Déclaration de M. le juge Tomka

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DÉCLARATION DE M. LE JUGE TOMKA
Accord avec les conclusions de la Cour  Désaccord avec le raisonnement, notamment quant à la réponse à la deuxième question  Traitement regrettable des Chagossiens  Rôle des procédures consultatives  Assemblée générale n’ayant pas examiné la situation de l’archipel des Chagos et de sa population pendant un demi-siècle  Différend bilatéral  Maurice à l’origine de la demande d’avis consultatif  Nécessité de faire preuve de retenue dans l’exercice de la fonction consultative relative à un différend bilatéral  Interprétation erronée du texte de la question a)  Droit de la Charte des Nations Unies sur la décolonisation, et non pas droit de la responsabilité internationale de l’Etat, pertinent pour l’achèvement du processus de décolonisation.
1. Je souscris à la conclusion de la Cour selon laquelle le processus de décolonisation de Maurice n’a pas été validement mené à bien lorsque celle-ci a accédé à l’indépendance en 1968 à la suite de la séparation de l’archipel des Chagos en 1965. Je conviens également que le Royaume-Uni est dans l’obligation de mettre fin à son administration dudit archipel. J’éprouve une profonde sympathie pour les malheureux Chagossiens qui ont été déplacés contre leur volonté hors de l’archipel entre 1967 et 1973 et qui ont été empêchés de revenir. Durant la période critique qui a vu la séparation de l’archipel et le déplacement de sa population hors de celui-ci, les Chagossiens n’étaient pas représentés au sein du Gouvernement mauricien ni défendus avec suffisamment de vigueur par celui-ci ; ils ont en fait été abandonnés par les Nations Unies qui, après 1968, ne se sont plus intéressées à leur destin, la situation de l’archipel des Chagos et de sa population n’ayant plus été à l’ordre du jour de l’Assemblée générale ou du Comité spécial de la décolonisation.
2. Je regrette, toutefois, de ne pas être en mesure de souscrire au raisonnement qui a mené mes collègues à leur conclusion sur la deuxième question posée par l’Assemblée générale. En outre, je suis préoccupé par le fait que la procédure consultative est maintenant devenue un moyen de soumettre à la Cour des affaires contentieuses dont l’Assemblée générale n’a pas traité avant de demander un avis consultatif à l’initiative d’une des parties au différend.
3. Tel a été le cas de la demande formulée en 2008 à l’initiative de la Serbie et à laquelle la Cour a donné suite dans la procédure consultative sur la Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo (avis consultatif, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 403). J’avais à l’époque été favorable à ce que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire et ne réponde pas à la question (ibid., déclaration du vice-président Tomka, p. 454 et suiv., notamment p. 454-456, par. 2-9). Tout comme le juge Keith (ibid., opinion individuelle, p. 482 et suiv., notamment p. 489, par. 17), je ne pensais pas que l’Assemblée générale avait «suffisamment intérêt» à demander cet avis consultatif (ibid., p. 455, par. 5), la raison en étant qu’elle ne s’était pas penchée sur la question du Kosovo, dont le Conseil de sécurité était à l’époque, et demeure encore aujourd’hui, saisi. La Cour a déclaré que «[l]a compétence consultative n’est pas une forme de recours judiciaire à la disposition des Etats, mais un moyen permettant à l’Assemblée générale … d’obtenir l’avis de la Cour pour [l’]assister dans [ses] activités» (ibid., p. 417, par. 33). Elle a rappelé, semblant s’en féliciter, que «sa réponse à une demande d’avis consultatif «constitue [sa] participation … à l’action de l’Organisation»» (ibid., p. 416, par. 30). La Cour a-t-elle réellement «assisté [l’Assemblée générale] dans [ses] activités» ? Il ne le semble pas vraiment, puisque, dans sa résolution 64/298 du 9 septembre 2010, celle-ci s’est contentée de «[p]rend[re] acte de la teneur de l’avis consultatif», sans prendre aucune autre mesure ni examiner plus avant la question.
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4. A aucun moment, pendant un demi-siècle, l’Assemblée générale ne s’est penchée sur la question de l’archipel des Chagos. Elle a demandé le présent avis consultatif dans sa résolution 71/292 du 22 juin 2017, tel que rappelé dans l’avis consultatif lui-même (paragraphe 1). Toutefois, l’avis ne mentionne pas des faits cruciaux concernant l’historique de l’adoption de la résolution 71/292. Cet historique témoigne d’un différend de longue date entre Maurice et le Royaume-Uni concernant l’archipel des Chagos et montre que c’est précisément dans ce différend que la demande d’avis trouve son origine. C’est Maurice qui a demandé en 2016 d’inscrire un point supplémentaire au projet d’ordre du jour de la soixante et onzième session de l’Assemblée générale1. Dans l’exposé des motifs annexé à sa lettre demandant l’inscription de cette question à l’ordre du jour, Maurice note que le statut de l’archipel des Chagos a déjà été porté devant un tribunal arbitral agissant en vertu de la partie XV de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer dans le cadre de procédures contentieuses entre Maurice et le Royaume-Uni. Elle rappelle également certaines conclusions de ce tribunal2. S’exprimant lors du débat général de l’Assemblée générale à la fin du mois de septembre 2016, sir Anerood Jugnauth, premier ministre mauricien de l’époque, s’est déclaré disposé à différer l’examen de la question afin de permettre des discussions bilatérales avec le Royaume-Uni3. La décision de reporter l’examen de cette question au moins jusqu’au mois de juin 2017 est consignée dans les comptes rendus officiels de l’Assemblée générale4. Ainsi, aucune réunion n’a été prévue pour examiner ce point. Ce n’est que quand aucun progrès n’eut été réalisé au cours des huit mois suivants, pendant lesquels Maurice et le Royaume-Uni avaient tenu trois séries de pourparlers, que Maurice a demandé, le 1er juin 2017, que le point soit débattu en plénière «dans les meilleurs délais».5 Maurice a alors également informé l’Assemblée générale qu’elle présenterait prochainement un projet de résolution. Le texte du projet de résolution a été préparé par Maurice et inclus dans un aide-mémoire distribué par sa mission permanente à New York à tous les Etats Membres des Nations Unies au mois de mai 2017. Le groupe africain a ensuite présenté officiellement ce projet de résolution sans en modifier le texte. Le projet a été adopté sans aucune modification à la majorité des voix le 22 juin 20176.
5. Il convient de rappeler que même si, comme le relève la Cour, l’Assemblée générale «s’est toujours employée sans relâche à mettre un terme au colonialisme» (avis consultatif, paragraphe 87), ces efforts ont à peine porté sur la question de l’archipel des Chagos après l’indépendance de Maurice en 1968. En effet, entre 1969 et la demande ayant donné lieu au présent avis consultatif, la question de l’archipel des Chagos n’a jamais figuré à l’ordre du jour de l’Assemblée générale des Nations Unies ni à celui du Comité spécial de la décolonisation.
6. La Cour est toutefois convaincue que les réponses fournies dans le présent avis consultatif aideront l’Assemblée générale à s’acquitter de ses fonctions et que, «en répondant à la demande, la Cour [ne] se prononce [pas] sur un différend bilatéral» (avis consultatif, paragraphe 89), et donc ne
1 Nations Unies, Assemblée générale, Demande d’avis consultatif de la Cour internationale de Justice sur les effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965, doc. A/71/142 (14 juillet 2016).
2 Ibid., annexe, par. 5.
3 Nations Unies, Documents officiels de l’Assemblée générale, soixante et onzième session, séances plénières, 17e séance, A/71/PV.17, p. 39.
4 Nations Unies, Documents officiels de l’Assemblée générale, soixante et onzième session, séances plénières, 2e séance, A/71/PV.2, p. 6 ; Nations Unies, Assemblée générale, Premier rapport du Bureau, A/71/250 (14 septembre 2016), p. 14, par. 73.
5 Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965, documents reçus du Secrétariat de l’Organisation des Nations Unies, Partie II, lettre datée du 1er juin 2017, adressée à tous les représentants permanents et observateurs permanents auprès de l’Organisation des Nations Unies par le président de l’Assemblée générale [dossier no 4].
6 Nations Unies, Assemblée générale, projet de résolution, A/71/L.73 et Add.1 (15 juin 2017) ; Nations Unies, Documents officiels de l’Assemblée générale, soixante et onzième session, séances plénières, 88e séance, A/71/PV.88, p. 17-18.
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«contourne[] [pas] le principe du consentement de l’Etat au règlement judiciaire de son différend avec un autre Etat» (avis consultatif, paragraphe 90). La Cour est donc disposée à donner «son avis» à l’Assemblée générale sur une question que cette dernière n’avait pas examinée pendant un demi-siècle, malgré le rôle incontestable conféré à l’Assemblée générale par la Charte des Nations Unies en matière de décolonisation. Si la Cour adopte ce raisonnement, elle doit aussi prendre garde de ne pas aller au-delà de ce qui est strictement nécessaire et utile pour l’organe dont émane la demande7. La Cour ne doit pas oublier la présence sous-jacente d’un différend bilatéral à l’égard duquel elle n’a pas compétence.
7. A mon avis, la Cour n’a pas accordé suffisamment d’attention à la formulation des questions de l’Assemblée générale dans les deux langues officielles de la Cour, l’anglais et le français. En conséquence, elle est allée plus loin que ce qui était nécessaire pour assister l’Assemblée générale et s’immisce dans le différend bilatéral entre Maurice et le Royaume-Uni. Dans sa première question, l’Assemblée générale a demandé dans le texte anglais : «Was the process of decolonization of Mauritius lawfully completed when Mauritius was granted independence in 1968, following the separation of the Chagos Archipelago from Mauritius» (les italiques sont de nous). Ainsi, l’organe requérant souhaitait savoir si le processus de décolonisation était achevé du point de vue du droit applicable, qui, comme l’écrit la Cour, est le droit à l’autodétermination (voir avis consultatif, paragraphe 161). L’Assemblée générale n’a pas demandé à la Cour de se prononcer sur un éventuel comportement illicite de la puissance administrante. Le texte français de la résolution 71/292, tout aussi authentique, l’indique clairement lorsqu’il formule la question en ces termes : «Le processus de décolonisation a-t-il été validement mené à bien lorsque Maurice a obtenu son indépendance en 1968, à la suite de la séparation de l’archipel des Chagos de son territoire» (les italiques sont de nous). Le mot «validité» est un terme juridique qui permet d’exprimer le fait que l’acte visé répond à tous les critères juridiques requis pour qu’il puisse produire les effets voulus. Le dictionnaire Basdevant de la terminologie du droit international définit la «validité» comme le «[c]aractère de ce qui vaut, de ce qui réunit les conditions requises pour produire ses effets juridiques»8. Un dictionnaire plus récent (connu sous le nom de dictionnaire Salmon) fournit une définition similaire. Selon lui, la «validité» est «[la] qualité des éléments d’un ordre juridique qui remplissent toutes les conditions de forme ou de fond pour produire des effets juridiques»9.
8. Bien que la Cour ait déclaré ne pas «traiter d’un différend bilatéral» entre Maurice et le Royaume-Uni, elle s’est prononcée de manière inutile sur «un fait illicite à caractère continu» de ce dernier dans sa réponse à la deuxième question de l’Assemblée générale (avis consultatif, paragraphe 177). Les procédures consultatives ne constituent pas un cadre approprié pour rendre de telles décisions, en particulier lorsque la Cour n’y est pas invitée et qu’elles ne sont pas strictement nécessaires pour donner un avis à l’organe requérant.
9. A mon avis, la conséquence en droit international qui découle de la conclusion de la Cour selon laquelle le processus de décolonisation de Maurice n’a pas été validement mené à bien en 1968 («was not lawfully completed»10) est que ce processus doit être mené à bien conformément
7 Le juge Owada, dans une situation similaire, a souligné à juste titre que «la Cour doit avant tout s’attacher à présenter, certes, les conclusions en droit qu’elle aura objectivement tirées, mais dans la stricte mesure du nécessaire et d’une manière qui soit utile à l’organe qui l’a saisie, à savoir l’Assemblée générale, permettant à celui-ci de s’acquitter de ses fonctions relativement à la situation qui est à l’origine de la demande, et s’abstenir de statuer sur l’objet du différend entre les parties concernées.» Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), opinion individuelle de M. le juge Owada, p. 265, par. 14.
8 Dictionnaire de la terminologie du droit international, J. Basdevant (sous la dir. de), Paris, Sirey, 1960, p. 636.
9 Dictionnaire de droit international public, J. Salmon (sous la dir. de), Bruxelles, Bruylant, 2001, p. 1126.
10 Il convient de noter que le texte de l’avis consultatif faisant foi est le texte français.
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aux obligations de la puissance administrante en vertu de la Charte des Nations Unies. La Charte, telle qu’interprétée ultérieurement, est une source d’obligations pour les puissances administrantes de territoires non autonomes, et non des règles du droit international coutumier sur la responsabilité internationale de l’Etat. En outre, il est plus approprié que l’Assemblée générale veille au respect des obligations découlant de la Charte des Nations Unies, et non à l’application des règles relatives à la responsabilité de l’Etat. Par conséquent, considérant qu’il n’était pas nécessaire de statuer sur des questions de responsabilité de l’Etat pour répondre à la deuxième question de l’Assemblée générale et pour «l’assister dans ses activités», je ne saurais partager le raisonnement de la Cour.
10. Le processus de décolonisation relatif à l’archipel des Chagos ne peut être mené à bien que dans le cadre de négociations entre les principaux acteurs, en particulier entre Maurice et le Royaume-Uni. Le plus haut représentant de Maurice a exprimé, dans un esprit de réalisme et préoccupé par la sécurité de la région, son assurance que «l’exercice par Maurice d’un contrôle effectif sur l’archipel des Chagos ne représenterait en aucune manière une menace pour la base militaire» et que «Maurice est attachée au maintien de la base à Diego Garcia en vertu d’un cadre à long terme, que Maurice est prête à conclure avec les parties concernées.»11 Il a réitéré ce point de vue devant la Cour lorsqu’il a déclaré que «Maurice reconnaît [l’]existence [de la base sur Diego Garcia] et a répété à maintes reprises auprès des Etats-Unis et de la puissance administrante qu’elle acceptait le fonctionnement futur de la base conformément au droit international»12.
Il a ajouté : «C’est un engagement solennel de la part de Maurice et nous espérons que la Cour le reconnaîtra comme tel.»13
La Cour, cependant, est restée muette sur ce point.
(Signé) Peter TOMKA.
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11 Déclaration de sir Anerood Jugnauth à l’Assemblée générale à l’occasion de l’adoption de la résolution 71/292 demandant l’avis consultatif. Nations Unies, Documents officiels de l’Assemblée générale, soixante et onzième session, séances plénières, 88e séance, A/71/PV.88, p. 9. Le premier ministre de Maurice, M. Pravind Jugnauth, a fait une déclaration similaire lors de la réunion des conseillers juridiques à La Haye le 27 novembre 2017.
12 CR 2018/20, p. 30-31, par. 18. Il a été fait référence à la correspondance diplomatique entre les premiers ministres de Maurice et du Royaume-Uni, ainsi qu’à la correspondance diplomatique entre le premier ministre de Maurice et le président des Etats-Unis.
13 Ibid.

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