Opinion individuelle de M. le juge Robinson

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169-20190225-ADV-01-09-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE ROBINSON
[Traduction]
Droit à l’autodétermination en droit international coutumier — Importance des résolutions de l’Assemblée générale adoptées avant 1960 dans le développement du droit à l’autodétermination en tant que règle de droit international coutumier — Rôle de la déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux (résolution 1514 (XV)) dans le développement du droit à l’autodétermination en tant que règle de droit international coutumier  Le présumé consentement au détachement de l’archipel des Chagos était-il l’expression libre et authentique de la volonté de la population de Maurice, y compris des Chagossiens ? — Droit à l’autodétermination en tant que norme du jus cogens — Nécessité de trouver une solution pour remédier au sort des Chagossiens.
1. J’ai voté en faveur de toutes les conclusions du dispositif de l’avis de la Cour. La présente opinion individuelle vise à traiter de questions qui n’ont pas été examinées dans l’avis consultatif de la Cour ou sur lesquelles la Cour n’a pas, à mon avis, assez insisté ou qu’elle n’a pas suffisamment clarifiées ou développées.
2. La première partie sera consacrée à une analyse des résolutions de l’Assemblée générale pour la période de 1950 à 1957 et de la déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux (ci-après dénommée la «résolution 1514») en vue de démontrer les incidences qu’elles ont eues sur le développement du droit à l’autodétermination en tant que règle de droit international coutumier. La deuxième partie traitera du caractère de «norme du jus cogens» reconnu au droit à l’autodétermination. La troisième partie examinera la question du «consentement» de Maurice au détachement en tenant compte de l’exigence selon laquelle la décolonisation doit être l’expression libre et authentique de la volonté de la population concernée. La quatrième partie sera consacrée à la situation des Chagossiens.
INTRODUCTION
3. La présente procédure donne un aperçu des rouages classiques d’un système politique et économique — le colonialisme européen — qui a laissé dans son sillage plus de morts, de blessés, de souffrances et d’injustices que toute autre idéologie dans l’histoire de l’humanité. Mais la dignité fondamentale de l’être humain a ressurgi et s’est manifestée par l’épanouissement et la maturation d’un droit fondé sur le respect de la valeur et de la dignité inhérentes à la personne humaine. Ce droit à l’autodétermination et à l’indépendance a permis d’affranchir plus du tiers de la population mondiale du joug que le colonialisme faisait peser sur presque tous les continents.
PREMIÈRE PARTIE RÉSOLUTIONS ADOPTÉES PAR L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE AU COURS DE LA PÉRIODE DE 1950 À 1957 ET RÉSOLUTION 1514
Résolutions adoptées par l’Assemblée générale au cours de la période de 1950 à 1957
4. Entre 1950 et 1957, l’Assemblée générale s’est penchée à plusieurs reprises sur la question du droit à l’autodétermination. L’avis consultatif n’a pas suffisamment traité de
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l’importance de ces résolutions et de leur contribution au développement du droit à l’autodétermination en tant que règle de droit international coutumier.
5. Un des aspects importants de l’historique de l’évolution du droit à l’autodétermination en tant que règle de droit international coutumier est le fait que les Nations Unies l’ont toujours clairement considéré comme un droit fondamental de l’homme. Ainsi, la première série de résolutions adoptées par les Nations Unies sur ce sujet concernait l’inclusion d’un article sur le droit à l’autodétermination dans les projets de Pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme. L’importance de cette approche réside dans le fait que ce droit repose sur les mêmes fondements que tous les autres droits fondamentaux de l’homme, à savoir le respect de la dignité et de la valeur inhérentes à la personne humaine.
6. La résolution 421 (V) de 1950 invitait la Commission des droits de l’homme à «étudier les voies et moyens de garantir aux peuples et aux nations le droit de disposer d’eux-mêmes». La section D de la résolution, qui était expressément consacrée à cette étude, a été adoptée par 30 voix contre 9, avec 13 abstentions.
7. Dans le préambule de la résolution 545 (VI) de 1952, l’Assemblée générale reconnaissait que le droit des peuples et des nations à disposer d’eux-mêmes était un droit fondamental de l’homme et décidait de faire figurer dans les projets de Pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme un article sur ce droit rédigé dans les termes suivants : «Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes». Le préambule a été adopté par 41 voix contre 7, avec 2 abstentions. L’article à insérer dans le futur Pacte a été adopté par 36 voix contre 11, avec 12 abstentions.
8. En 1952, lors de sa septième session, l’Assemblée générale a adopté la résolution 637 A (VII), qui déclarait dans son préambule que le droit des peuples et des nations à disposer d’eux-mêmes était «une condition préalable de la jouissance de tous les droits fondamentaux de l’homme». Elle exhortait les Etats Membres à «reconnaître et favoriser la réalisation, en ce qui concerne les populations des territoires non autonomes et des Territoires sous tutelle placés sous leur administration, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes». Elle affirmait également que la volonté librement exprimée des populations devait être «déterminée par voie de plébiscite ou d’autres moyens démocratiques reconnus, de préférence sous l’égide des Nations Unies». La résolution 637 A (VII) a été adoptée par 40 voix contre 14, avec 6 abstentions. De plus, dans sa résolution 637 C (VII), l’Assemblée a invité la Commission des droits de l’homme à préparer des recommandations concernant le respect international du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. La résolution 637 C (VII) a été adoptée par 42 voix contre 7, avec 8 abstentions.
9. En 1953, l’Assemblée générale a adopté la résolution 738 (VIII), dans laquelle elle a «invit[é] la Commission des droits de l’homme à formuler des recommandations concernant le respect, sur le plan international, du droit des peuples et des nations à disposer d’eux-mêmes». La résolution a été adoptée par 43 voix contre 9, avec 5 abstentions.
10. En 1954, dans la résolution 837 (IX), l’Assemblée générale a fait monter d’un cran la pression exercée sur la Commission des droits de l’homme en lui demandant «d’achever l’élaboration de ses recommandations touchant le respect, sur le plan international, du droit des peuples et des nations à disposer d’eux-mêmes, y compris des recommandations concernant leur souveraineté permanente sur leurs richesses et leurs ressources naturelles». Cette résolution a été adoptée par 41 voix contre 11, avec 3 abstentions.
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11. Fait notable, dès 1955, le Secrétariat des Nations Unies disait ceci : l’Assemblée générale «a déjà reconnu le droit des peuples et des nations à disposer d’eux-mêmes ; il y a donc lieu maintenant de rédiger un article pertinent par lequel les Etats s’imposeraient l’obligation solennelle de favoriser et de respecter l’exercice de ce droit»1.
12. En 1955, la Troisième Commission de l’Assemblée générale a adopté une disposition dont le libellé devait être repris dans les deux projets de Pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme et qui reconnaissait que «tous les peuples [avaient] le droit de disposer d’eux-mêmes». Il convient de signaler ici une différence entre la version anglaise de cette disposition («All peoples have the right of self-determination» et sa version antérieure contenue dans la résolution 545 (VI) de 1952 («All peoples shall have the right to self-determination»)2. Il ressort du texte de la résolution de 1955 que celle-ci est déclaratoire d’un droit existant. Cette disposition précisait par ailleurs que tous «les Etats, y compris ceux qui sont chargés de l’administration de territoires non autonomes, ... [étaient] tenus de contribuer à assurer l’exercice de ce droit». Les comptes rendus officiels de la Troisième Commission révèlent des différences marquées dans la position des Etats qui appuyaient le droit à la libre disposition et son insertion dans les deux projets de Pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme, et ceux, en particulier les puissances coloniales, qui s’opposaient à cette idée.
13. La résolution la plus importante adoptée au cours de cette période, et certainement celle qui a récolté le plus grand nombre d’appuis, est sans doute la résolution 1188 (XII) du 11 décembre 1957. Par cette résolution, adoptée par 65 voix contre zéro avec 13 abstentions, l’Assemblée générale réaffirmait que : «les Etats Membres, dans leurs relations mutuelles, [devaient avoir] dûment égard au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes».
14. Ainsi, entre 1950 et 1957, l’Assemblée générale a adopté huit résolutions sur le droit des peuples et des nations à l’autodétermination et à l’indépendance. Chaque résolution a été adoptée à la majorité des voix des membres de l’Organisation des Nations Unies. Les archives révèlent, sauf pour une année, une tendance à la hausse des voix favorables aux résolutions. D’une manière générale, les résolutions appellent les Etats à respecter et à mettre en oeuvre le droit à l’autodétermination, notamment par l’inclusion d’un article sur ce droit dans les deux projets de Pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme. La période de sept ans qui s’est écoulée entre 1950 et 1957 s’est terminée par l’adoption d’une résolution, sans vote négatif, appelant les Etats à respecter le droit à l’autodétermination.
15. On peut constater à la lecture des résolutions une volonté ferme de l’Assemblée générale de proclamer l’existence du droit à l’autodétermination et de s’assurer que les puissances coloniales prennent conscience de leur obligation de respecter ce droit. Un aspect intéressant des débats qui ont été tenus au cours de cette période de sept ans est le fait qu’on a reconnu que le droit à l’autodétermination était un droit de l’homme et que l’on ne pouvait en faire l’économie si l’on voulait garantir la pleine jouissance de tous les droits de l’homme. Parallèlement, les Etats qui agissaient en faveur du droit à l’autodétermination, sans doute inspirés par le principe fondamental énoncé à l’article 1, paragraphe 2, de la Charte des Nations Unies, ont vu un lien étroit entre l’autodétermination des peuples et l’établissement de relations amicales entre nations. Cet article, de même que l’article 55 de la Charte, montre que celle-ci considérait que le développement de relations amicales entre tous les pays reposait entre autres sur l’autodétermination.
1 Nations Unies, Assemblée générale, dixième session : Commentaire sur les projets de pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme, doc. A/2929A/2929 (1er juillet 1955), chap. IV, p. 43, par. 4.
2 Nations Unies, Assemblée générale, rapport de la Troisième Commission, projets de pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme, doc. A/3077 (8 décembre 1955).
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16. L’Assemblée générale n’a cessé d’accorder une grande importance au renforcement du droit à l’autodétermination. Les résolutions adoptées au cours de cette période de sept ans ont redonné confiance aux peuples qui étaient sous domination coloniale. Entre 1957 et 1960, et avant l’adoption de la résolution 1514 le 20 décembre 1960, 18 pays sous domination coloniale ont accédé à l’indépendance.
17. Il est permis d’affirmer que l’analyse de la multitude de résolutions adoptées par l’Assemblée générale au cours de la période de sept ans qui s’est écoulée entre 1950 et 1957 montre que la pratique des Etats et l’opinio juris se sont conjugués pour faire du droit à l’autodétermination une règle de droit international en 1957 et que, par conséquent, lorsque ces 18 pays — tous africains sauf un — ont acquis leur indépendance, ils l’ont obtenue en vertu du droit international en vigueur à l’époque. Prenant la parole devant le Parlement sud-africain en février 1960, le premier ministre britannique, sir Harold MacMillan, déclarait ce qui suit au sujet de la montée de l’indépendance africaine : «Le vent du changement souffle sur tout le continent. Que cela nous plaise ou non, cette prise de conscience nationale est un fait politique que nous devons accepter comme tel et notre politique nationale doit en tenir compte3». Sir Harold, dans ce discours célèbre, prédisait avec justesse que ce mouvement vers l’indépendance qui ne cessait de prendre de l’ampleur — en partie sans doute en raison des travaux de l’Assemblée générale — allait conduire à l’indépendance de dizaines de pays africains. Seulement en septembre 1960, 15 pays sont devenus indépendants.
Résolution 1514 (XV) Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux
18. Le droit à l’autodétermination, dont les balbutiements remontent au Pacte de la Ligue des Nations, et qui a connu un développement constant de 1945 à 1950, a fait l’objet d’une croissance très rapide de 1950 à 1957, pour atteindre son apogée avec l’adoption de la résolution historique 1514 du 20 décembre 19604. La résolution 1514 et la résolution 2625 de 1970, déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats, conformément à la Charte des Nations Unies (ci-après dénommée la «déclaration sur les relations amicales») figurent parmi les plus grandes réalisations des Nations Unies, et leur adoption à un stade aussi précoce de la vie des Nations Unies montre une sensibilité admirable de cette organisation aux questions mondiales concernant l’égalité, la justice, le développement et la paix. Elles reflètent toutes les deux le droit international coutumier. Aujourd’hui, l’Organisation des Nations Unies compte 193 membres, dont la moitié environ peuvent établir avec certitude que leur indépendance découle des droits et obligations consacrés par la résolution 1514.
19. Je vais maintenant formuler quelques brèves observations au sujet de la résolution 1514.
Préambule
20. Dans le tout dernier alinéa du préambule, peut-être le plus important, l’Assemblée générale «[p]roclame solennellement la nécessité de mettre rapidement et inconditionnellement fin
3 Souvenir de la visite de M. Harold Macmillan, premier ministre du Royaume-Uni aux chambres du Parlement, Le Cap, le mercredi 3 février 1960, p. 5-14 (avec vote de remerciements de Verwoerd, p. 15-17) (Le Cap, Cape Times, 1960).
4 Résolution 1514 (XV), déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux (adoptée le 20 décembre 1960).
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au colonialisme sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations». Le colonialisme européen, qui existait depuis plus de 400 ans, s’était traduit par des inégalités, la privation de la liberté, des souffrances humaines indicibles, des pertes incommensurables en vies humaines et, de manière générale, des violations flagrantes des droits fondamentaux en Afrique, en Asie, en Amérique et aux Caraïbes. Ce préambule indique clairement que l’Organisation des Nations Unies était résolue à exiger que le colonialisme en tant que système politique et économique prenne fin le plus rapidement possible.
21. Voici quelques brèves observations au sujet du dispositif de la résolution 1514 :
Paragraphe 1
«La sujétion des peuples à une subjugation, à une domination et à une exploitation étrangères constitue un déni des droits fondamentaux de l’homme, est contraire à la Charte des Nations Unies et compromet la cause de la paix et de la coopération mondiales.»
22. En 1955, 29 pays d’Afrique et d’Asie se sont réunis à Bandung, en Indonésie, pour discuter du colonialisme occidental et d’autres questions connexes. Le paragraphe 1 de la résolution 1514 reprend textuellement le paragraphe 1 b) du communiqué final de cette conférence5.
23. Peu d’attention a été accordée en l’espèce à ce paragraphe, qui était rédigé en faveur des peuples dépendants. A l’audience, un seul participant s’est exprimé à ce sujet. Ce paragraphe revêt toutefois selon moi une importance capitale si l’on veut comprendre l’objet de la résolution 1514. La subjugation, la domination et l’exploitation étrangères sont les caractéristiques classiques du colonialisme. Dans ce paragraphe, la résolution 1514 résume bien les horreurs du colonialisme. L’exploitation est l’épicentre du colonialisme. Le colonialisme était un système de gouvernance politique et économique qui se caractérisait par l’exploitation systématique des populations locales ; lorsqu’il était jumelé à l’esclavage des personnes d’ascendance africaine, comme ce fut le cas à Maurice pendant plus d’une centaine d’années, et en Amérique du Nord, du Sud et dans les Caraïbes durant des siècles, son côté sombre était révélé au grand jour. En 1753, la Jamaïque était la colonie la plus prospère de la Grande-Bretagne. Le Jamaïcain blanc moyen était 52,3 fois plus riche que la personne blanche moyenne en Angleterre et au Pays de Galles6. Cette apparente disparité s’expliquait par l’exploitation sauvage des populations locales au moyen de l’esclavage, la béquille économique du colonialisme.
24. Le paragraphe 1 permet de comprendre la raison d’être de la résolution 1514, qui doit être interprétée dans ce contexte. Trois des caractéristiques de la sujétion des peuples à une subjugation, une domination et une exploitation étrangères y sont mentionnées. Il est dit tout
5 Communiqué final de la conférence Asie-Afrique de Bandung (24 avril 1955).
6 Burnard, Trevor Mastery, Tyranny and Desire: Thomas Thistlewood and His Slaves in the Anglo-Jamaican World, University of North Carolina Press (2004), p. 15, p. 104. Thomas Thistlewood était un Anglais venu en Jamaïque pour faire fortune. Après avoir travaillé dans plusieurs plantations de canne à sucre, il avait fini par en acquérir une. Il tenait un journal dans lequel il avait consigné ses activités quotidiennes pendant toute sa vie en Jamaïque. Son châtiment préféré pour punir un esclave qui tentait de s’enfuir était de contraindre un autre esclave à déféquer dans la bouche du fugueur, qui était ensuite bâillonné pendant quatre ou cinq heures. Voilà un exemple de ce que l’on entend par subjugation et domination étrangères, tolérées et légitimées par les systèmes politiques, économiques et juridiques établis par le colonialisme. Voir également Douglas Hall, in Miserable Slavery : Thomas Thistlewood in Jamaica, 1750-86, University of the West Indies Press, 1999.
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d’abord que la sujétion constitue un déni des droits fondamentaux de l’homme. La sujétion est donc un déni des droits existants en droit international coutumier, dont certains ont un caractère impératif. Ce paragraphe souligne le lien qui existe entre le droit à la libre détermination et la jouissance des droits de l’homme, lien sur lequel insistaient également les résolutions adoptées au cours de la période de sept ans écoulée entre 1950 et 1957. Le colonialisme, envisagé sous l’angle de la résolution 1514, constitue une violation du droit international coutumier. Deuxièmement, la sujétion des peuples à une subjugation, une domination et une exploitation étrangères est contraire à la Charte et plus particulièrement aux buts et aux principes de la Charte. Troisièmement, elle constitue un obstacle à la promotion de la paix et de la coopération dans le monde. Là encore, les principes énoncés à l’article 1 de la Charte concernent le maintien de la paix et la réalisation de la coopération internationale. En résumé, il est dit dans ce paragraphe que le colonialisme est contraire au droit international.
25. Selon ce qu’envisage la résolution 1514, les trois caractéristiques classiques du colonialisme — la subjugation, la domination et l’exploitation étrangères — doivent être éliminées par l’exercice du droit à l’autodétermination.
Paragraphe 2
«Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel.»
26. Aussi important que soit le paragraphe 1, le paragraphe 2 est le pilier central sur lequel repose l’ensemble de la résolution. C’est lui qui donne un sens à tous les autres paragraphes. En particulier, les torts mentionnés au paragraphe 1 doivent être redressés par l’exercice du droit de libre détermination, proclamé et défini par ce paragraphe, qui aurait pu facilement venir en premier lieu.
27. Ce paragraphe s’applique en faveur des peuples dépendants et doit être interprété à la lumière des diverses résolutions de l’Assemblée générale qui ont incité la Commission des droits de l’homme à insérer dans les deux projets de Pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme une disposition sur le droit à la libre détermination. Le libellé de la version anglaise de ce paragraphe est semblable à celui recommandé par la Troisième Commission à l’Assemblée générale en 1955 et diffère de celui de la version anglaise de la résolution de 1952, qui disposait : «All peoples shall have the right to self-determination»). Le paragraphe 2 est déclaratoire d’un droit existant. Une caractéristique importante de ce paragraphe est le fait qu’il précise ce qu’il faut entendre par «libre détermination» : la libre détermination s’exprime par la liberté des peuples de choisir leur statut politique. Il établit donc la norme au regard de laquelle la transition du statut colonial à l’indépendance doit être mesurée. Pour être légale, la libre détermination doit être conforme à l’expression libre et authentique de la volonté des peuples quant à leur statut politique.
Paragraphe 3
«Le manque de préparation dans les domaines politique, économique ou social ou dans celui de l’enseignement ne doit jamais être pris comme prétexte pour retarder l’indépendance.»
28. Ce paragraphe énonce clairement que le manque de préparation ne doit pas être invoqué comme prétexte pour retarder l’exercice du droit de libre détermination, qui se manifeste par le
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droit de tous les peuples de déterminer librement leur statut politique. Ce paragraphe s’attaque directement aux agissements des puissances coloniales. Il s’inscrit dans le contexte de l’habitude des puissances coloniales de prétexter le manque de préparation pour retarder l’indépendance. Les administrations coloniales répétaient ad nauseam que les peuples dépendants ne pouvaient accéder à l’indépendance qu’après avoir franchi une série d’étapes constitutionnelles préparatoires, dont la dernière était habituellement l’autonomie interne. L’étapisme, s’agissant de l’exercice du droit des peuples dépendants à l’indépendance par la libre expression de leur volonté, était une caractéristique fondamentale du colonialisme. Il a été interdit par la résolution 1514. Il existe un lien subtil entre ce paragraphe et l’alinéa b) de l’article 73 b) de la Charte, qui charge les puissances administrantes d’aider les territoires non autonomes «dans le développement progressif de leurs libres institutions politiques, dans la mesure appropriée aux conditions particulières de chaque territoire et de ses populations et à leurs degrés variables de développement». Cette adhésion à l’étapisme, qui était peut-être justifiée en 1945, est rejetée par la résolution 1514. Le chemin parcouru entre 1945 et 1960 est remarquable.
Paragraphe 4
«Il sera mis fin à toute action armée et à toutes mesures de répression, de quelque sorte qu’elles soient, dirigées contre les peuples dépendants, pour permettre à ces peuples d’exercer pacifiquement et librement leur droit à l’indépendance complète, et l’intégrité de leur territoire national sera respectée.»
29. Ce paragraphe montre que l’Assemblée générale était sensible au déséquilibre des rapports de force entre les administrations coloniales et les peuples dépendants. Encore une fois, on s’attaque directement aux comportements des puissances coloniales. Ce paragraphe est très direct dans la façon dont il oblige les puissances coloniales à cesser de recourir à des mesures de répression visant à empêcher les peuples dépendants d’exercer leur droit à l’autodétermination et à l’indépendance. Il est important de noter qu’il dit aussi aux puissances coloniales qu’elles doivent respecter l’intégrité du territoire national des peuples dépendants.
Paragraphe 5
«Des mesures immédiates seront prises, dans les territoires sous tutelle, les territoires non autonomes et tous autres territoires qui n’ont pas encore accédé à l’indépendance, pour transférer tous pouvoirs aux peuples de ces territoires, sans aucune condition ni réserve, conformément à leur volonté et à leurs voeux librement exprimés, sans aucune distinction de race, de croyance ou de couleur, afin de leur permettre de jouir d’une indépendance et d’une liberté complètes.»
30. A l’instar des deux paragraphes précédents, ce paragraphe s’adresse aux puissances coloniales. Il exige des Etats coloniaux qu’ils transfèrent tous les pouvoirs aux peuples colonisés conformément à la volonté librement exprimée de ceux-ci afin de leur permettre de devenir libres et indépendants. Cette disposition est très pertinente en l’espèce. Elle comporte un aspect temporel en ce sens qu’elle exige que les puissances coloniales prennent des mesures immédiates pour y parvenir.
31. Lorsqu’on interprète ce paragraphe en corrélation avec le paragraphe 7, qui oblige tous les Etats à observer fidèlement et strictement les dispositions de la déclaration, il devient évident que l’accession des peuples colonisés à l’indépendance ne résulte pas d’un don consenti par l’Etat colonial. L’indépendance est plutôt le résultat de l’exécution par l’Etat colonisateur d’une
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obligation que lui impose le droit international. Il ressort aussi clairement de ce paragraphe, ainsi que du paragraphe 2, que la base du transfert du pouvoir du colonisateur vers le colonisé est la volonté librement exprimée du peuple concerné. C’est ce qu’a dit la Cour dans l’affaire du Sahara occidental lorsqu’elle a jugé, en interprétant les paragraphes 2 et 5, que «l’application du droit à l’autodétermination suppose l’expression libre et authentique de la volonté des peuples intéressés»7. Les mesures prises par une puissance coloniale qui ont pour effet de bloquer l’accession à l’indépendance d’un peuple sous domination coloniale conformément à l’expression libre et authentique de la volonté du peuple concerné sont illégales. Toutefois, la volonté librement exprimée des peuples dépendants n’est pas seulement un critère permettant de mesurer la légalité de l’application du droit à l’autodétermination ; c’est aussi le fondement de l’exercice de ce droit, en ce sens qu’elle exige, lorsque les peuples coloniaux, par leur volonté librement exprimée, revendiquent l’autodétermination et l’indépendance, que les autorités coloniales leur transfèrent sans délai le pouvoir.
Paragraphe 6
«Toute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations Unies.»
32. Ce paragraphe s’adresse lui aussi aux puissances coloniales. Il traite de l’importante question de l’intégrité du territoire national des peuples dépendants. L’intégrité territoriale est abordée à quatre reprises dans la résolution 1514. Le dernier alinéa du préambule parle du droit inaliénable que tous les peuples ont à l’intégrité de leur territoire national. Le quatrième paragraphe exige que les Etats coloniaux respectent l’intégrité du territoire national des peuples dépendants. Le paragraphe 6 va plus loin en déclarant que toute tentative d’une puissance administrante visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et principes de la Charte. Ce paragraphe renferme une déclaration très grave et solennelle. La quatrième mention de l’intégrité territoriale se trouve au paragraphe 7, qui appelle au respect des droits souverains de tous les peuples et de leur intégrité territoriale. La pertinence de ce paragraphe en l’espèce tient au fait qu’il définit le droit à l’autodétermination des peuples coloniaux par référence à l’ensemble de leur territoire.
33. L’intégrité territoriale est présentée dans ce paragraphe et ailleurs comme un élément essentiel du droit à l’autodétermination. La résolution 1514 mentionne la Charte à trois reprises, à savoir aux paragraphes 1, 6 et 7. Des trois, le paragraphe 6 est le seul qui parle directement d’incompatibilité avec les buts et principes de la Charte. Etant donné que ces buts et principes sont généralement reconnus comme reflétant le droit international coutumier et que, pour certains, ils incarnent les normes du jus cogens, la résolution 1514 place la violation du respect de l’intégrité territoriale des peuples dépendants au sommet de la hiérarchie du droit international.
34. Le Royaume-Uni soutient qu’il n’existait aucun droit à l’autodétermination en droit international coutumier jusqu’à l’adoption, en 1970, de la déclaration sur les relations amicales, qui, comme il le reconnaît, reflète le droit international coutumier. Il souligne que la déclaration sur les relations amicales a été adoptée par consensus après six ans de négociations et qu’elle a par conséquent été étudiée plus soigneusement que la résolution 1514, laquelle a été adoptée dans un délai plus court. Il affirme aussi qu’il y a une différence marquée entre le paragraphe 6 de la résolution 1514 et le paragraphe 7 de la déclaration sur les relations amicales. Le Royaume-Uni signale qu’alors que le premier parle de l’intégrité territoriale d’un «pays», le paragraphe 7 parle de
7 Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 32, par. 55.
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l’intégrité territoriale ou [de] l’unité politique de tout Etat souverain et indépendant. Le Royaume-Uni soutient en conséquence que le droit international coutumier protège l’intégrité territoriale des Etats souverains et non l’intégrité territoriale d’un territoire non encore indépendant. Il n’y a toutefois rien d’étonnant à ce que la résolution 2625 mentionne les Etats alors que la résolution 1514 n’en parle pas. Il en est ainsi parce que la résolution 1514 porte exclusivement sur les droits des peuples coloniaux à l’autodétermination et à l’indépendance, alors que la résolution 2625 a pour objet les droits et devoirs des Etats souverains. En tout état de cause, bien que la résolution 2625 ne s’intéresse pas aux peuples coloniaux, le 14e alinéa de son préambule traite de leur situation dans les termes suivants :«Convaincue en conséquence que toute tentative visant à rompre partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un Etat ou d’un pays ou à porter atteinte à son indépendance politique est incompatible avec les buts et les principes de la Charte.» Cette disposition reprend le paragraphe 6 de la résolution 1514, à cette différence près qu’elle mentionne non seulement l’intégrité territoriale des pays, mais aussi celle des Etats. Il est dit très clairement que le droit à l’autodétermination a une dimension territoriale que les puissances coloniales sont tenues de respecter. Le droit à l’autodétermination des peuples coloniaux est défini par référence à l’intégralité de leur territoire.
Paragraphe 7
«Tous les Etats doivent observer fidèlement et strictement les dispositions de la Charte des Nations Unies, de la Déclaration universelle des droits de l’homme et de la présente déclaration sur la base de l’égalité, de la non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats et du respect des droits souverains et de l’intégrité territoriale de tous les peuples.»
35. Ce paragraphe traite d’une obligation imposée à tous les Etats. Le caractère normatif et contraignant de la résolution 1514 ressort du libellé de ce paragraphe, qui exige de tous les Etats qu’ils observent «fidèlement et strictement» les dispositions de la résolution ainsi que celles de la Charte et de la Déclaration universelle des droits de l’homme. La résolution 1514 est en excellente compagnie, flanquée comme elle l’est de deux instruments d’une importance aussi fondamentale. Elle occupe le même rang élevé que ces deux instruments. Il ne fait aucun doute que la Déclaration universelle des droits de l’homme reflète le droit international coutumier. En élevant la résolution 1514 au même rang que la Déclaration universelle, l’Assemblée générale a clairement indiqué à la communauté internationale comment elle souhaitait que cette résolution soit perçue.
36. Si, de façon générale, la résolution 1514 s’adresse à l’ensemble de la communauté internationale, elle comporte certains paragraphes qui s’adressent directement aux puissances coloniales en précisant la nature de leurs obligations à l’égard des peuples dépendants ; d’autres paragraphes sont plus spécifiquement rédigés en faveur des peuples dépendants et indiquent les droits dont ils disposent dans leur parcours vers l’indépendance. Bien entendu, tous les paragraphes concernent directement à la fois les peuples dépendants et les puissances coloniales, ainsi que la communauté internationale dans son ensemble.
Nature de la résolution 1514 (XV) et droit à l’autodétermination en droit international coutumier
37. La résolution 1514 a été adoptée par 89 voix pour, aucune voix contre et 9 abstentions. Le fait que 89 Etats ont appuyé la résolution 1514 et qu’aucun Etat n’a voté contre n’est pas anodin lorsqu’on cherche à déterminer le statut juridique de cette résolution ; il faut y voir une preuve solide de l’acceptation par la communauté internationale non seulement de sa teneur, mais aussi de
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la valeur normative de ses dispositions. En fait, l’absence de vote négatif est une preuve convaincante de l’élément d’opinio juris nécessaire à la formation du droit international coutumier.
38. Dans l’avis consultatif sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires8, la Cour a conclu que, comme les résolutions en cause dans cette affaire avaient été adoptées avec un nombre non négligeable de voix contre et d’abstentions, elles n’établissaient pas l’existence de l’opinio juris nécessaire à la formation d’une règle en droit international coutumier. Cette conclusion ne s’applique absolument pas à la résolution 1514, qui n’a fait l’objet d’aucune voix contre et de relativement peu d’abstentions — seulement 9, soit environ 10 % du nombre total de voix. Après avoir fait observer que le nombre d’abstentions était relativement faible, Rosalyn Higgins, qui allait devenir plus tard Membre et présidente de la Cour, a conclu que la résolution devait être considérée comme l’expression de la volonté et des souhaits de tous les membres des Nations Unies9. Manifestement, à la fin de 1960, les puissances coloniales avaient reconnu que le mouvement des peuples coloniaux vers l’indépendance était devenu irréversible. Le vent du changement dont sir Harold MacMillan avait parlé dix mois auparavant était, à la fin de 1960, devenu un ouragan.
39. L’adoption de la résolution 1514 en décembre 1960 constitue un moment décisif dans le développement du droit à l’autodétermination, lequel avait commencé avant même l’adoption de la Charte en 1945.
40. La résolution 1514 exprime de manière solennelle un droit qui s’était développé dans le cadre du régime des mandats après la Première Guerre mondiale, qui avait été consacré au paragraphe 2 de l’article 1 de la Charte et qui avait été repris dans plusieurs résolutions de l’Assemblée générale entre 1950 et 1957. Ces résolutions ont joué un rôle important dans le développement de ce droit en tant que règle de droit international coutumier. Dans l’avis consultatif portant sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, la Cour déclare que «des résolutions successives peuvent illustrer l’évolution progressive de l’opinio juris nécessaire à l’établissement d’une règle nouvelle10». Il est permis de penser que les huit résolutions adoptées par l’Assemblée générale au cours de cette période de sept ans illustrent l’évolution de l’opinio juris nécessaire à l’établissement du droit à l’autodétermination en tant que règle de droit international coutumier, ainsi qu’une pratique générale suffisante pour satisfaire aux conditions requises pour conclure à l’existence d’une règle de droit international coutumier.
41. La principale différence entre la résolution 1514 et les résolutions adoptées avant 1960 réside dans le fait que ces dernières ne définissaient pas pleinement le droit à l’autodétermination. Il a fallu attendre l’adoption de la résolution 1514 pour connaître les paramètres exacts de ce droit. Il ne faut pas négliger pour autant la relation et les liens qui existent entre la résolution 1514 et ce groupe de résolutions. Le plus grand nombre de pays à avoir accédé à l’indépendance en une seule année l’ont fait en 1960, avant l’adoption de la résolution 1514, et ils ont obtenu leur indépendance grâce à ces huit résolutions. Ainsi, même si elles ne définissaient pas pleinement le droit à l’autodétermination, ces résolutions ont certainement jeté les bases qui ont permis d’atteindre l’objectif historique réalisé par la résolution 1514, qui a défini avec une clarté jusqu’alors jamais atteinte la teneur et la portée du droit à l’autodétermination. Au paragraphe 150 de l’avis consultatif, après avoir noté que 28 pays avaient accédé à l’indépendance dans les années 1960, la
8 Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 255, par. 71.
9 R. Higgins, The Development of International Law through Political Organs of the United Nations, Oxford University Press (OUP), 1963, p. 101.
10 Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 255, par. 70.
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Cour s’est dite d’avis qu’«il existe un lien manifeste entre la résolution 1514 (XV) et le processus de décolonisation qui a suivi son adoption». Il s’agit certainement d’une conclusion juste, mais, du même coup, ne serait-il pas tout aussi vrai qu’il existe un lien évident entre les huit résolutions et le fait que 18 pays ont accédé à l’indépendance avant l’adoption de la résolution 1514 ? Ce n’est pas parce qu’elles ne définissaient pas pleinement le droit à l’autodétermination que les résolutions antérieures à 1960 ne comportaient pas d’éléments normatifs. Ainsi, ces résolutions reconnaissaient que le droit à l’autodétermination constituait un droit fondamental de l’homme et le considéraient comme une «une condition préalable de la jouissance de tous les droits fondamentaux de l’homme». Elles exhortaient les Etats Membres à reconnaître et à favoriser la réalisation du droit à l’autodétermination des populations des territoires non autonomes. En outre, une de ces résolutions — sans aucun vote négatif et avec 13 abstentions — appelait les Etats à avoir dûment égard au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Vu ce qui précède, les résolutions antérieures à 1960 ne doivent pas être négligées, car elles comportent des éléments normatifs qui ont contribué à faire du droit à l’autodétermination une règle coutumière de droit international.
42. Même si l’on peut soutenir que le droit à l’autodétermination est devenu une règle de droit international coutumier en 1957, il serait sans doute plus prudent de conclure que ce droit s’est cristallisé en tant que règle du droit international coutumier en 1960 avec l’adoption de la résolution 1514. En 1963, Rosalyn Higgins estimait que la résolution 1514, «conjuguée à dix-sept années d’évolution de la pratique des organes de l’ONU, fournissait de nombreuses preuves qu’il existait maintenant, sur le plan juridique, un droit à l’autodétermination»11.
43. En 1966, l’Assemblée générale a adopté par consensus le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L’article premier commun aux deux Pactes dispose que : «[t]ous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes [en vertu de quoi] ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel». C’est le même libellé que celui employé dans la résolution 1514. Rédigé au présent, cet article est déclaratoire de droits existants en des termes très forts et percutants. D’ailleurs, tout le texte de la déclaration est rédigé en des termes clairs et non équivoques. Rosalyn Higgins saisit fort bien l’essence et l’esprit de la résolution lorsqu’elle écrit que le droit à l’autodétermination n’est pas considéré comme un droit qui s’appliquera un jour dans des circonstances indéfinies, mais bien comme un droit légalement exécutoire ici et maintenant12.
44. La question du rapport entre le droit à l’autodétermination dans le contexte de la décolonisation et son application plus large en dehors de ce cadre est abordée par la Cour au paragraphe 144. La Cour précise que son avis consultatif se limite au droit à l’autodétermination dans le contexte de la décolonisation. Toutefois, le fait que le droit à l’autodétermination énoncé au paragraphe 2 de la résolution 1514 figure dans les deux Pactes, et a fortiori à l’article premier des deux Pactes, témoigne de son importance non seulement comme droit fondamental de l’homme, mais aussi en tant que droit indispensable à l’exercice de tous les droits énoncés dans les deux Pactes en question. Lors de la rédaction des deux Pactes, certains pays, principalement des puissances coloniales occidentales, se sont opposés à l’insertion du droit à l’autodétermination dans les deux Pactes au motif qu’il s’agissait d’un droit collectif. Toutefois, à l’instigation d’autres pays, principalement de pays en voie de développement, ce droit a été inclus dans les deux Pactes au motif qu’il était indispensable à l’exercice des droits individuels y énoncés.
11 R. Higgins, op. cit., p. 104.
12 Ibid., p. 100.
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45. Le fait que le droit à l’autodétermination figure à l’article premier des deux Pactes internationaux, qui ont été largement ratifiés, renforce son développement en tant que droit fondamental de l’homme, et solidifie en fait le fondement de tous les autres droits de l’homme. Le droit à l’autodétermination qui sert les objectifs de la résolution 1514 — en l’occurrence, le droit de tous les peuples de choisir leur statut politique par la libre expression de leur volonté dans le contexte de la décolonisation — et le droit à l’autodétermination qui sert les objectifs des deux Pactes — à savoir le droit de chacun à la pleine jouissance des droits fondamentaux — ont un facteur en commun : la jouissance de tous les droits fondamentaux de l’homme. La réalisation des objectifs visés par ce facteur commun est rendue possible par l’existence d’un principe commun : le respect de la dignité et de la valeur inhérentes à la personne humaine.
46. Le développement du droit à l’autodétermination en tant que droit fondamental de l’homme s’inscrit dans le droit fil de l’importance accordée aux droits de l’homme individuels depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, ce qui constitue en soi le plus grand progrès accompli en droit international depuis 1945. Le droit à l’autodétermination se situe donc au coeur même de ce développement normatif remarquable. A ce propos, la Cour a déclaré que la résolution 1514 «a été la base du processus de décolonisation qui s’est traduit, depuis 1960, par la création de nombreux Etats»13.
47. En conclusion, la résolution 1514 est une déclaration dans laquelle on trouve une foule de normes et qui est riche de valeurs fondamentales pour la communauté internationale. Cette résolution recèle une force de libération et de justice aussi puissante que l’émancipation qui a suivi l’abolition de l’esclavage dans de nombreuses régions du monde dans les années 1830.
DEUXIÈME PARTIE NATURE DU DROIT À L’AUTODÉTERMINATION EN TANT QUE NORME DU JUS COGENS
48. La présente partie s’ouvre sur un examen de la jurisprudence de la Cour concernant le jus cogens afin de vérifier si elle peut nous être utile pour l’analyse de cette question. Nous examinerons ensuite la nature du droit à l’autodétermination en tant que norme du jus cogens du point de vue du droit des traités et du droit de la responsabilité de l’Etat.
49. Une caractéristique intéressante de l’avis consultatif de la Cour est qu’il ne formule aucun commentaire sur la question de la nature du droit à l’autodétermination en tant que norme du jus cogens, ce qui est remarquable si l’on considère qu’un grand nombre de participants à la procédure ont fait valoir que le droit à l’autodétermination était une norme du jus cogens. Bien que la Cour n’ait aucune obligation d’examiner tous les arguments soulevés au cours de l’instance dont elle est saisie, on aurait pu s’attendre à ce qu’elle s’attarde quelque peu sur cette question, compte tenu de l’importance évidente que tant de participants ont attachée à la qualification du droit à l’autodétermination en tant que norme du jus cogens. Dans son avis consultatif, la Cour se contente de reprendre la qualification qu’elle avait faite précédemment dans l’affaire concernant le Timor oriental, à savoir que le respect du droit à l’autodétermination est une obligation erga omnes.
50. Cette approche peut sembler pour certains un exemple de la réticence générale de la Cour à analyser à fond le concept du jus cogens. Toutefois, l’examen de sa jurisprudence montre que, dans le passé, la Cour a mentionné le jus cogens à de nombreuses reprises et s’est même prononcée
13 Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 32, par. 57.
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sur son application dans plusieurs affaires. A mon avis, la jurisprudence de la Cour, la pratique des Etats, l’opinio juris et la doctrine sont suffisantes pour qu’on puisse qualifier le droit à l’autodétermination de norme du jus cogens et pour justifier la conclusion qu’il avait ce caractère au cours de la période pertinente (1965-1968).
51. Avant d’entamer l’examen de la jurisprudence de la Cour en ce qui concerne le jus cogens, il est utile de commenter brièvement trois affaires ayant trait aux questions soulevées par la norme du jus cogens en l’espèce.
52. L’avis consultatif donné en 1951 dans l’affaire des Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide est cité ici parce que, bien qu’il ne traite pas explicitement du jus cogens, il renferme un passage qui a été interprété comme faisant ressortir les caractéristiques de cette norme. Voici ce passage :
«Les origines de la Convention révèlent l’intention des Nations Unies de condamner et de réprimer le génocide comme «un crime de droit des gens» impliquant le refus du droit à l’existence de groupes humains entiers, refus qui bouleverse la conscience humaine, inflige de grandes pertes à l’humanité, et qui est contraire à la fois à la loi morale et à l’esprit et aux fins des Nations Unies (résolution 96 (1) de l’Assemblée générale, 11 décembre 1946). Cette conception entraîne une première conséquence : les principes qui sont à la base de la Convention sont des principes reconnus par les nations civilisées comme obligeant les Etats même en dehors de tout lien conventionnel. Une deuxième conséquence est le caractère universel à la fois de la condamnation du génocide et de la coopération nécessaire «pour libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux» (préambule de la Convention).» …
Les fins d’une telle convention doivent également être retenues. La Convention a été manifestement adoptée dans un but purement humain et civilisateur. On ne peut même pas concevoir une convention qui offrirait à un plus haut degré ce double caractère, puisqu’elle vise d’une part à sauvegarder l’existence même de certains groupes humains, d’autre part à confirmer et à sanctionner les principes de morale les plus élémentaires. Dans une telle convention, les, Etats contractants n’ont pas d’intérêts propres ; ils ont seulement tous et chacun, un intérêt commun, celui de préserver les fins supérieures qui sont la raison d’être de la convention14.»
Cette affirmation comporte quatre propositions qui, comme nous le verrons plus loin, ont été jugées très pertinentes lorsqu’il s’agit de reconnaître l’existence d’une norme du jus cogens. Premièrement, le génocide est un crime qui choque la conscience de l’humanité. Deuxièmement, les principes à la base de la convention sur le génocide sont des principes reconnus comme obligeant tous les Etats, même en dehors de tout traité. Troisièmement, la condamnation du crime de génocide est universelle. Quatrièmement, la convention sur le génocide a un «but purement humain»15 , qui consacre «les principes de morale les plus élémentaires»16.
14 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23.
15 Ibid.
16 Ibid.
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53. En1966, dans les affaires concernant le Sud-Ouest africain17 la Cour a, par la voix prépondérante de son président, jugé que l’Ethiopie et le Libéria n’avaient pas qualité pour intenter une action contre l’Afrique du Sud pour violation par celle-ci des diverses dispositions du Pacte de la Société des Nations et des termes du mandat concernant cette région, notamment pour avoir pratiqué l’apartheid dans son administration du territoire du Sud-Ouest africain. Il n’est pas exagéré de dire qu’aucune décision de la Cour n’a fait l’objet d’autant de critiques que cet arrêt. James Crawford (devenu par la suite juge à la Cour internationale de justice), a qualifié ces critiques de «sévères et méritées»18.
54. Quatre ans plus tard, dans l’affaire relative à la Barcelona Traction, la Belgique intentait une action contre l’Espagne au titre de la protection diplomatique pour les pertes prétendument subies par les actionnaires belges de la Barcelona Traction Light and Power Company, qui avait été constituée au Canada et qui avait été déclarée en faillite par un tribunal en Espagne. La question centrale était de savoir si la Belgique avait qualité pour agir au nom des actionnaires belges. Dans un passage célèbre, la Cour explique la différence entre les obligations dans l’exécution desquelles tous les Etats ont un intérêt et celles dans l’exécution desquelles tous les Etats n’ont pas un intérêt. La Cour a conclu ce qui suit :
«Une distinction essentielle doit en particulier être établie entre les obligations des Etats envers la communauté internationale dans son ensemble et celles qui naissent vis-à-vis d’un autre Etat dans le cadre de la protection diplomatique. Par leur nature même, les premières concernent tous les Etats. Vu l’importance des droits en cause, tous les Etats peuvent être considérés comme ayant un intérêt juridique à ce que ces droits soient protégés; les obligations dont il s’agit sont des obligations erga omnes.
Ces obligations découlent par exemple, dans le droit international contemporain, de la mise hors la loi des actes d’agression et du génocide, mais aussi des principes et des règles concernant les droits fondamentaux de la personne humaine, y compris la protection contre la pratique de l’esclavage et la discrimination raciale. Certains droits de protection correspondants se sont intégrés au droit international général (Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23) ; d’autres sont conférés par des instruments internationaux de caractère universel ou quasi universel.»19
55. L’importance de l’affaire relative à la Barcelona Traction tient au fait qu’elle reconnaît que certains droits et obligations n’existent pas seulement au niveau bilatéral ou même multilatéral ; il existe en effet des droits et des obligations dont la protection et le respect présentent un intérêt juridique pour tous les Etats. A cet égard, la Cour a fait référence aux obligations erga omnes relatives aux «droits fondamentaux de la personne humaine». Elle cite également un passage de son avis consultatif dans l’affaire relative aux Réserves à la convention relative au crime de génocide20 (voir paragraphe 52 ci-dessus). Le passage précité signifie donc qu’il existe un intérêt public et communautaire plus large reconnu et protégé par le droit international. En fait, les exemples donnés par la Cour indiquent que la raison d’être des obligations erga omnes est la
17 Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 347.
18 2013 Dreamers of the Day: Australia and the International Court of Justice, Melbourne Journal of International Law, vol. 14, p. 537.
19 Barcelona Traction, Light and Power Company (Belgique c. Espagne), deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1970, p. 32, par. 33-34.
20Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23.
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protection des valeurs fondamentales de la communauté internationale, telles que celles relatives au respect de la dignité et de la valeur inhérentes à la personne humaine, à l’interdiction de l’agression et au génocide.
56. Pour de nombreux spécialistes, la Cour a formulé cette conclusion — qui n’était absolument pas nécessaire pour étayer son raisonnement dans cet arrêt — pour faire contrepoids à la décision qu’elle avait rendue en 1966 dans les affaires du Sud-Ouest africain et dans laquelle elle n’avait pas tenu compte des développements intervenus en droit international dans le domaine de la décolonisation et de façon plus générale, des intérêts communautaires plus larges. Selon James Crawford (devenu depuis juge à la Cour internationale de justice), la Cour s’excusait en fait de s’être trompée en 196621. D’aucuns ont avancé l’idée que, dans l’affaire Barcelona Traction la Cour souhaitait vivement aborder la question du jus cogens, mais s’est abstenue de le faire, introduisant plutôt le concept d’obligations erga omnes.
Jurisprudence de la Cour sur le jus cogens
57. Dans les affaires relatives au Plateau continental de la mer du Nord, la Cour a, en 1959, bien précisé qu’elle ne chercherait pas à aborder la question du jus cogens et encore moins à se prononcer sur ce sujet. Même s’il n’était pas nécessaire que la Cour se prononce sur l’application du jus cogens dans cette affaire, on peut déceler une certaine réticence de sa part à aborder la question du jus cogens qui, de l’avis de beaucoup, est devenue une caractéristique de son travail. Bien que les affaires relatives au Plateau continental de la mer du Nord aient été tranchées quelques mois avant l’adoption de la convention de Vienne sur le droit des traités (ci-après dénommé la «convention de Vienne»), la Cour connaissait sans aucun doute bien le rapport publié en 1966 de la Commission du droit international sur le droit des traités. Ce rapport comprenait un projet de convention sur le droit des traités, dont l’article 50 traitait du jus cogens.
58. Dans l’affaire relative aux Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, la Cour a abordé la question du jus cogens comme suit :
«La validité en droit coutumier du principe de la prohibition de l’emploi de la force exprimé à l’Article 2, paragraphe 4, de la Charte des Nations Unies trouve une autre confirmation dans le fait que les représentants des Etats le mentionnent souvent comme étant non seulement un principe de droit international coutumier, mais encore un principe fondamental ou essentiel de ce droit. Dans ses travaux de codification du droit des traités, la Commission du droit international a exprimé l’opinion que «le droit de la Charte concernant l’interdiction de l’emploi de la force constitue en soi un exemple frappant d’une règle de droit international qui relève du jus cogens» (paragraphe 1 du commentaire de la Commission sur l’article 50 de ses projets d’articles sur le droit des traités, Annuaire de la Commission, 1966-11, p. 270). Dans le mémoire sur le fond qu’il a présenté en l’espèce le Nicaragua déclare que le principe de l’interdiction de l’emploi de la force consacré par l’Article 2, paragraphe 4, de la Charte des Nations Unies «est maintenant admis comme faisant partie du jus cogens». Dans leur contre-mémoire sur la compétence et la recevabilité, les Etats-Unis quant à eux ont cru devoir citer les commentateurs pour qui ce principe constitue une «norme universelle», une règle de «droit international universel», un
21 Multilateral Rights and Obligations in International Law. Collected Course of The Hague Academy of International Law, Brill, Leyde, vol. 319, p. 410-411.
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«principe de droit international universellement reconnu» et un «principe de jus cogens».»22
59. Le raisonnement de la Cour sur la nature de la prohibition de l’emploi de la force se décline en trois volets. Dans un premier temps, la Cour rappelle les déclarations de représentants de nombreux Etats confirmant que l’interdiction de l’emploi de la force est un principe du droit international coutumier. Deuxièmement, elle signale que ces déclarations confirment aussi que cette prohibition est «un principe fondamental ou essentiel de ce droit». On pourrait en déduire que la Cour laisse entendre que la prohibition de l’emploi de la force est une norme du jus cogens. Troisièmement, cette dernière conclusion trouve appui dans le fait que la Cour semble citer et approuver l’opinion de la Commission du droit international selon laquelle l’interdiction de l’usage de la force est une norme du jus cogens.
60. Même si ce paragraphe permet de penser que la Cour souscrivait à l’opinion selon laquelle la prohibition de l’emploi de la force constitue une norme du jus cogens, là encore, on peut déceler une légère hésitation de sa part à vraiment aborder cette norme. Certes, la Cour ne se livre pas à un examen approfondi du contenu de la norme du jus cogens, et sa reconnaissance du fait que la prohibition de l’emploi de la force est une norme du jus cogens ne peut être qualifiée que d’indirecte.
61. Dans l’affaire relative aux Activités armées sur le territoire du Congo, la Cour était appelée à examiner les rapports entre les normes impératives du droit international général et le consentement à sa compétence. La Cour cite le passage suivant de son avis consultatif de 1951 sur les Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (voir paragraphe 52 ci-dessus) qui permettrait de comprendre comment la Cour percevait les assises jurisprudentielles d’une norme du jus cogens :
«Cette conception entraîne une première conséquence : les principes qui sont à la base de la Convention [sur le génocide] sont des principes reconnus par les nations civilisées comme obligeant les Etats même en dehors de tout lien conventionnel. Une deuxième conséquence est le caractère universel à la fois de la condamnation du génocide et de la coopération nécessaire «pour libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux» (préambule de la Convention).»23
Au même paragraphe, à savoir le paragraphe 64 de l’arrêt relatif aux Activités armées sur le territoire du Congo, la Cour a fait observer que l’interdiction du génocide était «assurément» une norme du jus cogens. La Cour a relevé deux caractéristiques principales du jus cogens, à savoir qu’il s’agit d’une norme qui est reconnue comme obligeant les Etats, même en dehors de tout traité, et que cette norme a un caractère universel en ce sens qu’elle s’applique à tous les Etats.
62. Dans l’opinion individuelle qu’il a rédigée dans l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo24, le juge ad hoc Dugard a fait observer que c’était la première fois que la Cour
22 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 100-101, par. 190.
23 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23.
24 Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, p. 32, par. 64.
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donnait expressément son soutien à la notion de jus cogens, ajoutant du même souffle qu’elle n’avait pourtant pas hésité par le passé à reconnaître la notion d’obligations erga omnes25. 63. Dans les affaires relatives à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide26 et à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide27, étant donné que la Cour a repris la conclusion qu’elle avait précédemment tirée dans l’arrêt Activités armées sur le territoire du Congo suivant laquelle l’interdiction du génocide était «assurément» une norme impérative du droit international, on peut en conclure qu’elle a confirmé cette conclusion. En fait, dans l’arrêt qu’elle a rendu en 2015 dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, la Cour est allée plus loin, estimant que «l’interdiction du génocide revêt le caractère d’une norme impérative (jus cogens)».28 Elle a également cité le passage bien connu de l’avis consultatif de 1951 dans l’affaire des Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, (voir paragraphe 52 ci-dessus) qui est souvent invoqué en raison des caractéristiques du jus cogens qu’il relève. Dans l’affaire Le Procureur c. Jelisić , une chambre de première instance du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a estimé que, dans l’avis consultatif donné dans l’affaire des Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, la Cour internationale de justice avait non seulement conclu que l’interdiction du génocide relevait du droit international coutumier, mais qu’elle était allée plus loin en plaçant ce crime «au rang de jus cogens en raison de son extrême gravité».29
64. Les valeurs soulignées dans l’avis consultatif de 1951 concernant les Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide et confirmées 55 ans plus tard dans l’arrêt relatif aux Activités armées sur le territoire du Congo (2006), et à nouveau 54 et 64 ans plus tard dans les affaires portant sur l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (2007, 2015), concernent la dignité inhérente à la personne humaine et, partant, les droits fondamentaux de l’homme ; c’est dans ce contexte que l’on parle de «but purement humain», qui consacre «les principes de morale les plus élémentaires». Par conséquent, bien qu’il ne contienne aucune référence expresse au jus cogens, l’avis consultatif de 1951 fournit des repères et des indices clairs permettant de désigner des normes ayant valeur de jus cogens.
65. Dans l’avis consultatif portant sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, la Cour a fait observer que «la question de savoir si une règle fait partie du jus cogens a trait à la nature juridique de cette règle»30. Elle n’a toutefois pas déterminé si les normes du droit international humanitaire faisaient partie du jus cogens. Selon la Cour, la demande d’avis que l’Assemblée générale lui avait adressée soulevait la question de l’applicabilité des principes et règles du droit humanitaire en cas de recours aux armes nucléaires et non celle de la nature juridique de ces normes. La Cour a estimé que «[c]es règles fondamentales s’imposent d’ailleurs à tous les Etats, qu’ils aient ou non ratifié les instruments conventionnels qui les expriment, parce qu’elles constituent des principes intransgressibles du droit international coutumier»31. Alors que
25 Ibid., p. 87, opinion individuelle du juge ad hoc Dugard, par. 4.
26 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 111, par. 161.
27 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 47, par. 87.
28 Ibid.
29 TPIY, IT-95-10-T, 14 décembre 1999, p. 18, par. 60.
30 Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, Avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 258, par. 83.
31 Ibid., p. 257, par. 79.
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les spécialistes s’interrogeaient sur le sens qu’il fallait donner à l’expression à connotation biblique «principes intransgressibles», il est plus juste de dire que la Cour ne se contente pas d’examiner des principes du droit international coutumier, mais qu’elle se penchait aussi sur des normes impératives du droit international général. Malgré les explications qu’elle a données pour justifier son refus de traiter du concept du jus cogens, la Cour semble encore une fois hésiter à entrer dans le vif du sujet.
66. Dans l’affaire relative aux Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), nous trouvons l’explication la plus claire à ce jour de l’opinion de la Cour sur le type de preuve nécessaire pour étayer une conclusion selon laquelle une norme du droit international général est devenue une norme impérative au sens de l’article 53 de la convention de Vienne. Voici le paragraphe 99 de l’arrêt de la Cour :
«Selon la Cour, l’interdiction de la torture relève du droit international coutumier et elle a acquis le caractère de norme impérative (jus cogens).
Cette interdiction repose sur une pratique internationale élargie et sur l’opinio juris des Etats. Elle figure dans de nombreux instruments internationaux à vocation universelle (notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ; les conventions de Genève pour la protection des victimes de guerre de 1949 ; le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 ; la résolution 3452/30 de l’Assemblée générale sur la protection de toutes les personnes contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, en date du 9 décembre 1975), et elle a été introduite dans le droit interne de la quasi-totalité des Etats; enfin, les actes de torture sont dénoncés régulièrement au sein des instances nationales et internationales.»32
L’article 53 de la convention de Vienne prévoit que le jus cogens est une norme impérative du droit international général. En principe, cela signifie que l’une quelconque des trois sources de droit énoncées aux alinéas a) à c) du paragraphe 1 de l’article 38 du Statut de la Cour peut donner lieu à une norme impérative du droit international général. Toutefois, les normes impératives du droit international général découlent le plus souvent des règles du droit international coutumier. Les traités, bien sûr, ne donnent pas en soi lieu à des normes impératives, mais lorsqu’ils contiennent des dispositions qui reflètent les règles du droit international coutumier, les dispositions en question peuvent devenir des normes impératives du droit international général. La première phrase de ce paragraphe traite de la transformation («a acquis») de l’interdiction de la torture, en tant que partie intégrante du droit international coutumier et donc du droit international général, en une norme impérative (jus cogens).
67. La Cour cite plusieurs instruments d’application universelle comme preuves suffisantes de la pratique des Etats et de l’opinio juris pour établir que l’interdiction de la torture constitue une norme impérative du droit international général. Il ressort de l’examen des différents instruments cités par la Cour, dont la Déclaration universelle des droits de l’homme et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, que l’interdiction de la torture, qui fait partie du droit international coutumier, a acquis le caractère de norme impérative. En effet, tous ces instruments reflètent les valeurs que la Cour énumère dans le passage souvent cité de son avis consultatif de 1951 sur les Réserves (voir paragraphe 52 ci-dessus). Ce sont là des valeurs qui protègent des intérêts communautaires plus larges et non ceux d’Etats individuels. Ces instruments sont également très largement acceptés par les Etats, ce qui signifie qu’ils acceptent et reconnaissent qu’aucune dérogation à la norme interdisant la torture n’est permise.
32 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 457, par. 99.
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68. Au paragraphe 99, la Cour signale également que l’interdiction de la torture figure dans le droit interne de nombreux Etats et que les actes de torture sont dénoncés régulièrement au sein des instances nationales et internationales et estime qu’il s’agit d’éléments ayant une valeur probante pour déterminer si l’interdiction de la torture a acquis le caractère de norme du jus cogens.
69. La première phrase du paragraphe 99 mentionne que l’interdiction de la torture relève du droit international coutumier et qu’il s’agit d’une norme impérative. La phrase suivante, qui est plus longue, commence par les mots «[c]ette interdiction», ce qui laisse planer certains doutes quant à savoir si les divers éléments de preuve qui suivent se rapportent à l’interdiction de la torture en tant qu’élément du droit international coutumier ou en tant que norme du jus cogens. La Cour avait déjà noté au paragraphe 97 que les parties à l’affaire convenaient que les actes de torture étaient considérés par le droit international coutumier comme des crimes internationaux, indépendamment de la convention contre la torture. Il est donc raisonnable de conclure que l’interdiction à laquelle il est fait référence dans la phrase plus longue concerne l’interdiction de la torture en tant que norme impérative. Bien entendu, il est possible qu’elle puisse être liée à l’interdiction de la torture à la fois en tant que partie intégrante du droit international coutumier et en tant que norme impérative. Le premier point de vue est à privilégier, et semble nécessaire pour l’approche adoptée dans le présent avis, puisque l’exigence du jus cogens relative à la reconnaissance et à l’acceptation, par la communauté internationale des Etats dans son ensemble, du fait qu’aucune dérogation à la norme n’est permise ne vaut pas dans le cas d’une norme du droit international coutumier.
Eléments de preuve corroborant la nature du droit à l’autodétermination en tant que norme du jus cogens
70. L’opinion individuelle aborde maintenant les éléments de preuve étayant la reconnaissance du droit à l’autodétermination à titre de norme du jus cogens, lesquels éléments reprennent pour l’essentiel ceux de l’approche exposée au paragraphe 99 de l’arrêt Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader.
1. Instruments internationaux d’application universelle
71. Voici un résumé des instruments internationaux traitant du droit à l’autodétermination :
a) Le droit à l’autodétermination est un droit garanti par la Charte. En plus d’être énoncé dans la Charte, ce droit est mentionné à l’article 1, paragraphe 2, de celle-ci comme l’un des buts visés par les Nations Unies, soit «développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes» …. Les buts de la Charte ont une signification très spéciale dans le dispositif que les Nations Unies ont mis en place après la Deuxième Guerre mondiale pour assurer le maintien de la paix et de la sécurité internationales. Le développement de relations amicales entre les Etats représente un élément très important de ce dispositif. Il a déjà été fait mention, dans la présente opinion, du passage de l’arrêt Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci où la Cour cite la déclaration de la Commission du droit international dans son commentaire sur l’article 50 du projet d’articles sur le droit des traités, selon laquelle la prohibition de l’emploi de la force constitue une norme du jus cogens. Il s’agit là d’un argument solide en faveur de la conclusion suivant laquelle une norme qui découle de la Charte et qui, plus précisément, traduit un but visé par les Nations Unies, à l’instar de l’énoncé du droit des peuples de disposer d’eux-mêmes qui figure à l’article 1, paragraphe 2, de la Charte, a de très fortes chances d’être considérée comme une norme du jus cogens.
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b) La déclaration sur les relations amicales de 1970 reconnaît bien sûr le principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes comme un principe du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats, et impose à ceux-ci l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour en assurer l’application. Dans l’avis consultatif qu’elle a donné dans l’affaire Conséquences juridiques de l’édification d’un mur, la Cour a fait mention de cette obligation. Au paragraphe 148 de l’avis consultatif qu’elle a donné dans la présente affaire, la Cour fait également référence à ce principe, soulignant que la Charte, qui a fait du respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes l’un des buts des Nations Unies, comporte également des dispositions «permettant, à terme, aux territoires non autonomes de s’administrer eux-mêmes».
c) La déclaration des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale — proclamée par la résolution 1904 de l’Assemblée générale adoptée le 20 décembre 1963 — renvoie, au quatrième alinéa de son préambule, à la déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux, soit la résolution 1514.
d) En 1966, l’Assemblée générale a adopté le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Le paragraphe 1 de l’article premier des deux Pactes est identique au paragraphe 2 de la résolution 1514. Dans son avis consultatif, la Cour cite les deux Pactes, soulignant que le paragraphe 1 commun à ceux-ci affirme le droit des peuples à l’autodétermination. J’ai déjà expliqué précédemment dans la présente opinion individuelle que le fait que l’avis consultatif porte uniquement sur le droit à l’autodétermination dans le contexte de la décolonisation ne rend nullement les deux Pactes non pertinents. Le fondement du deuxième paragraphe de la résolution 1514 est identique à celui du paragraphe 1 de l’article premier des deux Pactes : le respect de la valeur et de la dignité inhérentes à la personne humaine. Ce fondement commun illustre l’indissociabilité des droits énoncés dans les deux Pactes, d’une part, et de ceux dont traite le deuxième paragraphe de la résolution 1514, d’autre part. L’entrée en vigueur des deux Pactes après la date pertinente de 1968 devient dès lors moins importante, pour les raisons qui suivent. D’abord, les droits inscrits dans les deux Pactes sont fondés sur le droit fondamental de tous les peuples à l’autodétermination, ainsi que le prévoient le paragraphe 1 de l’article premier des Pactes et le paragraphe 2 de la résolution 1514 ; ce droit s’était déjà cristallisé en tant que règle coutumière avant 1968. En deuxième lieu, la résolution 2200 de l’Assemblée générale, par laquelle les Nations Unies ont adopté les deux Pactes, a reçu un appui très important, puisque les deux documents ont été adoptés à l’unanimité par un organisme qui comptait à l’époque 106 Etats membres.
e) Dans son observation générale no 12 adoptée le 13 mars 1984, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, établi en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, soulignait ce qui suit :
«Ce droit revêt une importance particulière, parce que sa réalisation est une condition essentielle de la garantie et du respect effectif des droits individuels de l’homme ainsi que de la promotion et du renforcement de ces droits. C’est pour cette raison que les Etats [ont placé cette disposition] en tant qu’article premier, séparément et en tête de tous les autres droits énoncés dans ces Pactes.»
Il n’y a guère de valeurs nécessitant davantage de protection que celle qui concerne le respect de la valeur et de la dignité inhérentes à la personne humaine. Les deux Pactes visent à assurer cette protection. Comment une norme qui est essentielle — voire, de l’avis de certains, indispensable — à l’exercice de tous les droits reconnus dans les deux Pactes peut-elle être autre chose qu’un droit contraignant auquel il n’est pas permis de déroger, dans l’intérêt général de la communauté internationale ?
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f) En 1993, la deuxième conférence mondiale sur les droits de l’homme a adopté le texte «déclaration de Vienne et programme d’action», dont le paragraphe 2 prévoyait, notamment, que «la Conférence mondiale sur les droits de l’homme … considère que le déni du droit à l’autodétermination est une violation des droits de l’homme et souligne qu’il importe que ce droit soit effectivement réalisé».
g) Dans sa résolution 61/295 du 13 septembre 2007, l’Assemblée générale adoptait la déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, dans laquelle était affirmée «l’importance fondamentale du droit de tous les peuples de disposer d’eux-mêmes, droit en vertu duquel ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel».
h) Aux termes de la résolution 2106 (XX), le droit à l’autodétermination est affirmé comme suit dans le quatrième alinéa du préambule de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, adoptée par l’Assemblée générale le 21 décembre 1965 :
«Considérant que les Nations Unies ont condamné le colonialisme et toutes les pratiques de ségrégation et de discrimination dont il s’accompagne, sous quelque forme et en quelque endroit qu’ils existent, et que la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux, du 14 décembre 1960 [résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale], a affirmé et solennellement proclamé la nécessité d’y mettre rapidement et inconditionnellement fin.»
i) Dans la résolution 1803 de l’Assemblée générale, datée du 14 décembre 1962, il est fait mention, au deuxième alinéa du préambule, du mandat confié à la Commission pour la souveraineté permanente sur les ressources naturelles, qui était chargée de procéder à une enquête approfondie concernant la situation du droit de souveraineté permanente sur les richesses et les ressources naturelles, élément fondamental du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
j) La convention de Vienne sur la succession d’Etats en matière de traités renvoie, au sixième alinéa de son préambule, aux principes de droit international consacrés par la Charte, tels que le principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes.
k) Le troisième alinéa du préambule de la convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid — que l’Assemblée générale a ratifiée dans sa résolution 3068, datée du 30 novembre 1973 — renvoie à la résolution 1514.
Les instruments susmentionnés, qui ont été adoptés après 1968, confirment tous l’existence du droit à l’autodétermination. Compte tenu du raisonnement exposé au paragraphe 143 de l’avis consultatif, il est permis de les citer et de se fonder sur eux.
2. Les avis des Etats
72. Les Etats ont exprimé à maintes reprises l’avis que le droit à l’autodétermination est une norme du jus cogens :
a) Lors de la conférence de Vienne sur le droit des traités, qui s’est tenue en 1968 et 1969, différents Etats, dont l’Union soviétique et plusieurs pays en voie de développement, ont fait cette affirmation. De nombreux pays leur ont emboîté le pas lors de l’adoption de la déclaration sur les relations amicales.
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b) En 1979, le conseiller juridique du département d’Etat des Etats-Unis a formulé des observations fort révélatrices dans un mémoire adressé au secrétaire d’Etat intérimaire, Warren Christopher. Dans ce mémoire, le conseiller juridique a en effet souligné que l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique allait à l’encontre de l’article 2, paragraphe 4, de la Charte ainsi que du principe de l’autodétermination des peuples. Etant donné que ce paragraphe 4 devait être considéré comme une norme impérative du droit international, il a ajouté que le traité conclu en 1978 entre l’URSS et l’Afghanistan était nul et non avenu, parce qu’il allait à l’encontre d’une norme du jus cogens. Antonio Cassese qualifie ces propos de façon très habile et très subtile d’élever, bien que de manière indirecte et détournée, le droit à l’autodétermination au rang de norme du jus cogens33.
3. Avis de spécialistes et d’organismes internationaux
73. Même si ce sont principalement les mesures prises par les Etats, comme les résolutions des Nations Unies et les conventions multilatérales, qui établissent le droit à l’autodétermination à titre de norme du jus cogens — et il en est ainsi parce que l’article 53 de la convention de Vienne définit une norme impérative du droit international général comme une «norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des Etats dans son ensemble» (les italiques sont de moi) — il y a également lieu de s’en remettre aux opinions influentes de certains organismes internationaux et d’éminents spécialistes :
a) Bien que les travaux de la Commission du droit international sur les normes impératives du droit international général (jus cogens) ne soient pas encore terminés, il convient de souligner que le rapporteur spécial a qualifié à plusieurs occasions dans ses rapports le droit à l’autodétermination comme une norme impérative, par exemple, aux paragraphes 92, 97 et 99 de son troisième rapport.
b) A cet égard, le paragraphe 3 du commentaire de la Commission du droit international sur l’article 50 de la convention de Vienne portait notamment sur la question de savoir si la Commission devrait fournir une liste d’exemples de normes de jus cogens. La Commission s’est prononcée contre l’insertion d’exemples de cette nature. Cependant, dans ce même paragraphe 3, il est mentionné que certains membres de la Commission s’étaient dits d’avis que si des exemples étaient donnés, les traités qui violent le principe de l’autodétermination devaient être mentionnés. Dans le même ordre d’idées, au paragraphe 5 du commentaire de la Commission du droit international sur l’article 40 du projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, le droit à l’autodétermination est qualifié de norme impérative «clairement acceptée et reconnue»34.
c) Un autre exemple réside dans l’opinion de James Crawford (devenu par la suite juge à la Cour internationale de Justice), selon qui la résolution 1514 a un statut quasi constitutionnel en droit international qui est semblable à celui de la Déclaration universelle des droits de l’homme et de la Charte elle-même35. Elever le droit à l’autodétermination au même rang que la Déclaration universelle et la Charte équivaut à reconnaître à ce droit le plus haut statut qui soit.
33 Antonio Cassese, Self Determination of Peoples, Cambridge University Press, 1995 p. 138.
34 Commentaire sur le projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, p. 91, par. 5.
35 James Crawford, The Creation of States in International Law (2e édition), Oxford University Press, 1979, p. 604.
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Article 53 de la convention de Vienne
74. L’article 53 de la convention de Vienne est ainsi libellé :
«Traités en conflit avec une norme impérative du droit international général («jus cogens»)
Est nul tout traité qui, au moment de sa conclusion, est en conflit avec une norme impérative du droit international général. Aux fins de la présente Convention, une norme impérative du droit international général est une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des Etats dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère.»
75. Cet article, qui a suscité une si grande controverse lors de la conférence de Vienne sur le droit des traités, est relativement simple tant sur le plan de sa présentation que sur celui de sa signification. Quatre remarques s’imposent. D’abord, le traité qui est en conflit avec une norme impérative est nul. Il s’agissait là d’un développement majeur du droit international fondé sur le principe traditionnel de la souveraineté des Etats, notamment dans le domaine du droit des traités, dans lequel le principe «pacta sunt servanda» revêt une importance primordiale. Finalement, la controverse qui a surgi lors de la conférence a été résolue par l’insertion de l’article 66 de la convention, qui donne à une partie à un différend concernant l’application d’une norme du jus cogens à un traité donné le droit de soumettre ce différend à la Cour internationale de justice. En deuxième lieu, la norme en question doit être une norme du droit international général et doit manifestement satisfaire aux exigences nécessaires pour répondre à cette définition. Comme nous l’avons vu, ce sont le plus souvent les normes du droit international coutumier qui sont devenues des normes impératives du droit international général. En troisième lieu, la norme en question ne doit pas être seulement une norme du droit international général ; elle doit être une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des Etats dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise. Il s’agit là du critère le plus important auquel une norme doit satisfaire pour être considérée comme une norme du jus cogens. Les explications que la Cour a données dans l’arrêt Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader, au paragraphe 99, attestent cette acceptation et cette reconnaissance dans le cas de l’interdiction de la torture. Ce qui est exigé, c’est l’acceptation et la reconnaissance par la communauté internationale des Etats dans son ensemble — précision importante, qui signifie que l’unanimité de tous les Etats n’est pas exigée. En quatrième lieu, aucune dérogation à une norme impérative du droit international général n’est permise. Cette conséquence porte sur l’essence même d’une norme du jus cogens et en constitue la caractéristique distinctive.
76. Il appert de l’analyse qui précède qu’il existe un lien étroit entre les obligations erga omnes et les normes de jus cogens. Les deux types de normes traduisent sans doute des valeurs fondamentales de la communauté internationale. Toutefois, alors qu’une norme du jus cogens découle dans tous les cas d’une obligation erga omnes, l’obligation erga omnes ne traduit pas toujours une norme du jus cogens.
77. A la lumière de l’analyse de la jurisprudence de la Cour et de l’article 53 de la convention de Vienne, je conclus que le droit à l’autodétermination est une norme du jus cogens et qu’il avait ce caractère au cours de la période pertinente, pour les motifs qui suivent :
a) il s’agit d’une norme du droit international coutumier qui a acquis le caractère de norme impérative du droit international général, laquelle est reconnue et acceptée par les Etats dans leur ensemble, même si aucune obligation conventionnelle n’est énoncée en ce sens ;
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b) il s’agit d’une norme qui traduit des principes reposant sur des fondements moraux et humains et qui vise un objet public et communautaire général ;
c) il s’agit d’une norme qui protège l’une des valeurs les plus fondamentales de la communauté internationale, en l’occurrence l’obligation de respecter la valeur et la dignité inhérentes à la personne humaine, qui constitue le fondement du droit des peuples de déterminer librement leur statut politique suivant les principes énoncés dans la résolution 1514. Effectivement, en tant que norme qui est perçue comme une norme essentielle pour l’exercice de tous les droits protégés par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, comment ne pourrait-elle pas être une norme du jus cogens ?
d) il s’agit d’une norme d’application universelle, puisqu’elle s’applique à tous les Etats ;
e) les éléments de preuve exposés plus haut aux paragraphes 71 à 73 établissent l’existence de la norme du droit à l’autodétermination non seulement en tant que règle du droit international coutumier, mais également en tant que norme impérative du droit international général ; plus précisément, les instruments susmentionnés montrent que les Etats acceptent et reconnaissent qu’aucune dérogation à la norme n’est permise.
78. Il convient de formuler quelques observations générales sur la jurisprudence de la Cour.
79. Le raisonnement que la Cour a suivi dans sa jurisprudence au sujet de la norme du jus cogens repose en grande partie sur le passage bien connu de l’avis consultatif qu’elle a donné en 1951 dans l’affaire Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (voir le paragraphe 52 ci-dessus), dans lequel l’expression jus cogens n’apparaît pas, ce qui, bien entendu, n’enlève rien au crédit qu’il convient de donner à ce passage.
80. Des spécialistes ont fait valoir que, dans l’arrêt Barcelona Traction, la Cour a corrigé l’arrêt qu’elle avait rendu en 1966 dans les affaires du Sud-Ouest africain. Etant donné que cet arrêt avait établi l’existence d’obligations erga omnes — concept étroitement lié en soi au jus cogens — il semblerait y avoir un lien historique, sinon jurisprudentiel, entre le développement du droit sur la norme du jus cogens et celui du droit de la décolonisation, qui était au coeur du jugement rendu en 1966 dans les affaires du Sud-Ouest africain.
81. Il n’est pas nécessaire de s’aventurer dans les méandres du débat sur le fondement doctrinal du jus cogens, en se demandant s’il repose sur le droit naturel ou sur le positivisme consensuel. On ne peut toutefois s’empêcher de constater un contraste entre l’approche résolument axée sur le droit naturel de l’affaire Réserves de 1951 — comme le montrent les termes «contraire … à la loi morale» et «les principes de morale les plus élémentaires» — et l’approche plus positiviste, fondée sur le consentement et la preuve, suivie par la Cour dans l’arrêt Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader. Le contraste demeure frappant, même si la Cour qualifiait, une soixantaine d’années plus tard, les règles du droit humanitaire international de «principes intransgressibles du droit international coutumier» dans son avis consultatif sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires. Douze ans auparavant, une chambre de première instance du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie avait conclu que «la plupart des normes du droit international humanitaire, notamment celles qui prohibent les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide, sont des normes impératives du droit international ou du jus cogens, c’est-à-dire qu’elles sont impérieuses et qu’on ne saurait y
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déroger»36. La controverse doctrinale sera peut-être résolue en s’inspirant de la démarche suivie par le juge Bedjaoui dans l’affaire Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, selon laquelle
«[à] l’approche résolument positiviste volontariste du droit international qui prévalait encore au début du siècle … s’est substituée une conception objective du droit international, ce dernier se voulant plus volontiers le reflet d’un état de conscience juridique collective et une réponse aux nécessités sociales des Etats organisés en communauté»37.
L’éminent juge semble proposer ici une solution qui permet d’éviter les pièges du droit naturel et du positivisme et qui tend vers une approche du droit international traduisant ce qu’il appelle «une conscience juridique collective».
82. L’examen de la jurisprudence de la Cour fait ressortir, d’abord et avant tout, la réticence apparente de la Cour à analyser à fond la question du jus cogens, concluant tantôt, mais de manière détournée et indirecte, à l’application de cette norme et évitant carrément, à d’autres occasions, de se prononcer sur le sujet. En conséquence, l’observateur attentif peut conclure que, même si la Cour a appliqué à plusieurs occasions la norme du jus cogens dans le cadre de ses travaux, son analyse du concept demeure hésitante.
Application de la norme du jus cogens au droit des traités dans le contexte de la présente procédure consultative
83. Eu égard à la conclusion selon laquelle le droit à l’autodétermination est une norme du jus cogens, il échet maintenant de se demander si le Royaume-Uni et les Etats-Unis ont signé un traité qui était en conflit avec cette norme. Dans l’affirmative, ce traité serait nul, ainsi que le prévoit l’article 53 de la convention de Vienne.
84. Le 30 décembre 1966, le Royaume-Uni et les Etats-Unis ont adopté un échange de notes constituant un accord en vue de rendre disponible, à des fins de défense, le Territoire britannique de l’océan Indien (avec annexes) («l’accord de 1966»)38. L’alinéa 2 a) de cet accord est ainsi libellé :
«Lorsque les Etats-Unis auront besoin, pour la première fois, d’utiliser une île donnée, les autorités compétentes se consulteront au sujet des délais dont les autorités britanniques devront disposer afin de prendre les mesures administratives qui se révéleront nécessaires pour répondre à ce besoin de défense.»
85. Selon un procès-verbal agréé portant la même date, l’entente suivante est intervenue :
«En ce qui concerne l’alinéa 2 a) de l’accord, les mesures administratives mentionnées sont celles qui sont nécessaires pour modifier les activités économiques alors poursuivies dans les îles, ou pour y mettre fin, pour réinstaller les habitants et pour faciliter par ailleurs la disponibilité des îles à des fins de défense.»
36 Le Procureur c. Kupreškić, IT-95-16-T, par. 520.
37 Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, Avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 270, déclaration du juge Bedjaoui, par. 13.
38 Echange de notes constituant un accord entre le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et le gouvernement des Etats-Unis en vue de rendre disponible, à des fins de défense, le Territoire britannique de l’océan Indien, Nations Unies, Recueil des traités, 1967, vol. 603, p. 274, no 8737.
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86. En plus d’obliger le Royaume-Uni à mettre l’île à la disposition des Etats-Unis à des fins de défense, l’accord de 1966 traite également de la question accessoire des mesures administratives que le Royaume-Uni était tenu de prendre pour s’acquitter de cette obligation. Ces mesures font tout autant partie de l’accord de 1966 que la clause par laquelle le Royaume-Uni a accepté de mettre l’île à la disposition des Etats-Unis à des fins de défense. Fait important à souligner, il incombait au Royaume-Uni de s’occuper de la réinstallation des habitants. Bien que le procès-verbal agréé parle de réinstallation, ce mot sous-entend nécessairement qu’il y a d’abord eu déplacement des habitants. Il appert de l’avis consultatif de la Cour que tous les Chagossiens ont été déplacés entre 1967 et 1973.
87. L’objectif de l’accord de 1966, soit de mettre les îles à la disposition des Etats-Unis à des fins de défense, et les obligations contractées par le Royaume-Uni aux termes du procès-verbal agréé, notamment en ce qui concerne la réinstallation des Chagossiens qui avaient été déplacés, vont tous à l’encontre du droit à l’autodétermination de la population de Maurice, y compris les Chagossiens. Il appert clairement de l’avis consultatif que ce droit repose essentiellement sur l’obligation de respecter la volonté exprimée librement et de façon authentique par les peuples coloniaux en ce qui concerne leur statut politique et leur développement économique, social et culturel. Aucun élément de preuve ne montre que la population de Maurice, y compris les Chagossiens, a été consultée et que l’on a cherché à connaître sa volonté exprimée de façon libre et authentique relativement à l’établissement de la base militaire sur les îles de l’archipel, ainsi que le déplacement et la réinstallation des habitants des îles. Bien entendu, l’accord de 1966 a été conclu alors que le Royaume-Uni avait détaché l’archipel des Chagos du territoire de Maurice quelque treize mois plus tôt, le 8 novembre 1965. Dans son avis consultatif, la Cour a conclu que cette mesure allait à l’encontre du droit à l’autodétermination. Cependant, cette conclusion ne signifie pas que les autres mesures prises au cours du processus de décolonisation par la puissance administrante n’étaient pas également en conflit avec la norme du jus cogens que constitue le droit à l’autodétermination.
88. En conséquence, l’accord de 1966 est contraire au droit à l’autodétermination de la population de Maurice, y compris les Chagossiens, et est nul suivant l’article 53 de la convention de Vienne, puisque ce droit est une norme du jus cogens. L’accord de 1966 ne peut produire d’effets juridiques. Selon le principe établi dans l’arrêt Or monétaire, la Cour n’exercera pas sa compétence lorsque les intérêts juridiques d’un tiers Etat constitueraient «l’objet même» de la demande39. A mon avis, ce principe n’empêcherait pas la Cour de conclure à la nullité de l’accord de 1966 dans les circonstances de la présente procédure.
APPLICATION DE LA NORME DU JUS COGENS AU DROIT DE LA RESPONSABILITÉ DE L’ETAT DANS LE CONTEXTE DE LA PRÉSENTE PROCÉDURE CONSULTATIVE
89. Dans son avis consultatif, la Cour a conclu que le détachement de l’archipel par le Royaume-Uni était un fait illicite. Les conséquences juridiques découlant d’un fait illicite qui viole une norme impérative sont traitées aux articles 40 et 41 du projet d’articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite (2001). Ces articles, qui sembleraient refléter le droit international général, ont trait aux conséquences qu’emportent les violations graves d’obligations internationales. L’article 41 traite des conséquences d’une violation grave d’une obligation découlant d’une norme impérative du droit international général. Une «violation grave» est définie comme «un manquement flagrant ou systématique à l’exécution de l’obligation … de la part de l’Etat responsable». Il est indéniable que le détachement de l’archipel de Maurice par le Royaume-Uni constitue un manquement flagrant de la part de celui-ci. Les Etats sont tenus de ne pas «reconnaître comme licite une situation créée par
39 Or monétaire pris à Rome en 1943, question préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1954, p. 19.
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une violation grave au sens de l’article 40, ni prêter aide ou assistance au maintien de cette situation». Il appert clairement du commentaire relatif au projet d’articles que cette obligation s’applique à tous les Etats, y compris l’Etat responsable. Dans l’affaire Conséquences juridiques de l’édification d’un mur, la Cour a conclu que tous les Etats avaient une obligation semblable relativement à la violation du droit à l’autodétermination, lequel établit des obligations erga omnes.
TROISIÈME PARTIE LA QUESTION DU «CONSENTEMENT» DE MAURICE AU DÉTACHEMENT
90. Les principales conclusions de la Cour sur cette question figurent au paragraphe 172 de l’avis consultatif. D’abord, la Cour souligne que, lorsque le détachement a été «accepté», Maurice «était, en tant que colonie, sous l’autorité du Royaume-Uni». La Cour cite ensuite un extrait d’un rapport du Comité des Vingt-Quatre qui notait que, selon la Constitution de l’île Maurice, les pouvoirs réels étaient exercés par le Royaume-Uni et par ses représentants et non par la population de Maurice. Deuxièmement, selon la Cour, il n’est pas possible de parler d’un accord international lorsque l’une des «parties» «était sous l’autorité de [l’autre]». Troisièmement, ayant examiné les circonstances dans lesquelles le conseil des ministres avait accepté en principe le détachement de l’archipel des Chagos, la Cour a considéré que ce détachement n’était pas fondé «sur l’expression libre et authentique de la volonté du peuple concerné».
91. A mon avis, les circonstances dans lesquelles Maurice aurait «consenti» au détachement peuvent être considérées comme faisant partie d’un seul et même processus qui a débuté par les rencontres tenues entre le premier ministre de Maurice (ci-après dénommé le «premier») et le premier ministre du Royaume-Uni le 23 septembre 1965, et qui a pris fin par la confirmation, par le conseil des ministres, de l’«accord» au détachement le 5 novembre 1965. L’avis consultatif ne comporte pas suffisamment de précisions sur les circonstances particulières démontrant que le détachement n’était pas fondé sur la volonté librement exprimée et authentique de la population de Maurice, y compris des Chagossiens. Ces circonstances particulières sont exposées ci-après.
92. Dans son avis consultatif, la Cour mentionne la rencontre du 23 septembre 1965 entre le premier de Maurice et le premier ministre britannique et la note suivante que le secrétaire privé du second lui a fait parvenir avant la rencontre :
«Sir Seewoosagur Ramgoolam viendra vous rencontrer à 10 heures demain matin. L’objectif, c’est de lui faire peur tout en lui donnant de l’espoir : l’espoir qu’il pourrait obtenir l’indépendance ; la crainte qu’il ne puisse l’obtenir s’il ne se montre pas raisonnable en ce qui concerne le détachement de l’archipel des Chagos … La phrase clef dans le mémoire est la dernière, à la page 3.»40
Selon cette phrase clef,
«[l]e Premier Ministre pourrait dès lors faire référence de manière indirecte au fait que le gouvernement de Sa Majesté possède, sur le plan juridique, le droit de détacher les Chagos par décret en conseil, sans le consentement de Maurice, mais que cela constituerait une décision grave.» (Les italiques sont dans l’original.)
40 Colonial Office du Royaume-Uni, Note pour la réunion du premier ministre avec sir Seewoosagur Ramgoolam, premier de Maurice, PREM 13/3320 (22 septembre 1965), p. 1.
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93. Lors de la rencontre tenue le 23 septembre 1965 à 10 heures, le premier ministre britannique a fait clairement savoir à sir Seewoosagur qu’il pouvait rentrer à Maurice «avec ou sans l’indépendance» et que «la meilleure solution pouvait être l’indépendance et le détachement par un accord»41. Sir Seewoosagur se trouvait dès lors coincé entre le marteau et l’enclume. Il a «consenti» au détachement afin d’obtenir l’indépendance. Les arguments que le Royaume-Uni a invoqués pour soutenir que Maurice avait relaté de façon erronée ce qui s’était effectivement passé à la rencontre ne sont pas convaincants, pas plus que les efforts visant à atténuer l’importance de la rencontre par l’observation selon laquelle «Maurice mettait l’accent sur une brève note interne rédigée pour le premier ministre avant la rencontre, ainsi que sur une petite partie du compte rendu de celle-ci préparée par le Royaume-Uni». Le 23 septembre 1965 est une journée sombre dans l’histoire de la diplomatie britannique ; ce jour-là, les relations coloniales britanniques ont atteint leur point le plus bas. L’intention d’intimider et d’effrayer le premier de Maurice et de faire pression sur lui était claire et nette. Pour comprendre en quoi consistent la subjugation, la domination et l’exploitation étrangères dont il est fait mention au paragraphe 1 de la résolution 1514, il suffit d’examiner la façon dont le Royaume-Uni a traité le premier. L’intention était de contraindre par la peur le premier à fléchir. Il est tout à fait déraisonnable de tenter d’expliquer la conduite du Royaume-Uni en soutenant que celui-ci participait à des négociations et avait tout simplement recours à des stratégies de négociation ordinaires. Après tout, il s’agissait d’une relation entre le premier d’une colonie et sa puissance administrante. Des années plus tard, sir Seewoosagur aurait déclaré au Parlement mauricien, au sujet du soi-disant consentement au détachement de l’archipel des Chagos : «nous n’avions pas le choix»42. Sir Seewoosagur aurait également formulé les propos suivants lorsqu’il s’est adressé à une organisation médiatique, le Christian Science Monitor : «J’avais une corde autour du cou. Je ne pouvais pas refuser. Je devais accepter sinon le noeud se serait serré.»43 Il n’est donc pas surprenant qu’en 1982, le Select Committee de l’Assemblée législative de Maurice sur le détachement de l’archipel ait conclu que l’attitude du Royaume-Uni lors de cette rencontre «équivalait à du chantage pur et simple»44.
94. Le premier de Maurice a été nommé par le gouverneur en vertu d’une disposition de la Constitution45 qui lui enjoignait de nommer à ce titre la personne de l’Assemblée législative qui lui semblait commander le soutien de la majorité des membres de cette assemblée. La population de Maurice a obtenu le droit de vote au suffrage universel des adultes en 1957. L’assemblée se composait de 40 membres élus et de 15 membres nommés. La nomination du premier ainsi que les décisions qu’il a prises pouvaient peut-être être perçues comme des mesures traduisant la volonté de la population de Maurice, dans la mesure où il était lui-même libre et indépendant au moment de prendre des décisions touchant la population. Cependant, les circonstances dans lesquelles le premier a donné son consentement au détachement de l’archipel des Chagos au cours de sa rencontre avec le premier ministre britannique allaient totalement à l’encontre de l’éthique et de la libre expression de sa propre volonté. L’atmosphère générale qui régnait était caractérisée par l’intimidation et la coercition. En conséquence, le «consentement» au détachement que le premier a donné dans ces circonstances ne pouvait être compatible avec les exigences de la norme coutumière et impérative du droit à l’autodétermination. Comme nous l’avons vu, cette norme exigeait l’expression libre et authentique de la volonté de la population au sujet de son avenir politique.
41 Ministère des affaires étrangères du Royaume-Uni, compte rendu de la conversation échangée entre le premier ministre et le premier de Maurice, sir Seewoosagur Ramgoolam, au 10, Downing Street, à 10 heures le jeudi 23 septembre 1965, FO 371/184528 (23 septembre 1965), p. 3.
42 Assemblée législative de Maurice, discours du trône — Réponse : déclaration du premier ministre de Maurice traduction, 11 avril 1979, p. 456.
43 Voir la mention de cette déclaration devant l’Assemblée législative de Maurice, Réponse à la question no B/1141traduction (25 novembre 1980), p. 4223.
44 Assemblée législative de Maurice, rapport du Select Committee sur le détachement de l’archipel des Chagos, no 2 de 1983 traduction (juin 1983), par. 52 E.
45 Décret-loi de 1964 relatif à la Constitution de Maurice, 26 février 1964, article 60 1).
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Cette subversion de la volonté personnelle de sir Seewoosagur signifie que sa décision ne pouvait traduire la volonté collective de la population de Maurice, y compris les Chagossiens.
95. Le Royaume-Uni a soutenu que le conseil des ministres de Maurice avait consenti au détachement le 23 septembre et le 5 novembre 1965. Cependant, en raison de la façon dont il était constitué, le conseil des ministres qui a donné son consentement ne pouvait être considéré comme un organisme exprimant de façon libre et authentique la volonté de la population. Il n’était tout simplement pas suffisamment indépendant du gouverneur pour pouvoir traduire, dans ses décisions, la volonté de la population de Maurice, y compris les Chagossiens. Le conseil se composait de 10 à 13 membres, ainsi que du secrétaire principal et du premier. Les membres du conseil étaient nommés par le gouverneur, après consultation du premier. Il s’agissait de personnes qui étaient des membres élus ou nommés de l’Assemblée législative, laquelle se composait de 40 membres élus et d’un nombre maximal de 15 membres nommés par le gouverneur46. Les membres nommés de l’Assemblée législative siégeaient à la convenance du gouverneur47. Le gouverneur présidait les réunions du conseil et décidait si une réunion pouvait avoir lieu. Le gouverneur tranchait à son gré les questions concernant l’adhésion des membres nommés du conseil48. Qui plus est, même si le gouverneur avait l’obligation, aux termes de la Constitution, de consulter le conseil des ministres sur les questions de politique, il n’était pas tenu de le faire dans les cas où il estimait que «le service de Sa Majesté subirait un préjudice important si le conseil était consulté à ce sujet»49. La principale caractéristique de ce conseil, c’est que chacun des membres (même ceux qui étaient élus) devait en définitive sa nomination au gouverneur. Il ne pouvait y avoir de conseil sans le gouverneur. Il est tout à fait possible que le gouverneur, agissant au mépris de la gouvernance démocratique, ait constitué le conseil en nommant lui-même 13 personnes qui auraient siégé à sa convenance. La Cour a souligné le fait que les représentants de Maurice ne pouvaient exercer des pouvoirs réels lorsqu’elle a fait mention du rapport du Comité des Vingt-Quatre selon lequel l’autorité était entièrement concentrée entre les mains du Royaume-Uni et de ses représentants, et non ceux de Maurice.
96. Même si les membres du conseil des ministres étaient nommés après consultation du premier, le gouverneur n’était nullement tenu de donner suite aux recommandations de celui-ci. Dans ces conditions, une décision selon laquelle le conseil en question aurait «consenti» au détachement ne pourrait être considérée comme une décision traduisant l’expression libre et authentique de la volonté de la population. En raison de sa structure, le conseil était davantage enclin à traduire la volonté du gouverneur que celle de la population. L’allégeance du gouverneur n’était pas envers la population de Maurice, y compris les Chagossiens, mais plutôt envers Sa Majesté. C’est la raison pour laquelle le décret-loi relatif à la Constitution de Maurice prévoyait que le gouverneur n’était pas tenu de consulter le conseil dans les cas où il estimait que cette consultation porterait préjudice au service de Sa Majesté. Dans ces conditions, le «consentement» du conseil des ministres au détachement ne signifie rien, parce qu’il n’était pas représentatif de la volonté de la population de Maurice, y compris des Chagossiens.
97. C’est sans doute la présence d’éléments non démocratiques semblables à ceux qui viennent d’être relatés relativement à la gouvernance coloniale qui a incité l’Assemblée générale à souligner que la volonté de la population devait être déterminée «par voie de plébiscite ou par
46 Décret-loi relatif à la Constitution de Maurice, art. 27 1). L’Assemblée comprenait également le président et le secrétaire principal, désignés ex officio.
47 Décret-loi relatif à la Constitution de Maurice, art. 32 1).
48 Décret-loi relatif à la Constitution de Maurice, art. 34 1).
49 Décret-loi relatif à la Constitution de Maurice, art. 2. 59 2).
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d’autres moyens démocratiques reconnus, de préférence sous l’égide des Nations Unies»50. Le principe IX de la résolution 1514 (XV) du 15 décembre 1960 rappelle que l’intégration «doit résulter du désir librement exprimé des populations du territoire, pleinement conscientes du changement de leur statut, la consultation se faisant selon des méthodes démocratiques et largement diffusées, impartialement appliquées et fondées sur le suffrage universel des adultes».
98. Le Royaume-Uni a également soutenu que le «consentement» de Maurice au détachement avait été donné lors de l’élection générale de 1967. Il a fait valoir que le parti politique qui avait appuyé le détachement avait obtenu la majorité des voix lors de cette élection, ce qui signifiait qu’il n’y avait pas eu de réaction publique négative à ce détachement. Or, dans les faits, lors de l’élection de 1967, le détachement était un fait accompli, en ce sens qu’il avait déjà été effectué et que le Royaume-Uni avait déjà conclu avec les Etats-Unis d’Amérique un accord concernant l’utilisation de l’archipel à des fins de défense pour une période de cinquante ans. L’option de conserver l’archipel comme partie du territoire de Maurice lors de l’indépendance n’a pas été proposée à la population à l’occasion de ce scrutin. En conséquence, on ne peut considérer que cette élection traduit la volonté de la population, y compris des Chagossiens, au sujet du détachement.
99. L’histoire des Chagossiens relatée en l’espèce se déroule en trois temps : le détachement de l’archipel en 1965, l’accord permettant aux Etats-Unis d’installer une base militaire sur les îles et le déplacement des Chagossiens hors des îles. Qu’elle soit examinée dans ses différents éléments ou dans son ensemble, leur histoire en est une de subjugation, de domination et d’exploitation étrangères, qui sont tous des comportements réprouvés par la résolution 1514 et qui violent à tous égards le droit à l’autodétermination et à l’indépendance reconnu par le jus cogens à la population de Maurice, y compris aux Chagossiens.
100. L’analyse exposée dans la présente opinion confirme la conclusion de la Cour selon laquelle le détachement n’était pas fondé sur l’expression libre et authentique de la volonté du peuple concerné.
QUATRIÈME PARTIE LE SORT DES CHAGOSSIENS
101. La Cour consacre une section de son avis consultatif à ce qu’elle appelle «la situation des Chagossiens». Compte tenu des conditions dans lesquelles ces personnes se trouvent aujourd’hui, environ cinq décennies et demie après le détachement de l’archipel, il conviendrait davantage de parler du «sort des Chagossiens».
102. Les Chagossiens sont un peuple qui a été arraché à son territoire natal et déplacé ailleurs contre sa volonté ; leur sort n’est pas sans rappeler celui qu’ont connu, quatre siècles plus tôt, des millions d’Africains qui ont été déracinés, emmenés de force dans d’autres pays et contraints de travailler comme esclaves sur des plantations. La majorité des Chagossiens ont été déplacés de force. D’autres qui étaient sortis de l’archipel pour différentes raisons ont été empêchés d’y retourner. M. Louis Olivier Bancoult est né à Peros Banhos en 1964. Sa famille et lui-même s’étaient rendus à Maurice pour obtenir des soins médicaux. Ils ont été empêchés de retourner chez eux. M. Bancoult aurait quitté l’archipel alors qu’il était âgé d’environ un an. Il est le fondateur et le président du Groupe des réfugiés de Chagos et a participé en qualité de représentant, que ce soit
50 Assemblée générale des Nations Unies, résolution 637 A VII).
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de manière directe ou indirecte, à tous les litiges qui ont eu lieu depuis l’expulsion des Chagossiens de l’archipel. Il a contesté la conduite du gouvernement du Royaume-Uni devant les tribunaux britanniques à plusieurs occasions au cours des vingt dernières années ; le dernier litige est l’affaire Bancoult n° 5, dans laquelle la Cour divisionnaire du Royaume-Uni a rendu une décision le 8 février 2019. M. Bancoult, qui mérite une prestigieuse récompense internationale pour le courage et la ténacité dont il a fait preuve au nom de son peuple, n’a eu gain de cause dans aucun des litiges en question. A ce jour, comme la Cour l’a souligné dans son avis consultatif, il n’a jamais pu retourner chez lui, à l’instar des autres Chagossiens, en raison des lois du Royaume-Uni et des décisions rendues par ses tribunaux.
103. Quelques Chagossiens ont participé à la procédure consultative au Grand Hall de justice. Mme Marie Liseby Elysé était l’une de ces personnes. Elle a préparé une déclaration destinée à être présentée à la Cour. Etant donné qu’elle n’aurait pu s’adresser à la Cour qu’en créole et qu’elle est incapable de lire une déclaration écrite, sa déclaration a été présentée sous forme d’enregistrement vidéo. Une version française et anglaise de sa déclaration a été présentée à la Cour. Mme Elysé donne un visage humain à cette saga déchirante que constitue l’administration de l’archipel par le Royaume-Uni et à laquelle il faut maintenant mettre un terme, ainsi qu’en a décidé la Cour.
104. Voici la transcription de la déclaration de Mme Elysé, datée du 14 août 2018 :
«Mon nom est Liseby Elysé. Je suis née le 24 juillet 1953 à Peros Banhos. Mon père est né à Six Îles. Ma maman est née à Peros Banhos. Mes grands-parents aussi sont nés là-bas. Je fais partie de la délégation de Maurice. Je voudrais dire combien j’ai souffert depuis que je suis déracinée de mon île paradis. Je suis contente que la Cour internationale nous écoute aujourd’hui. Et je suis sûre que je retournerai sur l’île où je suis née.
Aux Chagos, chaque personne avait une occupation, sa famille et sa culture. On ne mangeait que des aliments frais.
Les bateaux qui venaient de Maurice transportaient nos marchandises. On recevait nos vivres. On recevait tout ce dont on avait besoin. On ne manquait de rien. Aux Chagos on vivait bien.
Mais un jour, l’administrateur nous a annoncé que nous devions quitter notre île, quitter nos maisons et partir. Tout le monde était attristé. Nous étions en colère qu’on nous ait dit qu’il fallait partir. Mais on n’avait pas le choix. On ne nous a rien dit. Jusqu’à aujourd’hui on ne nous a pas dit pourquoi il fallait partir.
Peu après, le bateau qui nous apportait de la nourriture a cessé de venir. Il n’y avait rien à manger. Pas de médicaments. Rien. Nous avons beaucoup souffert. Peu après, le navire Nordvaer est arrivé. L’administrateur nous a dit qu’il nous fallait y embarquer, laisser nos bagages, laisser tout ce qu’on avait, prendre seulement nos vêtements et partir. Et pour cela tout le monde était très en colère. Quand on a fait cela, on l’a fait dans le noir. On nous a embarqués dans le noir pour qu’on ne puisse pas voir notre île. On nous a embarqués dans la cale du bateau où les conditions étaient mauvaises. On était comme des animaux, des esclaves dans ce bateau. On mourait de chagrin dans ce bateau.
Et moi, à cette époque, j’étais enceinte de quatre mois. Le bateau a mis quatre jours pour arriver à Maurice. Mais quand on est arrivé, mon enfant est mort à sa naissance. Je me demande pourquoi mon enfant est mort. J’ai été traumatisée dans ce
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bateau-là. J’ai eu beaucoup d’angoisse, j’étais bouleversée. C’est à cause de cela que mon enfant est mort. Moi, je dis : il ne faut pas perdre l’espoir. Il nous faut garder l’espoir qu’un jour nous retournerons à notre terre natale. Mon coeur souffre et mon coeur est toujours attaché à mon île où je suis née.
Personne n’aimerait être enlevé de son île où elle est née, être déraciné comme un animal.
Cela fait mal au coeur. Et je maintiens que la justice doit être faite et je dois retourner dans mon île où je suis née.
Vous ne croyez pas que cela fait mal au coeur quand une personne est déracinée de son île, comme un animal et sans savoir où on vous emmène?
Et je suis encore très triste aujourd’hui, je ne sais même pas comment je suis sortie des Chagos. On nous a fait sortir par la force. Je suis très chagrinée et je verse des larmes tous les jours. Je dois retourner dans mon île. Je dis que je dois retourner dans l’île où je suis née. Et je dois mourir là-bas. Là où mes grands-parents ont été enterrés, sur l’île où nous sommes nés.»
Traduction française fournie par la République de Maurice. Anirood Pursunon Sous-secrétaire permanent Bureau du premier ministre 17 août 2018
105. Dans sa déclaration, Mme Elysé dépeint une vie simple, heureuse et presque idyllique sur l’archipel. C’était son «paradis perdu» que M. Bancoult a quitté alors qu’il avait à peine un an et qu’il a tenté de «retrouver» au cours des vingt dernières années de sa vie.
106. Mme Elysé soutient que les conditions étaient «mauvaises» dans la cale du bateau qui a transporté les Chagossiens hors de l’archipel, et qu’ils étaient comme des animaux et des esclaves sur ce bateau. L’ironie de ces propos ne peut échapper à la communauté internationale, puisqu’environ deux siècles plus tôt, les ancêtres de Mme Elysé avaient été emmenés à l’île et contraints de travailler comme esclaves sur des plantations de cocotiers. Ils ont été libérés au cours des années 1830, mais elle a à nouveau vécu l’esclavage dans la cale du bateau.
107. Le droit de rentrer dans son pays est un droit fondamental de l’homme qui est protégé par l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. C’est la dignité humaine des Chagossiens qui a été violée. Cette dignité humaine est évoquée dans l’avis consultatif donné dans l’affaire Réserves à la convention sur le génocide, notamment lorsqu’il est fait mention d’une conduite «contraire à la loi morale» et de l’importance de consacrer «les principes de morale les plus élémentaires». Dans le passage bien connu d’où ces mots sont tirés, la Cour définit l’essence même d’une norme du jus cogens et d’une obligation erga omnes : il s’agit de principes qui protègent les valeurs fondamentales de la communauté internationale. 108. Dans l’affaire Secretary of State for the Foreign and Commonwealth Affairs c. the Queen (sur présentation d’une demande de Bancoult), 2007 EWCA Civ. 498, le juge Sedley, de la Cour d’appel, a décrit de façon convaincante le droit d’une personne de retourner sur sa terre natale :
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«En réalité, les deux décrets ont pour effet de nier l’une des libertés les plus fondamentales de l’être humain, soit la liberté de retourner sur sa terre natale, indépendamment de la pauvreté et des conditions de vie difficiles qui y règnent, et indépendamment des droits de propriété acquis par d’autres personnes, et ce, pour des raisons non liées au bien-être des personnes touchées.»
Ce jugement de la Cour d’appel, qui était favorable à la position de M. Bancoult, a été infirmé par la Chambre des lords.
109. L’histoire des Chagossiens est une tragédie humaine qui n’a pas sa raison d’être au XXIe siècle. C’est une histoire qui semble aller à contre-courant du plus grand progrès accompli en droit international depuis 1945, soit le développement, dans la foulée des atrocités de la Deuxième Guerre mondiale, d’un ensemble de règles de droit fondées sur le respect de la dignité et de la valeur inhérentes à la personne humaine. Le Royaume-Uni lui-même a joué un rôle important dans ce développement, et il faut maintenant veiller à ce que les Chagossiens puissent eux aussi en récolter les fruits.
110. La Cour a pris bonne note des excuses présentées par le Royaume-Uni en ce qui concerne le traitement des Chagossiens.
111. L’Assemblée générale a expliqué qu’elle souhaitait être conseillée par la Cour sur la question de la réinstallation des Chagossiens. Soulignant que cette question concerne des droits fondamentaux de l’individu, la Cour l’a renvoyée à l’Assemblée générale en précisant qu’elle devrait être prise en compte au cours du parachèvement de la décolonisation de Maurice.
(Signé) Patrick ROBINSON.
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Opinion individuelle de M. le juge Robinson

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