Opinion individuelle de M. le président Yusuf

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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE YUSUF, PRÉSIDENT
[Traduction]
Désaccord avec la conclusion contradictoire de l’arrêt de la Cour au sujet de l’alinéa i) de l’article premier de la convention de Vienne sur les relations diplomatiques — Disposition considérée comme «n’aid[ant] pas» dans le raisonnement et écartée — Disposition invoquée néanmoins dans le dispositif pour refuser le statut de «locaux de la mission» à l’immeuble sis au 42 avenue Foch — Regret que la Cour n’ait pas vérifié à titre liminaire si l’immeuble sis au 42 avenue Foch était «utilisé» comme «locaux de la mission» au sens de l’alinéa i) de l’article premier — Caractère fondamental du critère de l’utilisation effective — Jurisprudence de juridictions internes ou internationales confirmant cette conclusion — Regret que la Cour n’ait pas analysé la pertinence des dispositions définitoires pour l’applicabilité et l’application d’autres dispositions — Illogisme de la position consistant à rejeter la pertinence du critère de «l’utilisation» énoncé à l’alinéa i) de l’article premier tout en invoquant cette même disposition pour refuser à l’immeuble le statut de «locaux de la mission».
Exigence d’un «accord préalable» ou «pouvoir d’objecter» sans fondement dans la convention — Objet et but de la convention ne suffisant pas à en établir l’existence — Convention de Vienne étant un régime autonome et réciproque qui précise les moyens dont dispose l’Etat accréditaire pour parer à d’éventuels abus — Exigence d’un «accord préalable» ou «pouvoir d’objecter» pouvant être source d’incompréhensions et de tensions inutiles dans les relations diplomatiques — Regret que la Cour n’ait pas analysé les articles 21 et 41 de la convention de Vienne comme contexte pertinent de l’alinéa i) de l’article premier — Pratique d’un petit nombre d’Etats n’ayant pas le même poids que la pratique concordante de l’ensemble des parties au traité — Convention ne faisant pas du respect des lois et règlements internes de l’Etat accréditaire une condition de l’application de l’alinéa i) de l’article premier — Pratique de la France n’étant pas générale, bien connue et transparente à l’époque considérée — Exigence d’un «accord préalable» ou «pouvoir d’objecter» n’étant pas définis ni clairs — Critères pour l’exercice de ce pouvoir sans fondement dans la convention.
Mesures prises par les autorités françaises et échanges diplomatiques — Immeuble sis au 42 avenue Foch faisant partie des locaux diplomatiques de la demanderesse à compter du 27 juillet 2012 — Entrées d’agents français et perquisitions avant cette date ne constituant pas une violation du paragraphe 1 de l’article 22 de la convention — Saisie et confiscation de l’immeuble n’ayant pas eu d’incidence sur l’utilisation effective des locaux et l’accomplissement effectif des fonctions diplomatiques dans ces locaux — Mesures ne constituant pas des violations du paragraphe 3 de l’article 22 de la convention — Propriété de l’immeuble non pertinente pour la qualification de «locaux de la mission» au sens de l’alinéa i) de l’article premier.
I. Introduction
1. J’ai voté contre le point 1) du paragraphe 126 de l’arrêt parce que je ne suis pas d’accord avec la conclusion à laquelle la Cour est parvenue au sujet du statut de l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris, pas plus qu’avec l’analyse ayant conduit la majorité à y souscrire. Que j’aie voté en faveur des autres points du dispositif ne veut pas dire que je me rallie aussi au raisonnement suivi par la Cour pour parvenir à ces conclusions. Ce raisonnement se fonde sur le postulat erroné que l’accord préalable, ou du moins l’absence d’objection, de l’Etat accréditaire est nécessaire pour qu’un bien soit considéré comme des «locaux de la mission» au sens de la convention de Vienne sur les relations diplomatiques (ci-après la «convention de Vienne»).
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2. Une telle exigence ne se trouve dans aucune des sources du droit international. L’arrêt ne renvoie pas non plus à une règle de droit conventionnel ou de droit coutumier, ni à un principe général de droit international qui la prescrirait s’agissant des locaux diplomatiques. C’est une notion qui semble avoir été créée comme par magie.
3. Il est en outre indiqué au point 1) du dispositif que l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris «n’a jamais acquis le statut de «locaux de la mission» … au sens de l’alinéa i) de l’article premier de la convention de Vienne». Cette conclusion est étonnante pour plusieurs raisons. Tout d’abord, contrairement au raisonnement suivi dans l’arrêt, absolument rien dans l’alinéa i) de l’article premier de la convention de Vienne n’indique qu’un immeuble acquiert le statut de «locaux de la mission» seulement s’il y a accord préalable ou absence d’objection de l’Etat accréditaire. Ensuite, il est dit dans l’arrêt même que les dispositions de la convention de Vienne «n’aide[nt] pas» à apprécier les circonstances dans lesquelles un bien acquiert le statut de «locaux de la mission» et que l’alinéa i) de l’article premier «n’aide pas» à déterminer comment un bâtiment peut en venir à être utilisé aux fins d’une mission diplomatique. Si cet alinéa n’aide pas à procéder à cette détermination, comment peut-il permettre de conclure dans le dispositif que l’immeuble n’a jamais acquis le statut de «locaux de la mission» ? Enfin, l’arrêt ne permet en rien d’apprécier le sens des termes «bâtiments … utilisés aux fins de la mission» figurant à l’alinéa i) de l’article premier, et l’on n’y trouve pas la moindre velléité d’appliquer ce sens aux circonstances particulières de l’espèce.
4. En méconnaissant le critère de l’«utilisation» — reconnu dans la jurisprudence de juridictions internes ou internationales au cours du siècle dernier comme étant essentiel à la qualification d’un «local diplomatique» au sens du droit coutumier et de la convention de Vienne» — et en lui substituant une exigence jusque-là inconnue d’accord préalable ou un pouvoir d’objecter, l’arrêt risque de mettre le bâton dans la roue de l’ancien droit des relations diplomatiques et de créer des difficultés là où il n’en existait auparavant aucune dans les relations entre Etats accréditants et Etats accréditaires. C’est une autre des raisons qui m’ont conduit à voter contre le point 1) du paragraphe 126 de l’arrêt.
II. Alinéa i) de l’article premier de la convention de Vienne : détermination de ce qui constitue les «locaux de la mission»
5. L’alinéa i) de l’article premier de la convention de Vienne se lit comme suit :
«Aux fins de la présente Convention, les expressions suivantes s’entendent comme il est précisé ci-dessous :
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
i) L’expression «locaux de la mission» s’entend des bâtiments ou des parties de bâtiments et du terrain attenant qui, quel qu’en soit le propriétaire, sont utilisés aux fins de la mission, y compris la résidence du chef de la mission.»
6. Il ne fait aucun doute que l’alinéa i) de l’article premier peut nous aider à déterminer ce qui constitue les «locaux de la mission» au sens de la convention de Vienne. En tant que disposition définitoire, il donne le sens d’un terme ou d’une expression employés dans d’autres dispositions du traité, et détermine ainsi dans quelle mesure et comment ces autres dispositions doivent s’appliquer (voir aussi les paragraphes 19 à 22 ci-dessous). Dans le cas de la convention de Vienne, par exemple, il serait impossible d’appliquer l’article 22, et donc de déterminer les droits et obligations des Etats accréditants et des Etats accréditaires en ce qui concerne les locaux de la
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mission, sans se référer à l’alinéa i) de l’article premier, qui définit ce qui constitue ces locaux. Cela étant, aucune règle d’interprétation ne peut amener à interpréter cette disposition — et aucune juridiction ne l’a jamais fait — comme établissant un pouvoir d’objecter, ou une exigence de l’accord préalable de l’Etat accréditaire pour qu’un bien soit considéré comme des «locaux de la mission» (voir le paragraphe 76 de l’arrêt). Cette disposition, non plus qu’aucune autre de la convention de Vienne, ne saurait être lue comme contenant pareils éléments.
7. Le texte de l’alinéa i) de l’article premier, interprété dans son sens ordinaire, donne notamment deux indications importantes aux fins de qualifier un bien de «locaux de la mission». Premièrement, le bien doit être «utilisé aux fins de la mission». Autrement dit, les fonctions essentielles de la mission de l’Etat accréditant doivent être exercées dans l’immeuble en question. Le terme «utilisé» est ici fondamental. Il signifie que l’immeuble a déjà été utilisé aux fins auxquelles il était destiné, c’est-à-dire, dans le cas d’espèce, à l’accomplissement des fonctions de la mission. Comme il est indiqué dans le préambule de la convention de Vienne, «le but [des] privilèges et immunités [diplomatiques] est … d’assurer l’accomplissement efficace des fonctions des missions diplomatiques en tant que représentants des Etats». C’est donc le lieu où ces fonctions sont accomplies qui peut être qualifié de «locaux de la mission», y compris la résidence du chef de la mission.
8. Deuxièmement, l’alinéa i) de l’article premier indique que la propriété du bâtiment n’est pas pertinente pour que les locaux soient considérés comme les «locaux de la mission». Ces locaux peuvent être loués ou mis gracieusement à la disposition de la mission par l’Etat accréditaire ou par une partie privée. Ils peuvent aussi être la propriété de la mission, sans toutefois que cela ne détermine leur caractère de «locaux de la mission».
9. La prééminence du critère de «l’utilis[ation] aux fins de la mission» dans la détermination de ce qui constitue les «locaux de la mission» a été établie dans la jurisprudence des juridictions internes de nombreux pays, ainsi que plus récemment par des juridictions internationales. Il est surprenant que, dans son arrêt, la Cour ne fasse référence à aucune de ces décisions faisant autorité, dans lesquelles les règles du droit international coutumier et de la convention de Vienne ont été appliquées pour déterminer si un immeuble donné constituait les locaux de la mission et, partant, jouissait des privilèges et immunités diplomatiques.
10. Certains arrêts ont été fondés sur le droit international coutumier. Ainsi, en 1929, le Tribunal civil de la Seine (France), en l’affaire Suède c. Petroccochino, a rejeté la demande d’immunité diplomatique de la Suède concernant un immeuble acquis par son ambassade à Paris, au motif que la simple acquisition d’un bien ne confère pas, ipso facto, les privilèges et immunités applicables aux ambassades ; au contraire, ces privilèges sont créés «seulement — lorsqu’elle a été réalisée — [par] l’affectation dudit immeuble aux services de l’ambassade de cet Etat»1.
11. De même, en 1947, dans l’affaire Echref c. Fanner, un tribunal égyptien a rejeté la demande d’immunité diplomatique concernant un bien immobilier acquis par l’ambassade de Yougoslavie au Caire, au motif que la légation n’avait pas utilisé effectivement l’immeuble en question. Il a déclaré :
1 Tribunal civil de la Seine (Chambre du Conseil), Suède c. Petrococchino, 30 octobre 1929, mentionné (1932) dans Journal du droit international (JDI), 1932, vol. 59 (4), p. 945.
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«Attendu que, pour que lesdites prérogatives reçoivent dans l’espèce toute la protection diplomatique ou judiciaire qu’elles comportent, il faut pour le moins qu’une atteinte ait été faite à leur légitime exercice ;
Mais attendu que les faits de la présente affaire ne justifient pas de tels griefs, la Légation de Yougoslavie n’ayant pas été inquiétée dans la paisible possession des locaux occupés effectivement par elle»2 (les italiques sont de moi).
Le tribunal a ensuite conclu qu’«il [était] juridiquement insuffisant pour l’Etat de Yougoslavie par sa seule volonté d’affecter tel local à sa Légation»3.
12. En 1959 aussi, la Cour suprême des restitutions de Berlin (ci-après la «CSRB»), dans l’affaire Cassirer c. Japon4, a renvoyé à la version révisée du Projet d’articles de la Commission du droit international (CDI) relatifs aux relations et immunités diplomatiques et à sa reconnaissance de la théorie de l’intérêt de la fonction5 pour expliquer que
«[l]’exposé des motifs de l’intérêt de la fonction indique clairement que l’immunité des locaux diplomatiques existe à raison de leur possession, associée à leur utilisation effective, à des fins diplomatiques. En l’absence des éléments de possession et d’utilisation effective, la simple intention d’utiliser ces locaux à des fins diplomatiques à l’avenir, avant leur utilisation effective, n’a aucune valeur juridique pour la question de la résurrection du privilège de l’immunité … L’immunité est un bouclier, non un glaive.»6 (Les italiques sont de moi, références omises.)
La CSRB est également parvenue à la même conclusion dans les affaires Tietz c. Bulgarie7, Weinmann c. Lettonie8 et Bennett et Ball c. Hongrie9.
13. Après la conclusion de la convention de Vienne en 1961, on trouve dans la jurisprudence des juridictions internes des interprétations des dispositions de la convention qui reflètent pour l’essentiel le droit coutumier, tout en renvoyant parfois aux travaux de la CDI. Ainsi, en 1962, dans l’affaire concernant la Compétence à l’égard de la mission militaire yougoslave (Allemagne), la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne a rappelé la jurisprudence antérieure relative au critère de l’«utilisation», et noté que
«[p]our déterminer l’immunité de juridiction des tribunaux locaux de l’Etat étranger, les tribunaux ont considéré comme pertinent le point de savoir si les locaux étaient effectivement utilisés à des fins diplomatiques. Cela permet de déduire que, de l’avis de ces tribunaux, les Etats étrangers ne bénéficient pas d’une immunité illimitée en ce qui concerne les locaux de leur ambassade, mais seulement de celle requise par
2 Tribunal civil mixte du Caire (2e chambre), S. Exc. Echref Badnjević ès qualité de Ministre de Yougoslavie en Egypte c. W. R. Fanner, 29 avril 1947, mentionné par Maxime Pupikofer, «Bulletin de jurisprudence égyptienne», JDI, 1946-1949, vol. 73-74, p. 117.
3 Ibid., p. 118.
4 Cour suprême des restitutions de Berlin (CSRB), Cassirer c. Japon, 10 juillet 1959, mentionné par Maxime Pupikofer dans American Journal of International Law (AJIL), 1960, vol. 54, première partie, p. 178-188.
5 Ibid., p. 185-186.
6 Ibid., p. 187 [traduction du Greffe].
7 CSRB, Tietz c. Bulgarie, 10 juillet 1959, mentionné dans International Law Reports (ILR), 1963, vol. 28, p. 369, 381-382.
8 CSRB, Weinmann c. Lettonie, 10 juillet 1959, mentionné dans ILR, 1963, vol. 28, p. 385, 391.
9 CSRB, Bennett et Ball c. Hongrie, 10 juillet 1959, mentionné dans ILR, 1963, vol. 28, p. 392, 396.
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l’objet et le but des privilèges et immunités diplomatiques … L’inviolabilité des locaux de la mission, telle qu’elle est énoncée dans le commentaire de la Commission relatif à la disposition pertinente du projet, ne dérive pas nécessairement de l’inviolabilité du chef de la mission mais est un droit attribuable à l’Etat accréditant, du fait que ces locaux servent de siège de la mission diplomatique (Annuaire, 1958, vol. II, p. 95). On peut donc supposer que l’article 22 de la convention de Vienne est également fondé sur l’idée que l’immunité des locaux de la mission est justifiée mais limitée par l’objet de la protection accordée à l’exercice des fonctions diplomatiques.»
10 (Les italiques sont de moi.)
14. En 1989, dans l’affaire R. v. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs (ex parte Samuel), la Cour d’appel de l’Angleterre a confirmé un jugement de la Haute Cour accueillant l’avis du secrétaire d’Etat, selon qui l’ancienne ambassade du Cambodge à Londres ne pouvait être considérée comme des «locaux diplomatiques» aux fins de l’article 22 de la convention de Vienne, et noté que
«[l]es locaux de l’ambassade ne sont plus «utilisés aux fins de la mission» au sens de l’alinéa i) de l’article premier de la convention de Vienne et ne bénéficient donc pas du statut spécial, notamment de l’inviolabilité, prévu par l’article 22. Il est vrai que l’article 22 porte sur les «locaux de la mission». Ce terme est défini à l’article premier comme visant les bâtiments et le terrain attenant «utilisés aux fins de la mission». Les locaux de l’ambassade n’étaient pas «utilisés» aux fins d’une mission à la date de l’ordonnance ni à aucun moment après. Il n’y a pas eu de mission depuis 1975 ou à peu près.»11
15. De même en 1998, dans l’affaire Croatia v. Ru-Ko Inc., la Cour de justice de l’Ontario a rejeté l’argument de la Croatie, qui soutenait qu’un certain bien ne pouvait faire l’objet d’une mesure d’exécution parce qu’il s’agissait de «locaux de la mission» au sens de l’alinéa i) de l’article premier de la convention de Vienne. Elle a expliqué ainsi son raisonnement :
«[17] Lorsque l’on analyse l’alinéa i) de l’article premier, il apparaît que les mots essentiels de cette disposition sont «utilisés aux fins de la mission, y compris la résidence du chef de la mission».
[18] Il s’ensuit donc que, si les terrains sont des «locaux de la mission», ils doivent être utilisés aux fins de la mission, le verbe «utiliser» étant employé au passé et/ou au présent.
[19] Il peut y avoir dans la ville d’Ottawa et au Canada de nombreux immeubles appartenant à des Etats étrangers, mais il est clair que la convention de Vienne permettrait d’accorder l’immunité uniquement aux terrains et bâtiments qui sont utilisés aux fins de la mission diplomatique de l’Etat souverain étranger concerné.»12 (Les italiques sont de moi.)
10 Cour constitutionnelle fédérale de la République d’Allemagne, Affaire de la compétence à l’égard de la mission militaire yougoslave (Allemagne), 30 octobre 1962, mentionné dans ILR, 1969, vol. 38, p. 162 et 165-167 [traduction du Greffe].
11 Cour d’appel de l’Angleterre, R. v. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs (ex parte Samuel), 28 juillet 1989, mentionné dans ILR, 1990, vol. 83, p. 231, 239.
12 Cour de justice de l’Ontario (division générale), Croatia v. Ru-Ko Inc., 15 janvier 1998, mentionné dans Ontario Trial Cases (1998), vol. 52, p. 191, par. 17-19.
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16. Pour en venir maintenant à la jurisprudence des juridictions internationales, l’arrêt rendu en 2005 par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en l’affaire Manoilescu et Dobrescu c. Roumanie et Russie est instructif. Dans cette affaire, la CEDH a examiné les griefs formulés au titre de l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme par deux nationaux roumains, selon qui la Roumanie n’avait pas donné effet à un jugement leur attribuant un bien immobilier dont ils avaient été dépossédés illégalement et que la Fédération de Russie utilisait alors comme ambassade. La CEDH a rejeté ces griefs et fait observer que le bâtiment était «utilisé» aux fins de la mission :
«77. Pour autant que les requérants allèguent que le bien en cause a été transmis illégalement à la Fédération de Russie, et donc à son ambassade en Roumanie, la Cour relève que les dispositions du droit international pertinent en matière d’immunité ne font pas de distinction selon la voie, légale ou illégale, par laquelle les biens sis dans l’Etat du for qui sont destinés à être des «locaux de la mission» sont entrés dans le patrimoine de l’Etat étranger. Il suffit que les biens soient «utilisés aux fins de la mission» de l’Etat étranger pour que les principes deviennent applicables, condition qui semble remplie en l’espèce, dès lors que le bien immobilier en cause est utilisé par des fonctionnaires de l’ambassade de la Fédération de Russie en Roumanie.»13 (Les italiques sont de moi.)
17. La jurisprudence susmentionnée indique clairement que, chaque fois que la question de savoir ce qui constitue des «locaux de la mission» et si un bâtiment devait être considéré comme ayant le statut de locaux diplomatiques a été portée devant une juridiction interne ou internationale, elle a toujours été tranchée sur la base des critères établis à l’alinéa i) de l’article premier de la convention de Vienne, qui reflètent également le droit international coutumier. De même, en l’espèce, la Cour aurait dû recourir au texte de l’alinéa i) de l’article premier de la convention de Vienne pour déterminer si l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris pouvait être considéré comme ayant le statut de «locaux de la mission».
18. Un premier pas dans cette direction semble avoir été fait au paragraphe 41 de l’arrêt, mais il est resté sans suite. Il est dit dans ce paragraphe que «[l]a Cour doit commencer par déterminer dans quelles circonstances un bien acquiert le statut de «locaux de la mission» au sens de l’alinéa i) de l’article premier de la convention de Vienne». Malheureusement, cela n’est fait nulle part dans l’arrêt. Au lieu de cela, nous trouvons au paragraphe 62 une assertion indiquant que
«[l]a Cour considère que les dispositions de la convention de Vienne, prises dans leur sens ordinaire, n’aident pas à déterminer les circonstances dans lesquelles un bien acquiert le statut de «locaux de la mission». S’il donne une définition de cette expression, l’alinéa i) de l’article premier de ladite convention n’indique pas comment un immeuble peut être désigné comme locaux de la mission. L’alinéa i) de l’article premier définit les «locaux de la mission» comme les immeubles «utilisés aux fins de la mission». A lui seul, il n’aide pas à déterminer comment un immeuble peut en venir à être utilisé aux fins d’une mission diplomatique, si un tel usage est subordonné au respect d’éventuelles conditions préalables et de quelle manière cet usage, le cas échéant, doit être établi.»
Cette conclusion n’est étayée ni par un examen des dispositions de la convention de Vienne, ni par une analyse du texte de l’alinéa i) de l’article premier. Il est donc malaisé de comprendre comment on y est parvenu ou le raisonnement qui la fonde réellement, et plus encore comment, à la lumière de l’assertion ci-dessus, il est possible de déclarer ensuite, au point 1) du dispositif, que l’immeuble
13 Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), Manoilescu et Dobrescu c. Roumanie et Russie, 3 mars 2005, no 60861/00, par. 77.
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sis au 42 avenue Foch à Paris «n’a jamais acquis le statut de «locaux de la mission» … au sens de l’alinéa i) de l’article premier de la convention de Vienne» (les italiques sont de moi).
19. En outre, le rôle et l’importance d’une disposition définitoire telle que l’alinéa i) de l’article premier semblent avoir été minimisés dans l’arrêt. Les dispositions définitoires sont essentielles pour l’applicabilité et l’application des autres dispositions du traité. Elles ont pour fonction d’aider à l’interprétation et à l’application de ces autres dispositions. La Cour y a souvent recouru pour interpréter et appliquer les dispositions «normatives» des traités. Elle aurait dû faire de même ici en ce qui concerne l’article 22 de la convention de Vienne.
20. Ainsi, dans l’affaire Ukraine c. Russie, la Cour a expliqué que la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (CIRFT) «impose aux Etats parties des obligations s’agissant d’infractions commises par une personne «qui [finance]» des actes de terrorisme au sens de l’alinéa a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2». Elle a donc établi un lien direct entre les obligations exécutoires prévues par la CIRFT et la définition du «financement d’actes de terrorisme» énoncée aux alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2 de cet instrument14. En revanche, étant donné que le financement du terrorisme par les Etats n’entre pas dans le champ d’application des dispositions définitoires, il n’est pas «visé» par la CIRFT15. Dans l’affaire relative à Certains actifs iraniens, la Cour a expliqué que les demandes de l’Iran concernant la banque Markazi ne relèveraient du traité d’amitié de 1955 que si cette banque pouvait être définie comme une «société» au sens du paragraphe 1 de l’article III du traité d’amitié16. Par conséquent, l’étendue des obligations incombant aux Etats-Unis au titre des articles III, IV et V du traité d’amitié de 1955 était intrinsèquement liée à la portée du terme «sociétés» au sens de l’article III.
21. De même, dans plusieurs arrêts relatifs au droit de la mer, la Cour a analysé et interprété de manière approfondie des dispositions définitoires, telles que celles portant sur les îles ou le plateau continental, afin de déterminer la portée et l’applicabilité des autres dispositions de traités, en particulier la convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM). Dans les affaires relatives au Plateau continental de la mer du Nord, par exemple, elle a pris note des différentes définitions proposées par la CDI à propos du concept de plateau continental comme facteur pertinent pour la détermination de la méthode de délimitation applicable17. Elle a souligné l’intérêt de la définition du plateau continental aux fins de la délimitation maritime dans les affaires
14 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 585, par. 59.
15 Ibid.
16 Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 36-37, par. 84-87.
17 Plateau continental de la mer du Nord (République fédérale d’Allemagne/Danemark ; République fédérale d’Allemagne/Pays-Bas), arrêt, C.I.J. Recueil 1969, p. 51, par. 95, renvoyant à l’Annuaire de la Commission du droit international, 1956, vol. I, p. 131, par. 46 (détaillant les «Terminologie et définitions approuvées par le Comité international pour la nomenclature des formes du fond de l’océan» adoptées par le comité international d’experts scientifiques à Monaco en 1952).
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Tunisie/Libye et Libye/Malte
18. Dans l’affaire du Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), elle a rappelé la conclusion à laquelle elle était parvenue dans l’affaire Qatar c. Bahreïn, à savoir que «la définition juridique d’une île, énoncée au paragraphe 1 de l’article 121 [de la CNUDM, fait] partie du droit international coutumier», en tant que principe pertinent aux fins de la délimitation19. En l’affaire relative à la Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne, elle a observé que l’article 76 de la CNUDM, qui énonce la définition du plateau continental, «prévoit» aussi la constitution d’une Commission des limites du plateau continental pour la délimitation du plateau continental au-delà de 200 milles marins20. Il s’ensuit que les dispositions définitoires de la CNUDM commandent directement l’interprétation et l’application d’autres dispositions de cette convention, telles que celles concernant la délimitation maritime.
22. Les dispositions définitoires, comme l’alinéa i) de l’article premier de la convention de Vienne, sont souvent au coeur même du régime d’un traité21 et s’appliquent conjointement avec d’autres dispositions. En définissant la portée des termes, elles déterminent l’étendue précise des droits, obligations et relations régis par le traité. Ainsi, lorsque l’alinéa i) de l’article premier de la convention de Vienne définit les «locaux de la mission», les obligations énoncées à l’article 22 de la convention sont circonscrites et clarifiées par référence aux bâtiments qui peuvent être considérés comme des «locaux de la mission». La Cour aurait donc dû s’assurer, à titre liminaire, qu’un bâtiment pouvait être considéré comme des «locaux de la mission» au sens de l’alinéa i) de l’article premier de la convention avant d’apprécier si un Etat, en l’espèce la France, avait manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’article 22 de la convention de Vienne. L’arrêt aurait dû suivre cette démarche logique pour traiter l’objet du différend entre les parties en l’espèce. Au lieu de cela, il dévie tantôt vers la notion d’accord préalable, tantôt vers celle du pouvoir d’objecter de l’Etat accréditaire. Malheureusement, le fondement juridique de ces éléments n’est pas précisé dans l’arrêt, qui semble les emprunter à d’autres dispositions de la convention de Vienne sans aucun rapport avec les «locaux de la mission», ou en faisant référence à la pratique de quelques Etats (dont la France ne fait pas partie) dont le système juridique interne exige un accord préalable.
III. L’accord préalable ou le pouvoir d’objecter de l’Etat accréditaire sont-ils nécessaires selon la convention de Vienne pour qualifier un bien de «locaux de la mission» ?
23. Au paragraphe 76 de l’arrêt, il est indiqué que,
18 Plateau continental (Tunisie/Jamahiriya arabe libyenne), arrêt, C.I.J. Recueil 1982, p. 46, par. 42 («Le fait que le concept juridique, bien que fondé sur le phénomène physique, a évolué à part, ressort implicitement de tout l’examen des règles et principes juridiques s’y rapportant auquel la Cour s’est livrée en 1969.» ; ibid., p. 48-49, par. 4[8] (concluant que «[l]a définition de l’article 76, paragraphe 1, ne fournit donc aucun critère de délimitation en l’espèce.») ; Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte), arrêt, C.I.J. Recueil 1985, p. 30, par. 27 («[q]ue les questions de titre et de définition du plateau continental, d’une part, et de délimitation du plateau, de l’autre, soient non seulement distinctes mais en outre complémentaires est une vérité d’évidence») ; ibid., p. 32, par. 31 («la définition donnée au paragraphe 1 [de l’article 76] ne peut être négligée»).
19 Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 674, par. 139 ; Délimitation maritime et questions territoriales entre Qatar et Bahreïn (Qatar c. Bahreïn), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 99, par. 195 («Sur ces bases, la Cour conclut que la formation maritime de Qit’at Jaradah répond aux critères énumérés ci-dessus et qu'il s’agit d’une île qui doit comme telle être prise en considération aux fins du tracé de la ligne d’équidistance.»)
20 Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 137, par. 111.
21 Cf. Florian Jeßberger, «The Definition and the Elements of the Crime of Genocide» in Paola Gaeta (sous la dir. de), The UN Genocide Convention: A Commentary, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 88, notant que la définition du crime de «génocide» constitue le «coeur» du régime de la convention.
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«[a]yant conclu que l’objection de l’Etat accréditaire empêche un immeuble d’acquérir le statut de «locaux de la mission» au sens de l’alinéa i) de l’article premier de la convention, la Cour recherchera à présent si la France a objecté à la désignation de l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris comme locaux de la mission diplomatique de la Guinée équatoriale.»
24. La Cour parvient à cette conclusion sans observer les règles coutumières d’interprétation des traités, qui sont rappelées au paragraphe 61. Ni le sens ordinaire à donner à l’alinéa i) de l’article premier, qui n’est pas analysé comme il se doit dans l’arrêt, ni l’interprétation de ses termes dans leur contexte ou à la lumière de l’objet et du but de la convention ne peuvent amener à une telle conclusion. On ne voit pas non plus comment celle-ci a été tirée sur le fondement de la convention de Vienne, alors que, au paragraphe 62 de l’arrêt, il est indiqué que «les dispositions de la convention de Vienne, prises dans leur sens ordinaire, n’aident pas à déterminer les circonstances dans lesquelles un bien acquiert le statut de «locaux de la mission»». En outre, l’arrêt ne dit pas si le pouvoir d’objecter procède d’une source extérieure à la convention de Vienne, telle que le droit international coutumier, ou de la pratique des quelques Etats mentionnés au paragraphe 69.
25. Ce que la Cour tente de faire, malgré l’assertion ci-dessus sur les dispositions de la convention de Vienne, c’est d’extrapoler un pouvoir pour l’Etat accréditaire d’objecter à la désignation d’un bien comme «locaux de la mission» à partir de l’objet et du but de la convention considérés indépendamment de l’alinéa i) de l’article premier et de la condition du «consentement mutuel» prévue à l’article 2 de la convention. Or, ni le préambule ni l’article 2 de la convention ne font la moindre référence aux locaux de la mission, et leurs libellés ne peuvent pas non plus servir de fondement à un pouvoir d’objecter. La convention précise clairement les cas dans lesquels une forme ou une autre de consentement est exigé. Il s’agit notamment de l’établissement de relations diplomatiques, pour lequel le consentement mutuel est requis (article 2), du consentement préalable à obtenir pour établir des bureaux dans d’autres localités que celles où la mission est établie (article 12) et de l’agrément nécessaire que doit recevoir le chef de la mission (article 4). On ne trouve nulle part l’exigence d’un accord préalable pour qu’un bien puisse être considéré comme des «locaux de la mission» (comme indiqué aux paragraphes 71 et 72 de l’arrêt) ni la mention d’un pouvoir des Etats accréditaires d’objecter à la désignation de locaux diplomatiques par les Etats accréditants (comme indiqué aux paragraphes 68, 72, 73 et 76). Si les rédacteurs de la convention avaient eu l’intention de subordonner l’acquisition du statut de «locaux de la mission» au consentement préalable ou ultérieur de l’Etat accréditaire, ils l’auraient fait expressément.
26. Une règle censée déterminer les circonstances dans lesquelles un bien peut ou non être considéré comme des «locaux de la mission» ne peut reposer uniquement sur l’objet et le but de la convention de Vienne, ni sur son objectif visant à «contribuer à favoriser les relations d’amitié entre les pays». Elle doit être fondée sur une disposition de la convention. Or, la seule disposition définissant ce qui constitue les «locaux de la mission» est l’alinéa i) de l’article premier et, lorsqu’elle est interprétée «de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but» (paragraphe 1 de l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités), elle ne livre aucun autre critère ou préalable que celui que ces locaux soient «utilisés aux fins de la mission». En outre, il n’y a rien d’inamical à ce qu’un Etat accréditant choisisse le bâtiment où son ambassade sera logée dans l’Etat accréditaire, dès lors que ce bâtiment, pour pouvoir bénéficier des immunités et privilèges diplomatiques, est effectivement utilisé pour remplir les fonctions de la mission.
27. En essayant de trouver dans le préambule de la convention de Vienne un fondement au pouvoir d’objecter ou à l’exigence d’un accord préalable, la Cour dépeint l’ancien droit des relations diplomatiques entre Etats, désormais reflété dans la convention de Vienne, comme étant
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défavorable à l’Etat accréditaire et imposant des restrictions à sa souveraineté (voir les paragraphes 66 et 67 de l’arrêt) de sorte que le «pouvoir d’objecter» ou l’«accord préalable» de l’Etat accréditaire peut être considéré comme un contrepoids. Or, aucune preuve n’est apportée quant aux inconvénients ou aux restrictions à la souveraineté de l’Etat accréditaire qu’imposerait la convention de Vienne. Cela étant, il est fait deux références, aux paragraphes 66, 67 et 68, aux «importants privilèges et immunités» accordés aux représentants des Etats accréditants et à l’indication dans le préambule de la convention de Vienne que «le but desdits privilèges et immunités est non pas d’avantager des individus mais d’assurer l’accomplissement efficace des fonctions des missions diplomatiques en tant que représentants des Etats». Il semble que l’on cherche à travers ces références à parer au mauvais usage ou au détournement éventuels de privilèges et immunités (et c’est bien l’impression donnée aux paragraphes 66 et 67 de l’arrêt), alors que la convention de Vienne ne nécessite aucunement pareil remède sous forme d’accord préalable ou de pouvoir d’objecter de la part de l’Etat accréditaire. Comme la Cour l’a fait observer dans l’affaire relative au Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, qui est citée à la fin du paragraphe 67 de l’arrêt,
«les règles du droit diplomatique constituent un régime se suffisant à lui-même qui, d’une part, énonce les obligations de l’Etat accréditaire en matière de facilités, de privilèges et d’immunités à accorder aux missions diplomatiques et, d’autre part, envisage le mauvais usage que pourraient en faire des membres de la mission et précise les moyens dont dispose l’Etat accréditaire pour parer à de tels abus»22.
28. Ce que la Cour perd bel et bien de vue dans l’arrêt, c’est le fait que le régime autonome et réciproque dont la convention de Vienne est le reflet a résisté à l’épreuve du temps et a servi à travers les siècles les intérêts des Etats accréditants et des Etats accréditaires, sans le pouvoir d’objecter ou l’exigence de l’accord préalable de l’Etat accréditaire qui sont proposés ici. Il s’agit d’un régime équilibré, réaliste et mutuellement bénéfique qui n’a pas besoin d’une nouvelle exigence ni d’un ensemble d’exigences pour qu’un bien soit qualifié de «locaux de la mission», parce qu’il définit déjà ceux-ci et que cette définition, telle qu’interprétée par les juridictions de nombreux pays, a été appliquée au fil des ans dans le monde entier à la satisfaction des Etats accréditaires et des Etats accréditants. Une exigence nouvellement créée, qui ne repose sur aucune des sources du droit international, ne peut qu’être source de malentendus et tensions inutiles là où il n’en avait jamais existé auparavant.
29. En outre, la convention de Vienne prévoit le respect des lois et règlements de l’Etat accréditaire par toutes les personnes bénéficiant de privilèges et immunités diplomatiques (paragraphe 1 de l’article 41) et oblige l’Etat accréditaire soit à faciliter l’acquisition, dans le cadre de sa législation, par l’Etat accréditant des locaux nécessaires à sa mission, soit à aider l’Etat accréditant à se procurer des locaux d’une autre manière (paragraphe 1 de l’article 21). Il apparaît donc qu’elle donne à l’Etat accréditaire une certaine latitude pour réglementer la question dans le cadre de sa législation interne, et certains Etats l’ont effectivement fait. Cependant, la Cour n’analyse pas dans l’arrêt les articles 21 et 41 de la convention de Vienne comme le contexte pertinent pour l’interprétation de l’alinéa i) de l’article premier, et elle examine de manière sélective la législation ou les pratiques diplomatiques de quelques Etats sans s’occuper des différences qualitatives et des nuances qui existent entre elles (voir le paragraphe 69 de l’arrêt). Outre qu’aucune règle coutumière de droit international ne peut être déduite de l’existence de ces législations ou pratiques diplomatiques, la portée de ces réglementations, qui ont principalement trait à l’acquisition de biens immobiliers, à l’urbanisme, aux lois locales sur la construction ou à la sécurité de la mission elle-même, varie considérablement d’un pays à l’autre. La Cour n’essaie pas davantage d’expliquer l’importance de la pratique des autres parties contractantes à la convention
22 Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d’Amérique c. Iran), arrêt, C.I.J. Recueil 1980, p. 40, par. 86.
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de Vienne qui n’ont pas de réglementation en place exigeant leur accord préalable pour la désignation de locaux par les Etats accréditants, si ce n’est l’application générale de leur législation interne à ces locaux.
30. L’existence d’une législation interne ou de pratiques diplomatiques dans quelques Etats ne permet donc pas de conclure qu’un tel «pouvoir d’objecter» (ou l’exigence d’un accord préalable) trouve un fondement dans la convention de Vienne ou dans le droit international en général. Comme l’a fait observer la CDI en 1964,
«la pratique d’une seule partie ou de certaines parties seulement se situe, en tant qu’élément d’interprétation, sur un plan entièrement différent de la pratique concordante de toutes les parties indiquant leurs vues communes sur le sens d’un traité. La pratique ultérieure concordante de toutes les parties prouve l’accord de celles-ci concernant l’interprétation du traité et est analogue à un accord interprétatif.»23
31. En outre, si la convention de Vienne prévoit le respect de toutes les lois et réglementations de l’Etat accréditaire, aucune de ses dispositions ne défère à ces lois et réglementations pour ce qui est de qualifier un bien de «locaux de la mission», de telle sorte que le respect du droit interne ou la mise en oeuvre de procédures internes serait une condition de son application. Par conséquent, le fait que le droit interne ou la pratique diplomatique de quelques pays prévoient un accord préalable dans le processus de désignation d’un bâtiment comme «locaux de la mission» ne justifie pas qu’une telle exigence soit transposée en droit international ou présentée comme une condition jusque-là bien cachée, telle une perle rare, dans les plis et replis de la convention. Après tout, la Cour elle-même reconnaît dans son arrêt que la pratique de ces quelques Etats ne peut établir l’«accord des parties» au sens de l’alinéa b) du paragraphe 3 de l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités (voir paragraphe 69 de l’arrêt).
32. Il convient également de souligner que la France ne fait pas partie des pays qui ont adopté une telle législation ou pratique diplomatique, bien que le conseil de la France ait fait valoir que le ministère de l’Europe et des affaires étrangères avait une pratique ancienne et constante de «non-opposition» ou de «consentement implicite» en ce qui concerne l’octroi du statut diplomatique aux bâtiments qu’un Etat accréditant souhaite affecter à sa mission diplomatique (cf. CR 2020/2, p. 33, par. 23 (Bodeau-Livinec), et contre-mémoire de la République française, par. 3.44). Toutefois, la France n’a produit au cours de la procédure aucun élément attestant clairement l’existence d’une pratique générale, bien connue et transparente. Tous les documents qu’elle a présentés à l’appui de cette affirmation (à savoir, les quatre notes verbales datées des 6 mai 2016, 24 juin 2016, 12 janvier 2017 et 20 janvier 2017, la note verbale adressée à la Guinée équatoriale le 28 mars 2012 et la note verbale adressée aux juges d’instruction le 11 octobre 2011) sont contemporains de la date à laquelle est né le différend concernant l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris, ou postérieurs à cette date. Aussi ne démontrent-ils pas l’existence d’une pratique ancienne et constante, ni d’une pratique générale connue de toutes les missions diplomatiques accréditées en France.
33. Outre l’absence de fondement juridique, le «pouvoir d’objecter» (ou l’exigence d’un «accord préalable») avancé dans l’arrêt est encore compliqué par a) son caractère global et non défini, et b) les critères personnalisés tout aussi infondés proposés pour son exercice par l’Etat accréditaire.
23 Annuaire de la Commission du droit international, 1964, vol. II, p. 215, par. 13).
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34. En ce qui concerne le point a), il n’est pas fait dans l’arrêt de distinction entre l’acquisition d’un bien, sa location ou sa location temporaire aux fins du «pouvoir d’objecter» de l’Etat accréditaire ou de cette nouvelle exigence d’«accord préalable». Ces transactions reflètent des besoins et des intérêts différents et ne sont pas traitées de la même manière dans la législation ou les pratiques nationales mentionnées ci-dessus. Il n’est pas non plus fait de distinction entre les locaux utilisés pour la chancellerie et ceux utilisés pour la résidence du chef de la mission. L’application de cette exigence par l’Etat accréditaire pourrait retarder ou empêcher la prise de fonctions du chef de la mission une fois obtenu l’agrément nécessaire de l’Etat accréditaire, puisque l’intéressé devrait choisir sa résidence (dans le cas d’une nouvelle mission ou d’une mission existante sans résidence officielle) et la faire approuver par l’Etat accréditaire. De même, une ambassade ne pourrait pas signer un bail ou un contrat de location, même pour un appartement meublé destiné à la résidence temporaire du chef de sa mission, sans avoir obtenu au préalable l’agrément de l’Etat accréditaire. Dans le cas contraire, l’Etat accréditant courrait le risque que ce bail ou ce contrat de location soit rendu caduc par l’objection ultérieure de l’Etat accréditaire. La nécessité d’obtenir de telles autorisations et les complications qui en découlent pour les missions étrangères n’existent aujourd’hui ni en droit international ni dans la législation interne de plus de 180 Etats Membres de l’Organisation des Nations Unies.
35. C’est cependant à propos du point b) ci-dessus que l’exposé original de ces nouvelles exigences se heurte dans l’arrêt à sa plus profonde contradiction. Afin d’établir certains critères pour l’application de son ingénieuse interprétation, la Cour emploie tout d’abord les termes «pouvoir d’objecter» (cf. paragraphes 72, 73, 74 et 76) comme synonymes d’«accord préalable de l’Etat accréditaire avant qu’un immeuble puisse acquérir le statut de «locaux de la mission»» (cf. paragraphes 69 et 72), puis précise que ce pouvoir est discrétionnaire et doit être exercé en temps utile, de manière raisonnable, non arbitraire et non discriminatoire (paragraphe 73). Près de la moitié de l’arrêt est ensuite consacrée à l’examen de la question de savoir si la France a exercé son «pouvoir d’objecter» discrétionnaire conformément à ces critères. La question se pose ici de savoir si ce nouveau «pouvoir d’objecter» invoqué dans l’arrêt pour qu’un bien puisse être qualifié de «locaux de la mission» est permissif ou contraignant. S’agit-il d’un droit de l’Etat accréditaire (comme le suggère le paragraphe 73 de l’arrêt) ou d’une condition négative à l’exercice du droit de l’Etat accréditant de désigner ses locaux diplomatiques (comme l’indiquent les paragraphes 67 et 68 de l’arrêt) ? S’agit-il d’une exigence qui doit être appliquée en toutes circonstances, ou d’un pouvoir discrétionnaire qui peut être exercé ou non par les autorités compétentes de l’Etat accréditaire ? L’absence d’objection en temps utile emporte-t-elle consentement implicite ou accord tacite (ou peut-être acquiescement) de l’Etat accréditaire à la désignation de locaux diplomatiques par l’Etat accréditant, ou l’accord exprès du premier sera-t-il requis dans tous les cas ?
36. Des questions analogues se posent en ce qui concerne les critères exposés aux paragraphes 73 à 74 de l’arrêt. Où trouve-t-on dans la convention de Vienne ou dans d’autres sources de droit international un tel pouvoir discrétionnaire des autorités de l’Etat accréditaire ? Quels sont l’origine ou le fondement juridique des critères proposés dans l’arrêt (à l’exception de celui de la non-discrimination mentionné à l’article 47 de la convention de Vienne) pour apprécier l’exercice du pouvoir discrétionnaire des autorités de l’Etat accréditaire ? Il aurait fallu au moins tenter de clarifier ou de traiter ces questions dans l’arrêt.
IV. Les mesures prises par les autorités françaises : y a-t-il violation des dispositions de la convention de Vienne ?
37. Le contexte factuel et les échanges diplomatiques qui se sont déroulés entre les deux Etats au sujet de l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris, en 2011 et 2012, sont importants pour comprendre les demandes de la Guinée équatoriale et les mesures prises par les autorités françaises
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à l’égard dudit immeuble. Il est donc utile d’examiner en détail ces échanges et mesures, sans toutefois tenter de traiter chaque événement particulier susceptible d’être pertinent en l’espèce.
38. C’est le 4 octobre 2011 que le Gouvernement de la Guinée équatoriale a affirmé pour la première fois, dans une note verbale adressée au ministère français des affaires étrangères, que l’ambassade de Guinée équatoriale à Paris disposait, depuis un certain nombre d’années, d’un immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris, «qu’elle utilis[ait] pour l’accomplissement des fonctions de sa Mission Diplomatique sans qu’elle ne l’ait formalisé expressément auprès [des] services [du protocole]». Cela s’est produit alors qu’était en cours à Paris une enquête judiciaire sur les méthodes employées pour financer l’acquisition de biens mobiliers et immobiliers en France par plusieurs personnes, dont M. Teodoro Nguema Obiang Mangue, fils du président de la République de Guinée équatoriale, qui était à l’époque ministre d’Etat chargé de l’agriculture et des forêts. Le 15 septembre 2011, M. Teodoro Nguema Obiang Mangue, en tant qu’unique actionnaire, a cédé à l’Etat de Guinée équatoriale toutes ses participations dans cinq sociétés suisses qui possédaient l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris. La Guinée équatoriale affirme que c’est ainsi qu’elle a acquis la propriété dudit immeuble.
39. A la suite de cette cession de propriété, la Guinée équatoriale a, pour la première fois, affirmé que l’immeuble en question faisait partie des locaux de sa mission diplomatique (4 octobre 2011) ; elle a ensuite soutenu que la résidence officielle de Mme Bindang Obiang, déléguée permanente de la République de Guinée équatoriale auprès de l’UNESCO, se trouvait dans les locaux de la mission diplomatique situés au 42 avenue Foch, à Paris, «dont dispos[ait] la République de Guinée Equatoriale» (17 octobre 2011).
40. Le 14 février 2012, le président de la Guinée équatoriale a écrit à son homologue français pour l’informer notamment que son fils
«a[vait] acquis un logement à Paris, mais que, à cause des pressions exercées contre sa personne, du fait d’une supposée acquisition illégale de biens, il a[vait] décidé de revendre ledit immeuble au Gouvernement de la République de Guinée Équatoriale.
À ce jour, l’immeuble en question [était] une propriété légalement acquise par le Gouvernement de Guinée Équatoriale et où résid[ait] actuellement la Représentante auprès de l’UNESCO».
41. Le même jour, la délégation permanente de la Guinée équatoriale auprès de l’UNESCO a adressé une note verbale au service du protocole de ladite organisation, indiquant que «la résidence officielle de la Déléguée Permanente de la Guinée Equatoriale auprès de l’UNESCO [était] située au 42, []Avenue Foch 75016 Paris, propriété de la République de la Guinée Equatoriale».
42. Le 9 mars 2012, le ministre de la justice de la Guinée équatoriale a écrit à son homologue français, déclarant que «[l]a République de Guinée Equatoriale [était] prop[r]iétaire d’un ens[e]mble immobilier 40/42 avenue Foch à Paris, depuis le 15 septembre 2[]011, affecté à la mis[sio]n diplomatique et déclaré … par note verbale 365/11 du 4 octobre 2[]011». A suivi une note verbale du 12 mars 2012, dans laquelle l’ambassade de Guinée équatoriale affirmait que les locaux sis au 42 avenue Foch à Paris étaient utilisés aux fins de sa mission diplomatique en France.
43. Le 27 juillet 2012, l’ambassade de Guinée équatoriale a indiqué, dans une note verbale adressée au ministère français de l’Europe et des affaires étrangères, que «[l]’Ambassade de la République de Guinée Equatoriale … a[vait] l’honneur de … communiquer [au ministère français]
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que les services [de] l’Ambassade s[eraient], à partir de vendredi 27 juillet 2012, installés à l’adresse sise [au] 42 Avenue FOCH, Paris 16ème, immeuble qu’elle utilis[ait] désormais pour l’accomplissement des fonctions de sa Mission Diplomatique en France».
44. Il s’agit là de la déclaration la plus claire faite par la Guinée équatoriale tout au long de cette période en ce qui concerne l’utilisation du bien sis au 42 avenue Foch en tant que locaux de son ambassade à Paris. Contrairement aux notifications et communications antérieures adressées au ministère français de l’Europe et des affaires étrangères, dont certaines se contredisaient et dont la plupart mettaient également l’accent sur le fait que la Guinée équatoriale était propriétaire de l’immeuble en cause, il est intéressant de relever que, dans la note verbale du 27 juillet 2012, la Guinée équatoriale ne s’est pas contentée d’indiquer que, à compter de cette date, les services de l’ambassade y seraient installés, mais a aussi indiqué clairement que l’immeuble serait désormais utilisé pour l’accomplissement des fonctions de sa mission diplomatique en France.
45. Ainsi, cette note verbale du 27 juillet 2012, considérée conjointement avec celle du 2 août 2012 — dans laquelle il était confirmé que la chancellerie de l’ambassade de Guinée équatoriale était effectivement installée au 42 avenue Foch, à Paris, «immeuble qu’elle utilis[ait] comme bureaux officiels de sa Mission Diplomatique en France» —, semble avoir fini par clarifier la question de savoir si le bien sis au 42 avenue Foch était effectivement utilisé comme locaux de la mission de la Guinée équatoriale en France.
46. Cette question, qui était alors en litige entre les deux Etats — et, de fait, demeure au coeur du différend dont la Cour est saisie —, a conduit le ministère français des affaires étrangères à déclarer publiquement (dans une note verbale en date du 11 octobre 2011 adressée à l’ambassade de la Guinée équatoriale) que «l’immeuble … [sis au 42 avenue Foch à Paris] ne f[aisait] pas partie des locaux relevant de la mission diplomatique de Guinée équatoriale. Il relève du domaine privé et, de ce fait, du droit privé». De même, en réponse à une demande d’information qui lui était adressée par le ministère français de la justice, le ministère français des affaires étrangères a déclaré le même jour que, en ce qui concerne «le statut de l’immeuble sis 42 avenue Foch à Paris … [l]’immeuble précité ne f[aisait] pas partie des immeubles relevant de la convention de Vienne … sur les relations diplomatiques».
47. A la suite de ces déclarations du ministère français des affaires étrangères, des enquêteurs français ont pénétré dans l’immeuble en cause à plusieurs reprises entre le 28 septembre 2011 et le 23 février 2012, dans le cadre d’une enquête judiciaire sur les actifs détenus par M. Obiang Mangue en France. Ils ont également saisi des véhicules de luxe appartenant à l’intéressé qui étaient stationnés sur les lieux. Par la suite, le 19 juillet 2012, l’immeuble sis au 42 avenue Foch a fait l’objet d’une saisie pénale immobilière sur ordre du juge d’instruction français. Enfin, le 27 octobre 2017, le Tribunal correctionnel de Paris a rendu son jugement en l’affaire mettant en cause M. Obiang Mangue et ordonné la confiscation des actifs saisis au cours de l’enquête pénale, y compris celle de l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris. Cette décision a été confirmée par la Cour d’appel le 10 février 2020.
48. Les faits relatés ci-dessus indiquent selon moi que l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris peut être considéré comme ayant commencé à faire partie des locaux de l’ambassade de Guinée équatoriale en France à compter du 27 juillet 2012. La note verbale de l’ambassade de Guinée équatoriale datée de ce jour est tout à fait claire à cet égard. Avant cette date, la Guinée équatoriale avait peut-être l’intention d’utiliser l’immeuble comme locaux diplomatiques, mais rien n’indiquait clairement que celui-ci était effectivement utilisé pour l’accomplissement des fonctions de l’ambassade, et les notes verbales adressées au ministère français des affaires
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étrangères étaient au contraire caractérisées par leurs ambiguïtés et assertions contradictoires. De plus, les enquêteurs français qui ont conduit les perquisitions de septembre 2011 et février 2012 ont trouvé divers objets personnels de grande valeur, qui auraient appartenu à M. Obiang Mangue, et constaté qu’il n’y avait à cette époque pas de bureaux proprement dits dans l’immeuble.
49. Il me semble effectivement que ce n’est qu’à compter du 27 juillet 2012 que l’immeuble peut être considéré comme satisfaisant aux critères énoncés à l’alinéa i) de l’article premier de la convention de Vienne. Autrement dit, il s’agit de la date critique en ce qui concerne le statut de l’immeuble en tant que «locaux de la mission». La note verbale datée de ce jour peut également être considérée comme constituant une notification appropriée à l’effet que l’immeuble serait désormais utilisé pour l’accomplissement des fonctions de la mission. Le dossier de l’affaire contient en outre quelques éléments attestant que, en dépit des dénégations formelles formulées à l’audience, les autorités françaises ont, dans une certaine mesure, reconnu cette réalité.
50. La Guinée équatoriale a ainsi produit plusieurs documents montrant clairement que des responsables français s’étaient rendus dans les locaux de l’ambassade au 42 avenue Foch, mais aussi que le ministère français de l’Europe et des affaires étrangères avait adressé plusieurs notes verbales à l’ambassade de Guinée équatoriale à cette adresse, la plupart en 2019. Bien que la France ait soutenu devant la Cour que ces notes verbales avaient été envoyées par erreur au 42 avenue Foch, il est difficile d’ignorer les visites rendues par des responsables français à l’ambassade à cette adresse, ainsi que la protection fournie à l’immeuble par les autorités françaises en 2015 (en réponse à une manifestation) et en 2016, à l’occasion de l’élection présidentielle en Guinée équatoriale. Tous ces éléments semblent attester que l’immeuble sis au 42 avenue Foch était utilisé par la Guinée équatoriale à cette époque, avec effet au moins à compter du 27 juillet 2012, pour accomplir au moins certaines fonctions diplomatiques en France.
51. Il convient en outre de noter que les autorités françaises n’ont plus jamais pénétré dans l’immeuble ni procédé à des perquisitions à partir de la fin juillet 2012. Cela ne peut être attribué uniquement à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour le 7 décembre 2016, qui indiquait que
«[l]a France doit, dans l’attente d’une décision finale en l’affaire, prendre toutes les mesures dont elle dispose pour que les locaux présentés comme abritant la mission diplomatique de la Guinée équatoriale au 42 avenue Foch à Paris jouissent d’un traitement équivalent à celui requis par l’article 22 de la convention de Vienne sur les relations diplomatiques, de manière à assurer leur inviolabilité».24
52. Il ressort du dossier que les autorités françaises ont effectivement traité l’immeuble comme les «locaux de la mission» et n’y ont apparemment jamais pénétré ni causé la moindre gêne pendant plus de quatre ans — de juillet 2012 à décembre 2016 — avant que la Cour ne rende son ordonnance, malgré la poursuite devant les tribunaux français de la procédure judiciaire visant M. Obiang Mangue et la propriété de l’immeuble.
53. Au vu de ce qui précède, la question se pose de savoir si le fait que les enquêteurs français aient pénétré à plusieurs reprises dans l’immeuble et que des responsables français y aient effectué des perquisitions entre le 28 septembre 2011 et le 23 février 2012, ainsi que la saisie et la
24 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 1171, par. 99.
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confiscation ordonnées par les tribunaux français, constituent une violation de l’article 22 de la convention de Vienne.
54. En ce qui concerne le premier élément, l’immeuble en cause peut, ainsi que je l’ai indiqué ci-dessus, être considéré comme ayant acquis le statut de «locaux de la mission» à compter du 27 juillet 2012. Par conséquent, les perquisitions effectuées par des responsables français avant cette date l’ont été dans un immeuble qui ne pouvait pas encore bénéficier de l’immunité et de la protection diplomatiques en application de la convention de Vienne, quoiqu’il ait, à ce moment-là, appartenu au Gouvernement de la Guinée équatoriale. Dès lors, il apparaît qu’aucune violation des dispositions de la convention de Vienne n’a été commise à raison de ces entrées et perquisitions dans l’immeuble.
55. L’autre mesure importante que les autorités françaises ont prise ensuite à l’égard de l’immeuble, à savoir la saisie ordonnée le 19 juillet 2012 par le vice-président du Tribunal de grande instance chargé de l’instruction, est elle aussi antérieure au 27 juillet 2012, date critique en ce qui concerne le statut de l’immeuble en tant que locaux de la mission au sens de la convention de Vienne. Cette saisie n’a cependant pas été annulée depuis. Il s’agit donc là d’une mesure qui pourrait continuer de produire ses effets à l’égard d’un immeuble devant aujourd’hui être considéré comme les locaux diplomatiques de l’ambassade de la Guinée équatoriale. Il convient toutefois de préciser que ladite mesure, ainsi que la mesure de confiscation ordonnée par le tribunal, a surtout une incidence sur la propriété de l’immeuble en cause. Dans ce contexte, il est important de rappeler les termes du paragraphe 3 de l’article 22 de la convention de Vienne, qui dispose que «[l]es locaux de la mission, leur ameublement et les autres objets qui s’y trouvent, ainsi que les moyens de transport de la mission, ne peuvent faire l’objet d’aucune perquisition, réquisition, saisie ou mesure d’exécution». Quelle est la portée de l’immunité prévue par cette disposition ? Un immeuble jouit-il de l’immunité de juridiction en ce qui concerne la détermination de la propriété des locaux ou d’une immunité de poursuites relatives au titre de propriété, ou cette immunité ne s’étend-elle qu’aux mesures d’exécution, dommageables à l’utilisation des locaux ?
56. Je suis d’avis qu’il convient de privilégier cette dernière interprétation. Ainsi que je l’ai indiqué ci-dessus, la propriété d’un bien n’est pas pertinente pour que celui-ci puisse avoir le statut de «locaux de la mission» au sens de la convention de Vienne. Un immeuble utilisé en tant que «locaux de la mission» peut être loué à une personne privée ou une société, les tribunaux internes pouvant décider de sa saisie pour garantir le paiement de dettes par le propriétaire, ou par suite d’une cession de propriété, sans que pareille décision n’ait nécessairement d’incidence sur l’utilisation du bien en question par la mission diplomatique. Il est vrai que, en la présente espèce, l’acquisition initiale de l’immeuble par M. Obiang Mangue et sa propriété actuelle sont examinées par les tribunaux français, qui ont, à cette fin, ordonné qu’il soit saisi. Cependant, l’ordonnance de saisie n’a jusqu’à présent pas eu d’incidence sur son utilisation par l’ambassade de Guinée équatoriale et n’a pas porté préjudice à l’accomplissement des fonctions de l’ambassade dans cet immeuble. Il s’ensuit que, tant qu’aucune mesure d’exécution n’est prise contre l’utilisation de celui-ci par l’ambassade, au sens de nouvelles entrées ou perquisitions dans l’immeuble, ou d’un ordre d’expulsion ou de quelque autre mesure nuisant à l’exercice des fonctions diplomatiques de l’ambassade au sein des locaux, il n’y a pas violation de l’immunité de saisie ou de confiscation telle qu’énoncée au paragraphe 3 de l’article 22 de la convention de Vienne.
57. Enfin, la mesure de confiscation fait toujours l’objet d’un pourvoi devant la Cour de cassation en France et n’a donc pas encore été exécutée. Cependant, même si le titre de propriété du bien devait être cédé à l’Etat français ou à quelque autre entité par suite de l’exécution des décisions des tribunaux français, cela n’aurait pas nécessairement d’incidence sur l’immunité
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prévue au paragraphe 3 de l’article 22 de la convention, à moins que le Gouvernement français ne décide de prendre des mesures qui affecteraient directement l’utilisation effective de l’immeuble par l’ambassade de Guinée équatoriale pour l’exercice de ses fonctions diplomatiques en France.
58. J’estime donc que la mesure de confiscation ordonnée par les tribunaux français ne peut pas être considérée comme constituant une violation du paragraphe 3 de l’article 22 de la convention de Vienne tant que les autorités françaises ne prennent pas de mesures susceptibles de nuire à l’utilisation effective de l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris en tant que locaux de la mission par l’ambassade de Guinée équatoriale. On ne peut qu’espérer que lesdites autorités ne prendront pas de telles mesures en dépit du présent arrêt de la Cour.
V. Conclusion
59. L’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris a été utilisé sans interruption comme locaux de l’ambassade de Guinée équatoriale depuis le 27 juillet 2012 au moins. Il n’a subi aucun dérangement, perquisition ou autre incommodité du fait des autorités françaises depuis cette date. Au contraire, il a été protégé et traité comme les locaux de l’ambassade par les autorités françaises et des agents du ministère des affaires étrangères s’y sont rendus à diverses occasions, même avant que la Cour ne rende son ordonnance en indication de mesures conservatoires en décembre 2016. Quelles que soient les divergences de vues sur l’historique de la propriété de l’immeuble, la manière dont il a été acquis et l’identité de son propriétaire actuel, son utilisation par l’ambassade de Guinée équatoriale au cours des huit dernières années ne peut être mise en doute et la question de la propriété n’a guère de pertinence pour ce qui est de le qualifier de «locaux de la mission». C’est le critère de l’«utilisation aux fins de la mission», clairement établi à l’alinéa i) de l’article premier de la convention de Vienne, qui permet de qualifier un immeuble de «locaux diplomatiques». Et il y est clairement satisfait dans le cas d’espèce. Une nouvelle exigence d’«accord préalable» ou un nouveau pouvoir d’objecter de l’Etat accréditaire, qui ne sont fondés sur aucune des dispositions de la convention de Vienne ni sur aucune autre source de droit international, n’aideront guère les deux Etats à résoudre leurs divergences au sujet de l’immeuble. La conclusion contradictoire énoncée dans le dispositif, qui refuse le statut de «locaux de la mission» à l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris sur le fondement de l’alinéa i) de l’article premier de la convention de Vienne alors que cette disposition est réputée «[ne pas] aide[r]» à déterminer comment un immeuble devient les «locaux de la mission» (paragraphe 62 de l’arrêt), ne les aidera pas beaucoup plus, pas plus qu’elle n’aidera d’autres Etats à l’avenir.
60. Dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires qu’elle a rendue le 15 décembre 1979 en l’affaire relative au Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, la Cour a observé que
«l’institution de la diplomatie, avec les privilèges et immunités qui s’y rattachent, a résisté à l’épreuve des siècles et s’est avérée un instrument essentiel de coopération efficace dans la communauté internationale, qui permet aux Etats, nonobstant les différences de leurs systèmes constitutionnels et sociaux, de parvenir à la compréhension mutuelle et de résoudre leurs divergences par des moyens pacifiques»25.
61. Je ne doute pas que le droit des relations diplomatiques puisse résister de la même manière et surmonter tous les obstacles mis en travers de son chemin. Cela étant, attribuer au droit
25 Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, mesures conservatoires, ordonnance du 15 décembre 1979, C.I.J. Recueil 1979, p. 19, par. 39.
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international une notion que l’on trouve peut-être dans le droit interne de quelques pays et la considérer comme une exigence applicable aux relations diplomatiques entre tous les Etats ne contribue pas à l’établissement de relations diplomatiques harmonieuses. De même, tenter de fonder sur l’objet et le but de la convention de Vienne une exigence ou un pouvoir qui ne sont prévus par aucune de ses dispositions n’est pas conforme à l’application des règles coutumières d’interprétation des traités, et ne favorise pas les relations d’amitié entre les pays comme l’envisage le préambule de la convention. Au contraire, cela risque de faire obstacle à ces relations et de créer des complications, déséquilibres et tensions indésirables là où il n’en existait auparavant aucune.
(Signé) Abdulqawi A. YUSUF.
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Opinion individuelle de M. le président Yusuf

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