Déclaration de M. le juge Robinson

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171_20201218_JUD_01-05-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE ROBINSON
[Traduction]
1. Bien que souscrivant à la conclusion énoncée dans le dispositif de l’arrêt, je tiens à formuler quelques observations succinctes sur la présente affaire.
2. Dans l’accord de Genève, les notions d’enchaînement des événements et d’étapes sont essentielles. Les événements s’enchaînent ainsi au rythme des étapes correspondant à la mise en oeuvre des différents moyens de règlement ; dans ce processus, le fait qu’un moyen particulier n’ait pas permis de régler le différend appelle la mise en oeuvre d’un autre moyen à cette même fin. Compte tenu des circonstances de l’espèce, cette méthode entraîne deux conséquences. Premièrement, à la dernière étape, le moyen de règlement retenu est de nature à permettre de régler le différend. Deuxièmement, dès lors que la dernière étape prévue au paragraphe 2 de l’article IV a été atteinte, les Parties ont accepté le moyen de règlement choisi par le Secrétaire général, c’est-à-dire le recours à la Cour internationale de Justice, et, ce faisant, consenti à la compétence de celle-ci à l’égard du différend. Cette seconde conséquence revêt une importance particulière, puisque l’accord de Genève ne comporte pas la clause compromissoire habituelle qui, dans un traité, confère aux parties la faculté de soumettre à la Cour les différends concernant l’interprétation ou l’application de celui-ci, ce type de clause reflétant le consentement des parties à la compétence de la Cour. Il est toutefois établi que l’expression du consentement à la compétence de la Cour n’a pas à suivre une forme déterminée. La Cour le rappelle d’ailleurs elle-même au paragraphe 112 de l’arrêt, qui se lit comme suit : «La Cour  tout comme sa devancière  a déjà observé dans plusieurs affaires que le consentement des parties à sa compétence n’était pas soumis à l’observation d’une forme déterminée.» En la présente espèce, elle devait donc s’assurer, en se fondant sur l’accord de Genève et tout autre élément pertinent, que les Parties avaient consenti à sa compétence.
3. L’article I de l’accord de Genève prévoyait l’établissement d’une commission mixte chargée de rechercher une solution pour le règlement pratique du différend survenu entre les deux Etats du fait de l’affirmation du Venezuela selon laquelle la sentence de 1899 était nulle et non avenue. L’article II fixait la procédure à suivre pour établir ladite commission, l’article III disposant que celle-ci devrait présenter des rapports tous les six mois pendant quatre ans.
4. Le paragraphe 1 de l’article IV prévoyait que si, dans les quatre ans, elle n’était pas arrivée «à un accord complet sur la solution du différend», la commission mixte devrait en référer aux deux Etats pour toutes les questions en suspens, ces derniers étant alors tenus de choisir l’un des moyens de règlement prévus à l’article 33 de la Charte des Nations Unies.
5. Vient ensuite l’important paragraphe 2, qui peut être décomposé en deux étapes. Dans un premier temps, les Parties, à défaut d’accord entre elles sur le choix d’un des moyens de règlement énoncés à l’article 33 dans les trois mois suivant réception du rapport final de la commission, étaient tenues de «s’en remett[re], pour ce choix, à un organisme international compétent sur lequel [elles] se mettr[aient] d’accord, ou, s[i elles] n’arriv[aient] pas à s’entendre sur ce point, au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies». Dans les circonstances de l’espèce, il convient de souligner que ce n’est pas simplement le choix du moyen de règlement qui a été confié au Secrétaire général, mais la décision à cet égard ; les Parties n’étant pas parvenues à se mettre d’accord sur un organisme international compétent auquel renvoyer cette décision, elles l’ont confiée au Secrétaire général. Prendre une «décision», dans le sens ordinaire de ce terme, sur une question signifie régler celle-ci de manière définitive. Le renvoi de la décision sur le moyen de règlement au Secrétaire général a donc eu pour effet de conférer à celui-ci le pouvoir de régler cette
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question de manière définitive. La notion de résultat contraignant  par opposition à une simple recommandation  découle implicitement du terme «décision».
6. A la seconde étape du processus, le paragraphe 2 prévoyait que, si le moyen qu’il avait retenu ne menait pas à une solution du différend, le Secrétaire général devait «choisi[r] un autre des moyens stipulés à l’Article 33 de la Charte des Nations Unies, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le différend ait été résolu ou jusqu’à ce que tous les moyens de règlement pacifique envisagés dans la Charte aient été épuisés». La procédure des bons offices a été mise en oeuvre par quatre Secrétaires généraux successifs, pendant 27 ans, sans permettre de régler le différend. En conséquence de cet échec, le Secrétaire général, agissant en vertu du pouvoir qui lui était conféré par les Parties, a, le 30 janvier 2018, indiqué que, compte tenu de l’absence de progrès en vue d’une solution, il avait «choisi la Cour internationale de Justice comme mécanisme de règlement du différend». Quatre observations peuvent être formulées à cet égard.
7. Premièrement, les articles I, II, III et IV établissent un enchaînement dans l’utilisation des divers moyens à mettre en oeuvre pour régler le différend. En cas d’échec des moyens prévus aux articles I, II, III et à la première étape du paragraphe 2 de l’article IV, on se retrouve à la seconde étape prévue par cette dernière disposition, où le Secrétaire général est habilité par les Parties à rendre une décision contraignante sur le choix du moyen de règlement.
8. Deuxièmement, en convenant, à la première étape du paragraphe 2 de l’article IV, de renvoyer au Secrétaire général la décision concernant le choix du moyen de règlement, les Parties ont non seulement habilité et appelé celui-ci à se prononcer sur la question, mais elles ont en outre manifesté leur accord avec le choix opéré par lui, et, ce faisant, conféré au moyen particulier qu’il avait retenu  à savoir la Cour internationale de Justice  compétence à l’égard du différend. En conséquence, la compétence de la Cour était établie, conformément au paragraphe 1 de l’article 36 du Statut, sur le fondement d’un «traité»  en l’occurrence, l’accord de Genève , cette dernière ayant donc satisfait à l’obligation que lui impose le paragraphe 2 de l’article 53 du Statut de s’assurer qu’elle a compétence dans une affaire où l’une des parties ne se présente pas.
9. Troisièmement, lorsqu’il est interprété comme il se doit, le paragraphe 2 de l’article IV  et, de fait, l’article IV dans son ensemble  ne permet nullement de conclure que l’accord des deux Parties est requis pour introduire une instance devant la Cour. Lorsque, à la première étape que prévoit cette disposition, celles-ci s’en remettent au Secrétaire général pour choisir le moyen de règlement, elles reconnaissent en effet que sa décision s’impose à elles ; il s’agit donc d’une décision sur le fondement de laquelle l’une ou l’autre des Parties peut unilatéralement introduire une instance devant la Cour. L’interprétation selon laquelle le paragraphe 2 de l’article IV exige que l’autre Partie consente à l’introduction de l’instance serait contraire à l’objet et au but de l’accord, c’est-à-dire parvenir à un règlement du différend, puisque ce consentement serait très probablement refusé.
10. La Cour ayant été retenue par le Secrétaire général comme moyen de règlement, l’un ou l’autre des deux Etats était donc parfaitement fondé à déposer une requête conformément au paragraphe 1 de l’article 40 du Statut. En la présente espèce, c’est le Guyana qui a procédé à ce dépôt.
11. Quatrièmement, la seconde étape prévue au paragraphe 2 de l’article IV n’obligeait nullement le Secrétaire général à épuiser certains des moyens de règlement non judiciaires énoncés à l’article 33 ou leur intégralité avant de pouvoir choisir le règlement par la Cour. Etant donné que
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la procédure de bons offices n’avait pas permis d’aboutir à une solution, le Secrétaire général était en droit, et avait l’obligation, de choisir un autre des moyens prévus à l’article 33 quel qu’il soit en vue de régler le différend. Il est logique et compréhensible que, après l’échec de ladite procédure, mise en oeuvre pendant 27 ans, le Secrétaire général ait choisi un moyen qui produirait un résultat s’imposant aux Parties. En retenant la Cour internationale de Justice, il a opté pour un moyen de règlement dont l’issue serait contraignante pour les Parties. Ce choix va dans le sens de l’intention qui était celle des Parties lorsqu’elles ont adopté l’accord de Genève, c’est-à-dire se doter d’une procédure de règlement permettant d’aboutir à une solution définitive et complète du différend.
12. La véritable question qui se posait à la Cour était celle de savoir si, en la choisissant en tant que moyen de règlement judiciaire énoncé à l’article 33 de la Charte, le Secrétaire général avait agi conformément aux pouvoirs qui lui étaient conférés par le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève. Ainsi, était-il tenu de choisir un moyen autre que le règlement judiciaire, ou bien de suivre un ordre particulier, le tour du règlement judiciaire n’étant pas encore venu ? La réponse est négative. Le Secrétaire général était habilité à «choisi[r] un autre des moyens» stipulés à l’article 33 de la Charte et avait toute latitude pour retenir l’un quelconque des moyens restant à utiliser en vertu de cette disposition. La seconde étape prévue au paragraphe 2 de l’article IV lui imposait de «choisi[r] un autre des moyens stipulés à 1’Article 33 de la Charte des Nations Unies, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le différend ait été résolu ou jusqu’à ce que tous les moyens de règlement pacifique envisagés dans la Charte aient été épuisés». Il a été avancé que le Secrétaire général pourrait recourir à tous les moyens prévus à l’article 33 sans que le différend ne soit réglé. Cet argument est erroné étant donné que deux de ces moyens, à savoir l’arbitrage et le règlement judiciaire, sont de nature à aboutir au règlement définitif du différend. En conséquence, une fois la Cour internationale de Justice retenue, le Secrétaire général n’avait plus à recourir à quelque autre moyen prévu à l’article 33, puisque celle-ci, en tant qu’organe judiciaire, règlerait le différend en rendant une décision contraignante pour les Parties. Si intéressantes que puissent être les questions soulevées par cet argument, le membre de phrase «ou jusqu’à ce que tous les moyens de règlement pacifique envisagés dans la Charte aient été épuisés», ayant été rendu inopérant, n’avait pas de conséquence pratique dans le contexte de la présente affaire.
13. A la lumière de ce qui précède, je suis au regret de devoir exprimer mon désaccord sur l’insertion du paragraphe 86 dans le texte de l’arrêt. La prudence qui y est exprimée n’est, selon moi, pas justifiée au vu des circonstances de l’espèce.
(Signé) Patrick L. ROBINSON.
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