Opinion dissidente de M. le juge Tomka

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154-20230713-JUD-01-01-EN
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OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE TOMKA
[Traduction]
Sérieux doutes quant à la conclusion de l’arrêt qui voudrait qu’en droit international coutumier le droit d’un État à un plateau continental au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de sa mer territoriale ne puisse pas s’étendre à des espaces maritimes en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État  Cour parvenant à une conclusion à laquelle elle aurait pu parvenir en 2012 si elle avait cru à l’existence d’une telle règle  Procédure scindée  Demandeur privé de la possibilité de présenter l’intégralité de son argumentation.
Conclusion de la Cour fondée sur une hypothétique « considération » et des travaux préparatoires de la convention peu probants  Nulle indication dans la convention et dans les travaux préparatoires que les États participant aux négociations « considéraient » que le plateau continental auquel un État peut prétendre au-delà de 200 milles marins « ne pouvait se prolonger que dans des espaces maritimes qui, autrement, feraient partie de la Zone ».
Détermination du droit international coutumier  Absence de pratique des États répandue et uniforme à l’appui de la règle coutumière alléguée  Cour passant sous silence la pratique étatique contraire à ses conclusions.
Absence d’opinio juris à l’appui de la règle coutumière alléguée  Méthodologie erronée  Cour déduisant l’opinio juris d’une pratique négative des États  Pratique négative des États ne s’expliquant pas par un sentiment d’obligation juridique  Cour faisant abstraction des vues des États pour lesquels le plateau continental d’un État au-delà de 200 milles marins peut s’étendre en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État.
Conclusion de la Cour fondée sur la relation entre plateau continental et zone économique exclusive  Lecture erronée de l’arrêt rendu par la Cour en 1985 en l’affaire du Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte)  Arrêt de 1985 ne venant pas étayer la décision de la Cour.
Conclusion de la Cour s’écartant de la jurisprudence des cours et tribunaux internationaux  Cour ne donnant aucune explication à cette rupture  Fragmentation.
1. Le présent arrêt est perturbant. Il est l’aboutissement d’une procédure irrégulière qui a empêché le demandeur de présenter l’intégralité de son argumentation comme le veut le Règlement. La Cour rejette les conclusions du demandeur sur la seule base de ses écritures. Or, elle est censée statuer sur les conclusions finales du demandeur telles qu’elles ont été présentées oralement au terme des audiences et par écrit dans un document dûment signé par l’agent1. Dans son ordonnance du 4 octobre 2022, la Cour avait enjoint aux Parties de « circonscrire » leurs plaidoiries à deux questions qu’elle leur posait2.
1 Paragraphe 2 de l’article 60 du Règlement de la Cour.
2 Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), ordonnance du 4 octobre 2022, C.I.J. Recueil 2022, p. 565 (les italiques sont de moi).
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2. La Cour avait décidé de procéder ainsi sans s’informer des vues des Parties sur les questions de procédure, comme l’exige son Règlement3.
3. L’arrêt n’est pas fondé sur l’application du droit international mais sur une règle que la Cour a tout simplement « inventée ». Il ne contient aucune analyse sérieuse de la pratique des États ni de l’opinio juris requise. Il se borne à se réclamer d’une « règle coutumière ».
4. Il est déroutant que la Cour, dans son arrêt de 2012, n’ait pas rejeté la prétention du Nicaragua à un plateau continental au-delà de 200 milles marins sur le fondement de ce qu’elle affirme maintenant être une « règle coutumière de droit international ». Il y a lieu de rappeler qu’en 2012 déjà, la Colombie avait présenté des arguments juridiques pour démontrer que le plateau continental auquel un État peut prétendre au-delà de 200 milles marins ne peut pas s’étendre en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État4, les mêmes qu’elle a fait valoir en l’espèce. La Cour n’a pas examiné ces arguments juridiques en 2012. Au lieu de cela, elle a jugé qu’elle ne pouvait accueillir la demande de délimitation du plateau continental formulée au point I. 3) des conclusions finales du Nicaragua5 car celui-ci, bien que partie à la convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982 (ci-après la « CNUDM »), n’avait pas présenté une demande complète à la Commission des limites du plateau continental (ci-après la « Commission des limites » ou la « Commission ») comme le requiert le paragraphe 8 de l’article 76 de la convention6.
5. La Cour a confirmé par la suite, dans son arrêt sur les exceptions préliminaires rendu en l’espèce en 2016, que c’était précisément pour cette raison qu’elle n’avait pas procédé à la délimitation du plateau continental du Nicaragua au-delà de 200 milles marins, et non parce que ce plateau ne pouvait pas s’étendre en deçà de 200 milles marins de la côte continentale de la Colombie. Ayant entendu les arguments des Parties sur la portée de l’arrêt de 2012, la Cour a dit avoir
« conclu que la délimitation du plateau continental au-delà des 200 milles marins des côtes nicaraguayennes était conditionnée par la soumission, de la part du Nicaragua, des informations sur les limites de son plateau continental au-delà de 200 milles marins, prévues au paragraphe 8 de l’article 76 de la CNUDM, à la Commission. La Cour n’a[vait] donc pas tranché la question de la délimitation, en 2012, parce qu’elle n’était pas, alors, en mesure de le faire. »7
6. En 2016 encore, la Cour estimait qu’elle pouvait procéder à la délimitation du plateau continental au-delà de 200 milles marins que le Nicaragua avait sollicitée après avoir déposé sa demande à la Commission des limites en 2013. Elle a ainsi ouvert la voie à une autre décennie de
3 Article 31 du Règlement de la Cour.
4 Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), duplique de la Colombie par. 4.11-4.12, 4.60-4.69, 4.71 et p. 331-332, par. 13 ; CR 2012/11, p. 27-28, par. 34 (Crawford) ; CR 2012/12, p. 60-61, par. 77-78 (Bundy) ; CR 2012/16, p. 52, par. 85 (Bundy). En ce qui concerne les arguments du demandeur, tels qu’ils furent présentés à la Cour en 2012, voir notamment la réplique du Nicaragua, par. 3.47-3.56 et 3.67 ; CR 2012/8, p. 27-28, par. 6-7 (Oude Elferink) ; CR 2012/9, p. 25, par. 21 ; p. 27, par. 30 ; p. 28-31, par. 38-48 et 53 ; p. 34-35, par. 66-73 (Lowe).
5 Au point I. 3) de ses conclusions finales, le Nicaragua priait la Cour de dire que, « dans le cadre géographique et juridique constitué par les côtes continentales du Nicaragua et de la Colombie, la méthode de délimitation à retenir consiste à tracer une limite opérant une division par parts égales de la zone du plateau continental où les droits des deux Parties sur celui-ci se chevauchent ».
6 Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), dispositif, p. 719, par. 251 3). On relèvera que la Cour a considéré qu’il s’agissait d’une question de « délimitation ».
7 Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 132, par. 85 (les italiques sont de moi).
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procédures judiciaires entre les Parties, et ce, pour parvenir en 2023 à une conclusion à laquelle elle aurait pu parvenir en 2012, si elle avait été convaincue de l’existence de cette règle de droit international coutumier.
7. Dans son ordonnance du 4 octobre 2022, la Cour a posé deux questions de droit aux Parties :
« 1) En droit international coutumier, le droit d’un État à un plateau continental au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de sa mer territoriale peut-il s’étendre à des espaces maritimes en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État ?
2) Quels sont en droit international coutumier les critères sur la base desquels il convient de déterminer les limites du plateau continental au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale ? À cet égard, les paragraphes 2 à 6 de l’article 76 de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer reflètent-ils le droit international coutumier ? »8
8. Dans le présent arrêt, la Cour rejette la demande de délimitation du Nicaragua car, selon elle, en droit international coutumier, le droit d’un État à un plateau continental au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de sa mer territoriale « ne peut pas s’étendre à des espaces maritimes en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État » (arrêt, par. 79). Cette conclusion est étonnante car la Cour est censée connaître le droit (iura novit curia). Comme elle l’a dit par le passé,
« en tant qu’organe judiciaire international, [elle] n’en est pas moins censée constater le droit international… La Cour ayant pour fonction de déterminer et d’appliquer le droit dans les circonstances de chaque espèce, la charge d’établir ou de prouver les règles de droit international ne saurait être imposée à l’une ou l’autre Partie, car le droit ressortit au domaine de la connaissance judiciaire de la Cour. »9
Reste à savoir pourquoi la Cour n’a pas adopté cette position en 2012. Le présent arrêt ne contient aucune réponse à cette question.
9. Étant donné que je ne souscris pas à la conclusion de la Cour, il me faut expliquer pourquoi.
I. LA PORTÉE ET LA SIGNIFICATION DE LA PREMIÈRE QUESTION
10. La première question de la Cour ne concerne qu’une étape du processus de délimitation. Comme le rappelle l’arrêt à juste titre, « [l]’une des étapes essentielles dans tout processus de délimitation consiste à déterminer s’il existe des droits, et si ceux-ci se chevauchent » (arrêt, par. 42). Cette étape est essentielle pour au moins deux raisons. Tout d’abord, les droits que les États revendiquent ne coïncident pas toujours avec ceux auxquels ils peuvent en réalité prétendre ; la Cour doit donc déterminer elle-même ce à quoi les parties ont droit. Pour cela, elle définit quelles côtes des parties génèrent des droits à des espaces maritimes. Il y a « chevauchement » de droits lorsque
8 Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), ordonnance du 4 octobre 2022, C.I.J. Recueil 2022, p. 565.
9 Compétence en matière de pêcheries (Royaume-Uni c. Islande), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 9, par. 17, et Compétence en matière de pêcheries (République fédérale d’Allemagne c. Islande), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 181, par. 18.
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les projections de la côte d’une partie empiètent sur celles de la côte de l’autre partie
10. Cette étape est également essentielle parce que le chevauchement de droits conditionne la possibilité de procéder à une délimitation ; en l’absence de chevauchement de droits, la Cour n’a tout simplement rien à délimiter.
11. La question de la Cour vise cette étape préliminaire du processus de délimitation (que, par commodité, j’appellerai simplement l’« étape de la détermination »). Elle est posée au regard du droit, comme l’est généralement une question juridique, et non au regard des circonstances de l’espèce.
12. Au risque d’exprimer une évidence, rappelons que ce n’est pas parce qu’un État a droit à un espace maritime donné qu’il doit se voir accorder toute l’étendue de cet espace au terme du processus de délimitation. À la différence d’un titre valide sur un territoire donné, qui emporte l’exclusion de tout autre titre sur ce même territoire, les droits à des espaces maritimes ont ceci de particulier qu’ils peuvent se chevaucher11. Comme la Cour l’a expliqué dans l’affaire relative à la Délimitation maritime en mer Noire, la délimitation consiste à « résoudre le problème du chevauchement des revendications en traçant une ligne de séparation entre les espaces maritimes concernés »12. Pour cela, la ligne de délimitation doit, autant que faire se peut, « permettre aux côtes des [p]arties de produire leurs effets, en matière de droits à des espaces maritimes, d’une manière raisonnable et équilibrée pour chacune d’entre elles »13. Les espaces dont les parties peuvent se prévaloir peuvent être amputés pour parvenir à une solution équitable. Le processus de délimitation conduit souvent à ce que l’une des parties, voire les deux, n’obtienne pas les espaces qu’elle pouvait avoir sans la présence de l’autre partie14.
13. Il s’ensuit qu’une réponse affirmative à la question de la Cour n’implique en rien qu’il faille accorder au Nicaragua l’intégralité ou la plus grande partie — ou même une quelconque portion — de la zone, en deçà de 200 milles marins de la côte colombienne, dans laquelle les droits des Parties pourraient se chevaucher.
14. Il est également utile de dire un mot du problème qui est au coeur de la question de la Cour et de replacer ce problème dans son contexte. L’étape de la détermination est généralement un exercice simple, même lorsque les parties ne s’entendent pas, par exemple, sur la définition de leurs côtes pertinentes. Tel n’est pas le cas en l’espèce. L’existence et l’étendue du plateau continental auquel le Nicaragua peut prétendre au-delà de 200 milles marins15 doivent être déterminées par l’application des critères géologiques et géomorphologiques énoncés à l’article 76 de la convention,
10 Voir Délimitation maritime en mer Noire (Roumanie c. Ukraine), arrêt, C.I.J. Recueil 2009, p. 89, par. 77.
11 Prosper Weil, « Délimitation maritime et délimitation terrestre » in Yoram Dinstein and Mala Tabory (sous la dir. de), International Law at a Time of Perplexity: Essays in Honour of Shabtai Rosenne, Martinus Nijhoff Publishers, 1989, p. 1021-1023.
12 Délimitation maritime en mer Noire (Roumanie c. Ukraine), arrêt, C.I.J. Recueil 2009, p. 89, par. 77.
13 Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 703, par. 215.
14 Délimitation maritime dans la région située entre le Groenland et Jan Mayen (Danemark c. Norvège), arrêt, C.I.J. Recueil 1993, p. 64, par. 59.
15 J’éviterai d’employer l’expression « plateau continental étendu ». Même si elle est sans doute bien pratique, cette formule abrégée ne trouve aucun fondement dans la convention et est de nature à induire en erreur. De toute évidence, lorsqu’un État revendique un plateau continental au-delà de 200 milles marins, il n’« étend » pas son plateau continental et ne cherche pas non plus à lui adjoindre quoi que ce soit. Il fait simplement valoir la limite extérieure d’un espace que le droit international lui reconnaît ipso facto et ab initio. Voir le paragraphe 29 de la présente opinion.
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et non par la seule configuration de ses côtes
16. Pour établir son droit, le Nicaragua s’appuie sur la demande qu’il a soumise à la Commission des limites en 2013. Selon lui, cette demande contient suffisamment de données pour démontrer que, suivant les critères géologiques et géomorphologiques, il peut revendiquer un plateau continental au-delà de 200 milles marins dont les limites sont soumises aux contraintes énoncées au paragraphe 5 de l’article 76 de la convention. La Colombie s’oppose à cette revendication, faisant valoir que le Nicaragua n’a pas apporté la preuve que le prolongement naturel de son territoire terrestre s’étend suffisamment loin pour chevaucher le plateau continental auquel elle-même a droit sur 200 milles marins à partir de sa côte continentale17.
Si la Colombie avait raison en ce qui concerne les faits, la Cour n’aurait nullement besoin de procéder à la délimitation, car il n’y aurait pas de chevauchement de droits en deçà de 200 milles marins de la côte continentale colombienne.
15. Tel n’est cependant pas le problème qui est au coeur de la question de la Cour. Le problème au coeur de cette question — et du présent arrêt — est d’ordre juridique. Il concerne une situation dans laquelle, dans une zone donnée, un État A doté d’une vaste marge revendique un plateau continental dont la limite est située au-delà de 200 milles marins de sa côte et en deçà de 200 milles marins de la côte d’un État B, lequel a droit à un plateau continental sur la base du critère de la distance de 200 milles marins et à une zone économique exclusive sur cette même distance. Il n’y a là rien de nouveau ni d’inhabituel, les cours et tribunaux internationaux ayant déjà été confrontés à plusieurs reprises à une telle situation.
16. Dans l’affaire de la Délimitation de la frontière maritime dans la région du golfe du Maine, les parties avaient débattu une situation analogue, dans laquelle le Canada, par commodité, appelait « zone grise » une zone de chevauchement des droits située au-delà de 200 milles marins de la côte américaine mais en deçà de 200 milles marins de sa propre côte18. Bien qu’il n’eût pas été demandé à la Chambre de la Cour de délimiter leurs droits dans cette zone, les parties avaient présenté différentes lignes de délimitation qui, en se prolongeant au large, créaient des zones grises de tailles diverses19. La même question a été soumise au tribunal arbitral dans l’Arbitrage entre la Barbade et la République de Trinité-et-Tobago20, mais celui-ci n’a pas pris position sur « le fond du problème »21. Elle a aussi été examinée dans trois autres affaires, à savoir les deux relatives à la délimitation dans le golfe du Bengale, Différend relatif à la délimitation de la frontière maritime entre le Bangladesh et le Myanmar dans le golfe du Bengale (Bangladesh/Myanmar)22 et Arbitrage entre le Bangladesh et l’Inde concernant la frontière maritime dans le golfe du Bengale (Bangladesh
16 Il faut cependant préciser que, du fait que le Nicaragua entend délinéer la limite extérieure du plateau continental par une ligne tracée selon le critère de la distance, conformément au paragraphe 5 de l’article 76 de la convention, sa côte demeure pertinente. La ligne qu’il propose ainsi est construite au moyen d’arcs tracés à une distance de 350 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la mer territoriale.
17 Duplique de la Colombie, par. 6.43-6.81.
18 Voir C.I.J. Mémoires, Délimitation de la frontière maritime dans la région du golfe du Maine (Canada/États-Unis d’Amérique), vol. III, p. 214-217, par. 570-576. Voir également ibid., vol. V, p. 477-478, par. 243-245. Il semble que ce soit là la première fois que l’expression « zone grise » a été employée en ce sens dans la pratique internationale. Concernant cette expression et ses différents emplois, voir David A. Colson, « The Legal Regime of Maritime Boundary Agreements » in Jonathan I. Charney and Lewis M. Alexander, International Maritime Boundaries, vol. 1, Martinus Nijhoff, 1993, p. 67-69.
19 C.I.J. Mémoires, Délimitation de la frontière maritime dans la région du golfe du Maine (Canada/États-Unis d’Amérique), vol. VI, p. 162-164, plaidoirie de M. Weil ; et ibid., vol. VII, p. 217-220, réponse de M. Colson.
20 Arbitration between Barbados and the Republic of Trinidad and Tobago, sentence du 11 avril 2006, Nations Unies, Recueil des sentences arbitrales (RSA), vol. XXVII, p. 242, par. 367.
21 Ibid., p. 242, par. 368.
22 Délimitation de la frontière maritime dans le golfe du Bengale (Bangladesh/Myanmar), arrêt, TIDM Recueil 2012, p. 119-121, par. 463-476.
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c. Inde)
23 (ci-après les « affaires du golfe du Bengale »), et celle relative à la Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie c. Kenya) sur laquelle la Cour a statué24. Je reviendrai plus loin sur ces affaires et leurs implications.
17. En la présente espèce, s’il se crée une zone de chevauchement de droits, c’est parce que le Nicaragua revendique un plateau continental de plus de 200 milles marins qui s’étend loin dans les Caraïbes occidentales et jusqu’en deçà de 200 milles marins de la côte continentale colombienne, où il rencontre le plateau continental auquel la Colombie a droit selon le critère de la distance de 200 milles marins.
18. À l’étape de la détermination, une telle zone de chevauchement soulève plusieurs questions de droit qui, pendant assez longtemps, ont surtout intéressé les auteurs de doctrine25. L’une de ces questions est de savoir si pareil chevauchement peut même seulement se produire du point de vue juridique. Autrement dit, un État est-il « empêché » de revendiquer un plateau continental au-delà de 200 milles marins dans une zone qu’un autre État côtier revendique comme son propre plateau continental sur la base du critère de la distance de 200 milles marins ? La Colombie a vigoureusement défendu cette thèse.
19. Il faut garder à l’esprit que le présent arrêt porte sur la zone de chevauchement de droits à l’étape de la détermination. La question est de savoir si les droits des Parties se chevauchent, exigeant ainsi une délimitation. La manière dont la Cour devrait alors envisager celle-ci et quels seraient les droits des Parties dans une telle zone maritime est une affaire d’équité qui ne relève pas de la première question de la Cour. Il importe donc à cet égard de faire la distinction entre 1) une zone de chevauchement de droits et 2) les espaces maritimes qu’une cour ou un tribunal pourra définir. Cette distinction est importante. La Colombie semble considérer que l’existence d’une zone de chevauchement de droits dans la mer des Caraïbes en deçà de 200 milles marins de sa côte continentale emporte nécessairement l’établissement par la Cour du même type d’espaces maritimes que ceux définis par exemple dans les affaires du golfe du Bengale, avec la même répartition des droits. Si les droits des Parties se chevauchaient, il appartiendrait à la Cour d’adopter sa propre solution équitable.
20. Si j’ai exposé assez longuement ces observations préliminaires, c’est parce qu’elles sont nécessaires pour comprendre la première question de la Cour.
II. LE DROIT À UN PLATEAU CONTINENTAL AU-DELÀ DE 200 MILLES MARINS
21. Le point de départ de l’analyse est le paragraphe 1 de l’article 76 de la CNUDM. Bien que celle-ci ne soit pas applicable entre les Parties, la Cour a estimé que la définition du plateau
23 Bay of Bengal Maritime Boundary Arbitration (Bangladesh v. India), sentence du 7 juillet 2014, RSA, vol. XXXII, p. 155-157, par. 498-508.
24 Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie c. Kenya), arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 277, par. 197.
25 Voir, par exemple, Malcom D. Evans, « Delimitation and the Common Maritime Boundary », British Yearbook of International Law, 1994, vol. 64 1), p. 283-332 ; Alex G. Oude Elferink, « Does Undisputed Title to a Maritime Zone Always Exclude Its Delimitation: The Grey Area Issue », The International Journal of Marine & Coastal Law, 1998, vol. 13 2), p. 143 ; Malcolm D. Evans, « Maritime Boundary Delimitation: Whatever Next? » in Jill Barrett and Richard Barnes (sous la dir. de), Law of the Sea: UNCLOS as a Living Treaty, British Institute of International and Comparative Law, 2016, p. 70-79 ; Xuexia Liao, « Is There a Hierarchical Relationship between Natural Prolongation and Distance in the Continental Shelf Delimitation? », The International Journal of Marine & Coastal Law, 2018, vol. 33 1), p. 79.
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continental qui y est énoncée faisait partie du droit international coutumier
26. Il ne fait pour moi aucun doute que les autres dispositions clés qui définissent la limite extérieure du plateau continental au-delà de 200 milles marins reflètent également le droit international coutumier27. La notion de plateau continental ne peut avoir en droit international coutumier un autre sens que celui de la convention. Celle-ci dispose que le plateau continental d’un État côtier comprend les fonds marins et leur sous-sol s’étendant a) « au-delà de sa mer territoriale, sur toute l’étendue du prolongement naturel du territoire terrestre de cet État jusqu’au rebord externe de la marge continentale », ou b) « jusqu’à 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale, lorsque le rebord externe de la marge continentale se trouve à une distance inférieure »28. À cet égard, l’article 76 contient une série de dispositions complémentaires qui définissent la marge continentale et précisent la manière dont son rebord externe doit être déterminé au-delà de 200 milles marins.
22. La première disposition clé est le paragraphe 3, qui définit la « marge continentale ». La deuxième, contenue aux sous-alinéas i) et ii) de l’alinéa a) du paragraphe 4, indique comment déterminer le rebord externe de la marge continentale par l’application de deux règles (parfois appelées « formules »). Tant la « formule de l’épaisseur sédimentaire de 1 % » que la « formule de la distance de 60 milles marins », décrites à l’alinéa a) du paragraphe 4, s’appliquent par référence à une formation géologique, le pied du talus continental. Le résultat obtenu par l’application de ces formules doit ensuite satisfaire aux conditions énoncées au paragraphe 5. Selon la première (la « contrainte de la distance »), la limite extérieure du plateau continental doit se situer à une distance n’excédant pas 350 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale. Les États peuvent également appliquer la seconde condition énoncée au paragraphe 5 (la « contrainte de la profondeur »), selon laquelle la limite extérieure du plateau continental doit se situer à une distance n’excédant pas 100 milles marins de l’isobathe de 2 500 mètres, qui est la ligne reliant les points de 2 500 mètres de profondeur.
23. Il est possible de ne pas appliquer la contrainte de la distance de 350 milles marins dans le cas de hauts-fonds qui demeurent des éléments naturels de la marge continentale, tels que les plateaux, seuils, crêtes, bancs ou éperons qu’elle comporte29.
24. Un État peut recourir à la combinaison de formules qui lui est la plus favorable pour définir le rebord externe de sa marge continentale et combiner également à son avantage les critères de distance et de profondeur pour déterminer la limite extérieure de son plateau continental30.
25. Si j’ai exposé en détail les règles qui servent à déterminer la limite extérieure du plateau continental au-delà de 200 milles marins, c’est non pas pour montrer que cette détermination est une question complexe, mais pour mettre en évidence ce que ces règles contiennent et ne contiennent pas. Elles font appel à des notions de géodésie, de géologie, de géophysique et d’hydrographie, ainsi qu’à des formules et contraintes très précises. En revanche, il est une chose dont elles ne parlent pas :
26 Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 666, par. 118 ; Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 130, par. 78.
27 Voir Kevin A. Baumert, « The Outer Limits of the Continental Shelf Under Customary International Law », American Journal of International Law, 2017, vol. 111, p. 827.
28 Paragraphe 1 de l’article 76 de la convention (les italiques sont de moi).
29 Paragraphe 6 de l’article 76 de la convention.
30 Il existe cependant une restriction à la faculté d’un État de recourir au critère (ou combinaison de critères) le plus favorable. Selon le paragraphe 6 de l’article 76, les « dorsales sous-marines » constituent des cas particuliers auxquels seule la contrainte de la distance peut s’appliquer (à l’exclusion de celle de la profondeur).
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l’idée que le plateau continental auquel un État peut prétendre au-delà de 200 milles marins « s’arrête » à 200 milles marins des lignes de base d’un autre État ou « ne puisse s’étendre » en deçà.
26. La convention ne dit rien sur le point de savoir si le plateau continental qu’un État peut revendiquer au-delà de 200 milles marins peut s’étendre ou non en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État. En l’absence de restriction à cet égard, il faut admettre que l’existence et l’étendue d’un plateau continental au-delà de 200 milles marins ne dépendent que des critères géologiques et géomorphologiques susmentionnés, sous réserve des contraintes applicables prévues au paragraphe 5 de l’article 76 de la convention. Cette conclusion est conforme au principe fondamental, souvent réaffirmé dans les affaires de délimitation, qui veut que « la terre domine la mer ». Le droit d’un État à des espaces maritimes découle de sa souveraineté sur la terre, en particulier sa côte qui génère des droits à des espaces maritimes. Comme la Cour l’a fait observer dans les affaires du Plateau continental de la mer du Nord31, puis dans celle relative à la Délimitation maritime en mer Noire32, c’est sur ce principe que repose le droit à un plateau continental. L’existence du droit d’un État côtier à un plateau continental ne dépend pas de la proximité de la côte d’un autre État.
27. La convention ne contient pas non plus de réserve à l’effet de dire que le plateau continental auquel un État peut prétendre au-delà de 200 milles marins ne peut pas empiéter sur le plateau continental revenant à un autre État en deçà de 200 milles marins. En l’absence d’une telle réserve, il faut admettre que ces droits peuvent se chevaucher. Comme je l’ai dit plus haut, les droits à des espaces maritimes ont pour particularité de pouvoir se chevaucher.
28. Les Parties ont fait abondamment référence aux travaux préparatoires de la convention pour étayer leurs arguments. Mais, comme la Cour le relève à juste titre dans l’arrêt, la question de savoir si le plateau continental d’un État au-delà de 200 milles marins peut se prolonger en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État « n’a pas été débattue pendant la troisième conférence des Nations Unies sur le droit de la mer » (arrêt, par. 76). Cela n’est pas tout à fait surprenant. Il convient de rappeler qu’au moment de la négociation du régime du plateau continental, seuls une trentaine d’États avaient été jugés susceptibles d’avoir une marge continentale allant au-delà de 200 milles marins de leurs côtes, qui exigerait l’application de la procédure de délinéation énoncée à l’article 7633. Les États n’avaient peut-être pas envisagé alors tous les aspects de cette question.
29. Nonobstant ce qui précède et malgré l’absence de toute restriction explicite, la Cour semble tentée, au paragraphe 76 de l’arrêt, de conclure à l’existence d’une restriction implicite du droit à un plateau continental au-delà de 200 milles marins, sur la base des paragraphes 4 à 9 de l’article 76 de la convention, ainsi que du paragraphe 1 de l’article 82, lequel a trait aux contributions en espèces ou en nature à verser au titre de l’exploitation des ressources non biologiques du plateau continental qui, autrement, feraient partie de la Zone.
Dans l’arrêt, la Cour avance que ces dispositions semblent indiquer que « les États participant aux négociations considéraient que le plateau continental [au-delà de 200 milles marins] ne pouvait se prolonger que dans des espaces maritimes qui, autrement, feraient partie de la Zone » — ce qui
31 Plateau continental de la mer du Nord (République fédérale d’Allemagne/Danemark ; République fédérale d’Allemagne/Pays-Bas), arrêt, C.I.J. Recueil 1969, p. 51, par. 96.
32 Délimitation maritime en mer Noire (Roumanie c. Ukraine), arrêt, C.I.J. Recueil 2009, p. 89, par. 77.
33 Voir Nations Unies, bureau des affaires juridiques, division des affaires maritimes et du droit de la mer, « Le droit de la mer  La définition du plateau continental : Examen des dispositions pertinentes relatives au plateau continental dans la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer », New York, 1994, p. 6.
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impliquerait que le plateau continental au-delà de 200 milles marins ne peut se prolonger que dans la Zone et non en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État (arrêt, par. 76, les italiques sont de moi). Or, pareille hypothèse n’apparaît nulle part dans les travaux préparatoires de la convention. Il ne s’agit, selon moi, que d’une simple spéculation qui, même à supposer qu’elle soit juste, ne saurait remplacer le texte clair de la convention.
La notion de plateau continental avait pris forme plusieurs décennies avant l’adoption de la convention de 1982. Comme la Cour l’a affirmé sans équivoque en 1969, les droits de l’État côtier concernant la zone de plateau continental qui constitue un prolongement naturel de son territoire sous la mer « existent ipso facto et ab initio en vertu de la souveraineté de l’État sur ce territoire »34. Les États avaient depuis longtemps accepté cette notion et admis que le plateau continental pouvait s’étendre au-delà de 200 milles marins de la côte d’un État jusqu’au talus continental, même si la question de ses limites extérieures précises continuait de faire l’objet de discussions35. Pendant un temps, l’étendue du plateau continental a été définie conventionnellement à l’aide du critère de l’exploitation36. Cette méthode était toutefois assez imprécise. Les formules et contraintes de l’article 76 décrites précédemment sont le résultat de longues négociations et visaient à définir, mais aussi à limiter, l’étendue du plateau continental des États dotés d’une vaste marge37. Elles offrent une méthode pour établir les limites du plateau continental. Sachant que les dispositions de la convention ont été minutieusement analysées et longuement négociées, l’idée que celle-ci impose une restriction implicite au droit d’un État à un plateau continental au-delà de 200 milles marins n’est pas défendable.
30. Aussi suis-je d’avis qu’il y a lieu de répondre par l’affirmative à la question de savoir si « le droit d’un État à un plateau continental au-delà de 200 milles marins … peut[] s’étendre à des espaces maritimes en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État ». Aucune disposition de la convention ne porte à croire le contraire.
III. LA JURISPRUDENCE
31. La jurisprudence de la Cour et des tribunaux internationaux en matière de délimitation maritime étaye la conclusion qui précède. Ces juridictions ont reconnu que le plateau continental d’un État au-delà de 200 milles marins pouvait s’étendre en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État. Les décisions rendues dans les affaires du golfe du Bengale ainsi que celle de la Cour relative à la Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie c. Kenya) sont particulièrement intéressantes à cet égard.
32. Dans les affaires du golfe du Bengale, le Tribunal international du droit de la mer (TIDM) et un tribunal arbitral constitué conformément à l’annexe VII ont accepté que les droits des parties se chevauchent dans une zone grise. Dans la première, l’affaire Bangladesh/Myanmar, le TIDM a délimité les espaces maritimes revenant à chacune des parties, y compris leurs droits au-delà de 200 milles marins de leurs côtes. Le TIDM ayant déplacé la ligne d’équidistance provisoire au bénéfice du demandeur, la délimitation du plateau continental au-delà de 200 milles marins a généré une zone située au-delà de 200 milles marins de la côte du Bangladesh mais en deçà de 200 milles
34 Plateau continental de la mer du Nord (République fédérale d’Allemagne/Danemark ; République fédérale d’Allemagne/Pays-Bas), arrêt, C.I.J. Recueil 1969, p. 22, par. 19.
35 R. Y. Jennings, « The Limits of Continental Shelf Jurisdiction: Some Possible Implications of the North Sea Case Judgment », International & Comparative Law Quarterly, 1969, vol. 18, p. 830.
36 Convention de 1958 sur le plateau continental, art. premier.
37 Ted L. McDorman, « An ISA Side Issue: UNCLOS, Article 82 and Revenue Sharing » in Alfonso Ascencio-Herrera and Myron H. Nordquist (sous la dir. de), The United Nations Convention on the Law of the Sea, Part XI Regime and the International Seabed Authority: A Twenty-Five Year Journey, Brill | Nijhoff, 2022, p. 367.
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marins de la côte du Myanmar, quoique du côté bangladais de la ligne de délimitation
38. De même, la délimitation effectuée par le tribunal arbitral en deçà et au-delà de 200 milles marins dans l’affaire Bangladesh c. Inde a généré une zone située au-delà de 200 milles marins de la côte du Bangladesh mais en deçà de 200 milles marins de la côte de l’Inde, quoique du côté bangladais de la ligne de délimitation39. Du point de vue de la délimitation, ces tribunaux ont attribué au Bangladesh, à titre de plateau continental au-delà de 200 milles marins, une zone qui, autrement, aurait fait partie du plateau continental revenant respectivement au Myanmar et à l’Inde en deçà de 200 milles marins de leurs côtes. Ainsi, ces décisions étaient fondées sur le constat que les droits des parties à un plateau continental pouvaient se chevaucher et se chevauchaient effectivement40. Comme je l’ai expliqué plus haut, ce point relève de l’étape de la détermination (voir le paragraphe 11).
33. L’arrêt de la Cour en l’affaire relative à la Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie c. Kenya) est également pertinent. La Cour y a admis que le plateau continental du Kenya au-delà de 200 milles marins pouvait s’étendre en deçà de 200 milles marins de la côte de la Somalie. Elle a affirmé que, en fonction de l’étendue des droits du Kenya (selon ce qui pourrait être déterminé sur la base des recommandations de la Commission des limites), la ligne de délimitation qu’elle avait définie pouvait créer une zone « située au-delà de 200 milles marins des côtes du Kenya et en deçà de 200 milles marins de celles de la Somalie, mais du côté kényan de ladite ligne »41. La Cour a qualifié cette zone d’« éventuelle zone grise » (représentée sur le croquis no 12 de l’arrêt en question sous la forme d’une zone cunéiforme de couleur grise)42. La raison pour laquelle la Cour a employé le terme « éventuelle » est simple. Lorsque l’arrêt a été rendu en 2021, la Commission n’avait pas encore formulé de recommandation relativement à la demande de plateau continental au-delà de 200 milles marins du Kenya43. Des doutes subsistaient donc — à l’époque, mais plus aujourd’hui44 — quant à l’étendue du plateau continental auquel le Kenya pouvait prétendre au-delà de 200 milles marins. Cela étant, la Cour a jugé possible, du point de vue juridique, que les droits des parties à un plateau continental se chevauchent.
34. La manière dont la Cour a délimité la frontière maritime entre les parties au-delà de 200 milles marins montre aussi clairement que telle était bien là sa position. La Cour a opéré cette délimitation en prolongeant au-delà de 200 milles marins la même ligne géodésique qui constituait la frontière maritime unique délimitant la zone économique exclusive et le plateau continental jusqu’à 200 milles marins45. Tel est le point clé : s’il n’y avait pas eu chevauchement des droits à un plateau continental, la Cour n’aurait pas pu procéder ainsi — du moins au début. Seule la Somalie aurait eu droit à un plateau continental dans la zone cunéiforme et la Cour aurait été obligée de définir
38 Délimitation de la frontière maritime dans le golfe du Bengale (Bangladesh/Myanmar), arrêt, TIDM Recueil 2012, p. 119, par. 463.
39 Bay of Bengal Maritime Boundary Arbitration (Bangladesh v. India), sentence du 7 juillet 2014, RSA, vol. XXXII, p. 147, par. 498.
40 Malcolm D. Evans, « Maritime Boundary Delimitation: Whatever Next? » in Jill Barrett and Richard Barnes (sous la dir. de), Law of the Sea: UNCLOS as a Living Treaty, British Institute of International and Comparative Law, 2016, p. 74.
41 Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie c. Kenya), arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 277, par. 197.
42 Ibid., p. 278.
43 Ibid., p. 220, par. 34.
44 Ce qui était une « éventuelle zone grise » dans l’affaire relative à la Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie c. Kenya) est devenu une réalité, car la Commission des limites du plateau continental a approuvé les recommandations faites par sa sous-commission, ce qui semble confirmer que le Kenya avait droit à un plateau continental au-delà de 200 milles marins de sa côte. Voir le résumé des recommandations de la Commission des limites du plateau continental concernant la demande présentée par la République du Kenya le 6 mai 2009, adoptées par la Sous-Commission le 8 novembre 2022 puis par la Commission, et modifiées le 7 mars 2023 ; accessible en anglais à l’adresse suivante : https://www.un.org/depts/los/clcs_new/submissions_files/ken35_09/20230307ComSumRecKen.pdf.
45 Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie c. Kenya), arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 277, par. 196.
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une ligne de délimitation suivant un tracé « en zigzag ». Or, ce n’est pas ce qu’elle a fait. Elle n’a vraisemblablement rien trouvé dans le droit international qui l’empêchât de tracer la frontière maritime de telle sorte que le plateau continental du Kenya au-delà de 200 milles marins s’étende en deçà de 200 milles marins des lignes de base de la Somalie.
35. L’on peut se demander en quoi ces décisions diffèrent du présent arrêt.
36. Au paragraphe 72 — qui n’est pas un modèle de clarté — de l’arrêt, la Cour est prompte à répondre que les trois affaires susmentionnées « ne sont d’aucune aide ». Elle tente de se réfugier derrière l’argument que la présente affaire s’en démarque en ce que le Nicaragua « revendique un plateau continental étendu qui se situe en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un ou de plusieurs autres États » (ibid.). Selon l’arrêt, dans les deux affaires du golfe du Bengale, c’était au contraire « le recours à une ligne d’équidistance ajustée, dans une délimitation entre deux États adjacents, [qui] a[vait] donné lieu à une “zone grise”, en tant que conséquence fortuite de cet ajustement ». De même, dans l’affaire relative à la Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie c. Kenya), c’était le recours à une ligne d’équidistance ajustée qui avait donné lieu, « en tant que conséquence fortuite », à une éventuelle zone grise entre deux États adjacents.
Il est difficile de savoir comment interpréter cette déclaration sibylline. Il semble qu’elle se résume à une distinction entre États ayant des côtes adjacentes (comme dans les affaires du golfe du Bengale et dans celle relative à la Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie c. Kenya)) et États dont les côtes se font face (comme c’est le cas en l’espèce). Il est vrai que l’existence d’une zone de chevauchement et la manière dont celle-ci sera traitée sont fonction de la configuration côtière. La délimitation par un tribunal des droits d’États adjacents tant en deçà qu’au-delà de 200 milles marins génère une zone grise dès lors que la frontière maritime unique délimitant les espaces maritimes dont ces États peuvent se prévaloir sur 200 milles marins ne suit pas la ligne d’équidistance. Entre États dont les côtes se font face, lorsque les deux côtes sont distantes de plus de 400 milles marins et que seul un État peut revendiquer un plateau continental au-delà de 200 milles marins — comme c’est le cas en l’espèce —, la zone grise peut prendre une autre forme que celle, cunéiforme, qui est créée lorsqu’il s’agit d’États ayant des côtes adjacentes. Le cas échéant, la forme et la taille de la zone grise varieront en fonction de l’étendue du plateau continental auquel un État a droit au-delà de 200 milles marins, telle qu’elle aura été déterminée par une cour ou un tribunal par application des règles de délimitation maritime requises pour parvenir à un résultat équitable.
37. En l’espèce, la Colombie soutenait que les zones grises dans les affaires du golfe du Bengale et dans celle relative à la Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie c. Kenya) n’étaient qu’une « conséquence fortuite » du processus de délimitation. Cela me paraît aller à l’encontre du but recherché : dire que les zones grises sont une conséquence fortuite de la délimitation revient à reconnaître, tout d’abord, que les droits des parties se chevauchent et donc que, du point de vue juridique, ils peuvent se chevaucher46. Encore une fois, les cours et les tribunaux ne peuvent procéder à une délimitation que là où il y a chevauchement des droits des parties.
La défenderesse affirmait en outre que les zones grises « de petite taille » en jeu dans ces décisions différaient de « l’énorme zone grise que le Nicaragua cherch[ait] … à créer » en l’espèce47.
Cela revient à confondre l’étape préliminaire de la détermination avec la délimitation finale. Je conviens que, selon les circonstances d’une affaire donnée, il y a quelque chose d’inéquitable à
46 Jin-Hyun Paik, « The Grey Area in the Bay of Bengal Case » in Myron H. Nordquist et al. (sous la dir. de), International Marine Economy: Law and Policy, Brill | Nijhoff, 2017, p. 275.
47 CR 2022/26, p. 46, par. 3 (Palestini).
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attribuer, à un État A doté d’une vaste marge, une zone qu’il peut revendiquer comme plateau continental au-delà de 200 milles marins mais qui se situe dans la zone de 200 milles marins d’un État B. Dans cette hypothèse, l’État B pourrait se retrouver avec un plateau continental n’atteignant pas la limite de 200 milles marins à partir de sa côte, alors que l’État A jouirait d’un plateau continental s’étendant non seulement jusqu’à 200 milles marins de sa côte, mais aussi au-delà. Cependant, il s’agit là d’une question de délimitation. Si la taille d’une zone grise peut avoir un certain rôle à jouer aux étapes ultérieures de la délimitation — par exemple en tant qu’éventuelle circonstance pertinente pour une solution équitable —, elle n’en joue toutefois aucun dans la détermination de l’existence d’un chevauchement de droits.
La configuration côtière des États — que leurs côtes se fassent face ou qu’elles soient adjacentes — ne peut avoir d’incidence sur la question de principe consistant à établir, à l’étape de la détermination, si le plateau continental auquel un État peut prétendre au-delà de 200 milles marins peut empiéter sur le plateau continental auquel un autre État a droit sur la base du critère de la distance de 200 milles marins. Le droit de l’État côtier sur le plateau continental est le même, quelle que soit sa situation côtière48.
Plus exactement, si les zones grises sont « impossibles » parce que, du point de vue juridique, il ne peut y avoir chevauchement de droits — comme la Cour semble le conclure maintenant au paragraphe 82 de l’arrêt —, alors elles sont impossibles quelles que soient les circonstances.
38. Il paraît donc inévitable de conclure que le présent arrêt s’écarte de la jurisprudence de la Cour et de celle des tribunaux internationaux. Cette jurisprudence contient une conclusion de droit constamment réaffirmée qui est ici tout simplement ignorée. Je regrette que la Cour n’offre aucun argument convaincant pour expliquer cette rupture49. Comme mes éminents collègues l’ont fait observer par le passé, la Cour « doit s’assurer de la cohérence de la solution retenue avec sa propre jurisprudence afin de garantir la sécurité juridique … et cela est spécialement vrai dans les différentes phases de la procédure d’une même affaire ou s’agissant d’affaires connexes »50.
IV. LA PRATIQUE DES ÉTATS
39. Je reviens à présent sur l’existence supposée d’une règle de droit international coutumier qui ferait obstacle à ce que le plateau continental d’un État au-delà de 200 milles marins puisse s’étendre en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État. D’après la jurisprudence établie de la Cour, pour qu’une règle de droit international coutumier soit réputée exister, il faut qu’il y ait « une pratique constante », ainsi qu’une opinio juris51. Malgré l’importance que revêt cette question, et les longues argumentations des Parties sur ce point, on peut difficilement dire que la Cour se soit efforcée de déterminer la coutume de façon très rigoureuse. Dans l’arrêt, elle ne consacre qu’un seul paragraphe à l’« analyse » de cette pratique (arrêt, par. 77). D’ailleurs, les arguments des Parties n’y sont même pas résumés correctement. J’estime donc nécessaire de fournir un bref résumé des moyens juridiques qui ont été avancés. J’examinerai également ci-après, sans viser à l’exhaustivité, les deux éléments de la coutume.
48 Articles 77 et 83 de la convention.
49 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 428, par. 53.
50 Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Belgique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2004 (I), déclaration commune du juge Ranjeva, vice-président, et des juges Guillaume, Higgins, Kooijmans, Al-Khasawneh, Buergenthal et Elaraby, p. 330, par. 3.
51 Plateau continental de la mer du Nord (République fédérale d’Allemagne/Danemark ; République fédérale d’Allemagne/Pays-Bas), arrêt, C.I.J. Recueil 1969, p. 44, par. 77.
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40. Fondamentalement, la Colombie faisait valoir que les États suivent une règle coutumière voulant que le prolongement naturel « ne constitue pas une source de titre dans les espaces maritimes situés en deçà de la limite de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État »52. Elle faisait référence à la pratique d’une trentaine d’États dotés d’une vaste marge (35 États dans son contre-mémoire53, 31 dans sa duplique54) qui, selon elle, « auraient pu demander [un plateau continental au-delà de 200 milles marins de leurs côtes] empiétant sur la zone des 200 milles marins à laquelle avait droit un autre État, mais… [ont] born[é] leur demande à la limite des 200 milles marins de l’autre État »55. Ce supposé ensemble de pratiques prend pour l’essentiel la forme de 51 demandes soumises à la Commission des limites, compilées dans une annexe du contre-mémoire56.
41. Cet argument n’est pas nouveau. La défenderesse s’en était déjà prévalu en 201257.
A. La pratique des États
42. Existe-t-il une pratique générale des États qui corroborerait l’existence de cette règle coutumière putative ? Il semblerait que la réponse à cette question soit affirmative — mais seulement à première vue. Un certain nombre d’États, dans leurs demandes à la Commission des limites, ou dans les « informations préliminaires » qu’ils lui ont communiquées, ont limité leur prétention à un plateau continental au-delà de 200 milles marins de sorte que celui-ci ne s’étende pas en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un État voisin. La retenue dont ces États font preuve varie dans la forme mais est de manière générale cohérente. Certains États ont placé les points fixes de la limite extérieure proposée pour leur plateau continental sur la limite des 200 milles marins d’un État voisin. D’autres ont utilisé des points terminaux délibérément placés juste avant la limite des 200 milles marins d’un État voisin. C’est le cas aussi bien dans des demandes présentées à titre individuel que dans des demandes conjointes. Cette pratique pourrait être décrite comme une sorte de « pratique négative », au sens où elle consiste à s’abstenir. Je conviens que cette pratique forme un ensemble non négligeable. Elle semble répandue et on en trouve des exemples dans différentes parties du monde.
43. Le Nicaragua soutenait que cet ensemble de pratiques ne suffit pas à donner naissance à une règle coutumière, car les États qui ont contribué à sa formation « ne représentent même pas 25 % des États parties » à la convention58. Or cet argument tiré d’une proportion d’États fait long feu. Pour apprécier la pratique dans sa globalité, il faut tenir compte des États particulièrement impliqués dans les actes en question, ou qui sont les plus susceptibles d’être concernés par la règle coutumière alléguée. Il s’agit en l’espèce des États dotés d’une vaste marge et qui peuvent revendiquer un plateau continental au-delà de 200 milles marins s’étendant jusqu’en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État. La question est de savoir si, au sein de ce « groupe » plus restreint, une majorité d’États a adopté une pratique représentative et constante consistant à ne pas revendiquer un
52 Duplique de la Colombie, par. 3.1.
53 Contre-mémoire de la Colombie, par. 370.
54 Duplique de la Colombie, par. 3.38.
55 Contre-mémoire de la Colombie, par. 3.70.
56 Ibid.,, annexe 50.
57 Voir, par exemple, Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), CR 2012/12, p. 60, par. 78 (Bundy). À l’audience, les conseils de la Colombie ont fait référence à 32 « dossiers » présentés à la Commission des limites (18 demandes complètes, 14 dépôts d’« informations préliminaires »), laissant entendre que la plupart des États « approchent la limite de 200 milles marins d’autres États … et évit[ent] d’empiéter sur la limite des 200 milles marins d’autres États ».
58 Observations écrites du Nicaragua sur la réponse de la Colombie à la question posée à cette dernière par M. le juge Robinson.
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plateau continental aussi proche de la côte d’un autre État. La Cour part de ce postulat pour examiner cet ensemble de pratiques — à bon droit.
44. Cela étant, je me sens obligé de dire que l’analyse de la Cour est incomplète.
45. En premier lieu, dans l’arrêt, la Cour ne reconnaît pas (et a fortiori n’analyse pas) une pratique étatique existante contraire, consistant pour les États à revendiquer un plateau continental qui s’étend jusqu’à moins de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État. Il en existe plusieurs exemples, dont certains ne font pas débat entre les Parties, notamment : i) la demande présentée en 2011 par le Bangladesh concernant le golfe du Bengale59 ; ii) les informations préliminaires communiquées en 2009 par le Cameroun au sujet du golfe de Guinée60 ; iii) la demande partielle présentée en 2012 par la Chine concernant une partie de la mer de Chine méridionale61 ; iv) la demande partielle présentée en 2014 par la France concernant Saint-Pierre-et-Miquelon62 ; v) la demande partielle présentée en 2012 par la Corée concernant la mer de Chine méridionale63 ; vi) la demande présentée en 2013 par le Nicaragua concernant la mer des Caraïbes64 ; vii) la demande présentée en 2001 par la Russie concernant l’océan Arctique65 ; viii) le résumé modifié de la demande présentée en 2015 par la Somalie concernant l’océan Indien66 ; ix) les informations préliminaires communiquées en 2009 par la Tanzanie concernant l’océan Indien67 ; ou x) la demande
59 Voir Submission by the People’s Republic of Bangladesh to the Commission on the Limits of the Continental Shelf, Executive Summary, février 2011, p. 11 (dans laquelle le Bangladesh revendique un plateau continental au-delà de 200 milles marins qui s’étend en deçà de 200 milles marins des côtes de l’Inde et du Myanmar. Au paragraphe 5.1 du résumé de sa demande, le Bangladesh signale que les espaces maritimes qu’il revendique empiètent sur ceux de l’Inde et du Myanmar).
60 Voir Demande préliminaire du Cameroun aux fins de l’extension des limites de son plateau continental, 11 mai 2009, p. 4 (dans laquelle le Cameroun revendique un plateau continental au-delà de 200 milles marins qui s’étend en deçà de 200 milles marins de la côte de Guinée équatoriale).
61 Voir Submission by the People’s Republic of China Concerning the Outer Limits of the Continental Shelf beyond 200 Nautical Miles in Part of the East China Sea, p. 7, fig. 2 (dans laquelle la Chine revendique un plateau continental au-delà de 200 milles marins qui s’étend en deçà de 200 milles marins de la côte du Japon).
62 Voir Demande partielle à la Commission des limites du plateau continental conformément au paragraphe 8 de l’article 76 de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer concernant la zone de Saint-Pierre-et-Miquelon, première partie, résumé, p. 5, fig. 2 (dans laquelle la France revendique un plateau continental au-delà de 200 milles marins qui s’étend en deçà de 200 milles marins de la côte du Canada). Voir également Pascale Ricard, « Saint-Pierre-et-Miquelon. Les prolongements (sous-marins) d’un arbitrage ? » in Alina Miron et Denys-Sacha Robin (sous la dir. de), Atlas des espaces maritimes de la France (Éditions Pedone, 2022), p. 189.
63 Voir Partial Submission to the Commission on the Limits of the Continental Shelf pursuant to Article 76, paragraph 8, of the United Nations Convention on the Law of the Sea, Executive Summary, p. 9, fig. 1 (dans laquelle la Corée revendique un plateau continental au-delà de 200 milles marins qui s’étend en deçà de 200 milles marins de la côte du Japon).
64 Voir Submission to the Commission on the Limits of the Continental Shelf pursuant to Article 76, paragraph 8, of the United Nations Convention on the Law of the Sea, June 2013, Part I: Executive Summary, p. 4, fig. 1.
65 Voir Submission by the Russian Federation to the Commission on the Limits of the Continental Shelf, 20 December 2001, Executive Summary, map 2 « Area of the continental shelf of the Russian Federation in the Arctic Ocean beyond 200-nautical-mile zone » (dans laquelle la Russie revendique un plateau continental au-delà de 200 milles marins qui s’étend en deçà de 200 milles marins de la côte de la Norvège).
66 Voir Continental Shelf Submission of the Federal Republic of Somalia, Executive Summary Amended, p. 9, fig. 2 (où la Somalie semble revendiquer un plateau continental au-delà de 200 milles marins qui s’étend en deçà de 200 milles marins de la côte du Yémen).
67 Voir Preliminary Information Indicative of the outer limits of the continental shelf and Description of the status of preparation of making a submission to the Commission on the Limits of the Continental Shelf for the United Republic of Tanzania, 7 mai 2009, p. 10, fig. 4 (dans laquelle la Tanzanie revendique un plateau continental au-delà de 200 milles marins qui s’étend en deçà de 200 milles marins de la côte des Seychelles).
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présentée en 2009 par l’Argentine concernant l’océan Atlantique Sud
68. Cette pratique contredit l’affirmation plutôt excessive que l’on trouve dans l’arrêt, à savoir que « la grande majorité » des États parties à la CNUDM ayant saisi la Commission des limites d’une demande a décidé de ne pas y revendiquer des limites situées à moins de 200 milles marins de la côte d’un autre État (arrêt, par. 77). Les États susmentionnés ne représentent pas un « petit nombre » (ibid.).
46. L’arrêt méconnaît également l’abondante pratique étatique disponible. La Cour se contente de faire référence à la pratique négative invoquée par la défenderesse, comme s’il n’existait rien d’autre dans la pratique des États, ou même dans le dossier de l’affaire. La Cour est appelée à déterminer ce que dit le droit international. Pour ce faire, elle n’a pas à se limiter à un examen des arguments avancés par les parties, elle doit rechercher « tous précédents, doctrines et faits qui lui [sont] accessibles et qui [pour]raient, le cas échéant » révéler l’existence de la règle coutumière putative69. Je regrette de constater que la Cour ne s’est pas acquittée de cette tâche.
47. La Cour ne tient pas compte des positions adoptées par divers États devant des cours et tribunaux internationaux dans des affaires de délimitation. Dans leurs argumentations, ces États ont soit reconnu l’existence d’une zone grise, soit expressément affirmé que, du point de vue des principes juridiques, le plateau continental auquel un État peut prétendre au-delà de 200 milles marins peut s’étendre en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État70. Les exposés du Bangladesh71, du Canada, de la Côte d’Ivoire72, du Ghana73, de la Trinité-et-Tobago, des États-Unis ou de la Somalie74 sont de bons exemples. Comme je l’ai indiqué plus haut, les cours et tribunaux internationaux ont eu à traiter de la question de la zone grise à maintes reprises. Les déclarations officielles faites par l’Australie dans le cadre de la procédure de conciliation concernant la mer de Timor sont également pertinentes75. Dans cette affaire, l’Australie revendiquait un plateau
68 Voir demande de l’Argentine, Outer Limits of the Continental Shelf, p. 23, fig. 7. Les limites extérieures du plateau continental au-delà de 200 milles marins revendiqué par l’Argentine dans la région de la Terre de Feu semblent situées à moins de 200 milles marins des lignes de base du Chili.
69 Lotus, arrêt no 9, 1927, C.P.J.I., série A n o 10, p. 31.
70 Projets de conclusion sur la détermination du droit international coutumier et commentaires y relatifs, Annuaire de la Commission du droit international, 2018, vol. II, deuxième partie, p. 91 (paragraphe 5 de la conclusion 6).
71 TIDM mémoires, procès-verbaux et documents 2012, vol. 17/I, Délimitation de la frontière maritime dans le golfe du Bengale (Bangladesh/Myanmar), mémoire du Bangladesh, p. 143, par. 7.39 (où il est indiqué que « [l]’on ne saurait en effet admettre la thèse selon laquelle l’existence ne serait-ce que d’une infime partie de la ZEE de l’État B au-delà de la limite extérieure de la ZEE de l’État A aurait juridiquement pour effet de priver ce dernier des droits qu’il aurait autrement, en vertu de l’article 76 de la Convention, sur son plateau continental élargi»).
72 TIDM mémoires, procès-verbaux et documents 2017, vol. 26/I, Délimitation de la frontière maritime dans l’océan Atlantique (Ghana/Côte d’Ivoire), fond, contre-mémoire de la Côte d’Ivoire, p. 833, par. 8.32-8.34 (où il est dit que la zone grise est « un phénomène connu et bien répertorié » et que la Chambre spéciale devrait la délimiter) et fig. 8.3.
73 Ibid., mémoire du Ghana, p. 171, par. 5.82 (où il est admis que, dans cette affaire, la méthode de la bissectrice générerait une zone grise).
74 C.I.J. Mémoires, Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie c. Kenya), mémoire de la Somalie, p. 113, par. 7.33, et fig. 7.4 (représentant une zone grise de 8 875,5 km²).
75 In the Matter of the Maritime Boundary between Timor-Leste and Australia (the « Timor Sea Conciliation »), Report and Recommendations of the Compulsory Conciliation Commission between Timor-Leste and Australia on the Timor Sea, affaire CPA n° 2016-10, par. 234.
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continental au-delà de 200 milles marins, jusqu’au bord de la fosse de Timor qui est située à moins de 200 milles marins des lignes de base du Timor-Leste
76.
On trouve également une pratique contraire pertinente sous la forme de traités77.
48. L’on peut donc se demander s’il existe en fait une pratique générale.
49. J’admets que quelques incohérences et contradictions n’empêchent pas de conclure à l’existence d’une « pratique générale ». Il ne faut pas s’attendre à ce que l’application de la règle putative « soit parfaite » dans la pratique des États, en ce sens que ceux-ci s’abstiendraient « avec une entière constance » de revendiquer un plateau continental en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État78. Je reconnais également que la pratique de certains États varie et pourrait donc mériter une importance moindre. Néanmoins, il semble raisonnable de déduire de ce qui précède que pas moins de 20 États ont considéré — que ce soit dans leur demande à la Commission des limites, dans les informations préliminaires qu’ils lui ont communiquées, ou d’une autre manière — que le plateau continental d’un État au-delà de 200 milles marins pouvait s’étendre en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État. Cette pratique étatique semble susceptible de remettre sérieusement en question l’élément de la « pratique générale ». Et pourtant, la Cour n’en tient aucun compte. Dans l’arrêt, elle n’explique pas pourquoi elle l’ignore, se contentant de livrer une analyse très générale. Il est permis de se demander si la Cour « [ne] reste [pas] aussi vague dans son raisonnement … parce que les détails ne résisteraient pas à l’analyse »79.
50. En tout état de cause, établir qu’une certaine pratique a un caractère suffisamment général ne permet pas en soi de conclure à l’existence d’une règle de droit international coutumier. La pratique étatique doit s’accompagner d’une opinio juris, et ce, même lorsqu’elle se manifeste en partie sous la forme d’abstentions, ce qui peut rendre l’appréciation de l’opinio juris plus difficile80. C’est à ce critère que je m’intéresserai à présent.
B. L’acceptation de la pratique comme étant le droit (opinio juris)
51. Les Parties ont exprimé des vues très différentes sur l’opinio juris. Pour le Nicaragua, il ne suffit pas de montrer que quelque 30 États se sont abstenus de revendiquer un plateau continental dans la zone de 200 milles marins d’un autre État ; il faut également montrer que, « s’ils se sont abstenus[, c’est] parce qu’ils étaient convaincus que le droit international ne leur permettait pas de faire autrement. Seule cette conviction pourrait fournir l’opinio juris nécessaire pour instituer une
76 Le fait que l’Australie n’ait pas présenté de demande à ce sujet à la Commission des limites n’ôte rien à la valeur de la pratique. L’Australie semble considérer qu’il peut ne pas être nécessaire de saisir la Commission d’une demande lorsque le plateau continental revendiqué au-delà de 200 milles marins s’étend en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État. Voir Andrew Serdy, « Is There a 400-Mile Rule in UNCLOS Article 76 (8) » (2008), International & Comparative Law Quarterly, vol. 57, p. 948 ; Victor Prescott, « Resources of the Continental Margin and International Law » in Peter J. Cook and Chris M. Carleton (sous la dir. de), Continental Shelf Limits: The Scientific and Legal Interface (Oxford University Press 2000), p. 73.
77 Voir, par exemple, le traité entre le Gouvernement australien et le Gouvernement de la République d’Indonésie établissant la limite de la zone économique exclusive et certaines autres lignes de délimitation des fonds marins, signé le 14 mars 1997, pas encore entré en vigueur, Bulletin du droit de la mer n° 35 (1997), p. 112 et suiv.
78 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 98, par. 186 (mutatis mutandis).
79 Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte), C.I.J. Recueil 1985, opinion dissidente du juge Schwebel, p. 186.
80 Lotus, arrêt n° 9, 1927, C.P.J.I. série A n° 10, p. 28.
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règle »
81. À l’annexe 2 de ses observations écrites sur la réponse de la Colombie à une question posée par un membre de la Cour, le Nicaragua examine les demandes à la Commission des limites invoquées par la défenderesse. Il en conclut que pas une seule « n’indique directement ou même indirectement » que le comportement des États concernés fût imposé par le droit82.
52. L’arrêt repose sur l’hypothèse que cette pratique répond à un sentiment d’obligation juridique. Il postule que ces abstentions sont forcément motivées par un sentiment d’obligation et non par des raisons extrajuridiques, telles que l’opportunité politique ou la commodité, même si les États n’ont pas présenté leur abstention comme étant juridiquement requise par une règle de droit international coutumier.
Or cette façon d’appréhender les choses pose de sérieuses difficultés. La Cour le reconnaît dans l’arrêt, car elle dit que cette pratique « a pu être motivée en partie par des considérations autres qu’un sentiment d’obligation juridique » (arrêt, par. 77). C’est là une prudente réserve, d’autant que seuls les résumés des demandes à la Commission des limites sont accessibles au public et ont été versés au dossier de l’affaire. Ces résumés contiennent des cartes ainsi que les coordonnées des limites extérieures du plateau continental et des lignes de base, et mentionnent les dispositions de l’article 76 qui sont invoquées, mais ils n’ont que peu d’utilité, voire aucune, pour établir l’existence d’une opinio juris. Les raisons pour lesquelles les États agissent comme ils le font n’y sont pas expliquées. Et pourtant, la Cour oublie immédiatement cette réserve lorsqu’elle déduit que cette pratique étatique négative, « étant donné son ampleur sur une longue période, … peut être considérée comme l’expression de l’opinio juris » (ibid.).
53. Pour la Colombie, il y a une seule explication à la pratique négative des États. Selon elle, « ce serait pousser loin la crédulité que de penser que 31 États, pourtant convaincus d’avoir une source de titre légitime sur les fonds marins et leur sous-sol à l’intérieur [de la zone de 200 milles marins] d’un autre État, ont tout bonnement renoncé à ce titre sans rien en retour »83. La réponse évidente à cet argument est tout simplement que les motivations varient. Un État peut s’abstenir de revendiquer un plateau continental au-delà de 200 milles marins s’étendant en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État notamment a) pour éviter une crise diplomatique84 ; b) pour éviter une procédure d’objection de la Commission des limites, ce qui entraînerait un blocage de sa demande ou un retard important dans l’examen de celle-ci ; ou c) parce que la zone en question ne vaut pas forcément la peine d’être revendiquée85. Ces motivations ne sont pas de « folles spéculations »86, comme la défenderesse voudrait le faire accroire. Elles se reflètent dans la pratique des États.
54. L’hypothèse b) mérite qu’on s’y attarde. Il convient d’avoir la procédure de délinéation de la Commission des limites à l’esprit. Les États adoptent diverses stratégies pour éviter que leur
81 CR 2022/25, p. 40, par. 60 (Lowe).
82 Observations écrites du Nicaragua sur la réponse de la Colombie à la question posée à cette dernière par M. le juge Robinson, par. 15.
83 Duplique de la Colombie, par. 3.39.
84 Voir, par exemple, Jun, Qiu et Zhang Haiwen, « Partial Submission Made by the Republic of Korea to the Commission on the Limits of the Continental Shelf: A Review », China Oceans Law Review, vol. 2013 (18), p. 91.
85 Voir, par exemple, Øystein Jensen, « Russia’s Revised Arctic Seabed Submission » (2016), Ocean Development & International Law, vol. 47 (1), p. 82.
86 CR 2022/28, p. 15, par. 16 (Wood).
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demande ne soit bloquée par un de leurs voisins
87. Ils peuvent essayer d’obtenir des assurances de « non-objection ». Ils peuvent présenter une demande partielle. Ils peuvent même modifier leur demande pour exclure des espaces en litige88. Il n’est pas exagéré d’avancer que certains États préfèrent renoncer à une zone de plateau continental à laquelle ils pourraient prétendre au-delà de 200 milles marins ; après tout, « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ».
55. De fait, la demande du Nicaragua à la Commission des limites est bloquée depuis dix ans89.
56. Pour ne citer qu’un exemple illustrant l’hypothèse b), on peut mentionner la demande de 2009 de la Trinité-et-Tobago. Je rappellerai qu’en l’affaire La Barbade c. Trinité-et-Tobago, les parties cherchaient comment délimiter une zone de chevauchement (qu’elles appelaient « zone intermédiaire »), supposément située à plus de 200 milles marins de la Trinité-et-Tobago mais à moins de 200 milles marins de la côte de La Barbade. La Trinité-et-Tobago considérait que le plateau continental d’un État au-delà de 200 milles marins pouvait s’étendre en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État90. Pourtant, dans sa demande de 2009 à la Commission, tout en maintenant son point de vue sur le droit, elle s’est abstenue de revendiquer une portion de plateau continental en deçà de 200 milles marins des côtes de La Barbade. N’étant pas parvenue à négocier des assurances de non-objection avec La Barbade, la Trinité-et-Tobago a clairement indiqué qu’elle avait décidé de présenter une demande qui « ne soit pas conditionnée par l’utilisation d’espaces maritimes en deçà de 200 [milles marins] de la ligne côtière de La Barbade »91.
57. Dès lors, était-il raisonnable pour la Cour d’inférer l’expression d’une opinio juris comme elle l’a fait ? Je ne le crois pas.
58. J’admets que, dans certaines circonstances, la pratique des États peut être motivée par l’opinio juris. Et je ne dis pas que les quelque 30 États qui se sont abstenus de revendiquer un plateau continental au-delà de 200 milles marins s’étendant jusqu’à moins de 200 milles marins des côtes d’un autre État l’ont tous fait pour des raisons extrajuridiques. Peut-être certains ont-ils adopté cette pratique par sentiment d’obligation juridique à cause de la règle putative de droit international coutumier. Mais est-il vraiment raisonnable de présumer que tous l’ont fait ? Après mûre réflexion, j’estime, à la lumière des circonstances et sur la base des informations limitées qui figurent dans les résumés des demandes à la Commission des limites, qu’une telle déduction est hasardeuse. La Cour n’a pas de boule de cristal lui permettant de deviner les motivations des États. L’arrêt n’explique pas pourquoi, dans les circonstances de l’espèce, une telle déduction est correcte ou même raisonnable.
87 Voir Coalter Lathrop, « Continental Shelf Delimitation Beyond 200 Nautical Miles: Approaches Taken by Coastal States before the Commission on the Limits of the Continental Shelf » in David A. Colson et Robert W. Smith (sous la dir. de), International Maritime Boundaries, vol. VI, 2011, p. 4147.
88 Voir, par exemple, Executive Summary, Partial Amended Submission to the Commission on the Limits of the Continental Shelf in Respect of the North Sea pursuant to Article 76 of the United Nations Convention on the Law of the Sea by the Republic of Palau, 12 octobre 2017, accessible à l’adresse suivante : https://www.un.org/depts/los/clcs_new/ submissions_files/plw41_09/plw2017executivesummary.pdf
89 Il semble que la demande n’ait pas avancé depuis 2013. Voir État d’avancement des travaux de la Commission des limites du plateau continental, déclaration du président, CLCS/83, 31 mars 2014, point 14, par. 78-83.
90 Voir, par exemple, Arbitration between Barbados and the Republic of Trinidad and Tobago, contre-mémoire de la République de Trinité-et-Tobago, volume 1 (1), par. 272 (où il est avancé que « le plateau continental d’un État A peut chevaucher la zone économique exclusive d’un État B, et coexister avec celle-ci »).
91 Executive Summary, Submission to the Commission on the Limits of the Continental Shelf pursuant to Article 76, paragraph 8, of the United Nations Convention on the Law of the Sea, Republic of Trinidad and Tobago, 12 mai 2009, p. 17-18.
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59. Indépendamment de ce problème méthodologique, il me semble que la conclusion de la Cour se heurte à une opinio juris claire en sens contraire. Le présent arrêt ne reconnaît pas l’existence d’expressions manifestes d’une opinio juris selon laquelle le plateau continental auquel un État peut prétendre au-delà de 200 milles marins peut s’étendre en deçà de 200 milles marins des lignes de base d’un autre État.
60. Or de telles expressions figurent par exemple dans les informations préliminaires transmises par le Cameroun à la Commission des limites le 11 mai 2009, ainsi que dans la note verbale de la France datée du 17 décembre 2014 concernant la demande présentée au sujet de Saint-Pierre-et-Miquelon. Cette demande de la France semble inclure des zones situées à moins de 200 milles marins du Canada, et les informations préliminaires communiquées par le Cameroun incluent des zones situées à moins de 200 milles marins de la Guinée équatoriale. En réponse à une note verbale du Canada, la France a fait valoir que ses revendications n’étaient « contraires ni à la [CNUDM] ni à aucune règle de droit international »92. Dans ses informations préliminaires, le Cameroun reconnaît expressément que son « titre juridique … au-delà de 200 milles marins est, du fait de la configuration géopolitique de la région, appelé à … chevaucher … les titres partiellement concurrents que des États voisins sont susceptibles de faire valoir … en deçà de 200 milles marins »93. On trouve également une expression analogue d’opinio juris dans une note verbale de la République de Corée en date du 23 janvier 201394.
61. On peut y ajouter les positions défendues par divers États devant des cours et tribunaux internationaux95 dans des affaires de délimitation. Comme je l’ai dit plus haut, on peut citer les exposés d’États tels que le Bangladesh, le Canada, la Côte d’Ivoire, le Ghana, les Maldives, la Trinité-et-Tobago, les États-Unis ou la Somalie. Dans l’affaire de la Délimitation de la frontière maritime dans la région du golfe du Maine, par exemple, le Canada reconnaissait que la ligne de délimitation qu’il proposait aurait pour effet de créer une petite « zone grise ». Selon lui, en pareille situation, le plateau continental pouvait relever de la juridiction de l’un des États, et la colonne d’eau, de celle de l’autre96. Les États-Unis, quant à eux, affirmaient que « [l]a communauté internationale reconnai[ssait] depuis longtemps l’existence de la zone grise »97 et qu’à « la troisième conférence des Nations Unies sur le droit de la mer … pas une seule fois … n’a[vait été] abordé[e] la question de la zone grise dans les débats sur la zone de 200 milles marins »98. Se référant à plusieurs exemples de la pratique des États, ils avançaient que dans celle-ci « la création d’une zone grise n’[était]
92 Note verbale de la France en date du 17 décembre 2021, TS/MSM/n° 62, accessible à l’adresse suivante : https://digitallibrary.un.org/record/3931489.
93 Demande préliminaire du Cameroun aux fins de l’extension des limites de son plateau continental, 11 mai 2009, p. 4, accessible à l’adresse suivante : https://www.un.org/depts/los/clcs_new/submissions_files/preliminary/cmr2009 informationpreliminaire.pdf.
94 Note verbale de la République de Corée en date du 23 janvier 2013, MUN/022/13, accessible à l’adresse suivante : https://www.un.org/Depts/los/clcs_new/submissions_files/kor65_12/kor_re_jpn_23_01_2013f.pdf (soulignant que selon la CNUDM « les droits exercés sur le plateau continental reposent sur deux éléments distincts [qui ] ont autant de poids l’un que l’autre [et que l]e Japon ne saurait donc se prévaloir du critère lié à la distance pour méconnaître le droit dont jouit la Corée en vertu des données géomorphologiques »).
95 Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (I), p. 135, par. 77 (où les positions adoptées par divers États permettent de mettre en évidence l’opinio juris).
96 Voir C.I.J. Mémoires, Délimitation de la frontière maritime dans la région du golfe du Maine (Canada/États-Unis d’Amérique), vol. VI, p. 163, plaidoirie de M. Weil.
97 Ibid., vol. VII, p. 218, réponse de M. Colson.
98 Ibid., p. 219.
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manifestement pas considérée comme un problème à éviter »
99. La zone grise était représentée sur les cartes annexées aux exposés des parties.
62. Dans l’affaire du Différend relatif à la délimitation de la frontière maritime entre Maurice et les Maldives dans l’océan Indien devant la Chambre spéciale du TIDM, il fut demandé aux parties si elles considéraient que le plateau continental revendiqué par les Maldives au-delà de 200 milles marins de leurs lignes de base pouvait s’étendre au-delà de la limite des 200 milles marins de Maurice, comme représenté à la figure 29 du contre-mémoire des Maldives et à la figure 6 de leur duplique100, qui montraient une zone grise. Cette zone était située du côté maldivien de la ligne de délimitation, au-delà de 200 milles marins de la côte des Maldives mais en deçà de 200 milles marins des lignes de base de Maurice. En réponse, les Maldives ont « confirm[é] leur position selon laquelle leur titre sur le plateau continental au-delà de 200 [milles marins] de [leur] ligne de base p[ouvai]t être prolongé de la sorte »101.
63. Le présent arrêt n’explique pas de quelle manière la supposée opinio juris mise en évidence par la Cour concorde avec les exemples suscités.
C. Bilan
64. La conclusion de la Cour quant à l’existence d’une règle coutumière inéquivoque est sujette à caution. Elle repose sur des exemples de pratique étatique soigneusement choisis, tandis que l’opinio juris n’est guère analysée (voire pas du tout). Elle ne correspond pas non plus aux indications données par les moyens auxiliaires de détermination des règles de droit, notamment les décisions de cours et de tribunaux internationaux (voir plus haut, les paragraphes 31 à 38) et la doctrine102. Je suis au regret de dire que l’analyse de la Cour ne permet pas d’établir l’existence de la règle alléguée.
V. LE DROIT À UNE ZONE ÉCONOMIQUE EXCLUSIVE
65. Il y a un autre aspect qui me paraît appeler des observations. Jusqu’ici, la question du chevauchement de droits a été appréhendée sous l’angle du plateau continental, c’est-à-dire en posant la question de savoir si le plateau continental auquel un État peut prétendre au-delà de 200 milles marins peut empiéter sur le plateau continental d’un autre État en deçà de 200 milles marins. Selon moi, la réponse est « oui ».
66. Une autre façon d’aborder la question consiste à s’y intéresser sous l’angle de la zone économique exclusive. Les États peuvent revendiquer une zone économique exclusive jusqu’à 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de leur mer territoriale. On peut donc se demander si le plateau continental auquel un État peut prétendre au-delà de 200 milles marins peut empiéter sur la zone économique exclusive à laquelle un autre État a droit.
99 Ibid.
100 Délimitation de la frontière maritime dans l’océan Indien (Maurice/Maldives), TIDM Recueil 2022-2023, à paraître, par. 57.
101 ITLOS/PV.22C28/4, p. 7 (Sander), accessible à l’adresse suivante : https://www.itlos.org/fileadmin/itlos/ documents/cases/28/Merits_Pleadings/TIDM_PV22_A28_4_Rev.1_Fr.pdf.
102 Les auteurs ayant examiné cette question ont tous conclu que la pratique d’abstention des États qui se dégage des demandes à la Commission des limites n’est pas assortie d’une opinio juris suffisante. Voir, par exemple, Xuexia Liao, The Continental Shelf Delimitation beyond 200 Nautical Miles: Towards a Common Approach to Maritime Boundary-making (Cambridge University Press, 2021), p. 81 (où il est dit qu’« en l’absence d’éléments démontrant de manière plus convaincante le caractère contraignant du comportement des États, il est difficile d’établir l’opinio juris nécessaire à la formation d’une règle de droit international coutumier »).
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Autrement dit : le droit d’un État côtier à une zone économique exclusive, qui comprend les eaux susjacentes aux fonds marins, mais aussi les fonds marins et leur sous-sol, « exclut-il » tout droit d’un autre État à un plateau continental au-delà de 200 milles marins de ses lignes de base s’étendant dans la même zone ? La Colombie n’a eu de cesse de faire valoir que tel est le cas. Là encore, il s’agit d’une question de droit, et elle se pose à l’étape de la détermination.
L’argument n’est pas nouveau. La défenderesse s’en était déjà prévalue en 2012.
67. L’arrêt de la Cour ne traite pas directement cette question, et je ne souhaite pas y revenir. Il suffit de noter que les décisions dans les affaires du golfe du Bengale et dans l’affaire Somalie c. Kenya devant la Cour concluaient, dans la mesure où elles reconnaissaient l’existence de zones grises, que le plateau continental d’un État au-delà de 200 milles marins peut atteindre et chevaucher la zone économique exclusive d’un autre État. Telle est la juste conclusion en droit. Les institutions du plateau continental et de la zone économique exclusive « ne se confondent pas »103. Aucune ne saurait, pour éviter un chevauchement, annuler l’autre ou avoir priorité sur elle104. Je le répète, une particularité des droits maritimes est qu’ils peuvent se chevaucher (voir plus haut le paragraphe 12). Cela reste vrai même lorsque les droits concernent des espaces maritimes de nature différente105.
68. Les paragraphes 68 à 70 de l’arrêt sont consacrés à la relation entre les régimes respectifs de la zone économique exclusive et du plateau continental en droit international coutumier. La Cour considère sans doute cette relation comme pertinente aux fins de répondre à sa première question. Elle note que le régime de la zone économique exclusive résulte d’un compromis ; elle relève que ce régime confère à l’État côtier des droits souverains d’exploration, d’exploitation, de conservation et de gestion des ressources naturelles ; elle rappelle que, dans la zone économique exclusive, les droits relatifs aux fonds marins et à leur sous-sol doivent être exercés conformément au régime juridique applicable au plateau continental. Ces observations sont en apparence incontestables, et je pourrais souscrire au raisonnement de la Cour si celui-ci ne semblait pas s’accompagner d’une thèse voilée dont les implications ne sont pas démêlées dans l’arrêt mais n’en sont pas moins considérables.
69. Au paragraphe 70 de l’arrêt, la Cour cite un passage de son arrêt de 1985 en l’affaire du Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte), qui se lit comme suit :
« Bien que les institutions du plateau continental et de la zone économique exclusive ne se confondent pas, les droits qu’une zone économique exclusive comporte sur les fonds marins de cette zone sont définis par renvoi au régime prévu pour le plateau continental. S’il peut y avoir un plateau continental sans zone économique exclusive, il ne saurait exister de zone économique exclusive sans plateau continental correspondant. » (Arrêt, C.I.J. Recueil 1985, p. 33, par. 34.)
La Cour n’explique pas en quoi ce passage de l’arrêt de 1985 est pertinent. Elle ne tire aucune conclusion de son raisonnement.
103 Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte), arrêt, C.I.J. Recueil 1985, p. 33, par. 34.
104 Voir Arbitration between Barbados and the Republic of Trinidad and Tobago, sentence du 11 avril 2006, RSA, vol. XXVII, p. 213, par. 234 (où il est dit que « le plateau continental et la ZEE coexistent en tant qu’institutions distinctes, la seconde n’ayant pas absorbé le premier (Libye/Malte, C.I.J. Recueil 1985, p. 13), et le premier ne déplaçant pas la seconde ».)
105 Par exemple, dans son arrêt de 2012, la Cour a constaté un chevauchement entre la mer territoriale à laquelle la Colombie a droit autour de ses îles et le plateau continental et la zone économique exclusive auxquels le Nicaragua pouvait prétendre. Elle n’a pas retenu l’argument de la Colombie qui affirmait que sa mer territoriale « l’emport[ait] ». Voir Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 689, par. 174 ; et p. 690, par. 177.
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70. J’ai du mal à voir une simple coïncidence dans la citation de ce passage. Tout au long de la procédure, la Colombie s’est appuyée sur cet extrait de l’arrêt rendu en l’affaire du Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte) pour laisser entendre que la Cour devait éviter la « création » d’une « énorme » zone grise. De l’avis de la défenderesse, on ne peut admettre l’existence d’une zone grise en l’espèce sans remettre en cause la notion même de zone économique exclusive, qui, selon elle, a été conçue pour réunir toutes les couches physiques de la mer en une zone placée sous une seule juridiction nationale, dans laquelle l’État côtier exercerait des droits souverains sur les ressources tant biologiques que non biologiques (arrêt, par. 63). La Colombie soutenait qu’une zone économique exclusive dont la colonne d’eau serait dissociée des fonds marins et de leur sous-sol ne serait plus une zone économique exclusive (ibid., par. 64). Pour étayer cet argument, elle entendait s’appuyer sur la « conclusion » de la Cour en l’affaire du Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte), telle que citée ci-dessus, à savoir qu’« il ne saurait exister de zone économique exclusive sans plateau continental correspondant »106.
71. Or cette citation tronquée n’étaye pas l’argumentation de la Colombie. En l’affaire du Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte), la Cour rappelait seulement ce qui est une évidence : un plateau continental existe ipso facto et ab initio107, tandis qu’une zone économique exclusive doit être proclamée par l’État côtier. Il n’existe de zone économique exclusive que dans la mesure où l’État côtier décide d’en proclamer une108. C’est la raison pour laquelle, « [s]’il peut y avoir un plateau continental sans zone économique exclusive, il ne saurait exister de zone économique exclusive sans plateau continental correspondant ». Mais c’est tout. Ce passage n’accrédite pas la thèse que « la colonne d’eau de la zone économique exclusive ne peut en principe être dissociée de ses fonds marins et de son sous-sol »109. C’est une interprétation de l’arrêt de 1985, qui ne trouve aucune confirmation dans le texte de celui-ci.
72. En tout état de cause, les réserves de la défenderesse à l’égard d’une distinction entre les droits sur la colonne d’eau et ceux sur le plateau continental dans une zone donnée concernent l’obtention d’un résultat équitable. Elles ne concernent pas l’étape de la détermination. Comme on l’a vu plus haut (voir le paragraphe 19), il convient d’établir une distinction entre la zone de droits concurrents et l’espace maritime qui pourra être défini par une cour ou un tribunal sur la base desdits droits concurrents. Certes, dans les affaires du golfe du Bengale, par exemple, les solutions retenues par les tribunaux pour délimiter les zones maritimes auxquelles avaient droit les parties ont abouti à des espaces maritimes dans lesquels la juridiction sur la colonne d’eau a été attribuée à un État, et celle sur les fonds marins et leur sous-sol, à un autre État. Ainsi que le tribunal arbitral l’a indiqué en l’affaire Bangladesh c. Inde, « [l]’établissement d’une zone maritime dans laquelle les États concernés ont des droits partagés n’est pas inhabituel au regard de la convention »110. Ce n’est pas inhabituel non plus dans la pratique. Il va sans dire que la Cour aurait pu parvenir à cette solution, ou à une autre, dans la tâche qui lui incombait de trouver une solution équitable en l’espèce, si elle avait procédé à la délimitation.
106 Voir, par exemple, duplique de la Colombie, par. 2.20 et 3.21 ; CR 2022/26, p. 45, par. 1 (Palestini) ; CR 2022/28, p. 38, par. 13 (Valencia-Ospina).
107 Article 77, paragraphe 3, de la convention.
108 David Joseph Attard, The Exclusive Economic Zone in International Law (Oxford University Press 1987), p. 141.
109 CR 2022/26, p. 48-49, par. 7 (Palestini).
110 Bay of Bengal Maritime Boundary Arbitration (Bangladesh v. India), sentence du 7 juillet 2014, RSA, vol. XXXII, p. 148, par. 507.
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VI. CONCLUSIONS
73. Le présent arrêt pose un principe juridique qui n’est pas conforme à la jurisprudence de la Cour, du TIDM ou du tribunal arbitral constitué en application de l’annexe VII. Je conçois que les juges et les conseils puissent être plus à l’aise dans le domaine juridique qu’avec des questions de géomorphologie et de géologie, mais cela ne saurait justifier de suivre une approche qui évite de tenir compte des faits tels qu’ils ont été présentés par les parties dans une affaire donnée.
74. Je ne puis être d’accord avec la conclusion à laquelle parvient la Cour au sujet de la première question juridique qu’elle a posée aux Parties dans son ordonnance du 4 octobre 2022, pas plus qu’avec la décision qui en découle dans le dispositif de l’arrêt (arrêt, par. 104, point 1). Il ne faut pas pour autant déduire de mon vote que j’aurais nécessairement accueilli la demande du Nicaragua en ce qui concerne la ligne de délimitation qu’il proposait. La délimitation de cette frontière maritime est une question sur laquelle la Cour aurait été amenée à se prononcer, en appliquant les règles exigeant l’obtention d’un résultat équitable, si elle avait permis à l’affaire d’arriver à ce stade.
75. Je ne peux que constater que le présent arrêt a pour conséquence de conduire à un résultat inéquitable.
(Signé) Peter TOMKA.
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Opinion dissidente de M. le juge Tomka

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