par un accord entre les intéressés, un engagement unilatéral antérieur ou un arrangement particulier. Il arrive qu’un État saisisse la Commission de plusieurs demandes concernant ses différentes zones territoriales. Les États ne s’abstiennent pas systématiquement de demander une extension de leur plateau continental qui empiéterait sur la zone de 200 milles marins d’un autre État. Par exemple, le plateau continental revendiqué par la France pour les zones de la Guyane française et de la Nouvelle-Calédonie, et pour la Polynésie française, respectivement, s’arrête à 200 milles marins des côtes des États voisins, mais celui qu’elle revendique pour Saint-Pierre-et-Miquelon s’étend jusqu’à moins de 200 milles marins des côtes canadiennes. Lorsque le Canada a objecté à cette dernière demande au motif que le sort des espaces maritimes de Saint-Pierre-et-Miquelon avait été définitivement réglé par voie d’arbitrage, la France a répondu que le tribunal arbitral avait réservé la question (d’un plateau continental au-delà de
- 17 -
200 milles marins) comme ne relevant pas de sa compétence. Elle a également souligné que « ces revendications [n’étaient] contraires ni à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, ni à aucune règle de droit international » (note verbale en date du 17 décembre 2014 adressée au Secrétaire général par la mission permanente de la France auprès de l’Organisation des Nations Unies ; les italiques sont de moi). À l’évidence, les demandes des États à la Commission des limites ne font apparaître aucune pratique étatique uniforme.
39. Lorsqu’elle invoque la pratique de la « grande majorité des États parties » pour déterminer la règle coutumière, la Cour s’appuie principalement sur les 93 demandes, émanant de 73 États et des Îles Cook, dont la Commission des limites a été saisie à ce jour. La Colombie fait valoir que, sur ces 93 demandes, 38 ne concernent pas un plateau continental atteignant la limite des 200 milles marins d’autres États et ne sont donc pas pertinentes, et que dans 51 des 55 restantes, l’État concerné a choisi de ne pas étendre son plateau continental en deçà de 200 milles marins des côtes d’autres États ; selon elle, seuls quatre États ont revendiqué un plateau continental empiétant sur la zone de 200 milles marins d’un autre État10. À première vue, cela semble extrêmement convaincant. Cependant, aux fins de la présente affaire, cette pratique doit à l’évidence être examinée plus attentivement.
40. Nonobstant les dispositions susmentionnées du paragraphe 10 de l’article 76 de la CNUDM et du règlement intérieur de la Commission des limites, des études montrent que la pratique des États n’est pas aussi confirmée et uniforme qu’il y paraît. Près d’un tiers des États qui auraient choisi de ne pas situer les limites de leur plateau continental étendu à moins de 200 milles marins des côtes d’un autre État avaient, individuellement, déjà conclu avec leurs voisins des accords bilatéraux sur la délimitation maritime en deçà de 200 milles marins. C’est là un élément qui a pu influer directement la décision de ces États de faire preuve de retenue dans leurs demandes à la Commission. En outre, comme il a été dit plus haut, certains ont bel et bien revendiqué un plateau continental étendu se prolongeant en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État dans le cadre de la délimitation. À cet égard, l’exemple le plus parlant est la récente affaire entre Maurice et les Maldives.
41. Dans l’affaire Maurice/Maldives portée devant une chambre spéciale du TIDM, les Maldives revendiquaient un plateau continental étendu se prolongeant en deçà de 200 milles marins des lignes de base de l’archipel des Chagos (Maurice). La Chambre spéciale a noté l’existence de ce chevauchement, même si celui-ci n’était pas mis en évidence dans le résumé de la demande des Maldives à la Commission des limites, en date de juillet 2010, ou sur les cartes y afférentes, qui sont publiquement disponibles (Différend relatif à la délimitation de la frontière maritime entre Maurice et les Maldives dans l’océan Indien (Maurice/Maldives), exceptions préliminaires, arrêt du 28 janvier 2021, par. 332 ; Différend relatif à la délimitation de la frontière maritime entre Maurice et les Maldives dans l’océan Indien (Maurice/Maldives), arrêt du 28 avril 2023, par. 257). Les Maldives ont confirmé « leur position selon laquelle … le plateau continental [auquel elles pouvaient prétendre] au-delà de 200 [milles marins] de [leur] ligne de base] p[ouvait] être prolongé [dans la limite des 200 milles marins de Maurice] » (TIDM/PV.22/A28/4/Rev.1, p. 8). Maurice affirmait pour sa part que les Maldives ne pouvaient pas étendre leur plateau continental jusque dans sa zone économique exclusive car elles s’étaient expressément engagées à ne pas le faire (Différend relatif à la délimitation de la frontière maritime entre Maurice et les Maldives dans l’océan Indien (Maurice/Maldives), arrêt du 28 avril 2023, par. 260). Elle faisait d’ailleurs valoir que « si les Maldives étaient en droit de revendiquer un plateau continental extérieur en deçà des 200 [milles marins] des lignes de base de Maurice, alors Maurice aussi pou[v]ait à son tour revendiquer un plateau continental extérieur empiétant [sur les] 200 [milles marins] de[s] Maldives »
10 Ces quatre États sont la Chine, la République de Corée, le Nicaragua et la Somalie.
- 18 -
(TIDM/PV.22/A28/6/Rev.1, p. 32). Finalement, pour des raisons tenant aux circonstances de l’affaire, la Chambre spéciale a considéré qu’elle n’était pas
« tenue de se prononcer sur la question de savoir si les Maldives [avaient] un titre sur un plateau continental au-delà de 200 [milles marins] dans la zone concernée, ni sur la question de savoir si le titre des Maldives sur un plateau continental au-delà de 200 [milles marins] p[ouvait] se prolonger dans la limite des 200 [milles marins] de Maurice » (Différend relatif à la délimitation de la frontière maritime entre Maurice et les Maldives dans l’océan Indien (Maurice/Maldives), arrêt du 28 avril 2023, par. 275).
La pratique suivie tant par Maurice que par les Maldives s’agissant du plateau continental étendu de ces dernières prive d’un certain poids les preuves invoquées par la Colombie. La « retenue » dont faisaient preuve les Maldives n’était pas fondée sur une obligation juridique découlant d’une règle coutumière, pas plus que l’objection opposée par Maurice à leur demande devant la Commission des limites n’était fondée sur le droit international coutumier.
42. Les réactions aux demandes des quatre États ayant choisi, selon la Colombie, d’empiéter sur les zones de 200 milles marins d’autres États, sont également intéressantes. Dans ses communications adressées à l’ONU au sujet des demandes dont la Chine et la République de Corée ont saisi la Commission des limites, le Japon, tout en s’opposant à ces demandes, a souligné la nécessité d’une délimitation entre les États concernés. En ce qui concerne la Chine, il a ainsi déclaré que
« [l]a distance séparant les côtes opposées du Japon et de la République populaire de Chine dans la région concernée par la demande est inférieure à 400 milles nautiques[.] Dans cette région, les limites du plateau continental doivent faire l’objet d’un accord entre les États, conformément à l’article 83 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (ci-après dénommée “la Convention”). Il est donc indiscutable que la République populaire de Chine ne peut décider unilatéralement des limites extérieures du plateau continental dans cette région. » (Note verbale en date du 28 décembre 2012 adressée au Secrétaire général par la mission permanente du Japon auprès de l’Organisation des Nations Unies.)
43. Le Japon a fait une déclaration similaire au sujet de la demande de la République de Corée, laquelle a répondu en ces termes à son objection :
« Rien dans le texte de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer … n’étaye l’idée selon laquelle il n’est pas possible, aux termes de ses dispositions, d’établir les limites externes du plateau continental au-delà de la ligne des 200 milles marins dans une zone où la distance entre deux États qui se font face est inférieure à 400 milles marins. Aux termes de la Convention, les droits exercés sur le plateau continental reposent sur deux éléments distincts : 1) la distance à partir de la côte ; et 2) les données géomorphologiques établies au paragraphe 4 de l’article 76. Les deux éléments ont autant de poids l’un que l’autre. Le Japon ne saurait donc se prévaloir du critère lié à la distance pour méconnaître le droit dont jouit la Corée en vertu des données géomorphologiques, ni pour empêcher la Commission de formuler des recommandations concernant l’existence et les limites du plateau continental dans la mer de Chine orientale. Par conséquent, la demande partielle est légitime et, en la présentant, la République de Corée s’est acquittée des obligations que lui imposaient la Convention ainsi que les dispositions pertinentes des Directives scientifiques et techniques de la Commission. » (Note verbale en date du 23 janvier 2013 adressée au Secrétaire général par la mission permanente de la République de Corée auprès de l’Organisation des Nations Unies ; les italiques sont de moi.)
- 19 -
44. La Somalie affirmait quant à elle, dans sa demande de 2014 à la Commission des limites, qu’il y avait chevauchement entre ses prétentions et celles du Yémen sur les zones du plateau continental situées au-delà de 200 milles marins, et que la question de la délimitation du plateau continental entre les deux pays n’était pas encore résolue. Elle se déclarait prête à mener des consultations avec le Yémen en vue de parvenir à un accord ou à une entente qui permettrait à la Commission d’examiner les demandes présentées par chacun des deux États côtiers et de formuler des recommandations à leur sujet. Dans une communication au Secrétaire général, le Yémen a d’abord fait objection à l’examen de la demande somalienne par la Commission (note verbale en date du 10 décembre 2014 adressée au Secrétaire général par la mission permanente de la République du Yémen auprès de l’Organisation des Nations Unies). La Somalie a modifié sa demande en 2015, de telle sorte que les espaces maritimes qu’elle revendiquait chevauchaient une partie de ceux auxquels le Yémen avait droit sur 200 milles marins à partir de ses côtes. Le Yémen, tout en réaffirmant qu’il n’y avait pas d’accord ou d’entente entre les deux États sur un éventuel chevauchement des espaces maritimes au-delà de 200 milles marins, a alors fait savoir que
« soucieux de faire avancer, dans l’intérêt de ses voisins et de lui-même, l’établissement des limites maritimes dans le nord-ouest de l’océan Indien, il se propos[ait] de lever son objection à la demande présentée par le Gouvernement fédéral de Somalie au titre de l’article 76, avec effet immédiat, sous réserve que la Somalie ait l’obligation réciproque de ne plus faire objection à l’examen des demandes de la République du Yémen par la Commission des limites du plateau continental » (note verbale en date du 7 août 2019 adressée au Secrétaire général par la mission permanente de la République du Yémen auprès de l’Organisation des Nations Unies). [Traduction du Greffe.]
À l’évidence, le Yémen a jugé que c’était là une affaire de délimitation.
45. Le Kenya avait d’abord objecté à la demande présentée par la Somalie en 2014, arguant qu’une partie importante du plateau continental somalien au-delà de 200 milles marins correspondait en fait « à une zone économique exclusive relevant de sa [propre] juridiction ». Il a par la suite levé son objection, en que,
« dès lors qu’elle a connaissance de la zone de chevauchement des revendications et examine avec toute la diligence voulue les demandes soumises par les deux États concernant cette zone, la Commission [des limites] peut formuler des recommandations sur la limite extérieure du plateau continental au large des côtes de la Somalie et du Kenya » (note verbale en date du 30 juin 2015 adressée au Secrétaire général par la mission permanente de la République du Kenya auprès de l’Organisation des Nations Unies).
Il est clair, dans cette déclaration, que le Kenya ne conteste pas que la Somalie puisse revendiquer le plateau continental mais se borne à dire qu’il y a chevauchement des espaces auxquels l’un et l’autre peuvent prétendre.
46. Dans la région de la mer des Caraïbes occidentale, la Colombie, le Costa Rica, la Jamaïque et le Panama, individuellement ou conjointement, ont objecté à la demande du Nicaragua au motif que le plateau continental revendiqué par ce dernier empiétait sur leurs espaces maritimes respectifs. Ils ont démenti que la demande fût « sans préjudice de la délimitation du plateau continental entre la Colombie, le Costa Rica et le Panama », comme l’affirmait le Nicaragua, et ont réaffirmé leurs positions respectives quant aux prétentions de ce dernier (lettre en date du 5 février 2014 adressée au Secrétaire général par les ministres des affaires étrangères de la Colombie, du Costa Rica et du Panama, en référence à la note verbale datée du 20 décembre 2013 de la mission permanente du Nicaragua auprès de l’Organisation des Nations unies). En contestant la revendication du Nicaragua, ils s’opposaient à ce que la Commission des limites examine la demande et se prononce à son sujet.
- 20 -
Dans une réponse également datée du 5 février 2014, la Colombie rappelait avoir déjà réglé la question des frontières maritimes avec ses voisins, et affirmait que les zones sous-marines revendiquées par le Nicaragua dans la mer des Caraïbes étaient colombiennes au regard du droit international. N’étant pas partie à la CNUDM, elle considérait que la demande du Nicaragua devant la Commission ne lui était pas opposable. Aucun des trois États n’a explicitement dit, dans les communications susmentionnées, qu’un plateau continental étendu ne pouvait pas, en principe, se prolonger en deçà de 200 milles marins des côtes d’un autre État. La Colombie fait principalement valoir l’existence de frontières établies et les espaces maritimes auxquels ont droit ses îles.
47. Il ressort de ce qui précède que si de nombreux États parties à la CNUDM, dans leurs demandes à la Commission des limites, se sont abstenus de revendiquer un plateau continental s’étendant dans les zones maritimes de 200 milles marins d’autres États, les raisons de cette retenue sont cependant diverses ; il n’y a pas de pratique uniforme parmi ces États. Nombre d’entre eux ont suivi par la suite une pratique qui s’écartait de la position qu’ils avaient adoptée dans leurs demandes, ce qui réduit considérablement la valeur probante de celles-ci (conclusion 7 des conclusions de la CDI). De plus, l’autre élément constitutif de la détermination de la supposée règle coutumière — l’opinio juris — doit être établi séparément (conclusion 3 des conclusions de la CDI, paragraphe 7 du commentaire). L’arrêt ne donne aucune preuve de ce que les États parties en question, lorsqu’ils ont limité leurs prétentions, considéraient que cette retenue était requise par une obligation juridique ou guidée par le droit. La pratique suivie par les États, en particulier ceux qui voient ou pourraient voir leurs intérêts menacés par cette pratique, n’est ni répandue ni uniforme. Plus important encore, on ne trouve pas un seul État qui aurait explicitement renoncé à revendiquer un plateau continental étendu parce qu’il considérait que ce plateau ne pouvait pas s’étendre jusqu’à moins de 200 milles marins des côtes d’un autre État en vertu du droit international. En tout état de cause, les 51 demandes dont la Cour estime qu’elles reflètent la pratique de « la grande majorité des États parties » ne témoignent pas véritablement des positions desdits États sur la question. Comme on l’a vu précédemment, des États comme l’Australie, l’Indonésie, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, la France, les Maldives et d’autres, dont les demandes font partie des 51 exemples invoqués, ont manifestement des avis différents sur le point de savoir si un État peut prétendre à un plateau continental étendu empiétant sur la limite de 200 milles marins d’un autre État.
48. Si l’on tient compte de toute la pratique étatique disponible et qu’on l’évalue dans son ensemble, on peut dire qu’il n’existe ni une pratique générale ni une opinio juris consistant à refuser à un État la possibilité de revendiquer un plateau continental étendu se prolongeant en deçà de 200 milles marins des côtes d’un autre État. Ainsi que l’ont dit — et fait — de nombreux États, un tel chevauchement de droits, lorsqu’il se produit, doit être réglé par un processus de délimitation conformément à la règle énoncée à l’article 83 de la CNUDM.
49. L’incidence que pourrait avoir le présent arrêt sur la pratique existante des États, sur la stabilité et la sécurité des traités, ainsi que sur les travaux de la Commission des limites et les demandes dont les États la saisissent, est imprévisible, en particulier en ce qui concerne les traités existants et les recommandations par lesquelles la Commission a déjà accepté que le plateau continental étendu revendiqué par un État se prolonge en deçà de 200 milles marins des côtes d’un autre État. La Commission pourrait ainsi se retrouver à la croisée des chemins s’agissant de la suite à donner à ces demandes « problématiques ».
III. LA DEMANDE DE PLATEAU CONTINENTAL ÉTENDU DU NICARAGUA
50. Après avoir examiné l’état du droit, je suis d’avis que le Nicaragua peut prétendre à un plateau continental étendu, pour autant que soit démontrée l’existence de sa marge continentale et qu’en soit établie la limite extérieure. Comme condition préalable à la délimitation, le Nicaragua doit
- 21 -
commencer par prouver que sa marge continentale chevauche les espaces auxquels a droit la Colombie. Pour savoir si tel est le cas, il faut d’abord examiner les preuves techniques et scientifiques produites par les Parties.
51. Sur le plan procédural, les rapports d’experts produits par les Parties n’ont pas été examinés de manière approfondie pendant les audiences, en raison de la manière dont celles-ci ont été organisées. Dans les écritures, les preuves techniques et scientifiques du demandeur semblent démontrer que son plateau continental — la ride du Nicaragua — s’étend suffisamment pour aller jusqu’à moins de 200 milles marins de la côte continentale colombienne. En même temps, les rapports d’experts de la Colombie, qui contestent les informations fournies par le Nicaragua, dans sa demande à la Commission des limites, concernant le rebord du prolongement naturel de son territoire dans la mer des Caraïbes, semblent également défendables du point de vue technique. Faute d’avoir entendu les Parties à ce sujet, et sans le concours d’experts désignés par la Cour, il est difficile d’évaluer le poids à accorder à chaque élément de preuve. Cela met en évidence la valeur et la nécessité des recommandations de la Commission. Avec le recul, je pense que, dans une affaire aussi complexe du point de vue technique, il est indispensable que les parties obtiennent les recommandations de la Commission des limites avant de procéder à la délimitation.
52. Nonobstant mes sérieuses réserves au sujet du raisonnement de la Cour, deux considérations majeures m’ont amenée à voter en faveur de sa décision.
53. Sur le plan technique, les Parties sont profondément divisées au sujet des faits scientifiques et techniques relatifs au plateau continental étendu du Nicaragua. Ce dernier affirme que sa masse continentale se prolonge vers l’est pour constituer la formation sous-marine dominante du sud-ouest des Caraïbes : la ride (seuil) du Nicaragua, qui s’étendrait sur plus de 500 milles marins, de la masse continentale nicaraguayenne au sud-ouest jusqu’à la Jamaïque et Haïti au nord-est. La ride du Nicaragua est séparée de la plaine abyssale océanique du bassin colombien, au sud, par une formation linéaire : l’escarpement de Hess. Au nord, son bord est formé par la fosse des Caïmans, une fosse océanique profonde située au nord du Honduras, qui s’étend entre le Guatemala et la côte septentrionale de la Jamaïque, plus ou moins parallèlement à l’escarpement de Hess. Selon le Nicaragua, la ride est divisée en deux : au nord, la ride proprement dite, et au sud, séparée par la zone de fracture du banc de Pedro, la ride inférieure. La ride du Nicaragua a une largeur (c’est-à-dire du nord au sud) d’environ 150 milles marins et s’étend du territoire terrestre du Nicaragua, à l’ouest, jusqu’à Haïti, à l’est.
54. Les experts de la Colombie contestent la revendication du Nicaragua en analysant des preuves scientifiques, provenant de sources publiques et de la marine colombienne, sur le prolongement naturel des fonds marins et de leurs sous-sols du territoire terrestre nicaraguayen dans, et sous, la mer des Caraïbes. La principale conclusion de ces rapports qui est pertinente en l’espèce est que le bord du prolongement naturel du territoire terrestre nicaraguayen dans la mer des Caraïbes n’est pas l’escarpement de Hess (la limite méridionale de la ride du Nicaragua, selon le demandeur), mais le linéament formé par l’escarpement du banc de Pedro et la fosse de Providencia, qui sépare le bord méridional de la ride proprement dite de la ride inférieure. Selon les experts de la Colombie, l’étendue de la marge continentale nicaraguayenne est bien moindre que ne le disent les experts du demandeur et, par conséquent, la masse continentale du Nicaragua ne s’étend pas jusqu’à moins de 200 milles marins de la côte continentale colombienne.
55. La qualification technique de la marge continentale du Nicaragua doit être laissée aux experts scientifiques et techniques. Pour divergents qu’ils soient, les rapports d’experts des Parties
- 22 -
informent à tout le moins la Cour de certains faits fondamentaux qui sont essentiels pour examiner les questions que le Nicaragua lui a demandé de trancher en l’espèce.
56. Premièrement, la relation entre la marge continentale nicaraguayenne et la côte continentale colombienne demeure très incertaine. Même si l’on accorde foi aux éléments de preuve qu’a produits le demandeur, la limite extérieure de la ride inférieure, au nord-est, telle qu’il l’a lui-même définie, semble exagérément étendue. Les données fournies ne sont pas suffisantes pour permettre à la Cour de déterminer si, et sur quelle distance, le plateau continental du Nicaragua s’étend en deçà de 200 milles marins des côtes de la Colombie.
57. En outre, la Cour n’a jamais eu à connaître d’une affaire de délimitation concernant le plateau continental étendu d’une seule partie. Même à supposer que la ride du Nicaragua soit bordée au sud par l’escarpement de Hess, comme l’affirme le demandeur, et qu’il soit établi que ce dernier peut prétendre à un espace maritime chevauchant ceux auxquels la Colombie a droit sur une distance de 200 milles marins à partir de sa côte continentale, la question se pose néanmoins de savoir quelle méthode la Cour devrait adopter pour délimiter la frontière entre les Parties dans la zone en question. Il semble très problématique d’appliquer la méthode en trois étapes habituellement utilisée pour une délimitation maritime dans la limite des 200 milles marins ; dans la situation de l’espèce, les considérations pertinentes qui permettent de parvenir à une solution équitable pourraient être tout à fait différentes.
58. La Cour ne doit pas non plus perdre de vue le contexte géographique global dans lequel se situe le plateau continental supposé du Nicaragua. Comme le montrent les cartes présentées par les Parties, sur la ride du Nicaragua se trouvent, outre le territoire nicaraguayen, l’archipel colombien de San Andrés, Providencia et Santa Catalina, ainsi que la Jamaïque et Haïti. Dans les Caraïbes occidentales, il y a la Jamaïque au nord et le Panama au sud. Nonobstant les traités de délimitation conclus par chacun de ces pays avec la Colombie, qui ne sont pas opposables au Nicaragua, res inter alios acta, tout plateau continental auquel ces États ont droit dans la limite de 200 milles marins chevaucherait probablement tout plateau continental étendu du Nicaragua. Par conséquent, il est douteux qu’un tel plateau, même si son existence était établie, puisse se voir accorder plein effet dans toute la mesure où le voudrait le Nicaragua. Pour ce qui est de la délimitation entre les Parties, ce sont les îles colombiennes situées entre leurs côtes continentales respectives qui sont cruciales.
59. Dans son arrêt de 2012, la Cour n’avait pas, à l’évidence, délimité l’espace maritime qui s’étend vers l’est au-delà de la zone déterminée comme pertinente aux fins de la délimitation de la frontière maritime entre les Parties en deçà de 200 milles marins de la côte continentale nicaraguayenne (p. 683, par. 159). En refusant de tracer une série d’enclaves autour de chacune des îles colombiennes, comme le proposait le Nicaragua, la Cour a mis en évidence la nécessité de ne pas créer un effet d’amputation dans la délimitation. Elle a jugé, notamment, que,
« [m]ême si chaque île devait se voir attribuer une enclave de 12 milles marins, au lieu de 3 comme le propose le Nicaragua, cette solution aurait pour effet d’amputer la Colombie de vastes zones situées à l’est de ses îles principales, où celles-ci lui donnent droit à un plateau continental et à une zone économique exclusive. En outre, la proposition nicaraguayenne donnerait naissance à un système désorganisé d’enclaves colombiennes, coupées les unes des autres, à l’intérieur d’un espace maritime qui ressortirait par ailleurs au Nicaragua. Ce système aurait des conséquences fâcheuses sur les activités de surveillance ainsi que sur la gestion ordonnée des ressources maritimes et des océans en général, autant de fins qu’un partage plus simple et plus cohérent de la zone pertinente permettrait d’atteindre plus aisément. » (p. 708, par. 230.)
- 23 -
La Cour reconnaissait ainsi implicitement que les îles colombiennes ont droit à leur plateau continental en vertu du droit international coutumier. En la présente espèce, si les deuxième et troisième demandes du Nicaragua — similaires à celle qu’il avait formulée en l’affaire du Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie) — avaient été accueillies, il en serait résulté un effet d’amputation entre les îles et le territoire continental de la Colombie. Assurément, un tel résultat ne favoriserait pas une gestion ordonnée de la zone maritime ni une relation harmonieuse entre les États côtiers des Caraïbes occidentales. Étant donné qu’elles font face à la côte continentale colombienne, les îles de la Colombie situées à l’est devraient se voir reconnaître avec plein effet leurs droits à une zone économique exclusive et à un plateau continental. En outre, elles se trouvent sur la masse continentale qui constitue une partie du plateau continental revendiqué par le Nicaragua. Dans ces conditions, on peut se demander si le Nicaragua pourrait encore justifier sa revendication.
60. Compte tenu de ce qui précède, j’en viens à la conclusion qu’il convenait bien de rejeter les demandes du Nicaragua.
(Signé) XUE Hanqin.
___________

Document file FR
Document Long Title

Opinion individuelle de Mme la juge Xue

Order
2
Links