Opinion dissidente de M. le juge Bennouna

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OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE BENNOUNA
Compétence de la Cour — Consentement des Parties au regard du Statut et de la jurisprudence constante de la Cour — Interprétation du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève — Deux alternatives prévues au paragraphe 2 de l’article IV — Objet du différend —pouvoir délégué par les Parties au Secrétaire général aux termes du paragraphe 2 de l’article IV.
1. A mon regret, j’ai voté contre la décision de la Cour de se déclarer compétente pour connaître de la requête introductive d’instance, déposée par le Guyana le 29 mars 2018 contre le Venezuela, au sujet de la sentence arbitrale du 3 octobre 1899. Il est vrai que l’administration de la justice, en cette affaire, était difficile du fait, en particulier, de la non-comparution d’une des Parties, le Venezuela. Mais c’était une raison supplémentaire pour la Cour de se montrer vigilante afin de s’assurer que les deux Parties ont bien manifesté, de manière «non équivoque», leur consentement à sa compétence (Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 204, par. 62). L’accord des Parties à ce sujet doit être bien établi même si «ni le Statut ni le Règlement n’exigent que ce consentement s’exprime dans une forme déterminée» (Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), exception préliminaire, arrêt, 1948, C.I.J. Recueil 1947-1948, p. 27). Or, on se trouve, en l’occurrence, dans la situation exactement inverse, dans la mesure où le texte invoqué par le Guyana, comme base du consentement des deux Parties, montre clairement que celles-ci n’ont pas entendu conférer compétence à la Cour pour trancher leur différend sur simple requête de l’une d’entre elles.
2. En effet, l’article IV de l’accord de Genève du 17 février 1966 prévoit que si les Parties ne parviennent pas à se mettre d’accord sur l’un des moyens de règlement des différends prévus à l’article 33 de la Charte des Nations Unies, elles s’en remettent pour ce choix au Secrétaire général des Nations Unies. Aux termes du paragraphe 2 de l’article IV,
«[s]i les moyens ainsi choisis ne mènent pas à une solution du différend … le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies[] choisira un autre des moyens stipulés à l’article 33 de la Charte des Nations Unies, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le différend ait été résolu ou jusqu’à ce que tous les moyens de règlement pacifique envisagés dans la Charte aient été épuisés».
3. Tel est le texte sur lequel le Guyana s’est appuyé pour considérer que le choix par le Secrétaire général, dans ses lettres du 30 janvier 2018, de la Cour internationale de Justice, l’a autorisé à saisir la Cour, par requête unilatérale, de son différend avec le Venezuela concernant la validité juridique et l’effet contraignant de la sentence arbitrale du 3 octobre 1899 relative à la frontière entre les deux pays.
4. Le texte précité du paragraphe 2 de l’article IV souligne que le Secrétaire général est habilité par les Parties à choisir successivement les moyens de règlement prévus à l’article 33 de la Charte jusqu’à ce que le différend soit résolu ou jusqu’à ce que les moyens en question soient épuisés. Dans cette seconde hypothèse, il apparaît ainsi que le différend demeure non résolu, alors que tous les moyens pour son règlement, soumis aux Parties par le Secrétaire général, ont été épuisés.
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5. Conscient de l’alternative prévue par ce texte, j’avais posé la question suivante à la délégation du Guyana, lors des plaidoiries orales :
«Le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève du 17 février 1966 se conclut par une alternative selon laquelle soit que la controverse a été résolue soit que tous les moyens de règlement pacifique prévus à l’article 33 de la Charte des Nations Unies ont été épuisés. Ma question est la suivante : Est-il possible de concevoir une situation où tous les moyens de règlement pacifique ont été épuisés sans que la controverse n’ait été résolue ?» (CR 2020/5, p. 70, paragraphe 85 de l’arrêt.)
6. Le Guyana, après avoir souligné que sa réponse est négative, s’est contenté d’une affirmation péremptoire selon laquelle «le choix du Secrétaire général, qui s’est porté sur le règlement judiciaire, écarte, de par la nature même de ce moyen, toute possibilité que le différend demeure irrésolu» («Réponse de la République coopérative du Guyana à la question posée par M. le juge Bennouna le 30 juin 2020», 6 juillet 2020, p. 3, par. 14).
7. Le Guyana a, par conséquent, évité soigneusement de donner un sens à la seconde alternative prévue au paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, selon laquelle tous les moyens de règlement pacifique prévus à l’article 33 de la Charte sont épuisés, ce qui inclut le règlement judiciaire.
8. Malheureusement, la Cour elle-même, lorsqu’elle s’est livrée à l’interprétation du paragraphe 2 de l’article IV, n’a pas permis aux termes de cette seconde alternative de produire pleinement leurs effets, s’écartant ainsi de «l’un des principes fondamentaux d’interprétation des traités, constamment admis dans la jurisprudence internationale, celui de l’effet utile» (Différend territorial (Jamahiriya arabe libyenne/Tchad), arrêt, C.I.J. Recueil 1994, p. 25, par. 51 ; voir aussi Plateau continental de la mer Egée (Grèce c. Turquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1978, p. 22, par. 52 ; Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 125-126, par. 133).
9. La Cour s’est contentée de souligner que le dernier membre de phrase au paragraphe 2 de l’article IV ne remet pas en cause le consentement exprimé par les deux Parties au règlement judiciaire (voir paragraphe 86 de l’arrêt). Selon la Cour, «une décision judiciaire qui déclare la sentence de 1899 invalide sans délimiter la frontière entre les Parties pourrait ne pas aboutir à la résolution définitive du différend, ce qui serait contraire à l’objet et au but de l’accord de Genève» (paragraphe 86 de l’arrêt). Or, en la présente espèce, la Cour a été saisie d’un différend précis, né en 1962, concernant la validité de la sentence arbitrale du 3 octobre 1899 et non d’un autre différend, tout à fait distinct, celui relatif au tracé de la frontière terrestre entre les deux Etats, lequel, ayant vu jour au XIXe siècle, a été réglé avec l’autorité de la chose jugée par la sentence arbitrale du 3 octobre 1899. Et, même si la Cour devait conclure que la sentence de 1899 était invalide, il appartiendrait, de toute façon, aux deux Parties d’en tirer les conséquences quant à l’état de leur frontière et au différend qui les opposerait toujours à ce sujet. Et il leur revient, éventuellement, de choisir le moyen de règlement pacifique d’un tel différend.
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10. C’est ainsi qu’en fusionnant les deux différends bien distincts, nés à des époques éloignées l’une de l’autre, la Cour en vient, de façon artificielle, à se déclarer compétente au titre du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève pour connaître de la requête du Guyana «dans la mesure où elle se rapporte à la validité de la sentence arbitrale du 3 octobre 1899 et à la question connexe du règlement définitif du différend concernant la frontière terrestre» (voir paragraphe 138, point 1) du dispositif). Ce faisant, la Cour s’est livrée à une interprétation contraire au sens ordinaire du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, en passant sous silence l’alternative prévue par cette disposition. C’est ainsi qu’elle a considéré que, par le premier membre de phrase de cette disposition, «les Parties ont conféré au Secrétaire général l’autorité de choisir le moyen le plus approprié pour résoudre définitivement leur différend», y compris par l’arbitrage et par le règlement judiciaire (voir paragraphes 83-84 et 115). Mais est-ce suffisant pour en déduire, comme le fait allègrement la Cour, que les Parties ont consenti à sa compétence ? C’est pourtant ce qu’elle fait lorsqu’elle conclut que les Parties ont consenti en vertu du paragraphe 2 de l’article IV au règlement judiciaire, soit au règlement par la Cour internationale de Justice, choisi par le Secrétaire général. Or, selon le sens ordinaire du paragraphe 2 de l’article IV, les moyens de règlement prévus par l’article 33 de la Charte des Nations Unies peuvent être épuisés sans que le différend soit résolu. Et il s’agit bien là du seul différend qui est en cause, conformément à l’accord de Genève, celui de la validité de la sentence arbitrale. C’est à ce sujet que les rédacteurs du texte de l’accord ont entendu conférer au Secrétaire général le choix des moyens prévus à l’article 33 de la Charte, et non la possibilité de consentir, à leur place, à la compétence de la Cour.
11. Au terme d’un exercice formel d’interprétation, la Cour va conclure qu’«en conférant au Secrétaire général l’autorité de choisir le moyen approprié de règlement de leur différend, le recours au règlement judiciaire par la Cour internationale de Justice comptant parmi les moyens possibles, le Guyana et le Venezuela ont consenti à la compétence de celle-ci» (paragraphe 115 de l’arrêt). Une telle délégation par les deux Etats de leur pouvoir de consentir à la compétence de la Cour ne trouve aucun fondement clair et sans équivoque dans le texte de l’accord de Genève, lequel ne vise que le choix d’un des moyens de règlement prévus à l’article 33 de la Charte. A mon avis, il va de soi que le choix de la Cour internationale de Justice ne dispense pas du respect de son Statut, qui impose le consentement préalable des Etats à sa compétence. Et de fait, il n’existe, dans la pratique internationale, aucun précédent où les Etats auraient délégué à un tiers, comme le Secrétaire général, leur pouvoir de consentir à la compétence de la Cour. Or, il ne s’agit pas en l’espèce de n’importe quelle délégation ! Celle-ci ne serait soumise à aucune limitation temporelle. Elle ouvrirait la possibilité au Secrétaire général des Nations Unies, par simple lettre et à n’importe quel moment, d’affirmer le consentement des Parties à soumettre leur différend à la Cour sur simple requête de l’une d’entre elles. Ce n’est qu’après plus de 50 ans, et six Secrétaires généraux plus tard, que M. António Guterres a adressé sa lettre, le 30 janvier 2018, aux deux Parties (reproduite au paragraphe 103 de l’arrêt). On doit relever que celui-ci n’était apparemment pas persuadé que le choix de la Cour internationale de Justice ouvrait automatiquement la possibilité pour l’une ou l’autre Partie de la saisir directement. En effet, il a offert aux Parties de continuer à bénéficier de ses bons offices tout en précisant : «si les deux gouvernements acceptaient cette offre de procédure complémentaire, j’estime que celle-ci pourrait favoriser l’utilisation du moyen de règlement pacifique retenu» (paragraphe 103 de l’arrêt). Qu’est-ce à dire sinon qu’une fois le moyen de règlement retenu, il faut encore que les Parties s’entendent pour le mettre en oeuvre.
12. La Cour a préféré se fonder sur l’objet et le but de l’accord de Genève, qui vise le règlement définitif du différend entre les deux Parties, en utilisant les moyens prévus à l’article 33 de la Charte (paragraphes 73-74 et 114 de l’arrêt). Elle en a tiré comme conséquence qu’elles ont délégué au Secrétaire général le pouvoir de consentir à leur place à la compétence de la Cour. Or, la poursuite d’un tel objectif n’implique pas en elle-même que les Parties aient délégué au Secrétaire général le pouvoir de consentir en leur lieu et place à la compétence de la Cour internationale de Justice.
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13. Enfin, la Cour aurait dû être encore plus attentive dans l’examen de sa compétence et dans son interprétation de l’accord de Genève, s’agissant d’un différend à forte charge politique et émotionnelle puisqu’il concerne la validité de la sentence arbitrale du 3 octobre 1899 relative à la frontière entre le Venezuela et le Guyana, alors que ce dernier était encore sous colonisation du Royaume-Uni. A mon avis, ce n’est que par une interprétation rigoureuse du consentement des Parties à sa compétence que la Cour renforcera sa propre crédibilité ainsi que la confiance dont elle bénéficie de la part des Etats parties au Statut.
(Signé) Mohamed BENNOUNA.
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