Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade

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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE CANÇADO TRINDADE
[Traduction]
1. Il est indispensable et important ici d’analyser la présente décision de la Cour internationale de Justice (CIJ) en se demandant s’il a été dûment tenu compte de la nécessité de faire en sorte que les victimes reçoivent les justes réparations qui leur sont dues pour les horreurs qu’elles ont subies, ainsi que l’a prescrit la Cour dans son arrêt du 19 décembre 2005. J’insiste depuis longtemps au sein de la CIJ sur la nécessité de procéder rapidement à la détermination des réparations pour les violations graves du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire. Les retards pris par la CIJ jusqu’à présent sont pour moi inacceptables.
2. A mon sens, il faut, si l’on entend promouvoir le développement progressif du droit international, dans le domaine des réparations, en particulier collectives, aller au-delà de l’insatisfaisante perspective interétatique. Les retards prolongés sont extrêmement regrettables, en particulier du point de vue des victimes. Déjà, les «pères fondateurs» du droit international allaient bien au-delà de la dimension strictement interétatique, et étaient particulièrement attentifs au devoir de prompte réparation des dommages.
3. C’est le courant de pensée jusnaturaliste ⎯ tel qu’il est né au XVIe siècle ⎯ qui a de tout temps constitué le cadre le plus propice à la poursuite de cet objectif qu’est la prompte réparation. Le positivisme juridique ⎯ tel qu’il a vu le jour à la fin du XIXe siècle ⎯ a indûment placé la «volonté» des Etats au-dessus de la recta ratio. Dans le jusnaturalisme, actuellement en plein renouveau, la notion de justice a en effet toujours occupé une place centrale, guidant le droit dans son ensemble ; en somme, la justice est au commencement de tout droit, tout en constituant sa fin suprême.
I. L’importance du strict respect du droit à réparation
4. Dans la déclaration que j’ai jointe à l’ordonnance rendue par la CIJ le 11 avril 2016 en l’affaire opposant la République démocratique du Congo à l’Ouganda, j’ai consigné les préoccupations que m’inspirait la prolongation continue (depuis 2005) de la procédure relative aux réparations en l’espèce (par. 1-10). J’ai ajouté que
«[s]elon une célèbre maxime, la lenteur de la justice constitue un déni de justice, constat sur lequel Sénèque méditait déjà dans ses Lettres à Lucilius (vers 62-64 apr. J.-C.). Dans la perspective de la réalisation de la justice, il convient, de fait, d’éviter tout retard indu. Les victimes de graves violations du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire (commises dans le cadre de conflits armés) ont un droit à réparation ⎯ à des réparations collectives, selon toute vraisemblance, et sous différentes formes ⎯, et ce, dans un délai raisonnable.
Les anciens stoïciens avaient déjà conscience du mystère éternel entourant l’existence humaine, celui du passage du temps. Dans leur grande sagesse, ils préconisaient (comme par exemple Sénèque, dans son ouvrage intitulé De Brevitate Vitae (vers l’an 40 apr. J.–C.)), de toujours garder tous les temps à l’esprit (le passé, le présent et l’avenir) : le passé par le souvenir, le présent en en faisant le meilleur usage (guidé par la quête de la justice), et l’avenir en anticipant et en prévenant le plus de choses possible, afin de s’assurer ainsi une vie plus longue.
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Le devoir de réparation est fermement enraciné dans l’histoire du droit des gens. Sa reconnaissance remonte aux origines dudit droit, aux leçons éternelles des «pères fondateurs» du droit international.» (Par. 12 et 14-15.)
5. J’ajoute que, à cet égard, l’on trouve des passages convaincants dans les ouvrages classiques pertinents1. Ce devoir de réparer le préjudice subi était selon moi «clairement perçu comme une réponse à un besoin international2, réponse conforme à la recta ratio, ⎯ que les bénéficiaires en soient les Etats (naissants), les peuples, les groupes ou les individus. La recta ratio constituait le principe fondamental régissant les relations humaines, compte dûment tenu des droits de chacun.»3
6. Après tout, ainsi que je l’ai exposé dans la déclaration que j’ai jointe à la précédente ordonnance rendue en l’espèce, le 1er juillet 2005, et répété dans celle que j’ai jointe à l’ordonnance adoptée par la Cour le 11 avril 2016,
«[d]ans les affaires ayant trait à de graves violations du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire, … la question des réparations … doit être tranchée par la Cour elle-même dans un délai raisonnable, celle-ci devant avoir à l’esprit non pas les susceptibilités des Etats mais la souffrance des êtres humains ⎯ c’est-à-dire les victimes ayant survécu et leurs proches ⎯ qui perdure, et la nécessité de la soulager. Les violations susmentionnées et le prompt respect de l’obligation de réparer les dommages causés ne doivent pas être dissociés dans le temps : ils forment un tout indissoluble.» (Par. 7, et voir par. 19.)
7. En la présente affaire, les bénéficiaires des réparations pour des dommages résultant de violations graves du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire (violations établies par la Cour) sont, en dernière analyse, les êtres humains victimes. Ce sont eux qui, en tant que sujets du droit des gens ⎯ tel que celui-ci a été conçu et développé, d’un point de vue historique, par les «pères fondateurs» du droit international ⎯, sont les titulaires du droit à réparation. Ce point est profondément enraciné dans l’histoire de notre discipline. En tant que
1 Ceux de Francisco de Vitoria (Second Relectio ⎯ De Indis (1538-1539)), Hugo Grotius (De Jure Belli ac Pacis, 1625, livre II, chap. 17), Samuel Pufendorf (Elementorum Jurisprudentiae Universalis ⎯ Libri Duo, (1672) et On the Duty of Man and Citizen According to Natural Law (1673)), Christian Wolff (Jus Gentium Methodo Scientifica Pertractatum (1764) et Principes du droit de la nature et des gens (1758)) ; ainsi que les réflexions sur le sujet d’Alberico Gentili (De Jure Belli, 1598), de Francisco Suárez (De Legibus ac Deo Legislatore (1612)) et de Cornelius van Bynkershoek (De Foro Legatorum (1721) et Questiones Juris Publici ⎯ Libri Duo (1737)) (par. 16-17), entre autres. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Plus l’on se replonge dans les classiques du droit international (largement tombés dans l’oubli à notre époque trépidante), plus l’on trouve de réflexions sur le droit des victimes à obtenir réparation des préjudices qui leur ont été causés ⎯ question qu’ont également abordée Juan de la Peña (De Bello contra Insulanos (1545)), Bartolomé de Las Casas (De Regia Potestate (1571)), Juan Roa Dávila (De Regnorum Justitia (1591)) et Juan Zapata y Sandoval (De Justitia Distributiva et Acceptione Personarum ei Opposita Disceptatio (1609)), pour ne citer qu’eux (par. 16-17).
2 J. Brown Scott, The Spanish Origin of International Law ⎯ Francisco de Vitoria and His Law of Nations, Oxford/London, Clarendon Press/H. Milford, 1934, p. 140, 150, 163, 165, 172, 210-211 et 282-283 ; voir aussi Association Internationale Vitoria-Suarez, Vitoria et Suarez : Contribution des théologiens au Droit international moderne, Paris, Pédone, 1939, p. 73-74, et voir p. 169-170 ; A.A. Cançado Trindade, “Prefacio”, in Escuela Ibérica de la Paz (1511-1694) ⎯ La Conciencia Crítica de la Conquista y Colonización de América (sous la dir. de P. Calafate et R.E. Mandado Gutiérrez), Santander, ed. Universidad de Cantabria, 2014, p. 40-109.
3 La juste raison est au fondement du droit des gens, en ce qu’elle est l’esprit de justice dans la ligne de la pensée du droit naturel ; cette tendance de la pensée juridique internationale a toujours beaucoup valorisé la réalisation de la justice, conformément à une «valeur supérieure de la justice». P. Foriers, L’organisation de la paix chez Grotius et l’école de droit naturel [1961], Paris, J. Vrin, 1987, p. 293, 333, 373 et 375 [rééd. d’une étude publiée à l’origine dans Recueil de la Société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions, vol. 15-part II, Bruxelles, Libr. Encyclopédique, 1961].
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titulaires de ce droit, les intéressés attendent, en la présence espèce, depuis bien trop longtemps de se voir accorder réparation ; nombre d’entre eux ne sont déjà plus de ce monde. Justitia longa, vita brevis (voir par. 20).
II. La nécessité du prompt respect du droit à réparation
8. Dans l’ouvrage que j’ai récemment (2019) publié aux éditions Fortaleza (Brésil), je me suis concentré sur le droit à réparation, son origine et son évolution dans l’histoire du droit international lui-même4. Dans la présente affaire, j’ai appelé l’attention sur l’importance d’une approche appropriée des réparations demandées pour des violations du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire, et sur la nécessité d’obtenir rapidement des informations supplémentaires des parties concernant l’identification de multiples victimes.
9. Il est fâcheux, tout d’abord, que l’accent ait été mis indûment sur la seule indemnisation, alors qu’il devrait porter sur les réparations sous toutes leurs formes ; de plus, c’est indûment qu’il est fait référence au calcul du nombre de victimes individuelles, alors qu’il faudrait garder à l’esprit la complexité de cette affaire relative à des meurtres de masse, où l’on déplore un nombre considérable de victimes qu’il est impossible de toutes identifier. L’on ne saurait non plus se référer au seul montant monétaire du dommage, alors qu’il faudrait se concentrer sur des formes distinctes de réparation (satisfaction, réadaptation des victimes, garanties de non-répétition). De surcroît, il y a lieu de mettre l’accent sur les réparations collectives plutôt que sur les réparations individuelles.
10. Enfin et surtout, il est fait indûment référence au calcul des dommages et à l’établissement de leur équivalent monétaire, et sont invoqués à cette fin les précédents du Tribunal des réclamations irano-américaines, de la Commission d’indemnisation des Nations Unies et de la Commission des réclamations Erythrée-Ethiopie, alors qu’il faudrait plutôt s’inspirer de la jurisprudence pertinente en matière de réparations des tribunaux internationaux des droits de l’homme, en particulier la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans des affaires de massacres.
11. Dans sa présente ordonnance en date du 14 septembre 2020, la CIJ désigne les quatre experts indépendants chargés de l’assister dans la détermination des réparations, selon que de besoin. A mon avis, cela aurait pu et aurait dû être fait il y a longtemps déjà, sans que s’écoule autant de temps ; il est vrai que cela a finalement été fait, et qu’il fallait éviter tout retard supplémentaire. Selon moi, il y a quelque temps déjà qu’il aurait fallu procéder à la désignation des quatre experts indépendants.
III. L’importance de la prompte réparation des violations graves du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire
12. Je pense en outre qu’il est nécessaire de demander rapidement des réparations pour des violations graves du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire. J’ai souligné la nécessité d’identifier les nombreuses victimes, et l’importance que revêtait la nomination d’un comité d’experts chargé de recueillir des informations supplémentaires pour déterminer une réparation appropriée.
4 A.A. Cançado Trindade, Direito à Reparação ⎯ Origem e Evolução no Direito Internacional, Fortaleza, FB/Univ. Edit., 2019, p. 5-285.
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13. Au surplus, en ce qui concerne la détermination des réparations collectives qui pourraient être allouées, je me propose de mettre l’accent sur la jurisprudence internationale en matière de réparations collectives pour des faits de massacre, notamment et surtout celle de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIADH)5, ainsi que celle de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et de la Cour pénale internationale (CPI). De surcroît, tant la CIADH que la CEDH, de même que la CPI, se sont prononcées ces dernières années sur des affaires concernant des situations continues de violations graves des droits de la personne humaine6 ; grâce au travail de l’ensemble de ces tribunaux internationaux, la communauté internationale n’accepte plus l’impunité pour les crimes internationaux7, pour les violations graves des droits de la personne humaine.
14. Pour en revenir à la conduite de la présente affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda) (phase des réparations), alors que onze années s’étaient déjà écoulées depuis le 19 décembre 2005, date de l’arrêt au fond dans lequel la Cour a établi que de graves violations avaient été commises,
«les nombreuses victimes attendent toujours d’obtenir réparation. Et c’est la troisième fois, au cours de la présente procédure relative aux réparations, que j’estime devoir consigner les préoccupations que m’inspire la prolongation persistante et indue de cette procédure, au détriment des victimes elles-mêmes8. Tempus fugit.» (Par. 5.)
15. Dans l’arrêt de 2005 mentionné plus haut, la Cour a accordé une attention toute particulière à ces graves violations (parmi lesquelles des massacres de civils, des actes d’incitation au conflit ethnique entre certains groupes et le déplacement forcé de populations) et relevé la nécessité d’apporter réparation, en omettant malheureusement de fixer un délai raisonnable pour ce faire. Pendant la phase écrite de la procédure relative aux réparations, qui suit son cours en l’espèce, une grande attention a de nouveau été portée aux violations en cause (par exemple celles commises dans la région de l’Ituri et la ville de Kisangani (par. 6).
16. Par la suite, dans l’opinion dissidente que j’ai jointe à l’arrêt rendu en l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda) (question des réparations), je me suis opposé à un nouveau report des audiences sur les réparations dans la présente affaire (par. 1), seul et à rebours de la majorité de la Cour qui a renvoyé à février 2021 la tenue des audiences orales sur les réparations (par. 2). Je suis resté très critique à l’égard de la Cour (par. 4). J’ai conclu en indiquant dans mon opinion dissidente qu’«à mes yeux, l’attention portée aux souffrances prolongées de nombreuses victimes est bien plus importante que celle portée aux susceptibilités d’Etats concurrents» (par. 34).
5 Voir par exemple A.A. Cançado Trindade, La Responsabilidad del Estado en Casos de Masacres - Dificultades y Avances Contemporáneos en la Justicia Internacional, Mexico, Ed. Porrúa/Escuela Libre de Derecho, 2018, p. 1-104 ; A.A. Cançado Trindade, Los Tribunales Internacionales Contemporáneos y la Humanización del Derecho Internacional, Buenos Aires, Edit. Ad-Hoc, 2013, p. 7-185 ; A.A. Cançado Trindade, El Acceso Directo del Individuo a los Tribunales Internacionales de Derechos Humanos, Bilbao, Universidad de Deusto, 2001, p. 9-104.
6 Voir A.A. Cançado Trindade, «Le développement du Droit international des droits de l’homme à travers l’activité et la jurisprudence des Cours européenne et interaméricaine des droits de l’homme», Revue universelle des droits de l’homme, vol. 16 (2004) p. 177-180 ; A.A. Cançado Trindade, A Visão Humanista da Missão dos Tribunais Internacionais Contemporâneos, La Haye/Fortaleza, IBDH/IIDH, 2016, p. 3-283 ; A.A. Cançado Trindade, Os Tribunais Internacionais e a Realização da Justiça, 3e. éd., Belo Horizonte, Edit. Del Rey, 2019, p. 3-514.
7 Voir S. Zappalà, La justice pénale internationale, Paris, Montchrestien, 2007, p. 15, 19, 23, 29, 31, 34-35, 43, 135, 137 et 145-146.
8 Voir précédemment en l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), ordonnance du 1er juillet 2015, déclaration de M. le juge Cançado Trindade, par. 1-7, et ordonnance du 11 avril 2016, déclaration de M. le juge Cançado Trindade, par. 1-2.
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17. Avant cela, dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’ordonnance rendue le 6 décembre 2016 en l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda) (question des réparations), j’ai commencé par résumer mes préoccupations en quatre points intimement liés, à savoir : a) la prolongation indue de la procédure de règlement judiciaire d’affaires ayant trait à de graves violations du droit international ; b) le tout indissoluble formé par la violation et la réparation; c) l’obligation fondamentale d’apporter prompte réparation, et d) les réparations sous leurs diverses formes. J’ai traité ces points l’un après l’autre (par. 2 et suivants).
18. A mon sens, la violation de droits fondamentaux et la nécessité d’apporter prompte réparation formaient un tout indissoluble, et j’ai rappelé que
«l’obligation de réparation est profondément et fermement enracinée dans l’histoire du droit des gens, puisqu’elle s’inscrit à ses origines mêmes, à savoir les écrits des «pères fondateurs» de notre discipline, qui y ont fait expressément référence à la lumière du principe neminem laedere. (…)
Il se trouve que, dès la première moitié du XVIe siècle, Francisco de Vitoria conclut, dans sa célèbre Deuxième leçon sur les Indiens (1538-1539), que «[l]es ennemis qui [avaient] commis une injustice [étaient] tenus à toutes ces obligations [de réparation]»9 ; même en temps de conflit armé, il existe une obligation de restitution (en cas de perte) et de réparation pour «tous les dommages» causés10. S’inspirant des écrits bien plus anciens de Thomas d’Aquin, qui remontaient au XIIIe siècle, Francisco de Vitoria privilégia une perspective anthropocentrique dans les cours qu’il dispensait à l’université de Salamanque11.
C’est ainsi que le nouveau courant de pensée humaniste fit son apparition dans le droit des gens en voie de formation. Au cours de la seconde moitié du XVIe siècle, Bartolomé de Las Casas, dans son ouvrage De Regia Potestate (1571), se référa aux leçons de Thomas d’Aquin, avant d’affirmer à son tour l’existence des obligations de restitutio et de réparation des dommages causés12. Dans l’une de ses oeuvres les plus connues, à savoir Brevísima Relación de la Destrucción de las Indias (1552), il dénonça les nombreux massacres d’autochtones, mais insista aussi sur cette seconde obligation13. Toujours au XVIe siècle, les obligations de restitutio et de réparation des dommages causés furent réaffirmées par Juan Roa Dávila, dans son De Regnorum Iusticia (1591), qui renvoyait également à Thomas d’Aquin14.
Par la suite, au XVIIe siècle, Hugo Grotius consacra un chapitre entier de son insigne De Jure Belli ac Pacis (1625) à l’obligation de réparer les dommages causés
9 Franciscus de Victoria, Second Relectio ⎯ On the Indians [De Indis] [1538-1539], Oxford/Londres, Clarendon Press/H. Milford, 1934 [rééd.], p. LV.
10 Ibid., p. LV ; et voir Francisco de Vitoria, «Relección Segunda ⎯ De los Indios» [1538-1539], in Obras de Francisco de Vitoria ⎯ Relecciones eológicas (sous la dir. de T. Urdañoz), Madrid, BAC, 1955, p. 827.
11 Dès son premier cours, voir Francisco de Vitoria, Sobre el Poder Civil [Relectio de Potestate Civili, 1528] (sous la dir. de J. Cordero Pando), Salamanca, Ed. San Estéban, 2009 [rééd.], p. 22 et 44.
12 Bartolomé de Las Casas, De Regia Potestate o Derecho de Autodeterminación [1571] ((sous la dir. de L. Pereña, J.M. Pérez-Prendes, V. Abril et J. Azcárraga), CSIC, Madrid, 1969, p. 72.
13 Bartolomé de Las Casas, Brevísima Relación de la Destrucción de las Indias [1552], Barcelone, Ediciones 29, 2004 [rééd.], p. 14, 17, 23, 27, 31, 45, 50, 72-73, 87 et 89-90 (massacres) ; Bartolomé de Las Casas, Brevísima Relación de la Destruición de las Indias [1552], Barcelone, Ed. Galaxia Gutenberg/Universidad de Alicante, 2009, p. 91-92 et 116-117.
14 Juan Roa Dávila, De Regnorum Iusticia o El Control Democrático [1591] (sous la dir. de L. Pereña, J.M. Pérez-Prendes et V. Abril), Madrid, CSIC/Instituto Francisco de Vitoria, 1970, p. 59 et 63.
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(livre II, chapitre 17)15, sans perdre de vue les exigences de la recta ratio. De son point de vue, la «partie lésée» n’était pas nécessairement un Etat ; il fit référence à divers types de dommages occasionnés par la violation de «droits revenant à l’individu» ou de «pertes causées par négligence», ces dommages ou pertes donnant lieu à une obligation de réparation16.
Toujours au XVIIe siècle, Samuel Pufendorf, dans son ouvrage raisonné Les Devoirs de l’homme et du citoyen, tels qu’ils lui sont prescrits par la loi naturelle (1673), mit en exergue la nécessité de réparer les dommages causés tout en invoquant le droit naturel pour condamner la vengeance, de façon à préserver la paix. Il soulignait que, à défaut de restitutio,
«les hommes, méchants comme ils l[’étaient], ne s’abstiendraient jamais de se faire du mal les uns aux autres ; et [que,] tant que la personne lésée n’aurait point obtenu de réparation, elle ne pourrait guère se résoudre à vivre paisiblement avec l’auteur du dommage ... On [était] dans une obligation indispensable de réparer le dommage, non seulement lorsqu’on l’a[vait] causé malicieusement et de propos délibéré, mais encore lorsqu’on l’a[vait] fait sans une intention directe, et par l’effet d’une simple négligence où l’on pouvait aisément ne pas tomber»17.
Au XVIIIe siècle, toujours dans la droite ligne du jusnaturalisme, Christian Wolff affirmera à son tour, dans son ouvrage Principes du droit de la nature et des gens (1758), l’existence d’une obligation de réparer de manière appropriée les dommages causés18. L’on pourrait encore citer d’autres exemples, mais ceux qui précèdent suffisent à servir le propos de la présente opinion individuelle. Il n’est pas surprenant de constater que les «pères fondateurs» du droit international ont porté une attention toute particulière à l’obligation de réparer les dommages causés, traitant la question des réparations dues dans le cadre de divers types de différends par des sujets aussi variés qu’Etats, nations, peuples, groupes et individus.
Au XVIe siècle déjà, Francisco de Vitoria considérait que la communauté internationale des Etats naissants était «coextensive à l’humanité» et que la réparation répondait à «un besoin international»19 conformément à la recta ratio. Les jus naturae et gentium naissants revêtaient un caractère universaliste et s’adressaient à tous les peuples ; le droit et l’éthique allaient de pair, s’inscrivant dans la quête de la justice20.
15 Hugonis Grotii, De Iure Belli Ac Pacis [1625], livre II, chap. XVII, La Haye, M. Nijhoff, 1948, p. 79-82.
16 Ibid., p. 79-80, par. I et VIII-IX ; et voir H. Grotius, Le droit de la guerre et de la paix [1625] (sous la dir. de D. Alland et S. Goyard-Fabre), Paris, PUF, 2005 [rééd.], p. 415-416 et 418, par. I et VIII-IX.
17 Samuel Pufendorf, Les Devoirs de l’homme et du citoyen, tels qu’ils lui sont prescrits par la loi naturelle, traduits du latin de S. Pufendorf, par J. Barbeyrac, avec toutes ses notes. Nouvelle édition, où se trouvent le jugement de Leibnitz sur cet ouvrage, la préface du traducteur, et ses deux discours sur la permission et sur le bénéfice des lois, Paris, Delestre-Boulage, 1822, p. 241 et 24.
18 Christian Wolff, Principes du droit de la nature et des gens, 1758), vol. III, Caen, Ed. Université de Caen, 2011 [rééd.], chap. VI, p. 293-294, 296-297 et 306.
19Voir Association Internationale Vitoria-Suarez, Vitoria et Suarez : Contribution des théologiens au Droit international moderne, Paris, Pédone, 1939, p. 73-74, et voir p. 169-170 ; J. Brown Scott, The Spanish Origin of International Law ⎯ Francisco de Vitoria and His Law of Nations, Oxford/Londres, Clarendon Press/H. Milford, 1934, p. 282-283.
20 [Ouvrage collectif,] Alberico Gentili ⎯ Giustizia, Guerra, Imperio (Atti del Convegno di San Ginesio, sett. 2010), Milano, Giuffrè Edit., 2014, p. 275 et 320, et voir p. 299-300 et 327.
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Rappelant en cela Cicéron et son idéal de societas hominum21, les «pères fondateurs» du droit international concevaient une «société universelle du genre humain» (commune humani generis societas) englobant tous les sujets susmentionnés du droit des gens.
La perspective réductrice de l’ordre juridique international ayant prévalu au XIXe siècle et au début du XXe siècle, qui n’envisageait que la souveraineté absolue des Etats et y subordonnait les êtres humains, a mené les réparations dans une impasse et mis un coup d’arrêt à leur développement conceptuel. Ce n’est qu’à l’époque moderne que celui-ci a été repris, ce qui a contribué au processus historique d’humanisation du droit international contemporain.
L’héritage des «pères fondateurs» du droit international a toutefois été préservé, des XVIe et XVIIe siècles à notre époque, dans la doctrine juridique internationale la plus éclairée. Il demeure présent sous des formes variées, qu’il s’agisse de l’universalité du droit des gens, de la reconnaissance de l’importance des principes généraux du droit, de l’attention accordée à la recta ratio, ou encore de la reconnaissance du tout indissoluble formé par la violation et la prompte réparation.
Les réparations ⎯ en particulier collectives ⎯ bénéficient aujourd’hui enfin d’une attention renouvelée dans la doctrine juridique internationale, ainsi que dans la jurisprudence.» (Par. 10-19.)
19. Qu’il me soit en effet permis de rappeler ici (par. 5) que la violation des droits et l’obligation de réparation forment un tout indissoluble : l’obligation de réparation est profondément et fermement enracinée dans l’histoire du droit des gens, puisqu’elle s’inscrit à ses origines mêmes, à savoir les écrits des «pères fondateurs» de notre discipline, qui y ont fait expressément référence à la lumière du principe neminem laedere. Il importe de faire face aux nouveaux défis qui se posent à l’ordre juridique international «en suivant une approche essentiellement humaniste» (par. 30), en allant «au-delà de l’insatisfaisante perspective interétatique», de façon à promouvoir «le développement progressif du droit international dans le domaine des réparations, en particulier collectives» (par. 31). Selon moi,
«[c]’est le courant de pensée jusnaturaliste -⎯ tel qu’il est né au XVIe siècle ⎯ qui a de tout temps constitué le cadre le plus propice à la poursuite de cet objectif qu’est la prompte réparation. Le positivisme juridique ⎯ tel qu’il a vu le jour à la fin du XIXe siècle ⎯ a indûment placé la «volonté» des Etats au-dessus de la recta ratio. Dans le jusnaturalisme, actuellement en plein renouveau, la notion de justice a en effet toujours occupé une place centrale, guidant le droit dans son ensemble ; en somme, la justice est au commencement de tout droit, tout en constituant sa fin suprême.» (Par. 32.)
20. A mon sens, la Cour n’est pas liée ni limitée par ce que demandent ou souhaitent les parties, pas même en ce qui concerne la fixation de délais. Ainsi que je l’ai fait observer maintes fois en son sein — et que je le répète ici —, la Cour n’est pas un tribunal arbitral. Elle est maîtresse de sa propre procédure, y compris en matière de fixation de délais, aux fins de rendre la justice en évitant tout retard excessif (par. 28).
21 Voir, notamment M. Luque Frías, Vigencia del Pensamiento Ciceroniano en las Relecciones Jurídico-Teológicas del Maestro Francisco de Vitoria, Granada, Ed. Comares, 2012, p. 70, 95, 164, 272-273, 275, 278-279, 284, 398-399 et 418-419 ; A.A. Cançado Trindade et V.F.D. Cançado Trindade, «A Pré-História do Princípio de Humanidade Consagrado no Direito das Gentes: O Legado Perene do Pensamento Estóico”, in O Princípio de Humanidade e a Salvaguarda da Pessoa Humana (sous la dir. de A.A. Cançado Trindade et C. Barros Leal), Fortaleza/Brésil, IBDH/IIDH, 2016, p. 49-84.
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21. La communauté internationale compte aujourd’hui sur la configuration d’un véritable droit au droit des personnes devenues victimes, en toutes circonstances, y compris au milieu de l’adversité la plus complète. Comme je l’ai récemment indiqué à l’Académie de droit international de La Haye dans le cadre de ma conférence intitulée «Les tribunaux internationaux et leur mission commune de réalisation de la justice : développements, état actuel et perspectives» (RCADI (2017) vol. 391, p. 50), à cet égard «la part la plus sombre de la nature humaine (dans les violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire, dont certaines [commises] avec une extrême cruauté)», à mon sens, [a] renforcé ma conviction inébranlable que les victimes de l’oppression et des atrocités ont le droit au droit, le droit d’avoir accès à la justice, qui ne peut être restreint dans les cas de delicta imperii, de crimes d’Etat ; la place centrale est celle de la personne humaine.
22. Des situations continues de violations graves des droits de la personne humaine ont été condamnées par la CIADH et la CEDH qui ont eu à se prononcer sur de telles affaires ces dernières années. La reparatio vise à éviter que perdure l’aggravation du tort extrême déjà causé aux victimes humaines, en accordant une attention scrupuleuse aux valeurs fondamentales de l’humanité. Contrairement à ce que suppose le positivisme juridique dans son autosuffisance proclamée, le droit et l’éthique sont à mon sens inéluctablement liés, et il ne faut pas l’oublier pour réaliser fidèlement la justice.
23. Cette conception, qui manifeste sa présence tout au long de l’histoire depuis les origines mêmes du droit des gens, n’a jamais été minimisée par la doctrine juridique internationale plus lucide, épargnée par les distorsions trompeuses du positivisme juridique. Le principe fondamental de l’humanité qui défend la dignité humaine, de la plus haute importance, a été affirmé dans la construction jurisprudentielle des tribunaux internationaux contemporains. J’ai récemment abordé cette critique dans mon étude intitulée «Reflections on the International Adjudication of Cases of Grave Violations of Rights of the Human Person», publiée à l’origine dans le Journal of International Humanitarian Legal Studies (n° 9, p. 98-136 (2018)), que j’ai présentée naguère en français à l’occasion d’un cours magistral dispensé à la Faculté de droit de l’Université Aix-Marseille, à Aix-en-Provence (France) le 30 octobre 2018, puis dans le cadre d’une seconde conférence donnée en anglais au Palais de la Paix où siège la Cour internationale de Justice, à La Haye, le 17 janvier 2019.
24. Lorsque j’ai traité, dans cette étude, du règlement par une instance judiciaire internationale des cas de violations graves des droits de la personne humaine, le critère de gravité susmentionné de ces violations m’a fait penser à la profonde réflexion dont Simone Weil, peu avant sa mort en 1943, a fait part dans son ouvrage intitulé La pesanteur et la grâce (contenant certains de ses écrits jusqu’en mai 1942), publié à titre posthume (en français en 1947 et en anglais en 1952), où elle a souligné, avec une grande perspicacité :
«L’innocent qui souffre sait la vérité sur son bourreau, le bourreau ne la sait pas. Le mal que l’innocent sent en lui-même est dans son bourreau, mais il n’y est pas sensible. L’innocent ne peut connaître le mal que comme souffrance. Ce qui dans le criminel n’est pas sensible, c’est le crime. Ce qui dans l’innocent n’est pas sensible, c’est l’innocence.» (S. Weil, La pesanteur et la grâce [1947], Paris, Libr. Plon, 1991, p. 133-134.)
«The innocent victim who suffers knows the truth about his executioner, the executioner does not know it. The evil which the innocent victim feels in himself is in his executioner, but he is not sensible of the fact. The innocent victim can only know the evil in the shape of suffering. That which is not felt by the criminal is his own
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crime. That which is not felt by the innocent victim is his own innocence.» S. Weil, Gravity and Grace [1952], Lincoln, University of Nebraska Press, 1997, p. 122.)
25. La consolidation de la personnalité juridique internationale (active et passive) des individus, en tant que sujets de droit international, renforce la responsabilité au niveau international pour les violations graves des droits de la personne humaine. Les individus sont également porteurs d’obligations au titre du droit international, ce qui témoigne aussi de la consolidation de leur personnalité juridique internationale. L’évolution de la personnalité juridique internationale et celle de la responsabilité internationale vont de pair, donnant lieu à la formation de l’opinio juris communis selon laquelle c’est par leur gravité que les violations des droits fondamentaux de la personne humaine portent directement atteinte aux valeurs fondamentales de la communauté internationale dans son ensemble.
26. Justitia longa, vita brevis ; le temps de la justice humaine n’est pas celui de l’être humain. Si nous nous attachons à chercher des idées nouvelles et tournées vers l’avenir pour tenter de remédier à ce décalage, il est probable que nous les trouvions dans les leçons des «pères fondateurs» du droit international. Bien que le monde ait changé du tout au tout entre l’époque des «pères fondateurs» du droit des gens et la nôtre, la réalisation des aspirations humaines et la recherche de la justice sont des impératifs intemporels et omniprésents, inhérents à la condition humaine elle-même (par. 29).
27. Les leçons des «pères fondateurs » du droit des gens restent plus que jamais d’actualité et tournées vers l’avenir. L’obligation d’apporter prompte réparation s’inscrit dans le cadre de leur héritage éternel, qu’il convient de perpétuer22 pour faire face aux nouveaux défis qui se posent aujourd’hui aux juridictions internationales contemporaines, en suivant une approche essentiellement humaniste (par. 30).
28. Selon mon interprétation, il faut, si l’on entend promouvoir le développement progressif du droit international dans le domaine des réparations, en particulier collectives, aller au-delà de l’insatisfaisante perspective interétatique. Toute lenteur excessive est éminemment regrettable, surtout du point de vue des victimes. Comme nous l’avons déjà vu, les «pères fondateurs» du droit international ont largement dépassé la perspective strictement interétatique, en accordant une attention toute particulière à l’obligation d’apporter prompte réparation pour les dommages causés (par. 31).
29. En résumé, c’est le courant de pensée jusnaturaliste — tel qu’il est né au XVIe siècle — qui a de tout temps constitué le cadre le plus propice à la poursuite de cet objectif qu’est la prompte réparation. Le positivisme juridique — tel qu’il a vu le jour à la fin du XIXe siècle — a indûment placé la «volonté» des Etats au-dessus de la recta ratio. Dans le jusnaturalisme,
22 S’agissant de cet héritage, voir, parmi les sources récentes, A.A. Cançado Trindade, A Humanização do Direito Internacional, 2e. éd. rév., Belo Horizonte/Brésil, Ed. Del Rey, 2015, chap. XXIX (“The Perennity of the Teachings of the ‘Founding Fathers’ of International Law”), 2015, p. 647-676.
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actuellement en plein renouveau23, la notion de justice a en effet toujours occupé une place centrale, guidant le droit dans son ensemble ; en somme, la justice est au commencement de tout droit, tout en constituant sa fin suprême (par. 32).
(Signé) Antônio Augusto CANÇADO TRINDADE.
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23 Voir notamment, parmi les sources de ces dernières décennie, A.A. Cançado Trindade, O Direito Internacional em um Mundo em Transformação, Rio de Janeiro, Ed. Renovar, 2002, p. 1028-1029, 1051-1052 et 1075-1094 ((valeurs universelles sous-tendant le nouveau jus gentium, communes s à l’ensemble de l’humanité et à tous les êtres humains ⎯ civitas maxima gentium) ; J. Maritain, Los Derechos del Hombre y la Ley Natural, Buenos Aires, Ed. Leviatán, 1982 [réimpression], p. 79-80, et voir p. 104 (la personne humaine transcendant l’Etat et ayant une destinée supérieure au temps). Voir également, entre autres, [ouvrage collectif], Droit naturel et droits de l’homme ⎯ Actes des Journées internationales de la Société d’Histoire du Droit (Grenoble-Vizille, mai 2009 ⎯ sous la dir. de M. Mathieu), Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2011, p. 40-43, 52-53, 336-337 et 342.

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Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade

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