Déclaration de M. le juge Gaja

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DÉCLARATION DE M. LE JUGE GAJA
[Traduction]
Obligation conventionnelle de régler un différend en recourant à l’un des moyens prévus à l’article 33 de la Charte des Nations Unies  Renvoi du choix du moyen de règlement au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies  Décision entraînant l’obligation pour les Parties de recourir au règlement judiciaire  Question de savoir si celle-ci confère compétence à la Cour  Nécessité du consentement des deux Parties  Objet et but du traité.
1. Bien que souscrivant au point de vue de la majorité selon lequel les Parties sont tenues, au regard du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève de 1966, de soumettre leur différend à la Cour, je ne partage pas sa conclusion selon laquelle il résulte de la décision du Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies que la Cour a compétence pour connaître du différend, que les Parties aient ou non donné leur consentement à cet effet.
2. L’article IV de l’accord de Genève prévoyait que, à défaut d’accord entre elles sur l’«un des moyens de règlement pacifique énoncés à l’Article 33 de la Charte des Nations Unies», les Parties devraient «s’en remettr[e], pour ce choix», au Secrétaire général. Celui-ci a tout d’abord retenu la procédure des bons offices. Aux termes du paragraphe 2 de l’article IV, si «les moyens ainsi choisis ne [menaient] pas à une solution du différend», il devait «choisi[r] un autre des moyens stipulés à l’Article 33 de la Charte des Nations Unies». Ayant estimé que la procédure des bons offices n’avait pas permis de régler le différend, il a en conséquence adressé à chacune des Parties, le 30 janvier 2018, une lettre les informant qu’il avait «retenu la Cour internationale de Justice comme prochain moyen d’atteindre cet objectif» (requête du Guyana, annexe 7). En supposant que la décision du Secrétaire général était légitime, ainsi que la Cour l’a estimé avec raison, les Parties ont donc aujourd’hui l’obligation de soumettre leur différend à celle-ci.
3. Si les Parties sont tenues de recourir au règlement judiciaire sans qu’un accord entre elles soit nécessaire pour confirmer la décision du Secrétaire général, l’obligation qui leur incombe de se conformer à celle-ci n’implique toutefois pas nécessairement que le moyen retenu puisse être mis en oeuvre sans le consentement de l’une et de l’autre. Chacun des moyens autres que le règlement judiciaire énoncés à l’article 33 de la Charte requiert, pour pouvoir être mis en oeuvre, ce consentement mutuel. Ainsi, le recours à la médiation nécessite à tout le moins que les parties conviennent de l’identité de la personne à désigner en tant que médiateur. De même, dans le cas de l’arbitrage, il leur faut s’entendre sur le choix des arbitres et l’attribution de la compétence au tribunal. S’agissant du règlement judiciaire, la Cour peut, même en l’absence d’accord prévoyant des dispositions complémentaires, se voir conférer compétence ; tel est le cas, notamment, lorsque les parties ont fait des déclarations en vertu de la clause facultative dont le champ d’application couvre le différend. Cela ne permet toutefois pas de conclure que, dès lors que le règlement judiciaire est retenu, la Cour est compétente sans qu’un accord soit requis.
4. S’il avait été effectué spécifiquement et directement par les parties, le choix du règlement judiciaire aurait pu être considéré comme suffisant pour conférer compétence à la Cour. Il ressort en effet de sa jurisprudence que celle-ci, lorsqu’elle examine une clause compromissoire qui ne précise pas si elle lui attribue compétence ou oblige simplement les parties à conclure un compromis à cet effet (tel un pactum de contrahendo), tend à interpréter ladite clause dans le sens de la première proposition. Peuvent notamment être cités, à cet égard, les arrêts qu’elle a rendus sur les exceptions préliminaires dans les affaires du Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud) (C.I.J. Recueil 1962, p. 344), et au stade du fond en l’affaire relative au Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d’Amérique c. Iran)
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(C.I.J. Recueil 1980, p. 27, par. 52). La même logique se dégage de l’arrêt rendu sur la compétence et la recevabilité en l’affaire de la Délimitation maritime et questions territoriales entre Qatar et Bahreïn (Qatar c. Bahreïn) (C.I.J. Recueil 1995, p. 18-19, par. 35), où était en jeu un accord prévoyant le règlement judiciaire d’un différend existant.
5. La situation est différente en la présente espèce. Si le règlement judiciaire fait assurément partie des moyens qui peuvent, en vertu de l’article IV de l’accord de Genève, être mis en oeuvre, cette disposition ne constitue toutefois ni une clause compromissoire ni un compromis entre les Parties ayant pour effet de conférer compétence à la Cour. Le choix de recourir au règlement judiciaire pour résoudre le différend résulte de la décision d’un tiers. Les Parties n’ont pas, à ce jour, manifesté la volonté commune de saisir la Cour. Or, elles sont tenues d’accepter la compétence de celle-ci, quelle que soit la forme que prendra leur consentement. C’est là une condition préalable pour qu’existe, conformément au paragraphe 1 de l’article 36 du Statut, une affaire «que les parties … soumettront» à la Cour.
6. La décision du Secrétaire général ne reposait pas sur un consentement des Parties au règlement judiciaire. Dans les lettres qu’il leur a adressées le 30 janvier 2018, il a rappelé que son prédécesseur avait annoncé que, «sauf demande contraire présentée conjointement par les Gouvernements du Guyana et du Venezuela», la Cour serait choisie comme «prochain moyen de règlement». Il n’était nullement question d’un consentement donné par les Parties au règlement judiciaire de leur différend. Le Secrétaire général a en outre souligné qu’«une procédure complémentaire [de bons offices]», si les Parties acceptaient l’offre qui leur en était faite, «pourrait favoriser l’utilisation du moyen de règlement pacifique retenu», ce qui donne à penser que, de son point de vue, une telle procédure aiderait celles-ci à s’entendre sur un compromis visant à saisir la Cour du différend.
7. Ainsi que l’indique son intitulé, l’objet et le but de l’accord de Genève consistent à «régler le différend … relatif à la frontière entre le Venezuela et [le Guyana]». Cela ne signifie cependant pas que, à cette fin, l’un des moyens de règlement devrait être interprété comme étant le seul à pouvoir être mis en oeuvre sans le consentement des Parties, alors même qu’il conduit à une décision obligatoire. L’accord de Genève comme l’article 33 de la Charte auquel il renvoie envisagent le recours à la Cour comme une solution possible, sans lui donner la moindre priorité par rapport aux autres moyens de règlement.
8. Il est vrai que si, nonobstant l’obligation incombant aux Parties de recourir au règlement judiciaire, l’une d’elles s’abstenait de consentir à ce que la Cour se voie conférer compétence, ce moyen de règlement serait voué à l’échec. Il en va toutefois de même de n’importe quel autre moyen retenu par le Secrétaire général, dès lors que les Parties ne s’entendent pas pour le mettre en oeuvre. La dernière phrase du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève conforte l’idée que, quel que soit le choix opéré, les moyens énoncés à l’article 33 de la Charte, y compris le recours à la Cour, ne mènent pas nécessairement au règlement du différend. Autrement dit, la possibilité est envisagée que le différend ne soit pas «résolu», alors même que «tous les moyens de règlement pacifique envisagés dans la Charte ont été épuisés».
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9. En conclusion, je suis d’avis que les Parties ont l’obligation de recourir au règlement judiciaire et, partant, de conférer compétence à la Cour, mais que, tant qu’elles n’ont pas exprimé leur consentement à cet effet, la Cour n’a pas compétence pour connaître du différend.
(Signé) Giorgio GAJA.
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