Opinion individuelle de Mme la juge Sebutinde

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116-20200908-ORD-01-02-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE MME LA JUGE SEBUTINDE
[Traduction]
La présente affaire ne comportant pas de «complexités techniques» que la Cour ne saurait surmonter sans avoir recours à des experts extérieurs, rien ne justifie que celle-ci agisse en vertu de l’article 50 du Statut et de l’article 67 du Règlement ⎯ Les Parties à l’instance ont eu amplement l’occasion de remettre à la Cour des éléments de preuve suffisants pour qu’elle puisse s’acquitter de sa fonction judiciaire sans l’assistance d’experts ⎯ Le mandat des experts énoncé dans l’ordonnance a pour effet de déplacer indûment la charge de la preuve et de favoriser une Partie au détriment de l’autre, ce qui va à l’encontre du droit à un procès équitable et du principe d’égalité des armes ⎯ Par ailleurs, le mandat a pour effet de déléguer la fonction judiciaire aux experts, ce qui est tout à fait inapproprié.
Introduction
1. Selon le principe bien établi onus probandi incumbit actori, c’est à la partie qui avance certains faits d’en démontrer l’existence1. Je me vois contrainte de rédiger la présente opinion individuelle car, à mon sens, rien ne justifie en l’espèce que la Cour désigne des experts pour exercer les pouvoirs que lui confèrent l’article 50 du Statut et l’article 67 du Règlement. En particulier, je ne souscris pas au rôle dévolu aux experts en la présente affaire, tel qu’énoncé dans le «mandat». Depuis que la République démocratique du Congo a déposé, le 13 mai 2015, une «requête en saisine à nouveau de la Cour internationale de Justice», priant celle-ci de relancer la procédure aux fins de fixer le montant des réparations qui lui sont dues par la République de l’Ouganda, les deux Parties ont eu amplement l’occasion, au cours de ces cinq dernières années, de produire tous les éléments de preuve qu’elles estiment nécessaires ou suffisants (sur le plan des faits, des données ou de la méthode) pour étayer leurs demandes respectives. A ce stade, il n’appartient pas à la Cour de chercher à obtenir des éléments supplémentaires, autres que ceux déjà soumis par les Parties ; il lui incombe seulement d’exercer sa fonction judiciaire en examinant les éléments de preuve déjà versés au dossier et en fixant le montant des réparations dues. Selon moi, la présente affaire n’est pas de celles qui mettent en jeu des «questions complexes» nécessitant une expertise ou des connaissances techniques, scientifiques ou spécialisées sortant du cadre de l’expertise judiciaire classique. Le mandat des experts énoncé dans l’ordonnance a pour effet d’aider injustement l’une des Parties en venant étayer ses éléments de preuve et de décharger celle-ci de l’obligation qui lui incombe d’apporter des éléments de preuve lorsque ceux-ci sont insuffisants, ce qui va à l’encontre du droit à un procès équitable et du principe d’égalité des armes. Par ailleurs, le mandat a pour effet de déléguer la fonction judiciaire aux experts, ce qui est tout à fait inapproprié. Le fait que les Parties auront la possibilité de présenter des observations sur le rapport des experts ou de poser des questions à ces derniers au cours de la procédure orale n’apaise guère mes craintes dans les circonstances de l’espèce.
Circonstances justifiant la désignation d’experts par la Cour
2. D’emblée, je tiens à préciser que je ne suis pas opposée de façon générale à ce que la Cour exerce les pouvoirs qu’elle tire de l’article 50 du Statut et de l’article 67 du Règlement pour désigner des experts, si les circonstances l’exigent.
1 Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (I), p. 71, par. 162.
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3. Aux termes de l’article 50 du Statut de la Cour : «A tout moment, la Cour peut confier une enquête ou une expertise à toute personne, corps, bureau, commission ou organe de son choix.»
4. Aux termes de l’article 67 du Règlement de la Cour :
«1. Toute décision de la Cour portant qu’il y a lieu de faire procéder à une enquête ou à une expertise est prise, les parties entendues, par une ordonnance, qui précise l’objet de l’enquête ou de l’expertise, fixe le nombre et le mode de désignation des enquêteurs ou experts et indique les formalités à observer. Le cas échéant, la Cour invite les enquêteurs ou experts à faire une déclaration solennelle.
2. Tout rapport ou procès-verbal concernant l’enquête et tout rapport d’expert est communiqué aux parties auxquelles la possibilité est offerte de présenter des observations.»
5. Confrontée à des affaires d’une complexité croissante, la Cour internationale de Justice (ci-après la «Cour») (ainsi que sa devancière, la Cour permanente de Justice internationale ⎯ ci-après la «CPJI») a eu recours aux pouvoirs que lui confèrent les dispositions susvisées avec parcimonie, ne désignant des experts que dans des «affaires complexes» nécessitant une expertise ou des connaissances techniques, scientifiques ou spécialisées sortant du cadre de l’expertise judiciaire classique. Si les dispositions susvisées semblent conférer à la Cour toute latitude pour désigner des experts, cette dernière a pris soin de s’assurer de leur neutralité et que leur désignation n’entraîne pas, par inadvertance, un déplacement de la charge de la preuve ou une délégation de la fonction judiciaire auxdits experts. Pareille approche résulte, en partie, du fait que la Cour fonde sa compétence sur le consentement des Etats qui comparaissent devant elle. C’est également pour cette raison que la Cour consulte les parties à l’instance et tient compte de leurs vues avant de désigner des experts. Il convient de trouver un juste équilibre de sorte que, d’une part, la Cour dispose d’une connaissance adéquate des questions sous-jacentes afin de pouvoir déterminer quelles sont les règles de droit international pertinentes en l’espèce et les appliquer, et que, d’autre part, l’expertise se limite uniquement aux questions complexes nécessitant une expertise ou des connaissances techniques, scientifiques ou spécialisées sortant du cadre de l’expertise judiciaire classique. Cela est, bien entendu, sans préjudice du droit des parties elles-mêmes de fournir leurs propres expertises à l’appui de la thèse qu’elles plaident.
6. La jurisprudence de la Cour est instructive s’agissant du type d’affaires dans lesquelles cette dernière a désigné des experts en application de l’article 50 du Statut et de l’article 67 du Règlement.
La jurisprudence de la Cour
7. Après l’affaire relative à l’Usine de Chorzów, dans laquelle la CPJI avait fait procéder à une expertise sur les informations soumises par l’Allemagne aux fins d’évaluer les réparations dues par la Pologne du fait d’une usine sise à Chorzów ⎯ expertise qui était devenue inutile après que les parties eurent conclu un accord2 ⎯, la première affaire où la Cour a eu à désigner des experts a été celle du Détroit de Corfou3. Cette affaire est particulièrement pertinente puisque, non seulement elle mettait en jeu des questions techniques complexes sortant du cadre de l’expertise judiciaire classique, mais en outre, l’Etat défendeur, l’Albanie, a choisi de ne pas se présenter devant la Cour. Dès lors,
2 Usine de Chorzów, ordonnance du 25 mai 1929, C.P.J.I. série A no 19, p. 13.
3 Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 10.
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cette dernière a tenu une procédure ex parte en vertu de l’article 53 du Statut, aux termes duquel la Cour doit s’assurer, notamment, que «les conclusions [de la partie qui prend part à l’instance] sont fondées en fait et en droit». Malgré la non-comparution de l’Albanie, la Cour a veillé à ce que celle-ci reçoive copie des rapports d’experts et qu’elle ait amplement la possibilité de répondre aux conclusions formulées par ces derniers ⎯ faculté que l’Albanie a cependant choisi de ne pas exercer. En outre, les deux parties ont eu la possibilité d’adresser des suggestions aux experts quant aux points sur lesquels il conviendrait d’axer leurs enquêtes et expériences, ainsi que de soumettre des observations écrites sur leurs conclusions.
8. En octobre 1946, deux navires de la marine royale britannique ont heurté des mines dans les eaux territoriales albanaises alors qu’ils traversaient le détroit nord de Corfou. Du fait des dommages, pertes en vies humaines et blessures causés par les explosions, le Royaume-Uni a soutenu que l’Albanie avait manqué à ses obligations au regard du droit international et qu’elle était tenue à réparation. Une question essentielle consistait à savoir si l’Albanie avait eu connaissance ou aurait dû avoir connaissance des opérations de mouillage de mines menées dans ses eaux territoriales. Dans l’affirmative, sa responsabilité aurait été engagée en vertu de son obligation d’avertir les navires de passage du danger imminent posé par les champs de mines, eu égard à «des considérations élémentaires d’humanité …, [au] principe de la liberté des communications maritimes et [à] l’obligation, pour tout Etat, de ne pas laisser utiliser son territoire aux fins d’actes contraires aux droits d’autres Etats»4. La Cour a estimé que cette connaissance pouvait être déduite de deux éléments, à savoir a) l’attitude de l’Albanie avant et après l’événement, et b) le fait qu’il était possible pour les autorités albanaises d’observer les opérations de mouillage de mines depuis les côtes albanaises. Si la Cour a établi le comportement de l’Albanie à partir des dépositions de témoins, des actions des autorités albanaises et de l’absence d’enquête à la suite des incidents5, elle s’est largement appuyée sur deux rapports d’experts mandatés au titre de l’article 50 de son Statut pour le second aspect de ses conclusions. Ce dernier aspect nécessitait en effet une expertise ou des connaissances spécialisées sortant du cadre de l’expertise judiciaire classique. Dans l’ordonnance qu’elle a rendue en vertu de l’article 506, la Cour a confié la mission suivante à un panel de trois experts de la marine : «étudier … la possibilité de mouiller ces mines par ces moyens sans que les autorités albanaises en aient eu connaissance, compte tenu des moyens de surveillance existant dans la région de Saranda.»
9. En outre, les experts se sont rendus à Saranda, en Albanie, afin d’y effectuer des expériences et des observations susceptibles de leur permettre d’apporter des réponses concluantes aux questions posées par la Cour. Accordant un poids considérable à leur «conclusion indiscutable» selon laquelle, si des postes de veille normaux étaient maintenus en divers points des côtes par les autorités albanaises, celles-ci avaient dû avoir connaissance des activités de mouillage de mines7, la Cour a conclu que le Gouvernement albanais devait avoir eu la connaissance requise et que, en s’abstenant d’avertir les navires de guerre britanniques de la présence du champ de mines, l’Albanie avait engagé sa responsabilité8.
10. La Cour a par la suite confié à deux membres de la marine royale néerlandaise la mission d’«exam[iner] [l]es chiffres et estimations énoncés dans les dernières conclusions du Gouvernement du Royaume-Uni comme montants des réclamations relatives à la perte du Saumarez et aux
4 Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 22.
5 Ibid., p. 19.
6 Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), ordonnance du 17 décembre 1948, C.I.J. Recueil 1947-1948, p. 124.
7 Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 22.
8 Ibid., p. 23.
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dommages subis par le Volage» et de produire un rapport, en vertu de l’article 50 du Statut9. Dans l’ordonnance portant désignation des experts, la Cour n’a pas demandé à ceux-ci d’émettre un avis sur le montant des réclamations du Royaume-Uni relatives aux «pertes en vie humaines» ou aux «blessures», estimant que ce point relevait de l’expertise judiciaire classique. Le 17 décembre 1949, les experts ont conclu que le montant des réparations demandé par le Royaume-Uni «[pouvait] être considéré comme une évaluation juste et équitable du dommage subi». La Cour s’est rangée à leurs conclusions.
11. Dans l’affaire de la Délimitation de la frontière maritime dans la région du golfe du Maine (Canada/Etats-Unis d’Amérique)10, les parties ont soumis leur différend à la Cour par voie de compromis. Elles ont demandé qu’une chambre détermine «le tracé de la frontière maritime unique divisant le plateau continental et les zones de pêche du Canada et des Etats-Unis d’Amérique» dans la région du golfe du Maine. Les deux parties ont non seulement prié la chambre de nommer un expert technique pour l’aider dans l’accomplissement de sa mission11, mais elles ont en outre désigné conjointement un ancien capitaine de frégate de la marine royale britannique à cet effet. Bien que le compromis n’ait nullement fait référence à l’article 50 du Statut de la Cour, la chambre a expressément mentionné cette disposition dans son ordonnance12 portant nomination de l’expert, accordant ainsi la primauté audit article sur le compromis. S’appuyant sur les conclusions de l’expert, la chambre a tracé une frontière maritime dans la région du golfe du Maine fondée, non sur un strict principe d’équidistance, mais sur des calculs géométriques et des données figurant dans le rapport de l’expert.
12. Enfin, plus récemment, la Cour a eu à statuer, dans l’affaire relative à la Délimitation maritime dans la mer des Caraïbes et l’océan Pacifique (Costa Rica c. Nicaragua)13, sur la question de la souveraineté concernant la partie septentrionale d’Isla Portillos, question qui n’avait pas été tranchée dans l’arrêt qu’elle avait rendu précédemment, en 201514. Dans cette décision, la Cour avait interprété le «traité de limites de 1858» comme établissant que «le territoire relevant de la souveraineté du Costa Rica s’étend[ait] à la rive droite du cours inférieur du San Juan jusqu’à l’embouchure de celui-ci dans la mer des Caraïbes»15. Toutefois, en raison de l’absence d’«information détaillée» relevée dans l’arrêt de 2015, la géographie de la zone en question demeurait quelque peu incertaine pour ce qui est de la configuration de la côte d’Isla Portillos, et en particulier de la présence de formations maritimes au large et d’un chenal entre le littoral et la zone humide16. La Cour, après avoir entendu les parties, et aucune d’elles n’y voyant d’objection, a désigné deux experts indépendants qui se sont rendus à deux reprises dans la région en question (pendant la saison sèche et pendant la saison humide) et l’ont renseignée sur «l’état de la côte entre les points invoqués respectivement par [les Parties] comme étant le point de départ de la frontière maritime
9 Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), ordonnance du 19 novembre 1949, C.I.J. Recueil 1949, p. 238.
10 Délimitation de la frontière maritime dans la région du golfe du Maine (Canada/Etats-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 252-256.
11 Ibid., p. 253.
12 Délimitation de la frontière maritime dans la région du golfe du Maine (Canada/Etats-Unis d’Amérique), nomination d’experts, ordonnance du 30 mars 1984, C.I.J. Recueil 1984, p. 165.
13 Délimitation maritime dans la mer des Caraïbes et l’océan Pacifique (Costa Rica c. Nicaragua) et Frontière terrestre dans la partie septentrionale d’Isla Portillos (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 139.
14 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 665.
15 Ibid., p. 703, par. 92.
16 Délimitation maritime dans la mer des Caraïbes et l’océan Pacifique (Costa Rica c. Nicaragua) et Frontière terrestre dans la partie septentrionale d’Isla Portillos (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 167, par. 70.
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dans la mer des Caraïbes». Les experts étaient accompagnés de deux fonctionnaires du Greffe constituant le secrétariat de la mission, ainsi que d’une délégation de chacune des parties.
13. L’évaluation faite par les experts désignés par la Cour, non contestée par les Parties, a «dissip[é] toute incertitude quant à la configuration … de la côte [d’alors] et quant à l’existence d’un chenal reliant le fleuve San Juan à la lagune de Harbor Head». Les experts ont établi que, «[a]u large du littoral, il n’exist[ait] aucune formation émergée, pas même à marée basse», et qu’à l’ouest de la lagune de Harbor Head, «le littoral [était] constitué d’une large plage de sable dont la partie haute comporte des lagunes fermées, discontinues et parallèles à la côte», alors que, «dans la portion la plus occidentale, située à proximité de l’embouchure du fleuve San Juan, l’arrière-plage ne comporte pas de lagunes constituées d’eau stagnante». Qui plus est, les experts ont constaté qu’il «n’exist[ait] plus de chenal reliant le fleuve San Juan à la lagune de Harbor Head»17. Se fondant sur leur rapport, la Cour a considéré que «le Costa Rica a[vait] souveraineté sur l’ensemble d’Isla Portillos jusqu’au point où le fleuve se jette dans la mer des Caraïbes», et que «le point de départ de la frontière terrestre [était] le point où la rive droite du fleuve San Juan rejoint la laisse de basse mer de la côte de la mer des Caraïbes[, c]e point se situ[ant alors] à l’extrémité de la flèche littorale formant la rive droite du San Juan à son embouchure»18.
14. Il ressort clairement des affaires ci-dessus que, en exerçant les pouvoirs que lui confèrent l’article 50 du Statut et l’article 67 du Règlement, la Cour respecte les conditions minimales suivantes : a) elle ne recourt à la désignation d’experts que dans des «affaires complexes» nécessitant une expertise ou des connaissances techniques, scientifiques ou spécialisées sortant du cadre de l’expertise judiciaire classique ; b) le rôle des experts désignés par la Cour se limite à fournir des informations spécialisées ou un point de vue de spécialiste sur des aspects scientifiques ou techniques complexes des éléments de preuve déjà soumis par les parties, et leur contribution ne doit pas déplacer la charge de la preuve ni faire pencher la balance en faveur de l’une ou l’autre des parties ; c) la mission ultime qui consiste à s’acquitter de la fonction judiciaire demeure dévolue à la Cour et ne doit pas être déléguée aux experts ; d) des consultations préalables ont lieu entre la Cour et les parties concernées (au sujet de l’identité des experts et de leur mandat) et, dans la mesure du possible, le consentement (par voie de compromis) ou au moins l’acquiescement des deux parties est obtenu avant la désignation des experts ; e) les experts désignés par la Cour sont neutres ; f) les parties peuvent formuler des observations sur les rapports des experts ; et g) les parties ont tout loisir de poser des questions aux experts avant que la Cour ne formule ses conclusions. Dans la présente affaire, j’estime qu’il n’est pas satisfait aux conditions minimales que je viens d’énoncer.
Contexte factuel de l’ordonnance
15. Dans ses grandes lignes, l’historique pertinent de la procédure est correctement résumé dans l’ordonnance. Il convient toutefois de rappeler que, dans l’arrêt qu’elle a rendu en 2005 en l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), la Cour, tout en réservant à une phase ultérieure de la procédure la question des réparations dues à chacune des Parties (au cas où celles-ci ne parviendraient pas à un accord), a dit clairement que, au stade des réparations, il incomberait à la RDC «de démontrer, en en apportant la preuve, le préjudice exact qu’elle a subi du fait des actions spécifiques de l’Ouganda constituant des
17 Délimitation maritime dans la mer des Caraïbes et l’océan Pacifique (Costa Rica c. Nicaragua) et Frontière terrestre dans la partie septentrionale d’Isla Portillos (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 167, par. 71.
18 Ibid.
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faits internationalement illicites dont il est responsable»19. De même, concernant la responsabilité de la RDC pour le manquement à ses obligations internationales à raison de l’atteinte à l’inviolabilité des locaux diplomatiques de l’Ouganda, des mauvais traitements infligés, à l’ambassade de l’Ouganda à Kinshasa, à des diplomates ougandais, des mauvais traitements infligés à des diplomates ougandais à l’aéroport international de Ndjili, ainsi que des attaques contre les locaux diplomatiques de l’Ouganda et de la saisie des biens et archives qui s’y trouvaient, la Cour a déclaré qu’il incomberait à l’Ouganda «d’apporter des éléments de preuve établissant les circonstances particulières de ces violations, les dommages précis subis par [lui] et l’étendue de la réparation à laquelle il a droit»20.
16. Il est également rappelé que, à ce stade de la procédure, chaque Partie a eu amplement l’occasion de s’acquitter de la charge de la preuve qui lui incombe en produisant des éléments prouvant à suffisance les réparations qui lui sont dues par suite des faits internationalement illicites commis à son encontre par l’autre Partie, ainsi que cela a été démontré dans la partie de l’ordonnance consacrée à l’«historique de l’affaire». A cet égard, la RDC a déposé une requête21, puis chaque Partie a soumis un mémoire22, suivi d’un contre-mémoire23. Par la suite, la Cour a encore donné aux Parties l’occasion d’éclaircir certains points relatifs aux éléments de preuve en leur posant des questions précises dans une lettre en date du 11 juin 2018. Les Parties y ont répondu le 1er novembre 2018. De plus, la RDC a remis des versions réorganisées de ses réponses le 12, puis le 20 novembre 2018, dans un document qu’elle a qualifié de «version finale». Chacune des Parties a ensuite présenté ses observations sur les réponses de l’autre, dans le délai fixé par la Cour (voir le paragraphe 5 de l’ordonnance). A ce stade, il incombe seulement à la Cour d’exercer sa fonction judiciaire en examinant ces éléments de preuve et en fixant le montant des réparations dues.
Le mandat des experts énoncé par la Cour
17. A mon sens, le mandat des experts énoncé par la Cour a pour effet d’aider injustement la RDC à majorer ses prétentions et d’étayer injustement ses éléments de preuve lorsque ceux-ci sont insuffisants, ce qui va à l’encontre du droit à un procès équitable et du principe d’égalité des armes. Par ailleurs, il a également pour effet de déléguer la fonction judiciaire aux experts, ce qui est tout à fait inapproprié. Comme mentionné aux paragraphes 10 et 11 de l’ordonnance, alors que la RDC accueille favorablement la proposition de la Cour de faire procéder à une expertise à ce stade de la procédure, l’Ouganda estime quant à lui que «les questions dont la Cour est saisie ne sont pas de celles prévues par les dispositions de l’article 50 du Statut de la Cour et du paragraphe 1 de l’article 67 de son Règlement relatives à la désignation d’experts». En conséquence, l’Ouganda
«s’oppose … fermement à la proposition tendant à ce qu’un ou plusieurs experts soient désignés dans le but indiqué, au motif que cela reviendrait à décharger la RDC de la responsabilité principale d’étayer sa demande (ou tel ou tel chef de demande) et d’attribuer cette responsabilité à des tiers, au préjudice de l’Ouganda et en violation des principes pertinents du droit international».
19 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 257, par. 260.
20 Ibid., p. 279, par. 344.
21 Requête de la RDC datée du 8 mai 2015.
22 Voir le mémoire de la RDC et celui de l’Ouganda, tous deux datés du 28 septembre 2016.
23 Voir le contre-mémoire de la RDC et celui de l’Ouganda, tous deux datés du 6 février 2018.
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18. S’agissant de la partie du mandat consacrée aux «pertes en vies humaines», je désapprouve en particulier le fait que la Cour demande aux experts d’effectuer une «estimation globale des pertes civiles (ventilées selon les circonstances du décès) dues au conflit armé sur le territoire de la [RDC] pendant la période pertinente» et de déterminer «le barème d’indemnisation applicable à la perte d’une vie humaine». La Cour a déjà cherché à obtenir ces informations directement auprès de la RDC et les a reçues dans le cadre des pièces de procédure et dans les réponses à certaines des questions qu’elle a posées aux Parties. Elle devrait se garder de donner l’impression d’aider injustement l’une des Parties à majorer ses prétentions ou à étayer ses éléments de preuve lorsque ceux-ci sont insuffisants, au détriment de l’autre Partie et contrairement au droit à un procès équitable et au principe d’égalité des armes. A mes yeux, les questions découlant des éléments de preuve relatifs aux réparations dues au titre des pertes en vies humaines relèvent de l’expertise judiciaire classique et ne nécessitent pas une expertise ou des connaissances techniques, scientifiques ou spécialisées. Par ailleurs, ce mandat a pour effet de déléguer aux experts la fonction judiciaire (à savoir, l’analyse des éléments de preuve versés au dossier et la détermination de l’étendue des réparations dues à raison des pertes en vies humaines), ce qui est tout à fait inapproprié.
19. De même, le mandat concernant la «perte de ressources naturelles» n’a pas lieu d’être. La Cour dispose déjà des éléments de preuve versés au dossier par la RDC à cet égard. En demandant à nouveau aux experts «quelle a été la quantité approximative de ressources naturelles, telles que l’or, les diamants, le coltan et le bois, exploitées illégalement durant l’occupation ... par les forces armées ougandaises» et «quelle est la valeur du préjudice» qui en a découlé, la Cour leur demande en fait d’aider injustement la RDC à majorer ses prétentions et la décharge de l’obligation d’apporter des éléments de preuve lorsque ceux qu’elle a produits sont insuffisants, ce qui va à l’encontre du droit à un procès équitable et du principe d’égalité des armes. A mon sens, les questions découlant des éléments de preuve relatifs aux réparations dues au titre de la perte de ressources naturelles ne nécessitent pas une expertise ou des connaissances techniques, scientifiques ou spécialisées sortant du cadre de l’expertise judiciaire classique. Par ailleurs, ce mandat a pour effet de déléguer aux experts la fonction judiciaire (à savoir, l’analyse des éléments de preuve versés au dossier et la détermination de l’étendue des réparations dues à raison de la perte de ressources naturelles), ce qui est tout à fait inapproprié.
20. Enfin, le mandat concernant les «dommages aux biens» n’a pas lieu d’être. La Cour dispose déjà des éléments de preuve versés au dossier par la RDC à cet égard. En demandant à nouveau aux experts «quel a été le nombre approximatif et le type de biens endommagés ou détruits par les forces armées ougandaises» et «quel est le coût approximatif de la reconstruction d’écoles, d’hôpitaux et d’habitations individuelles tels que ceux qui ont été détruits», la Cour aide injustement la RDC à majorer ses prétentions et à étayer ses éléments de preuve lorsque ceux-ci sont insuffisants, ce qui va à l’encontre du droit à un procès équitable et du principe d’égalité des armes. A mon sens, les questions découlant des éléments de preuve relatifs aux réparations dues au titre des dommages aux biens ne nécessitent pas une expertise ou des connaissances techniques, scientifiques ou spécialisées sortant du cadre de l’expertise judiciaire classique. Par ailleurs, ce mandat a pour effet de déléguer aux experts la fonction judiciaire (à savoir, l’analyse des éléments de preuve versés au dossier et la détermination de l’étendue des réparations dues à raison des dommages aux biens), ce qui est tout à fait inapproprié.
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Conclusion
21. En conclusion, je ne pense pas que, en l’espèce, il soit justifié pour la Cour d’exercer les pouvoirs qu’elle tient de l’article 50 du Statut et de l’article 67 du Règlement.
(Signé) Julia SEBUTINDE.
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