Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade

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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE CANÇADO TRINDADE
[Traduction]
TABLE DES MATIÈRES
Paragraphes
I. Prolégomènes 1-6
II. La paix internationale : les traités en tant qu’instruments vivants dans le développement progressif du droit international 7-13
III. Les mesures conservatoires : l’existence de la compétence prima facie de la Cour 14-20
IV. La primauté de l’impératif de la réalisation de la justice sur l’invocation des «intérêts en matière de sécurité nationale» 21-27
V. La transposition des mesures conservatoires issues du droit procédural interne comparé dans l’ordre juridique international 28-31
VI. La nature juridique des mesures conservatoires 32-34
VII. L’évolution des mesures conservatoires 35-41
VIII. Les mesures conservatoires et la dimension préventive du droit international 42-44
IX. Les mesures conservatoires et les situations continues de vulnérabilité humaine 45-50
X. La vulnérabilité humaine : considérations humanitaires 51-64
XI. Au-delà de la perspective strictement interétatique : l’attention portée aux peuples et aux individus 65-69
XII. Le risque continu de préjudice irréparable 70-71
XIII. La situation continue touchant des droits et la non-pertinence du critère de «plausibilité» de ces droits 72-77
XIV. Considérations sur la sécurité internationale et l’urgence de la situation 78-92
XV. Epilogue : récapitulation 93-106
I. PROLÉGOMÈNES
1. J’ai voté en faveur de l’adoption de l’ordonnance par laquelle la Cour internationale de Justice («la Cour») a décidé à l’unanimité ce jour, 3 octobre 2018, d’indiquer des mesures conservatoires en l’affaire relative à des Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires conclu en 1955 («le traité d’amitié») (République islamique d’Iran («l’Iran») c. Etats-Unis d’Amérique («les Etats-Unis»)). L’Iran entendait fonder la compétence de la Cour sur le paragraphe 2 de l’article XXI du traité ainsi que sur le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de la Cour, et, dans le cadre de sa demande en indication de mesures conservatoires, il a invoqué l’article 41 du Statut de la Cour et les articles 73 à 75 de son Règlement.
2. C’est à bon droit que la Cour, ayant conclu qu’elle avait compétence prima facie en vertu du paragraphe 2 de l’article XXI du traité de 1955 (par. 52), a indiqué dans cette ordonnance les mesures conservatoires énoncées dans le dispositif (par. 102). Cela étant, j’attache une grande importance à certaines questions connexes soulevées par l’espèce et qui, à mon avis, sous-tendent la décision de la Cour mais ne sont qu’effleurées dans son raisonnement, et qui ne devraient selon moi pas rester inexplorées.
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3. Je me sens donc tenu d’exposer dans la présente opinion quelles sont ces questions et ce qui constitue le fondement de ma position les concernant. C’est encore une fois impitoyablement pressé par le temps et soucieux d’accomplir mon devoir au service de la justice internationale que je le fais, avec pour motivation supplémentaire que la Cour n’a pas suffisamment traité dans son raisonnement certains enseignements qui me paraissent découler de l’objet même de son ordonnance.
4. Les observations détaillées que j’expose dans la présente opinion portent avant tout sur des points essentiels relatifs aux mesures conservatoires. Avant de livrer ma propre analyse de ces mesures, il me semble approprié de commencer par des considérations liminaires de nature herméneutique et axiologique, en m’arrêtant sur trois points qui sont aussi importants pour bien appréhender le cas d’espèce, à savoir : a) la paix internationale : les traités en tant qu’instruments vivants dans le développement progressif du droit international ; b) les mesures conservatoires : l’existence de la compétence prima facie de la Cour ; et c) la primauté de l’impératif de la réalisation de la justice sur l’invocation des «intérêts en matière de sécurité nationale».
5. Les considérations qui suivent, axées sur les mesures conservatoires, sont d’ordre à la fois conceptuel et épistémologique, juridique et philosophique, et sont toujours attentives aux valeurs humaines. Je formulerai mes observations dans un ordre logique. Les premières, à caractère conceptuel et épistémologique, sont exposées sous les titres suivants : a) la transposition de mesures conservatoires issues du droit procédural interne comparé dans l’ordre juridique international ; b) la nature juridique des mesures conservatoires ; c) l’évolution des mesures conservatoires ; d) les mesures conservatoires et la dimension préventive du droit international ; et e) les mesures conservatoires et les situations continues de vulnérabilité humaine.
6. La seconde partie de mes réflexions sur les mesures conservatoires, à caractère juridique et philosophique, est développée sous les titres suivants : a) la vulnérabilité humaine : considérations humanitaires ; b) au-delà de la stricte perspective interétatique : l’attention portée aux peuples et aux individus ; c) le risque continu de dommages irréparables ; d) la situation continue compromettant des droits et la non-pertinence du critère de «plausibilité» de ces droits ; e) la sécurité internationale et l’urgence de la situation. La voie sera ainsi ouverte à la récapitulation  dernier point, mais non le moindre  des points essentiels de la position que je défends dans la présente opinion.
II. LA PAIX INTERNATIONALE : LES TRAITÉS EN TANT QU’INSTRUMENTS VIVANTS DANS LE DÉVELOPPEMENT PROGRESSIF DU DROIT INTERNATIONAL
7. Les traités sont des instruments vivants, et le traité d’amitié conclu entre l’Iran et les Etats-Unis en 1955 ne fait pas exception à cette règle. Cette idée est étayée par la jurisprudence constante de la Cour. Au cours de la dernière décennie, par exemple, dans l’affaire du Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua, arrêt du 13 juillet 2009), la Cour a expliqué que «l’interprétation évolutive» s’entendait des
«cas où l’intention des parties au moment même de la conclusion du traité a été, ou peut être présumée avoir été, de conférer aux termes employés — ou à certains d’entre eux — un sens ou un contenu évolutif et non pas intangible, pour tenir compte notamment de l’évolution du droit international» (par. 64).
8. La Cour a ensuite conclu que les termes définissant le droit de libre navigation du Costa Rica (y compris le terme «commerce») devaient être compris dans le sens qui était le leur au
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moment où il était fait application du traité, et «pas nécessairement dans leur sens originaire… [C]’est [le] sens actuel qui doit être retenu aux fins de l’application du traité» (par. 70).
9. En particulier, le fondement d’une approche évolutive de l’interprétation des traités découle de l’article 31 de la convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, qui prévoit la «règle générale d’interprétation». Le paragraphe 1 de l’article 31, qui en est le point de départ, dispose qu’un traité doit être interprété de bonne foi suivant «le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but».
10. Aux termes du paragraphe 3 c) du même article, les traités doivent être interprétés à la lumière «de toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties». La convention (paragraphes 1 et 3 c) de l’article 31) est considérée comme permettant une approche évolutive de l’interprétation et de l’application d’un traité, tel que le traité d’amitié de 1955 susmentionné.
11. L’article premier du traité de 1955 porte sur l’objet et le but de l’instrument (une paix stable et durable et une amitié sincère entre les parties). Or la Cour s’est déjà, dans des affaires antérieures, appuyée sur l’objet et le but de ce traité pour en faciliter l’interprétation. C’est ainsi que, dans l’affaire relative au Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d’Amérique c. Iran, arrêt du 24 mai 1980), elle a dit que
«[l]e but même d’un traité d’amitié, et en particulier d’un traité d’établissement, est avant tout de promouvoir les relations entre deux Etats et entre leurs peuples par l’engagement mutuel d’assurer sur le territoire de chacun la protection et la sécurité des ressortissants de l’autre. C’est précisément au moment où des difficultés se présentent que le traité prend toute son importance ; l’objet même du paragraphe 2 de l’article XXI du traité de 1955 est de procurer le moyen de parvenir au règlement amical de difficultés semblables par la Cour ou par d’autres voies pacifiques. Conclure qu’une action devant la Cour en vertu de l’article XXI, paragraphe 2, ne serait pas ouverte aux parties au moment précis où cette voie de recours est le plus nécessaire serait donc contraire au but même du traité de 1955.» (Par. 54.)
12. Par la suite, dans l’affaire des Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique, exception préliminaire, arrêt du 12 décembre 1996), la Cour a confirmé le poids accordé à l’article premier dans l’application et l’interprétation du traité d’amitié de 1955, soulignant qu’elle estimait que «l’objectif de paix et d’amitié proclamé à l’article premier du traité de 1955 [était] de nature à éclairer l’interprétation des autres dispositions du traité» (par. 31), puis ajoutant qu’elle
«ne saurait perdre de vue que l’article premier affirme en des termes généraux qu’il y aura paix stable et durable et amitié sincère entre les Parties. L’esprit qui anime cet article et l’intention qu’il exprime inspirent l’ensemble du traité et lui donnent sa signification ; ils doivent, en cas de doute, inciter la Cour à adopter l’interprétation qui semble la plus conforme à l’objectif général d’établir des relations amicales dans tous les domaines d’activité couverts par le traité.» (Par. 52.)
13. La Cour a donc constaté que l’article premier du traité d’amitié de 1955 lui permettait de procéder à une interprétation évolutive des dispositions pertinentes du traité. Ultérieurement, toujours dans l’affaire des Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique, fond, arrêt du 6 novembre 2003), elle a, après s’être de nouveau référée au
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paragraphe 3 c) de l’article 31 de la convention de Vienne de 1969, confirmé/affirmé que l’application des «règles pertinentes du droit international» relatif à la question de l’emploi illicite de la force faisait donc «partie intégrante» de la tâche qui lui était confiée par le paragraphe 2 de l’article XXI du traité de 1955 (par. 41). Ce traité n’est pas figé dans le temps ; pour l’interpréter, comme l’indique clairement la Cour, il faut tenir compte aussi de facteurs qui vont au-delà de son texte.
III. LES MESURES CONSERVATOIRES : L’EXISTENCE DE LA COMPÉTENCE PRIMA FACIE DE LA COUR
14. Dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires qu’elle a rendue, c’est à bon droit que la Cour a jugé qu’elle avait compétence prima facie pour indiquer de telles mesures. L’objet et le but fondamentaux du traité d’amitié de 1955 ont été dûment pris en considération, comme ils l’avaient été à une occasion antérieure (affaire des Plates-formes pétrolières mentionnée ci-dessus, exception préliminaire, arrêt du 12 décembre 1996, par. 52). Le présent différend relatif à des Violations alléguées du traité d’amitié de 1955, porté devant la Cour en vue d’un règlement pacifique, entre dans le champ dudit traité en ce qui concerne les mesures conservatoires.
15. A d’autres occasions ces derniers mois, la Cour, au stade des mesures conservatoires, a déclaré à plusieurs reprises, à propos de ses conclusions sur la compétence prima facie uniquement, qu’elle n’avait pas besoin de «s’assurer de manière définitive qu’elle [avait] compétence quant au fond de l’affaire» (affaire Jadhav, opposant l’Inde au Pakistan (2017) et affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, opposant le Qatar aux Emirats arabes unis (2018))1. Dans l’ordonnance qu’elle a rendue en l’affaire relative à des Violations alléguées du traité d’amitié de 1955, opposant l’Iran aux Etats-Unis, elle a réaffirmé la même position (par. 24).
16. Même face à des allégations d’«intérêts en matière de sécurité nationale» (comme dans le cas d’espèce, opposant l’Iran aux Etats-Unis), la Cour, aux fins de l’indication de mesures conservatoires, est la gardienne de son Statut et instrument constitutif (art. 41), sur le fondement duquel elle prend sa décision dans le cadre de sa mission (commune à toutes les juridictions internationales contemporaines) de réalisation de la justice2 (voir plus loin). La présente affaire n’est pas le seul exemple à cet effet.
17. On notera ainsi que, dans l’affaire relative à des Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie, mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 2014), la Cour, nonobstant les considérations de l’Etat défendeur en matière de «sécurité nationale», a indiqué des mesures conservatoires (par. 45-46 et 55). Elle a fait de même par la suite dans une autre affaire, relative à l’Application de la convention internationale
1 Cour internationale de Justice, affaire Jadhav (Inde c. Pakistan), mesures conservatoires, ordonnance du 18 mai 2017, par. 15 ; affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis), mesures conservatoires, ordonnance du 23 juillet 2018, par. 14. Voir aussi, plus tôt, affaire relative à des Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 2014, par. 18.
2 Pour un examen de la mission commune de réalisation de la justice incombant aux tribunaux internationaux, voir A. A. Cançado Trindade, Os Tribunais Internacionais e a Realização da Justiça, 2e éd. rev., Belo Horizonte, Edit. Del Rey, 2017, p. 11-65, 127-240, 297-428 et 447-456 ; A. A. Cançado Trindade, «Les tribunaux internationaux et leur mission commune de réalisation de la justice : développements, état actuel et perspectives», Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye, vol. 391 (2017), p. 38-101 ; A. A. Cançado Trindade, Los Tribunales Internacionales Contemporáneos y la Humanización del Derecho Internacional, Buenos Aires, éd. Ad-Hoc (2013), p. 43-185.
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sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie, mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, par. 93 et 106).
18. Peu après, dans l’affaire Jadhav citée plus haut (Inde c. Pakistan, mesures conservatoires, ordonnance du 18 mai 2017), la Cour a de nouveau rendu la même décision, sans égard à l’invocation de la «sécurité nationale» (par. 23 et 61). Comme on peut le constater, la décision prise par la Cour dans la présente affaire est conforme à sa jurisprudence constante en matière de mesures conservatoires : l’impératif de la protection provisoire que ces mesures offrent l’emporte sur les allégations ou stratégies en matière d’intérêt national ou de sécurité nationale.
19. La jurisprudence de la Cour en la matière a pour commencer exprimé l’essence de la compétence prima facie, depuis ses origines : cette compétence peut s’exercer sans considération de la «volonté» des parties en présence, et même si la Cour n’est pas encore certaine de sa compétence quant au fond ; la compétence prima facie3 n’est pas conditionnée par celle-ci, comme le souligne sa dénomination même. A l’évolution jurisprudentielle susmentionnée dans son ensemble, j’ajouterais que la raison d’être de la compétence prima facie en matière de mesures conservatoires est peu à peu comprise par un courant plus lucide de la doctrine.
20. A cet égard, je souhaite rappeler les observations de deux juristes dont je garde un bon souvenir : le premier a appelé l’attention sur le fait que la compétence prima facie est autonome par rapport à la compétence quant au fond, et a relevé que, en matière de mesures conservatoires, la compétence prima facie «semble pouvoir être exercée même lorsque la Cour a des doutes sur sa compétence quant au fond, la barre n’étant donc vraiment pas placée haut»4; et le second a fait observer que
«le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires n’a pas pour base la volonté des parties au litige. Il a pour fondement l’article 41 du Statut… [C’]est parce qu’elle reçoit ce pouvoir de son Statut que la Cour peut indiquer de telles mesures… En résumé et en conclusion, le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires résulte de l’article 41 du Statut.»5
IV. LA PRIMAUTÉ DE L’IMPÉRATIF DE LA RÉALISATION DE LA JUSTICE SUR L’INVOCATION DES «INTÉRÊTS EN MATIÈRE DE SÉCURITÉ NATIONALE»
21. La jurisprudence de la Cour à laquelle je viens de faire référence a eu pour effet, à plusieurs reprises, que la Cour a ordonné des mesures conservatoires, sur la base de son Statut et instrument constitutif (art. 41), nonobtsant l’invocation par les Etats défendeurs d’«intérêts en matière de sécurité nationale». Lorsqu’elle a conclu qu’elle avait compétence prima facie, la Cour a, chaque fois que c’était nécessaire, tenu compte de l’impératif de la réalisation de la justice.
3 Voir, par exemple, Union académique internationale, Dictionnaire de la terminologie du droit international, Paris, Sirey (1960), p. 472.
4 S. Rosenne, «Provisional Measures and Prima Facie Jurisdiction Revisited», dans Liber Amicorum Judge S. Oda (sous la dir. de N. Ando et al.), vol. I, La Haye, Kluwer, 2002, p. 527 et 540, et voir p. 541-542.
5 C. Dominicé, «La compétence prima facie de la Cour internationale de Justice aux fins d’indication de mesures conservatoires», dans ibid., vol. I, p. 391 et 394, et voir p. 393.
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22. L’affaire relative à des Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (2014-2015) appelle une attention particulière à cet égard : outre l’ordonnance qu’elle a rendue le 3 mars 2014, la Cour a adopté une ordonnance additionnelle le 22 avril 2015 (modification des mesures conservatoires indiquées). J’ai joint à chacune de ces deux ordonnances une opinion individuelle portant sur la question à l’examen, qui se pose de nouveau dans la présente affaire relative à des Violations alléguées du traité d’amitié de 1955.
23. Dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’ordonnance rendue par la Cour le 3 mars 2014 en l’affaire relative à des Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données, après avoir examiné les réponses que le Timor-Leste et l’Australie ont apportées à la question (concernant les «mesures prises par un Etat invoquant la sécurité nationale») que je leur ai posée à l’audience tenue par la Cour le 21 janvier 2014 (par. 33-36), j’ai estimé que ces prétendues questions de «sécurité nationale» ne sauraient être prises en compte par la Cour devant qui
«des principes généraux du droit international [avaient] été invoqués …, [et] qui ne pouvait permettre qu’ils soient occultés par de tels arguments… En tout état de cause, une juridiction internationale ne saurait se prononcer en faveur d’allégations de «sécurité nationale» formulées par l’une des parties dans le cadre d’une procédure judiciaire.» [Par. 38.]
24. J’ai souligné que des allégations de ce type «ne saurai[en]t faire obstacle» aux travaux de la Cour dans le «domaine judiciaire» lorsqu’elle est saisie d’une affaire (par. 41 et 43). J’ai ensuite rappelé que,
«au moment de la rédaction de la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des Nations Unies (1964-1970), il est apparu nécessaire d’affirmer l’idée que les Etats puissants ne sauraient imposer leur volonté, et que des inégalités de fait entre les Etats ne devaient pas affecter la capacité des plus faibles de faire valoir leurs droits. Le principe de l’égalité juridique des Etats a donné corps à cette préoccupation et à l’idée de justice, laquelle procède de la conscience juridique universelle.» (Par. 45.)
25. J’ai alors conclu que les principes généraux du droit international, tels que celui de l’égalité juridique des Etats (consacrée au paragraphe 1 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies), qui comprend le caractère régulier de la procédure et l’égalité des armes, ne sauraient être compromis par des allégations de «sécurité nationale» ; le principe fondamental de l’égalité juridique des Etats, «qui donne corps à l’idée de justice, doit prévaloir» (par. 67-68).
26. L’idée d’une justice objective et les valeurs humaines l’emportent sur les faits, qui à eux seuls, et en tant que tels, n’ont pas d’effets en matière de création de droit ; ex conscientia jus oritur. L’impératif de réalisation de la justice prévaut sur les manifestations de la «volonté» d’un
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Etat (par. 64 et 66). Ma position, dans le domaine des mesures conservatoires, a toujours été antivolontaire6. La conscience l’emporte sur la «volonté».
27. Par la suite, dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’ordonnance rendue par la Cour le 22 avril 2015 dans la même affaire relative à des Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données, j’ai poursuivi en affirmant que, dans le domaine en question également, la Cour est maîtresse de sa propre compétence. Dans le cadre du régime juridique autonome des mesures conservatoires, elle peut donc «agir plus en amont (en vertu des paragraphes 1 et 2 de l’article 75 de son Règlement) et en tenant dûment compte du principe d’égalité juridique des Etats», tout en restant attachée à la nature juridique et aux effets de ces mesures conservatoires (par. 3-4 et 7, et voir par. 5-6). Et j’ai conclu que
«[l]es progrès dans ce domaine ne sauraient être réalisés sur la base d’une conception volontariste du droit international en général, et de la procédure judiciaire internationale en particulier. Les exigences de la justice objective prévalent sur les considérations de stratégie judiciaire.»
«Et la Cour est tout à fait fondée à se prononcer à cet égard sans attendre qu’une partie en litige ait manifesté sa «volonté». C’est à la conscience humaine, qui l’emporte sur la «volonté», que l’on doit le développement progressif du droit international. Ex conscientia jus oritur.» (par. 11 et 13).
V. LA TRANSPOSITION DES MESURES CONSERVATOIRES ISSUES DU DROIT PROCÉDURAL INTERNE COMPARÉ DANS L’ORDRE JURIDIQUE INTERNATIONAL
28. J’en arrive maintenant à l’examen, en particulier, des aspects distincts des mesures conservatoires qui doivent être pris en considération. J’ai en effet, au fil des ans, conceptualisé dans mes opinions individuelles et dans mes écrits la théorie de ce que j’ai appelé le régime juridique autonome des mesures conservatoires7  à plusieurs reprises ici, à la Cour, au cours de la dernière décennie, et à la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) au cours des années précédentes. Comme je me suis beaucoup intéressé à l’évolution des mesures conservatoires en droit international contemporain, je me sens tenu de reprendre l’examen de la question dans un ordre logique, à présent dans le contexte factuel de l’affaire relative à des Violations alléguées du traité d’amitié de 1955.
6 Voir à cet effet, par exemple, l’exposé de mon opinion individuelle (par. 79-80) en l’affaire de l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie, ordonnance du 19 avril 2017  plus loin). Voir aussi, dans le même sens, pour mes critiques de la conception volontariste : A. A. Cançado Trindade, Le Droit international pour la personne humaine, Paris, Pédone (2012), p. 115-136 ; A. A. Cançado Trindade, Los Tribunales Internacionales Contemporáneos y la Humanización del Derecho Internacional, op. cit. plus haut note 2, p. 69-77 ; A. A. Cançado Trindade, Os Tribunais Internacionais e a Realização da Justiça, 2e éd. rev., op. cit. plus haut note 2, p. 176-178 et 314-316.
7 Voir A. A. Cançado Trindade, Évolution du Droit international au droit des gens — L’accès des particuliers à la justice internationale : le regard d’un juge, Paris, Pédone (2008), p. 64-70 ; A. A. Cançado Trindade, «La Expansión y la Consolidación de las Medidas Provisionales de Protección en la Jurisdicción Internacional Contemporánea», dans Retos de la Jurisdicción Internacional (sous la dir. de S. Sanz Caballero et R. Abril Stoffels), Cizur Menor/Navarra, Cedri/CEU/Thomson Reuters (2012), p. 99-117 ; A. A. Cançado Trindade, El Ejercicio de la Función Judicial Internacional — Memorias de la Corte Interamericana de Derechos Humanos, 5e éd. rev., Belo Horizonte, Edit. Del Rey (2018), chap. V et XXII (mesures conservatoires), p. 47-52 et 199-208 ; A. A. Cançado Trindade, «Les mesures provisoires de protection dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme», dans Mesures conservatoires et droits fondamentaux (sous la dir. de G. Cohen-Jonathan et J.-F. Flauss), Bruxelles, Bruylant/Nemesis (2005), p. 145-163.
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29. Le premier point à considérer en ce qui concerne l’effet de la consolidation progressive de ce régime juridique autonome est la transposition historique de mesures conservatoires issues des systèmes juridiques nationaux dans l’ordre juridique international, avec toutes ses incidences. Je l’ai abordé dans mon opinion dissidente (par. 5-7) en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal, ordonnance du 28 mai 2009), ainsi que dans mon opinion individuelle (par. 64) en l’affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande, ordonnance du 18 juillet 2011).
30. Dans ces exposés, j’ai relevé en particulier que les mesures de précaution issues du droit procédural interne comparé avaient inspiré les mesures conservatoires du droit procédural international. Cette construction théorique devait encore s’affranchir d’un certain formalisme juridique, donnant parfois l’impression de faire de la procédure une fin en soi, plutôt qu’un moyen d’obtenir justice. Dans l’ordre juridique interne, le principe de précaution visait à préserver l’efficacité de la fonction judiciaire elle-même, et non le droit subjectif en tant que tel.
31. La transposition des mesures conservatoires de l’ordre juridique interne dans l’ordre juridique international (via la pratique internationale arbitrale et judiciaire) a eu pour effet d’étendre le domaine de compétence de la juridiction internationale8. En effet, en droit international, la raison d’être des mesures conservatoires est de prévenir et d’éviter un préjudice irréparable dans des situations présentant un caractère de gravité (compte tenu de l’imminence d’un préjudice irréparable) et d’urgence. Les mesures conservatoires sont de nature anticipative, illustrant ainsi la dimension préventive de la sauvegarde des droits. Le droit lui-même a vocation anticipatoire dans ce domaine.
VI. LA NATURE JURIDIQUE DES MESURES CONSERVATOIRES
32. Peu après, dans mon opinion dissidente (par. 38 et 73) en les affaires relatives à la Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica) et à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) (instances jointes) (ordonnance du 16 juillet 2013), j’ai souligné que, à mesure que le temps passait, la jurisprudence croissante de différentes juridictions internationales en matière de mesures conservatoires cherchait à préciser leur nature juridique, en insistant sur leur caractère essentiellement préventif. Face à l’éventualité ou la probabilité de dommages irréparables et à l’urgence d’une situation, les mesures conservatoires, lorsqu’elles sont ordonnées pour protéger les droits d’un nombre croissant de personnes (ou dans des affaires concernant des conflits armés),
8 P. Guggenheim, «Les mesures conservatoires dans la procédure arbitrale et judiciaire», Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye, vol. 40 (1932), p. 649-763, et voir p. 758-759 ; P. Guggenheim, Les mesures provisoires de procédure internationale et leur influence sur le développement du droit des gens, Paris, Libr. Rec. Sirey (1931), p. 15, 174, 186, 188 et 14-15, et voir p. 6-7 et 61-62.
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apparaissent alors revêtues d’un caractère non pas uniquement préventif mais proprement tutélaire, en sus de leur rôle de protection des droits qui sont en jeu9.
33. Dans mon opinion dissidente suivante en l’affaire relative à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua, ordonnance du 22 novembre 2013), j’ai de nouveau rappelé (par. 25-26) la transposition des mesures conservatoires issues du droit procédural interne comparé dans l’ordre juridique international (voir ci-dessus), ainsi que leur nature juridique et leurs effets. En passant d’un caractère préventif à un caractère tutélaire, ai-je alors raisonné, ces mesures contribuent au développement progressif du droit international, en ce qu’elles sont directement liées à la réalisation de la justice10.
34. Par la suite, la Cour s’étant de nouveau prononcée (cette fois dans l’arrêt qu’elle a rendu le 16 décembre 2015) en les affaires relatives à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière et à la Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (instances jointes), j’ai rédigé une nouvelle opinion individuelle, dans laquelle je soulignais (par. 7-9) que l’évolution susmentionnée des mesures conservatoires faisait passer l’attention du processus juridictionnel lui-même aux droits subjectifs en tant que tels, leur permettant ainsi de s’affranchir du formalisme juridique du passé. Après tout, ce formalisme donnait l’impression que ledit processus constituait une fin en soi, et non un moyen de faire en sorte que justice soit faite.
VII. L’ÉVOLUTION DES MESURES CONSERVATOIRES
35. La raison d’être des mesures conservatoires s’est donc précisée : ces mesures n’étaient plus considérées comme un dispositif préventif (mesures conservatoires/acción cautelar, comme dans les systèmes juridiques internes), mais plutôt comme une garantie juridictionnelle des droits subjectifs, donc proprement tutélaire, et se rapprochaient de leur plénitude. J’ai ajouté que, indiquées (par des juridictions internationales) pour répondre à un besoin de protection en présence de certaines conditions fondamentales  la gravité et l’urgence, ainsi que la nécessité de prévenir un dommage irréparable , les mesures conservatoires constituent une réelle garantie juridictionnelle de nature préventive.
36. Par la suite, j’ai repris l’examen de cette question dans mon opinion individuelle (par. 4 et 74-76) en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de
9 Voir R.St.J. MacDonald, «Interim Measures in International Law, with Special Reference to the European System for the Protection of Human Rights», Zeitschrift für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, vol. 52 (1993), p. 703-740 ; A. A. Cançado Trindade, «Les mesures provisoires de protection dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme», dans Mesures conservatoires et droits fondamentaux (sous la dir. de G. Cohen-Jonathan et J.-F. Flauss), Bruxelles, Bruylant/Nemesis (2005), p. 145-163 ; R. Bernhardt (dir. publ.), Interim Measures Indicated by International Courts, Berlin/Heidelberg, Springer-Verlag (1994), p. 1-152 ; A. Saccucci, Le Misure Provvisorie nella Protezione Internazionale dei Diritii Umani, Turin, Giappichelli Ed. (2006), p. 103-241 et 447-507 ; et voir aussi E. Hambro, «The Binding Character of the Provisional Measures of Protection Indicated by the International Court of Justice», dans Rechtsfragen der Internationalen Organisation — Festschrift für H. Wehberg (sous la dir. de W. Schätzel et H.-J. Schlochauer), Frankfurt a/M (1956), p. 152-171. Ces dernières années, les juridictions internationales et nationales ont ordonné de plus en plus souvent des mesures conservatoires ; voir E. García de Enterria, La Batalla por las Medidas Cautelares, 2e éd. rev., Madrid, Civitas (1995), p. 25-385 ; et L. Collins, «Provisional and Protective Measures in International Litigation», Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye, vol. 234 (1992), p. 23, 214 et 234.
10 Comme je l’ai fait observer dans une autre jurisdiction internationale : voir A. A. Cançado Trindade, «Preface by the President of the Inter-American Court of Human Rights», dans Compendium of Provisional Measures (juin 1996-juin 2000), vol. 2, série E, San José du Costa Rica, CIDH, 2000, p. VII-XVIII, et les sources auxquelles il est renvoyé.
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discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie, ordonnance du 19 avril 2017). J’ai résumé les éléments constitutifs du régime juridique autonome des mesures conservatoires, en faisant observer que
«[c]e régime est défini par les droits à protéger (qui ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux qui seront invoqués ultérieurement au stade du fond), par les obligations découlant des mesures conservatoires, qui génèrent de manière autonome la responsabilité de l’Etat, avec ses conséquences juridiques, et par la présence de victimes (éventuelles) déjà à ce stade» (par. 74).
37. J’ai ensuite relevé que les droits revendiqués dont la protection était demandée dans le cas d’espèce comprenaient «les droits fondamentaux des êtres humains tels que le droit à la vie, le droit à la sécurité et à l’intégrité de la personne et le droit de ne pas être déplacé de force ni expulsé de son domicile» (par. 75). Et j’ai ajouté que, s’agissant de l’obligation de respecter les mesures de protection prescrites (un autre élément configurant leur régime juridique autonome), des développements s’imposaient toujours, car leur non-respect engage en lui-même la responsabilité de l’Etat et entraîne des conséquences juridiques (par. 76).
38. Plus récemment, dans mon opinion concordante (par. 24-25) en l’affaire Jadhav (Inde c. Pakistan, ordonnance du 18 mai 2017), j’ai rappelé que, selon moi, les mesures conservatoires sont dotées d’une autonomie juridique qui leur est propre, position que j’ai soutenue dans les exposés joints à différentes décisions rendues par la Cour (et, auparavant, par la CIDH)11, contribuant ainsi à son élaboration conceptuelle dans le cadre de la construction jurisprudentielle en la matière. J’ai rappelé que j’avais eu tôt fait de définir
«les éléments constitutifs de ce régime juridique autonome, à savoir : les droits devant être protégés ; les obligations propres aux mesures conservatoires ; la détermination sans délai de la responsabilité (en cas de non-exécution) et ses conséquences juridiques ; la présence de la victime (ou de la victime potentielle, dès la présente phase de la procédure) et l’obligation de réparer les préjudices causés» (par. 24)12.
39. J’ai ensuite appelé l’attention, dans la même opinion, sur la présence concomitante de droits étatiques et de droits individuels dans les affaires contentieuses dont la Cour était saisie, bien que la procédure demeurât strictement interétatique (par attachement à un vieux dogme dépassé). J’ai ajouté que cela n’empêchait nullement que les bénéficiaires de la protection fournie par des mesures conservatoires dans une situation donnée fussent les êtres humains eux-mêmes, à titre individuel ou collectif (par. 25).
40. J’avais également souligné ce point, par exemple, dans mon opinion dissidente en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (ordonnance du 28 mai 2009), et dans mon opinion individuelle en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ordonnance du
11 Voir note 15, ci-dessous.
12 Selon moi, les droits et obligations concernant les mesures conservatoires ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux concernant le fond des affaires, et la configuration de la responsabilité avec toutes ses conséquences juridiques est rapide, sans attendre la décision sur le fond des affaires.
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19 mai 2017)13 (voir plus haut). L’évolution examinée ici doit être envisagée dans un cadre conceptuel plus large.
41. La nécessaire conformation du régime juridique autonome des mesures conservatoires14 est un point important que j’ai constamment soutenu dans plusieurs (plus de vingt) de mes opinions individuelles, successivement au sein de deux juridictions internationales, au cours de la période 2000-201815. L’un des aspects que j’ai mis en exergue  notamment dans l’opinion dissidente précitée jointe à une ordonnance rendue par la Cour (le 16 juillet 2013) à un stade précoce de l’examen de deux instances jointes opposant deux Etats d’Amérique centrale, et très récemment dans mon opinion individuelle (par. 74-77, 82, 89-93, et 102) en l’affaire relative à l’Application de la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis, ordonnance du 23 juillet 2018) , est le fait que la notion de victime (ou de victime potentielle16), ou de partie lésée, peut également apparaître dans le contexte propre des mesures conservatoires, quelle que soit la décision quant au fond de l’affaire17.
VIII. LES MESURES CONSERVATOIRES ET LA DIMENSION PRÉVENTIVE DU DROIT INTERNATIONAL
42. L’évolution vers la consolidation du régime juridique autonome des mesures conservatoires renforce progressivement, à mon sens, la dimension préventive du droit international. Ce faisant, les juridictions internationales contemporaines contribuent utilement à prévenir ou à éviter des dommages irréparables dans des situations d’urgence, au bénéfice ultime des êtres humains, ainsi qu’à assurer le respect des mesures conservatoires indiquées18.
13 Voir aussi, sur la même construction jurisprudentielle, l’exposé de mon opinion individuelle en l’affaire A.S. Diallo (Guinée c. République démocratique du Congo, fond, arrêt du 30 novembre 2010).
14 Voir A. A. Cançado Trindade, O Regime Jurídico Autônomo das Medidas Provisórias de Proteção, La Haye/Fortaleza, IBDH/IIDH (2017), p. 13-348.
15 Certaines de mes opinions individuelles sur cette question ont été reproduites dans les recueils suivants : a) Judge A. A. Cançado Trindade  The Construction of a Humanized International Law  A Collection of Individual Opinions (1991-2013), vol. I (CIDH), Leiden, Brill/Nijhoff (2014), p. 799-852 ; vol. II (CIJ), Leiden, Brill/Nijhoff (2014), p. 1815-1864 ; vol. III (CIJ), Leiden, Brill/Nijhoff, 2017, p. 733-764 ; b) Vers un nouveau jus gentium humanisé — Recueil des opinions individuelles du juge A. A. Cançado Trindade [CIJ], Paris, L’Harmattan, 2018, p. 143-224 et 884-886 ; c) Esencia y Transcendencia del Derecho Internacional de los Derechos Humanos (Votos [del Juez A. A. Cançado Trindade] en la Corte Interamericana de Derechos Humanos, 1991-2008), vol. I-III, 2e éd. rev., Mexico D.F., Ed. Cám. Dips. (2015), vol. III, p. 77-399.
16 Sur la notion de victimes potentielles dans le cadre de l’évolution de la notion de victime ou la condition du plaignant dans le domaine de la protection internationale des droits de l’homme, voir A. A. Cançado Trindade, «Co-Existence and Co-Ordination of Mechanisms of International Protection of Human Rights (At Global and Regional Levels)», 202, Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye (1987), ch. XI, p. 243-299, en particulier p. 271-292.
17 Voir Cour internationale de Justice, affaires relatives à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et à la Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), (instances jointes) ordonnance du 16 juillet 2013, opinion dissidente de M. le juge Cançado Trindade, par. 75.
18 Voir à cet effet, Cour internationale de Justice, affaires relatives à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et à la Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica) (instances jointes), ordonnance du 22 novembre 2013, opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade, par. 20-31 et 40. Le droit à l’accès à la justice, également dans le domaine actuel (voir par. 68, plus loin), s’entend lato sensu, comprenant non seulement l’accès formel à un tribunal compétent, mais aussi la régularité de la procédure (égalité des armes) et le respect fidèle de la décision ; pour une étude générale, voir A. A. Cançado Trindade, El Derecho de Acceso a la Justicia en Su Amplia Dimensión, 2e éd., Santiago de Chile, Ed. Librotecnia (2012), p. 79-574 ; A. A. Cançado Trindade, The Access of Individuals to International Justice, Oxford, Oxford University Press (2011), p. 1-236.
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43. Le caractère anticipatif ou préventif des mesures conservatoires a mis en évidence la dimension temporelle de leur application. En effet, ces dernières années, les mesures conservatoires ont étendu la protection à un nombre croissant de personnes en situation de vulnérabilité (victimes potentielles), la transformant ce faisant en une véritable garantie juridictionnelle à caractère préventif19.
44. D’où l’autonomie de la responsabilité internationale que leur non-respect entraîne rapidement  autre élément constitutif du régime juridique qui leur est propre (voir plus haut). L’étude de la question ramène aussi au premier plan les principes généraux du droit, qui sont toujours d’une grande pertinence20, ainsi que la mission commune de réalisation de la justice dans une perspective essentiellement humaniste21 qui incombe aux juridictions internationales contemporaines.
IX. LES MESURES CONSERVATOIRES ET LES SITUATIONS CONTINUES DE VULNÉRABILITÉ HUMAINE
45. Toujours dans mon opinion individuelle susmentionnée en l’affaire relative à l’Application de la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis, ordonnance du 23 juillet 2018), j’ai appelé l’attention sur le fait que des demandes en indication de mesures conservatoires avaient été adressées à la Cour, comme dans le cas d’espèce, dans le but de mettre un terme à une situation continue de vulnérabilité des personnes touchées (victimes potentielles). Plus tôt, il y avait eu une situation continue de défaut d’accès à la justice des victimes du régime d’Hissène Habré (1982-1990) au Tchad, en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal, ordonnance de 2009  voir plus haut).
46. En l’affaire relative aux Immunités juridictionelles de l’Etat (Allemagne c. Italie), dans laquelle la Cour, dans son ordonnance du 6 juillet 2010, a jugé irrecevable la demande reconventionnelle de l’Italie, j’ai une fois de plus joint l’exposé d’une opinion dissidente où j’ai procédé à un examen approfondi de la notion de situation continue, des origines de cette notion dans la doctrine internationale, et de sa configuration dans le cadre du contentieux et de la jurisprudence internationaux, ainsi que de sa théorisation en droit international au niveau normatif, de l’autre.
47. En outre, une situation continue de violation des droits de l’homme a eu une incidence à des stades distincts de la procédure devant la Cour : en sus de décisions sur les mesures conservatoires et la demande reconventionnelle (ci-dessus), elle a été traitée dans des décisions quant au fond. Par exemple, le contexte factuel de l’affaire A.S. Diallo (Guinée c. République démocratique du Congo, fond, arrêt du 30 novembre 2010) a fait apparaître une situation continue
19 Voir A. A. Cançado Trindade, Tratado de Direito Internacional dos Direitos Humanos, vol. III, Porto Alegre, S.A. Fabris Ed. (2003), p. 80-83.
20 Voir, par exemple, A. A. Cançado Trindade, Princípios do Direito Internacional Contemporâneo, 2e éd. rev., Brasília, FUNAG (2017), p. 25-454 ; A. A. Cançado Trindade, «Foundations of International Law : The Role and Importance of Its Basic Principles», dans XXX Curso de Derecho Internacional Organizado por el Comité Jurídico Interamericano (2003), Washington, secrétariat général de l’OEA (2004), p. 359-415.
21 A. A. Cançado Trindade, Os Tribunais Internacionais e a Realização da Justiça, 2e éd. rev., op. cit. note 2, p. 29-468 ; et voir A. A. Cançado Trindade, A Visão Humanista da Missão dos Tribunais Internacionais Contemporâneos, La Haye/Fortaleza, IBDH/IIDH (2016), p. 11-283 ; A. A. Cançado Trindade, Los Tribunales Internacionales Contemporáneos y la Humanización del Derecho Internacional, op. cit. note 2, p. 7-185.
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de violation des droits individuels de M. A.S. Diallo dans la période allant de 1988 à 1996, caractérisée par le déni prolongé d’accès à la justice.
48. Dans la présente affaire relative à des Violations alléguées du traité d’amitié de 1955, la question d’une situation continue se pose de nouveau, bien que les Parties en présence n’aient pas beaucoup insisté sur cette question au cours de la présente procédure sur les mesures conservatoires. Or, à un moment de cette procédure, à l’audience du 27 août 2018, le conseil du demandeur a affirmé que la Cour était saisie d’un «fait illicite continu» pouvant avoir pour effet, s’il persistait, que «le dommage se perpétue et s’amplifie»22.
49. La Cour, pour sa part, dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires qu’elle vient de rendre dans le cas d’espèce, a considéré que les sanctions imposées par l’Etat défendeur à compter du 8 mai 2018 semblaient avoir déjà eu des effets et des conséquences qui revêtent un «caractère continu» (par. 88). La «situation [en] résultant», a-t-elle ajouté, «revêt[ait] un caractère continu» et «les perspectives d’amélioration [étaient] minces» (par. 93). D’où la nécessité des mesures conservatoires que la Cour vient d’indiquer dans l’ordonnance en question.
50. Ce n’est pas la première opinion individuelle dans laquelle je traite la question de la pertinence des mesures conservatoires dans des situations continues de vulnérabilité. Tout récemment, j’ai procédé à un examen approfondi de cet aspect dans celle (par. 82 à 93) que j’ai jointe en l’affaire relative à l’Application de la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis, ordonnance du 23 juillet 2018) ; il suffit de s’y référer ici. Je passerai à présent à des considérations humanitaires concernant la vulnérabilité humaine dans le domaine qui nous occupe.
X. LA VULNÉRABILITÉ HUMAINE : CONSIDÉRATIONS HUMANITAIRES
51. Dans le domaine des mesures conservatoires, la vulnérabilité humaine revêt une importance particulière. J’ai appelé l’attention sur ce point dans mon opinion individuelle (par. 12-44 et 62-67) en l’affaire susmentionnée relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie, ordonnance du 19 avril 2017), ainsi que dans celle (par. 68-73) en l’affaire également susmentionnée relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis, ordonnance du 23 juillet 2018).
52. Dans une perspective historique, il y a toujours eu, au fil des siècles, des penseurs qui ont appelé l’attention sur la vulnérabilité des êtres humains face à la violence extrême et à la destruction. Je rappellerai que, dans la Grèce antique, par exemple, cette préoccupation se retrouve dans les tragédies écrites par Eschyle, Sophocle et Euripide, qui mettent en évidence la cruauté, la vulnérabilité humaine et la solitude. Le tragédien Euripide, par exemple, a dénoncé les ravages et les souffrances humaines causés par la guerre. Ainsi, dans l’une de ses dernières tragédies, Hélène (412 av. J.-C.), le choeur chantait :
«Insensé qui poursuit la gloire des combats,
et fou qui croit la lance assez puissante
pour mettre un terme aux malheurs des mortels.
22 Cour internationale de Justice, CR 2018/16 du 27 août 2018, p. 76, par. 37.
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Si le sang décide entre les rivaux,
jamais dans les cités la querelle ne fera trêve…
Tu leur apportas peine et chant de deuil
Parmi de grands malheurs.»23
53. Les tragédies de la Grèce antique ont continué d’être interprétées, et même réécrites par des auteurs successifs, tout au long des siècles. De toutes ces tragédies, la plus réécrite et la plus interprétée à des époques différentes est probablement l’Antigone de Sophocle (442-441 av. J.-C.), qui a été perçue par les auteurs successifs au cours des siècles comme représentant la tension persistante entre raison d’Etat et impératif de justice, conformément aux préceptes du jusnaturalisme. Antigone était guidée par sa conscience (ayant à coeur de donner une sépulture à son frère Polynice, elle scellait ainsi son destin tragique), tandis que le despote Créon était mû par sa volonté dans l’exercice du pouvoir.
54. La primauté de la conscience humaine sur la volonté, du jusnaturalisme sur le positivisme juridique, trouve écho [a été avancée] également dans la tragédie d’Euripide Hécube (424 av. J.-C.). Hécube, déchue de sa citoyenneté et réduite en esclavage, fait appel au droit naturel, plutôt qu’au droit positif, pour dépasser une cruauté qui n’est pas empêchée par une perspective positiviste. Tant l’Antigone de Sophocle (voir plus haut) que l’Hécube d’Euripide revendiquent la primauté de la loi naturelle sur le décret injuste et la vengeance. Pour sa part, à un moment de sa lamentation/plainte, Hécube affirme/plaide que :
«Oui, je suis esclave et faible sans doute, mais les dieux sont puissants.
Puissante aussi celle qui les gouverne, la Loi.
C’est parce qu’elle existe que nous croyons qu’il est des dieux,
et que nous réglons notre vie en distinguant le juste de l’injuste.»24
55. Les tragédies athéniennes, traversant les siècles, ont survécu de l’Antiquité à nos jours. Du XIIIe au XIXe siècle, la vulnérabilité des êtres humains face à la cruauté et à la destruction humaines (telles que les tragédiens de l’Antiquité grecque les décrivaient) a fait l’objet d’une attention constante de la part des théologiens et des philosophes. L’on notera que de nombreuses notions du droit des gens sont apparues d’abord dans le domaine de la théologie, puis sont passées dans le jus gentium à l’époque de ses «pères fondateurs» (aux XVIe et XVIIe siècles).
56. Certains points de leurs réflexions (construites dans les domaines de la théologie, de la philosophie et de la littérature) ont été soigneusement systématisés, au début du XXe siècle, par A. D. Sertillanges dans sa magistrale anthologie Les vertus théologales (volumes I-III (1913)). Les
23 Vers 1151-1155 et 1161-1162.  Plus tôt, dans une autre tragédie d’Euripide, Hippolyte (428 av. J.-C.), le choeur chantait :
«La pensée que les dieux gouvernent le monde
donne à mon coeur souffrant un puissant réconfort.
Je devine une intelligence et en elle j’espère.
Puis comparant les actes de chaque homme
avec son destin, je ne sais plus qu’attendre.
Ce ne sont que vicissitudes.
Toute vie semble le jouet
d’un éternel caprice.» (Vers 1105-1110.)
24 Vers 797-801.
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penseurs de ces siècles avaient conscience que, la vie étant si fugace et nul ne sachant d’où il vient ni où il va, il incombait à chacun d’éviter le mal et de rechercher le bien25.
57. C’est la conscience du sens de la dignité humaine qui conduit au bien, qui l’emporte sur le mal. Comme nous ne pouvons pas rester prisonniers de la raison d’Etat, nous gardons à l’esprit les principes qui sont à l’origine des progrès de la civilisation. La lente évolution de l’humanité dans son ensemble compte sur la conscience humaine et les principes fondamentaux, ainsi que sur l’idéal de justice26. On ne peut pas imposer de souffrances aux étrangers ou aux personnes vulnérables. Il faut renoncer à la vengeance et se soucier des autres à l’échelle universelle, au nom de l’unité de l’espèce humaine, selon les préceptes de la doctrine du droit naturel27.
58. En effet, les leçons tirées des tragédies de la Grèce antique sont restées vivaces et d’actualité jusqu’à nos jours. Quelque XXIV siècles après que ces tragédies ont été écrites et interprétées, des intellectuels continuent d’écrire sur la souffrance humaine face à la cruauté, parfois comme s’ils étaient à la recherche du salut de l’humanité28. Au XIXe siècle, par exemple, L. Tolstoï  toujours sensible à la conscience contre l’injustice et le mal29  nous prévenait, par l’intermédiaire d’un de ses personnages, dans son classique Anna Karénine (1877-1878) :
«Ma théorie, la voici : faire la guerre est si terrible qu’aucun homme … n’a le droit d’assumer la responsabilité de la déclarer ; cette tâche incombe aux gouvernements ; les citoyens doivent même renoncer à toute volonté personnelle lorsqu’une déclaration de guerre devient inévitable. Le bon sens suffit en dehors de toute science politique, pour indiquer que c’est là exclusivement une question d’Etat.»30
59. Pour sa part, F. Dostoïevski, dans Les Frères Karamazov (1879-1880), relevait que «l’idée du dévouement à l’humanité, de la fraternité, de la solidarité disparaît … graduellement dans le monde ; en réalité, on l’accueille même avec dérision»31. L. Tolstoï et F. Dostoïevski, notamment, étaient tous deux sensibles aux souffrances humaines infligées et ont lancé des avertissements. En effet, la cruauté humaine a été une préoccupation constante tout au long des siècles. Mais malgré ces avertissements, aucun enseignement n’a été tiré du passé.
60. La capacité humaine de dévastation ou de destruction est devenue illimitée aux XXe et XXIe siècles (avec les armes de destruction massive, en particulier les armes nucléaires). Les décennies écoulées tout au long du XXe siècle, ainsi que les deux premières décennies du XXIe siècle, ont vu se succéder génocides, crimes contre l’humanité, massacres et atrocités de toutes sortes qui ont fait des millions de morts, comme jamais auparavant dans l’histoire humaine. Mais cela ne doit pas nécessairement conduire au désespoir, car cette époque a aussi été celle de
25 Voir A.-D. Sertillanges, Les vertus théologales, vol. I, Paris (sous la dir. de librairie Renouard et H. Laurens (1913), p. 76-77 et 179.
26 Voir A.-D. Sertillanges, Les vertus théologales, op. cit. note 25, vol. I, p. 180-181 ; et vol. II, p. 155 et 170.
27 Voir A.-D. Sertillanges, Les vertus théologales, op. cit. note 25, vol. III, p. 23, 139, 145, 151-154 et 156-157.
28 Voir G. Steiner, Tolstoï ou Dostoïevski, p. 31.
29 Voir S. Zweig, Tolstoï [1939], Paris, Buchet-Chastel, 2017, p. 19, 76, 81, 88, 188 et 193-195.
30 L. Tolstoï, Anna Karénine, p. 793- 794.
31 F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, p. 347.
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l’essor de la justice internationale, les juridictions internationales contemporaines s’employant à juger des affaires relatives à ces actes malfaisants32.
61. Force est de remarquer que la vulnérabilité humaine, dans le contexte factuel de l’affaire relative à des Violations alléguées du traité d’amitié de 1955, concerne l’ensemble de la communauté internationale, et même l’humanité tout entière, face à la létalité des armes nucléaires. La non-prolifération de ces armes, mais aussi, en fin de compte, le désarmement nucléaire, sont tous deux absolument nécessaires et ont un caractère d’obligation universelle.
62. J’ai longuement traité cette question dans les trois opinions dissidentes détaillées que j’ai jointes aux arrêts récemment rendus par la Cour (le 5 octobre 2016) dans les trois affaires des Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Iles Marshall c. Royaume-Uni, Inde et Pakistan). J’ai consacré la section VIII de mes exposés à l’examen du fait que la présence du mal a marqué l’existence humaine au cours des siècles.
63. Ni la théologie, ni la psychologie, ni la philosophie ne sont parvenues à fournir des réponses ou des explications convaincantes au sujet de la persistance du mal et de la cruauté dans le comportement humain. Cette question a été traitée longuement dans la littérature. Mais la capacité croissante de destruction des êtres humains à notre époque a, à tout le moins, suscité une réaction de la conscience humaine contre les actes malfaisants tels que l’extermination de masse de personnes innocentes ou vulnérables et sans défense  témoin, l’élaboration, mais aussi la culture et l’application de la notion de responsabilité pour tous ces actes. Le droit international a ici un rôle à jouer, sans faire abstraction des apports de ces autres branches du savoir humain.
64. En effet, j’ai souligné, dans les trois opinions dissidentes que j’ai jointes en les affaires susmentionnées des Obligations de désarmement nucléaire, que, depuis l’avènement de l’ère nucléaire en août 1945, certains des plus grands penseurs en sont venus à se demander si l’humanité avait encore un avenir (par. 93-101), et ont appelé l’attention sur l’impératif du respect de la vie et l’importance des valeurs humanistes (par. 102-114). Certains théoriciens du droit international ont pour leur part insisté sur la nécessaire primauté de la conscience humaine  la conscience juridique universelle  sur le volontarisme étatique (par. 115-118). Après avoir passé en revue leurs écrits et réflexions, j’ai réaffirmé la position que je défends depuis des années, en ce sens que,
«en dernière analyse, c’est la conscience juridique universelle qui est la véritable source du droit international… [I]l est impossible de résoudre les problèmes nouveaux qui se posent à la communauté internationale tout entière en ayant uniquement à l’esprit les susceptibilités des Etats ; l’obligation de débarrasser le monde des armes nucléaires, par exemple, procède d’un impératif de la recta ratio et non de la «volonté» des Etats. Pour que l’espoir d’un succès à cet égard ne s’éteigne pas, il faut garder constamment à l’esprit que c’est le sort de l’humanité qui est en jeu.» (Par. 119.)
32 Voir, par exemple, A. A. Cançado Trindade, State Responsibility in Cases of Massacres: Contemporary Advances in International Justice, Utrecht, Universiteit Utrecht (2011), p. 1-71 ; A. A. Cançado Trindade, La Reponsabilidad del Estado en Casos de Masacres — Dificultades y Avances Contemporáneos en la Justicia Internacional, Mexico, édition Porrúa/Escuela Libre de Derecho (2018), p.1-104.
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XI. AU-DELÀ DE LA PERSPECTIVE STRICTEMENT INTERÉTATIQUE : L’ATTENTION PORTÉE AUX PEUPLES ET AUX INDIVIDUS
65. L’ordonnance en indication de mesures conservatoires que la Cour vient de rendre en l’affaire relative à des Violations alléguées du traité d’amitié de 1955 n’est pas la première dans laquelle les droits des individus sont pris en considération en même temps que les droits des Etats. Auparavant, par exemple, en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie, ordonnance du 19 avril 2017), j’ai consacré la section VIII de l’exposé de mon opinion individuelle à la protection de la personne humaine par des mesures conservatoires, par-delà la dimension strictement interétatique (par. 56-61). Peu après, en l’affaire Jadhav (Inde c. Pakistan, ordonnance du 18 mai 2017), c’est sur la présence concomitante de droits étatiques et de droits individuels que j’ai fait porter la section III de l’exposé de mon opinion individuelle (par. 12-15).
66. En effet, il est aujourd’hui impossible de considérer seulement les Etats, car il faut aussi  et surtout  tenir compte des peuples et des êtres humains, pour qui ces Etats ont été créés. Les «pères fondateurs» du droit des nations (droit des gens), à partir du XVIe siècle, les avaient dûment gardés à l’esprit33. Au XXe siècle, écrivant pendant la seconde guerre mondiale (1939-1944) et ayant à l’esprit les politiques étatiques «totalitaires» de l’époque, J. Maritain a soutenu, dans le droit fil de la pensée jusnaturaliste, que la personne humaine dotée d’une conscience transcendait l’Etat et avait le droit de prendre des décisions concernant son propre destin34.
67. Dans sa théorisation du personnalisme, J. Maritain a prévenu que le problème du mal humain était qu’il devait continuer d’être l’objet d’une étude toujours plus approfondie. Pour lui, les actes malfaisants étaient liés à la voluntas et l’on ne pouvait y résister et les condamner que conformément à la recta ratio. Les penseurs de la Grèce antique (voir plus haut) savaient déjà qu’une vie de réflexion est plus riche qu’une vie uniquement active, ou lui est supérieure ; et encore à l’époque de la seconde guerre mondiale (en 1944), J. Maritain appelait à une nouvelle ère d’un humanisme nécessaire et intégral35. J’ai traité ce point particulier également dans une autre juridiction internationale36.
68. Quant au droit contemporain des nations (après la seconde guerre mondiale), rappelons que la Charte des Nations Unies de 1945, telle qu’elle a été adoptée dans l’un des rares moments  pour ne pas dire éclairs  de lucidité du XXe siècle  suivie trois ans plus tard par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 , proclamait, dans son préambule, la volonté des «peuples des Nations Unies» de préserver les générations futures du fléau de la guerre
33 Voir A. A. Cançado Trindade, «La Perennidad del Legado de los «Padres Fundadores» del Derecho Internacional», Revista Interdisciplinar de Direito da Faculdade de Direito de Valença, vol. 13 (2016) n.o2, p. 15-43 ; A. A. Cançado Trindade, «Prefácio: A Visão Universalista e Humanista do Direito das Gentes: Sentido e Atualidade da Obra de Francisco de Vitoria», dans : Francisco de Vitoria, Relectiones — Sobre os Índios e sobre o Poder Civil, Brasília, Edit. Universidade de Brasília/FUNAG, 2016, p. 19-51.
34 Voir J. Maritain, Los Derechos del Hombre y la Ley Natural [1939-1945], Buenos Aires, Ed. Leviatan, 1982 (rééd.), p. 66, 69 et 79-82 ; et voir aussi J. Maritain, De Bergson a Santo Tomás de Aquino — Ensayos de Metafísica y Moral [1944], Buenos Aires, Ed. Club de Lectores, 1983, p. 213-214, 224 et 248 ; J. Maritain, Natural Law — Reflections on Theory and Practice [1943] (sous la dir. de W. Sweet), South Bend/Indiana, St. Augustine’s Press (2001), p. 8, 20, 23, 25-26, 32-34, 48-49, 51, 54, 63 et 67.
35 Voir J. Maritain, Humanisme intégral [1936], Paris, Aubier, 2000, p. 18, et voir p. 37 et 229-232 ; J. Maritain, Para una Filosofía de la Persona Humana [1936], Buenos Aires, Ed. Club de Lectores (1984), p. 169, 206-207 et 221.
36 Voir CIDH, La Cantuta v. Peru (interprétation de l’arrêt du 30 novembre 2007), opinion individuelle de M. le juge A. A. Cançado Trindade, par. 15-16.
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et, à cette fin, de «vivre en paix l’un avec l’autre dans un esprit de bon voisinage». Les rédacteurs de la Charte ont tenu à ce qu’elle fasse référence aux peuples plutôt qu’aux Etats des Nations Unies. La Charte, dès son adoption, est allée au-delà de la perspective réductionniste strictement interétatique37.
69. Pour ce qui est du cas d’espèce, l’on ne saurait méconnaître que le traité d’amitié de 1955 fait référence, notamment, à l’obligation qu’a chaque Etat partie de veiller «à la santé et au bien-être de sa population» (art. VII, par. 1). Il mentionne également l’obligation qui incombe aux deux Etats parties de toujours «accorder … un traitement juste et équitable aux ressortissants et aux sociétés» de l’autre partie contractante, et de ne prendre ainsi aucune «mesure discriminatoire» (art. IV, par. 1). Insistant sur ce point, le traité d’amitié se réfère en outre à l’obligation des deux Etats parties d’accorder un traitement équitable à leurs «ressortissants et sociétés», sans imposer de mesures à caractère discriminatoire (art. IX, par. 2 et 3)38.
XII. LE RISQUE CONTINU DE PRÉJUDICE IRRÉPARABLE
70. En l’espèce, les sanctions extraterritoriales que les Etats-Unis ont rétablies contre l’Iran, à compter du 6 août 2018, par leur retrait du plan d’action global commun («le plan d’action») (en sus de nouvelles sanctions devant prendre effet à compter du 4 novembre 2018) ont déjà un impact sur la situation de l’Iran au niveau international, ainsi que sur sa situation économique et sur celle de ses ressortissants et des sociétés iraniennes. Comme la Cour en a été informée au cours de la présente procédure, les investissements réalisés par ceux-ci risquent d’être sans valeur et le cours de la devise a déjà nettement baissé39, et des sociétés étrangères ont annoncé la cessation de leurs activités commerciales dans le pays40 où le chômage est déjà très élevé41.
71. Les ressortissants iraniens risquent de se trouver dans une situation de plus en plus difficile, car leur situation économique continue de se dégrader étant donné les sanctions imposées par les Etats-Unis, et continuera de se détériorer, de nouvelles sanctions devant bientôt être appliquées (novembre prochain). Cela signifie que la capacité de la population iranienne d’accéder à des produits et services simples est en jeu, notamment sa capacité d’acheter de la nourriture et des produits essentiels pour vivre42, et d’avoir accès aux médicaments et aux services de santé43. Il y a là un risque continu et croissant de préjudice irréparable.
XIII. LA SITUATION CONTINUE TOUCHANT DES DROITS ET LA NON-PERTINENCE DU CRITÈRE DE «PLAUSIBILITÉ» DE CES DROITS
72. Dans la présente opinion, j’ai fait le lien, à la section IX, entre les mesures conservatoires et les situations continues de vulnérabilité, puis j’ai consacré la section X à des considérations humanitaires sur la vulnérabilité humaine (voir plus haut). A cet égard, un autre aspect encore doit
37 Voir A. A. Cançado Trindade, «[Allocution inaugurale : quelques réflexions sur la justiciabilité du droit des peuples à la paix — résumé]», dans Rapport du Haut-Commissariat sur les résultats de l’atelier sur le droit des peuples à la paix (2009), A/HRC/14/38 (17 mars 2010), p. 9-11.
38 Il mentionne aussi la «liberté de commerce» (art. X, par. 1).
39 Demande en indication de mesures conservatoires de l’Iran, p. 16, par. 36, note 50.
40 Ibid., p. 12, notes 28 et 38.
41 Ibid., p. 11, par. 26, note 34.
42 Ibid., p. 13, par. 30, note 41.
43 Requête introductive d’instance de l’Iran, p. 15, par. 37, note 54.
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être examiné. Dans la présente affaire relative à des Violations alléguées du traité d’amitié de 1955, il existe une situation continue (d’application de sanctions) qui touche des droits étatiques et des droits individuels.
73. Dans une situation continue de ce type, les droits touchés (en vertu du traité d’amitié de 1955) sont certains et clairs et, selon moi, les qualifier de «plausibles» n’a aucun sens  et ce, d’autant moins lorsque les personnes touchées restent dans une situation continue de vulnérabilité humaine. Ce n’est pas la première fois que j’exprime cette préoccupation. Dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue récemment par la Cour (le 23 juillet 2018), j’indiquais que
«[c]ette épreuve de la prétendue «plausibilité» des droits me semble être une invention récente et malavisée de la majorité des membres de la [Cour].
On dirait que chacun se sent libre d’interpréter à sa guise cette prétendue «plausibilité» des droits ; la raison en est peut-être que la majorité de la Cour elle-même ne s’est guère étendue sur le sens à donner à ladite «plausibilité». Or, invoquer la «plausibilité» comme s’il s’agissait d’une nouvelle «condition préalable» et opposer ainsi de nouveaux obstacles à l’indication de mesures conservatoires dans le cadre d’une situation continue est à la fois spécieux et préjudiciable à la réalisation de la justice.» (Par. 57 et 59.)
74. Plus tôt, dans mon opinion individuelle en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie, ordonnance du 19 avril 2017), attentif à «l’extrême vulnérabilité des victimes» (par. 27-35) et à la «tragédie de la vulnérabilité humaine» (par. 62-67), je critiquais vivement les incertitudes du critère de «plausibilité» (par. 37-41), soutenant que, bien plus que de celui-ci, c’est à l’aune du critère de vulnérabilité humaine continue que doit s’apprécier la nécessité d’indiquer des mesures conservatoires (par. 36 et 42-44).
75. Par la suite, dans mon opinion individuelle en l’affaire Jadhav (Inde c. Pakistan, ordonnance du 18 mai 2017), je faisais valoir que «[l]e droit à l’information en matière d’assistance consulaire est, dans les circonstances de la présente espèce, inextricablement lié au droit à la vie lui-même, qui est un droit fondamental auquel il ne saurait être dérogé, et non un droit simplement «plausible». Cela vaut non seulement pour la phase de l’examen de l’affaire au fond, mais aussi pour celle des mesures conservatoires, qui ont une autonomie juridique propre» (par. 19).
76. Compte tenu de ce qui précède, je souligne ici, une fois de plus, qu’il n’y avait pas lieu pour la Cour de faire une vague référence à la «plausibilité» ou aux droits «plausibles» dans son ordonnance en indication en mesures conservatoires44. La superficialité de cette qualification me paraît évidente, car les droits qu’il convient de protéger ici au moyen de mesures conservatoires sont assez clairs (en vertu du traité de 1955), plutôt que «plausibles». C’est cette certitude, plutôt qu’une prétendue «plausibilité», qui aurait dû inciter la Cour à indiquer les mesures conservatoires figurant dans cette ordonnance.
44 Voir par. 54, 68, 69, 70 et 90.
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77. Dans le cas d’espèce comme dans d’autres affaires, la Cour aurait renforcé et clarifié son raisonnement si elle s’était abstenue de faire référence à la «plausibilité». Dans les affaires comme celle à l’examen, en particulier, où les droits  dont la protection est recherchée au moyen de mesures conservatoires  sont clairement définis dans un traité, invoquer la «plausibilité» n’a aucun sens. La profession juridique, en invoquant ici encore une prétendue «plausibilité» (quoi qu’elle entende par là), s’expose elle aussi à des incertitudes absurdes.
XIV. CONSIDÉRATIONS SUR LA SÉCURITÉ INTERNATIONALE ET L’URGENCE DE LA SITUATION
78. Dans leurs plaidoiries devant la Cour en la présente affaire relative à des Violations alléguées du traité d’amitié de 1955, les Parties ont centré leurs arguments sur des conclusions concernant les mesures américaines visant à rétablir les sanctions contre l’Iran (après le retrait du plan d’action) : les Etats-Unis ont cherché à les fonder sur de prétendus intérêts et préoccupations en matière de sécurité nationale45, tandis que l’Iran s’est dit opposé à ces sanctions «contre le nucléaire» procédant prétendument d’«intérêts» nationaux et a fait valoir leurs effets préjudiciables sur lui-même, ses ressortissants et ses engagements à l’égard de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA)46.
79. De fait, il convient d’examiner l’ensemble de l’affaire portée devant la Cour dans la présente instance en gardant à l’esprit la question de la sécurité internationale. Son traitement, étant donné qu’elle concerne les armes nucléaires, en fait une préoccupation de la communauté internationale dans son ensemble. Il semble donc assez étrange que, dans les circonstances de l’espèce, la sécurité internationale, bien que mentionnée dans la demande en indication de mesures conservatoires de l’Iran (p. 4, par. 10), ait été pratiquement passée sous silence par les deux Parties dans leurs plaidoiries devant la Cour.
80. Le plan d’action a été approuvé par la résolution 2231 du Conseil de sécurité des Nations Unies en date du 20 juillet 2015 (annexe A). Dans cette résolution, il est affirmé, notamment, que les garanties de l’AIEA, en tant que «composante essentielle de la non-prolifération», contribuent à renforcer la «sécurité collective» des Etats47. Et il est réaffirmé dans le dispositif que les dispositions prévues par des résolutions antérieures du Conseil de sécurité n’ont pas pour objet de nuire «à des personnes ou à des entités»48.
81. On ne saurait en aucun cas faire ici abstraction de la sécurité internationale. De plus, la résolution 2231 (2015) du Conseil de sécurité fait ensuite référence aux principes du droit international et aux droits et obligations découlant du traité de 1968 sur la non-prolifération des armes nucléaires «et des autres instruments pertinents» (par. 27). Parmi ceux-ci, la communauté internationale compte aujourd’hui aussi sur le traité sur l’interdiction des armes nucléaires, adopté
45 Voir, pour les Etats-Unis : CR 2018/17 (28 août 2018), p. 11 par. 4-5 ; p. 13 par. 13 ; p. 17 par. 23 ; p. 18, par. 26-27 ; p. 19, par. 31 ; p. 20 par. 33 ; p. 24 par. 6 ; p. 35 par. 9 ; p. 37 par. 17-18 ; p. 39 par. 22-23 ; p. 40 par. 24 ; p. 48 par. 48 ; p. 67 par. 70 et 72 ; p. 68 par. 73 ; et voir aussi : CR 2018/19 (30 août 2018), p. 18 par. 31-32 ; p. 20 par. 1 ; p. 26 par. 25 ; p. 28 par. 29 ; p. 37-38 par. 3, 5 et 8.
46 Voir, pour l’Iran : CR 2018/16 (27 août 2018), p. 21 par. 10 ; p. 25, par. 22-23 ; p. 26 par. 27 ; p. 50 p. 6 ; p. 63 par. 34 ; p. 65 par. 42 ; p. 74-75 par. 31 ; et voir aussi : CR 2018/18 (29 août 2018), p. 24 par. 8 ; p. 25 par. 12 ; p. 35 par. 1 ; p. 36-37 par. 6-7, 9 et 11-12 ; p. 38, par. 12 et 15-16 ; p. 42 par. 3.
47 Préambule, par. 10.
48 Dispositif, par. 12 et 15, et voir par. 29.
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le 7 juillet 2017 et ouvert à la signature à l’Organisation des Nations Unies (ONU) le 20 septembre de la même année.
82. Cette évolution montre que la non-prolifération n’a jamais été la dernière étape envisagée ; au-delà, c’est le désarmement nucléaire qui peut assurer la survie de l’humanité dans son ensemble ; il existe donc une obligation universelle de désarmement nucléaire49. Les armes nucléaires sont en effet contraires à l’éthique et illégales : elles sont un affront à l’humanité. La persistance d’arsenaux modernes dans certains pays est une source de grave préoccupation et de profond regret pour la communauté internationale dans son ensemble. Les considérations nationales ne sauraient perdre de vue la sécurité internationale.
83. En ce qui concerne le cas d’espèce, il faut aussi prendre dûment en compte d’autres éléments relatifs à la sécurité internationale qui ont été mis en évidence dans la présente instance devant la Cour. En premier lieu, dans une déclaration publiée le 8 mai 201850, le Secrétaire général de l’ONU (A. Guterres) s’est dit profondément préoccupé par la décision des Etats-Unis de se retirer du plan d’action et de commencer à rétablir leurs sanctions. Soulignant l’importance majeure du plan d’action pour la non-prolifération nucléaire ainsi que pour la paix et la sécurité internationales, il a appelé les autres participants à l’accord sur le nucléaire iranien à continuer de repecter pleinement leurs engagements respectifs à ce titre, et tous les autres Etats Membres à continuer de soutenir le plan d’action51.
84. En deuxième lieu, le directeur général de l’AIEA (Y. Amano) a également confirmé, dans une déclaration du 9 mai 2018, que, comme le Conseil de sécurité des Nations Unies le lui avait demandé et comme le Conseil des gouverneurs de l’AIEA l’y avait autorisée en 2015, l’AIEA vérifiait et contrôlait le respect par l’Iran de ses engagements nucléaires dans le cadre du plan d’action ; il a ensuite confirmé que l’Iran avait jusque là honoré ces engagements52.
85. En troisième lieu, les Gouvernements de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni, à la suite de la décision des Etats-Unis de se retirer du plan d’action, ont publié le 8 mai 2018, par voie de communiqué de presse, une déclaration conjointe dans laquelle ils regrettaient la décision des Etats-Unis de se retirer du plan d’action et soulignaient leur propre engagement continu en faveur de ce plan. Ils ont déclaré que le plan était contraignant, rappelé qu’il avait été approuvé à l’unanimité par le Conseil de sécurité et appelé toutes les parties à souscrire à sa mise en oeuvre. Après avoir relevé que, comme l’AIEA l’avait confirmé, l’Iran se conformait au plan d’action, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont exhorté les Etats-Unis à cesser de restreindre la mise en oeuvre du plan et l’Iran à continuer à respecter l’accord, en coopération avec l’AIEA53.
49 Voir A. A. Cançado Trindade, The Universal Obligation of Nuclear Disarmament, Brasília, FUNAG, 2017, p. 41-224 ; A. A. Cançado Trindade, «A Conferência da ONU sobre o Tratado de Proibição de Armas Nucleares», Curso de Derecho Internacional Organizado por el Comité Jurídico Interamericano, vol. 44 (2017), Washington, secrétariat général de l’OEA (2017), p. 11-49.
50 Voir la demande en indication de mesures conservatoires, p. 4, par. 10, note 15.
51 Voir le texte de la déclaration reproduit dans «ONU Info», 8 mai 2018, p. 1-2.
52 Voir la requête introductive d’instance, p. 4-5, par. 14 et 16, note 17 ; CR 2018/16 (27 août 2018), p. 23, par. 16 ; CR 2018/18 (29 août 2018), p. 20, par. 22.
53 Voir «Accord sur le nucléaire iranien — Déclaration conjointe de la France, du Royaume-Uni et de l’Allemagne» (08.05.2018), p. 1.  Sur l’indication que l’Union européenne intensifierait ses efforts pour maintenir des relations économiques avec l’Iran, voir CR 2018/17 (28 août 2018), p. 62, par. 50.
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86. Enfin, en quatrième lieu  comme cela a aussi été mentionné au cours des plaidoiries54  le rapporteur spécial (I. Jazairy) du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) sur les effets négatifs des mesures coercitives unilatérales sur l’exercice des droits de l’homme («le rapporteur spécial») a déclaré dans un communiqué de presse en date du 22 août 2018 que, en ce qui concerne les sanctions extraterritoriales rétablies contre l’Iran «après le retrait unilatéral des Etats-Unis de l’accord nucléaire, qui avait été adopté à l’unanimité par le Conseil de sécurité avec l’appui des Etats-Unis»,
«[l]es sanctions doivent être justes et ne doivent pas entraîner des souffrances pour les personnes innocentes… [L]a Charte des Nations Unies demande que les sanctions ne soient appliquées que par le Conseil de sécurité des Nations Unies… Les sanctions internationales doivent avoir un but légitime, doivent être proportionnelles et ne doivent pas porter atteinte aux droits de l’homme des citoyens ordinaires, [et] aucun de ces critères n’est rempli dans ce cas… Ces sanctions injustes et préjudiciables détruisent l’économie et la monnaie de l’Iran, poussent des millions de personnes dans la pauvreté et rendent les biens importés inabordables.»55
87. Le rapporteur spécial a en outre fait référence à la Déclaration de 1970 relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des Nations Unies, qui appelle les Etats à un règlement pacifique de leurs différends par le dialogue. Par la suite, dans une autre déclaration (communiqué de presse du 13 septembre 2018), il a souligné une nouvelle fois la «nécessité de régler les différends entre les Etats par des moyens pacifiques, comme le préconise la Charte des Nations Unies, tout en évitant d’exposer des civils innocents à des sanctions collectives»56.
88. Dans son rapport du 30 août 2018, le rapporteur spécial a mis l’accent sur les aspects du retrait des Etats-Unis du plan d’action «qui concernent les droits de l’homme». Il a souligné que le plan d’action avait été approuvé par le Conseil de sécurité dans sa résolution 2231 (2015), qui insistait expressément sur l’obligation faite aux Etats Membres de l’ONU «en vertu de l’Article 25 de la Charte des Nations Unies d’accepter et d’appliquer les décisions du Conseil de sécurité»57.
89. Le rapporteur spécial a rappelé que la Cour, dans l’avis consultatif qu’elle avait rendu le 21 juin 1971 en l’affaire de la Namibie (par. 116), avait indiqué que, lorsque le Conseil de sécurité adoptait une décision aux termes de l’article 25 conformément à la Charte, «il incomb[ait] aux Etats Membres de se conformer à cette décision»58. Il a ensuite examiné les conséquences de ces sanctions préjudiciables aux Iraniens en ayant à l’esprit les obligations juridiques internationales découlant de conventions59.
90. Dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires qu’elle a rendue en l’affaire relative à des Violations alléguées du traité d’amitié de 1955, la Cour a dûment tenu compte des besoins humanitaires de la population touchée (par. 70, 89, 91, 92 et 98), afin d’assurer à celle-ci
54 Voir CR 2018/16 (27 août 2018), p. 25, par. 23 note 8.
55 Déclaration reproduite dans ONU Info, communiqué de presse du 22 août 2018, p. 1.
56 Déclaration reproduite dans ONU Info, communiqué de presse du 13 septembre 2018, p. 1.
57 Conseil des droits de l’homme de l’ONU, Rapport du Rapporteur spécial sur les effets négatifs des mesures coercitives unilatérales sur l’exercice des droits de l’homme, A/HRC/39/54 (30 août 2018), p. 10, par. 31.
58 Ibid., p. 10, par. 32.
59 Voir ibid., p. 10-13, par. 33-34 et 37-39.
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les fournitures et le matériel médicaux et les équipements nécessaires aux traitements à long terme ou préventifs, les denrées alimentaires et les produits agricoles ainsi que les services de maintenance nécessaires à la sécurité de l’aviation civile (points 1 et 2 du dispositif, par. 102).
91. De plus, comme je l’ai déjà souligné dans la présente opinion, la Cour elle-même a, dans l’ordonnance en question ainsi que dans d’autres ordonnances qu’elle a rendues dans des affaires antérieures (voir plus haut, sect. IV, par. 21-27), fini par rejeter les arguments fondés sur les «intérêts nationaux» pour indiquer les mesures conservatoires nécessaires. J’ajouterais que, en l’espèce, elle aurait dû être beaucoup plus attentive à la sécurité internationale qu’aux susceptibilités des Etats quant à leurs propres intérêts ou stratégies en matière de «sécurité nationale».
92. Dans le cas d’espèce, l’ordonnance en indication de mesures conservatoires a d’autant plus de raisons d’être et de nécessité que l’affaire portée devant la Cour concerne des armes nucléaires (voir plus haut) et des sanctions que l’Etat défendeur a rétablies contre l’Iran après s’être retiré de l’accord nucléaire (le plan d’action) en cause. Parmi les droits pour la protection desquels des mesures conservatoires ont été demandées et ont été dûment indiquées par la Cour figurent les droits liés à la vie et à la santé humaines, qui concernent donc des individus, des êtres humains.
XV. EPILOGUE : RÉCAPITULATION
93. La question portée à l’attention de la Cour, dans le contexte factuel de la demande qui a conduit à l’adoption à l’unanimité de l’ordonnance indiquant des mesures conservatoires en l’affaire relative à des Violations alléguées du traité d’amitié de 1955 (Iran c. Etats-Unis), appelle, comme je me suis efforcé de le démontrer dans la présente opinion, une vaste réflexion, dans une perspective humaniste.
94. Le fait que la question à l’examen dans le cas d’espèce soit traitée sur une base interétatique, caractéristique des affaires contentieuses portées devant la Cour, ne signifie pas que celle-ci doive raisonner également sur une base strictement interétatique. Tant s’en faut. C’est la nature d’une affaire qui appelle un raisonnement, dont le but est de parvenir à une solution. L’affaire relative à des Violations alléguées du traité d’amitié de 1955 concerne non seulement les droits des Etats, mais aussi ceux des êtres humains.
95. Les mesures conservatoires, qui ont une dimension préventive, ont connu une évolution sensible, allant de plus en plus vers la consolidation du régime juridique autonome qui leur est propre au bénéfice des titulaires de droits (tant les Etats que les individus). Cette précision étant apportée, j’en viens enfin  et ce point n’est pas le moindre  à la brève récapitulation des principaux points que j’ai jugé bon de soulever tout au long de la présente opinion individuelle au sujet des droits protégés par le traité d’amitié de 1955, en particulier s’agissant de ces mesures conservatoires.
96. Primo : Les traités internationaux, dont le traité d’amitié de 1955, sont des instruments vivants, qui sont compris en fonction des circonstances dans lesquelles ils doivent être appliqués. Secundo : Il convient, dans le cadre de leur interprétation et leur application, de garder présents à l’esprit leur objet et leur but. L’interprétation évolutive qui en a découlé a contribué au développement progressif du droit international.
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97. Tertio : Lorsqu’elle indique des mesures conservatoires, la Cour (et d’autres juridictions internationales), même face à des allégations d’«intérêts en matière de sécurité nationale», poursuit sa mission de réalisation de la justice en se fondant sur son Statut et instrument constitutif. Quarto : Cela est confirmé par la jurisprudence constante de la Cour en la matière. La compétence prima facie est autonome par rapport à la compétence quant au fond, comme le reconnaît également un courant plus lucide de la doctrine.
98. Quinto : L’idée de justice objective et les valeurs humaines passent avant les faits. Comme le montre la jurisprudence de la Cour, l’impératif de la réalisation de la justice l’emporte sur l’invocation d’intérêts ou de stratégies en matière de «sécurité nationale». Sexto : La formation progressive du régime juridique autonome des mesures conservatoires a présenté des éléments constitutifs distincts, à commencer par la transposition de ces mesures issues du droit procédural interne comparé dans l’ordre juridique international.
99. Septimo : Les mesures conservatoires ont une nature juridique qui leur est propre : directement liées à la réalisation de la justice elle-même, ces mesures, qui sont de nature anticipative, ont, en passant d’un caractère préventif à un caractère tutélaire, contribué au développement progressif du droit international. Octavo : La notion de victime (ou de victime potentielle), ou de partie lésée, peut donc apparaître aussi dans le contexte propre des mesures conservatoires, quelle que soit la décision quant au fond de l’affaire en cause.
100. Nono : Les mesures conservatoires ont permis de protéger un nombre croissant de personnes (victimes potentielles) en situation de vulnérabilité ; elles sont ainsi devenues une véritable garantie juridictionnelle à caractère préventif. Decimo : La jurisprudence de la Cour, à laquelle s’ajoute l’ordonnance rendue ce jour, est révélatrice de la nécessité et de la pertinence immenses des mesures conservatoires dans les situations continues de vulnérabilité tragique des êtres humains.
101. Undecimo : La vulnérabilité humaine, qui revêt une importance particulière dans le domaine des mesures conservatoires, a attiré l’attention des penseurs au cours des siècles. La sensibilité à l’impératif de justice (comme le veulent les préceptes du jusnaturalisme) était déjà présente dans les écrits des tragédiens de la Grèce antique. Duodecimo : De l’Antiquité à nos jours, des soutiens se sont exprimés en faveur de la prévalence de la conscience humaine sur la volonté et du jusnaturalisme sur le positivisme juridique.
102. Tertio decimo : Les impératifs de la recta ratio, de la conscience juridique universelle, l’emportent sur les invocations de la raison d’Etat. Quarto decimo : La protection de la personne humaine (individus et groupes vulnérables) au moyen de mesures conservatoires va au-delà de la dimension strictement interétatique. Quinto decimo : La Charte des Nations Unies elle-même est attentive aux «peuples des Nations Unies», au-delà du réductionnisme de la perspective interétatique.
103. Sexto decimo : Il y a dans le cas d’espèce une situation continue de risque de préjudice irréparable, qui menace simultanément les droits de l’Etat demandeur et ses ressortissants. Septimo decimo : Ce type de situation continue a eu des incidences dans des affaires dont la Cour a eu à connaître antérieurement. Duodevicesimo : Dans une telle situation continue, les droits touchés et nécessitant une protection sont parfaitement connus, et il n’y a pas lieu de se demander s’ils sont «plausibles». Le critère de «plausibilité» est ici sans objet.
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104. Undevicesimo : En l’espèce, la Cour doit, lors de l’examen de la question dont elle est saisie, tenir compte de la sécurité internationale, qui concerne la communauté internationale dans son ensemble. Vicesimo : Le désarmement nucléaire est une obligation universelle. Les considérations nationales ne sauraient perdre de vue la sécurité internationale. Vicesimus primo : Des préoccupations à cet égard ont été exprimées récemment par d’autres Etats parties au plan d’action, par le Secrétaire général de l’ONU, par le directeur général de l’AIEA et par le rapporteur spécial du HCDH ; il s’agit bel et bien d’une question qui préoccupe la communauté internationale.
105. Vicesimo secundo : En indiquant les présentes mesures conservatoires, la Cour a dûment tenu compte des besoins humanitaires de la population touchée, afin de sauvegarder des droits liés à la vie et à la santé humaines, propres à des individus. Vicesimo tertio : Il s’agit d’une affaire, comme d’autres dont la Cour a eu à connaître antérieurement, dans laquelle des mesures conservatoires ont été indiquées dans des situations de vulnérabilité humaine.
106. Vicesimo quarto : On ne peut ici procéder correctement à l’indication de mesures conservatoires que si l’on se place dans une perspective humaniste, indispensable pour éviter les écueils d’un volontarisme étatique dépassé et oiseux. Vicesimo quinto : Une fois de plus dans la présente affaire, et toujours, les êtres humains ont besoin, en fin de compte, d’une protection contre le mal qui est en eux. Vicesimo sexto : Dans une telle perspective, la raison d’humanité l’emporte sur la raison d’Etat. Le droit international humanisé (droit des gens) l’emporte sur les prétendus intérêts ou stratégies en matière de «sécurité nationale».
(Signé) Antônio Augusto CANÇADO TRINDADE.
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Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade

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