Opinion dissidente de M. le juge Gevorgian

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OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE GEVORGIAN
[Traduction]
Désaccord avec la conclusion par laquelle la Cour s’est déclarée compétente  Cour n’ayant pas établi que le Venezuela avait consenti sans équivoque à sa compétence — Choix par le Secrétaire général du moyen de règlement en application du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève n’étant pas juridiquement contraignant à l’égard des Parties  Analyse par la Cour du libellé du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève n’établissant pas que le choix du Secrétaire général est contraignant  Objet et but de l’accord de Genève devant être considérés comme consistant à aider les Parties à parvenir à un accord pour régler le différend  Cour méconnaissant le libellé de l’accord de Genève, qui contredit sa conclusion  Documents cités par la Cour n’étayant pas l’idée selon laquelle le choix par le Secrétaire général du moyen de règlement est juridiquement contraignant  Autres raisons données par la Cour pour conclure que le consentement requis a été donné n’étant pas convaincantes.
1. J’ai souscrit à la conclusion par laquelle la Cour s’est, à l’unanimité, déclarée incompétente pour connaître des demandes présentées par la République coopérative du Guyana (ci-après le «Guyana») qui sont fondées sur des faits survenus après la signature de l’accord de Genève. En revanche, je suis en désaccord avec la conclusion par laquelle la Cour s’est déclarée compétente pour connaître de la requête du Guyana dans la mesure où celle-ci se rapporte à la validité de la sentence arbitrale du 3 octobre 1899 et à «la question connexe du règlement définitif du différend concernant la frontière terrestre» entre les Parties. J’exposerai dans la présente opinion les raisons de mon désaccord avec l’approche de la Cour.
2. Selon moi, l’arrêt rendu en l’espèce porte atteinte au principe fondamental du consentement des parties à la compétence de la Cour et est contraire au Statut de celle-ci ainsi qu’à sa jurisprudence. Dans ses arrêts antérieurs, la Cour a non seulement estimé que, comme le prévoit le Statut, le consentement des parties était requis pour qu’elle puisse exercer sa compétence, mais aussi que celui-ci devait être «avéré», «non équivoque» et «indiscutable»1. Or, dans le présent arrêt, elle fait fi de ce strict critère aux fins d’établir le consentement, prenant la décision sans précédent d’exercer sa compétence sur le fondement d’un traité qui ne la mentionne même pas et ne comporte aucune clause compromissoire. Cela est d’autant plus problématique que l’une des Parties a toujours refusé que le présent différend lui soit soumis, comme elle l’a encore récemment démontré en décidant de ne pas participer à la procédure, et ce, bien qu’elle ait présenté un mémorandum contenant de solides arguments juridiques qui, selon moi, n’ont pas été suffisamment pris en considération par la Cour. De surcroît, dans le contexte du présent différend, celle-ci aurait dû tenir compte de ce que l’affaire touche à des intérêts nationaux de la plus haute importance, tels que des droits sur de vastes portions de territoire.
3. L’approche de la Cour quant à la question du consentement est essentiellement erronée en ce qu’elle repose sur la conclusion selon laquelle le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève confère au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies le pouvoir de rendre une décision juridiquement contraignante en ce qui concerne le moyen de règlement à mettre en oeuvre par les Parties. Selon moi, cette interprétation n’est étayée ni par le libellé ni par l’objet et le but dudit instrument, lequel visait à aider les Parties à parvenir à un accord pour régler leur différend, et non à les soumettre à une forme particulière de règlement contre leur volonté.
1 Voir Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 204, par. 62.
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I. Caractère prétendument contraignant du choix de la Cour par le Secrétaire général
4. Au paragraphe 74 de l’arrêt, la Cour dit que «les Parties ont conféré au Secrétaire général le pouvoir de choisir, par une décision s’imposant à elles, les moyens à utiliser pour le règlement de leur différend»2. Cette conclusion est à mon sens contraire au libellé de l’accord de Genève, qui n’indique nullement que le Secrétaire général a le pouvoir de prendre des décisions juridiquement contraignantes. Sur ce point, la Cour fait en outre une interprétation erronée de l’objet et du but de cet instrument, ne tenant pas compte de certains éléments essentiels du préambule et du paragraphe 2 de l’article IV de celui-ci qui établissent tout à fait clairement que son véritable but est d’aider les Parties à parvenir à un «accord pour régler leur différend»3. Selon moi, les éléments sur lesquels la Cour se fonde pour étayer son interprétation de l’accord de Genève ne sont pas convaincants, et ce, pour les raisons exposées ci-après.
1. Libellé de l’accord de Genève
5. Au paragraphe 72 de l’arrêt, la Cour analyse les dispositions du paragraphe 2 de l’article IV selon lesquelles les Parties «shall refer the decision … to the Secretary-General» (en français : «s’en remettront, pour ce choix … au Secrétaire général»), et conclut que le terme «shall» «devrait être interprété comme imposant une obligation aux Etats parties», que le verbe «refer» (en français : «s’en remettre») «marque l’idée de confier une question à une tierce personne» et que le mot «decision» «n’est pas synonyme de «recommandation» et implique le caractère contraignant de l’acte pris par le Secrétaire général quant au choix du moyen de règlement». Sur cette base, la Cour parvient à la conclusion que «les Parties ont pris l’engagement juridique de respecter la décision de la tierce partie à laquelle elles ont conféré ce pouvoir»4. Je ne peux me rallier à cette interprétation, car les termes «shall» et «decision» n’emportent pas nécessairement la création d’une obligation juridique.
6. Bien qu’elle ait, dans le contexte du paragraphe 1 de l’article 4 de la convention de Palerme contre la criminalité organisée5, conclu que le terme «shall» imposait une obligation aux Etats parties, la Cour ne fournit aucune raison justifiant que ce terme, employé au paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, soit interprété de la même façon en la présente espèce. De fait, elle a jugé dans d’autres affaires que des dispositions conventionnelles contenant le terme «shall» n’imposaient pas d’obligations juridiques contraignantes aux parties6. En outre, l’expression «shall refer» n’indique pas nécessairement que les Parties ont confié à une tierce personne le pouvoir de prendre une décision juridiquement contraignante.
7. Alors même que, dans le présent arrêt, elle part du principe que le mot «decision» «n’est pas synonyme de «recommandation»», la Cour a clairement indiqué dans d’autres affaires qu’il pouvait en fait signifier «recommandation» et n’emportait donc pas nécessairement l’idée d’une obligation juridique devant être respectée. S’agissant des «décisions» de l’Assemblée générale visées à l’article 18 de la Charte des Nations Unies, elle a ainsi observé qu’elles
2 Voir paragraphe 74 de l’arrêt.
3 Voir Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 599, par. 109.
4 Voir paragraphe 72 de l’arrêt.
5 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 321, par. 92.
6 Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996, p. 812-814, par. 24-28.
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«compren[aient] … certaines recommandations», tandis que d’autres avaient une valeur et un effet de caractère impératif
7. La Cour a donc admis que le terme «décisions» figurant à l’article 18 ne désignait pas exclusivement des décisions juridiquement contraignantes.
8. En résumé, je suis d’avis que l’analyse que fait la Cour du libellé du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève n’établit pas que le choix du Secrétaire général quant au moyen de règlement est juridiquement contraignant à l’égard des Parties.
2. Objet et but de l’accord de Genève
9. La Cour dit également se fonder sur l’objet et le but de l’accord de Genève, qui, selon ce qu’elle affirme au paragraphe 73 de l’arrêt, «consistent à garantir le règlement définitif du différend entre les Parties»8. Cette interprétation est à mon sens erronée car elle ne tient pas compte de plusieurs passages importants du préambule et du reste du libellé de cet instrument.
10. Premièrement, la Cour omet d’examiner le quatrième alinéa du préambule de l’accord de Genève, qui prévoit que tout différend en suspens entre les parties doit «être résolu à l’amiable, d’une manière acceptable pour les deux parties». Cette affirmation ne devrait pas être prise comme un simple lieu commun. La Cour a en effet récemment estimé, dans l’affaire Ukraine c. Russie, que les «références au règlement «amiable»» d’un différend, faites aux articles 12 et 13 de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR»), indiquaient que «la procédure sous les auspices du Comité [de la CIEDR] vis[ait] à permettre à ces Etats de parvenir à un accord pour régler leur différend»9. A fortiori, il est permis de conclure que l’objectif de l’accord de Genève est de parvenir à un règlement amiable, d’une manière «acceptable pour les deux parties».
11. Je suis donc d’avis que les véritables objet et but de l’accord de Genève sont d’aider les Parties à parvenir à un accord pour régler le présent différend. Dès lors, le rôle du Secrétaire général pourrait s’apparenter à celui d’un conciliateur chargé d’assister celles-ci dans cette tâche, et non de leur imposer le choix d’un moyen de règlement.
12. Deuxièmement, je considère que l’approche de la Cour quant à l’objet et au but de l’accord de Genève est également erronée en ce qu’elle ne tient pas suffisamment compte de la seconde phrase du paragraphe 2 de l’article IV, laquelle se lit comme suit :
«Si les moyens ainsi choisis ne mènent pas à une solution du différend, ledit organisme ou, le cas échéant, le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, choisira un autre des moyens stipulés à l’Article 33 de la Charte des Nations Unies, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le différend ait été résolu ou jusqu’à ce que tous les moyens de règlement pacifique envisagés dans la Charte aient été épuisés.» (Les italiques sont de moi.)
7 Certaines dépenses des Nations Unies (article 17, paragraphe 2, de la Charte), avis consultatif, C.I.J. Recueil 1962, p. 163.
8 Voir paragraphe 73 de l’arrêt.
9 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 599, par. 109 ; les italiques sont de moi.
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13. Cette disposition exige du Secrétaire général qu’il continue de choisir parmi les moyens de règlement énumérés à l’article 33 jusqu’à parvenir à l’une des deux issues possibles, à savoir soit 1) le différend entre les Parties est réglé ; soit 2) tous les moyens de règlement pacifique envisagés à l’article 33 de la Charte des Nations Unies ont été épuisés. Par conséquent, rien dans le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève ne permet de présumer que le différend entre les Parties sera réglé de manière définitive.
14. A mon sens, il ressort clairement de cette disposition contenue au paragraphe 2 de l’article IV que les Parties, lorsqu’elles ont conclu l’accord de Genève, n’entendaient pas se soumettre à une méthode contraignante qui garantirait le règlement définitif du différend. Si telle avait été leur intention, elles auraient pu faire l’économie du dernier membre de phrase du paragraphe 2 de l’article IV et clore cette disposition par la formulation «et ainsi de suite, jusqu’à ce que le différend ait été résolu». Le paragraphe 2 de l’article IV doit donc être interprété comme exigeant l’accord des Parties avant que ne soit mis en oeuvre le moyen de règlement choisi par le Secrétaire général. Pareille interprétation expliquerait que le choix, par ce dernier, d’un moyen contraignant tel que le règlement judiciaire puisse ne pas permettre de régler le différend, étant donné que les Parties pourraient ne pas s’entendre sur sa mise en oeuvre. J’estime par conséquent que la dernière phrase du paragraphe 2 de l’article IV étaye l’interprétation selon laquelle l’accord de Genève vise à aider les Parties à parvenir à un accord pour régler le différend, et non à ce que quelque tierce partie leur impose un règlement.
15. Au paragraphe 86 de l’arrêt, la Cour propose une autre interprétation, peu convaincante, pour expliquer le dernier membre de phrase du paragraphe 2 de l’article IV. Elle avance que cette formulation pourrait correspondre à l’hypothèse où une décision judiciaire ne réglerait que partiellement le différend opposant les Parties, avant d’admettre que ce scénario serait contraire à l’objet et au but de l’accord de Genève10. Autrement dit, au lieu de reconnaître que l’interprétation qu’elle fait de ces derniers est en contradiction avec le libellé du paragraphe 2 de l’article IV, la Cour soutient que les Parties ont choisi d’inclure dans cette disposition un membre de phrase qui ne trouverait à s’appliquer que si le but de l’accord n’était pas atteint.
16. A mon sens, cette interprétation du paragraphe 2 de l’article IV est artificielle et peu vraisemblable. Si elles avaient réellement prévu que le mécanisme établi par l’accord de Genève garantirait un règlement définitif du différend, les Parties n’auraient eu aucune raison d’inclure un membre de phrase envisageant que ledit instrument ne permette pas d’aboutir à un tel résultat. L’objet et le but de l’accord consistent à aider les Parties à parvenir à un accord pour régler le différend.
3. Eléments supplémentaires
A. Documents sur lesquels la Cour s’est appuyée
17. Afin d’établir que les Parties (et, en particulier, le Venezuela) souscrivaient à son interprétation du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, la Cour cite un certain nombre de documents publiés après la conclusion de ce dernier. Selon moi, rien dans ces documents n’indique que les Parties auraient accepté que le choix du Secrétaire général quant au moyen de règlement s’imposât juridiquement à elles. Plutôt que d’étayer la position de la Cour, les documents cités dans l’arrêt ne font que confirmer l’absence de consentement «non équivoque» et «indiscutable» à la compétence de la Cour, lequel est pourtant requis par la jurisprudence de cette dernière.
10 Voir paragraphe 86 de l’arrêt.
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18. La Cour commence par citer, au paragraphe 75, un extrait d’un document qui explique les raisons ayant poussé le Venezuela à ratifier le Protocole de Port of Spain, qui imposait un moratoire de 12 ans sur l’application de l’article IV de l’accord de Genève. Il y est indiqué qu’
«il existait une possibilité qu[’]une question d’une importance aussi vitale … que la détermination des moyens de règlement du différend échappe aux deux Parties directement intéressées et que la décision revienne à une institution internationale choisie par elles ou, à défaut, au Secrétaire général des Nations Unies»11.
19. Le passage précité ne signifie nullement que le Venezuela considérait que le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève conférait au Secrétaire général le pouvoir de rendre des décisions contraignantes. Il témoigne tout au plus de ce que le Venezuela avait compris que, si cette disposition devait être mise en oeuvre, le choix des moyens de règlement ne relèverait plus de négociations directes entre les Parties. Du reste, dans ce même document cité par la Cour, il est également question de l’un des «principaux avantages» du Protocole de Port of Spain, à savoir «éviter que notre différend frontalier avec le Guyana soit soustrait (dans un laps de temps très court, peut-être de trois mois) aux négociations directes entre les parties intéressées pour être confié à des tierces parties»12. De fait, dès lors qu’elles ont confié le choix du moyen de règlement au Secrétaire général, les Parties n’ont plus mené de négociations directes, mais ont eu recours à d’autres formes de règlement pacifique des différends (telles que les bons offices). Cela ne signifie pas pour autant que le Secrétaire général avait le pouvoir de rendre des décisions contraignantes.
20. La Cour cite également, au paragraphe 77 de l’arrêt, une déclaration faite le 17 mars 1966 devant le Congrès national à l’occasion de la ratification de l’accord de Genève, dans laquelle le ministre vénézuélien des affaires étrangères, Ignacio Iribarren Borges, affirmait que «[l]e seul rôle conféré au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies consist[ait] à indiquer aux parties les moyens de règlement pacifique des différends prévus à l’article 33»13.
21. Cette déclaration n’étaye pas l’argument selon lequel les Parties sont tenues par le choix du Secrétaire général. Elle donnerait plutôt à penser que, aux yeux de celles-ci, le Secrétaire général ne pouvait pas rendre des décisions contraignantes. La Cour n’«indique» pas des solutions pour régler un différend ; elle rend une décision définitive. C’est un conciliateur ou un médiateur qui indique des solutions pour régler un différend, la décision finale revenant aux parties.
22. Au paragraphe 87 de l’arrêt, la Cour cite une déclaration commune faite par le ministre vénézuélien des affaires étrangères, son homologue britannique et le premier ministre de la Guyane britannique. Il est dit dans cette déclaration, publiée au moment de la signature de l’accord de Genève, que «[l]es délibérations ont permis d’aboutir à un accord dont les dispositions permettront de régler définitivement» le différend entre les Parties14. Il convient de relever qu’il n’y est pas dit que l’accord de Genève «garantira» ou «assurera» un règlement définitif du différend. L’utilisation du terme «enable» (en français : «permettront») indique simplement que les Parties étaient convenues que l’accord de Genève rendrait possible un règlement définitif. Cela cadre avec l’interprétation selon laquelle l’objet et le but de cet instrument consistent à aider les Parties à parvenir à un accord pour régler le différend, et non à «garantir le règlement définitif» de celui-ci.
11 Voir paragraphe 75 de l’arrêt.
12 Voir mémoire du Guyana, annexe 47, par. 8 b) ; les italiques sont de moi.
13 Voir paragraphe 77 de l’arrêt.
14 Voir paragraphe 87 de l’arrêt.
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23. En résumé, je ne considère pas que les documents sur lesquels la Cour s’est appuyée permettent d’établir que les Parties étaient convenues que le choix du Secrétaire général quant au moyen de règlement était contraignant.
B. Eléments dont la Cour n’a pas tenu compte
24. Selon moi, la Cour n’a pas suffisamment tenu compte de ce que, avant la conclusion de l’accord de Genève, le Venezuela avait à plusieurs reprises fait connaître qu’il s’opposait à ce qu’une tierce partie puisse trancher des questions concernant son territoire sans avoir obtenu son consentement sans équivoque. A cet égard, on notera qu’il avait, en 1939, conclu un traité bilatéral avec la Colombie qui prévoyait, de manière générale, que les différends soient réglés par conciliation ou règlement judiciaire. L’article II de ce traité excluait toutefois expressément que les différends ayant trait à l’intégrité territoriale des parties contractantes puissent être réglés par une tierce partie15. Un traité bilatéral similaire conclu en 1940 entre le Venezuela et le Brésil prévoyait, en son article IV, que les parties s’efforceraient de parvenir à un compromis avant de pouvoir soumettre tout différend au règlement judiciaire16. Ces instruments attestent que, avant 1966, le Venezuela n’était pas disposé à se soumettre à un règlement judiciaire sans son consentement exprès, notamment en ce qui concerne les différends territoriaux. La Cour aurait dû tenir compte de cette position.
II. Autres arguments concernant le consentement allégué des Parties au règlement judiciaire par la Cour
25. Outre le caractère supposément contraignant du pouvoir de décision du Secrétaire général, la Cour se fonde sur deux autres arguments pour tenter de démontrer que les Parties ont consenti à sa compétence. Premièrement, au paragraphe 82 de l’arrêt, elle déclare que, étant donné que le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève renvoie à l’article 33 de la Charte des Nations Unies, lequel fait mention du règlement judiciaire, les Parties ont «accepté l’éventualité que le différend soit réglé par cette voie»17, ajoutant que, si elles avaient souhaité écarter cette possibilité, elles auraient pu le faire durant leurs négociations18. Le fait d’«accept[er] l’éventualité» d’un recours au règlement judiciaire et le fait de consentir par avance sans équivoque à pareil règlement sont cependant deux choses très différentes. De plus, selon la propre logique de la Cour, si les Parties avaient souhaité consentir par avance à un règlement judiciaire par celle-ci, sans qu’il soit besoin d’un nouvel accord entre elles, elles auraient pu expressément inclure une disposition à cet effet au paragraphe 2 de l’article IV. Or, elles ne l’ont pas fait.
26. Deuxièmement, au paragraphe 114 de l’arrêt, la Cour avance que la décision du Secrétaire général visée au paragraphe 2 de l’article IV serait privée d’effet utile si sa mise en oeuvre était subordonnée à un nouveau consentement des Parties. Cet argument ne tient cependant pas compte de la possibilité que le Secrétaire général ait un rôle non contraignant dans le processus de règlement du différend, semblable à celui d’un conciliateur. S’il est vrai que le Secrétaire général n’entre en jeu que dans le cas où les Parties n’ont pas réussi à s’entendre sur un moyen de règlement, cela ne signifie cependant pas que son intervention non contraignante soit nécessairement inutile. Il ressort clairement de l’article 33 de la Charte des Nations Unies que la
15 Traité de non-agression, de conciliation, d’arbitrage et de règlement judiciaire, signé à Bogotá le 17 décembre 1939, Nations Unies, Recueil des traités, vol. 1257, deuxième partie, p. 468, art. II.
16 Traité pour le règlement pacifique des différends, signé à Caracas le 30 mars 1940, Nations Unies, Recueil des traités, vol. 51, deuxième partie, p. 309, art. IV.
17 Voir paragraphe 82 de l’arrêt.
18 Ibid.
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négociation est une forme de règlement des différends distincte de la conciliation ou de la médiation, ce qui atteste que ces deux dernières procédures ont une valeur propre, quand bien même la tierce partie en question n’aurait pas le pouvoir de prendre des décisions contraignantes.
III. Conclusion
27. Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis que rien dans l’accord de Genève ne permet de conclure, avec certitude et sans équivoque, que les Parties ont consenti à la compétence de la Cour. En conséquence, celle-ci a commis une erreur en se déclarant compétente pour connaître de la requête du Guyana.
28. Les dangers que présente l’approche de la Cour ressortent clairement de sa dernière conclusion par laquelle elle s’est déclarée compétente pour connaître de la question du «règlement définitif du différend concernant la frontière terrestre» entre le Guyana et le Venezuela19. Une décision sur ce point pourrait avoir des conséquences considérables pour les Parties, le fait que la Cour ait établi sa compétence à cet effet sur un instrument qui ne contient pas de clause compromissoire et ne la mentionne même pas étant donc préoccupant.
29. Plutôt que de chercher à se fonder sur un consentement non équivoque et indiscutable du Venezuela, comme l’exige sa jurisprudence, la Cour s’est efforcée de trouver des raisons d’exercer sa compétence en s’appuyant notamment sur les intentions présumées des Parties et une série de déclarations au mieux ambiguës. Elle a méconnu le libellé de l’accord de Genève, qui contredit entièrement sa position, et n’a pas été en mesure de citer quelque déclaration expresse permettant d’établir un consentement à sa compétence ou une reconnaissance du caractère juridiquement contraignant du choix du moyen de règlement par le Secrétaire général. Selon moi, cette approche est erronée et porte atteinte au principe fondamental du consentement des parties à la compétence de la Cour.
(Signé) Kirill GEVORGIAN.
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19 Voir point 1) du dispositif de l’arrêt.

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