Opinion individuelle, en partie concordante et en partie dissidente, de M. le juge ad hoc Brower

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175-20210203-JUD-01-02-EN
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OPINION INDIVIDUELLE, EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE, DE M. LE JUGE AD HOC BROWER
[Traduction]
Accord avec les conclusions de la Cour relatives aux exceptions préliminaires d’incompétence et à l’exception préliminaire fondée sur l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article XX du traité d’amitié  Désaccord avec les conclusions de la Cour quant à la recevabilité de la requête de l’Iran et au rejet de l’exception préliminaire des Etats-Unis fondée sur l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article XX  Requête de l’Iran constituant un abus de procédure en ce qu’elle tend à obtenir de la Cour un arrêt juridiquement contraignant imposant aux Etats-Unis de s’acquitter de leurs engagements au titre du plan d’action non juridiquement contraignant  Cour n’analysant guère cette question et perpétuant sa pratique de longue date consistant à s’abstenir de préciser la teneur du principe de l’abus de droit  Exception des Etats-Unis fondée sur l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article XX du traité d’amitié devant être considérée comme une exception préliminaire légitime et traitée au présent stade de la procédure  Libellé de cette disposition et déclarations des Parties elles-mêmes militant en faveur de l’application de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article XX aux sanctions en cause en l’espèce  Cour n’effectuant pas l’analyse standard prévue à l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités  Pareille analyse confirmant l’applicabilité de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article XX et l’opportunité de retenir l’exception soulevée par les Etats-Unis sur ce fondement.
1. Si j’ai souscrit à la décision unanime de la Cour dans la mesure où celle-ci rejette les deux exceptions préliminaires d’incompétence des Etats-Unis d’Amérique (ci-après les «Etats-Unis»), ainsi que leur exception préliminaire fondée sur l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article XX du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires (ci-après le «traité d’amitié»), je suis toutefois en désaccord avec la Cour en ce qu’elle 1) conclut à la recevabilité de la requête de la République islamique d’Iran (ci-après l’«Iran») et 2) ne retient pas l’exception préliminaire des Etats-Unis fondée sur l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article XX1.
1 On notera, à la lecture de l’arrêt auquel se rapporte la présente opinion, que je me suis joint aux votes unanimes en faveur du rejet des deux exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour soulevées par les Etats-Unis, aux points 1) et 2) du dispositif (par. 114), mais que j’ai voté contre le point 6), par lequel la Cour, dans un même paragraphe, juge à la fois qu’elle a compétence pour connaître de la requête, conclusion à laquelle je me suis rallié aux points 1) et 2), et «que ladite requête est recevable», conclusion que j’ai rejetée au point 3).
J’ai voté contre le point 6) du dispositif (par. 114) parce que je me trouvais placé dans la même situation impossible que le juge Parra-Aranguren en l’affaire relative au Projet Gabčíkovo-Nagymaros :
«Un nombre important de juges, dont j’étais, a demandé un vote distinct sur les deux questions de l’alinéa 2 D du dispositif de l’arrêt. Toutefois, la majorité a décidé d’imposer un vote unique sur les deux questions, limitant considérablement la liberté d’expression, au nom d’obscures raisons, censément couvertes par le secret des délibérations de la Cour.» (Projet Gabčíkovo‑Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 231, opinion dissidente de M. le juge Parra-Aranguren, par. 21).
Contraint de choisir entre «pour» ou «contre», chaque option étant à moitié juste et à moitié fausse, j’ai voté «contre». Je relève que dans le dispositif de l’arrêt qu’elle a rendu le 11 juillet 1996 en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie‑Herzégovine c. Yougoslavie), qui, comme en l’espèce, portait sur des exceptions préliminaires d’incompétence et d’irrecevabilité, la Cour a exprimé à des alinéas distincts ses conclusions relatives à la compétence et celles relatives à la recevabilité, et n’a donc placé aucun juge dans une situation impossible (exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 623, par. 47). La même approche aurait pu et dû être suivie en l’espèce.
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I. IRRECEVABILITÉ POUR ABUS DE PROCÉDURE
A. L’abus
2. J’estime en effet que la présente requête est irrecevable pour abus de procédure en ce qu’elle tend à obtenir de la Cour un arrêt juridiquement contraignant qui imposerait aux Etats-Unis d’annuler pour toujours les seules sanctions qu’ils avaient suspendues en application du plan d’action global commun à long terme (ci-après le «plan d’action») puis réimposées par leur décision du 8 mai 2018 à la suite de leur retrait dudit plan d’action, un instrument non juridiquement contraignant2. Si la Cour devait accorder à l’Iran le remède qu’il sollicite, les Etats-Unis se trouveraient juridiquement liés par un instrument auparavant non juridiquement contraignant, tandis que le demandeur resterait libre de ne pas s’y conformer, ce qu’il admet d’ailleurs déjà faire3, obtenant ainsi un avantage illégitime ou illicite.
3. Il est fort regrettable qu’en concluant à la recevabilité de la requête la Cour n’ait consacré à l’examen de cette question que cinq des 114 paragraphes que compte l’arrêt : les paragraphes 92 à 96, dans lesquels elle se montre très laconique. Point intéressant, la Cour commence (par. 92) par «note[r] que les Etats-Unis n’ont pas traité leur exception d’irrecevabilité de la requête de l’Iran lors de la procédure orale, mais qu’ils l’ont néanmoins expressément maintenue», laissant entendre que le fait que le défendeur ait décidé de consacrer à d’autres arguments le temps limité dont il disposait lors des audiences conduites «virtuellement» pourrait constituer un facteur pertinent aux fins de l’examen au fond de la question. La Cour poursuit en citant (par. 93) plusieurs de ses affaires antérieures pour rappeler que «[s]eules des circonstances exceptionnelles peuvent justifier [qu’elle] rejette pour abus de procédure une demande fondée sur une base de compétence valable» et qu’il doit «y avoir des «éléments attestant clairement» que le comportement du demandeur procède d’un abus de procédure». La Cour en vient directement à dire (par. 94), sans s’être livrée à la moindre appréciation des «circonstances exceptionnelles» ou des «éléments attestant clairement», que, «[s]i, au stade du fond, elle en venait à conclure qu’il y a effectivement eu manquement à certaines obligations découlant du traité d’amitié, cela n’impliquerait pas d’accorder à l’Iran un quelconque «avantage illégitime» relativement à son programme nucléaire, comme l’affirment les Etats-Unis». L’approche suivie dans ces paragraphes ne laisse-t-elle pas simplement entendre que la Cour, dès lors qu’elle juge avoir compétence, ne peut jamais conclure que l’invocation de cette compétence par un demandeur constitue un abus de procédure ? Enfin, il est dit dans l’arrêt (par. 95) que le fait que «la plupart des demandes de l’Iran concernent les mesures qui avaient été levées dans le cadre du plan d’action puis rétablies par la suite», et excluent donc les nombreuses autres sanctions que les Etats-Unis imposent à ce pays depuis des décennies4, pourrait simplement «traduire un choix de
2 Les Etats-Unis ont affirmé à maintes reprises au cours de la présente instance que le plan d’action était un instrument politique non contraignant juridiquement. Voir, par exemple, exceptions préliminaires des Etats-Unis d’Amérique, par. 5.28-5.29. L’Iran n’a pas contredit ce point de vue, bien qu’il se soit référé en plusieurs occasions à la position américaine. Voir observations et conclusions de la République islamique d’Iran sur les exceptions préliminaires des Etats-Unis d’Amérique, par. 4.13 ; CR 2020/13, p. 18, par. 30 (Lowe).
3 Voir, par exemple, exceptions préliminaires des Etats-Unis d’Amérique, annexe 102, Letter from M. Javad Zarif, Minister of Foreign Affairs of the Islamic Republic of Iran, to Federica Mogherini, EU High Representative for Foreign Affairs and Security Policy (8 mai 2019), p. 2 (où l’Iran indique avoir décidé qu’était justifié de sa part «le non-respect … d’une partie de ses propres engagements» au titre du plan d’action, y compris en ce qui concernait le volume de ses stocks d’uranium).
4 Les Etats-Unis relèvent, et l’Iran ne les contredit pas, que sont en vigueur depuis 1987 diverses mesures «interdis[ant] de manière générale toute transaction faisant intervenir des personnes américaines, ou non américaines mais sous juridiction américaine (comme la succursale américaine d’une banque étrangère ou la filiale immatriculée aux Etats-Unis d’une société étrangère) et l’Iran». Exceptions préliminaires des Etats-Unis d’Amérique, par. 2.26. Au nombre de ces mesures figurent des sanctions visant à répondre à des «sujets de préoccupation étrangers au nucléaire», tels que le terrorisme international, les activités en matière de missiles balistiques et les violations des droits de l’homme, et qui ont été exclues du champ d’application du plan d’action. Ibid., par. 2.17.
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politique» et ne constitue pas un abus de procédure. Je soutiens que la Cour, en écartant comme un «choix de politique» le fait que la requête de l’Iran se concentre exclusivement sur les sanctions liées au nucléaire suspendues par le plan d’action puis réimposées ultérieurement par le défendeur, laissant de côté les nombreuses autres sanctions dont le pays fait l’objet, a évité d’analyser vraiment l’importance de la stratégie de l’Iran, s’empressant de ne pas voir que celui-ci invoquait abusivement sa compétence.
B. L’abus de procédure en tant que «graal»
4. La réalité est que l’abus de procédure est devenu le graal du droit international, dans l’application qu’en font la Cour et sa devancière la Cour permanente de Justice internationale (CPJI), c’est-à-dire quelque chose en quoi la Cour de céans croit avec ferveur, mais dont elle n’a jamais déterminé la forme, la substance et la teneur réelles. Dans son opinion dissidente en l’affaire relative aux Immunités et procédures pénales, la juge Donoghue a ainsi déclaré n’avoir «connaissance d’aucune définition de l’[«abus de procédure»] faisant autorité dans le contexte de la justice internationale»5. De fait, ni la Cour ni la CPJI ne se sont jamais attaquées à la notion d’abus de procédure, sans nul doute parce que l’on ne trouve nulle part de description ou d’inventaire définitivement arrêtés de son contenu. Je suis persuadé que telle est la raison pour laquelle, au cours des quatre-vingt-quinze années qui se sont écoulées depuis que la notion a pour la première fois été traitée sur le plan judiciaire, ni la Cour ni sa devancière ne l’ont jamais appliquée pour déclarer qu’une requête était irrecevable, bien qu’elles en aient fait mention en diverses occasions.
5. Un examen de son histoire judiciaire quasi centenaire permet de comprendre pourquoi la notion d’abus de procédure a traversé le temps sans connaître le moindre développement matériel, tel un enfant abandonné qui n’a jamais été adopté, placé ou pris en charge par quiconque. La première mention de la notion naissante d’«abus de droit»6 dans le contexte du droit international émanait d’Arturo Ricci-Busatti, l’un des dix membres du comité consultatif de juristes ayant élaboré le projet de Statut de la CPJI en 19207. Six ans plus tard, en l’affaire relative à Certains intérêts allemands, la CPJI, avant de rejeter la demande de la Pologne, a examiné l’hypothèse que l’Allemagne avait commis «un abus» d’un droit substantiel, relevant que l’acte accompli par la seconde «n’était pas destiné à procurer … un avantage illicite et à priver [la première] d’un avantage auquel elle aurait droit»8. Plus tard encore, en 1932, la CPJI s’est de nouveau référée à cette notion dans l’affaire des Zones franches, se refusant là aussi à l’appliquer9.
Il est indiqué dans le plan d’action lui-même que les Etats-Unis ne lèveraient conformément à cet instrument que les sanctions «qui visent des personnes ne relevant pas de la juridiction des Etats-Unis» et qu’«[i]l restera généralement interdit aux personnes relevant de la juridiction des Etats-Unis et aux entités étrangères détenues ou contrôlées par elles d’effectuer des opérations du type qu’autorise le présent Plan d’action, à moins d’y être autorisées par l’[OFAC]». Voir mémoire de la République islamique d’Iran, vol. II, annexe 10, plan d’action, p. 131, note de bas de page 6.
5 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 381, opinion dissidente de Mme la juge Donoghue, par. 3.
6 Avant son arrêt de 2018 en l’affaire relative aux Immunités et procédures pénales, la Cour n’avait pas établi, dans sa jurisprudence, de distinction claire entre les notions d’«abus de droit» et d’«abus de procédure», la seconde s’étant apparemment développée à partir de la première. Elle a expliqué que «la notion fondamentale d’abus [étai]t peut-être la même» dans les deux cas. Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 335, par. 146.
7 Cour permanente de Justice internationale, comité consultatif de juristes, Procès-verbaux des séances du comité (16 juin-24 juillet 1920), avec annexes, p. 314-315, déclaration de M. Ricci-Busatti.
8 Certains intérêts allemands en Haute‑Silésie polonaise, fond, arrêt no 7, 1926, C.P.J.I. série A no 7, p. 37-38.
9 Zones franches de la Haute‑Savoie et du Pays de Gex, arrêt, 1932, C.P.J.I. série A/B no 46, p. 167.
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6. C’est en 1951, dans l’affaire des Pêcheries, que la Cour de céans a commencé à s’intéresser à son tour à la notion d’«abus de droit» et à reconnaître progressivement celle d’«abus de procédure» comme en étant la fausse jumelle. Dans cette affaire, la Cour devait examiner les griefs du Royaume-Uni relatifs à la manière dont la Norvège avait délimité sa mer territoriale. Elle a fait allusion à la notion d’«abus de droit» lorsqu’elle a précisé qu’elle ne se bornerait pas à examiner la délimitation par la Norvège de ses eaux territoriales le long d’un seul secteur de la côte, «[r]éserve faite d’un cas d’abus manifeste»10. Avant cela, toutefois, de même qu’après, les opinions ou déclarations sporadiques de certains juges ont à la fois accompagné et appuyé l’application de la notion d’abus de droit puis d’abus de procédure. De fait, antérieurement (en 1950), dans l’opinion dissidente qu’il a jointe à l’avis consultatif relatif à la Compétence de l’Assemblée générale pour l’admission d’un Etat aux Nations Unies, le juge Alvarez avait directement exhorté la Cour à adopter le principe de l’«abus de droit» :
«Cette notion n’a été introduite qu’à une date relativement récente dans le droit privé, mais elle est déjà généralement acceptée. Dès avant la dernière guerre mondiale, quelques publicistes avaient demandé qu’elle soit admise dans le droit des gens. En raison des nouvelles conditions de la vie des peuples, il faut faire place aujourd’hui à ladite notion, et la Cour internationale de Justice doit y contribuer.»11
En 1953, dans l’affaire Ambatielos, la Cour a traité pour la première fois une défense expressément fondée sur un abus de procédure. Le Royaume-Uni affirmait que la Grèce était responsable d’un «retard injustifié et [d’un] abus de la procédure de la Cour» en ce qu’elle avait attendu 1951 pour déposer sa requête, alors qu’elle aurait pu le faire vingt-cinq ans plus tôt, en 1926. La Cour a rejeté ce moyen, précisant que la Grèce n’avait nullement «suivi une procédure inappropriée en introduisant [au moment où elle l’avait fait] une instance … conformément aux dispositions pertinentes du Statut et du Règlement de la Cour»12. Par la suite, en 1966, le juge Forster a affirmé, dans l’opinion dissidente qu’il a jointe à l’arrêt rendu dans les affaires du Sud-Ouest africain, que, puisque le Mandataire de la Société des Nations pour le Sud-Ouest africain allemand (aujourd’hui la Namibie), c’est-à-dire l’Afrique du Sud, avait les pleins pouvoirs sur le territoire faisant l’objet du Mandat, «le pouvoir discrétionnaire ne couvr[ait] point les actes faits dans un but différent de celui qui se trouv[ait] défini au Mandat. De tels agissements constitueraient un détournement de pouvoir.»13
7. Puis, en 1991, la Cour a examiné, en l’affaire relative à la Sentence arbitrale du 31 juillet 1989, une requête que le défendeur entendait faire déclarer irrecevable au motif exprès qu’elle constituait un «abus de procédure». Le demandeur, la Guinée-Bissau, affirmait qu’une sentence arbitrale qui avait donné gain de cause au Sénégal n’était pas valable du fait que le président du tribunal arbitral, lui-même membre de la majorité, y avait joint une déclaration qui la contredisait. Le Sénégal soutenait quant à lui ceci :
«[C]ette déclaration ne fait pas partie de la sentence et … en conséquence toute tentative de la Guinée-Bissau pour utiliser cette déclaration dans un tel but «doit être qualifiée d’abus de procédure, abus visant à priver le Sénégal des droits qui lui reviennent aux termes de la sentence». Le Sénégal soutient aussi qu’il y a disproportion
10 Pêcheries (Royaume‑Uni c. Norvège), arrêt, C.I.J. Recueil 1951, p. 142.
11 Compétence de l’Assemblée générale pour l’admission d’un Etat aux Nations Unies, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 15, opinion dissidente de M. le juge Alvarez.
12 Ambatielos (Grèce c. Royaume‑Uni), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1953, p. 13-14, 23.
13 Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1966, p. 481, opinion dissidente de M. le juge Forster.
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entre les moyens invoqués et les conclusions présentées et que l’instance a été introduite à l’effet de retarder la solution définitive du litige.»
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La Cour a toutefois rejeté la thèse de l’irrecevabilité avancée par le Sénégal, précisant
«que la requête de la Guinée-Bissau a[vait] été présentée de manière appropriée dans le cadre des voies de droit qui lui [étaie]nt ouvertes devant la Cour dans les circonstances de l’espèce. En conséquence, la Cour ne saurait accueillir la thèse du Sénégal selon laquelle la requête de la Guinée-Bissau ou les moyens qu’elle fait valoir à l’appui de celle-ci équivaudraient à un abus de procédure.»15
Un an plus tard, il y a donc vingt-neuf ans, en 1992, la Cour a elle-même soulevé la question de l’«abus de procédure», pour la première fois à sa propre initiative, en l’affaire de Certaines terres à phosphates à Nauru. L’Australie affirmait que «Nauru a[vait] agi sans constance ni bonne foi» et exhortait sur cette base la Cour, «dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et pour servir la bonne règle judiciaire, [à] refuser de connaître des demandes de Nauru»16. La Cour a répondu comme suit :
«[L]a requête de Nauru a été présentée de manière appropriée dans le cadre des voies de droit qui lui sont ouvertes. La Cour n’a pas à ce stade à apprécier les conséquences éventuelles du comportement de Nauru sur le fond de l’affaire. Il lui suffit de constater que ce comportement n’équivaut pas à un abus de procédure.»17
8. Alors qu’elle avait traité deux affaires successives dans lesquelles la notion d’«abus de procédure» avait été expressément invoquée, par le défendeur puis par elle-même, la Cour est revenue à la notion d’«abus de droit» en 1996, en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide18. Dans cette instance, la Bosnie-Herzégovine alléguait que la Serbie-et-Monténégro avait abusé de ses droits en soulevant des exceptions préliminaires purement artificielles et dilatoires à la seule fin de retarder indûment la procédure, même si  et ceci mérite d’être précisé  le conseil de la Bosnie parlait en réalité d’«abu[s] de la procédure de la Cour»19, se référant à l’arrêt que celle-ci avait rendu en l’affaire de Certaines terres à phosphates à Nauru20 sur le fondement, ainsi qu’il a été rappelé précédemment, d’une analyse de l’«abus de procédure». Dans l’affaire de l’Incident aérien du 10 août 1999 dont elle a eu à connaître quelques années plus tard, la Cour a continué à parler d’«abus de droit», tel étant le grief que le Pakistan tirait du fait que l’Inde eût assorti sa déclaration d’acceptation de juridiction obligatoire faite en vertu du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour d’une réserve qui en excluait les différends avec un Etat membre, actuel ou passé, du «Commonwealth de nations». La Cour a conclu à la recevabilité de la requête en expliquant ce qui suit :
«La Cour ne saurait … accepter l’argument du Pakistan selon lequel la réserve indienne en question serait un acte discriminatoire constitutif d’abus de droit au motif que cette réserve aurait pour seule fin d’empêcher le Pakistan d’engager une action
14 Sentence arbitrale du 31 juillet 1989 (Guinée‑Bissau c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 1991, p. 63, par. 26.
15 Ibid., par. 27.
16 Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1992, p. 255, par. 37.
17 Ibid., par. 38.
18 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 622, par. 46.
19 CR 1996/18, p. 65, par. 16 (Pellet).
20 Ibid., p. 66-67, par. 17 (Pellet).
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contre l’Inde devant la Cour. Elle constatera tout d’abord que ladite réserve vise en termes généraux les Etats membres ou anciens membres du Commonwealth. Elle ajoutera que … les Etats sont en tout état de cause libres de limiter la portée qu’ils entendent donner ratione personae à leur acceptation de la juridiction obligatoire de la Cour.»
21
Dans l’arrêt qu’elle a rendu en 2004 en l’affaire Avena et autres ressortissants mexicains, la Cour a examiné une exception que les Etats-Unis d’Amérique, en leur qualité de défendeur, soulevaient sur le fondement de ce qu’ils appelaient un «abu[s] de la compétence de la Cour»22, découlant, selon eux, du fait que le Mexique invitait la Cour à formuler «des conclusions indéfendables et lourdes de conséquences sur [leurs] systèmes de justice pénale»23. La Cour a rejeté cette exception, estimant que rien ne lui interdisait d’examiner le déroulement de procédures pénales engagées devant les juridictions américaines, et que la question de savoir jusqu’où elle pouvait pousser cet examen relevait du fond de l’affaire24. Même si les Etats-Unis n’avaient pas employé les termes «abus de droit» ou «abus de procédure», et même s’ils présentaient leur exception comme se rapportant non pas à la recevabilité des demandes du Mexique mais à la compétence de la Cour, ce moyen pouvait être considéré comme concernant un abus de procédure, puisque c’est bien sur un abus allégué des procédures de la Cour qu’il se fondait. Il convient de noter que si quatorze années se sont écoulées avant que la Cour soit de nouveau saisie d’une affaire mettant en jeu l’«abus de droit» ou l’«abus de procédure», ces notions sont néanmoins restées susceptibles d’être acceptées et retenues comme motif de rejet d’une requête. Ainsi, dans la déclaration qu’il a jointe à l’arrêt de 2008 en l’affaire relative à Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale, le juge Keith, tout en souscrivant à la décision de la Cour, s’est dit favorable à un raisonnement différent. Selon lui, les actes en question constituaient «un excès de pouvoir ou un détournement de pouvoir», qu’il définissait comme «un exercice du pouvoir pour des motifs erronés … contraire au but de la convention [d’entraide judiciaire en matière pénale entre Djibouti et la France]», instrument dont le respect était en cause25.
9. Après l’intervalle susmentionné de quatorze ans sans aucune affaire impliquant un «abus de droit» ou un «abus de procédure», ces questions sont revenues dans l’actualité de la Cour, qui a été amenée à s’y intéresser dans quatre instances à compter de 2018. La première est celle relative aux Immunités et procédures pénales, dans laquelle la France faisait valoir que «le comportement de la Guinée équatoriale proc[édait] d’un abus de droit et que la saisine de la Cour constitu[ait] un abus de procédure»26. C’est dans cette affaire que la Cour a, pour la première fois, différencié les deux notions :
«Dans la jurisprudence de la Cour et de sa devancière, une distinction a été établie entre abus de droit et abus de procédure. Si la notion fondamentale d’abus est peut-être
21 Incident aérien du 10 août 1999 (Pakistan c. Inde), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 2000, p. 30, par. 40.
22 Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 30, par. 27.
23 Ibid.
24 Ibid., par. 28.
25 Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 280, déclaration de M. le juge Keith, par. 7.
26 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 334, par. 139.
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la même, les conséquences qu’emportent, d’une part, l’abus de droit, et de l’autre, l’abus de procédure, peuvent varier
27.
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Un abus de procédure se rapporte à la procédure engagée devant une cour ou un tribunal et peut être examiné au stade préliminaire de ladite procédure28.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En ce qui concerne l’abus de droit … , il reviendra à chacune des Parties d’établir les faits ainsi que les moyens de droit qu’elle entend faire prévaloir au stade du fond de l’affaire. La Cour est d’avis que l’abus de droit ne peut être invoqué comme cause d’irrecevabilité alors que l’établissement du droit en question relève du fond de l’affaire. Tout argument relatif à un abus de droit sera examiné au stade du fond de la présente affaire.»29
C’est dans cette affaire-là également qu’un membre de la Cour  la juge Donoghue, ainsi qu’il a été dit au paragraphe 4  a pour la première fois conclu, dans son opinion dissidente, que la requête aurait dû être rejetée au stade préliminaire au motif qu’elle constituait un abus de procédure et était donc irrecevable.
Il est troublant, compte tenu en particulier de cette opinion dissidente, de constater que même alors la Cour a jugé bon de rejeter l’exception d’abus de procédure soulevée par la France en se contentant de réciter le mantra des «éléments attestant clairement» et des «circonstances exceptionnelles», expressions désormais rituelles quoiqu’opaques.
«En la présente affaire, la Cour ne considère pas que la Guinée équatoriale, qui a établi une base de compétence valable, devrait voir sa demande rejetée à un stade préliminaire s’il n’existe pas d’éléments attestant clairement que son comportement pourrait procéder d’un abus de procédure. Or, pareils éléments n’ont pas été présentés à la Cour. Seules des circonstances exceptionnelles peuvent justifier que la Cour rejette pour abus de procédure une demande fondée sur une base de compétence valable. La Cour estime ne pas être en présence de telles circonstances en l’espèce.»30
La Cour semble résolue à entretenir le mystère qui enveloppe depuis quatre-vingt-quinze ans le principe de l’abus de procédure, maintenant dans le flou les Etats comparaissant devant elle, qui se demandent alors si elle-même sait ce que recouvre ce principe ou, a fortiori, à quel moment il devient applicable. La Cour aurait donc tout intérêt à préciser tant le principe lui-même que les critères requis pour qu’il trouve à s’appliquer.
10. Juste après avoir rendu son arrêt sur les Immunités et procédures pénales, la Cour en a rendu un autre, en l’affaire relative à Certains actifs iraniens, par lequel elle rejetait les exceptions préliminaires d’incompétence et d’irrecevabilité soulevées par les Etats-Unis. Dans cette instance, le défendeur lui demandait de rejeter la requête au motif, notamment, de ce qu’il en est venu à appeler
27 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 335, par. 146.
28 Ibid., p. 336, par. 150.
29 Ibid., p. 337, par. 151.
30 Ibid., p. 336, par. 150.
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un «abus de procédure»
31, arguant que «les conditions fondamentales sous-jacentes au traité [d’amitié, de commerce et de droits consulaires signé entre les Etats-Unis et l’Iran en 1955] n’exist[aient] plus», et que «la tentative de l’Iran consistant à fonder la compétence de la Cour sur le traité ne vis[ait] pas à protéger des droits sanctionnés par le traité, mais plutôt à impliquer la Cour dans un différend stratégique plus large»32. Comme elle le fait habituellement lorsqu’elle examine des allégations d’«abus de procédure», la Cour n’a consacré que trois des 126 paragraphes de son arrêt au rejet de cette demande33. Renvoyant aux décisions rendues dans l’affaire relative aux Immunités et procédures pénales et dans celle de Certaines terres à phosphates à Nauru, elle s’est contentée d’énoncer la formule désormais consacrée selon laquelle elle ne peut conclure à l’irrecevabilité d’une requête pour abus de procédure que dans des «circonstances exceptionnelles» et s’il existe des «éléments attestant clairement» ledit abus. Or, la Cour n’a jamais défini ces deux critères ni même la notion d’«abus de procédure» proprement dite, ainsi que la juge Donoghue l’a souligné dans son opinion dissidente en l’affaire relative aux Immunités et procédures pénales. (Si, en l’affaire relative à Certains actifs iraniens, j’ai moi-même souscrit au rejet de la thèse américaine de l’abus de procédure, les faits de la présente instance sont tellement différents que force m’est de considérer que ce même motif justifie l’irrecevabilité de la requête en l’espèce.)
11. Moins de sept mois après Certains actifs iraniens, la Cour a été amenée à se prononcer sur une exception soulevée par le Pakistan à la recevabilité d’une requête de l’Inde sur le fondement d’abus de procédure allégués. Pour rejeter cette demande, la Cour a répété les énoncés relatifs aux «circonstances exceptionnelles» et aux «éléments attestant clairement» formulés dans Certains actifs iraniens et Immunités et procédures pénales, mais elle a toutefois examiné la teneur des allégations «d’abus de procédure» du Pakistan avant de les juger infondées34.
C. L’arrêt de la Cour dissuade les Etats d’accepter le règlement des différends par des moyens juridiquement non contraignants
12. Je tiens à souligner une nouvelle fois que le simple fait pour la Cour d’avoir envisagé la possibilité, en se refusant à déclarer irrecevable pour abus de procédure la requête déposée en la présente affaire, de contribuer à donner un avantage manifestement «illégitime» au demandeur en imposant au défendeur un arrêt juridiquement contraignant qui l’obligerait à honorer des engagements pris dans un cadre qui, lui, ne l’est pas  le plan d’action  et dont il était libre, d’un point de vue juridique, de se retirer, comme il l’a fait, alors que le demandeur pour sa part resterait libre de ne tenir aucun compte de cet instrument politique (ce qu’il fait depuis des mois, ainsi que son ministre des affaires étrangères l’a officiellement confirmé), ce simple fait est en contradiction flagrante avec la volonté des Parties de parvenir à une résolution pacifique de leurs divergences au moyen du plan d’action. En tant qu’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies (ONU), la Cour se doit, lorsqu’elle se prononce sur une exception d’irrecevabilité visant une requête dont elle est saisie, de garder à l’esprit les dispositions de la Charte des Nations Unies, en particulier, au chapitre I, le paragraphe 1 de l’article 1 («prendre des mesures … efficaces en vue de prévenir et d’écarter les menaces à la paix») et le paragraphe 3 de l’article 2 («Les Membres de l’Organisation règlent leurs différends internationaux par des moyens pacifiques, de telle manière que la paix et la sécurité internationales ainsi que la justice ne soient pas mises en danger»). Pour s’acquitter de ces obligations communes, les parties au plan d’action ont choisi de recourir à un instrument politique qui n’est pas  ni alors ni aujourd’hui  juridiquement contraignant. Si elles l’ont voulu non
31 Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 40-41, par. 100-101 ; CR 2018/28, p. 35, par. 2 (Bethlehem).
32 Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 42, par. 107.
33 Ibid., p. 42-43, par. 113-115.
34 Jadhav (Inde c. Pakistan), arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 431-433, par. 40-50.
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contraignant, c’est, ainsi que le défendeur l’a expliqué dans ses exceptions préliminaires (par. 5.28), parce que cet instrument «facilit[ait] l’obtention d’une solution pratique et rapide … perm[ettant] de lever divers obstacles politiques internationaux tout en tenant compte d’importantes considérations internes sur les plans juridique et politique». Le refus de la Cour de conclure en l’espèce à l’irrecevabilité de la requête, conjugué à ce qui ressemble fort à un désintérêt profond, manifesté par sa devancière et elle-même depuis quatre-vingt-quinze ans, à l’égard de la notion d’abus de procédure, aura sans nul doute pour effet de décourager les Etats de s’efforcer de s’acquitter des obligations qui leur incombent au titre de la Charte des Nations Unies par des moyens juridiquement non contraignants, lesquels sont parfois, comme c’était le cas pour les Parties ici en présence, les seuls dont ils disposent pour y parvenir, en raison de considérations internes d’ordre constitutionnel et politique.
D. L’avenir incertain de l’abus de procédure
13. Ainsi, quatre-vingt-quinze ans après sa naissance, la notion d’«abus de procédure» demeure le graal du droit international, dans le traitement qu’en fait la Cour, à savoir un concept légendaire et mystérieux, dénué de dimensions, de forme et de contenu, assorti de «critères» d’application non définis, et dont l’invocation n’a en conséquence jamais abouti, ni devant la Cour ni devant la CPJI, quoique le sujet soit régulièrement débattu (en particulier ces derniers temps). Nul doute que le «précédent» que constitue la non-application perpétuelle de l’abus de procédure se poursuivra tant que la Cour n’aura pas donné corps à ce principe, par une délimitation de son contenu, totalement inexistante à ce jour, et par une définition plus précise des critères relatifs aux «circonstances exceptionnelles» et «éléments attestant clairement» qui sont requis pour conclure à l’irrecevabilité d’une demande sur ce fondement. Si la Cour ne fait pas cela, et si ce «précédent» nonagénaire de la non-application du «principe» de l’abus de procédure se poursuit, celui-ci pourrait bien connaître le sort que décrivait Benjamin Disraeli, le 22 février 1848, lorsqu’il disait qu’«[u]n précédent immortalise un principe»35.
II. ALINÉA B) DU PARAGRAPHE 1 DE L’ARTICLE XX
A. Distinctions entre les alinéas a), b), c) et d) du paragraphe 1
14. La Cour n’a, à ce jour, pas été en mesure d’établir la moindre distinction entre les alinéas a), b), c) et d) du paragraphe 1 de l’article XX du traité d’amitié, qui se lit comme suit :
«1. Le présent Traité ne fera pas obstacle à l’application de mesures :
a) Réglementant l’importation ou l’exportation de l’or ou de l’argent ;
b) Concernant les substances fissiles, les sous-produits radioactifs desdites substances et les matières qui sont la source de substances fissiles ;
c) Réglementant la production ou le commerce des armes, des munitions et du matériel de guerre, ou le commerce d’autres produits lorsqu’il a pour but direct ou indirect d’approvisionner des unités militaires ;
d) Ou nécessaires à l’exécution des obligations de l’une ou l’autre des Hautes Parties contractantes relatives au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité
35 B. Disraeli, «Speech on the Expenditures of the Country (February 22, 1848)» in J. Bartlett, Familiar Quotations (13e éd., 1955), p. 512b.
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internationales ou à la protection des intérêts vitaux de cette Haute Partie contractante sur le plan de la sécurité».
J’ai, dans la présente affaire comme dans celle relative à Certains actifs iraniens, souscrit à l’idée qu’un moyen tiré de l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article XX relevait du fond, conformément à ce qu’avait conclu la Cour en l’affaire des Plates-formes pétrolières en se référant à l’arrêt relatif aux Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, précédent qu’elle a également cité dans Certains actifs iraniens (par. 45). Tant dans cette instance-là que dans la présente espèce, il me semble évident, au vu des allégations présentées par les Etats-Unis à l’appui de ce moyen, qu’une décision quant à l’opportunité de «mesures … nécessaires … à la protection des intérêts vitaux [américains] … sur le plan de la sécurité»  défense qui n’a pas un caractère discrétionnaire  implique un si grand nombre d’éléments qu’elle ne peut être examinée qu’au stade du fond.
15. Dans l’affaire relative à Certains actifs iraniens, les Etats-Unis avaient aussi invoqué l’alinéa c) du paragraphe 1 de l’article XX36, mais ce moyen avait été écarté, dans l’arrêt, sans faire l’objet d’une analyse détaillée. Ainsi, ayant indiqué au sujet de l’alinéa d) du paragraphe 1 (par. 45) qu’elle «ne vo[yait] aucune raison en l’espèce de s’écarter de ses conclusions antérieures», la Cour a, s’agissant de l’alinéa c), énoncé ce qui suit (par. 46-47) :
«De l’avis de la Cour, cette même interprétation s’applique également à l’alinéa c) du paragraphe 1 de l’article XX du traité dès lors qu’il n’existe, à cet égard, aucune raison pertinente pour le distinguer de l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article XX.
La Cour conclut de ce qui précède que les alinéas c) et d) du paragraphe 1 de l’article XX ne restreignent pas sa compétence mais offrent seulement aux Parties une défense au fond.»37
Pour être tout à fait honnête, en l’affaire relative à Certains actifs iraniens, je n’ai pas moi-même cru devoir distinguer les alinéas c) et d) du paragraphe 1. Dans la mesure où la demande portait alors sur des dommages découlant du fait que des actifs iraniens relevant de la juridiction des Etats-Unis avaient été saisis au profit de demandeurs américains en exécution de décisions prononcées par défaut contre l’Iran dans des procédures engagées devant les juridictions américaines, et compte tenu du libellé de l’alinéa c), j’étais d’avis que cette disposition, au moins dans cette situation, exigeait clairement d’être examinée au stade du fond, comme l’alinéa d) et pour les raisons exposées ci-dessus38.
16. Dans la présente affaire, en revanche, l’alinéa b) du paragraphe 1 aurait dû être considéré comme fondant une exception ayant un caractère réellement préliminaire, compte tenu de son libellé et des nombreuses déclarations dans lesquelles l’une et l’autre des Parties en reprennent expressément les termes pour désigner précisément les sanctions limitées objet de la requête. Pour commencer, les alinéas b) et d) sont examinés conjointement dans l’arrêt, qui répète (au paragraphe 109) les formules rituelles de l’affaire des Plates-formes pétrolières et de celle relative à Certains actifs iraniens en rappelant que, dans l’arrêt rendu dans la seconde, la Cour avait «dit que l’interprétation qu’elle donnait du paragraphe 1 de l’article XX, s’agissant de l’alinéa d), s’appliquait également à l’alinéa c)» et «fait observer qu’il n’existait à cet égard «aucune raison pertinente
36 Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 23, par. 38.
37 Ibid., p. 25, par. 46-47.
38 L’alinéa a), contrairement aux autres, semble n’avoir jamais donné lieu à un examen par la Cour.
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pour … distinguer [l’alinéa c)] de l’alinéa d)»». Sans fournir davantage d’analyse, la Cour estime, dans la phrase suivante, «qu’il n’existe pas davantage de raison pertinente pour distinguer l’alinéa b), lequel offre seulement une éventuelle défense au fond», puis tente une fois d’expliquer en quoi il y a lieu d’examiner cette disposition au stade du fond (par. 111)
39 :
«Le demandeur soutient que l’alinéa b), qui fait référence aux mesures «[c]oncernant les substances fissiles, les sous-produits radioactifs desdites substances et les matières qui sont la source de substances fissiles», doit être interprété comme se rapportant uniquement à des mesures telles que celles concernant spécifiquement l’exportation ou l’importation des substances fissiles. Toutefois, selon le défendeur, l’alinéa b) s’applique à toutes les mesures, quelle qu’en soit la teneur, qui visent le programme nucléaire de l’Iran, dès lors qu’elles peuvent toutes être considérées comme visant l’utilisation de substances fissiles. La question de l’interprétation à donner de l’alinéa b) et celle des effets qu’il produit en l’espèce n’ont pas un caractère préliminaire et devront être examinées au stade du fond.»
B. Dès lors que l’Iran déclare contester des sanctions «liées au nucléaire», il ne peut y avoir de différend sur le point de savoir si lesdites sanctions concernent «les substances fissiles»
17. La décision de la Cour à cet égard est regrettable en ce qu’elle méconnaît à la fois les termes clairs de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article XX et les déclarations faites par les deux Parties, individuellement, collectivement et dans le texte même du plan d’action, dont la teneur confirme que le groupe limité de sanctions objet de la requête «[c]oncern[e] les substances fissiles, les sous-produits radioactifs desdites substances et les matières qui sont la source de substances fissiles».
18. Le terme «concerner» pourrait difficilement avoir un sens plus large, contrairement à celui de «réglementer» qui figure aux alinéas a) et c) du paragraphe 1 et à l’expression «nécessaires … à la protection des intérêts vitaux … sur le plan de la sécurité» à l’alinéa d) du même paragraphe. Le dictionnaire de langue anglaise Oxford English Dictionary donne deux acceptions pertinentes du verbe «to relate to», qui correspond à «concerner» dans la traduction française du traité : la première est «to have reference to ; to refer to» (avoir trait à, se rapporter à) et la seconde est «to have some connection with ; to stand in relation to» (avoir un rapport avec, être lié à)40. Aucune de ces acceptions ne permet de penser qu’une mesure donnée et les substances fissiles doivent être unies par un lien intrinsèque absolu, telles des soeurs siamoises. Au contraire, ce lien est le plus distant que l’on puisse imaginer. Il est compréhensible que le traité d’amitié ait voulu laisser aux Parties une telle souplesse s’agissant des substances fissiles, puisqu’à l’époque où ce traité a été conclu, en 1955, les questions de prolifération nucléaire étaient extrêmement sensibles et cruciales pour la paix et la sécurité internationales (et le sont toujours aujourd’hui). Les mesures punitives sont considérées comme un outil important contre la prolifération nucléaire, comme en témoignent plusieurs résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU visant le programme nucléaire iranien et autorisant des sanctions contre l’Iran41.
39 Dans l’affaire relative à Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), la Cour n’a pas dit que l’invocation par les Etats-Unis de l’alinéa c) était dépourvue de caractère préliminaire, se contentant d’indiquer que cette disposition «offr[ait] seulement aux Parties une défense au fond» (exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 25, par. 47). La logique suivie par la Cour dans le présent arrêt à l’égard de l’alinéa b) est donc inédite.
40 «relate, v.», OED Online (Oxford University Press), consulté en septembre 2020.
41 Dont les résolutions 1747 (2007), 1803 (2008) et 1929 (2010).
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19. L’on ne saurait nier que les termes «substances fissiles» évoquent principalement les substances nucléaires et leur traitement, les centrales nucléaires et les armes nucléaires42. Toutes choses «liées au nucléaire» sont nécessairement des choses «[c]oncernant les substances fissiles». D’innombrables déclarations officielles iraniennes et américaines confirment que les sanctions de la catégorie restreinte de sanctions visée par la requête de l’Iran sont «liées au nucléaire». Au stade des mesures conservatoires, l’agent de l’Iran a rappelé que, le 8 mai 2018, les Etats-Unis avaient annoncé leur intention de «rétablir les sanctions nucléaires imposées au régime iranien»43. De fait, le président américain commence la déclaration qu’il a faite ce jour-là en ces termes : «je souhaiterais aujourd’hui informer le monde de nos efforts pour empêcher l’Iran d’acquérir l’arme nucléaire», et la conclut comme suit : «il m’apparaît clairement que ce n’est pas dans le cadre [du plan d’action] que nous pouvons empêcher une bombe nucléaire iranienne»44. Ainsi, la décision du 8 mai 2018, qui constitue le fons et origo des demandes de l’Iran en l’espèce, concernait elle-même, à l’évidence, des préoccupations au sujet de la prolifération nucléaire en Iran. Le texte du plan d’action le confirme également, tout comme des déclarations faites par les participants lorsque cet instrument a été parachevé. Au point v de son préambule, le plan d’action annonce qu’il «entraînera la levée de toutes les sanctions … nationales relatives au programme nucléaire de l’Iran»45. Au paragraphe 24, il indique que «[l]e groupe E3/EU et les Etats-Unis fournissent, dans l’annexe II, une liste complète et détaillée de toutes les sanctions et mesures restrictives liées aux activités nucléaires qu’ils lèveront conformément à l’annexe V»46. A la section 4 de l’annexe II du plan d’action, les Etats-Unis «s’engagent à cesser d’appliquer toutes les sanctions liées au nucléaire énoncées dans les sections 4.1 à 4.9 … et à s’efforcer d’obtenir des mesures législatives appropriées ou la modification des textes en vigueur pour y mettre fin»47. Ainsi, tant les Etats-Unis que l’Iran ont accepté le texte d’un accord qui dispose, à maintes reprises et en des termes clairs, que les sanctions américaines qui vont être levées sont des sanctions «[c]oncernant» le programme nucléaire iranien. Dans une déclaration conjointe publiée en juillet 2015, au moment où le plan d’action venait d’être mis au point, la haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et le ministre iranien des affaires étrangères ont annoncé être «parvenus à un accord sur la question nucléaire iranienne»48. Ils ajoutaient dans cette déclaration que le plan d’action intégrait «le propre plan à long terme de l’Iran, avec des restrictions au programme nucléaire iranien arrêtées d’un commun accord, et entraînera[it] la levée de toutes les sanctions imposées par le Conseil de sécurité des Nations Unies et des sanctions multilatérales ou nationales relatives au programme nucléaire de l’Iran»49.
42 Selon l’Oxford English Dictionary, le terme «fissile» («fissionable, adj.») désigne ce qui est susceptible de subir la fission nucléaire. OED Online (Oxford University Press), consulté en septembre 2020.
43 CR 2018/16, p. 19, par. 3 (Mohebi).
44 Requête introductive d’instance de la République islamique d’Iran, annexe 3, remarques du président Trump sur le Joint Comprehensive Plan of Action, 8 mai 2018, p. 1-2.
45 Mémoire de la République islamique d’Iran, vol. II, annexe 10, p. 97, Plan d’action, préambule, point v ; les italiques sont de moi.
46 Ibid., p. 104, Plan d’action, par. 24 ; les italiques sont de moi.
47 Ibid., p. 131, Plan d’action, annexe II, sect. 4 ; les italiques sont de moi.
48 Exceptions préliminaires des Etats-Unis d’Amérique, annexe 118, Joint Statement by EU High Representative Federica Mogherini and Iranian Foreign Minister Javad Zarif, 14 juillet 2015, p. 1.
49 Ibid., p. 2 ; les italiques sont de moi.
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C. L’Iran a lui-même admis pendant la procédure que les sanctions contestées étaient «liées au nucléaire»
20. L’on trouve dans le contexte même de la présente instance d’autres exemples de la reconnaissance par l’Iran de la nature «lié[e] au nucléaire» des sanctions américaines. Au stade des mesures conservatoires, l’agent de l’Iran a déclaré ce qui suit :
«Permettez-moi de rappeler le contexte factuel de la décision des Etats-Unis de rétablir et durcir les mesures restrictives et les sanctions contre le nucléaire iranien. Ces sanctions liées au nucléaire, Monsieur le président, que l’Iran a toujours jugées illicites, ont été multipliées par les Etats-Unis, d’abord en 1996, puis en 2006 et au-delà, au moyen d’une série de textes adoptés par les pouvoirs législatif et exécutif pour cibler des secteurs entiers de l’économie iranienne ainsi que de nombreux ressortissants iraniens.»50
Dans son mémoire, l’Iran reconnaît que «le plan d’action a levé des sanctions qui avaient été motivées par l’existence d’un prétendu programme militaire nucléaire iranien»51. Au chapitre II de cet exposé écrit, il annonce qu’il «décrira de façon détaillée les «sanctions liées au nucléaire» telles qu’elles ont été rétablies, afin d’en clarifier le but, la portée, les modalités particulières et la mise en oeuvre»52. Dans ses observations et conclusions sur les exceptions préliminaires des Etats-Unis, l’Iran dit sans détour que
«[l]a requête déposée par l’Iran en l’espèce soulève des questions fondées sur des considérations juridiques, qui consistent à savoir si, en rétablissant des sanctions liées au nucléaire après le 8 mai 2018 [sic], les Etats-Unis ont manqué aux obligations juridiques qui leur incombaient au titre d’un instrument international valide, le traité d’amitié»53.
D. Dans la jurisprudence de la Cour, les déclarations contraires aux intérêts de leur auteur sont acceptées comme «une sorte d’aveu»
21. Ainsi que l’a dit la Cour dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci,
«[l]e dossier soumis à la Cour contient … des déclarations de représentants d’Etats, parfois du plus haut niveau dans la hiérarchie politique. Certaines de ces déclarations ont été faites devant des organes officiels de l’Etat ou d’une organisation régionale ou internationale et figurent dans les comptes rendus officiels de ces institutions. D’autres, prononcées lors de conférences de presse ou d’interviews, ont été rapportées par la presse écrite locale ou internationale. La Cour considère que des déclarations de cette nature, émanant de personnalités politiques officielles de haut rang, parfois même du rang le plus élevé, possèdent une valeur probante particulière lorsqu’elles reconnaissent
50 CR 2018/16, p. 21, par. 10 (Mohebi) ; les italiques sont de moi.
51 Mémoire de la République islamique d’Iran, par. 9.21.
52 Ibid., par. 2.4 ; les italiques sont de moi.
53 Observations et conclusions de la République islamique d’Iran sur les exceptions préliminaires des Etats-Unis d’Amérique, par. 4.34 b) ; les italiques sont de moi.
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des faits ou des comportements défavorables à l’Etat que représente celui qui les a formulées. Elles s’analysent alors en une sorte d’aveu.»
54
Comme il a été dit plus haut, en l’espèce, la nature «lié[e] au nucléaire» des sanctions en cause a été reconnue non seulement dans les déclarations officielles de hauts représentants iraniens, mais également dans le texte même du plan d’action et dans les commentaires portant sur cet instrument. En outre, l’agent de l’Iran en personne a fait des déclarations semblables à la toute première audience en l’affaire, et on en trouve plusieurs autres dans le mémoire et dans les observations et conclusions sur les exceptions préliminaires des Etats-Unis que l’Iran a soumis en la présente instance. Ces déclarations constituent ainsi un aveu tacite55.
E. Application de la convention de Vienne sur le droit des traités
22. Pour examiner la question, la Cour ne s’est pas référée à la convention de Vienne sur le droit des traités (ci-après la «convention de Vienne»). Or, je suis d’avis qu’il y avait lieu d’en appliquer l’article 31. Selon moi, si l’on avait interprété l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article XX du traité d’amitié «de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but», conformément au paragraphe 1 de l’article 31 de la convention de Vienne, force aurait été de conclure que l’exception préliminaire des Etats-Unis fondée sur ledit alinéa b) emportait rejet de la requête. Le «sens ordinaire» des termes «[c]oncernant les substances fissiles» ne pouvait faire aucun doute. Quant au contexte du traité d’amitié, il ne comprenait, parmi les éléments énoncés au paragraphe 2 de l’article 31 de la convention de Vienne, que «le texte, préambule et annexes inclus» (ces dernières étant inexistantes) du traité. Le préambule, qui énonce «l’objet et le but» qu’entendent refléter les articles du traité d’amitié, se lit comme suit :
«Les Etats-Unis d’Amérique et l’Iran, animés du désir de développer les relations amicales qui unissent depuis longtemps leurs deux peuples, de réaffirmer dans la direction des affaires humaines les principes supérieurs auxquels ils sont attachés, d’encourager les échanges et les investissements mutuellement profitables et l’établissement de relations économiques plus étroites entre leurs peuples et de régler leurs relations consulaires, ont décidé de conclure, sur la base de l’égalité réciproque de traitement, un Traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires.» (Les italiques sont de moi.)
Aux fins de l’espèce, le fait que le traité d’amitié, dans son préambule, insiste sur la volonté d’«encourager les échanges et les investissements mutuellement profitables et l’établissement de relations économiques plus étroites entre leurs peuples», et soit globalement «de nature essentiellement commerciale», comme je l’ai fait observer dans mon opinion individuelle en l’affaire relative à Certains actifs iraniens (par. 19), n’est nullement incompatible avec l’existence de dispositions telles que l’alinéa b) du paragraphe 1, et aussi l’alinéa d), qui offrent aux deux Etats parties une «issue de secours» pour sortir de leurs relations commerciales si surgissaient des problèmes sérieux exigeant de limiter, voire de ne pas poursuivre, ces relations. Cependant, contrairement à l’alinéa d), l’alinéa b) du paragraphe 1 est, par son libellé, susceptible d’être examiné à un stade préliminaire. Le «contexte» des termes du traité d’amitié est à lui seul significatif. En ce sens, le paragraphe 1 de l’article XX lui-même est un élément de contexte pertinent en ce que les termes «[c]oncernant les substances fissiles» figurant à son alinéa b) ont à l’évidence une portée
54 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 41, par. 64 ; voir aussi Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 206, par. 78.
55 «Admission against interest», ce que le dictionnaire juridique de langue anglaise Black’s Law Dictionary (11e éd., 2019) définit comme «une déclaration par laquelle une personne reconnaît un fait qui lui est défavorable [en particulier] s’il a la qualité de plaideur» (Le Vocabulaire juridique de G. Cornu définit l’aveu tacite comme un «aveu résultant d’une déclaration ou d’un agissement ou attitude impliquant la véracité du fait allégué» NdT).
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assez différente de celle de la notion de «[r]églement[ation]», qu’il s’agisse de réglementer «l’importation ou l’exportation de l’or ou de l’argent», comme prévu à l’alinéa a), ou «la production ou le commerce des armes» et autres, comme prévu à l’alinéa c), sans parler de l’expression «nécessaires … à la protection des intérêts vitaux … sur le plan de la sécurité» à l’alinéa d) du même paragraphe 1. Les alinéas a) ou c) du paragraphe 3 de l’article 31 de la convention de Vienne ne sont en rien applicables ici, et le paragraphe 4 ne l’est pas davantage.
23. Il ne reste, aux fins de l’application de la convention de Vienne, que l’élément prévu à l’alinéa b) du paragraphe 3 de l’article 31, à savoir l’éclairage qu’offre «toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité», et les «[m]oyens complémentaires d’interprétation» prévus à l’article 32, qui comprennent, sans s’y limiter, les travaux préparatoires, lesquels n’apportent rien de pertinent pour analyser l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article XX du traité d’amitié, et les «circonstances dans lesquelles le traité a été conclu». A propos de ces dernières, il convient de rappeler une fois de plus que, même à l’époque où le traité d’amitié a été conclu, en 1955, les questions de prolifération nucléaire étaient extrêmement sensibles et cruciales pour la paix et la sécurité internationales. Nul doute que les Etats-Unis auront effectivement souhaité se réserver le droit de prendre des «mesures», contraires au traité d’amitié dans d’autres circonstances, pour mettre un terme à une possible prolifération nucléaire, et que l’Iran à l’époque y aura volontiers consenti. C’était au plus fort de la guerre froide, à une période où étaient conclus nombre de traités et autres alliances régionales de défense mutuelle. De fait, il est notoire que c’est précisément en 1955 que le président des Etats-Unis, le général Eisenhower, et son secrétaire d’Etat, John Foster Dulles, ont encouragé et soutenu de diverses manières la formation, le 24 février, du traité d’organisation du Moyen-Orient, connu sous le nom de pacte de Bagdad, dont les Etats membres étaient l’Iran, l’Iraq, le Pakistan, le Royaume-Uni et la Turquie, et qui devint par la suite l’Organisation du traité central (ou CenTo d’après son acronyme anglais). Le traité d’amitié fut signé le 15 août 1955, juste six mois plus tard56. Le CenTo prit fin en 1979, année de la révolution islamique en Iran. Les «[m]oyens complémentaires d’interprétation» n’étant pas définis, les nombreuses déclarations de représentants autorisés de l’Iran et des Etats-Unis que j’ai mentionnées plus haut, ainsi que le langage du plan d’action lui-même, qui indiquent tous que ce sont précisément les sanctions objet de la requête qui sont «liées au nucléaire», pouvaient servir à déterminer le sens de l’alinéa b) du paragraphe 1 et auraient dû avoir conduit au rejet de ladite requête.
(Signé) Charles N. BROWER.
___________
56 Voir «CENTO», in Digest of International Law, 1971, vol. 12, p. 886.

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Opinion individuelle, en partie concordante et en partie dissidente, de M. le juge ad hoc Brower

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