Opinion dissidente de M. le juge Abraham

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OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE ABRAHAM
1. A mon grand regret, je ne suis pas en mesure de souscrire à la conclusion à laquelle parvient la majorité de mes collègues dans la présente affaire, à savoir qu’il existe un titre de compétence permettant à la Cour de connaître du différend entre le Guyana et le Venezuela, qui est essentiellement un différend territorial, dont elle a été saisie par la requête unilatérale du Guyana.
2. Selon l’arrêt, la compétence de la Cour résulte de la combinaison de trois éléments. Le premier est le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut, qui étend la compétence de la Cour «à tous les cas spécialement prévus … dans les traités et conventions en vigueur». Le deuxième est le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève du 17 février 1966, qui lie les deux Parties à la présente instance, accord qui, selon son intitulé, tend «à régler le différend relatif à la frontière entre le Venezuela et la Guyane britannique». Le paragraphe 2 de l’article IV dudit accord prévoit que si, à une certaine date, les parties ne sont pas parvenues à s’entendre sur le choix d’un des moyens prévus à l’article 33 de la Charte des Nations Unies en vue de régler leur différend, «[elles] s’en remettront, pour ce choix, à un organisme international compétent sur lequel [elles] se mettront d’accord, ou, [si elles] n’arrivent pas à s’entendre sur ce point, au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies». Enfin, le troisième chaînon du raisonnement de la majorité est constitué par la lettre du Secrétaire général en date du 30 janvier 2018, adressée aux deux Parties, par laquelle le Secrétaire général faisait savoir que, sur la base du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, il avait «retenu la Cour internationale de Justice comme prochain moyen d’atteindre cet objectif» (à savoir le règlement du différend).
3. Ces trois éléments combinés suffisent-ils pour conférer à la Cour compétence pour connaître du différend opposant les deux Etats voisins, sur la requête unilatérale de l’un d’entre eux ? Je ne le pense pas, et je vais expliquer pourquoi.
4. Je commencerai par mentionner tous les points du raisonnement développé par la majorité avec lesquels je suis en accord. Cela me permettra ensuite de mettre le doigt sur le moment précis à partir duquel je ne me sens plus capable d’adhérer à ce raisonnement.
5. En premier lieu, il n’est pas douteux ⎯ et il n’est d’ailleurs pas contesté ⎯ que lorsque le Secrétaire général (de l’époque) a commencé à exercer la responsabilité que lui confère le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord, soit en 1983, les conditions prévues par cet instrument étaient remplies. La commission mixte prévue par l’accord n’était pas parvenue à définir les termes d’une solution du différend dans les quatre ans suivant la date de l’accord, et, dans le délai prévu à partir du rapport final de la commission, les deux parties n’étaient pas parvenues à s’entendre «sur le choix d’un des moyens de règlement prévus à l’Article 33 de la Charte des Nations Unies». Il revenait donc au Secrétaire général (les parties ne s’étant pas non plus entendues sur le choix d’un organisme international à cette fin) de choisir lui-même l’un des moyens de règlement prévus à l’article 33. C’est ce que fit le Secrétaire général, après d’amples consultations, en 1990, en choisissant la procédure des bons offices.
6. En deuxième lieu, une fois constaté l’échec de la procédure des bons offices, après de très longs et patients efforts en vue de rapprocher les parties, soit au début de l’année 2018, il n’est pas discutable que le Secrétaire général avait le pouvoir en vertu du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, de choisir «un autre des moyens stipulés à l’Article 33».
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7. Le choix du Secrétaire général s’étant porté, par sa lettre du 30 janvier 2018, sur la Cour internationale de Justice, on est conduit à ce stade du raisonnement à aborder deux questions sur lesquelles, les Parties étant en désaccord, la Cour prend parti dans le présent arrêt : la Cour internationale de Justice est-elle au nombre des moyens de règlement qu’il était loisible au Secrétaire général de choisir ? Dans l’affirmative, le Secrétaire général pouvait-il choisir cette Cour sans avoir préalablement eu recours sans succès aux autres moyens énumérés à l’article 33 de la Charte ? Sur ces deux points, je suis en accord avec la position adoptée par l’arrêt.
8. L’article 33 de la Charte, auquel renvoie l’article IV de l’accord, mentionne, on le sait, comme moyens de régler les différends qui peuvent survenir entre Etats, la négociation, l’enquête, la médiation, la conciliation, l’arbitrage, le règlement judiciaire, le recours aux organismes ou accords régionaux, ainsi que tout «autre moyen pacifique» choisi par les parties. On trouve donc, dans l’énumération de l’article 33, le «règlement judiciaire». Le recours à la Cour internationale de Justice étant une des modalités du «règlement judiciaire», et même, dans le contexte de la Charte, la principale, je ne vois aucune raison de considérer que le Secrétaire général était empêché de choisir la Cour comme moyen adéquat pour régler le différend entre le Guyana et le Venezuela. C’est ce que dit l’arrêt, que j’approuve pleinement sur ce point.
9. Par ailleurs, rien dans le libellé du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord, qui dispose que si un moyen choisi par le Secrétaire général ne permet pas de régler le différend, le Secrétaire général «choisira un autre des moyens stipulés à l’Article 33 … et ainsi de suite, jusqu’à ce que le différend ait été résolu ou jusqu’à ce que tous les moyens … envisagés dans la Charte aient été épuisés» ⎯ je reviendrai plus loin sur cette formulation ⎯ n’oblige le Secrétaire général à suivre un ordre particulier dans le choix des moyens successifs entre lesquels il peut choisir. J’en déduis que le Secrétaire général est libre quant à l’ordre de ses choix, et qu’il pouvait donc, ainsi qu’il l’a fait en janvier 2018, choisir la Cour comme moyen de règlement du différend, alors même qu’il n’avait préalablement pas eu recours à certains autres moyens mentionnés à l’article 33, tels que la conciliation ou l’arbitrage. La seule obligation que le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord impose au Secrétaire général ⎯ pour autant qu’il accepte d’exercer la fonction qui lui est confiée ⎯ est de choisir un nouveau moyen de règlement chaque fois que le moyen précédemment choisi n’a pas permis d’aboutir à une solution, «et ainsi de suite», comme le dit l’accord. En somme, j’estime, comme la majorité de la Cour, que le Secrétaire général a exercé les fonctions dont il a été investi par le paragraphe 2 de l’article IV sans encourir le moindre reproche.
10. Enfin, pour en finir avec les points à propos desquels je suis d’accord avec la majorité, je suis d’avis que le choix par le Secrétaire général d’un moyen de règlement n’est pas une simple recommandation dépourvue d’effet contraignant, mais qu’il engendre pour les deux parties en cause des obligations. A cet égard, les termes de l’article IV de l’accord me paraissent suffisamment clairs. A défaut de conclusion positive sur la solution du différend au sein de la commission mixte, les parties «choisiront sans retard» (en anglais : «shall without delay choose») l’un des moyens de règlement énoncés à l’article 33. Si elles n’y parviennent pas dans les trois mois, elles «s’en remettront, pour ce choix» (en anglais : «shall refer the decision as to the means of settlement») ou bien à un organisme international qu’elles désigneront d’un commun accord, ou bien, à défaut, au Secrétaire général. Tout indique donc que le choix, par le Secrétaire général, d’un moyen de règlement constitue une décision qui impose aux parties certaines obligations.
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11. La majorité de la Cour a estimé que l’ensemble des éléments qui précèdent suffisait à fonder la compétence de la Cour pour connaître de la requête du Guyana. Tel n’est pas mon avis. C’est une chose de dire que le choix d’un moyen ⎯ en l’occurrence le règlement judiciaire ⎯ par le Secrétaire général crée des obligations pour les parties ; c’est autre chose que de voir dans le paragraphe 2 de l’article IV de l’accord, combiné avec la décision du Secrétaire général, l’expression du consentement des deux Parties au règlement de leur différend par la Cour.
12. Comme le rappelle à juste titre l’arrêt, la compétence de la Cour repose sur le consentement des parties, et, s’il est vrai que ce consentement n’est pas soumis à l’observation d’une forme déterminée, «[l]a Cour doit toutefois s’assurer qu’il existe une manifestation non équivoque de la volonté des parties au différend d’accepter de manière volontaire et indiscutable sa compétence» (paragraphe 113). Je ne crois pas que ce soit le cas en l’espèce.
J’observe d’abord que, si l’on met à part pour un instant le règlement judiciaire, tous les autres moyens que le Secrétaire général est susceptible de choisir dans la liste de l’article 33 imposent, pour être efficaces, une entente entre les parties postérieurement à la décision du Secrétaire général. Même l’arbitrage, qui possède en commun avec le règlement judiciaire la caractéristique d’aboutir à une décision juridiquement contraignante réglant le différend, ne pourrait déboucher sur un règlement, dans le cas où le Secrétaire général aurait choisi un tel moyen, qu’à la condition que les parties négocient et concluent un compromis sans lequel la procédure arbitrale ne pourrait être mise en oeuvre. Autrement dit, si le Secrétaire général avait choisi l’arbitrage, les parties auraient été selon moi tenues de négocier de bonne foi un compromis permettant le règlement de leur différend et conférant compétence à cette fin à un tribunal arbitral ; mais la décision du Secrétaire général, quoique obligatoire pour les parties, n’aurait pas constitué elle-même la base de compétence d’un organe arbitral, lequel aurait tenu sa compétence de l’accord subséquent entre les parties.
13. Il n’y a pas de raison à mes yeux qu’il en aille autrement dans le cas présent, celui du choix du règlement judiciaire par le Secrétaire général.
Certes, il existe une différence évidente entre les deux situations : alors que le tribunal arbitral doit être créé par l’accord des parties, et sa compétence délimitée par cet accord, la Cour n’a le plus souvent besoin, en pratique, d’aucun instrument supplémentaire (autre que son Statut et son Règlement) pour pouvoir exercer sa compétence sur la base d’une requête unilatérale. Mais pour importante que soit cette différence en pratique, elle ne change rien quant à la question centrale du consentement des parties. Je ne vois pas, dans les termes du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord, l’expression non équivoque d’un consentement des parties à la compétence de la Cour, mais seulement l’acceptation par elles de l’idée que leur différend est susceptible de trouver in fine sa solution par la voie du règlement judiciaire.
14. A juste titre, la Cour indique qu’en vertu du paragraphe 2 de l’article IV «les Parties ont accepté l’éventualité que le différend soit réglé par cette voie [la voie judiciaire]» (paragraphe 82 de l’arrêt). Jusqu’à ce point je suis d’accord, mais c’est à mes yeux insuffisant pour établir le consentement des Parties à la juridiction.
J’ajoute qu’en l’espèce un compromis entre les Parties postérieurement à la décision du Secrétaire général aurait été particulièrement utile pour délimiter l’objet du différend soumis à la Cour, qui ne l’est pas clairement par l’accord de Genève lui-même.
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15. Si la Cour, dans le présent arrêt, trouve dans l’accord lui-même le consentement des Parties à sa compétence, dès lors que le Secrétaire général a choisi la Cour comme moyen de règlement, c’est ⎯ principalement ⎯ parce qu’elle accorde une importance primordiale à l’objet et au but de l’accord en vue d’interpréter celui-ci.
La démarche est en elle-même parfaitement légitime, et l’arrêt rappelle à bon droit que les articles 31 et 32 de la convention de Vienne sur le droit des traités reflètent les règles du droit international coutumier en matière d’interprétation des traités.
16. Mais je suis en désaccord avec la Cour en ce qui concerne la manière dont elle comprend l’objet et le but de l’accord de Genève. Selon l’arrêt, l’accord vise à mettre en place un mécanisme de règlement du différend tel que, une fois l’ensemble des dispositions de l’accord complètement et correctement appliquées, ce différend trouvera nécessairement une solution. La Cour s’appuie notamment, à cet égard, sur le titre de l’accord, qui présente ce dernier comme «tendant à régler le différend … relatif à la frontière». Elle en déduit qu’il convient d’écarter toute interprétation de l’accord qui aurait pour effet de permettre que, une fois l’accord complètement mis en oeuvre, le différend subsiste ⎯ sans avoir pu être réglé ⎯ et donner, au contraire, la préférence à une interprétation qui garantisse que, au terme du processus, le différend sera réglé. Voilà pourquoi elle estime devoir écarter toute interprétation qui subordonnerait la mise en oeuvre du règlement judiciaire à un «nouveau consentement des Parties» postérieurement à la décision du Secrétaire général : c’est qu’une telle exigence (qui supposerait la conclusion d’un compromis ou toute autre forme d’expression du consentement) «serait contraire … à l’objet et au but de l’accord, qui consistent à garantir le règlement définitif du différend» (paragraphe 114).
17. Je pense pour ma part que, s’il est tout-à-fait évident qu’en concluant l’accord de Genève les parties ont entendu favoriser le règlement de leur différend, et permettre d’atteindre un tel règlement dans toute la mesure du possible, elles n’ont pas cherché à mettre en place un mécanisme contraignant visant à garantir qu’un tel règlement sera obtenu, par la négociation si possible, par la voie judiciaire au besoin. Elles n’ont donc pas entendu donner par avance leur consentement au règlement judiciaire.
Plusieurs dispositions de l’accord de Genève indiquent très clairement, à mes yeux, que les parties ont accepté l’éventualité que la mise en oeuvre de l’accord n’aboutisse pas nécessairement au règlement de leur différend.
18. Il s’agit d’abord du paragraphe 1 de l’article IV, qui prévoit que c’est normalement aux parties elles-mêmes de choisir un des moyens de règlement pacifique énoncés à l’article 33 de la Charte, dans le cas où la commission mixte n’a pas réussi à parvenir à une solution du différend. Si les parties se mettent d’accord sur le choix d’un des moyens autres que le règlement judiciaire (par exemple la médiation ou la conciliation), la mise en oeuvre subséquente du moyen ainsi choisi peut échouer à permettre d’atteindre un règlement du différend : l’accord de Genève aura alors été complètement appliqué, et le différend subsistera. L’hypothèse d’une absence de règlement même après une mise en oeuvre complète de l’accord a donc été parfaitement envisagée par les parties.
Au cas d’espèce, les parties à l’accord ne se sont pas entendues sur le choix d’un moyen, et c’est donc le paragraphe 2 de l’article IV qui a trouvé à s’appliquer, avec cette particularité que, dans le cadre de ce mécanisme, le Secrétaire général ne doit pas se borner à choisir un moyen, mais, si celui-ci échoue, en choisir un autre «et ainsi de suite».
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19. Mais même le paragraphe 2, tel que je le comprends, envisage et accepte l’hypothèse que le différend puisse ne pas être réglé au terme du processus.
Il y est indiqué, en effet, que le choix successif des moyens de règlement par le Secrétaire général doit se faire : «ainsi de suite, jusqu’à ce que le différend ait été résolu ou jusqu’à ce que tous les moyens de règlement pacifique envisagés dans la Charte aient été épuisés». Si l’intention des parties avait été de donner par avance leur consentement au règlement judiciaire, le libellé du paragraphe 2 de l’article IV se serait achevé sur les mots «ait été résolu». En effet, le dernier membre de phrase («ou jusqu’à ce que tous les moyens de règlement … aient été épuisés») est dépourvu de tout effet utile si l’interprétation que retient la Cour ⎯ suivant en cela le Guyana ⎯ est correcte. Si les parties ont donné, par la conclusion même de l’accord, leur consentement au règlement judiciaire, et puisque le Secrétaire général est tenu de choisir successivement, au besoin, tous les moyens mentionnés à l’article 33, dont le règlement judiciaire, il en résulte qu’au terme du processus, le différend aura nécessairement été résolu. Par suite, si le texte du paragraphe 2 s’était arrêté après «ait été résolu», il aurait eu exactement le même sens que celui que lui attribue la Cour dans le présent arrêt : cela signifie que la Cour tient pour sans effet le dernier membre de phrase du paragraphe 2, elle le néglige. C’est que cette dernière partie laisse nettement entendre qu’il est possible, dans l’esprit des rédacteurs de l’accord, qu’au terme du processus le différend pourrait subsister ; elle ne cadre donc pas avec la définition de l’objet et du but de l’accord que retient la Cour, à savoir la mise en place d’un mécanisme permettant d’aboutir nécessairement au règlement du différend.
L’arrêt tente de répondre à cette objection dans son paragraphe 86. Mais il le fait en des termes dont la clarté ⎯ avec le respect que je dois à mes collègues ⎯ n’est pas la principale qualité, et qui ne peuvent que laisser le lecteur perplexe.
20. En fin de compte, si je considère attentivement l’ensemble des arguments que retient la Cour pour conclure que les Parties ont consenti à sa compétence pour connaître de leur différend sur la base de la requête unilatérale de l’une d’elles, je ne suis pas convaincu. Je ne trouve pas dans l’accord de Genève la manifestation non équivoque d’un tel consentement. Je pense que la Cour aurait dû décliner sa compétence.
(Signé) Ronny ABRAHAM.
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