Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade

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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE CANÇADO TRINDADE
[Traduction]
Table des matières
Paragraphe
I. Prolégomènes : considérations liminaires .......................................................................... 1
II. Les «contre-mesures» contrevenant aux fondements du droit des gens et de la responsabilité de l’Etat ................................................................................................... 8
III. Critiques des «contre-mesures» dans les débats y afférents de la Commission du droit international de l’Organisation des Nations Unies ............................................. 14
IV. Critiques des «contre-mesures» dans les débats y afférents de la Sixième Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies ................................. 30
V. La primauté de l’impératif du règlement judiciaire sur la «volonté» de l’Etat................ 39
1. Autres critiques des «contre-mesures» ......................................................................... 40
2. Enseignements antérieurs concernant l’importance de la réalisation de la justice ....... 42
3. La primauté de la conscience humaine sur la voluntas ................................................. 45
VI. La pensée juridique internationale et la primauté de la conscience humaine (recta ratio) sur la «volonté» ........................................................................................... 54
VII. La conscience juridique universelle dans le rejet du volontarisme et des «contre-mesures» ............................................................................................................. 75
VIII. L’interdépendance du droit et de la justice : principes juridiques généraux aux fondements du nouveau jus gentium ......................................................................... 79
1. Considérations élémentaires d’humanité dans le corpus juris gentium ........................ 80
2. Les souffrances humaines et la nécessité de protéger les victimes ............................... 83
3. L’interdépendance du droit et de la justice guidant la construction jurisprudentielle ............................................................................................................ 87
IX. Epilogue : considérations finales .................................................................................... 101
I. PROLÉGOMÈNES : CONSIDÉRATIONS LIMINAIRES
1. Je me suis rallié à la majorité de la Cour internationale de Justice (CIJ) pour voter en faveur de l’adoption ce jour, 14 juillet 2020, des présents arrêts rejetant les appels formés par les Etat demandeurs dans les affaires connexes de l’Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI en vertu de l’article 84 de la convention relative à l’aviation civile internationale (Arabie saoudite, Bahreïn, Egypte et Emirats arabes unis c. Qatar) (ci-après «ICAOA») et de l’Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI en vertu de l’article II, section 2, de l’accord de 1944 relatif au transit des services aériens internationaux (Bahreïn, Egypte et Emirats arabes unis c. Qatar) (ci-après «ICAOB»).
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2. Je suis également parvenu aux mêmes conclusions que la Cour, telles qu’elles sont énoncées dans le dispositif des deux présents arrêts (ICAOA, par. 126 ; et ICAOB, par. 127), y compris en ce qui concerne le rejet, dans leur totalité, des appels formés par les Etat demandeurs. Cela ne signifie pas pour autant que mon propre raisonnement coïncide entièrement avec celui suivi par la Cour pour traiter les différents points successivement abordés dans les deux espèces. Je me vois donc dans l’obligation de soumettre l’exposé de mon opinion individuelle afin d’exprimer ma propre position s’agissant de l’un des arguments avancés par les Etats appelants dans les présentes affaires ICAOA et ICAOB, à savoir celui relatif à leurs prétendues «contre-mesures».
3. A ce stade préliminaire, je souhaite tout d’abord rappeler que, de manière générale, les Etats appelants fondent dans l’une et l’autre des affaires leur premier moyen d’appel, qui a trait au défaut de compétence allégué du Conseil de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) (ci-après le «Conseil de l’OACI»), sur l’argument que leurs restrictions visant l’espace aérien ont été adoptées en tant que «contre-mesures» licites en réponse aux manquements allégués du Qatar à des obligations que lui impose le droit international coutumier, ainsi que certaines résolutions du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et les accords de Riyad1. Les Etats appelants affirment également que les «contre-mesures» constituent une circonstance excluant l’illicéité au regard du droit international général puisque, selon eux, elles auraient été spécialement prévues dans les accords de Riyad2.
4. Les Etats appelants soutiennent en outre que le désaccord dont le Qatar a saisi le Conseil de l’OACI exigerait que ce dernier se prononce sur des questions qui échappent à sa compétence, dans une enceinte qui n’a pas les moyens de les examiner3. Selon eux, il convient de distinguer leur exception de celle soulevée en l’affaire antérieure de l’Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI (Inde c. Pakistan) (arrêt du 18 août 1972), au motif que, dans les deux présentes espèces, l’invocation de «contre-mesures»4 a fait sortir le différend du champ de l’aviation civile et des traités concernés (la convention relative à l’aviation civile internationale (ci-après la «convention de
1 CIJ, mémoire, affaires ICAOA et ICAOB, par. 1.2 b) et 1.4-1.5 ; CIJ, mémoire, affaire ICAOA, par. 1.21, 1.25-1.27, 1.31-1.32, 2.9 et 2.53-2.55 ; CIJ, mémoire, affaire ICAOB, par. 1.22, 1.26-1.28, 1.32-1.33, 2.8 et 2.52-2.54 ; CIJ, mémoire, affaires ICAOA et ICAOB, par. 3.22 a), 7.3-7.4 et 7.8 ; CIJ, réplique, affaires ICAOA et ICAOB, par. 2.1-2.4 ; CIJ, réplique, affaire ICAOA, par. 2.35-2.47 ; et affaire ICAOB, par. 2.35-2.45 ; CIJ, réplique, affaires ICAOA et ICAOB, par. 4.14 ; doc. CR 2019/13 du 02.12.2019, p. 19 et 21-22, par. 3-4 et 12-14 ; CIJ, doc. CR 2019/13 du 02.12.2019, p. 22 et 24, par. 2 et 11-13 ; CIJ, doc. CR 2019/13 du 02.12.2019, p. 26-28, par. 8-10 et 13 ; CIJ, doc. CR 2019/13 du 02.12.2019 du 02.12.2019, p. 29-30, par. 7-8 et 12-14 ; CIJ, doc. CR 2019/13 du 02.12.2019, p. 33 et 38-41, par. 7 et 23-34 ; CIJ, doc. CR 2019/13 du 02.12.2019, p. 58 et 65-66, par. 12 et 35-39.
2 CIJ, mémoire, affaire ICAOA, par. 2.56-2.67 ; CIJ, mémoire, affaire ICAOB, par. 2.55-2.66 ; CIJ, réplique, affaires ICAOA et ICAOB, par. 1.4, 1.6 et 2.7 ; CIJ, doc. CR 2019/13 du 02.12.2019, p. 30, par. 12-13 ; CIJ, doc. CR 2019/13 du 02.12.2019, p. 33-34 et 37, par. 7-8 et 18-20 ; CIJ, doc. CR 2019/13 du 02.12.2019, p. 70 et 74, par. 6 et 21 ; CIJ, doc. CR 2019/16 du 05.12.2019, p. 28 et 37-38, par. 2 et 34. Les Etats demandeurs voient dans les accords de Riyad une démarche visant à répondre aux menaces alléguées contre la sécurité, la stabilité et la paix régionales. Les Etats parties les considèrent comme contraignants ; le Qatar dément les avoir violés, affirmant que ce sont les Etats demandeurs qui ne les ont pas respectés, et dément également qu’ils ouvrent la voie à des «contre-mesures» ; CIJ, doc. CR 2019/15 du 03.12.2019, p. 18, par. 14 ; CIJ, doc. CR 2019/15 du 03.12.2019, p. 40-41, par. 20 ; CIJ, doc. CR 2019/17 du 06.12.2019, p. 16, par. 9.
3 CIJ, mémoire, affaire ICAOA, par. 1.23 et 1.33-1.39 ; CIJ, mémoire, affaire ICAOB, par. 1.24-1.40 ; CIJ, mémoire, affaires ICAOA et ICAOB, par. 5.2 a), 5.4-5.5, 5.27-5.42, 5.71-5.83, 5.95, 5.119, 5.121-5.122, 5.126, 5.128 b), 5.130 et 5.133 ; CIJ, réplique, affaires ICAOA et ICAOB, par. 1.7-1.8, 4.7, 4.18, 4.28, 4.33-4.55 et 6.3 ; CIJ, doc. CR 2019/13 du 02.12.2019, p. 34, 36 et 41-42, par. 8-10, 15-17 et 35-36 ; CIJ, doc. CR 2019/13 du 02.12.2019, p. 54 et 61-64, par. 2 et 21-34 ; CIJ, doc. CR 2019/14 du 02.12.2019, p. 15-19, par. 31 et 34-37 ; CIJ, doc. CR 2019/16 du 05.12.2019, p. 15, par. 6 ; CIJ, doc. CR 2019/16 du 05.12.2019, p. 38, par. 37-38 ; CIJ, CR 2019/16 du 05.12.2019, p. 56, par. 17.
4 CIJ, réplique, affaires ICAOA et ICAOB, par. 4.25-4.27 ; CIJ, doc. CR 2019/13 du 02.12.2019, p. 27, par. 10, et p. 36, par. 17.
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Chicago») en l’affaire ICAOA et l’accord relatif au transit des services aériens internationaux (ci-après l’«accord de transit») en l’affaire ICAOB)5.
5. Dans la présente opinion individuelle, je commencerai par traiter les «contre-mesures» contrevenant aux fondements du droit des gens et de la responsabilité de l’Etat. Je passerai ensuite en revue les longues et vives critiques dont ont fait l’objet les «contre-mesures» dans les débats y afférents menés tant par la Commission du droit international (CDI) de l’Organisation des Nations Unies (ONU) que par la Sixième Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies (troisième et quatrième parties). Je poursuivrai en mettant l’accent sur le fait que l’impératif du règlement judiciaire prévaut sur la «volonté» de l’Etat, après quoi j’exposerai mes propres réflexions, premièrement, sur la pensée juridique internationale et la primauté de la conscience humaine (recta ratio) sur la «volonté» ; deuxièmement, sur la conscience juridique universelle dans le rejet du volontarisme et des «contre-mesures» ; et troisièmement, sur l’interdépendance du droit et de la justice, ainsi que sur les principes juridiques généraux qui se trouvent aux fondements du nouveau jus gentium. La voie sera alors ouverte à la présentation de mes considérations finales, dans un épilogue qui reprendra en outre les points traités.
6. Les deux affaires ICAOA et ICAOB sont interdépendantes, comme l’indiquent leur présentation et les arguments qui y sont avancés. Les deux requêtes introductives d’instance, déposées conjointement par les Etats demandeurs et reçues à la Cour le 4 juillet 2018, contiennent des appels formés contre deux décisions rendues le 29 juin 2018 par le Conseil de l’OACI. La première affaire, celle de l’Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI en vertu de l’article 84 de la convention relative à l’aviation civile internationale (ICAOA), a été introduite, comme il a déjà été précisé, par l’Arabie saoudite, Bahreïn, l’Egypte et les Emirats arabes unis, qui entendaient interjeter appel de la décision rendue par le Conseil de l’OACI dans la procédure que le Qatar avait engagée contre eux sur le fondement de l’article 84 de la convention de Chicago. Dans ladite procédure devant le Conseil, le Qatar affirmait que les décisions prises par les quatre Etats (les restrictions visant l’espace aérien) emportaient violation de cet instrument6.
7. Le différend qui oppose les Parties porte essentiellement sur les questions de savoir si le Conseil de l’OACI avait compétence pour se prononcer sur les requêtes soumises par le Qatar au sujet de violations alléguées de la convention de Chicago (ICAOA) ou de l’accord de transit (ICAOB) et, à titre subsidiaire, si ces requêtes sont recevables7. Ainsi que je l’ai déjà relevé, j’ai choisi, tant dans l’affaire ICAOA que dans l’affaire ICAOB, un point soulevé par les Etats appelants, à savoir celui des prétendues «contre-mesures», de manière à examiner ici l’absence de fondement juridique de ces dernières et leurs effets négatifs sur le droit des gens ainsi que sur la responsabilité de l’Etat.
II. LES «CONTRE-MESURES» CONTREVENANT AUX FONDEMENTS DU DROIT DES GENS ET DE LA RESPONSABILITÉ DE L’ETAT
8. Comme nous venons de le voir, les Etats appelants ont décidé de se fonder notamment sur des «contre-mesures», mettant en lumière une initiative malencontreuse prise par la CDI dans le
5 CIJ, mémoire, affaires ICAOA et ICAOB, par. 5.91 ; CIJ, doc. CR 2019/13 du 02.12.2019, p. 67, par. 46-47 ; CIJ, doc. CR 2019/16 du 05.12.2019, p. 28-32, par. 3-13.
6 Ce point est traité dans l’arrêt se rapportant à l’Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI en vertu de l’article 84 de la convention relative à l’aviation civile internationale, qui intéresse donc essentiellement la convention de Chicago.
7 Il y a également un désaccord distinct au sujet de la motivation ⎯ ou son défaut ⎯ des décisions du Conseil de l’OACI.
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cadre des longues discussions qu’elle a menées sur la question, des années 1990 jusqu’en 2001 (infra). J’estime de ce fait devoir me livrer à mon propre examen des «contre-mesures» contrevenant aux fondements du droit des gens et de la responsabilité de l’Etat, et passer en revue les critiques dont ces «contre-mesures» ont fait l’objet dans les débats correspondants tenus par la CDI et la Sixième Commission.
9. De fait, la CDI a consacré de nombreuses années de ses travaux à l’élaboration et à l’adoption de son projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite (2001), et dans ce contexte certaines innovations non conformes aux fondements du droit des gens suscitèrent une certaine opposition. Tel était le cas ⎯ comme je l’avais souligné dans le cours général dispensé par mes soins à l’Académie de droit international de La Haye en 2005 ⎯ de la place accordée, lors de l’élaboration de ce projet d’articles,
«à ce que l’on appelle les «contre-mesures» (articles 22 et 49-54), par rapport à celle, bien moindre, dévolue aux manquements graves à des obligations découlant de normes impératives du droit international général (articles 40-41). Ubi societas, ibi jus. On ne manquera pas de noter que les contre-mesures … ont désormais été mises au premier plan dans le domaine de la responsabilité de l’Etat alors qu’elles n’en font pas partie, ni à l’origine ni intrinsèquement. Les contre-mesures rappellent l’ancienne pratique des représailles et, qu’on veuille ou non le reconnaître, elles sont fondées sur la force plutôt que sur la conscience. Le recours aux contre-mesures trahit le degré de développement insuffisant du traitement de la responsabilité de l’Etat.»8
10. A cet égard, d’aucuns ont mis en garde contre le recours à des «contre-mesures» : l’ordre juridique international étant fondé sur la justice, et non sur la force, faire grand cas des «contre-mesures» dans le domaine de la responsabilité de l’Etat revenait à «conférer une dignité importante à l’un des aspects les moins dignes et les moins sociables de la société [internationale]», condamnant ainsi cette société «à rester ce qu’elle [étai]t»9. D’autres critiques émanaient de certaines tendances éclairées de la doctrine juridique internationale.
11. Il a notamment été rappelé que, dans la pratique, le recours à des «contre-mesures» découlait essentiellement du domaine de «la réciprocité des intérêts étatiques», et non de principes, faisant clairement apparaître des risques de représailles10, qu’il convient d’éviter. Dans son septième rapport (1995), Gaetano Arangio-Ruiz, rapporteur spécial de la CDI, envisageait un contrôle judiciaire des «contre-mesures», soulignant la nécessité d’une réaction institutionnalisée ⎯ dans le
8 A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind ⎯ Towards a New Jus Gentium, 3e éd. révisée, La Haye, Nijhoff/Académie de droit international de La Haye, 2020, p. 454-455 ; texte initialement présenté in A. A. Cançado Trindade, «International Law for Humankind: Towards a New Jus Gentium ⎯ General Course on Public International Law ⎯ Part I», Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye (RCADI) (2005), vol. 316, p. 31-439 ; A. A. Cançado Trindade, «International Law for Humankind: Towards a New Jus Gentium ⎯ General Course on Public International Law ⎯ Part II», RCADI (2005), vol. 317, p. 19-312.
9 Ph. Allott, «State Responsibility and the Unmaking of International Law», Harvard International Law Journal (1988), vol. 29, p. 23-24.
10 M. Virally, «Panorama du droit international contemporain ⎯ Cours général de droit international public», RCADI (1983), vol. 183, p. 217-218.
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cadre de l’ONU ⎯ de la «communauté internationale organisée»11 ⎯ et l’idée de les soumettre à un contrôle neutre est restée présente12.
12. J’ai rappelé ces critiques dans mon cours susmentionné, soulignant en outre que
«la place, bien plus importante que celle dévolue à d’autres aspects véritablement fondamentaux de la responsabilité de l’Etat, occupée par les «contre-mesures» dans le projet d’articles de 2001 de la CDI sur la question trahit un manque manifeste de confiance dans le rôle du droit comme moyen d’obtenir justice ; dans ce projet, l’on s’intéresse davantage aux moyens coercitifs ⎯ regardés comme des moyens «juridiques» ⎯ qu’à la conscience et à la primauté de l’opinio juris communis.
Or, dans un domaine du droit international ayant sa propre spécificité, tel que le droit international des droits de l’homme, l’idée d’ensemble est fort différente. Il s’agit là d’un domaine qui a permis de renouer avec les fondements mêmes de la responsabilité internationale des Etats. Comme il se doit, l’accent y est mis sur le droit plutôt que sur la force, sur la conscience plutôt que sur la «volonté», au bénéfice d’une plus grande efficacité du droit international public lui-même.13»14
13. Ces critiques ont appelé à accorder davantage d’attention à la question, et en particulier à la régression que constitue l’insertion des «contre-mesures» dans le projet d’articles de 2001 sur la responsabilité de l’Etat (voir infra), qui a eu lieu en dépit des vives critiques que celles-ci ont continuellement suscitées dans les débats prolongés menés en la matière tant par la CDI que par la Sixième Commission (infra). Je déplore que des «contre-mesures» aient été invoquées par les Etats appelants dans les deux présentes affaires (ICAOA et ICAOB) ; il ne faudrait pas, du moins si l’on croit au droit international et que l’on oeuvre en faveur de sa primauté, oublier aujourd’hui toutes les erreurs commises par le passé lorsque ce point a été soulevé et débattu, avec toutes les conséquences juridiques que cela entraînait.
III. CRITIQUES DES «CONTRE-MESURES» DANS LES DÉBATS Y AFFÉRENTS DE LA COMMISSION DU DROIT INTERNATIONAL DE L’ORGANISATION DES NATIONS UNIES
14. Les «contre-mesures» ont fait l’objet de vives critiques dans les débats successifs que la CDI elle-même a menés entre 1992 et 2001 sur la question. L’un des membres, M. Jiuyong Shi (Chine), a ainsi catégoriquement pris position contre elles, mettant en garde contre l’«impropriété» de cette notion au regard du droit international général ; à son avis, les Etats prétendument «lésés» qui prenaient des «contre-mesures» étaient «souvent eux-mêmes les Etats auteurs» de faits illicites15. Selon M. Shi, le recours à des représailles ou à des contre-mesures résultait de la relation entre Etats
11 G. Arangio-Ruiz, «Septième rapport sur la responsabilité des Etats», doc. A/CN.4/469, 9 mai 1995, p. 30-37, 42-43, 46, 49 et 52.
12 Voir, par exemple, M. E. O’Connell, «Controlling Countermeasures», in International Responsibility Today ⎯ Essays in Memory of O. Schachter (sous la dir. de M. Ragazzi), Leyde, Nijhoff, 2005, p. 49-62.
13 A. A. Cançado Trindade, «Memorial por um Novo Jus Gentium, o Direito Internacional da Humanidade», Revista da Faculdade de Direito da Universidade Federal de Minas Gerais ⎯ Belo Horizonte/Brésil (2004), vol. 45, p. 17-36.
14 A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind ⎯ Towards a New Jus Gentium, 3e éd. révisée, op. cit. supra note 8, p. 454-456.
15 Nations Unies, Annuaire de la Commission du droit international, 1992, vol. I, p. 93, par. 32 ; voir aussi p. 141, par. 74.
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«puissants» et Etats «petits ou faibles», lesquels étaient «dans l’incapacité de faire valoir leurs droits [au regard du droit international]».
15. Pour cette raison, nombre de petits Etats considéraient la notion de «représailles ou [de] contre-mesures comme synonym[e] d’agression ou d’intervention, armée ou non armée»16. Et M. Shi d’ajouter que les «contre-mesures» étaient «controversé[e]s» et ne devraient pas être incluses dans le droit de la responsabilité de l’Etat, puisqu’elles étaient «certainement dans l’intérêt des Etats les plus puissants»17. M. Shi a conclu que, au lieu de refléter les règles générales du droit international, les «contre-mesures» demeuraient «controversé[es]», ne traduisant «que des rapports de force», et qu’elles ne devraient donc pas «rel[ever] pas du champ d’application du sujet de la responsabilité des Etats»18.
16. Un autre membre de la CDI ayant lui aussi pris catégoriquement position contre les «contre-mesures» était Carlos Calero Rodrigues (Brésil), qui les a vivement critiquées, prévenant que la Commission, si elle «entend[ait] être fidèle à sa mission, [à savoir] contribuer au développement progressif du droit international, d[eva]it essayer de soumettre les contre-mesures à des limitations de nature à corriger certaines des injustices les plus flagrantes auxquelles leur application généralisée risqu[ait] de donner lieu»19. Il préconisait d’interdire «clairement et totalement» les «contre-mesures», qui «ne d[evai]ent pas être considérées comme légitimes» lorsqu’elles menaçaient l’intégrité territoriale ou l’indépendance de l’Etat contre lequel elles étaient prises, ajoutant que «ce type extrême de coercition … ne devrait pas être autorisé»20.
17. Carlos Calero Rodrigues a insisté sur sa «fidélité à la position traditionnelle de l’Amérique latine en la matière» et réaffirmé qu’il était lui-même «partisan d’une interdiction stricte des contre-mesures portant atteinte à l’intégrité territoriale ou à l’indépendance politique d’un Etat»21. Il a aussi fermement averti que les «contre-mesures ne d[evai]ent pas porter atteinte aux droits de l’homme fondamentaux, aux relations diplomatiques, aux règles du jus cogens, ni aux droits d’Etats tiers»22.
18. Comme on peut le voir, il y avait, au sein de la CDI, les membres précités qui sont restés, du début à la fin, hostiles à toute référence aux «contre-mesures» dans le projet d’articles (supra). Mais d’autres membres étaient également critiques au départ, même s’ils ne se sont finalement pas opposés à la mention qui y est faite au paragraphe 2 de l’article 50. L’un d’eux, M. Awn Al-Khasawneh (Jordanie), a ainsi averti que les Etats recourant à des «contre-mesures» «se f[aisaie]nt justice eux-mêmes», oubliant la primauté du droit au niveau juridique international. Selon lui, les «contre-mesures» étaient davantage «susceptible[s] de donner lieu à des abus, surtout en raison des disparités de puissance entre les Etats» ; elles avaient en outre une fonction et une intention «punitive[s]»23.
16 Nations Unies, Annuaire de la Commission du droit international, 1992, vol. I, p. 93, par. 32.
17 Ibid., p. 93, par. 31 et 33.
18 Ibid., p. 141, par. 73.
19 Ibid., p. 143, par. 5.
20 Ibid., p. 170-171, par. 27 et 29.
21 Ibid., p. 171, par. 29.
22 Ibid., p. 171, par. 30.
23 Ibid., p. 168, par. 15 ; p. 168-169, par. 17-18 ; voir aussi p. 169-170, par. 22.
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19. Un autre membre de la CDI, M. Pemmaraju Sreenivasa Rao (Inde), a lui aussi appelé l’attention sur le fait que les «contre-mesures» reflétaient la position «du plus fort», et qu’il fallait se garder de transposer sur le plan du droit pareils «rapports de force» politiques ; du reste, les «représailles punitives ou … contre-mesures» devraient être expressément interdites24. Après l’avoir soulevé une première fois devant la Commission en 1992, il est revenu sur ce point en 1996, lorsqu’il a expressément précisé qu’il «désapprouv[ait] totalement» le chapitre III du projet d’articles relatif aux «contre-mesures» controversées25. Selon lui, la Commission avait abouti, «pour [celles-ci], à un régime indéfendable, contradictoire et injustifié» ; en fin de compte, a-t-il ajouté, «aucun Etat ne d[eva]it être encouragé à décider unilatéralement de se faire justice lui-même, aussi réelle que [fût] la provocation à laquelle il réagi[ssai]t»26.
20. Il a paru «opportun» à M. Rao «de citer expressément les dispositions de la Charte [des Nations Unies] qui trait[ai]ent du non-recours à la force et des divers moyens de règlement pacifique des différends»27. En conclusion, ce membre de la CDI a déterminé que «le texte actuel présent[ait] un inconvénient», qu’il a décrit en ces termes :
«[E]n cas de défaut de l’Etat accusé du fait internationalement illicite, l’Etat lésé est libre d’agir comme bon lui semble, ce qui équivaut à faire prévaloir la loi du plus fort. Il semble préférable que la procédure de règlement des différends qui a été engagée continue de s’appliquer.»28
21. Au cours des débats menés deux ans plus tôt par la CDI, M. John de Saram (Sri Lanka) avait relevé que, même si l’on envisage des «contre-mesures», il y a lieu de tenir compte des traités multilatéraux (voire bilatéraux), notamment depuis la Charte des Nations Unies, à la lumière de leurs dispositions en matière de «règlement pacifique des différends»29. Et d’ajouter que, même à défaut d’un tel règlement, des efforts devraient être déployés pour éviter que «des contre-mesures prises sans coordination par des Etats n’entraînent le chaos»30.
22. Peu après, M. Václav Mikulka (République tchèque) a déclaré devant la CDI que, s’agissant des «conséquences … des crimes des Etats», «la priorité d[eva]it aller à la réaction collective de la communauté internationale» afin d’éviter les «contre-mesures» ; selon lui, il aurait été souhaitable à cet égard que la Commission «élabor[ât] le régime de la responsabilité pour crime des Etats»31. Les membres ont également entendu, au milieu de l’année 1994, leur orateur invité, M. Chengyuan Tang, secrétaire général du Comité juridique consultatif africano-asiatique, évoquer la préoccupation exprimée au sein de la CDI quant à la conception d’un «régime … applicable aux
24 Nations Unies, Annuaire de la Commission du droit international, 1992, vol. I, p. 145, par. 19 et 21 ; et p. 172, par. 35 ; voir aussi p. 172-174, par. 37 et 45.
25 Nations Unies, Annuaire de la Commission du droit international, 1996, vol. I, p. 165, par. 67 et 69-70.
26 Ibid., p. 165, par. 70.
27 Ibid., p. 166, par. 74.
28 Ibid., par. 76. Au cours de la dernière année (2001) des travaux de la CDI sur le sujet, M. Sreenivasa Rao a répété ses critiques concernant l’insertion des «contre-mesures» dans le projet d’articles ; voir Nations Unies, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. I, p. 60, par. 38 et 42-43.
29 Nations Unies, Annuaire de la Commission du droit international, 1994, vol. I, p. 81, par. 27.
30 Ibid., p. 81, par. 28.
31 Ibid., p. 106, par. 5.
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contre-mesures unilatérales» — avec le «danger d’abus inhérent» à celui-ci —, au «recours à des représailles», ainsi qu’au «recours à des contre-mesures illicites ou disproportionnées»32.
23. Par la suite, toujours dans le cadre des débats de la CDI, M. Peter Kabatsi (Ouganda) a précisé qu’il était «totalement opposé à ce que la Commission légalise l’action unilatérale, à l’échelon international, d’un Etat contre un autre, car cela ne ferait que servir les intérêts du fort contre le faible, du riche contre le pauvre»33. Il a ajouté que le chapitre III du projet d’articles contenait des passages qui, s’ils étaient retenus, «aggravera[ient] encore le sort de l’Etat qui subi[ssait] les contre-mesures»34. Là encore, certains membres ont vivement critiqué les «contre-mesures», sans pour autant s’y opposer jusqu’à la fin, en dépit des effets négatifs qu’entraînerait leur utilisation.
24. L’un de ces membres était M. Julio Barboza, qui a par la suite (en 2003) judicieusement relevé que les «contre-mesures» constituant des représailles se heurtaient à l’interdiction énoncée dans la résolution 2625 (XXX) de l’Assemblée générale35. Selon lui, il était reconnu que les obligations de protection de la personne humaine prévalaient en droit international des droits de l’homme et en droit international humanitaire36. M. Barboza a ajouté que les «contre-mesures» étaient inutiles dès lors qu’un différend était porté devant une juridiction internationale, qui pouvait en tout état de cause indiquer des mesures conservatoires avant de rendre sa décision au fond ; recourir à des «contre-mesures» sans satisfaire à un critère permettant de juger de leur licéité constitue une «régression»37.
25. De fait, ce point critique a également été soulevé dans les derniers débats menés sur la question (en 2000-2001) par les membres de la CDI. C’est ainsi que, en 2000, M. Maurice Kamto (Cameroun) a indiqué qu’il maintenait ses réserves à l’égard des «contre-mesures», celles-ci constituant «un retour en arrière à une époque où la tendance [étai]t, à l’inverse, à la régulation des relations internationales au moyen de mécanismes de règlement des différends, y compris de mécanismes judiciaires» ; il s’agissait là selon lui d’une démarche erronée de la part de la Commission, puisqu’il n’existait en droit général coutumier aucun fondement relatif aux «contre-mesures», qui constituaient un recours illicite à des sanctions38. A son avis, il ne fallait pas oublier que les contre-mesures avaient été conçues indûment à la fin des années 1970 et au début des années 1980, affaiblissant considérablement l’autorité du Conseil de sécurité et entraînant un recours accru à la «justice privée»39.
26. Pour sa part, M. Christopher John Robert Dugard (Afrique du Sud) a fait observer en la même occasion que les juristes internationaux n’aimaient pas les «contre-mesures» et les représailles au motif qu’elles étaient «primiti[ves] et ne [fournissaient] pas d[e] moyens de coercition» ; les prétendues «contre-mesures réciproques» devaient donc être rejetées40. Il a également averti qu’«il
32 Nations Unies, Annuaire de la Commission du droit international, 1994, vol. I, p. 157, par. 51.
33 Ibid., p. 164, par. 56.
34 Ibid., p. 164, par. 57.
35 J. Barboza, «Contramedidas en la Reciente Codificación de la Responsabilidad de los Estados ⎯ Fronteras con la Legítima Defensa y el Estado de Necesidad», Anuario Argentino de Derecho Internacional (2003), vol. 12, p. 39.
36 Ibid., p. 39-40.
37 J. Barboza, «Contramedidas en la Reciente Codificación de la Responsabilidad de los Estados ⎯ Fronteras con la Legítima Defensa y el Estado de Necesidad», Anuario Argentino de Derecho Internacional (2003), vol. 12, p. 43-44.
38 Nations Unies, Annuaire de la Commission du droit international, 2000, vol. I, p. 300, par. 26-27.
39 Ibid., p. 300, par. 29.
40 Ibid., p. 304, par. 1 et 3.
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[étai]t inévitable que la plupart des contre-mesures affectent certains droits de l’homme, notamment dans le domaine économique et social»41. Peu après, M. Nabil Elaraby (Egypte) a lui aussi critiqué les contre-mesures, dont il estimait qu’elles étaient «très controversée[s]», qu’elles mettaient en lumière le «déséquilibre» et qu’elles accroissaient «l’écart entre les Etats riches et puissants et les autres Etats», de sorte qu’on en avait «us[é] et … abus[é]» dans le monde contemporain42. L’année suivante (2001), M. James Kateka (Tanzanie) a lui aussi déclaré qu’il «rest[ait] opposé» aux contre-mesures, car elles «continu[ai]ent à être une menace pour les Etats petits et faibles et donn[ai]ent une arme supplémentaire aux Etats plus puissants»43.
27. Au dernier stade de l’examen du projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat, la CDI s’est appuyée sur les observations formulées à ce sujet par les Etats Membres (à la demande initiale de l’Assemblée générale des Nations Unies), qui sont reproduites dans son Annuaire (1998 et 2001). En 1998, le Mexique et l’Argentine ont exprimé leurs critiques concernant l’inclusion des «contre-mesures» dans ledit projet44. Au nom des pays nordiques, le Danemark a déclaré qu’«il n’y a[vait] pas lieu de recourir aux contre-mesures lorsqu’il exist[ait] une procédure obligatoire de règlement des différends entre les parties en conflit»45. La République tchèque, quant à elle, estimait que les «contre-mesures n[’étaie]nt pas considérées comme un «droit» de l’Etat lésé au sens propre de ce mot»46.
28. Par la suite, en 2001, la Chine a critiqué la référence aux «contre-mesures» et appelé à imposer des «restrictions [appropriées] quant à leur recours»47. Le Japon a lui aussi mis en garde contre le risque d’abus posé par les «contre-mesures» et dit qu’il partageait pleinement «les préoccupations exprimées par un nombre non négligeable d’Etats devant la Sixième Commission concernant les risques d’abus en matière de contre-mesures», lesquelles devaient faire l’objet de «certaines restrictions quant au fond et aux procédures»48. Pour sa part, le Mexique a grandement déploré la décision d’inclure les «contre-mesures» dans le projet à l’examen, ce qui «ouvr[ait] la porte aux abus» susceptibles de «mener à l’aggravation d’un conflit» ; le résultat pouvait être «extrêmement dangereux, en particulier pour les Etats les plus faibles», et il y avait lieu de réduire ces risques au minimum, en évitant tout recours «à des fins punitives»49.
29. L’Argentine s’est montrée tout aussi critique, appelant l’attention sur «le caractère exceptionnel des contre-mesures» et la nécessité «de réduire au minimum les possibilités d’abus»50. Peu après l’adoption du projet d’articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat (2001), le rapporteur spécial, M. James Crawford, a relevé un point crucial dans les commentaires qu’il a publiés, à savoir que le chapitre où figuraient les contre-mesures «était l’aspect le plus controversé du texte provisoire adopté en 2000, des préoccupations ayant été exprimées à différents niveaux» (par exemple en ce qui concerne la mise en oeuvre de la responsabilité de l’Etat ; les obligations ne pouvant faire l’objet
41 Nations Unies, Annuaire de la Commission du droit international, 2000, vol. I, p. 305, par. 6.
42 Ibid., p. 305, par. 9.
43 Nations Unies, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. I, p. 121, par. 75.
44 Nations Unies, Annuaire de la Commission du droit international, 1998, vol. II, première partie, p. 132 et 151, respectivement.
45 Ibid., p. 152, par. 2.
46 Ibid., p. 153.
47 Nations Unies, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. II, première partie, p. 80.
48 Ibid., p. 81, par. 1-2.
49 Ibid., p. 81, par. 1-3.
50 Nations Unies, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. II, première partie, p. 81, par. 1-2.
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de contre-mesures ; et les contre-mesures dites «collectives»). Après avoir rappelé qu’un Etat au moins (la Grèce) avait affirmé que «les contre-mesures devraient être purement et simplement interdites», il a ajouté que «la CDI n’a[vait] pas entériné cette position»51.
IV. CRITIQUES DES «CONTRE-MESURES» DANS LES DÉBATS Y AFFÉRENTS DE LA SIXIÈME COMMISSION DE L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DES NATIONS UNIES
30. Des critiques ont en outre été exprimées avec force contre les contre-mesures dans les débats parallèles tenus sur le sujet aux sessions successives (1992-2000) de la Sixième Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies. C’est ainsi que, au cours des discussions du 4 novembre 1992, le représentant de l’Indonésie (M. Abdul Nasier) a prévenu que les «[contre-]mesures revêt[ai]ent généralement un caractère punitif» ; en particulier, «les contre-mesures armées vont à l’encontre» des paragraphes 3 et 4 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies, et «[n’ont donc pas leur place dans le droit relatif à la responsabilité des Etats»52.
31. Tout au long des années de débats consacrés à la question par la Sixième Commission, la délégation cubaine a elle aussi formulé des critiques sévères et soutenues. C’est ainsi que, le 5 novembre 1992, la représentante de Cuba (Mme Olga Valdés) a averti que, en recourant «à des représailles ou à des contre-mesures», les pays puissants ou riches «pourraient aisément remporter un avantage sur les [pays] faibles ou … pauvres»53. Elle a ajouté qu’elle y voyait «un terrain propice à l’agression», a fortiori en raison de l’incertitude qui entourait les mesures précitées54 ; celles-ci ne sont donc pas souhaitables en droit international55.
32. La délégation cubaine a maintenu sa position hostile aux «contre-mesures». Par la suite, au cours des débats tenus le 4 décembre 2000 à la Sixième Commission, la représentante de Cuba (Mme Soraya Alvarez Núñez) a ainsi déclaré que les «contre-mesures» étaient particulièrement «controversé[e]s» et constituaient des «représailles armées», supposant «des sanctions collectives ou des interventions collectives»56. Et Mme Alvarez Núñez d’ajouter que de telles représailles «tend[aient] à aggraver les différends entre les Etats» par «le recours abusif à la force»57. Pareille démarche motivée par des considérations politiques était «contraire aux principes de la Charte des Nations Unies et du droit international»58.
33. D’autres délégations ont vigoureusement critiqué les «contre-mesures» au cours des travaux de la Sixième Commission. A titre d’exemple, lors des débats tenus sur la question le 4 novembre 1993, le représentant du Mexique (M. Juan Manuel Gómez Robledo) a prévenu que «l’application unilatérale de sanctions par un ou plusieurs Etats» en réponse au comportement d’un autre Etat constituait une violation du droit international «risqu[ant] d’exacerber des conflits
51 J. Crawford, The International Law Commission’s Articles on State Responsibility ⎯ Introduction, Text and Commentaries, Cambridge, CUP, 2002, p. 48-49.
52 Nations Unies, Assemblée générale, doc. A/C.6/47/SR.28 (1992), p. 15, par. 65.
53 Nations Unies, Assemblée générale, doc. A/C.6/47/SR.29 (1992), p. 13, par. 58.
54 Ibid., p. 13, par. 59.
55 Ibid., p. 13-14, par. 60.
56 Nations Unies, Assemblée générale, doc. A/C.6/55/SR.18 (2000), p. 11, par. 59-60.
57 Ibid., p. 11, par. 60; voir aussi p. 11, par. 61.
58 Ibid., p. 11-12, par. 62.
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internationaux», et qu’il convenait donc de «supprimer» toutes les dispositions ou références «relatives aux contre-mesures»59.
34. D’autres formes de critique ou d’opposition ont visé les «contre-mesures» au cours des longs débats de la Sixième Commission sur le sujet. Le 13 novembre 2000, le représentant de l’Inde (M. Prem Gupta) a ainsi vivement critiqué le fait que le recours par des «Etats [à] des contre-mesures risqu[ait] de donner lieu à de graves abus», estimant qu’il serait donc préférable de «ne pas traiter du tout de cette question dans le cadre de la responsabilité des Etats, et de s’en remettre à cet égard au droit international général, et en particulier à la Charte des Nations Unies»60.
35. M. Gupta a ajouté que les «contre-mesures» n’étaient «que des sanctions qui ne dis[ai]ent pas leur nom» et qu’elles «ne devraient pas être utilisées pour punir un Etat». Il a souligné qu’il fallait garder à l’esprit «leurs conséquences humanitaires et la nécessité de protéger les populations civiles de leurs effets néfastes» ; selon lui, «des contre-mesures ne peuvent être prises … et si elles le sont, elles doivent être immédiatement suspendues si le fait internationalement illicite a cessé ou si le différend est soumis à une juridiction … habilité[e] à rendre des décisions obligatoires pour les parties»61.
36. Le représentant du Pakistan (M. Akhtar Ali Kazi) s’est montré tout aussi critique : lors des débats tenus le 5 novembre 1992 à la Sixième Commission, il a par exemple prévenu que, au sein de la CDI, les avis étaient «partagés … sur l’opportunité d’inclure dans le projet des dispositions relatives aux contre-mesures», compte tenu des difficultés y afférentes qui découlaient «des disparités existant entre les Etats quant à la taille, à la puissance et au niveau du développement»62. Et de poursuivre : «les pays riches ou puissants bénéficient d’un avantage par rapport aux pays pauvres ou faibles dans l’exercice des … contre-mesures» ; il est nécessaire, dans ce contexte, d’accorder «une attention particulière» à ces derniers «afin que ce régime ne devienne pas l’instrument de politiques de puissance»63.
37. Au cours de ces mêmes débats du 5 novembre 1992, de vives critiques ont également été formulées par le représentant de l’Algérie (M. Sidi Abed), qui a commencé par appeler l’attention sur le fait que les «contre-mesures» tiraient leur origine de la pratique des Etats «les plus puissants»64. M. Abed a ajouté que les «contre-mesures» exigeaient donc les «précautions les plus extrêmes», compte devant être tenu de l’«inégalité de fait qui exist[ait] entre les Etats» afin d’éviter une pratique «contestable» donnant lieu à des «abus» et de «rétablir le droit international lorsque les règles en [étaie]nt violées»65.
38. Comme on l’a vu plus haut (troisième et quatrième parties), les «contre-mesures» ont fait l’objet de vives critiques tout au long des travaux préparatoires des dispositions du projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat qui y font référence. Il est quelque peu surprenant et regrettable que, en dépit de toutes ces critiques vigoureuses, certains membres de la CDI aient insisté pour qu’elles
59 Nations Unies, Assemblée générale, doc. A/C.6/48/SR.27 (1993), p. 14, par. 60.
60 Nations Unies, Assemblée générale, doc. A/C.6/55/SR.15 (2000), p. 5-6, par. 29.
61 Ibid.
62 Nations Unies, Assemblée générale, doc. A/C.6/47/SR.29 (1992), p. 14, par. 62.
63 Ibid.
64 Nations Unies, Assemblée générale, doc. A/C.6/47/SR.29 (1992), p. 15, par. 70.
65 Nations Unies, Assemblée générale, doc. A/C.6/47/SR.29 (1992), p. 15-16, par. 70-71.
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soient incluses, sans qu’aucun fondement juridique ne le justifie, dans ledit projet d’articles ; il est tout aussi surprenant et regrettable que la Cour elle-même se soit référée à des «contre-mesures» dans son arrêt du 25 septembre 1997 en l’affaire relative au Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie) (par. 82-85), puis dans les arrêts qu’elle a rendus aujourd’hui dans les deux affaires ICAOA et ICAOB (par. 49 dans les deux cas).
V. LA PRIMAUTÉ DE L’IMPÉRATIF DU RÈGLEMENT JUDICIAIRE SUR LA «VOLONTÉ» DE L’ETAT
39. L’attention accordée à ce que l’on appelle les «contre-mesures» a également été critiquée dans d’autres cercles (voir infra). Il ne faut pas oublier non plus que, par exemple, certains qui appuyaient de manière superficielle les «contre-mesures» semblaient clairement inconscients des enseignements que nous ont donnés de véritables juristes sur l’importance que revêt la réalisation de la justice. En la présente espèce, la Cour réaffirme que, de son point de vue, la compétence est fondée sur le consentement étatique, conception à laquelle je me suis toujours opposé en son sein : à mon sens, la conscience humaine prime la voluntas.
1. Autres critiques des «contre-mesures»
40. Des sources distinctes n’ont pas tardé à critiquer à leur tour l’initiative en faveur de la question controversée des «contre-mesures». Au milieu des années 1990 (plus précisément en 1994), par exemple, l’attention fut déjà appelée sur le fait qu’il était, «sans aucun doute, extrêmement difficile et peut-être même dangereux de codifier» les «contre-mesures unilatérales», le «puissant risquant toujours d’en abuser contre le faible»66. Même l’auteur d’une étude narrative (de 2000) du projet de la CDI, réalisée peu avant l’adoption de ce dernier, n’a pas manqué de reconnaître que les «contre-mesures» étaient un «sujet controversé» et que «plusieurs membres» de la CDI «continuaient d’exprimer la préoccupation que leur inspirait le risque de voir des Etats puissants [en] faire un usage abusif … à l’encontre d’Etats plus petits»67.
41. Plus tôt encore (toujours en 1994), un autre opposant avait souligné que «nombre de membres [de la CDI] partageaient la préoccupation exprimée avec vigueur par le rapporteur spécial selon qui la nature unilatérale des contre-mesures entraînait le risque qu’il en soit fait un usage abusif, surtout (mais pas uniquement) par les Etats puissants»68. Il rappelait également que, dans son rapport de 1993, la CDI avait reproché aux «contre-mesures» unilatérales de «nuire aux principes d’égalité et de justice» et de permettre en outre à l’Etat qui décidait de les prendre d’exercer une coercition, ce à quoi les tenants d’un «règlement obligatoire des différends» étaient clairement opposés, mettant en avant l’«intérêt commun» qu’il y avait à prévenir l’«usage illicite et arbitraire» qui pourrait en être fait69.
2. Enseignements antérieurs concernant l’importance de la réalisation de la justice
42. Au surplus, je me permets d’ajouter ici qu’il faut également garder à l’esprit certains enseignements tirés par d’éminents juristes internationaux dans un passé plus lointain, et dans un
66 B. Simma, «Counter-measures and Dispute Settlement: A Plea for a Different Balance», European Journal of International Law (1994), vol. 5, p. 102.
67 B. Simma, «The Work of the International Law Commission at Its Fifty-Second Session (2000)», Nordic Journal of International Law (2001), vol. 70, p. 200, voir aussi p. 200-205 pour un examen narratif du projet de la CDI.
68 O. Schachter, «Dispute Settlement and Countermeasures in the International Law Commission», American Journal of International Law (1994), vol. 88, p. 472.
69 Ibid., p. 472 et 477.
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contexte différent et plus large. Pour rappeler l’un des premiers exemples, dans un ouvrage perspicace intitulé La justice internationale et publié en 1924, quatre ans après l’adoption du Statut de l’ancienne Cour permanente de Justice internationale (CPJI), Nicolas Politis avait, en retraçant l’évolution historique de la justice privée vers la justice publique, préconisé de passer, au niveau international, de la compétence facultative à la compétence obligatoire70.
43. Plus tard, en 1952, au début de la nouvelle ère de la CIJ, Antonio Truyol y Serra a vivement critiqué le positivisme juridique et souligné l’importance que les principes généraux de droit international, fondés sur le droit naturel, revêtent aux fins de l’interprétation et de l’application des normes de l’ordre juridique international, et, partant, de la réalisation de la justice71. Il a rappelé les écrits antérieurs, notamment ceux d’Alfred Verdross, et insisté sur la pertinence de la recta ratio pour préserver ce qu’il considérait comme l’universalité du nouveau droit international72.
44. Toujours pendant les années de développement de la CIJ, Maurice Bourquin a fait observer, en 1960, qu’un différend international pouvait être porté devant une juridiction internationale dès qu’il se faisait jour, même si d’aucuns insistaient sur le fait que les moyens ou autres initiatives diplomatiques devaient être épuisés au préalable73. Le recours au règlement judiciaire répond à l’existence d’un désaccord opposant les parties sur des points de droit ou de fait74. L’existence du différend est déjà établie par la saisine de la juridiction internationale, «empire du droit», bien que son objet ne soit pas nécessairement fixé «d’une manière complète et définitive»75.
3. La primauté de la conscience humaine sur la voluntas
45. Dans l’arrêt qu’elle a rendu en la présente affaire ICAOA, la Cour fait plusieurs références (aux paragraphes 67, 88, 90 et 93) à ses propres décisions (ordonnance du 15 octobre 2008 et arrêt sur les exceptions préliminaires du 1er avril 2011) en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie). Elle répète en l’espèce que, de son point de vue, la «compétence [a] un fondement consensuel» (par. 55), ce qui est erroné comme je n’ai cessé de l’exposer avec force à mes éminents confrères.
46. Je me permets de rappeler ici que, dans l’opinion dissidente que j’ai jointe à l’arrêt du 1er avril 2011 en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), j’ai fermement critiqué la majorité de la Cour pour avoir conclu, entre autres, que l’article 22 de la CIEDR «imposa[i]t des conditions préalables» (par. 142 et 148) auxquelles un Etat devait satisfaire avant de lui soumettre un différend sur ce fondement. Dans cette opinion, je faisais ensuite valoir ce qui suit :
70 N. Politis, La justice internationale, Paris, Hachette, 1924, p. 7-255, en particulier p. 193-194 et 249-250. Quarante ans plus tard, Clarence Wilfred Jenks a estimé que, en fin de compte, c’était la confiance dans la primauté du droit au niveau international qui constituait le fondement de la juridiction obligatoire ; C. W. Jenks, The Prospects of International Adjudication, Londres, Stevens, 1964, p. 101, 117, 757, 762 et 770.
71 A. Truyol y Serra, Noções Fundamentais de Direito Internacional Público, Coimbra, A. Amado Ed., 1952, p. 90, 98-100 et 104-105.
72 Ibid., p. 146 et 159.
73 M. Bourquin, «Dans quelle mesure le recours à des négociations diplomatiques est-il nécessaire avant qu’un différend puisse être soumis à la juridiction internationale ?», in Hommage d’une génération de juristes au Président Basdevant, Paris, Pédone, 1960, p. 48-49.
74 Ibid., p. 51, voir aussi p. 52.
75 Ibid., p. 54-55.
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«Le fait est qu’il n’y a ni indication probante à cet effet dans les travaux préparatoires de la Convention, ni la moindre déclaration quant à l’existence d’une obligation catégorique incombant à tous les Etats parties de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour régler leurs différends par voie de négociation, avant même de saisir la Cour. Le recours à la négociation n’était généralement évoqué que d’une manière factuelle, comme un effort ou une tentative par exemple, et non comme une obligation catégorique.» (Par. 101.)
47. J’ajoutais que, selon moi, la position adoptée en l’espèce par la majorité de la Cour au sujet de l’article 22 de la CIEDR «ne t[enai]t pas» ; à cet égard, j’ai rappelé que, au cours des travaux préparatoires de cet instrument, certains «souhaitaient manifestement que le texte tienne compte des relations sociales et étaient favorables à la possibilité de saisir la Cour sans «condition préalable»» (par. 107).
48. J’ai ensuite rappelé que, à un stade antérieur de la procédure en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie) (mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008), la Cour avait jugé que l’article 22 ne portait pas à croire que des négociations formelles menées sur ce fondement constitueraient des «conditions préalables» devant être remplies avant sa saisine. Comme je l’ai relevé dans mon opinion dissidente, bien qu’elle ait elle-même apporté cette clarification bienvenue dans son ordonnance du 15 octobre 2008, la Cour l’a ensuite, dans son arrêt ultérieur du 1er avril 2011 sur les exceptions préliminaires en la même affaire, «rend[ue] lettre morte … , ce qui [étai]t incompréhensible, [allait] à l’encontre de sa propre res interpretata et la rédui[sai]t à néant (arrêt, par. 129)» (par. 112 et 114).
49. J’ai déploré la décision rendue le 1er avril 2011 par la Cour en l’affaire susmentionnée, inéluctable conséquence «d’une propension indue et fautive à faire la part belle au consentement de l’Etat, en le plaçant même au-dessus des valeurs fondamentales qui [étaie]nt en jeu et qui sous-tend[ai]ent la CIEDR, le but ultime étant que justice soit faite» (par. 202). J’ai ensuite prévenu une nouvelle fois que la Cour ne pouvait «continuer de toujours privilégier le consentement des Etats par rapport à toute autre considération, même lorsque ce consentement a[vait] déjà été donné par les Etats au moment de la ratification» des conventions relatives aux droits de l’homme (par. 205).
50. J’ai poursuivi en relevant qu’il y avait lieu de ne pas perdre du vue l’«optique humaniste» par laquelle «[l]es justiciables [étaie]nt, en fin de compte, les êtres humains concernés» (en parfaite harmonie avec l’esprit qui a présidé à la création même de la CPJI et de la CIJ) ; en conséquence, «subordonner la saisine à une «condition préalable» obligatoire, à savoir des négociations préalables, rev[enait] selon moi à élever un obstacle à la justice injustifié et extrêmement regrettable» (par. 208). Pour finir, je faisais valoir ce qui suit au sujet de cette question :
«La Cour ne peut demeurer l’otage du consentement des Etats. Elle ne peut continuer de rechercher instinctivement ce consentement … au point de perdre de vue l’impérieuse nécessité de rendre la justice. Le consentement d’un Etat se manifeste au moment où celui-ci décide de devenir partie à un traité — comme l’instrument de défense des droits de l’homme en question dans la présente affaire, la CIEDR. L’interprétation et la bonne application de cet instrument ne peuvent être systématiquement assujetties à une recherche continuelle du consentement de l’Etat. Cela rendrait injustement le traité lettre morte ; or, les instruments de défense des droits de l’homme, et a fortiori l’esprit qui les anime, sont censés être vivants.
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Cette [tragédie] étant toujours d’actualité, puisque indissolublement liée à la condition humaine, semble-t-il, il demeure également nécessaire d’atténuer les souffrances humaines, en faisant en sorte que justice soit faite. Il s’agit là d’une exigence que la Cour ne doit jamais perdre de vue. Cet objectif — la réalisation de la justice — peut difficilement être atteint si l’on part d’une perspective volontariste strictement centrée sur les Etats en recherchant constamment leur consentement. La Cour ne peut, à mon sens, continuer de sacrifier à ce qu’elle estime être les «intentions» ou la «volonté» des Etats.
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Dans le présent arrêt, la Cour est complètement passée à côté de l’essentiel. Au lieu de cela, elle a choisi d’exalter comme d’habitude le consentement des Etats, qualifié (au paragraphe 110) «de principe fondamental du consentement». Je n’adhère pas du tout à ce point de vue car, à mes yeux, le consentement n’est pas «fondamental», et n’est même pas un «principe». Ce qui est «fondamental», autrement dit ce qui forme le fondement de la Cour depuis sa création, c’est l’impératif de la réalisation de la justice au moyen de la juridiction obligatoire. Le consentement des Etats n’est qu’une règle à respecter dans l’exercice de la juridiction obligatoire en vue de la réalisation de la justice. C’est un moyen et non une fin, c’est une exigence procédurale et non un élément d’interprétation des traités. Ce n’est en aucun cas l’un des prima principia. Voilà ce que j’ai tâché de démontrer dans la présente opinion dissidente.» (Par. 198, 209 et 211.)
51. La conscience de l’importance que revêt l’impératif du règlement judiciaire des différends internationaux aux fins de la réalisation de la justice, ainsi que sa primauté sur la «volonté» de l’Etat, a trouvé un appui dans la pensée juridique internationale à compter du commencement de l’ère des tribunaux internationaux (voir supra). Depuis ses origines historiques, le droit international a en outre été un droit des gens, et non un droit strictement interétatique ; la personne humaine a été d’emblée considérée comme un sujet de droit76. De fait, le processus historique de l’humanisation du droit des gens a souligné la pertinence du fait que le titulaire des droits au niveau international est l’être humain, dont le caractère central correspond au nouvel ethos propre à notre époque77.
52. C’est à la fidélité aux enseignements et à l’héritage originels des «pères fondateurs» du droit des gens (sixième partie, infra) que l’on doit la reconstruction et l’évolution du jus gentium à notre époque, conformément à la recta ratio, en tant que droit nouveau et véritablement universel de l’humanité, qui devient donc plus sensible à la reconnaissance et à la réalisation de valeurs et d’objectifs communs supérieurs, qui concernent l’humanité dans son ensemble. L’évolution historique du nouveau jus gentium moderne appelle notre attention, compte tenu du contexte factuel des deux présentes affaires (ICAOA et ICAOB) portées devant la Cour.
76 Au sujet de l’évolution historique de la personnalité juridique en droit des gens, voir H. Mosler, «Réflexions sur la personnalité juridique en droit international public», in Mélanges offerts à H. Rolin ⎯ Problèmes de droit des gens, Paris, Pédone, 1964, p. 228-251 ; G. Arangio-Ruiz, Diritto Internazionale e Personalità Giuridica, Bologne, Coop. Libr. Univ., 1972, p. 9-268 ; G. Scelle, «Some Reflections on Juridical Personality in International Law», in Law and Politics in the World Community (sous la dir. de G. A. Lipsky), Berkeley/L.A., University of California Press, 1953, p. 49-58 et 336 ; J. A. Barberis, «Nouvelles questions concernant la personnalité juridique internationale», RCADI (1983), vol. 179, p. 157-238 ; A. A. Cançado Trindade, «The Interpretation of the International Law of Human Rights by the Two Regional Human Rights Courts», in Contemporary International Law Issues: Conflicts and Convergence (Proceedings of the III Joint Conference ASIL/Asser Instituut, The Hague, July 1995), La Haye, Asser Instituut, 1996, p. 157-162 et 166-167.
77 Voir, pour une étude générale, A. A. Cançado Trindade, Tratado de Direito Internacional dos Direitos Humanos, Porto Alegre, S. A. Fabris Ed., vol. I, 2e éd., 2003, p. 1-640 ; vol. II, 1re éd., 1999, p. 1-440 ; et vol. III, 2e éd., 2003, p. 1-663 ; voir aussi A. A. Cançado Trindade, «Memorial por um Novo Jus Gentium, o Direito Internacional da Humanidade», Revista da Faculdade de Direito da Universidade Federal de Minas Gerais (2004), vol. 45, p. 17-36.
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53. Avant d’en venir à l’examen de cette formation et de ce développement historiques du nouveau jus gentium, je me permets de rappeler que, dans les présentes affaires ICAOA et ICAOB, les Etats appelants ont affirmé (en tant que deuxième moyen d’appel) que le Conseil de l’OACI avait «commis une erreur de fait et de droit en rejetant la première exception préliminaire d’incompétence qu[’ils] avaient soulevée»78. Ils ont donc prié la Cour de dire que le Conseil n’avait pas compétence pour connaître de la requête dont le Qatar l’avait saisi79.
VI. LA PENSÉE JURIDIQUE INTERNATIONALE ET LA PRIMAUTÉ DE LA CONSCIENCE HUMAINE (RECTA RATIO) SUR LA «VOLONTÉ»
54. Compte tenu de tout ce qui précède, je souhaite maintenant rappeler ici que la recta ratio a prospéré et gagné en reconnaissance au cours de ce processus historique d’humanisation du droit des gens qui a débuté aux XVIe et XVIIe siècles avec les écrits des «pères fondateurs» de la discipline, mettant l’accent sur le nouveau jus gentium émergeant dans le domaine du droit naturel. Cette évolution s’est inspirée de la philosophie scolastique bien plus ancienne de cette perspective, en particulier de la conception stoïcienne et thomiste qu’avait Aristote de la recta ratio et de la justice, selon laquelle les êtres humains étaient doués d’une dignité intrinsèque. La recta ratio a fini par être vue comme indispensable à la primauté du droit des gens lui-même. C’est en fait Cicéron qui a formulé la qualification la plus connue de la recta ratio, même si celle-ci a ses racines dans la pensée grecque antique (Platon et Aristote), correspondant à son orthos logos80.
55. Conformément aux principes de la recta ratio, chaque sujet de droit doit se comporter de manière juste, puisque ces principes émanent de la conscience humaine, affirmant le lien inéluctable entre le droit et l’éthique. Le droit naturel reflète les préceptes de la recta ratio, où se trouvent les fondements de la justice. Dans ses premiers écrits, Marcus Tullius Cicero a attribué (in De Republica, livre III, ch. XXII, par. 33) à la recta ratio une validité perpétuelle, s’appliquant à toutes les nations et à toutes les époques. Dans son célèbre De Legibus (Des lois, livre II, environ 51-43 av. J.-C.), il estimait que rien n’était «plus funeste» que «le recours à la violence dans un Etat organisé»81. Cicéron a laissé un héritage pertinent aux «pères fondateurs» du droit des gens, en situant la recta ratio dans les fondements mêmes du jus gentium.
78 CIJ, requête ICAOA, p. 8, par. 31 ; CIJ, requête ICAOB, p. 8, par. 31. En l’affaire ICAOA, les Etats appelants ont ensuite soutenu que le Conseil de l’OACI n’avait pas compétence ratione materiae au titre de la convention de Chicago, et plus précisément en ce qui concernait la licéité des contre-mesures. Ils affirmaient que le véritable problème en cause entre les Parties au différend se rapportait au «fait que le Qatar manqu[ait] depuis longtemps déjà à [ses] obligations juridiques internationales» (CIJ, mémoire ICAOA, p. 151, par. 5.82), excédant ainsi la compétence du Conseil telle que définie à l’article 84 de la convention de Chicago, c’est-à-dire limitée à l’aviation civile (CIJ, mémoire ICAOA, p. 127-133, par. 5.27-5.42, et p. 151, par. 5.83).
79 CIJ, mémoire ICAOA, p. 215, par. 2.2, conclusions.
80 Voir D. P. Dryer, «Aristotle’s Conception of Orthos Logos», The Monist (1983), vol. 66, p. 106-119 ; selon ce dernier, la recta ratio s’intéresse à ce qui est bien. Les stoïciens ont continué sur la voie de la vertu éthique, selon laquelle tout ce qui est correct est déterminé, à maints égards, par l’orthos logos ; voir J. M. Rist, «An Early Dispute about Right Reason», The Monist (1983), vol. 66, p. 39-48.
81 Cicéron, On the Commonwealth and On the Laws (sous la dir. de J. E. G. Zetzel), Cambridge, University Press, 2003 [rééd.], livre III, ibid., p. 172, puis De Republica (fin des années 50 à 46 av. J.-C. environ). Dans ces deux ouvrages, Cicéron s’est opposé au recours destructeur à la force méconnaissant le droit et la justice ; Cicéron, The Republic ⎯ The Laws, Oxford, University Press, 1998, p. 166 (livre III, par. 42).
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56. En transcendant au fil du temps ses origines de droit privé, le jus gentium classique du droit romain82 a changé du tout au tout, s’associant avec le droit des gens émergeant83, dont les «pères fondateurs» ont, par leurs écrits, apporté une contribution décisive à cette évolution, en particulier Francisco de Vitoria, Francisco Suárez, Alberico Gentili, Hugo Grotius, Cornelius van Bynkershoek, Samuel Pufendorf et Christian Wolff, pour ne citer qu’eux. A compter des XVIe et XVIIe siècles, le jus gentium a fini par être associé à l’humanité elle-même, contribuant à en préserver l’unité et à en satisfaire les besoins et aspirations84, conformément à une conception essentiellement universaliste85.
57. A titre d’exemple, le jus communicationis de Francisco de Vitoria était conçu comme un droit à l’intention de tous les êtres humains. Ainsi, dès les XVIe et XVIIe siècles, de Vitoria et Suárez considéraient que l’Etat émergent n’était pas un sujet exclusif du droit des gens, qui comprenait également les peuples et les individus ; l’humanité a été prise en considération avant même l’émergence des Etats86. L’ordre juridique international découlait d’une nécessité plutôt que d’une «volonté», la recta ratio se trouvant à ses fondements87.
58. Il convient ici de rappeler que, au XVIe siècle, dans son très apprécié Relecciones Teológicas (1538-1539), de Vitoria a soutenu, s’agissant de l’ordre juridique, que la communauté internationale (totus orbis) prévalait sur la «volonté» de chaque Etat individuel88 ; cette communauté représente en outre l’humanité elle-même. Le nouveau jus gentium a préservé l’unité de la societas gentium89 et jeté les bases ⎯ émanant d’une lex praeceptiva du droit naturel ⎯ du totus orbis, susceptible d’être constaté par la recta ratio inhérente à l’humanité90. La voie était donc ouverte à un
82 Voir, par exemple, G. Lombardi, Ricerche in Tema di «Ius Gentium», Milan, Giuffrè, 1946, p. 3-272 ; G. Lombardi, Sul Concetto di «Ius Gentium», Rome, Istituto di Diritto Romano, 1947, p. 3-390 ; W. Kunkel, Historia del Derecho Romano, 9e éd., Barcelone, Ed. Ariel, 1999, p. 85-87; H. C. Clark, «Jus Gentium ⎯ Its Origin and History», Illinois Law Review (1919), vol. 14, p. 243-265 et 341-355.
83 P. Guggenheim, «Contribution à l’histoire des sources du droit des gens», RCADI (1958), vol. 94, p. 21-23 et 25.
84 J. Moreau-Reibel, «Le droit de société interhumaine et le «jus gentium» : essai sur les origines et le développement des notions jusqu’à Grotius», RCADI (1950), vol. 77, p. 500-501, 504 et 506-510.
85 A. Miele, La Comunità Internazionale, vol. I, 3e éd., Torino, Giappichelli, 2000, p. 75, 77-78, 80 et 89.
86 S. Laghmani, Histoire du droit des gens ⎯ du jus gentium impérial au jus publicum europaeum, Paris, Pédone, 2003, p. 90-94.
87 Avant même les «pères fondateurs» du droit des gens, Thomas d’Aquin (1225-1274) avait exprimé dès le XIIIe siècle, dans son ouvrage Summa Theologiae, la conception selon laquelle le jus gentium n’avait pas besoin de l’autorité du législateur, puisqu’il pouvait être appréhendé par la raison naturelle elle-même (ce qui le rendait donc meilleur que le droit positif), en ce qu’il révèle une conscience de la dimension temporelle et est revêtu d’une validité universelle ; J.-P. Rentto, «Jus Gentium: A Lesson from Aquinas», Finnish Yearbook of International Law (1992), vol. 3, p. 103, 105, 108-110, 112-113 et 121-122. Selon Thomas d’Aquin, le droit devrait contribuer à la réalisation du bien commun et, partant, de la justice, conformément à la recta ratio ; T. Aquinas, Treatise on Law, Washington D.C., Gateway Ed., 2001 [réimpression], p. 44 ; voir aussi R. McInerny, Ethica Thomistica ⎯ The Moral Philosophy of Thomas Aquinas, éd. révisée, Washington D.C., Catholic University of America Press, 1997 [réimpression], p. 26, 38 et 46. Le jus gentium cherchait à régir les relations humaines sur un fondement éthique, en quête de la réalisation du bien commun.
88 Voir F. de Vitoria, Relecciones ⎯ del Estado, de los Indios, y del Derecho de la Guerra, Mexique, Porrúa, 1985, p. 1-101 ; voir aussi F. de Vitoria, De Indis ⎯ Relectio Prior (1538-1539), in Obras de Francisco de Vitoria ⎯ Relecciones Teológicas (sous la dir. de T. Urdanoz), Madrid, BAC, 1960, p. 675.
89 F. de Vitoria a défini ainsi ce nouveau jus gentium : quod naturalis ratio inter omnes gentes constituit, vocatur jus gentium. Ce dernier ne pouvait découler de la «volonté» de ses sujets de droit (y compris les Etats nationaux émergents), mais reposait au contraire sur une lex praeceptiva, appréhendée par la raison humaine. Voir A. A. Cançado Trindade, A Recta Ratio nos Fundamentos do Jus Gentium como Direito Internacional da Humanidade, Rio de Janeiro/Belo Horizonte, Academia Brasileira de Letras Jurídicas/Edit. Del Rey, 2005, p. 21-61.
90 P. Guggenheim, «Contribution à l’histoire des sources…», op. cit. supra note 83, p. 21-23 et 25.
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jus gentium universel, à l’appréhension par la raison du jus gentium en tant que véritable jus necessarium, transcendant les limites du jus voluntarium91.
59. De l’intégralité de l’oeuvre de Francisco de Vitoria, et en particulier de son Relectio De Indis Prior, est née la conception d’un jus gentium entièrement affranchi de son origine de droit privé ⎯ en droit romain ⎯ et doué d’une vision humaniste, au niveau universel92. En outre, la réparation à raison de violations des droits de l’homme a fini par refléter un besoin international avec le concours du droit des gens, conformément à la recta ratio, les mêmes principes de justice s’appliquant aux Etats émergents et aux peuples ou individus qui les composent93. En se faisant lui aussi l’écho de la vision universaliste du droit des gens, Alberico Gentili (auteur de De Jure Belli, 1598) a soutenu, à la fin du XVIe siècle, que c’était le droit qui régissait les relations entre les membres de la societas gentium universelle94.
60. Au XVIIe siècle, du point de vue de Francisco Suárez (auteur de De Legibus ac Deo Legislatore, 1612), les sujets de droit (Etats émergents et autres) avaient besoin d’un système juridique universel pour régir leurs relations en tant que membres de la communauté universelle95. Le nouveau jus gentium est formé par les us et coutumes communs à l’humanité, étant constitué par la raison naturelle pour l’humanité tout entière en tant que droit universel96. Suárez a également appelé l’attention sur les préceptes du jus gentium englobant l’équité et la justice, en parfaite harmonie avec le droit naturel, duquel émanent ses normes qui en révèlent la nature véritablement universelle97.
61. La contribution apportée par Francisco de Vitoria et Francisco Suárez, de l’école théologique espagnole, à la consolidation du nouveau jus gentium était claire. Le premier a cherché à adapter la pensée thomiste à la réalité historique du XVIe siècle, tandis que le second a présenté une formulation de la question qui a ouvert la voie à l’oeuvre de Hugo Grotius. De Vitoria et Suárez ont tous deux jeté les bases d’un droit d’application universelle (commune omnibus gentibus), d’un droit destiné à l’humanité dans son ensemble.
62. En présentant sa conception du jus gentium, Hugo Grotius (De Jure Belli ac Pacis, 1625) a quant à lui bien insisté sur le fait que l’Etat n’était pas une fin en soi mais un moyen d’assurer
91 Dans son ouvrage De Lege, de Vitoria, en affirmant la nécessité de rechercher le bien commun, avait précédemment indiqué que le droit naturel résidait dans la recta ratio, et non dans la «volonté» ; F. de Vitoria, La Ley (De Lege ⎯ Commentarium in Primam Secundae), Madrid, Tecnos, 1995, p. 5, 23 et 77. Voir aussi G. Fourlanos, Sovereignty and the Ingress of Aliens, Stockholm, Almqvist & Wiksell, 1986, p. 17, et aussi p. 19-23, 79-81, 160-161 et 174-175.
92 Le jus gentium universel de Francisco de Vitoria régissait, sur le fondement des principes du droit des gens (droit naturel) et de la recta ratio, les relations entre tous les peuples, en tenant dûment compte de leurs droits, dont la liberté de circulation (jus communicationis).
93 A. A. Cançado Trindade, «Co-existence and Co-ordination of Mechanisms of International Protection of Human Rights (At Global and Regional Levels)», RCADI (1987), vol. 202, p. 411 ; J. Brown Scott, The Spanish Origin of International Law ⎯ Francisco de Vitoria and his Law of Nations, Oxford/Londres, Clarendon Press/H. Milford ⎯ Carnegie Endowment for International Peace, 1934, p. 140, 150, 163-165, 172, 272-273 et 282-283.
94 A. Gómez Robledo, Fundadores del Derecho Internacional, Mexique, UNAM, 1989, p. 48-55.
95 Voir Association internationale Vitoria-Suarez, Vitoria et Suarez ⎯ Contribution des théologiens au droit international moderne, Paris, Pédone, 1939, p. 169-170.
96 F. Suárez, Selections from Three Works [De Legibus ac Deo Legislatore, 1612] (orgs. G. L. Williams et alii), vol. II, Oxford, Clarendon Press, 1944, p. 326-327 et 341.
97 Ibid., p. 352 et 357 ; voir aussi B. F. Brown, «The Natural Law as the Moral Basis of International Justice», Loyola Law Review (1955-1956), vol. 8, p. 60.
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l’ordre social et de perfectionner la société civile, qui «compren[ait] l’humanité tout entière»98 ; l’Etat doit promouvoir le bien commun, respectueux des droits des êtres humains. Selon lui, la raison d’Etat a des limites, et les droits des individus peuvent être protégés contre leur propre Etat99. Dans ses écrits, Grotius a précisé que l’on ne saurait prétendre fonder la communauté internationale elle-même sur la voluntas de chaque Etat pris individuellement.
63. Grotius a soutenu que les relations internationales étaient soumises aux normes juridiques, et non à la raison d’Etat, qui est incompatible avec l’existence même de la communauté internationale : cette dernière ne saurait se passer du droit100. Dans le même ordre d’idées, Samuel Pufendorf (auteur de De Jure Naturae et Gentium, 1672) a lui aussi situé le droit naturel proprement dit dans la recta ratio101. Plus tard, Christian Wolff (auteur de Jus Gentium Methodo Scientifica Pertractatum, 1749) a considéré à son tour que, les individus devant promouvoir le bien commun, l’Etat avait, quant à lui, l’obligation corrélative de chercher à le parfaire102.
64. Par la suite, la personnification de l’Etat puissant, inspirée par la philosophie juridique de Georg Wilhelm Friedrich Hegel, a malheureusement exercé une influence on ne peut plus regrettable sur le droit international à la fin du XIXe siècle et au cours des premières décennies du XXe siècle. La perspective et l’héritage universels des «pères fondateurs» du droit international (supra)103 ont hélas été écartés par l’émergence du positivisme juridique, conférant aux Etats une «volonté» qui leur est propre et réduisant les droits des êtres humains à ceux «accordés» par les Etats.
65. Le positivisme volontariste, fondé sur le consentement ou la «volonté» des Etats, est devenu le critère prédominant, déniant aux êtres humains le jus standi et prévoyant un droit strictement interétatique, non plus au-dessus des Etats souverains mais entre eux104. Il s’est opposé à l’idéal d’émancipation des êtres humains et à leur reconnaissance en tant que sujets du droit international, les laissant sous le contrôle absolu de l’Etat. Or, l’idée de la souveraineté étatique absolue (sur laquelle s’est aligné le positivisme juridique, inéluctablement asservi au pouvoir), qui a abouti à l’irresponsabilité et à la prétendue omnipotence de l’Etat, et n’a pas empêché les atrocités successives commises par ce dernier contre des êtres humains, a au fil du temps perdu tout fondement, à mesure que les conséquences désastreuses de cette distorsion devenaient notoires.
98 Voir A. García y García, «The Spanish School of the Sixteenth and Seventeenth Centuries: A Precursor of the Theory of Human Rights», Ratio Juris ⎯ Université de Bologne (1997), vol. 10, p. 27 et 29 ; P. P. Remec, The Position of the Individual in International Law according to Grotius and Vattel, La Haye, Nijhoff, 1960, p. 216 et 203.
99 P. P. Remec, The Position of the Individual …, op. cit. supra note 98, p. 217, 219-221 et 243.
100 Voir, à cet égard, H. Lauterpacht, «The Grotian Tradition in International Law», British Yearbook of International Law (1946), vol. 23, p. 1-53. La personne humaine et son bien-être occupent une place centrale dans le système des relations internationales ; H. Lauterpacht, «The Law of Nations, the Law of Nature and the Rights of Man», Transactions of the Grotius Society (1943), vol. 29, p. 7 et 21-31.
101 S. Pufendorf, De Jure Naturae et Gentium Libri Octo (sous la dir. de C. H. Oldfather et W. A. Oldfather), vol. II, Buffalo/N.Y., W. S. Hein, 1995 [réimpression], p. 202-203.
102 Pour des références à la recta ratio et à la conscience dans la doctrine du milieu du XIXe siècle, voir, par exemple, J. J. Burlamaqui, The Principles of Natural and Politic Law (réimpression de la 7e éd.), Columbus, J. H. Riley, 1859, p. 136, 138-139 et 156-163.
103 C. W. Jenks, The Common Law of Mankind, Londres, Stevens, 1958, p. 66-69 ; voir aussi R.-J. Dupuy, La communauté internationale entre le mythe et l’histoire, Paris, Economica/UNESCO, 1986, p. 164-165. Il convient ici de rappeler que, suivant un raisonnement analogue à celui des Grecs de l’Antiquité et de Cicéron dans la Rome antique, Emmanuel Kant avait, en s’opposant au recours à la force, prévenu avec éloquence, dans le célèbre essai sur la Paix perpétuelle qu’il avait rédigé la fin du XVIIIe siècle (1795), que les êtres humains ne pouvaient être utilisés par les Etats pour commettre des meurtres, ce qui ne serait pas conforme au «droit de l’humanité qui réside en notre propre personne» ; in La paix (Textes choisis, sous la dir. de M. Lequan), Paris, Flammarion, 1998, p. 173-174.
104 P. P. Remec, The Position of the Individual …, op. cit. supra note 98, p. 36-37.
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66. En vérité, de l’époque des «pères fondateurs» du droit des gens, fondé sur la recta ratio, jusqu’à nos jours, la ligne de pensée jusnaturaliste en droit international n’a jamais faibli105 ; elle a surmonté toutes les crises, dans sa réaction perpétuelle de la conscience humaine contre les atrocités successives commises contre les êtres humains, du fait d’une regrettable exploitation de la servilité et de la couardise du positivisme juridique. On pourrait soutenir que le monde contemporain est totalement différent de celui de l’époque des «pères fondateurs» du droit des gens, qui militaient en faveur d’une civitas maxima régie par ce dernier.
67. Même si l’on peut avoir deux visions différentes du monde (nul ne le contesterait), il est indéniable que l’aspiration humaine demeure la même, à savoir la construction d’un ordre juridique international applicable tant aux Etats (et aux organisations internationales) qu’aux personnes, conformément à certaines normes universelles de justice106, et se rapportant à l’humanité dans son ensemble. Depuis l’influence initiale de la pensée de Francisco de Vitoria (supra), un «renouveau ininterrompu» du droit naturel107, qui n’a jamais faibli, a de tout temps été observé. Loin de constituer un retour au droit naturel classique, il réaffirme ou rétablit une norme de justice, entraînant ainsi une remise en cause du droit positif108 qui tient compte de la vision conservatrice et de la dégénérescence du positivisme juridique liée au statu quo, dans son asservissement typique au pouvoir.
68. Le «renouveau ininterrompu» du droit naturel contribue à la sauvegarde du caractère universel des droits inhérents à l’ensemble des êtres humains, dépassant les normes positives autonomes, privées d’universalité parce qu’elles varient d’un milieu social à un autre. Ces droits universels s’opposent aux manifestations arbitraires de la puissance de l’Etat, témoignant de l’importance des principes fondamentaux du droit international109 qui, depuis plus de soixante-dix ans, ont tant influencé le développement du droit international des droits de l’homme110.
105 Voir, par exemple, J. Maritain, «The Philosophical Foundations of Natural Law», in Natural Law and World Law ⎯ Essays to Commemorate the 60th Birthday of Kotaro Tanaka, Yuhikaku, Japan Academy, 1954, p. 133-143.
106 A. A. Cançado Trindade, O Direito Internacional em um Mundo em Transformação, Rio de Janeiro, Edit. Renovar, 2003, p. 547, voir aussi p. 539-550.
107 Comme l’ont reconnu les jusinternationalistes eux-mêmes : voir, par exemple, A. Truyol y Serra, «Théorie du droit international public ⎯ Cours général», RCADI (1981), vol. 183, p. 142-143 ; voir aussi J. L. Kunz, «Natural Law Thinking in the Modern Science of International Law», American Journal of International Law (1961), vol. 55, p. 951-958, en particulier p. 956. Par ailleurs, la communauté internationale s’est employée à faire valoir les intérêts communs supérieurs ; J. A. Carrillo Salcedo, «Derechos Humanos y Derecho Internacional», Isegoría ⎯ Revista de Filosofía Moral y Política ⎯ Madrid (2000), vol. 22, p. 75.
108 C. J. Friedrich, Perspectiva Histórica da Filosofia do Direito, Rio de Janeiro, Zahar Ed., 1965, p. 196-197, 200-201 et 207. Pour une étude générale, voir Y. R. Simon, The Tradition of Natural Law ⎯ A Philosopher’s Reflections (sous la dir. de V. Kuic), N.Y., Fordham Univ. Press, 2000 [rééd.], p. 3-189.
109 Voir A. Truyol y Serra (sous la dir. de), The Principles of Political and International Law in the Work of Francisco de Vitoria, Madrid, Ed. Cultura Hispánica, 1946, p. 13-25, 29-32 et 53-73 ; L. Getino (sous la dir. de), Francisco de Vitoria, Sentencias de Doctrina Internacional ⎯ Antología, Madrid, Ediciones Fe, 1940, p. 15-33 et 129-130 ; A. Pagden et J. Lawrance (sous la dir. de), «Introduction», in Francisco de Vitoria ⎯ Political Writings, Cambridge, University Press, 1991, p. XIII-XXIII ; R. Hernández, Francisco de Vitoria, Síntesis de Su Vida y Pensamiento, Burgos, Ed. OPE, 1983, p. 27-32 et 47-55. S’agissant de la pertinence des principes, voir A. A. Cançado Trindade, «Foundations of International Law: The Role and Importance of Its Basic Principles», in XXX Curso de Derecho Internacional Organizado por el Comité Jurídico Interamericano (2003), Washington D.C., Secrétariat général de l’OEA, 2004, p. 359-415.
110 Voir A. A. Cançado Trindade, Tratado de Direito Internacional dos Direitos Humanos, vol. III, Porto Alegre, S. A. Fabris Ed., 2003, p. 450-451 ; voir aussi A. A. Cançado Trindade, «The Procedural Capacity of the Individual as Subject of International Human Rights Law: Recent Developments», in Les droits de l’homme à l’aube du XXIe siècle ⎯ K. Vasak Amicorum Liber, Bruxelles, Bruylant, 1999, p. 521-544 ; A. A. Cançado Trindade, «As Sete Décadas de Projeção da Declaração Universal dos Direitos Humanos (1948-2018) e a Necessária Preservação de Seu Legado», Revista da Faculdade de Direito da UFMG (2018), vol. 73, p. 97-140.
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69. Sauvegarder et perpétuer l’héritage du jus gentium en mutation ⎯ comme je m’emploie à le faire depuis des années déjà111 ⎯ revient à continuer de préserver la conception universaliste du droit international, appliquée au monde dangereux dans lequel nous vivons. Il demeure essentiel de prendre en considération le droit international objectif et nécessaire, émanant de la recta ratio, exprimant des valeurs universelles et faisant progresser une vision large de la personnalité juridique internationale (qui englobe les êtres humains et l’humanité dans son ensemble)112 ; cela peut ouvrir la voie à un traitement plus adéquat des problèmes auxquels se heurte le jus gentium moderne, droit international destiné à l’humanité113.
70. Les Etats ne peuvent exercer de discrimination à l’égard des migrants (même sans papiers) ni tolérer des situations défavorables à ces derniers ; ils doivent faire en sorte que toute personne, indépendamment de son statut migratoire, ait accès à la justice, et ils doivent s’opposer aux restrictions successives et systématiques114. Le droit international contemporain s’en remet aux mécanismes de protection des êtres humains face à l’adversité (droit international des droits de l’homme, droit international humanitaire, droit international des réfugiés) ainsi qu’à l’application du droit des organisations internationales115, et aux multiples tribunaux internationaux oeuvrant à la réalisation de la justice116. Les avancées de l’ordre juridique international traduisent la sensibilité de la conscience humaine à la nécessité de promouvoir le bien commun et la justice.
71. La connaissance et le respect des principes fondamentaux du droit international sont essentiels à la primauté des droits. Les tenants du positivisme ont fait l’amalgame entre les principes et les normes qui en émanent, confondant l’être (Sein) et le devoir-être (Sollen). Ils ont opté pour une vision statique du monde, faisant totalement abstraction de sa dimension temporelle ; de plus, ils ont dissocié le droit d’autres domaines de la connaissance humaine. Les positivistes et les «réalistes» sont hélas nombreux de nos jours, ce qui explique le déclin inquiétant constaté en ce qui concerne la culture de la connaissance du droit. Ils ne tiennent aucun compte du fait que le recours à la force se propage comme une onde de choc, entraînant la décomposition du tissu social et de graves violations
111 Voir, par exemple, A. A. Cançado Trindade, O Direito Internacional em um Mundo em Transformação..., op. cit. supra note 106, p. 1040-1109 ; A. A. Cançado Trindade, «Memorial por um Novo Jus Gentium, o Direito Internacional da Humanidade», Revista da Faculdade de Direito da Universidade Federal de Minas Gerais (2004), vol. 45, p. 17-36 ; A. A. Cançado Trindade, A Humanização do Direito Internacional, 2e éd. révisée, Belo Horizonte/Brésil, Edit. Del Rey, 2015, p. 3-789.
112 A. A. Cançado Trindade, El Acceso Directo del Individuo a los Tribunales Internacionales de Derechos Humanos, Bilbao/Espagne, Universidad de Deusto, 2001, p. 9-104 ; A. A. Cançado Trindade, «A Personalidade e Capacidade Jurídicas do Indivíduo como Sujeito do Direito Internacional», in Jornadas de Direito Internacional (Mexico, décembre 2001), Washington D.C., Subsecretaria de Assuntos Jurídicos da OEA, 2002, p. 311-347 ; A. A. Cançado Trindade, «Vers la consolidation de la capacité juridique internationale des pétitionnaires dans le système interaméricain des droits de la personne», Revue québécoise de droit international (2001), vol. 14, no 2, p. 207-239.
113 Voir A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind ⎯ Towards a New Jus Gentium, 3e éd. révisée, op. cit. supra note 8, p. 1-655.
114 F. Crépeau, Droit d’asile ⎯ De l’hospitalité aux contrôles migratoires, Bruxelles, Bruylant, 1995, p. 17-353 ; F. Rigaux, «L’immigration : droit international et droits fondamentaux», in Les droits de l’homme au seuil du troisième millénaire ⎯ Mélanges en hommage à P. Lambert, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 693-696, voir aussi p. 707-708, 710-713, 717-720 et 722 ; pour une étude générale, voir A. A. Cançado Trindade et J. Ruiz de Santiago, La Nueva Dimensión de las Necesidades de Protección del Ser Humano en el Inicio del Siglo XXI, 3e éd., San José du Costa Rica, HCR, 2004, p. 27-127.
115 A propos de ce dernier, voir A. A. Cançado Trindade, Direito das Organizações Internacionais, 6e éd., Belo Horizonte/Brésil, Edit. Del Rey, 2014, p. 1-846.
116 Voir A. A. Cançado Trindade, «La perspective transatlantique : la contribution de l’oeuvre des Cours internationales des droits de l’homme au développement du droit public international», in La convention européenne des droits de l’homme a 50 ans ⎯ Bulletin d’information sur les droits de l’homme, no 50 (numéro spécial), Strasbourg, Conseil de l’Europe, 2000, p. 8-9.
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des droits de l’homme et du droit international humanitaire117, et ouvre ainsi des plaies dont la cicatrisation nécessitera plusieurs générations.
72. L’on ne peut tout bonnement recourir à la violence en suivant ses propres méthodes118. Le positivisme et le «réalisme» juridiques sont malheureusement toujours asservis au pouvoir, incapables de comprendre et d’accepter les profondes transformations que connaît le droit international contemporain dans sa quête de réalisation des impératifs de la justice. Or, chaque fois que l’on a négligé cela, les résultats ont été désastreux. L’émancipation des personnes humaines vis-à-vis de leur propre Etat et celle des peuples en droit des gens se sont produites avant que les positivistes et les «réalistes» ne perdent de vue cette évolution, prétendant à tort que la réalité qu’ils appréhendaient était permanente et inévitable ; le fait est que, perplexes face aux changements, ils ont été contraints de passer d’un instant historique à un autre, totalement différent.
73. A mes yeux, leur erreur élémentaire a été de méconnaître les principes119, qui se trouvent aux fondements de tout système juridique (national ou international), éclairant et encadrant le nouvel ordre juridique dans sa quête d’une réalisation de la justice. Je me permets de rappeler ici que, comme Jacques Maritain l’avait souligné à juste titre dès 1940, il convient de garder à l’esprit la dimension temporelle des faits sociaux et les impératifs de l’éthique et de la justice, ainsi que les principes généraux du droit (les principes du droit naturel)120, afin de construire un nouvel ordre juridique international opposé à la violence et au recours à la force.
74. Le positivisme volontariste a été incapable d’expliquer le processus de formation des normes du droit international général. Quant aux «réalistes», ils ont mis l’accent sur le seul comportement des Etats (même lorsqu’il était illicite) en tant que «facteur permanent» ⎯ comme l’a critiqué Hersch Lauterpacht ⎯, ce qui les a rapidement conduits à «désapprouver» l’idée de la sécurité collective, au début de l’ère de l’ONU ; ils ne savaient voir que les intérêts et les avantages, et ne semblaient pas croire en la raison humaine, la recta ratio, ni même en la capacité des êtres humains à tirer des enseignements de l’expérience historique121.
VII. LA CONSCIENCE JURIDIQUE UNIVERSELLE DANS LE REJET DU VOLONTARISME ET DES «CONTRE-MESURES»
75. Pour ceux qui se consacrent au droit des gens, il est devenu évident que l’on ne peut aborder comme il se doit les fondements et la validité de cette discipline qu’à partir de la conscience juridique universelle, conformément à la recta ratio. Selon moi, la véritable pensée jusinternationaliste considère le droit international comme étant doué d’une valeur intrinsèque qui lui est propre et, partant, comme étant assurément supérieur à un simple droit «volontaire» : il tire son autorité de la
117 Voir G. Abi-Saab, «Les protocoles additionnels, 25 ans après», in Les nouvelles frontières du droit international humanitaire (sous la dir. de J.-F. Flauss), Bruxelles, Bruylant, 2003, p. 33-36 ; Y. Sandoz, «L’applicabilité du droit international humanitaire aux actions terroristes», in ibid., p. 71-72.
118 J. Pictet, The Principles of International Humanitarian Law, 1re éd., Genève, CICR, 1966, p. 36.
119 Les positivistes et les «réalistes» n’ont pas résisté à la tentation d’afficher la fierté que leur inspirait leur méthode, consistant en une simple observation des faits, sans se rendre compte que leur sens du «pragmatisme» dénué de principes directeurs trahissait son côté sinistre (comme l’avait prévenu Bertrand Russell, Sceptical Essays, Londres, Routledge, 1993 [réimpression], p. 49), ce qui a souvent conduit à des abus et à des actes d’une extrême violence.
120 J. Maritain, De la justice politique ⎯ Notes sur la présente guerre, Paris, Libr. Plon, 1940, p. 36-37, 40-41, 44-45, 88, 90-91, 106-107 et 112-114.
121 H. Lauterpacht, «On Realism, Especially in International Relations», in International Law Being the Collected Papers of Hersch Lauterpacht, vol. 2, première partie, Cambridge, CUP, 1975, p. 53, 57-62 et 61-65.
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recta ratio elle-même (est dictatum rectae rationis), qui a toujours appelé à un droit des gens véritablement universel.
76. Comme nous venons de le voir (sixième partie, supra), il ressort de l’évolution proprement dite du droit des gens que la conscience humaine (recta ratio) prime la «volonté»122 (supra). En revanche, le positivisme juridique privilégie de manière statique la «volonté» des Etats. En tant que sujet de droit international, l’humanité ne saurait être considérée limitativement du seul point de vue des Etats ; force est de reconnaître les limites de ces derniers dans l’optique de l’humanité, celle-ci constituant aussi un sujet de droit international contemporain.
77. Il est clair que la conscience humaine prévaut largement sur la «volonté». L’émergence, la formation, le développement et l’expansion du droit des gens sont fondés sur la recta ratio et guidés par les principes généraux du droit ainsi que par les valeurs humaines. Le droit et la justice sont interdépendants ; ils évoluent de conserve. Il est regrettable que la grande majorité des praticiens du droit international surestiment la «volonté» des parties en litige, sans se rendre compte de l’importance des principes fondamentaux et des valeurs humaines supérieures.
78. Le volontarisme et le positivisme ont en soi desservi le droit international. Les «contre-mesures» constituent un exemple de la déconstruction qui en résulte, et qui ne devrait pas avoir sa place dans la pratique juridique. Il est regrettable que, comme on l’a vu (supra), les Etats appelants aient invoqué de prétendues «contre-mesures» tant en l’affaire de l’Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI en vertu de l’article 84 de la convention relative à l’aviation civile internationale (ICAOA) qu’en l’affaire de l’Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI en vertu de l’article II, section 2, de l’accord de 1944 relatif au transit des services aériens internationaux (ICAOB) — c’est là une démarche qui aurait pu et dû être évitée et qui ne doit pas se reproduire.
VIII. L’INTERDÉPENDANCE DU DROIT ET DE LA JUSTICE : PRINCIPES JURIDIQUES GÉNÉRAUX AUX FONDEMENTS DU NOUVEAU JUS GENTIUM
79. J’en viens maintenant à quelques points interdépendants qu’il me reste à traiter ici afin de compléter les considérations qui précèdent, à savoir, premièrement, les considérations élémentaires d’humanité dans le corpus juris gentium ; deuxièmement, les souffrances humaines et la nécessité de protéger les victimes ; et, troisièmement, l’interdépendance du droit et de la justice guidant la construction jurisprudentielle. Après tout, au juriste est réservé un rôle d’une importance capitale dans le renforcement en cours de la construction, conformément à la recta ratio, du nouveau jus gentium de notre époque, le droit universel destiné à l’humanité123.
1. Considérations élémentaires d’humanité dans le corpus juris gentium
80. Comme on l’a vu, deux raisonnements (juridiques) se dégagent de la perspective historique : l’un sensible aux principes et aux valeurs, à l’interdépendance inéluctable du droit et de la justice ; l’autre sensible à l’autorité et à l’imposition ou au contrôle, à l’interdépendance inéluctable du droit et du pouvoir. Le droit des gens, avec le leitmotiv que je rappelle depuis tant
122 Pour une étude récente, voir A. A. Cançado Trindade, «A Consciência sobre a Vontade: Os Tribunais Internacionais e a Humanização do Direito Internacional», Revista da Faculdade de Direito da UFMG (2018), vol. 73, p. 827-860.
123 Voir A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind ⎯ Towards a New Jus Gentium, 3e éd. révisée, op. cit. supra note 8, p. 1-655.
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d’années, constitue un corpus juris gentium qui guide aujourd’hui conjointement le droit et la justice en vue de satisfaire aux besoins et aux aspirations des êtres humains, des peuples et de l’humanité dans son ensemble. Au vu de l’expérience acquise au cours des dernières décennies, il n’y aucune raison de se limiter au droit (international) positif. La communauté internationale ne peut faire abstraction des valeurs universelles.
81. La traditionnelle perspective interétatique du droit international a assurément été transcendée, avec l’expansion de la personnalité juridique internationale qui englobe aujourd’hui, outre les Etats, les organisations internationales, les personnes et les peuples, ainsi que l’humanité. Les conditions sont donc réunies pour poursuivre la construction d’un nouveau jus gentium en tenant compte, afin d’y répondre, des besoins et aspirations sociaux de la communauté internationale (civitas maxima gentium), de l’humanité tout entière. Il est en outre essentiel de reconnaître l’importance que revêtent les principes fondamentaux du droit international, à la lumière de la conception universelle du droit des gens.
82. Le droit international contemporain atteste que la communauté internationale dans son ensemble se soucie bien légitimement des conditions de vie des personnes dans le monde entier. Ce nouveau jus gentium moderne renferme les considérations élémentaires d’humanité présentes dans l’intégralité du corpus juris du droit international contemporain, reflétant l’humanisation de ce dernier124. Cette évolution, qui s’inscrit dans le cadre de l’universalisation et de l’humanisation continues du droit des gens, est fidèle à la pensée des «pères fondateurs» de la discipline (supra), qui est aujourd’hui sensible aux besoins et aspirations de la communauté internationale, ainsi que de l’humanité dans son ensemble.
2. Les souffrances humaines et la nécessité de protéger les victimes
83. Le droit des gens en évolution ne peut faire abstraction de la cruauté humaine, puisqu’il doit protéger ceux qui subissent injustice et souffrances. A cet égard, je me permets de rappeler que, au milieu du XXe siècle, peu après la seconde guerre mondiale, l’éminent historien Arnold Joseph Toynbee a fait observer que les oeuvres des artistes et des hommes de lettres «dur[ai]ent davantage que les actes des hommes d’affaires, des soldats et des hommes d’Etat», relevant en outre que
«[l]es ombres d’Agamemnon et de Périclès hant[ai]ent le monde vivant d’aujourd’hui grâce aux mots magiques d’Homère et de Thucydide … L’expérience que nous étions en train d’avoir dans notre monde, Thucydide l’avait déjà eue dans le sien… [A] travers leur propre expérience, les prophètes anticipèrent sur Eschyle en découvrant que la connaissance vient par la souffrance ⎯ découverte que notre temps aussi nous a appris à faire… [D]es civilisations s’élèvent et tombent, et tout en tombant en font surgir d’autres.»125
84. Prévenant que «la bombe atomique et nos nombreuses nouvelles autres armes de mort [étaie]nt capables de balayer, dans une autre guerre, non seulement les belligérants, mais l’ensemble de la race humaine»126, Toynbee a ajouté ce qui suit :
124 Voir A. A. Cançado Trindade, A Humanização do Direito Internacional, 2e éd. révisée, op. cit. supra note 111, p. 3-789.
125 A. J. Toynbee, La civilisation à l’épreuve, Paris, Gallimard, 1951, p. 13, 15-16 et 23-24.
126 A.J. Toynbee, La civilisation à l’épreuve, Paris, Gallimard, 1951, p. 34-35.
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«Dans chacune de[s] civilisations, l’homme … essaie de s’élever au-dessus de la simple humanité … vers quelque forme plus haute de vie spirituelle… [L]e but … n’a jamais été atteint par aucune société humaine. Il a peut-être été atteint par des individus hommes ou femmes… Mais s’il y a eu quelques rares hommes ou femmes ainsi transfigurés, il n’y a jamais rien eu de semblable en tant que société civilisée. La civilisation, telle que nous la connaissons, est un mouvement et non pas une condition, elle est un voyage et non pas un port. Aucune civilisation connue n’a encore jamais atteint le but de la civilisation.»127
85. Toynbee déplorait ensuite que «[c]es contradictions et paradoxes de la vie du monde» de cette époque semblaient constituer des «symptômes d’une sérieuse maladie sociale et spirituelle»128, avant de conclure que «les seuls dangers menaçant l’homme … [étaie]nt] venus de l’homme lui-même» ; après tout, la vérité que nous devons voir en face est que, «en ce monde, nous faisons effectivement notre éducation par la douleur», et que «la vie en ce monde n’est pas une fin en soi et par soi»129. Telles étaient ses paroles en 1948, en tant qu’historien éminent et sensible. Le droit des gens avait alors déjà commencé à défendre les droits des êtres humains également au niveau international.
86. De fait, je me permets de rappeler que, toujours en 1948, le droit des gens lui-même a témoigné d’un souci de l’humanité, comme l’illustre l’adoption successive de différents instruments, parmi lesquels la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme de l’Organisation des Etats américains (OEA) (le 2 mai 1948), la convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide (le 9 décembre 1948) et la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par les Nations Unies (le 10 décembre 1948). Le droit international des droits de l’homme voyait enfin le jour, renforçant à compter de ces instants historiques la position des êtres humains et leurs droits inhérents dans le corpus juris gentium.
3. L’interdépendance du droit et de la justice guidant la construction jurisprudentielle
87. Au fil du temps a perduré la nécessité d’éviter la voie d’une dissociation indue et regrettable entre droit et justice, sur laquelle les tenants du positivisme juridique s’étaient engagés (summum jus, summa injuria). D’un point de vue historique, je souhaite rappeler ici que, en son temps, Simone Weil avait, dans certaines des dernières pages rédigées avant son décès prématuré (Ecrits de Londres/Escritos de Londres, 1943), relevé que les Grecs de l’Antiquité, qui n’étaient pas familiers avec la notion de droit (pour laquelle ils ne trouvaient pas de mot), s’étaient concentrés à la place sur la justice130.
88. Près de dix ans plus tôt, Simone Weil avait rédigé son ouvrage Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934), dans lequel elle prévenait, après avoir rappelé les enseignements figurant dans l’Illiade d’Homère (VIIIe siècle av. J.-C.), que «le mal essentiel de l’humanité» était «la substitution des moyens aux fins» ; elle relevait ensuite que, ainsi dénaturée, l’histoire humaine devenait «asservissement» et que pareille oppression ne présentait «rien de
127 Ibid., p. 66.
128 Ibid., p. 176.
129 Ibid., p. 177 et 278-279.
130 S. Weil, Escritos de Londres y Últimas Cartas [Ecrits de Londres et dernières lettres, 1942-1943], Madrid, Ed. Trotta, 2000, p. 27-28, 31, 58 et 180. Compte tenu de la «souffrance injustement infligée» aux personnes, il est nécessaire que chacune d’elle évite le mal et conserve le bien dans son âme, se tienne à l’écart de l’injustice, et maintienne et transmette respectueusement la justice ; ibid., p. 50.
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providentiel», mais reflétait une lutte de pouvoir mêlant étroitement construction et destruction131 (p. 41-43 et 46). Simone Weil faisait également valoir ceci :
«Toute société oppressive est cimentée par cette religion du pouvoir, qui fausse tous les rapports sociaux en permettant aux puissants d’ordonner au-delà de ce qu’ils peuvent imposer ; il n’en est autrement que dans les moments d’effervescence populaire, moments où au contraire tous, esclaves révoltés et maîtres menacés, oublient combien les chaînes de l’oppression sont lourdes et solides.»132
89. Aujourd’hui encore, les tenants du positivisme juridique ne semblent pas avoir même conscience des dangers que pose le déséquilibre entre le droit et la justice dans leur propre perspective. Ils ne voient que le premier — le droit — dans leur asservissement caractéristique au pouvoir établi. Les résultats ont été regrettables, pour ne pas dire tragiques. Tous ceux qui se consacrent au droit international dans son universalité se sentent tenus de veiller constamment à ce que le droit et la justice ne soient nullement dissociés car ils sont interdépendants et progressent de conserve. Après tout, c’est dans la pensée jusnaturaliste que la notion de justice a toujours occupé une place centrale, guidant le droit dans son ensemble. Selon moi, la justice se trouve, en somme, au commencement de tout droit, dont elle constitue de surcroît la fin ultime133.
90. Le droit des gens ne peut être dûment examiné que s’il est tenu compte de ses fondements, ainsi que de ses principes de base qui imprègnent l’ensemble de son corpus juris, conformément à la philosophie du droit naturel134. Cette idée a été soutenue, au fil des décennies, notamment par la doctrine de droit international latino-américaine la plus éclairée, de ses premières manifestations au XIXe siècle135 jusqu’à notre époque, alors que s’achève la deuxième décennie du XXIe siècle136. Ainsi que je l’ai affirmé au long des ans, les principes fondamentaux expriment les valeurs et fins ultimes de l’ordre juridique international
«afin de le guider et de le protéger contre les incohérences de la pratique des Etats, et de satisfaire aux besoins de la communauté internationale elle-même137. Les principes mentionnés, en ce qu’ils émanent de la conscience humaine et non de la «volonté»
131 S. Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale [1934], Paris, Gallimard, 1955, p. 41-43 et 46 (analyse de l’oppression) ; S. Weil, Reflexões sobre as Causas da Liberdade e da Opressão Social [1934], Lisbonne, Antígona Ed., 2017, p. 51-54 et 57-58 (analyse de l’oppression).
132 S. Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, op. cit. supra note 131, p. 45-46 ; voir aussi S. Weil, Reflexões sobre as Causas da Liberdade e da Opressão Social, op. cit. supra note 131, p. 57.
133 A. A. Cançado Trindade, «Reflexiones sobre la Presencia de la Persona Humana en el Contencioso Interestatal ante la Corte Internacional de Justicia: Desarrollos Recientes», Anuario de los Cursos de Derechos Humanos de Donostia-San Sebastián ⎯ Universidad del País Vasco (2017), vol. 17, p. 223-271.
134 A. A. Cançado Trindade, Princípios do Direito Internacional Contemporâneo, 2e éd. révisée, op. cit. infra note 138, p. 451.
135 Andrés Bello, Principios de Derecho Internacional, 3e éd., Paris, Libr. de Garnier Hermanos, 1873, p. 11-12 (la raison, à la lumière de l’expérience, et compte tenu du bien commun).
136 A. A. Cançado Trindade, A Humanização do Direito Internacional, 2e éd. révisée, Belo Horizonte/Brésil, Edit. Del Rey, 2015, ch. I, p. 3-27 (la recta ratio aux fondements du jus gentium en tant que droit international destiné à l’humanité).
137 A. A. Cançado Trindade, «Foundations of International Law: The Role and Importance of Its Basic Principles», in XXX Curso de Derecho Internacional Organizado por el Comité Jurídico Interamericano (2003), Washington D.C., secrétariat général de l’OEA, 2004, p. 367.
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d’Etats, traduisent l’idée d’une justice objective (dans la droite ligne de la pensée jusnaturaliste), au profit de la communauté internationale dans son ensemble.»138
91. Cela fait en effet des années que je défends cette position dans la jurisprudence de la Cour. Il y a dix ans, dans la longue opinion individuelle que j’ai jointe à l’avis consultatif donné par cette juridiction le 22 juillet 2010 sur la question de la Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, j’avais ainsi notamment insisté sur la pertinence des principes du droit international dans le cadre du droit de l’ONU, et en lien avec les fins humaines de l’Etat (par. 177-211), en précisant qu’ils permettent également de dépasser le paradigme strictement interétatique en droit international contemporain. Je l’ai réaffirmé récemment, dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’avis consultatif donné par la Cour le 25 février 2019 sur les Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965 (par. 292).
92. En une autre occasion, dans ma longue opinion dissidente jointe à l’arrêt rendu le 1er avril 2011 en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie) ⎯ dans lequel la Cour s’est déclarée incompétente ⎯, j’avais aussi vivement critiqué la «conception volontariste dépassée» (privilégiant le consentement étatique) de la Cour et appelé l’attention sur les «impératifs de réalisation de la justice au niveau international» (par. 44 et voir par. 127). Après avoir traité la nécessité «de dépasser les vicissitudes de la «volonté» des Etats» (par. 188-189), j’avais mis en exergue l’importance des principes généraux du droit et des valeurs fondamentales, qui priment largement ledit consentement (par. 194)139.
93. J’avais également dit que la Cour aurait dû interpréter la clause compromissoire (article 22) de la convention en cause en tenant compte de la nature et du contenu matériel de cet instrument, ainsi que de son objet et de son but, en tant que traité relatif aux droits de l’homme (par. 64-118) ; en ne le faisant pas, la Cour n’a pas favorisé la réalisation de la justice dans cette affaire. Or, comme je l’ai souligné dans un cours dispensé à l’Académie de droit international de La Haye en 2017, «la position fondamentale d’un tribunal international ne peut être que principiste, sans faire de concessions injustifiées au volontarisme des Etats»140. En outre, les principes généraux du droit international éclairent et encadrent les normes et règles du droit des gens, «étant une manifestation de la conscience juridique universelle ; dans le jus gentium en évolution, les considérations fondamentales de l’humanité jouent un rôle de la plus haute importance»141.
94. Plus récemment, la question est réapparue à propos de l’interdépendance du droit et de la justice guidant la construction jurisprudentielle. Dans ma longue opinion individuelle jointe à l’avis consultatif précité du 25 février 2019 sur les Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965, j’ai notamment vivement critiqué toute tentative de limiter la signification et le champ d’application des principes généraux de droit, précisant ce qui suit :
138 A. A. Cançado Trindade, Princípios do Direito Internacional Contemporâneo, 2e éd. révisée, Brasília, FUNAG, 2017, p. 452.
139 Par exemple le principe fondamental d’égalité et de non-discrimination, qui fait partie du domaine du jus cogens (par. 195). Dans la même opinion dissidente, j’ai également rappelé que certains des véritables prima principia confèrent à l’ordre juridique international son ineluctable dimension axiologique, révèlent les valeurs qui inspirent le corpus juris de celui-ci et, en fin de compte, en fournissent les fondements mêmes. Les prima principia constituent le substratum de cet ordre, véhiculant l’idée d’une justice objective (propre au droit naturel) (par. 209 et 211-214).
140 A.A. Cançado Trindade, «Les tribunaux internationaux et leur mission commune de réalisation de la justice : développements, état actuel et perspectives», RCADI (2017), vol. 391, p. 61.
141 Ibid., p. 59.
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«A mon sens, la qualification des «principes généraux de droit» de «reconnus par les nations civilisées», à l’alinéa c) du paragraphe 1 de l’article 38 du Statut de la CPJI/CIJ, a été ajoutée par distraction, sans réflexion ni le moindre esprit critique. En effet, aussi bien en 1920 qu’en 1945, voire de nos jours, il était et reste impossible de déterminer quelles sont les «nations civilisées». Aucun pays ne peut se considérer comme «civilisé» par essence ; il est seulement possible d’identifier les pays qui se conduisent de façon «civilisée» dans une situation donnée et à cette occasion uniquement.
A mon avis, cette qualification a été ajoutée à l’article 38 du Statut de la CPJI en 1920 par léthargie intellectuelle, et a été maintenue dans le Statut de la CIJ en 1945 jusqu’à nos jours (début 2019) par inertie mentale et manque d’esprit critique. Nous devons vraiment faire montre de plus de courage et d’humilité en ce qui concerne notre condition humaine, surtout au vu de notre tristement célèbre propension à la cruauté sans limites. En effet, des pièces d’Eschyle aux drames contemporains, l’existence humaine a toujours été marquée du sceau du tragique. C’est pourquoi il est impossible de parler de nations «civilisées» en soi, mais seulement de pays qui se conduisent de façon «civilisée» dans une situation donnée et à cette occasion uniquement.»142 (Par. 293-294.)
95. Très récemment, en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie) (exceptions préliminaires, arrêt du 8 novembre 2019), j’ai souligné ce qui suit dans mon opinion individuelle :
«La prééminence de la personne humaine sur l’Etat ressort clairement des écrits des «pères fondateurs» du droit des gens, déjà attentifs à la nécessité de voir réparer tout tort causé à la personne humaine. Ce souci de justice trouve expression dans la littérature des «pères fondateurs» du XVIe siècle, à savoir, Francisco de Vitoria (Relectio De Indis, 1538-1539)143 ; Juan de la Peña (De Bello contra Insulanos, 1545) ; Bartolomé de Las Casas (De Regia Potestate, 1571) ; Juan Roa Dávila (De Regnorum Justitia, 1591) ; et Alberico Gentili (De Jure Belli, 1598).
On retrouve également l’expression de ce souci de réparation dans les ouvrages des «pères fondateurs» du XVIIe siècle, à savoir Juan Zapata y Sandoval (De Justitia Distributiva et Acceptione Personarum ei Opposita Disceptatio, 1609) ; Francisco Suárez (De Legibus ac Deo Legislatore, 1612) ; Hugo Grotius (De Jure Belli ac Pacis, 1625, livre II, chap. 17) ; et Samuel Pufendorf (Elementorum Jurisprudentiae Universalis — Libri Duo, 1672 ; et Les Droits de l’Homme du citoyen, tels qu’ils lui sont prescrits par la loi naturelle, 1673), sans oublier les écrits d’autres penseurs du XVIIIe siècle» (par. 40-41).
142 Les pays «civilisés» peuvent être définis comme ceux qui respectent et protègent pleinement le libre et plein exercice des droits des personnes et des peuples qui se trouvent sous leurs juridictions respectives, mais dans la mesure que revêtent ce respect et cette protection et tant qu’ils perdurent — ce qui est, finalement, le meilleur critère pour juger du degré de «civilisation» atteint ; A. A. Cançado Trindade, Tratado de Direito Internacional dos Direitos Humanos, vol. II, op. cit. supra note 77, p. 344.
143 Déjà dans ses ouvrages de pionnier, Francisco de Vitoria considérait que le droit des gens venait réglementer une communauté internationale (totus orbis) d’êtres humains organisés socialement en Etats naissants et composant l’humanité ; la réparation des violations de leurs droits traduisait une nécessité internationale voulue par le droit des gens, les mêmes principes de justice s’appliquant de la même manière aux Etats et aux individus et populations qui constituent ceux-ci. Voir. A. A. Cançado Trindade, «Totus Orbis: A Visão Universalista e Pluralista do Jus Gentium: Sentido e Atualidade da Obra de Francisco de Vitoria», Revista da Academia Brasileira de Letras Jurídicas — Rio de Janeiro (2008), vol. 24, no 32, p. 197-212.
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96. Nous avons aujourd’hui la chance de vivre à l’ère des tribunaux internationaux, créés aux fins de la mission commune de réalisation de la justice. Dépassant une conception étatique volontariste obsolète, ces juridictions contribuent à l’expansion des compétence, responsabilité, personnalité et capacité internationales, dans l’intérêt de l’humanité, ainsi que je l’ai souligné au fil des ans dans mes écrits successifs144. Les avancées ayant été accomplies jusqu’à présent n’auraient pu l’être si l’on avait ignoré que la conscience humaine primait la «volonté».
97. Je me permets en outre de rappeler ici que, selon moi, en plus d’être habilité à régler des différends, un tribunal international peut dire le droit (juris dictio), en gardant à l’esprit que le droit des gens contemporain s’applique directement aux Etats, organisations internationales, peuples et personnes, ainsi qu’à l’humanité145. Il ne faut pas perdre de vue que
«[l]e travail des tribunaux internationaux contemporains peut donc être apprécié de la perspective des justiciables eux-mêmes146. Dans la quête de leur mission commune, des avancées rassurantes ont été accomplies … toujours de la perspective des justiciables. Il y a là un développement actuel très significatif, qui émane de l’éveil de la conscience humaine à son importance ; et comme je l’ai souligné au fil des ans, la conscience humaine est la source matérielle ultime de tout droit…
La coexistence, dans le droit international contemporain, de multiples tribunaux internationaux a considérablement élargi le nombre de justiciables, dans toutes les parties du monde, même dans les conditions les plus défavorables … L’opération coordonnée et harmonieuse des tribunaux internationaux contemporains est un signe de notre époque … et de l’espoir dans la construction d’un monde avec plus de justice.»147
98. Les fondements du droit international émanent en effet clairement de la conscience humaine, conscience juridique universelle, et non de la prétendue «volonté» d’Etats individuels. De nos jours, le règlement judiciaire s’applique de manière significative à tous les domaines du droit international contemporain, et le fait que la coexistence actuelle de tribunaux internationaux a considérablement accru le nombre de justiciables dans toutes les parties du monde, y compris dans les conditions les plus défavorables, constitue une étape essentielle et indispensable à la réalisation de la justice au niveau international148.
99. De fait, dans sa jurisprudence, la Cour n’a pas accordé une attention suffisante aux principes généraux du droit ; selon moi, elle a indûment fait grand cas du «consentement» de l’Etat, attitude que je n’ai cessé de critiquer. A mon sens, lesdits principes se trouvent aux fondements mêmes du droit international, en ce qu’ils sont essentiels à la réalisation de la justice. Au surplus, à notre époque, même les difficultés rencontrées par la Cour dans ses travaux en des affaires données devraient être considérées dans le cadre plus large comprenant, outre l’expansion de la compétence internationale, l’expansion concomitante de la personnalité juridique internationale ainsi que de la responsabilité internationale, et les mécanismes de mise en oeuvre de cette dernière.
144 Pour une étude générale récente, voir A. A. Cançado Trindade, Os Tribunais Internacionais e a Realização da Justiça, 3e éd. révisée, Belo Horizonte/Brésil, Edit. Del Rey, 2019, p. 3-514, et la riche bibliographie qui y figure ; voir aussi, entre autres, A. A. Cançado Trindade, «A Consciência sobre a Vontade: Os Tribunais Internacionais e a Humanização do Direito Internacional», Revista da Faculdade de Direito da UFMG (2018), vol. 73, p. 827-860.
145 Voir A. A. Cançado Trindade, «Les tribunaux internationaux et leur mission commune de réalisation de la justice : développements, état actuel et perspectives», op. cit. supra note 140, p. 62 et 68, voir aussi p. 95-96.
146 Voir ibid.
147 Voir ibid., p. 70-71.
148 Voir ibid., p. 94 et 101.
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100. Cette expansion (de la compétence internationale, des personnalité et capacité juridiques internationales, et de la responsabilité internationale), qui est caractéristique de notre époque, vient quant à elle favoriser l’encourageant processus historique en cours de l’humanisation du droit international149. Il y a eu des affaires en lesquelles de véritables avancées ont été réalisées, ce qui imposait de surmonter certaines difficultés persistantes150, en écartant les dogmes du passé. Les droits de la personne humaine ont bel et bien fait leur entrée également dans le cadre du contentieux interétatique traditionnel de la Cour.
IX. EPILOGUE : CONSIDÉRATIONS FINALES
101. En gardant ces considérations à l’esprit, j’en viens à une brève récapitulation finale — mais néanmoins importante — des principaux points que j’ai jugé bon de soulever dans la présente opinion individuelle au sujet de l’absence de fondement de ce que l’on appelle les «contre-mesures», et dont les Etats appelants se sont autorisés dans les deux présentes affaires. Primo : il convient de rappeler que, tout au long des années 1990, dans le cadre de l’élaboration puis de l’adoption (en 2001) du projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat, les membres de la CDI ont consacré un temps considérable à contrer la résistance opposée à l’insertion dans ce projet de certaines innovations, en particulier celle des «contre-mesures», que d’aucuns ne jugeaient pas conformes aux fondements du droit des gens.
102. Secundo : il en est allé de même dans les débats subséquents tenus sur le sujet par les représentants à la Sixième Commission, qui ont eux aussi critiqué les «contre-mesures». Tertio : la conscience de l’importance et de la primauté de l’impératif du règlement judiciaire des différends internationaux, ainsi que de la nécessité de préserver cette primauté sur la «volonté» de l’Etat, a été reconnue dans la pensée juridique internationale depuis le commencement de l’ère des tribunaux internationaux.
103. Quarto : il importe de garder à l’esprit les réflexions concernant la pensée juridique internationale et la primauté de la recta ratio (conscience humaine) sur la «volonté». Quinto : dans l’histoire de la pensée juridique internationale, il ne faut pas perdre de vue que la recta ratio a été reconnue comme faisant partie du domaine du droit naturel dès les écrits, remontant aux XVIe et XVIIe siècles, des «pères fondateurs» du droit international. Sexto : chaque sujet de droit doit se comporter de manière juste, conformément aux principes de la recta ratio, qui émanent de la conscience humaine, affirmant le lien inéluctable entre le droit et l’éthique.
104. Septimo : le droit naturel reflète les principes de la recta ratio, où la justice trouve ses fondements. Octavo : l’ordre juridique de la communauté internationale (totus orbis) prime la «volonté» de chaque Etat individuel, car il s’identifie avec l’humanité elle-même. Nono : le nouveau jus gentium, qui préserve l’unité de la societas gentium, a jeté les bases ⎯ émanant d’une lex praeceptiva du droit naturel ⎯ du totus orbis, susceptible d’être constaté par la recta ratio inhérente à l’humanité.
149 Voir A. A. Cançado Trindade, A Humanização do Direito Internacional, 2e éd. révisée, op. cit. supra note 111, p. 3-789 ; A. A. Cançado Trindade, «La Humanización del Derecho Internacional en la Jurisprudencia y la Doctrina: Un Testimonio Personal», in Derecho Internacional Público ⎯ Obra Jurídica Enciclopédica (sous la dir. de L. Ortiz Ahlf), Mexique, Ed. Porrúa/Escuela Libre de Derecho, 2012, p. 85-102.
150 Dans certaines de ses décisions des dix dernières années, la Cour a su transcender la dimension interétatique en rendant justice, notamment en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), arrêts sur le fond du 30 novembre 2010 et sur les réparations du 19 juin 2012, auxquels j’ai joint une opinion individuelle, et en l’affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/Niger), arrêt sur le fond du 16 avril 2013, auquel j’ai également joint une opinion individuelle.
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105. Decimo : à l’inverse, à compter de la fin du XIXe siècle et au cours des premières décennies du XXe siècle, le positivisme volontariste, fondé sur le consentement ou la «volonté» des Etats, a envisagé un droit strictement interétatique, inéluctablement asservi au pouvoir, ce qui a entraîné des conséquences dévastatrices pour les êtres humains. Undecimo : les présentes affaires ICAOA et ICAOB portées devant la Cour démontrent une nouvelle fois que l’on ne peut procéder correctement au règlement judiciaire international qu’en se plaçant dans une perspective humaniste, indispensable pour éviter les écueils d’un volontarisme étatique dépassé et oiseux.
106. Duodecimo : la recta ratio et la ligne de pensée jusnaturaliste en droit international n’ont jamais faibli jusqu’à nos jours, en tant que réaction perpétuelle de la conscience humaine contre la servilité et la couardise du positivisme juridique et les violations des droits des êtres humains. Tertio decimo : les fondements et la validité du droit des gens ne peuvent être abordés comme il se doit qu’à partir de la conscience juridique universelle, conformément à la recta ratio.
107. Quarto decimo : la conscience humaine prévaut largement sur la «volonté» des Etats, et le droit des gens est fondé sur la recta ratio et guidé par les principes généraux du droit ainsi que par les valeurs humaines. Quinto decimo : le volontarisme et le positivisme ont desservi le droit international, et les «contre-mesures» constituent une déconstruction inacceptable qu’il y a lieu d’éviter. Sexto decimo : les droits universels des êtres humains s’opposent aux manifestations arbitraires de la puissance de l’Etat, témoignant de l’importance des principes fondamentaux du droit international.
108. Septimo decimo : la connaissance et le respect des «principes fondamentaux du droit international sont essentiels à la primauté des droits ; les tenants du positivisme juridique ont fait l’amalgame entre les principes et les normes qui en découlent. Duodevicesimo : le positivisme volontariste a été incapable d’expliquer le processus de formation des normes du droit international général ; de fait, l’émancipation des personnes vis-à-vis de leur propre Etat et celle des peuples en droit des gens se sont produites avant même que les positivistes ne perdent de vue cette évolution.
109. Undevicesimo : l’évolution du droit des gens constitue un corpus juris gentium qui a fait progresser la primauté de la conscience humaine (recta ratio) sur la «volonté» des Etats. Vicesimo : il ressort à l’évidence des présentes affaires ICAOA et ICAOB portées devant la Cour que les prétendues «contre-mesures» ne fournissent pas le moindre motif juridique pour une quelconque action juridique. Vicesimo primo : il est essentiel de demeurer attentif aux principes et valeurs universels, à l’interdépendance inéluctable du droit et de la justice ; la communauté internationale ne peut faire abstraction des principes et valeurs universels du droit des gens, à la lumière de la conception universelle de celui-ci.
110. Vicesimo secundo : les principes généraux du droit sont une manifestation de la conscience juridique universelle. Vicesimo tertio : la mission commune des tribunaux internationaux contemporains peut être appréciée, dans les travaux correspondants, du point de vue des justiciables eux-mêmes. Vicesimo quarto : le droit des gens guide aujourd’hui conjointement le droit et la justice, pour satisfaire aux besoins et aspirations des êtres humains, des peuples et de l’humanité dans son ensemble.
111. Vicesimo quinto : les droits de la personne humaine ont bel et bien fait leur entrée également dans le cadre du contentieux interétatique traditionnel de la Cour. Vicesimo sexto : le droit et la justice sont interdépendants et progressent de conserve ; après tout, c’est dans la pensée jusnaturaliste que la notion de justice a toujours occupé une place centrale, guidant le droit dans son
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ensemble. Vicesimo septimo : les fondements du droit international émanent clairement de la conscience humaine, conscience juridique universelle, et non de la prétendue «volonté» d’Etats individuels.
112. Vicesimo octavo : à l’inverse, les tenants du positivisme juridique ne semblent toujours pas avoir même conscience des dangers que pose le déséquilibre entre le droit et la justice dans leur propre perspective, et ne s’intéressent pas aux effets juridiques de leur indifférence. Vicesimo nono : la Cour ne peut demeurer l’otage du consentement étatique ; elle doit s’assurer que c’est l’impératif de la réalisation de la justice qui prévaut. Trigesimo : la traditionnelle perspective interétatique du droit international a assurément été transcendée, avec l’expansion de la personnalité juridique internationale qui englobe aujourd’hui, outre les Etats, les organisations internationales, les personnes et les peuples, ainsi que l’humanité.
113. Trigesimo primo : cette expansion, qui est caractéristique de notre époque et englobe tout à la fois la compétence internationale, les personnalité et capacité juridiques internationales ainsi que la responsabilité internationale, vient quant à elle favoriser l’encourageant processus historique en cours de l’humanisation du droit international. Trigesimo secundo : il importe de continuer de croire en la raison humaine, la recta ratio, et en la capacité des êtres humains à tirer des enseignements de l’expérience historique, dans la quête permanente de réalisation de la justice.
114. Trigesimo tertio : en fin de compte, il faut également se rappeler que les principes élémentaires du droit se trouvent aux fondements mêmes du système juridique international proprement dit, en ce qu’ils sont essentiels à la réalisation de la justice. Trigesimo quarto : les présentes affaires ICAOA et ICAOB révèlent l’importance que revêtent la connaissance de la formation historique du droit des gens ainsi que la nécessité, pour la Cour, de rester fidèle à la réalisation de la justice, qui prime clairement la «volonté» des Etats.
(Signé) Antônio Augusto CANÇADO TRINDADE.
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Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade

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