Déclaration de M. le juge Tomka

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DÉCLARATION DE M. LE JUGE TOMKA
Accord de Genève en tant qu’instrument visant le règlement pacifique du différend ⎯ Pouvoir du Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies ⎯ Compétence ratione materiae portant sur le différend relatif à la frontière ⎯ Question de la validité de la sentence arbitrale de 1899 se prêtant à un règlement judiciaire ⎯ Effet utile du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève.
Bien qu’ayant souscrit aux conclusions de la Cour, je souhaiterais formuler certaines observations sur cette affaire quelque peu inhabituelle.
1. L’accord de Genève n’est pas un compromis classique par lequel les parties prient la Cour de régler un différend particulier qui les oppose. Le paragraphe 2 de son article IV ne constitue pas non plus une clause compromissoire classique prévoyant le règlement par la Cour des différends qui pourraient se faire jour à l’avenir entre les Parties. Quoi qu’il en soit, l’accord de Genève n’en demeure pas moins un instrument visant le règlement pacifique du différend opposant les Parties, ainsi que l’indique son intitulé, qui se lit comme suit : «Accord tendant à régler le différend entre le Venezuela et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord relatif à la frontière entre le Venezuela et la Guyane britannique»1. L’accord prévoit un ensemble de procédures et de mécanismes en vue de régler le différend qui oppose le Venezuela et le Guyana. Il confère au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies un rôle particulier ⎯ rôle que ce dernier a accepté d’assumer le 4 avril 19662 — en l’autorisant à choisir, dans les conditions énoncées au paragraphe 2 de l’article IV, le moyen de règlement pacifique à cet effet. Quoiqu’inhabituel, un tel rôle n’est pas sans précédent dans la pratique internationale3.
2. Je souscris à la conclusion de la Cour selon laquelle les Parties, en concluant l’accord de Genève, ont consenti à sa compétence dans l’hypothèse où le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, dans l’exercice du pouvoir qu’il tient du paragraphe 2 de l’article IV dudit instrument, la retiendrait comme moyen de règlement du différend.
3. La compétence ratione materiae de la Cour, qui est fondée sur l’accord de Genève, porte sur le différend relatif à la frontière. Là encore, cela ressort clairement de l’intitulé de cet instrument : «Accord tendant à régler le différend … relatif à la frontière entre le Venezuela et la Guyane britannique». Il est vrai que la question de la validité de la sentence arbitrale de 18994 fait partie intégrante de ce différend qui, ainsi que le confirme l’article I de l’accord de Genève, est «survenu … du fait de la position du Venezuela, qui soutient que la sentence arbitrale de 1899 … est nulle et non avenue».
1 Nations Unies, Recueil des traités (RTNU), vol. 561, p. 328.
2 Lettres en date du 4 avril 1966 adressées au ministre vénézuélien des affaires étrangères et au secrétaire d’Etat aux affaires étrangères et représentant permanent du Royaume-Uni auprès de l’Organisation des Nations Unies par le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, annexe 5 de la requête introductive d’instance.
3 Voir, par exemple, l’article 33 du traité de paix avec la Roumanie, signé à Paris, le 10 février 1947, RTNU, vol. 42, p. 3.
4 Le texte de la sentence rendue par le tribunal arbitral en date du 3 octobre 1899 est reproduit dans Nations Unies, Recueil des sentences arbitrales, vol. XXVIII, p. 333-339.
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4. Dans sa requête introductive d’instance, le Guyana s’est attaché à la question de la validité de la sentence arbitrale de 1899 ; il prie notamment la Cour de
«dire et juger que :
a) la sentence de 1899 est valide et revêt un caractère obligatoire pour le Guyana et le Venezuela, et que la frontière établie par ladite sentence et l’accord de 1905 est valide et revêt un caractère obligatoire pour le Guyana et le Venezuela ;
b) le Guyana jouit de la pleine souveraineté sur le territoire situé entre le fleuve Essequibo et la frontière établie par la sentence arbitrale de 1899 et l’accord de 1905, et que le Venezuela jouit de la pleine souveraineté sur le territoire situé à l’ouest de ladite frontière ; que le Guyana et le Venezuela sont tenus au respect mutuel, plein et entier, de leur souveraineté et de leur intégrité territoriale sur la base de la frontière établie par la sentence arbitrale de 1899 et l’accord de 1905»5.
5. C’est sur la base de ces demandes, telles que formulées par le Guyana dans sa requête, que la Cour a, en 2018, intitulé l’affaire, inscrite à son rôle général sous le no 171, «Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela)»6.
6. En se déclarant compétente pour connaître de l’affaire, la Cour donne l’occasion au défendeur d’étayer sa position suivant laquelle la sentence arbitrale de 1899 est nulle et non avenue. En effet, la question de savoir si cette dernière est valide, comme le soutient le Guyana, ou si elle est nulle et non avenue, comme l’avance le Venezuela, est une question juridique par excellence. Nul autre organe n’est mieux placé pour se prononcer sur cette question qu’un organe judiciaire. Près de soixante années d’efforts visant à résoudre ce différend, survenu du fait de la position du Venezuela, ont démontré qu’aucun accord n’était possible entre les Parties en ce qui concerne le statut juridique de la sentence arbitrale de 1899. Le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies a pris une bonne décision lorsqu’il a, en application du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève, choisi l’organe judiciaire principal des Nations Unies comme moyen de règlement du différend.
7. Il est important que les Parties comprennent que, si la Cour venait à déclarer nulle et non avenue la sentence arbitrale de 1899, comme le soutient le Venezuela, il lui faudrait disposer d’éléments de preuve et d’arguments supplémentaires pour parvenir à un règlement complet du différend. A défaut, la Cour ne serait pas en mesure de déterminer le tracé de la frontière en litige entre les deux pays. En pareille hypothèse, le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies pourrait être appelé à exercer de nouveau le pouvoir qu’il tient du paragraphe 2 de l’article IV de l’accord de Genève afin de choisir un autre des moyens de règlement pacifique énoncés à l’article 33 de la Charte des Nations Unies.
(Signé) Peter TOMKA.
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5 Requête introductive d’instance du Guyana, par. 55. Il est plutôt inhabituel pour le demandeur de prier la Cour de déterminer sur quelle portion du territoire le défendeur jouit de la souveraineté.
6 Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), ordonnance du 19 juin 2018, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 402.

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