Opinion individuelle de Mme la vice-présidente Xue

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178-20200123-ORD-01-01-EN
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178-20200123-ORD-01-00-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE MME LA JUGE XUE, VICE-PRÉSIDENTE
[Traduction]
1. J’ai voté en faveur du dispositif de la présente ordonnance, bien qu’ayant des réserves sur certains aspects du raisonnement de la Cour. Compte tenu de l’importance des questions à l’examen, même au présent stade de l’instance, je m’estime tenue de consigner l’exposé de mon opinion individuelle.
2. J’ai avant tout de sérieuses réserves en ce qui concerne la plausibilité que la présente espèce entre dans les prévisions de la convention sur le génocide. Pour que le crime de génocide puisse être distingué d’autres crimes internationaux particulièrement graves, notamment les crimes contre l’humanité ou les crimes de guerre, l’intention génocidaire constitue un élément déterminant. Même en admettant que, aux fins de l’indication de mesures conservatoires, il n’était pas nécessaire de se prononcer sur l’existence d’une telle intention, il devait ressortir, prima facie, des actes allégués et des circonstances pertinentes que la nature et la portée de ces derniers avaient atteint le niveau à partir duquel une ligne de conduite pourrait être considérée comme un comportement génocidaire. Autrement dit, un critère minimum devrait être appliqué à ce stade précoce de l’instance. Pour fonder sa compétence en vertu de l’article IX de la convention sur le génocide en vue d’indiquer des mesures conservatoires, la Cour devait établir, prima facie, que l’objet du différend opposant les Parties était susceptible de relever du génocide.
3. Les éléments de preuve et documents qui ont été soumis à la Cour en la présente espèce, bien que révélant d’effroyables violations des droits de l’homme, mettent en évidence, non pas un génocide, mais un problème de mauvais traitement de certaines minorités ethniques au Myanmar qui n’a que trop duré. En témoignent les déclarations officielles du Gouvernement du Bangladesh, dont les intérêts étaient spécialement affectés par cette crise (voir les déclarations du ministre des affaires étrangères du Bangladesh, observations de la République de Gambie, annexes 8 et 10 ; communiqués de presse du ministère des affaires étrangères du Bangladesh, observations de la République de Gambie, annexes 7, 9, 11 et 12). Ces déclarations montrent que le déplacement transfrontière de centaines de milliers de résidents du Myanmar, pour la plupart rohingya, par suite des «opérations de nettoyage» menées en 2016 et 2017 a porté la question des minorités ethniques à son point de rupture. Ce nonobstant, la gravité de la situation ne change pas la nature de ce que celle-ci recouvre, à savoir la question de la réconciliation nationale et de l’égalité des minorités ethniques au Myanmar. La position du Bangladesh, qui consiste à rechercher «une solution durable» à ce problème de longue date en coopération étroite avec le Gouvernement du Myanmar, indique que les circonstances particulières qui ont donné naissance à la présente espèce ne sauraient donner à penser qu’il s’agit d’un cas de génocide.
4. S’agissant de la qualité pour agir de la Gambie, j’estime tout d’abord que le fait que la Cour se soit fondée sur l’affaire Belgique c. Sénégal pour l’établir en la présente espèce est erroné. Je ne répèterai pas ici l’exposé de mon opinion dissidente sur le prononcé de la Cour dans cette affaire concernant l’intérêt commun, mais me contenterai de souligner que les faits de la présente espèce sont entièrement différents de ceux de l’affaire Belgique c. Sénégal. Dans cette affaire, le demandeur agissait, conformément à l’article 7 de la convention contre la torture, en tant qu’Etat requérant sollicitant du Sénégal une assistance juridique et une extradition. Il avait introduit l’instance contre ce dernier devant la Cour non pas parce qu’il avait simplement un intérêt  partagé par tous les Etats parties  à ce que la convention contre la torture soit respectée, mais parce qu’il était spécialement affecté par l’inexécution alléguée par le défendeur de son obligation aut dedere aut judicare énoncée à l’article 7 dudit instrument, des actions ayant été engagées devant ses juridictions nationales contre M. Hissène Habré au sujet d’allégations de torture.
- 2 -
Autrement dit, la Belgique était, selon toute vraisemblance, un Etat lésé au regard des règles relatives à la responsabilité de l’Etat.
5. Dans l’affaire Belgique c. Sénégal, la Cour a considéré que
«[l]’intérêt commun des Etats parties à ce que soient respectées les obligations pertinentes énoncées dans la convention contre la torture impliqu[ait] que chacun d’entre eux puisse demander qu’un autre Etat partie, qui aurait manqué auxdites obligations, mette fin à ces manquements. Si un intérêt particulier était requis à cet effet, aucun Etat ne serait, dans bien des cas, en mesure de présenter une telle demande. Il s’ensuit que tout Etat partie à la convention contre la torture peut invoquer la responsabilité d’un autre Etat partie dans le but de faire constater le manquement allégué de celui-ci à des obligations erga omnes partes … et de mettre fin à un tel manquement.» (Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 450, par. 69.)
Cette interprétation de la convention contre la torture s’écarte, selon moi, des règles du droit des traités. Je doute que l’on puisse, sur la base du droit international public et de l’état actuel de la pratique, parvenir aisément à une conclusion aussi catégorique ; le fait que chaque Etat partie à la convention contre la torture ait un intérêt à ce que les obligations erga omnes partes qui y sont énoncées soient respectées est une chose, mais c’en est une autre que de permettre à tout Etat partie d’introduire une instance devant la Cour contre un autre Etat partie sans aucune restriction en matière de compétence et de recevabilité. Il en va de même en ce qui concerne la convention sur le génocide ou tout autre traité relatif aux droits de l’homme.
6. Si noble soit-elle, la raison d’être de la convention sur le génocide, telle que la Cour l’a illustrée dans l’avis consultatif qu’elle a donné sur les Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, ne confère pas, en soi, à tout Etat partie une base juridictionnelle et la qualité pour agir devant la Cour. Dans le cas contraire, il serait inexplicable que le droit international autorise que soient formulées des réserves à la compétence de la Cour en vertu de l’article IX de la convention. Les Etats ayant formulé pareille réserve sont eux aussi attachés à la raison d’être de celle-ci. Le fait qu’il ne puisse être recouru à la Cour ni par eux ni contre eux ne signifie nullement qu’ils ne partagent pas l’intérêt commun que soient réalisées les fins supérieures de cet instrument. La mesure dans laquelle un Etat partie peut agir au nom des autres Etats parties en faveur de cet intérêt commun en introduisant une instance devant la Cour n’est pas sans incidence sur les relations internationales ainsi que sur la structure du droit international.
7. De plus, le recours à la Cour n’est pas le seul moyen de protéger l’intérêt commun des Etats parties à ce que soient réalisées les fins supérieures de la convention. Aux termes de l’article VIII, tout Etat partie peut saisir les organes compétents des Nations Unies afin que ceux-ci prennent, conformément à la Charte, les mesures qu’ils jugent appropriées pour la prévention et la répression des actes de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III. De fait, certains organes des Nations Unies, dont l’Assemblée générale, le Conseil des droits de l’homme et le bureau du haut-commissaire des Nations Unies pour les droits de l’homme, sont prêts à agir ; ils interviennent d’ailleurs déjà en l’espèce pour veiller à ce que soit assurée la prévention des actes prohibés par la convention sur le génocide et, si de tels actes se sont produits, à ce que leurs auteurs soient traduits en justice. A cet égard, c’est au système de justice pénale de l’Etat concerné qu’incombe la responsabilité principale.
8. Les arguments du Myanmar sur ce point reflètent les règles existantes du droit international, lex lata, sur la responsabilité de l’Etat telles que codifiées par la Commission du droit
- 3 -
international (ci-après la «CDI») ; au regard des règles relatives à la responsabilité de l’Etat, c’est l’Etat lésé, qui est spécialement affecté par les violations alléguées, qui a qualité pour invoquer la responsabilité d’un autre Etat devant la Cour. La position exprimée par celle-ci dans la présente ordonnance, bien que provisoire, remettrait en cause l’article 48 des articles de la CDI sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite. La question de la portée que peut avoir concrètement cette interprétation involontaire de la convention reste posée, puisque ses répercussions sur le droit international général et la pratique des Etats iraient sans doute bien au-delà de la présente espèce.
9. En dépit des réserves que j’ai exposées ci-dessus, je souscris à l’indication des mesures conservatoires énoncées dans la présente ordonnance, et ce, pour les raisons suivantes. Premièrement, les deux rapports de la mission internationale indépendante d’établissement des faits des Nations Unies sur le Myanmar, publiés en 2018 et 2019, respectivement, révèlent, même prima facie, que de graves violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire ont été commises contre les Rohingya et d’autres minorités ethniques dans l’Etat rakhine du Myanmar, notamment au cours des «opérations de nettoyage» menées en 2016 et 2017. Même si, à ce stade, la Cour ne pouvait procéder à l’établissement des faits, et n’avait effectivement pas à le faire, la portée desdits rapports ne pouvait être ignorée. Autrement dit, la situation des droits de l’homme au Myanmar méritait que la Cour y portât toute son attention. Compte tenu de la gravité et de l’ampleur des actes qui auraient été commis, des mesures visant à s’assurer que le Myanmar, en tant qu’Etat partie à la convention sur le génocide, respecte ses obligations internationales au titre de cet instrument et, en particulier, celle de prévenir le génocide, ne sauraient être considérées comme injustifiées dans les circonstances de l’espèce.
10. Deuxièmement, le Myanmar a reconnu à l’audience que, pendant les opérations militaires qu’il a menées, il pouvait y avoir eu un recours excessif à la force, que des violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire avaient pu être commises dans l’Etat rakhine et qu’il était également possible que des actes de pillage et de destruction de biens par des civils après des combats ou dans des villages abandonnés n’aient pas été empêchés. Les questions de savoir si des infractions pénales ont été commises au cours de cette période et, le cas échéant, quelles infractions l’ont été, doivent être tranchées dans le cadre de procédures judiciaires pénales ; quant au point de savoir si ces actes constituent des violations de la convention sur le génocide en la présente espèce, il doit être examiné au fond dans l’hypothèse où celle-ci se poursuivrait jusqu’à cette phase. Des conflits armés internes risquant d’éclater de nouveau dans l’Etat rakhine, les mesures conservatoires que la Cour a indiquées devraient toutefois, selon moi, permettre de mieux contrôler la situation.
11. Enfin, il est manifeste que les Rohingya en tant que groupe demeurent vulnérables dans les circonstances actuelles. Avec plus de 740 000 personnes déplacées de leur pays, la situation exigeait des mesures préventives.
12. Au vu des considérations qui précèdent, je souscris à l’indication des mesures conservatoires énoncées dans la présente ordonnance. Ainsi que la Cour l’a réaffirmé, «la décision rendue en la présente procédure ne préjuge en rien la question de sa compétence pour connaître du fond de l’affaire, ni aucune question relative à la recevabilité de la requête ou au fond lui-même» (ordonnance, paragraphe 85). Les points que j’ai soulevés dans cet exposé de mon opinion individuelle devront être examinés de manière plus approfondie le moment venu.
(Signé) XUE Hanqin.
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SEPARATE OPINION
OF VICE-PRESIDENT
XUE
1. I voted in favour of the operative paragraph of the Order, however,
with reservations to some of the reasoning. Given the importance of the
issues involved, even at the present stage of the proceedings, I feel obliged
to put on record my separate opinion.
2. First of all, I have serious reservations with regard to the plausibility
of the present case under the Genocide Convention. For the genocide
offence to be distinguished from other most serious international crimes,
e.g. crimes against humanity, war crimes, genocidal intent constitutes a
decisive element. Even accepting that, for the purpose of indication of
provisional measures, a determination of the existence of such intent is
not necessarily required, the alleged acts and the relevant circumstances
should, prima facie, demonstrate that the nature and extent of the alleged
acts have reached the level where a pattern of conduct might be considered
as genocidal conduct. In other words, there should be a minimum
standard to be applied at this early stage. In order to found the jurisdiction
of the Court under Article IX of the Genocide Convention to indicate
provisional measures, the Court has to determine, prima facie, that
the subject‑matter of the dispute between the Parties could possibly concern
genocide.
3. The evidence and documents submitted to the Court in the present
case, while displaying an appalling situation of human rights violations,
present a case of a protracted problem of ill‑treatment of ethnic minorities
in Myanmar rather than of genocide. This can be observed from the
official statements of the Government of Bangladesh, whose interest was
specially affected by this crisis (see statements by the Foreign Minister of
Bangladesh, Observations of the Republic of The Gambia, Annexes 8, 10;
press releases of the Ministry of Foreign Affairs of Bangladesh, Observations
of the Republic of The Gambia, Annexes 7, 9, 11, 12). From these
statements one can tell that the cross‑border displacements of hundreds
of thousands of Myanmar residents, mostly the Rohingya, after the
“clearance operations” in 2016 and 2017, have brought the issue of ethnic
minorities to a breaking point. The gravity of the matter, nevertheless,
does not change the nature of its subject, namely, the issue of national
reconciliation and equality of ethnic minorities in Myanmar. Bangladesh’s
position to seek “a durable solution” to this protracted problem in
close co‑operation with the Myanmar Government indicates that the par-
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OPINION INDIVIDUELLE DE Mme LA JUGE XUE,
VICE-PRÉSIDENTE
[Traduction]
1. J’ai voté en faveur du dispositif de la présente ordonnance, bien
qu’ayant des réserves sur certains aspects du raisonnement de la Cour.
Compte tenu de l’importance des questions à l’examen, même au présent
stade de l’instance, je m’estime tenue de consigner l’exposé de mon opinion
individuelle.
2. J’ai avant tout de sérieuses réserves en ce qui concerne la plausibilité
que la présente espèce entre dans les prévisions de la convention sur le génocide.
Pour que le crime de génocide puisse être distingué d’autres crimes
internationaux particulièrement graves, notamment les crimes contre l’humanité
ou les crimes de guerre, l’intention génocidaire constitue un élément
déterminant. Même en admettant que, aux fins de l’indication de mesures
conservatoires, il n’était pas nécessaire de se prononcer sur l’existence d’une
telle intention, il devait ressortir, prima facie, des actes allégués et des circonstances
pertinentes que la nature et la portée de ces derniers avaient
atteint le niveau à partir duquel une ligne de conduite pourrait être considérée
comme un comportement génocidaire. Autrement dit, un critère minimum
devrait être appliqué à ce stade précoce de l’instance. Pour fonder sa
compétence en vertu de l’article IX de la convention sur le génocide en vue
d’indiquer des mesures conservatoires, la Cour devait établir, prima facie,
que l’objet du différend opposant les Parties était susceptible de relever du
génocide.
3. Les éléments de preuve et documents qui ont été soumis à la Cour
en la présente espèce, bien que révélant d’effroyables violations des droits
de l’homme, mettent en évidence, non pas un génocide, mais un problème
de mauvais traitement de certaines minorités ethniques au Myanmar qui
n’a que trop duré. En témoignent les déclarations officielles du Gouvernement
du Bangladesh, dont les intérêts étaient spécialement affectés par
cette crise (voir les déclarations du ministre des affaires étrangères du
Bangladesh, observations de la République de Gambie, annexes 8 et 10 ;
communiqués de presse du ministère des affaires étrangères du Bangladesh,
observations de la République de Gambie, annexes 7, 9, 11 et 12).
Ces déclarations montrent que le déplacement transfrontière de centaines
de milliers de résidents du Myanmar, pour la plupart rohingya, par suite
des « opérations de nettoyage » menées en 2016 et 2017 a porté la question
des minorités ethniques à son point de rupture. Ce nonobstant, la gravité
de la situation ne change pas la nature de ce que celle-
ci recouvre, à savoir
la question de la réconciliation nationale et de l’égalité des minorités ethniques
au Myanmar. La position du Bangladesh, qui consiste à recher-
33 application of the genocide convention (sep. op. xue)
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ticular circumstances from which the present case has arisen could not
possibly suggest a case of genocide.
4. On the question of the standing of The Gambia, first of all, I am of
the opinion that the Court’s reliance on Belgium v. Senegal to establish
The Gambia’s standing in the present case is flawed. I will not repeat my
dissenting opinion to the Court’s statement in that case relating to the
common interest, but only wish to emphasize that the facts of the present
case are entirely different from those in Belgium v. Senegal. In that case,
Belgium acted, pursuant to Article 7 of the Convention against Torture,
as a requesting State for legal assistance and extradition from Senegal. It
instituted the case against Senegal in the Court not because it merely had
an interest as shared by all the States parties in the compliance of the
Convention against Torture, but because it was specially affected by Senegal’s
alleged non‑fulfilment of its obligation aut dedere aut judicare under
Article 7 of the Convention, as its national courts were seised with
lawsuits
against Mr. Hissène Habré for allegations of torture. In other
words, it was supposedly an injured State under the rules of State responsibility.
5. In Belgium v. Senegal, the Court stated that
“[t]he common interest in compliance with the relevant obligations
under the Convention against Torture implies the entitlement of each
State party to the Convention to make a claim concerning the cessation
of an alleged breach by another State party. If a special interest
were required for that purpose, in many cases no State would be in
the position to make such a claim. It follows that any State party to
the Convention may invoke the responsibility of another State party
with a view to ascertaining the alleged failure to comply with its obligations
erga omnes partes . . . and to bring that failure to an end.”
(Questions relating to the Obligation to Prosecute or Extradite
(Belgium
v. Senegal), Judgment, I.C.J. Reports 2012 (II), p. 450,
para. 69.)
This interpretation of the Convention against Torture, in my view, drifts
away from the rules of treaty law. I doubt that, on the basis of public
international law and practice as it stands today, one can easily draw such
a sweeping conclusion; it is one thing for each State party to the Convention
against Torture to have an interest in compliance with the obligations
erga omnes partes thereunder, and it is quite another to allow any
State party to institute proceedings in the Court against another State
party without any qualification on jurisdiction and admissibility. The
same consideration equally applies to the Genocide Convention, or any
of the other human rights treaties.
application de convention génocide (op. ind. xue) 33
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cher « une solution durable » à ce problème de longue date en coopération
étroite avec le Gouvernement du Myanmar, indique que les circonstances
particulières qui ont donné naissance à la présente espèce ne sauraient
donner à penser qu’il s’agit d’un cas de génocide.
4. S’agissant de la qualité pour agir de la Gambie, j’estime tout d’abord
que le fait que la Cour se soit fondée sur l’affaire Belgique c. Sénégal pour
l’établir en la présente espèce est erroné. Je ne répèterai pas ici l’exposé de
mon opinion dissidente sur le prononcé de la Cour dans cette affaire
concernant l’intérêt commun, mais me contenterai de souligner que les
faits de la présente espèce sont entièrement différents de ceux de l’affaire
Belgique c. Sénégal. Dans cette affaire, le demandeur agissait, conformément
à l’article 7 de la convention contre la torture, en tant qu’Etat
requérant sollicitant du Sénégal une assistance juridique et une extradition.
Il avait introduit l’instance contre ce dernier devant la Cour non pas
parce qu’il avait simplement un intérêt — partagé par tous les Etats parties
— à ce que la convention contre la torture soit respectée, mais parce
qu’il était spécialement affecté par l’inexécution alléguée par le défendeur
de son obligation aut dedere aut judicare énoncée à l’article 7 dudit instrument,
des actions ayant été engagées devant ses juridictions nationales
contre M. Hissène Habré au sujet d’allégations de torture. Autrement dit,
la Belgique était, selon toute vraisemblance, un Etat lésé au regard des
règles relatives à la responsabilité de l’Etat.
5. Dans l’affaire Belgique c. Sénégal, la Cour a considéré que
« [l]’intérêt commun des Etats parties à ce que soient respectées les
obligations pertinentes énoncées dans la convention contre la torture
impliqu[ait] que chacun d’entre eux puisse demander qu’un autre
Etat partie, qui aurait manqué auxdites obligations, mette fin à ces
manquements. Si un intérêt particulier était requis à cet effet, aucun
Etat ne serait, dans bien des cas, en mesure de présenter une telle
demande. Il s’ensuit que tout Etat partie à la convention contre la
torture peut invoquer la responsabilité d’un autre Etat partie dans le
but de faire constater le manquement allégué de celui-
ci à des obligations
erga omnes partes … et de mettre fin à un tel manquement. »
(Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique
c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 450, par. 69.)
Cette interprétation de la convention contre la torture s’écarte, selon moi,
des règles du droit des traités. Je doute que l’on puisse, sur la base du
droit international public et de l’état actuel de la pratique, parvenir aisément
à une conclusion aussi catégorique ; le fait que chaque Etat partie à
la convention contre la torture ait un intérêt à ce que les obligations erga
omnes partes qui y sont énoncées soient respectées est une chose, mais
c’en est une autre que de permettre à tout Etat partie d’introduire une
instance devant la Cour contre un autre Etat partie sans aucune restriction
en matière de compétence et de recevabilité. Il en va de même en ce
qui concerne la convention sur le génocide ou tout autre traité relatif aux
droits de l’homme.
34 application of the genocide convention (sep. op. xue)
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6. Lofty as it is, the raison d’être of the Genocide Convention, as illustrated
by the Court in its Advisory Opinion in Reservations to the Convention
on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide, does not,
in and by itself, afford each State party a jurisdictional basis and the legal
standing before the Court. Otherwise, it cannot be explained why reservation
to the jurisdiction of the Court under Article IX of the Convention is
permitted under international law. Those States which have made a reservation
to Article IX are equally committed to the raison d’être of the
Genocide Convention. The fact that recourse to the Court cannot be used
either by or against them in no way means that they do not share the
common interest in the accomplishment of the high purposes of the Convention.
To what extent a State party may act on behalf of the States
parties for the common interest by instituting proceedings in the Court
bears on international relations, as well as on the structure of international
law.
7. Moreover, resort to the Court is not the only way to protect the
common interest of the States parties in the accomplishment of the high
purposes of the Convention. Under Article VIII, any State party may call
upon the competent organs of the United Nations to take such action
under the Charter of the United Nations as they consider appropriate for
the prevention and suppression of acts of genocide or any of the other
acts enumerated in Article III. As a matter of fact, United Nations organs,
including the General Assembly, the Human Rights Council and the
Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights, all
stand ready, and indeed, are being involved in the current case to see to it
that acts prohibited by the Genocide Convention be prevented and,
should they have occurred, perpetrators be brought to justice. In this
regard, the national legal system of criminal justice of the State concerned
bears the primary responsibility.
8. What Myanmar argued on this point reflects the existing rules of
international law, lex lata, on State responsibility as codified by the International
Law Commission (hereinafter the “ILC”). That is to say, under
the rules of State responsibility, it is the injured State, which is specially
affected by the alleged violations, that has the standing to invoke the
responsibility of another State in the Court. The position taken by the
Court in this Order, albeit provisional, would put to a test Article 48 of
the ILC’s Articles on Responsibility of States for Internationally Wrongful
Acts. How far this unintended interpretation of the Convention can
go in practice remains to be seen, as its repercussions on general international
law and State practice would likely extend far beyond this particular
case.
9. Notwithstanding my above reservations, I agree with the indication
of the provisional measures for the following considerations. First, the
two reports of the Independent International Fact‑Finding Mission on
Myanmar established by the Human Rights Council of the United Nations,
application de convention génocide (op. ind. xue) 34
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6. Si noble soit-elle, la raison d’être de la convention sur le génocide,
telle que la Cour l’a illustrée dans l’avis consultatif qu’elle a donné sur les
Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide, ne confère pas, en soi, à tout Etat partie une base juridictionnelle
et la qualité pour agir devant la Cour. Dans le cas contraire, il serait
inexplicable que le droit international autorise que soient formulées des
réserves à la compétence de la Cour en vertu de l’article IX de la convention.
Les Etats ayant formulé pareille réserve sont eux aussi attachés à la
raison d’être de celle-
ci. Le fait qu’il ne puisse être recouru à la Cour ni
par eux ni contre eux ne signifie nullement qu’ils ne partagent pas l’intérêt
commun que soient réalisées les fins supérieures de cet instrument. La
mesure dans laquelle un Etat partie peut agir au nom des autres Etats
parties en faveur de cet intérêt commun en introduisant une instance
devant la Cour n’est pas sans incidence sur les relations internationales
ainsi que sur la structure du droit international.
7. De plus, le recours à la Cour n’est pas le seul moyen de protéger
l’intérêt commun des Etats parties à ce que soient réalisées les fins supérieures
de la convention. Aux termes de l’article VIII, tout Etat partie
peut saisir les organes compétents des Nations Unies afin que ceux-
ci
prennent, conformément à la Charte, les mesures qu’ils jugent appropriées
pour la prévention et la répression des actes de génocide ou de l’un
quelconque des autres actes énumérés à l’article III. De fait, certains
organes des Nations Unies, dont l’Assemblée générale, le Conseil des
droits de l’homme et le bureau du haut-commissaire
des Nations Unies
pour les droits de l’homme, sont prêts à agir ; ils interviennent d’ailleurs
déjà en l’espèce pour veiller à ce que soit assurée la prévention des actes
prohibés par la convention sur le génocide et, si de tels actes se sont produits,
à ce que leurs auteurs soient traduits en justice. A cet égard, c’est au
système de justice pénale de l’Etat concerné qu’incombe la responsabilité
principale.
8. Les arguments du Myanmar sur ce point reflètent les règles existantes
du droit international, lex lata, sur la responsabilité de l’Etat telles
que codifiées par la Commission du droit international (ci-
après la
« CDI ») ; au regard des règles relatives à la responsabilité de l’Etat, c’est
l’Etat lésé, qui est spécialement affecté par les violations alléguées, qui a
qualité pour invoquer la responsabilité d’un autre Etat devant la Cour.
La position exprimée par celle-
ci dans la présente ordonnance, bien que
provisoire, remettrait en cause l’article 48 des articles de la CDI sur la
responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite. La question
de la portée que peut avoir concrètement cette interprétation involontaire
de la convention reste posée, puisque ses répercussions sur le droit international
général et la pratique des Etats iraient sans doute bien au‑delà de
la présente espèce.
9. En dépit des réserves que j’ai exposées ci-
dessus,
je souscris à l’indication
des mesures conservatoires énoncées dans la présente ordonnance,
et ce, pour les raisons suivantes. Premièrement, les deux rapports de la
mission internationale indépendante d’établissement des faits des
35 application of the genocide convention (sep. op. xue)
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issued in 2018 and 2019 respectively, reveal, even prima facie, that there
were serious violations of human rights and international humanitarian
law against the Rohingya and other ethnic minorities in Rakhine State of
Myanmar, particularly during the “clearance operations” carried out
in 2016 and 2017. Although at this stage, the Court could not, and rightly
need not, ascertain the facts, the weight of the said reports cannot be
ignored. In other words, the human rights situation in Myanmar deserves
serious attention from the Court. Considering the gravity and scale of the
alleged offences, measures to ensure that Myanmar, as a State party to
the Genocide Convention, observe its international obligations under the
Convention, especially the obligation to prevent genocide, should not be
deemed unwarranted under the circumstances.
10. Secondly, during the oral proceedings, Myanmar acknowledged
that during their military operations, there may have been excessive use
of force and violations of human rights and international humanitarian
law in Rakhine State and there may also have been failures to prevent
civilians from looting or destroying property after fighting or in abandoned
villages. Whether any criminal offences were committed during
that period, and if so, what offences were committed, have to be determined
in the course of criminal justice process and, whether such acts
constitute breaches of the Genocide Convention in the present case is a
matter that should be dealt with on the merits, if the case proceeds to that
stage. However, as internal armed conflicts in Rakhine State may erupt
again, the provisional measures as indicated by the Court would, in my
view, enhance the control of the situation.
11. Lastly, it is apparent that the Rohingya as a group remain vulnerable
under the present conditions. With more than 740,000 people
displaced
from their homeland, the situation demands preventive measures.
12. In light of the foregoing considerations, I concur with the indication
of the provisional measures. As the Court reaffirms in the Order,
“the decision given in the present proceedings in no way prejudges the
question of the jurisdiction of the Court to deal with the merits of the
case or any questions relating to the admissibility of the Application or to
the merits themselves” (Order, para. 85). The issues I have raised in this
opinion should be further considered in due course.
(Signed) Xue Hanqin.
application de convention génocide (op. ind. xue) 35
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Nations Unies sur le Myanmar, publiés en 2018 et 2019, respectivement,
révèlent, même prima facie, que de graves violations des droits de l’homme
et du droit international humanitaire ont été commises contre les
Rohingya et d’autres minorités ethniques dans l’Etat rakhine du Myanmar,
notamment au cours des « opérations de nettoyage » menées en 2016
et 2017. Même si, à ce stade, la Cour ne pouvait procéder à l’établissement
des faits, et n’avait effectivement pas à le faire, la portée desdits
rapports ne pouvait être ignorée. Autrement dit, la situation des droits de
l’homme au Myanmar méritait que la Cour y portât toute son attention.
Compte tenu de la gravité et de l’ampleur des actes qui auraient été commis,
des mesures visant à s’assurer que le Myanmar, en tant qu’Etat partie
à la convention sur le génocide, respecte ses obligations internationales
au titre de cet instrument et, en particulier, celle de prévenir le génocide,
ne sauraient être considérées comme injustifiées dans les circonstances de
l’espèce.
10. Deuxièmement, le Myanmar a reconnu à l’audience que, pendant
les opérations militaires qu’il a menées, il pouvait y avoir eu un recours
excessif à la force, que des violations des droits de l’homme et du droit
international humanitaire avaient pu être commises dans l’Etat rakhine et
qu’il était également possible que des actes de pillage et de destruction de
biens par des civils après des combats ou dans des villages abandonnés
n’aient pas été empêchés. Les questions de savoir si des infractions pénales
ont été commises au cours de cette période et, le cas échéant, quelles
infractions l’ont été, doivent être tranchées dans le cadre de procédures
judiciaires pénales ; quant au point de savoir si ces actes constituent des
violations de la convention sur le génocide en la présente espèce, il doit
être examiné au fond dans l’hypothèse où celle-
ci se poursuivrait jusqu’à
cette phase. Des conflits armés internes risquant d’éclater de nouveau
dans l’Etat rakhine, les mesures conservatoires que la Cour a indiquées
devraient toutefois, selon moi, permettre de mieux contrôler la situation.
11. Enfin, il est manifeste que les Rohingya en tant que groupe
demeurent vulnérables dans les circonstances actuelles. Avec plus de
740 000 personnes déplacées de leur pays, la situation exigeait des mesures
préventives.
12. Au vu des considérations qui précèdent, je souscris à l’indication
des mesures conservatoires énoncées dans la présente ordonnance. Ainsi
que la Cour l’a réaffirmé, « la décision rendue en la présente procédure ne
préjuge en rien la question de sa compétence pour connaître du fond de
l’affaire, ni aucune question relative à la recevabilité de la requête ou au
fond lui-
même » (ordonnance, par. 85). Les points que j’ai soulevés dans
cet exposé de mon opinion individuelle devront être examinés de manière
plus approfondie le moment venu.
(Signé) Xue Hanqin.

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Opinion individuelle de Mme la vice-présidente Xue

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